CHAPITRE II

Je sais pas si vous avez déjà vécu dans un circus, les gars. Avec vos tronches d'hydrocéphales, après tout, ça n'aurait rien de surprenant. Je vous imagine très bien dans le cirque. Leur ménagerie, mes frères, entre les langoustes à l'américaine et les chimpanzés. Vous seriez mignons tout plein dans votre jolie cage ! On changerait la litière deux fois par jour, car c'est le régime grand luxe ! Puis, faut pas croire, mais le populo a du cœur. C'est fou ce qu'il peut vous balancer comme cacahuètes et comme croûtons de pain. Vraiment, ça ne vous tente pas ? La vie pépère, à l'abri des soucis, loin du monde et des ministres. Vous avez tort !

Nous nous farcissons des représentations tour à tour à : La Tour-du-Pin, Pont Seauvoisin, Voiron et Grenoble. Comme ces dernière ville comporte un musée intéressant, je m'attends à un nouveau vol, mais va-te-faire-fiche : c'est le calme plat. Et le Gros fait un malheur avec son numéro de boulimique. Y a pas, c'est la révélation d'une vocation, mes frères ! L'éveil d'un don exceptionnel.

Autrefois, lorsqu'il était particulièrement bien, il nous esbaudissait en mangeant un verre à pied, un tampon buvard ou un parapluie, mais c'était de la bricole, de l'amuse-gueule si je puis ainsi m'exprimer (et pourquoi ne pourrais-je pas ? C'est pas vous qui auriez la prétention de m'en empêcher !) Dans chaque ville que nous traversons, c'est le triomphe habituel. Une publicité extraordinaire nous précède. On attend le Gros, les journalistes locaux l'assaillent dès que le Barnaby circus radine. On vient lui faire signer des autographes. Des dames pâmées lui apportent des friandises dans sa roulotte : os de gigot, coquilles de moules, vaisselle cassée, etc., toutes choses riches en calcium, convenez-en.

L'existence de Sa Seigneurie a complètement changé. Maintenant qu'il est devenu vedette, il me snobe et prend des poses. Bientôt il va falloir que je lui lave ses bottes, ou que je le mouche !

Un soir, je crois que c'est à Chambéry, capitale de la Savoie, il me dit :

— Je t'annonce que je vais cloquer ma démission au Vieux, San-A.

Je fronce les sourcils.

— Ah, vraiment ?

Yes, monsieur. Tu comprends bien qu'y a pas de raison que je me fasse trouer la paillasse à longueur d'année, alors que je gagne ici, en deux jours, ce que je gagne en un mois au service du Tondu !

— Comme tu voudras, Gros.

— Ça te fait de la peine ? s'inquiète le Monstrueux.

Et comme je ne réponds pas, il plaide :

— Comprends, San-A : faut bien assurer ses vieux jours. J'ai une femme à nourrir moi, et elle bouffe presque autant que moi ! Tu le sais.

— Il y a une chose que je sais, Béru, nous avons démarré une enquête et nous la finirons. Lorsqu'elle sera close, tu feras ce que tu voudras.

Il se renfrogne.

— Du train où ce que vont les choses, elle est pas z'encore close, ton enquête.

Il vient d'émettre là une vérité du premier degré. En effet, tout semble de bon aloi dans ce cirque. Chacun fait son turbin de son mieux en suivant son petit bonhomme de chemin.

Mais laissez-moi, puisque nous sommes sur ce chapitre (comme disait un évêque de mes relations) vous causer des numéros composant le programme. Il y a les clowns célèbres Voma et Rango ; les Grado's, antipodistes fameux ; Mme Cavaleri et sa cavalerie légère ; le Professeur Nivunikônu, le maître du Mystère ; miss Muguet et ses éléphants, les Exabrutos au trapèze volant et Sprenett, le premier jongleur du monde (à gauche en sortant). C'est vous dire l'ampleur du spectacle !

Au début on nous accueille gentiment, mais devant l'énorme succès remporté par Sa Majesté, les gens de la balle ne tardent pas à nous faire la hure. D'autant plus que Barnaby a chamboulé l'ordre des numéros. A partir de dorénavant c'est Bérurier qui passe en vedette, à la place des Exabrutôs ; lesquels ne sont pas contents du tout et s'abstiennent de nous saluer. Il n'y a guère que miss Muguet qui soit gentille avec nous. Primo parce que c'est moi qui colmate ratiches de ses pachydermes, deuxio parce que cette ravissante personne réagit ferme à mes charmes. Lorsque je lui virgule mon œillade friponne 56 ter, approuvée par le Conseil d'État, elle tombe en digue-digue, c'est visible.

Il s'agit d'une gamine tout ce qu'il y a de vachement proéminente. Sa maman n'a pas lésiné sur ses voies respiratoires ; croyez-moi ; non plus que sur son appareil à écraser les coussins. Je vous parie une trompe d’Eustache en ordre de marche contre toutes les trompes de ses pensionnaires que je vais m'offrir cette déesse avant longtemps et peut-être même plus tôt que ça. Quand elle me sourit, j'ai le grand zygomatique qui fait de la corde à nœuds et la moelle épinière qui se transforme en sirop d'orgeat.

Donc, pendant une bonne semaine, nous errons dans le sud-est de la France sans le moindre incident. Enfin nous passons en Italie. Je n'en mène pas large. Non pas parce que l'Italie est un pays étroit, mais parce que je me dis que je me suis introduit le médius dans l'orbite jusqu'au fondement et que ma décision d'entrer dans ce cirque à titre de pensionnaire était, elle, sans fondement. Seule indication intéressante : aucun autre vol de tableau ne s'est produit depuis celui de Lyon. Peut-être que l'Arsène Lupin des musées a jugé sa collection au' point et qu'il a renoncé à l'augmenter ?

Le Barnaby Circus a dressé son chapiteau sur la place Ravioli-Pacui dans la banlieue de Torino. Il fait un temps triste et doux.

Béru roupille dans sa roulotte en attendant l’heure de la représentation. Moi, grimpé sur un escabeau à double révolution, je peigne Zoé la girafe.

De mon perchoir, je jouis d'une vue vraiment imprenable. Zoé, c'est de la bonne bête, pas crâneuse qu'on ne pourrait le supporter, bien qu'elle ait un faux col à impériale.

Je lui fais sa mise en pli quotidienne et je m'apprête à redescendre lorsque j'aperçois une voiture américaine qui radine sur la place et stoppe en bordure de notre chapiteau. Un chauffeur en blouse blanche et képi bleu en descend. Il s'approche de la roulotte-caisse où Barnaby s'occupe de la location, car chez les Barnaby il n'y a que les boss qui tripotent l'osier. Je me dis que c'est un grossium de la capitale piémontaise qui envoie son driver prendre des gâches pour ses mouflets. Mais au lieu de détacher des billetti, madame Barnaby lui désigne la roulotte des Grado's. Le chauffeur s'y dirige et toque à la porte. On lui ouvre, il disparaît.

Moi, vous me connaissez ? Et si vous ne me connaissez pas, allez donc vous faire cuire deux œufs avec Astra — j'ai toujours le renifleur en éveil. Mine de rien je m'approche de la tire pour mater sa plaque. Les gens du voyage, comme disent les journalistes en mal de poésie, n'ont pas l'habitude de recevoir des visiteurs de grande marque. La bagnole est une Cadillac, s'il vous plaît ! (s'il ne vous plaît pas j'en ai rien à fiche) noire avec l'intérieur blanc. Elle est immatriculée à Torino. Les numéros minéralogiques sont en argent ciselé, le volant en vermeil les enjoliveurs de roues en or fin taillé dans la masse.

De la voiture de grossium, vous pouvez constater : les vis du delco ne sont pas platinées, mais en platine véritable. L'arrière de la guinde est séparée de l'avant par une vitre en verre authentique, histoire de ne pas mélanger les torchons avec les serviettes. Et je voudrais que vous vissiez l'intérieur de cette chignole, ma douleur ! Eau chaude et froide à volonté ! Cave à liqueurs ! Télé, tourne-disque, grille-pain, séchoir à cheveux, salle de gymnastique, salle de billard, tennis couvert et tout. Le raffinement est poussé très loin. Il y a même une statue équestre de Victor-Emmanuel j'sais-pas-combien grandeur nature dans un coin du salon. Bref, ça n'est pas la voiture de tout le monde, quoi !

Le chauffeur rapplique, escorté de Dons l'aîné des Grado's, impec dans un costar bleu nuit. Celui-ci porte une chemise blanche et une cravate de soie blanche. Il a une fleur artificielle à la boutonnière, ce qui fait toujours très élégant, et il marche comme un félin because sa souplesse professionnelle et puis z'aussi parce que, d'après les mauvaises langues du circus, il est pédoque comme pas deux ! Les Grado's constituent à eux deux Donato et Paul, (le mari et la femme) un numéro extraordinaire. Ils sont les seuls antipodistes au monde à réussir le Bougnazal géant à ballottage fluide sur un doigt, ainsi que le Canneloni bulbeux et le Gargouilleür à Valve sans élan !

Donato s'installe à l'arrière de la Cad' qui démarre en soulevant un nuage de poussière. Un peu perplexe, qu'il est, votre San-A, mes toutes belles ! Qu'est-ce à dire, qu'il se dit, le commissaire chéri ! Depuis quand des chauffeurs en livrée viennent-ils prendre livraison d'un artiste de cirque ? Affaire à suivre de très près. Mine de rien, je vais draguer aux z'abords de la roulotte des Grado's. Je file à la sauvette un coup de périscope dans le nid d'amour de ces messieurs. C'est une véritable bonbonnière, tendue de toile de Jouy, comme vous vous en doutez, avec des meubles en acajou frappé et des tapis persans. Paul, c'est un, blond mince, avec des cheveux qui lui tombent sur le cou et une robe de chambre en dentelle.

Je ne sais pas où il achète son rouge à lèvres, mais il est sensationnel et donne à ses lèvres minces l'éclat du neuf. Paul est Flamand, tandis que Donato a vu le jour (quel jour) à Napoli. Au moment où je mate leur palace, Paul écrit devant un petit secrétaire Charles X en fumant une cigarette à bout doré. Je décide de tenir ces petites folles à l'œil et je vais astiquer les défenses d'y voir des éléphants, à la peau de chamois. Miss Muguet me guettait à promiscuité car dès que je pénètre dans la nursery de ses bibelots vivants, la voilà qui radine. Elle porte un pantalon de lamé, un polo blanc et un sourire de la même couleur (bien que le blanc ne soit pas une couleur, comme l'affirment les mineurs et les marchands de charbon).

— Je viens vous aider, gazouille-t-elle, car Hippolyte n'est pas dans ses bons jours.

Hippolyte c'est son éléphant géant, un bestiau de cinq tonnes, avec des éventails à moustiques grands comme le rideau de scène de l'Opéra.

Elle lui caresse la trompe tandis que je lui fourbis les incisives supérieures. Hippolyte, en général c'est le bon gros, style Béru, mais parfois il est en pétard avec sa souris et il devient insupportable. Je demande à Muguet ce qui l'a poussée à se faire dompteuse d'éléphants, elle me répond que c'est son papa. Monsieur son dabe était montreur de puces, jadis, mais devenant myope, il s'était mis à dresser des animaux plus gros. Des chiens d’abord, des tigres ensuite et, sa vue continuant de baisser, il en était arrivé aux éléphants. Un drame du travail, quoi ! A sa mort, Miss Muguet avait repris son fonds de commerce éléphants d'Asie en ordre de marche.

Lorsque les ratiches du gars Polyte ont la blancheur Persil, je me dis qu'il serait temps de m'occuper de celles de sa maîtresse. Je m'approche d'elle avec un petit air avantageux qui en dit long comme la trompe d'Hippolyte sur mes intentions.

— Il en a de la chance, votre pachyderme, fais-je d'une voix noyée.

— Pourquoi ? balbutie-t-elle.

— Parce que vous êtes sa maîtresse. Ce que j'aimerais être à sa place.

— Ce que vous êtes polisson, vous alors ! proteste Muguet.

Mon bras est déjà autour de sa taille flexible (certains de mes confrères ajouteraient « comme une liane » mais j'aime mieux faire sobre).

— Je suis votre cornac superbe et généreux ! ajouté-je en dégustant ses muqueuses.

Je ne sais pas si vous avez déjà étreint une pin-up parmi une demi-douzaine d'éléphants adultes ? Je peux vous affirmer que c'est passionnant. L'émulation, y a que ça !

— Allons, c'est fini cet attouchement, Jumbo ! s'écrie-t-elle à un moment donné.

— C'est pas Jumbo, susurré-je en la renversant dans le foin.

Je ne perdrai pas mon temps à vous énumérer les numéros de haute voltige que j'exécute. A quoi bon, puisque vous ignorez et ignorerez toujours ce qu'est le Stromboli frémissant, le Bouchon-verseur à tête chercheuse et le Distributeur à pédale incorporé. Votre éducation reste à faire, mes pauvres biquets, ça n'est pas votre faute, mais celle de vos pairs. La môme Muguet, soit dit entre nous et la ménagerie voisine n'a pas peur des transports en commun.

Lorsqu'elle quitte la tente de ses bestiau y a des fétus dans le lamé ; si certains ont du foin dans leurs bottes, elle, elle en a dans les cheveux.

Pour me doper, je vais m'offrir' un reconstituant sérieux au troquet du coin. J'y trouve Béru en pleine séance de spaghetti. C'est une espèce de culture physique stomacale. Il s'échauffe avant la représentation. Depuis le bar je surveille l'esplanade, guettant le retour de la voiture amerlock. Mais je vois Dona descendre d'un taxi et rejoindre sa petite camarade. Je ne suis pas immensément rich mais je donnerais bien le contenu de votre livret de Caisse d'Epargne pour savoir où il est allé. Enfin ouvrons l'œil. Quelque chose me dit qu'il pourrait bien y avoir du nouveau ce soir. Les pressentiments, dans notre job, c'est primordial, vous le savez. Si les flics ne carburaient pas au pifomètre, 99 pour cent des délits resteraient impunis.

Le soir venu, comme le gars Béru passe en fin de programme, je m'embusque dans un coin du cirque et j'observe les allées et venues de chacun. C'est Mme Cavaleri qui débute la soirée avec ses alezans sauvages dressés. Aimable personne, Mme Cavaleri ! Elle est un peu vioque pour mon goût et un peu anguleuse pour son âge. Elle a douze gosses et un mari malade. Tout ça existe à la va comme je te traîne dans une roulotte qui ressemble à s'y méprendre à une poubelle. Le mari a les soufflets mités et, à part des enfants, il ne fait absolument rien. C'est sa' bonne femme qui soigne les canassons et qui se farcit le numéro avec ses aînés.

Ensuite, c'est le tour de Sprenett, le jongleur diabolique. Une drôle de maestria, mes fils ! Le seul jongleur à ma connaissance qui jongle en même temps avec des plumes de paon et des poids de cinq kilos. Faut le faire, non ? Il a beaucoup de succès. C'est un Anglish, Sprenett. Il vit avec une daronne plus vioque que lui : Daphné. Elle ne parle pas une broque de français et elle est jalmince comme douze tigresses. Pendant que son rosbif accomplit son numéro, elle se tient embusquée derrière le rideau, pour si des fois la fantaisie prenait à Sprenett de faire de l'œil à unes spectatrice des mezzanine. Lorsqu'il a fini, elle lui essuie le visage avec une serviette de bain dont le motif représente la Reine d'Angleterre à cheval et, vite fait l'ogresse d'Outre-Manche l'entraîne dans son antre, comme une araignée emporte la proie capturée.

Après Sprenett nous avons Nivunikônu, l’illusionniste. Il a l'allure et le maintien d’un diplomate. En frac, s'il vous plaît ! Y'en a pas deux comme lui pour les lâchés de colombes. Le coup de la malle mystérieuse, c'est son vice. Il enferme dedans mademoiselle Lola, son assistante et néanmoins amie ; un spectateur bénévole (apparenté à Bénévol d'ailleurs) vient ficeler la malle en long et en large. On la pose sur deux tréteaux, Nivunikônu fait une passe magique et c'est terminé ! Ensuite il démantèle le tout, y a plus de Lola. Elle est déjà dans sa roulotte en train de se préparer un cacao.

Viennent alors Voma et Rango, les fameux clowns. Ils ont mis au point un numéro de rigolade Kolossal. Moi, si j'étais l'auteur de leur principal sketch, je me réveillerais la nuit pour me dire que j'ai du génie. Jugez-en plutôt. Voma rentre en piste après Rango Il s'approche de lui et lui dit :

— Comment vas-tu, Yodopoêle ?

L'autre répond :

— Comme tu vois, Turabras !

C'est déjà follement drôle, non ? Mais attendez, c'est pas fini. Voma proteste vu qu'il s’appelle pas Turabras.

L'autre lui dit qu'il a cru à une astuce. Vous suivez toujours ? Ce serait dommage que vous ratiez ça ! Voma dit qu'il y a pas d'astuce là-dessous. Alors Rango déclare qu'il ne s'appelle pas Yodopoêle. Et, là, croyez-moi, mais l’assistance se tirebouchonne comme un pas de vis. Le numéro des clowns terminé, la première partie s'achève par la prodigieuse démonstration des Grado's.

Pendant la représentation, tel un chien de garde, je n'ai pas cessé de faire la navette entre la piste et les roulottes, surveillant discrètement les artistes et les garçons de piste. Ce sont les Grado's que je tiens plus particulièrement à l'œil ; car je n'ai pas encore digéré le coup de la Cadillac. Lorsqu'ils ont achevé leurs contorsions je vais rôder autour de leur guitoune. Ces bons enfants font la dînette en babillant comme des perruches, murés quant à leur comportement. Je vais dire au Gros qui somnole de se préparer, car, après les éléphants de miss Muguet, après les Exabrutôs et Une nouvelle séance de Nivunikônu (déguisé en fakir cette fois), après la réapparition des clowns, un numéro de clarinette en sucre qui a mis l'assistance en liesse, c'est à mon vaillant Béru de jouer. Quelques verres de limonade pour se dilater la panse au maxi, une cuillerée de bismuth histoire de se colmater les parois et le voilà disponible. Bath, avec son costume en peau de panthère et sa barbe d'homme des cavernes. Ses bras musculeux font impression. C'est un ogre superbe et généreux qui déclenche les applaudissements.

Je fais mon petit baratin dans un italien de cuisine. Et la séance commence. Béru se farcit une carpette usagée, un bougeoir, les œuvres de Dante, un vieil appareil à percer les trous des macaroni, un chapeau de bersaglier, une tunique de zouave pontifical, une bulle de pape en savon de Marseille, un p de Gênes, — une vue de Florence, une proue de gondole vénitienne, un Stromboli, un portrait en pied de Mussolini avec tous ses accessoires, une orange givrée une statuette représentant Romulus et Raimus avec leur maman adoptive, un vieux ballon de football et une calandre de Ferrari.

En se fiant à l'applaudimètre on s'apperçoit vraiment que son succès est plus considérable encore de ce côté-ci des Alpes. Des tiffosi le portent en triomphe. Le directeur d’une fabrique de nouilles lui propose un contrat à l'année pour sa campagne publicitaire ; enfin vous mordez le topo ?

Comme à l'accoutumée, Béru distribue des autographes ; puis il regagne sa roulotte, légèrement barbouillé because la plume du chapeau de bersaglier lui titille le gosier. Nous buvons deux ou trois scotches et nous nous carrons dans les toiles avec la satisfaction du devoir accompli. Comme je ferme mes jolis yeux, un brouhaha me fait sursauter. Des galopades, des exclamations et même des interjections, c'est vous dire !

Je me relève, réintègre mon pantalon et hasarde mon physique de théâtre à l'extérieur. Un garçon de piste moldave passe à portée de voix et je l'hèle :

— Kzskrdzzwlif zlokwxm ? lui demandé-je, car je parle couramment sa langue maternelle.

— Un bonhomme assassiné ! me répond-il dans la mienne, une politesse en valant une autre.

— De qui s'agit-il ? m'étranglé-je.

— Pgftwxzmtly ktrzicklz ! s'oublie-t-il ; ce qui, chacun le sait (à condition naturlich de causer moldave) signifie : « Je ne connais pas. »

Je me hâte en direction d'un rassemblement qui grouille en deçà du chapiteau. A grand mal, j'écarte les badauds. Un zig est là, la face contre terre, avec entre les omoplates, un poignard long commak. Ça n'est pas quelqu'un du circus. Un flic en uniforme très embêté, gesticule près du défunt.

M. Barnaby fait une arrivée remarquée dans une robe de chambre de velours noir a brandebourgs d'or.

— Qu'est-ce que c'est que ça ? demande-t-il.

Du bout du pied il retourne le de cujus. Pourquoi ai-je l'impression brusquement, avisant cette face pâle, de l'avoir déjà vu quelque part ? Pourtant il s'agit bien d'un Italien y a pas d'erreur. Sa chevelure couleur nuit brille, ses yeux grands ouverts ont encore un éclat qui n'appartient qu'à la race transalpine (de mulet). Mais impossible de me rappeler où j'ai aperçu ce pauvre gars. Il se peut que je confonde… Je me penche sur lui et je glisse deux doigts en pince dans la poche supérieure de son veston. Je retire un billet déchiré du Barnaby Circus.

— C'était un client, dis-je. Qui l'a trouvé ?

— Yo Sui Kô M ! fait un garçon d'écurie coréen.

— Ah bon, c'est toi. Comment cela s'est passé ?

Il m'explique qu'il portait à manger aux éléphants. Comme il coltinait une charge de fourrage il a buté dans quelque chose et ce quelque chose, c'était le monsieur au poignard dans le dos !

Il a illico ameuté la garde. Et voilà.

Je touche le zig. Il est chaud. Je regarde ma montre : son clocher m'annonce 12 heures ce qui, dans les cas nocturnes, signifie précisément une heure moins le quart ! La représentation s'est achevée à minuit tapant. Il a fallu une quinzaine de minutes pour que la foule s'écoule. Donc le gars a été effacé depuis moins d'une demi-plombe. Et il l'a été à un moment où l'esplanade était vide car sinon quelqu'un lui aurait marché dessus bien avant mon petit camarade JY Vâ Thi Jy Vâ Typa.

Conclusion, ce pauvre garçon draguait dans le secteur pour une raison qui m'échappe. Peut-être attendait-il quelqu'un ? Je tressaille. Ça y est, je sais qui c'est ! Il s'agit du chauffeur de la Cadillac qui, ce matin est venue chercher Donato Grado's. Seulement il n'a plus sa livrée, ce qui explique que je ne l'aie pas reconnu tout de suite.

Je malle jusqu'à la roulotte de ces messieurs-dames et je tambourine vilain. Mais il n'y a personne. Avisant un volet ouvert, je me juche sur une roue pour mater l'intérieur. Le faisceau de ma lampe de poche se promène sur un intérieur bien rangé, mais vide de tout locataire.

Dites, les chéris, ça se précise, non ? J'ai carré sur une affaire de tableaux volés et voilà que je tombe sur une histoire de meurtre. Passionnant ! Le hic c'est que je suis en territoire étranger et que par conséquent ma qualité de commissaire ne m'est d'aucune utilité. Ici je ne suis qu'un palefrenier de girafes, qu'un ponceur de défenses, qu'un présentateur d'ogre. Ce qui n'empêche pas ma matière grise de faire équipe de nuit, loin de là. Je vous parie n'importe quoi contre autre chose de moins joli que c'est Donato l'auteur du meurtre. L'ayant perpétré, il s'est barré avec sa petite amie Paul pour se constituer un alibi. En ce moment, il sablerait l'Asti dans une boite de Turin, que ça ne m'étonnerait pas outre mesure, comme le dit mon tailleur.

Je biche mon Sésame et je me mets à tutoyer la serrure de leur roulotte. Une petite inspection me paraît judicieuse. J'inspecte la partie salon consacrant tous mes soins au secrétaire. Tous les secrétaires ont leurs secrets, vous le savez bien. Or, j'ose l'écrire bien haut, il n'existe pas un gars plus doué que moi pour dénicher leurs cachettes. C'en est au point que j'ai failli en faire mon métier.

En moins de temps qu'il n'en faut à un candidat aux élections pour mettre un bulletin à son nom dans l’urne, j'ai déniché le tiroir-mystère. Il se tient dans un montant du meuble. Pour l'ouvrir il faut d'abord ôter l'un des vrais tiroirs et tâtonner pour mettre le doigt dans le trou occulte qui actionne le mécanisme secret. Le tiroir s'ouvre alors. Il a le volume de deux grosses boites d'allumettes. A l'intérieur, je trouve une liasse de devises étrangères : dollars, livres anglaises, francs suisses et escudos, le total représentant une valeur très approximative de trois cent mille six cent vingt-deux anciens francs. Il y a en outre deux petits sachets contenant une poudre blanche que je n'ai pas de mal à identifier : cocaïne. L'un de ces messieurs est de la renifle, peut-être les deux ?

Je biche un stylo sur le secrétaire et j'écris en caractères d'imprimerie sur l'un des sachets le message suivant :

J'AI TOUT DÉCOUVERT. TROUVEZ-VOUS DEMAIN SOIR APRÈS LA REPRÉSENTATION DANS LE TERRAIN VAGUE AU FOND DE LA PLACE.

Ceci rédigé, je remets tout en place et je vais me zoner.

Dehors l'agitation continue. Des gens, alertés par les allées et venues se sont relevés pour venir voir. Il y a un populo incroyable, à travers lequel l'ambulance des matuches a beaucoup de mal à se frayer un passage.

Je souhaite beaucoup de plaisir à mes collègues italiens. Comme sac d'embrouilles ça se pose là. Le zig qui collecte les empreintes va se farcir un drôle de boulot.

Dans notre carrosse, Béru roupille du sommeil du juste. Il est béat, le baobab. Ses ronflements agitent la plante verte que nous a offerts Mme Barnaby. Je siffle dans mes doigts et son moteur diminue d'intensité. Ce qui me permet de faire dodo à mon tour.

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