CHAPITRE VII

Ce qui passionne le plus les Turinois, ce n'est ni l'assassinat de Giuseppe Farolini, ni celui des Grado's, ni celui du Duc de Guise ; ce n'est pas non plus le vol du prestigieux tableau, bien qu'il se soit effectué en des circonstances mystérieuses. Non, ce qui fait couler le plus d'encre et de salive, c'est la fugue des quinze tigres. Un mort, ça ne mord pas, si je puis me permettre cette astuce phonétique, et un tableau volé moins encore, quand bien même ledit tableau représenterait le portrait de Fernandel ; mais quinze tigres du Bengale, ça ne se nourrit pas de Banania. Aussi, dans la vaillante cité piémontaise, chacun songe-t-il à ses miches et à celles de ses enfants en se disant qu'elles constitueraient un en cas valable pour un pauvre tigre en rupture de cage.

Les pompiers, le génie, les chars, les bersagliers, les policiers, les gendarmes et les hélicoptères sont entrés en campagne et draguent à fond dans la région. Lorsque le soir est venu, quatorze fauves ont regagné leur base, mais le quinzième est toujours absent. M. Barnaby qui espérait pouvoir au moins donner une soirée doit déchanter. Tant qu'un seul tigre restera en cavale, les représentations ne seront pas autorisées. Mieux : la Préfecture lui interdit de quitter la ville. Le pauvre bonhomme ne sait plus à quel sein se vouer. Enfermé dans sa roulotte-palace, il siffle des bouteilles de whisky en battant sa femme comme au bon vieux temps de leurs débuts.

Il est en pantalon de cheval et maillot de corps lorsque je toque à la porte de sa gentilhommière.

— Qu'est-ce que c'est ? rugit Barnaby.

J'entre. Il me vaporise son regard sombre comme un séminaire congolais en voyage. Sa baleine blonde se fait les tarots pour tromper l'attente. Elle m'offre son sourire en gold véritable, plus un trente-troisième tabouret mais en bois celui-là.

— Cher patron, attaqué-je, je voudrais vous parler.

— J'ai pas le cœur à parler ! avertit le boss.

— On dit ça quand on est morose, mais on s'aperçoit très vite que parler soulage, assuré-je. Voulez-vous que nous causions des Grado's ?

— Y a plus rien à en dire puisqu'ils sont morts, objecte avec pertinence M. Barnaby.

L'argument est de poids, comme la femme du bonhomme ; mais il ne me décourage cependant point.

— Deux assassinats dans l'enceinte du cirque, c'est beaucoup, vous ne trouvez pas ?

Il répond que ce qui l'intéresse c'est son quinzième tigre et que, sorti de là, ses contemporains morts ou vivants lui importent peu ; le tout dans un langage beaucoup moins châtié que le mien, cela va de soie, comme me le faisait remarquer un ver qui filait du mauvais cocon.

— Je voudrais vous confier un petit secret, monsieur Barnaby, dis-je.

Il allume un cigare long de soixante-dix centimètres, expulse une goulée de fumée que ne désapprouverait pas une locomotive électrique et grogne :

— Vous me prenez pour un curé ?

— Pas précisément. Mais vous êtes mon patron et je dois à ce titre tout vous dire pour être sûr de ne rien vous cacher, exact ?

— Bon, causez ! invite Barnaby.

— Figurez-vous que j'ai surpris une conversation entre le commissaire Fernaybranca et l'un de ses sbires.

Ça l'intéresse. Il relève un œil à la hauteur de la racine des cheveux et murmure autour de son cigare :

— Ah bon ?

— Le commissaire disait à son zigoto que les Grado's étaient impliqués dans une sale affaire de trafic de drogue et que d'ici peu, ça allait barder pour le circus. Ils préparent une perquise en règle de votre établissement. Les poulets italiens, je ne sais pas si vous le savez, sont les meilleurs du monde question de perquisition. Diaboliques, ils sont ! Ils décortiqueront même votre cigare pour voir s'il y a du louche à l'intérieur, vous pouvez me croire.

Je me tais, je croise mes mains sur mon genou et j'attends, bien sagement.

Ma déclaration vient de faire ce qu'en jargon de théâtre on appelle un « bide ». Barnaby continue de téter sa canne de hoquet tandis que sa gerce étale ses brèmes sur un mignon tapis vert. On dirait que le digne couple ne m'a pas entendu.

Un temps assez longuet s'écoule, puis Barnaby cramponne un glass sur une desserte et le plaque on the table avec un bruit sec. Il me sert une rasade conséquente, s'octroie la même vue de dos et lève son verre.

— Santé, fils ! dit-il.

Je bois à mon tour sans le quitter des yeux.

Les cartes glacées de Mme Barnaby font un petit bruit chuchoteur. Elle retourne un roi de carreau débonnaire et lui sourit courtoisement, comme si elle recevait un hôte de marque.

— C'est tout ce que tu as à me dire ? demande à brûle-pourpoint le big boss.

J'enregistre le tutoiement. Il me semble que je viens de gravir quelques échelons dans l'estime du boss.

— Non, c'est pas tout, patron.

— Vas-y, je t'écoute.

— Je voudrais pas que vous preniez en mauvaise part ce que je vais vous dire.

— Déballe toujours, on triera.

— Eh bien voilà. Je me suis dit que si vous étiez ennuyé à l'idée de cette perquisition, j'avais trouvé le moyen d'évacuer des trucs compromettants.

— Qu'est-ce que tu racontes ! grommelle Barnaby, vexé.

Un bref instant, je me demande s'il ne va pas me coller sa panoplie de catcheur dans la boîte à dominos. Car enfin, ce que je lui propose là est extrêmement injurieux. Mais non. Il n'est que choqué. Faut dire qu'au cours de sa vie itinérante il en a vu de dures. Dans son job, on ne fréquente pas spécialement les enfants de chœur.

Je me lève pour prendre congé.

— Merci, petit gars, murmure-t-il en m'offrant son battoir à cinq branches.

Je file, Gros-Jean comme derrière. Une mesure pour rien, ça je ne me fais pas d'illusion. Dans notre damné turbin, on en fait des paquets de mesures à l'œil. Il ne faut pleurer ni ses semelles, ni ses peines, ni sa salive. On écarte les humiliations ou bien l'on s'assoit dessus. Brèfle, il faut avoir la main souple et le dos blindé.

La journée s'achève mornement. Je regarde la grue, tout là-haut, qui se découpe sur le ciel fatigué. Je ne puis réprimer un petit frisson en songeant à la locataire de la cabine. Demain matin, quand les ouvriers vont reprendre possession du chantier, ça va faire une drôle de tabagie. Ah ! les journalistes de Turin ont du bol avec des gars comme nous. C'est pas demain qu'ils seront obligés de passer la photo du plus beau bébé piémontais à la Une pour dire de l'illustrer. Je décide de faire une virée grand-ducale en compagnie du Gros. Il mène une vie trop sédentaire, mon Vaillant. il devient l'Ermite de la bouffe, le Trappiste de la piste. Faut le distraire un peu.

Je le trouve vautré dans un fauteuil, une revue hautement éducative entre les mains. L'imprimé a pour titre : « Zigoto ». En bandes dessinées riches en couleur, il narre les aventures d'un petit explorateur de 12 ans perdu dans la forêt équatoriale avec, pour tout matériel, un sifflet et une lime à ongles.

— Tu as du nouveau ? me demande Sa Majesté.

Il est tout joyce et ça fait plaisir à voir.

— Couci-couça. Va te raser, Gros, on va se payer une petite sortie en ville, manière de se changer les idées.

Il a un bon sourire ému, puis il hoche la tête.

— Tu crois que j'ai besoin de me raser ?

— Tu as un piège à macaroni qui t'interdit les entrées sélectes.

— Mais demain, pour faire mon numéro ?

— Tu le feras sans barbouze, ça renforcera ton prestige auprès des dames.

En rechignant il passe dans notre cabinet de toilette. Pendant qu'il s'ablutionne, je change de chemise et de cravate. Dix secondes ne se sont point écoulées que je perçois un remue-ménage infernal dans la salle d'eau. On dirait une bataille navale. Béru pousse des cris d'orfèvre (on dirait même trois orfèvres). Puis la porte s'ouvre et il ressort, furax, en suçant son pouce.

— La came ! grogne-t-il, j'ai bien cru que mon doigt se faisait la valise !

— Qu'est-ce qui se passe ?

Il met son doigt sanglant devant ses lèvres pour me prescrire le silence.

— Viens voir Médor !

Je le suis au cabinet de toilette. Un superbe tigre, le plus mastar de la ménagerie Barnaby, git sur le plancher, les pattes en croix.

— Mais c'est le quinzième pensionnaire ! m'exclamé-je, celui qu'on n'a pas retrouvé.

— Tais-toi, dit Béru. Je l'ai planqué ici pour qu'on ait la paix, justement.

— Comment cela, la paix ?

— Tant qu'on l'aura pas retrouvé y aura pas de représentations, tu piges ? Alors je le planque. Mais quand c'est que je suis z'entré pour me racler la couenne, Monsieur m'a cherché des noix ! J'ai dit : pas de ça, Lisette ! Un bestiau que j'y ai collé à déjeuner un bisteack d'une livre frit avec des échalotes ! Moi j'ai horreur de l'ingratitude…

Il se baisse sur le fauve et le secoue un peu.

— Tu vois, Médor, quand on cherche des patins à Bérurier, ce dont à quoi on se surexpose ? T'as voulu me becqueter la pogne, et conclusion t'as eu droit à une mandale format Villette.

Le tigre ronfle, mais de peur. Dominé par l'autorité et la force de Monsieur Gradouble, il se fait minet.

Le Gros le refoule d'un coup de tatane sous le lavabo.

— Allez, moustachu, planque ta descente de lit, faut que je me fasse beau.

Je quitte ces amis, confondu. Comme disait l'autre (pas celui qui a une montre, son frère) : ce Béru n'a pas fini de nous étonner.

Une ombre se profile derrière la porte vitrée. L'ombre entre sans frapper et cesse d'être une ombre pour se transformer en commissaire Fernaybranca. Il a l'air pas courtois, pas content, pas heureux de vivre. Il mâchouille un morceau de réglisse de bois dont il crachote des brindilles en parlant.

— Alors, collègue ? j'interroge, les nouvelles sont fraîches ?

— J'aimerais savoir ce que le marquis vous a dit ! déclare-t-il en retroussant méchamment son joli nez de flic italien.

— Il ne m'a rien dit !

— Ta ta ta !

— C'est l'expression qui me paraît convenir en effet. Ce noble garçon fait partie du tout pédé.

— Il paraît que les Grado's avaient achevé la soirée chez lui, l'autre nuit ?

— Je l'avais appris également et c'est pourquoi j'ai voulu interroger le marquis. Mais il m'a paru blanc… comme neige !

Fernaybranca ne sourcille pas.

— Vous me cachez des choses, grince-t-il.

Je lui claque le dossard.

— Faites pas cette tronche, ami, nous travaillons pour la même maison après tout. On a du nouveau au sujet du tableau volé ?

Il secoue la tête.

— Ce n'est pas moi qui m'occupe de cette histoire et j'ai assez à faire comme ça.

Je médite un instant, puis je cède à une petite sollicitation intérieure.

— Vous voulez un tuyau, Fernay, un beau tuyau ?

— Pourquoi pas ?

— Fouillez le cirque de fond en comble.

Il m'enveloppe chaudement d'un regard tellement intense que je dois me mettre à bronzer.

— Qu'est-ce que vous racontez !

— Passez tout au peigne fin : les roulottes, les ménageries, les cages, les bottes de foin, peut-être aurez-vous de bonnes surprises.

— Mais il me faut un mandat de perquisition ! C'est dimanche et le juge d'instruction…

— Je suis certain que si vous allez demander la permission à Barnaby en lui expliquant qu'il évitera des complications en acceptant, il vous laissera opérer.

Fernaybranca me considère encore. Son regard s'humanise. Il finit par renifler un petit coup et il murmure :

— Très bien. J'espère que votre tuyau est bon.

Il sort.

Pourquoi agis-je ainsi ? Dieu seul le sait. Toujours ce vieil instinct qui me pousse à entreprendre les choses avant de réfléchir.

Dans le cabinet de toilette, Béru chante à tue-tronche « Les Matelassiers ». C'est sa Marseillaise au Gros. Ses « Allobroges ». Son « Chant du départ ». Brave Béru, il a la force du taureau et l'haleine du pingouin.

Un cœur d'or dans une peau de vache ! Une âme d'archange dans un corps de ramoneur. Merci, Béru ! Ça, c'est l'Ignoble.

Il réapparait, beau comme un rabbit de marié (dirait un Anglais) avec une chemise jaune souci (on a tous les siens) à rayures violettes et un complet vert bouteille (pour lui c'était tout indiqué).

— Je me suis fait un velours, assure-t-il en promenant sa main valeureuse sur sa joue talquée, les gonzesses n'auront qu'à bien se tenir. D'autant plus mieux que ça fait une paye que j'ai pas sacrifié à Uranus, comme on dit dans les livres. Je m'ai laissé dire que les petites ritales avait un chalumeau à la place du truc. A ton avis, San-A ?

Mon avis, je n'ai pas le temps de le lui fournir car M. Barnaby fait une entrée en trombe dans la casbah. Il est pâle comme une aubergine et ses grosses lèvres tremblent d'émotion.

— Qu'est-ce qui ne carbure pas, patron ? je questionne, il y a du mou dans les transmissions ?

— Tu avais raison, fait-il, ces salauds de poulets veulent perquisitionner.

Il se tait car un miaulement tigron parvient du cabinet de toilette.

— Qu'est-ce que j'entends ? fait le boss.

— C'est moi que j'ai bâillé, déclare Béru en reproduisant fidèlement le miaulement ; il est doué pour les langues étranges, le Mastar. Le barrissement de l'éléphant, le rugissement du lion, le chant du cygne n'ont pas de secrets pour lui.

— Ah ! je vais me pomponner un peu ! décide-t-il en se rabattant vite fait sur le cabinet de toilette.

Il disparaît et je perçois un nouveau brouhaha. Mon cher camarade est en train de calmer son curieux pensionnaire.

Mais laissons là le tigre pour revenir à nos moutons, comme disait Jeanne d'Arc (en anglais Johan of Arc). Il paraît bougrement emmouscaillé, le montreur d'acrobates.

— La cachette que tu me causais, qu'est que c'est ? demande-t-il négligemment.

— Ça dépend, coupé-je, ce qu'on a à évacuer est gros ?

— Assez, oui.

— Gros comment ?

Il élève la main à un mètre trente-deux du plancher.

— Y en a haut comme ça, évalue-t-il sans se mouiller. Et comment se mouillerait-il d'ailleurs, puisqu'il porte un blouson ?

J'en ai les muqueuses qui se déshydratent. Un tas gros comme ça, ça ne peut pas être de la coco ! En ce cas qu'est-ce ?

Décidément, il s'en passe des choses au cirque Barnaby. Drôle de pension !

— C'est dur ou c'est mou ? continué-je.

— C'est dur.

On dirait le jeu des devinettes. Je pourrais encore lui demander si ça colle, si c'est peint en vert, si ça a des poils, si ça dit maman, si c'est chaud, si ça pique, si ça chante, si ça se mange, si ça se conjugue, si ça se nettoie à l'eau de Javel, si ça a des oreilles d'âne, si ça grimpe aux murs, si c'est lourd, si ça parle anglais, si on peut le couper avec des ciseaux, si ça sent l'œillet, si le Général de Gaulle en a un, s'il en a deux, s'il en a trois, s'il en a par-dessus la tête, si ça se voit dans le noir, si ça salit les doigts, si ça porte la barbe, si ça vole, si ça convole, si ça rampe, si ça a la forme d'un huit, si les huîtres ont le même, si on en trouve dans les jardins, si ça possède un bracelet-montre, si ça ressemble au Président Kennedy ou si ça a l'air intelligent, si Picasso pourrait le peindre, si les Veuves s'en servent, si ça se conserve sous cellophane, si ça a droit à une place assise dans le métro, si ça coûte cher, si on en fabrique en France, si bien lavé ça peut resservir, si ça craint l'humidité, si quand on en a deux on peut manger l'autre, si ça se suce et si c'est en vente libre dans toutes, les bonnes pharmacies. Oui, je pourrais lui demander tout cela et bien autre chose, mais je crois bon de m'abstenir.

— Je me fais fort de le sortir du cirque, dis-je, mettez-le dans le coffre de votre voiture, donnez-moi la clé et les papiers de celle-ci et dites-moi où je dois le livrer.

Mais, comme disait Van Gogh : il ne l'entend pas de cette oreille (Beethoven aussi se plaisait à le répéter, et il le répétait parce qu'il ne s'entendait pas le dire).

— Tu plaisantes ! Et si on t'intercepte ?

— On ne m'interceptera pas.

— Pourquoi, s'il te plaît ?

— Parce que le commissaire Fernaybranca a été l'amant de ma sœur et que je suis tabou à ses yeux. Il lui a fait six enfants en bas âge et il sait que je pourrais compromettre sa carrière par le scandale, voilà pourquoi je peux me permettre de faire le malin.

Barnaby sourit.

— Oh ! je vois. Bon, eh bien, puisque c'est ainsi, nous allons faire comme tu dis. Une fois le chargement opéré vous filerez, mais moi je vous attendrai à deux rues d'ici et je procéderai en personne à la livraison, banco ?

— Banco.

Il m'en serre cinq avec énergie.

— Rendez-vous dans trois minutes devant ma caravane. Il faut faire fissa.

Il s'en va. Je vais chercher le Valeureux.

— Béru, lui dis-je, y a école et ça urge. Tu vas foncer jusqu'à la prochaine station de taxis. Tu en fréteras un et tu iras te poser avec ton bahut à deux rues d'ici pour y attendre la Cadillac crème du patron. C'est moi qui la piloterai. Le père Barnaboche rappliquera alors et me remplacera au volant de sa brouette. C'est à partir de cet instant que tu devras fonctionner. Suis-le discrètement et repère l'endroit où il se rend. Ensuite de quoi : retour ici d'urgence pour une conférence au sommet. Vu ?

— Qu'est-ce c'est encore que ces manigances ? fulmine l'Enorme. Et ma soirée délicate, elle va passer à pertes et profit ?

— Je t'expliquerai tout après. Quant à ta tournée des grands duconnots, tu l'auras, espère un peu. C'est juré !

— Tu feras gaffe à mon minet quand je serai pas là, sollicite Sa Grosseur.

— Sois sans crainte. Et du doigté, hein, Gros ? Il ne faut pas que le Barnabinche te voie !

— Je ferai comme pour moi, tranche le Mastar.

Je file vers la roulotte du patron. Il est en train de refermer la malle sur une mystérieuse cargaison.

Déjà des cars de matuches se mettent à piluler (comme disent les pharmaciens). Il est nerveux, le roi de la chaude piste ! Tiens c'est vrai : nous sommes à deux maitres de la piste, lui et moi.

— Tu crois que tu pourras passer, fils ? s'inquiète-t-il.

— Puisque je vous le dis, boss !

— Si tu y parviens t'auras un gentil bouquet, c'est Barnaby qui te le dit.

— Allez m'attendre et ne vous occupez pas du reste, fais-je.

Il a son air matois de marchand de vieilles bagnoles, de ceux en tout cas qui mettent de la sciure dans le pont pour l'empêcher de chanter.

— Si tu vois pas d'inconvénient, la patronne ira avec toi, fils !

Gueule du fils ! Voilà qui chamboule un chouïa mes projets et risque de tout compromettre. Mais le moyen de refuser ?

— Comment donc !

Madame Barnaby fait une descente de roulotte très remarquable. Je voudrai que vous vissiez cette merveille ! Que vous la vissiez sur une planche et que vous l'exposiez au prochain Salon de l'auto ! Elle ressemble à un nouveau, moyen de locomotion. Elle porte une robe en lamé argent, style Jeanne-d'Arc-en-tenue-de-travail. Ça fait comme des écailles. Mais elle c'est la morue grand standing : elle a des escarpins argentés itou, une cape de vison frileux, gris-Missouri, et des diams de bas en haut, de gauche à droite et dans le sens giratoire.

Lorsqu'elle marche on dirait qu'on décroche le grand lustre de la Galerie des Glaces. Elle a son maquillage du soir et c'est un fort bel ouvrage de maçonnerie. Le parfum dont elle s'est inondé vous donne envie de partir en vacances à bord d'un camion de l'U.M.D.P. et elle a même mis son dentier de cérémonie en platine ciselé, celui qu'elle réserve au caviar, au foie gras et aux baisers mondains.

— Alors c'est une sorte d'espèce d'enlèvement, minaude l'horrible chose en s'affalant sur les cuirs de la Cadillac.

— Comme qui dirait positivement pour ainsi dire, approuvé-je.

Et j'ajoute vite fait en lui décochant mon œillade en pas de vis.

— Hélas ! ce n'est qu'un rêve, belle madame. J'ai droit à un soupir dont on peut évaluer la pression à 2 kilos 5. Croyez-moi, cette mignonne truie endimanchée se laisserait effacer la cellulite par la main compréhensive du San-A.

Mine de rien, j'abaisse les glaces électriques de la Cad pour ne pas risquer l’asphyxie. Je ne sais pas où Mme Barnaby achètes ses parfums, mais ça ne doit pas être rue du Faubourg-Saint-Honoré, ou alors elle ramasse les fonds de citerne.

— Avec tous ces avatars, roucoule cette colombe, mon mari ne peut plus fermer l'œil. Et comme c'est un petit égoïste, il m'empêche de dormir aussi. Je dois avoir les traits tirés, non ?

Elle les a. Ils sont tirés par cinquante kilos de graisse excédentaire. Je lui assure qu'elle a un teint de pêche (Melba), une peau de satin et un visage de Madone, ce qui la met en émoi.

Je drive le contre-torpilleur jusqu'à la sortie du cirque. Il règne dans le campement une étrange atmosphère. Les prémices d'une émeute, la fin d'une grève, un projet de mobilisation générale créent de semblables climats.

Je suis stoppé par deux poulardins en grande tenue.

— On ne passe pas ! verdunisent-ils.

— Because ? leur demandé-je dans la longue de Buitoni.

— Auparavant, on doit fouiller la voiture.

La mère Barnaby a une crispation du grand zygomatique qui fait vibrer la banquette.

— Appelez le commissaire Fernaybranca ! intimé-je.

— Nous n'avons pas d'ordres à recevoir de vous ! objecte un grand ténébreux à moustache obscène.

— De moi, non, mais de lui, si. Appelez-le et il va vous en donner.

Les sbires parlementent. Puis l'un d'eux hèle :

Signor commissaire !

Radinage de Fernaybranca.

Ses bonshommes lui expliquent le pourquoi du comment du bidule. Il écoute et murmure en me renouchant d'un air sarcastique.

— Aucune exception ! Tout doit être fouillé !

Calmement je quitte la charrette. La vioque fait maintenant autant de bruit avec ses ratiches qu'avec ses cailloux. Je prends Fernaybranca par le bras.

— Pas de blague, collègue, fais-je. Je joue trop gros en ce moment. Vous risquez de tout ficher par terre.

— Qu'est-ce que vous trimbalez dans cette voiture ?

— Le plus fort c'est que j'en sais rien. Mais je vous jure que si vous suspendez votre ordre, d'ici la fin de la noye je le saurai et vous aussi.

Va bene, dit mon confrère. Mais c'est la dernière fois que je vous fais confiance. Si vous continuez de faire cavalier seul, vous vous en repentirez.

Il lance un ordre aux gougnafiers de service qui, à regret, abandonnent leur projet d'exploration. Je fonce au volant de la tire et je me hâte de mettre de la distance entre nous.

— Que lui avez-vous dit ? s'inquiète la daronne.

— Ce qu'il fallait, comme vous avez pu le voir. Non, mais, ces flics se croient tout permis. Ça viole votre sœur presque sous votre nez et ça voudrait faire le mariole avec vous !

Je nourris quelque inquiétude quant à la crédulité de la dame, mais cette bonne tarte sucerait des clés à molette en croyant que ce sont des pattes de langouste si on le lui demandait poliment et si on les lui servait avec une sauce américaine.

Je pilote la modeste voiturette jusqu'à l'endroit convenu. Le seigneur Barnaby fait le pied de grue, les mains aux poches, son cigare churchilien enfoncé dans sa grosse tronche comme un mât de cocagne sur la place d'un village. Il bondit sur moi, anxieux.

— Et alors ?

— C'est O.K., boss, lui dis-je, car il comprend parfaitement l'anglais.

Sa gravasse endiamée renchérit :

— Il a été formidable ! Ces VOYOUS voulaient fouiller la voiture, mais il s'est débrouillé.

Lors, le patron du cirque Barnaby se met à rayonner comme un projecteur de D.C.A. au cours d'une alerte aérienne :

— C'est bien, fils. Ça se revaudra.

Il ajoute :

— Tu peux descendre maintenant, laisse-moi les rênes.

Un peu méfiant, hein ? Et ce n'est pas fini.

— Tiens, la patronne va commencer par t'offrir une petite coupe, pas vrai Lolita ?

La douce Lolita s'empresse de descendre, ravie de l'aubaine. Quant au Circus'man, il démarre sans autre forme de congé. Il est pressé d'aller livrer son chargement et il vient de trouver un truc idéal pour que je ne le suive pas : il m'a collé sa bonne femme sur les bras. Nous nous retrouvons comme deux crêpes sur le bord du trottoir, elle et moi. Je file un regard inquiet sur les alentours. Au loin, la chignole crème du patron disparaît, elle est suivie d'un autre véhicule. Béru est sur le sentier de la guerre. Il a manœuvré de première, Bouffe-Tout, car je n'ai rien remarqué d'insolite pendant ma brève conversation avec Barnaby.

— Où allons-nous ? demande-t-elle languissamment.

Elle a ses atours des Soirées et elle entend les exhiber. Sa cotte de mailles cri argent massif, ses cabochons en carbone pur, ses fourrures de prix, elle ne se les est pas carrés sur les endosses pour aller éplucher des pattes dans sa cuisine. Ce qu'il lui faut ; c'est là taule de luxe, avec loufiats en queue de pie, éclairage aux bougies et tziganes pâmés.

— Je vous paie un verre dans un cabaret, décide-t-elle.

Elle me prend pour un barbiquet débutant, la pauvre mignonne. Comme si une dadame pouvait payer des verres à San-A.

— Mais, et votre mari ? objecté-je. Il va loin ?

— Pas très, seulement il risque d'en avoir pour assez longtemps. Venez !

Elle me chope une aile et m'entraîne d'autour. Elle a une force de docker, Lolita. Quand Barnaby l'a épousée, elle devait jouer la femme-canon à la foire du Trône.

Quelques minutes de marche et nous descendons l'escalier d'une boîte style Saint-Germain-des-Prés néo-italien : le Stromboli, qui mérite bien son nom : ça pète le feu dans cette taule. Rien que des jeunesses en délire qui dansent le twist et la Bosse à Nova. Notre arrivée amuse la Société. Je me sens aussi à l'aise, flanqué de cette cavalière, qu'un scaphandrier à cheval sur un pur-sang. On se cloque dans un coin reculé, on commande du champ' et illico presto, comme nous disons en France, Mme Barnaby se met à me chambrer.

Elle m'assure que j'ai les plus beaux yeux du monde, ce dont je ne doute pas vu que les Frères Lissac m'en ont proposé une fortune pour assurer leur publicité. Puis l'ogresse me prend la main et me dit que j'ai les mains chaudes, ce dont je ne doute pas davantage puisque aucune glace à la vanille ne résisterait plus de deux heures dans le creux de ladite main. Troisio enfin, Lolita m'affirme que des lèvres comme les miennes sont les plus sensuelles qu'elle ait jamais rencontrées, et comment douterais-je de la chose étant donné que, jusqu'à ce jour, seize mille huit cent quatre-vingt-quatre femmes et trente-trois hommes me l'ont déjà dit ?

J'ai son monstrueux genou contre le mien, ses doigts sur les miens, ses bajoues contre ma joue, son baril contre ma hanche, son souffle dans mes narines et son fabuleux parfum un peu partout.

— O chéri ! gazouille-t-elle en fermant ses stores, comme c'est bon de vivre cet instant d'abandon contre vous.

Elle a lu ça dans « Violée et Contente », page 122, sixième ligne. Elle l'a appris par cœur et l'occasion s'est enfin présentée de le resservir à un pin-up-boy autour de nous, c'est la grosse marrade. Les jeunes gens font cercle et nous lancent des lazzi. J'en attrape trois douzaines parce que ça peut toujours servir, et puis je m'aperçois que j'en ai ma claque et comme je ne suis pas exclusif, je me hâte d'en administrer une au plus forcené de la bande. Il éternue une dent en assez bon état et tout le monde se tait pour considérer cette prémolaire qui vient de chuter dans le gin-fizz d'un consommateur. Comme par enchantement on nous administre la paix. Lolita se blottit plus farouchement contre moi.

— T'es fort, tu sais ! me susurre la donzelle (mon dragon).

Le petit San-A se dit alors que dans la vie un bien doit toujours sortir d'un mal (ou d'un mâle, ou d'une malle). Si je profitais de la pâmoison de Lolita pour lui tirer les vers of the pose (comme on dit dans le Yorkshire où la plupart des gens parlent couramment l'anglais) ? C'est une bonne idée, ça ? Non ?

— Vous êtes certain que M. Barnaby en a pour longtemps, je questionne en caressant ma Partenaire du bout des lèvres la moustache blonde de.

— Mais oui.

— Il va chez des amis ?

— Oui.

J'attends un minuscule instant. A travers la robe de lainé je me permets une privauté je pince la jarretelle extrêmement tendue de la dame. J'obtiens un « la bémol galvanisé » en parfait état. Et vite je questionne, d'un ton plaisant :

— Qu'est-ce donc que votre mari évacuait avec tant de précipitation ?

Elle va pour, répondre, mais ne le peut. Quelqu'un vient de cramponner notre seau de champagne et de nous balancer son contenu dans la physionomie. Je m'ébroue, je suffoque, tandis que de son côté, la Lolita ramone ses éponges. J'aperçois miss Muguet debout devant notre table, courroucée.

— Espèce de dégoûtant personnage ! m'apostrophe-t-elle. Avec une vieille peau comme ça ! Si c'est pas honteux !

La mère Barnaby s'essuie là vitrine avec la serviette du maître d'hôtel. Ses rouges, ses ocres, ses verts, ses bleus, ses noirs ses blancs se diluent. La voilà déguisée en arc-en-ciel. Un arc-en-ciel qui n'arriverait pas a retrouver sa respiration. Un arc-en-ciel qui perdrait son râtelier. Comme elle gesticule trop fort, sa robe de lamé déclare forfait.

Explosion au niveau du monte-charge. Un bruit sourd de benne basculante en train de basculer avec un chargement de gravier. C'est son sein gauche qui vient de dégringoler sur la table. Les serveurs s'empressent. Le plus costaud joue les Jean Valjean et passe sous le sein pour le remonter à la force des épaules. Les autres font « Oooh Hisse » pour guider la manœuvre. La dame du vestiaire arrive avec la cape de vista-vison et la jette pudiquement sur le fugitif.

Miss Muguet continue de trépigner pendant ce bazar. Elle me balance au visage tout ce qu'elle peut attraper : des verres, des soucoupes (volantes), des cendriers, des bouteilles. Elle manque m'aveugler en me jetant dans les yeux une poignée de boutons de braguette raflés sur le personnel masculin. Les consommateurs sont debout sur les tables et trépignent d'aise. L'orchestre joue l'hymne italien pour tenter de calmer les esprits. En vin ! Le patron rapplique de ses appartements particuliers où son masseur était occupé à lui traiter la prostate. La moitié de son académie seule est vêtue, le reste est entièrement nu. Il porte un très joli pull-over. Il se met à jurer : en italien, en tripolitain, en érytréen, en abyssin et en albanais (il a participé aux conquêtes italiennes). Il chope un siphon dont il se met à nous asperger. Mme Barnaby (Lolita pour les intimes) morfle le jet dans le décolleté. Il y a déjà douze glaçons et deux flûtes de champagne accumulés dans la même région. Elle décide de s'évanouir pour simplifier le problème et elle y parvient au moment précis où les loufiats parviennent à juguler son sein gauche, à le garrotter, à l'entraver et à lui faire réintégrer l'écurie. Pour une bataille en règle, c'est une bataille en règle. Je dirais que c'est une bataille rangée, mais elle n'est pas rangée. Toujours mon souci de la vérité, même dans les pires moments !

Un Anglais gagné par l'émulation (pour lui c'est l'émulation Scott) se met à casser la figure du patron sous prétexte que la tenue de ce dernier n'est pas décente. A propos de descente, naturellement la police ne tarde pas d'en faire une. Six carabiniers à cheval, trois motorisés, un escadron de troupe aéroportée interviennent et finissent par trouver la porte de la cave dans laquelle ils s'engouffrent.

On nous évacue sur le trottoir, Mme Barnaby, Muguet et moi-même. La nuit est belle ; les étoiles sont branchées sur des accumulateurs tout neufs et la lune, oubliant qu'elle a une escarbille soviétique dans l’œil, se marre.

Assise sur une poubelle, Mme Barnaby nous lance à travers son barbouillage :

— C'est du joli !

— Taisez-vous, vieille… la coupe Muguet. Vous n'avez pas honte ?

La Lolita renaude vilain, maintenant.

— Vous pouvez prendre vos éléphants sous le bras et aller chercher de l'ouvrage ailleurs ! décrète-t-elle.

— Ah oui ! fait Muguet. Et moi, si je parlais à votre cocu, vous pourriez peut-être aller chercher un mari ailleurs. J'ai idée qu'il n'aimerait pas cette plaisanterie, votre Barnaby !

Et ça continue sur ce thon (comme disait un poisson-pilote) pendant sept minutes dix secondes deux dixièmes. A la fin je finis par calmer ces dames. La voix du bon sens, même si elle parle du nez et bégaie, finit toujours par se faire entendre. Clopin-clopant, nous regagnons le campement.

— Comment se fait-il que vous soyez venue dans cette boîte ? je demande à Muguet.

— Je vous ai suivis ! dit-elle.

— Suivis !

— Oui. Vous avez quitté la Cadillac du patron pour rester avec cette espèce de grosse… Alors je me suis demandé où vous alliez tous les deux. Je n'aurais jamais cru ça de vous. De la part d'un beau garçon !

— Mais il n'y a rien eu entre elle et moi ! protesté-je.

— Y allait avoir ! s'obstine Muguet.

— Y aurait rien eu ! garantis-je. Je respecte trop Mme Barnaby pour laisser libre cours à la passion dévorante qui me consume l'âme. Ce disant je refile un clin d'yeux à Muguet. Elle se calme et nous regagnons le campement sans encombre, n'en ayant pas rencontré en chemin. Et ceci s'explique du fait que l'encombre s'adapte mal au climat italien.

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