En sortant de piste sous les vivats, le Gros a retrouvé tout son « pep ». Il faut dire que son exploit de la soirée restera dans les annales. N'a-t-il pas réussi à avaler les œuvres complètes de Daniel-Rops traduites en italien ? Je veux bien qu'elles avaient été imprimées sur papier-bible, mais quand même ! Aussi le public transalpin (viennois) ne s'est-il point trompé et a-t-il salué la prouesse avec l'enthousiasme convenable. Ravi, fort d'un incommensurable orgueil, le Valeureux regagne sa roulotte d'une démarche de gladiateur vainqueur. Il s'abat sur son lit en poussant un soupir.
— C'est décidé, fait-il, je quitte la police. Vois-tu, San-A, quand on a trouvé sa véritable convocation, faut pas la contrer ! Je vais dès demain renvoyer mes billes au Vieux et câbler à ma Berthe qu'elle vienne me rejoindre. Tu vois, avec un peu d'entraînement, je suis quasiment certain qu'elle pourrait faire équipe avec moi en piste. Je vois les choses de la manière suivante : moi je me tape le rebutant : les vieux sommiers, les peaux de lapin, les descentes de lit, les soupières fêlées. Et Berthe, qu'est délicate de goût, se farcit les douceurs comme par exemple les manches de gigot, les boîtes de cirage, les rats crevés et autres babioles, tu mords ? La vie errante, Berthe, je sais qu'elle aimera. Et puis le succès ça grise, faut reconnaître. Quand c'est qu'elle verra la populace qu'applaudit, elle y prendra goût. Je voudrais arriver à en faire la, Brigitte Bardot du cirque, tu comprends ?
— Comme tu voudras, Gros, balbutié-je, meurtri au plus profond de mon être par sa défection.
Là-dessus, je sors après avoir pris soin de passer mon petit camarade « Tu Tues » dans ma ceinture. Les soirées sont fraîches et on ne sait jamais ce qui peut arriver.
Je traverse la place et je fais un grand détour pour pénétrer dans le terrain vague. Il n'est d'ailleurs pas si vague que cela puisqu'on y construit un buildinge de soixante-treize étages.
Des grues gigantesques dressent leurs carcasses noires sur la nuit claire. Parfois, la lune sort d'un nuage et éclaire de sa lumière fugitive et blême cet univers de ciment et de fer. Personne à l'horizon. Votre cher petit San-Antonio mate les environs, puis, prenant sa décision, escalade le raide escadrin d'une grue, et se blottit dans la cabine haut perchée de l'appareil. D'où je suis, je jouis d'un point de vue magnifique car je domine tout le chantier et je vois, par-delà, le terrain vague, le cirque et ses roulottes blotties comme un troupeau autour de son chapiteau.
Minuit dix sonne à un clocher. Est-ce que mes zigotos vont venir ? Et si oui, que devrai-je faire ? Je me colle la barbouze postiche et les fausses besicles et j'attends. Un petit quart d'heure d'environ quinze minutes s'écoule. Rien ne s'est produit. Dans la cabine vitrée de ma grue, j'ai l'impression de jouer les gardiens de phare ! Je suis isolé du monde. Et les lumières de Turin, qui scintillent au loin, ressemblent à celle d'une terre dont les flots déchaînés me séparent.
Soudain quelque chose me fait tressaillir une bagnole. Et cette charrette c'est une jolie Lancia, blanche comme une première communiante. Elle stoppe en bordure du terrain vague. Ses loupiotes s'éteignent mais les portières ne s'ouvrent pas.
Au bout d'un instant, une vitre s'abaisse légèrement et un filet de fumaga s'échappe de la voiture. Qu'est qui peut être ?
Je patiente un petit bout de moment, et puis je me dis qu'il faut, soit que je me fasse cuire une soupe, soit que j'aille aux renseignements.
J’attends un peu que la lune se fasse la malle derrière un gros nuage malsain afin de pouvoir quitter mon refuge sans attirer l'attention. Mais ce nuage est aussi gras que Béru et il : se déplace lentement, comme une pensée dans la cervelle d'un gendarme. Je piaffe. Dès que le projo céleste fait relâche, c'est décidé, je me catapulte jusqu'à la Lancia pour interviewer l'occupant. En attendant, les Grado's ne réagissent toujours pas. Ils n'ont pas dû trouver mon mot, ou s'ils l'ont trouvé, ils ont les jetons et se terrent.
Enfin, madame la lune me dit bonsoir et plonge dans la ouate grise. C'est à toi de jouer, mon San-A bien-aimé !
J'ouvre la lourde de la cabine et déjà mon pied cherche le premier échelon lorsqu'il se produit du nouveau. Une voiture noire rapplique à vive allure et stoppe dans un crissement de freins à la hauteur de la Lancia. Un gars en descend. A cause de cette absence lunaire tant souhaitée un instant auparavant, je ne distingue que la silhouette du zig. Il est coiffé d'un bitos à large bord et il porte un imperméable sombre. Il s'approche de la Lancia, côté conducteur et je perçois un murmure de voix. Puis le type au chapeau quitte la portière et reprend place dans l'auto noire qui doit être une Lancia aussi, mais du genre familiale. Cette dernière tire disparaît, pilotée par un second bonhomme. Du côté de la Lancia blanche, R.A.S.
Son conducteur attend toujours. Qu'est venu lui bonnir l'homme au chapeau ? Bon, ça va me faire une question de plus à lui poser. Cette fois je me laisse glisser le long de l'échelle de fer et je marche rapidement à la voiture, craignant qu'elle ne me décarre sous le nez.
A mesure que je m'en approche, je constate que le conducteur est une conductrice et que cette conductrice' n'est autre que la signora Québellaburna. Allons, une fois de plus le renifleur du célèbre San-A n'a pas fonctionné dans le vide.
Un hymne d'allégresse se met à vociférer dans ma jolie tête. Il se transforme dare-dare en marche funèbre lorsque je m'aperçois que la ravissantissime blonde a un poignard planté dans la gorge. Son bath manteau de panthère est tout rouge sur le devant et m'est avis que le teinturier des Québellaburna va avoir un drôle de turbin pour le rendre présentable. Quant au médecin de la famille, sa tâche sera beaucoup plus simple puisqu'il lui suffira de signer un joli permis d'inhumer sur papier de luxe. En effet, la dame est morte. Son regard est emprunté d'une incommensurable surprise. Elle ne s'attendait pas à ça et, quand on lui a bloqué les amygdales avec cette lame, avant d'avoir peur elle été stupéfiée.
Le citron pressé du San-A met toute la gomme : prévenir la Rousse ? Nature. Mais les chercheurs à Fernaybranca vont foutre une pagaille monstre dans le secteur. Je laisse madame Québellaburna dans sa jolie brouette et, vite fait, je bombe jusqu'à la roulotte des Grado's. Je voudrait mater un peu leurs réactions devant le cadavre de la chère petite Madame. L'émotion sera si vive que je n'aurai pas à les secouer trop fort pour les faire causer. Tout est silencieux chez ces messieurs-dames. Feraient-ils dodo par hasard ? Je frappe la vitre de leur porte. Nobody. Tiens ! Tiens ! les mignons sont absents !
Je vais pour rebrousser chemin, mais je me dis qu'il serait intéressant de vérifier si le mot que j'ai glissé dans leur tiroir secret s'y trouve toujours. Après tout il est possible qu'ils ne l'aient pas découvert. Mon Sésame refait son petit turbin et je m'introduis in the roulotte. Je file au secrétaire, seulement éclairé par les loupiotes extérieures. Je bricole le fameux tiroir-mystère et j'y insinue une main de gynécologue. Il est vide ! ABSOLUMENT VIDE. Conclusion, mes petits camarades d'itinérance ont eu leur message et ne sont sûrement pas étrangers à la mort de la ravissante signora Québellaburna. M’est avis que j'ai soulevé une grosse pierre sous laquelle fourmillent des cancrelats.
Vite fait sur le Butagaz (nous sommes dans une roulotte), je me prends par la main, et m'entraîne vers l'extérieur. Chemin faisant je bute sur quelque chose. Pas moyen de rattraper mon équilibre, je m'étale sur le plancher. Quand je dis sur le plancher il s'agit d'une image, comme disent les habitants d'Epinal. Car en fait c'est sur un monsieur que je tombe. Sur un monsieur immobile et tiède, réprimant les battements de mon petit cœur j'actionne la loupiote. Miséricorde ! Dont Grado's est canné lui aussi. Et c'est pas clinquant à contempler, mes frères. Je préfère admirer la mer de Glace ou la photo du général Chprountz. On a le cervelet qui se fait la valoche, comme de la pâte dentifrice lorsque Jumbo a marché sur le tube. Et ma découverte ne s'arrête point là. Sur le canapé, l'ami Paul git aussi (ne pas confondre avec J.O.C.). On lui a rétamé la coiffe avec probablement le même objet contondant. Ceci fait que M. Barnaby se trouve privé d'une attraction de grande classe.
Rapide inspection de la crèche roulante : excepté les deux cadavres, tout est en ordre. On peut dire, mes fils, que la situation vient d’évoluer. En quelques minutes, le délicieux San-Antonio se retrouve avec trois cadavres sur les brandillons. C'est beaucoup dans une nuit. Beaucoup trop.
Je vais réveiller le Gravos qui ronfle comme un banc d'essai de chez Ferrari. Cette nuit il a de bonnes raisons de ronfler, puisque un spectateur lui a fait croquer un venteau.
— Hein, quoi t'est-ce ? J'ai oublié de manger quéque chose ? sursaute l'Enflure.
— Oublie un peu ta boîte à ragoût, Abdomen ! fais-je, il se passe des trucs plutôt incroyables.
Je lui narre les ultimes événements et il écoute en grattant son oreille poilue avec gravité.
— Eh bien ! dis donc, murmure-t-il lorsque j'en ai terminé ; t'as le fait divers à fleur de peau, tézigue ! Si qu'on se met à bousiller tout un chacun du circus, ça va être joyce ! Un macchabe la nuit dernière, trois celle-ci, c’est prometteur !
— Introduis-toi à l'intérieur de ton pantalon d'abord, de tes souliers ensuite et viens avec moi !
— Où ce que ?
— Je vais faire disparaitre le cadavre de madame Québellaburna.
— Comment ça, le faire disparaitre ?
— Je t'expliquerai. Arrive…
Le Mahousse a l'habitude d'obéir. Cette nuit il ne parle pas de flanquer sa démission Il est dopé par l'action. Nous rallions la Lancia et nous chopons l'aimable jeune femme qui par les lattes, qui par les endosses.
— Où qu'on la met ? s'informe Sa Majesté.
— Aide-moi à la grimper dans la cabine de la grue, là-bas. C'est demain dimanche, personne ne la découvrira avant lundi.
— Et à quoi t'est-ce que ça t'avancera qu'on la trouve pas tout de suite ?
— Les gars qui l'ont scrafée vont se demander ce qui se passe. Ils s'attendent à ce que cet assassinat fasse un drôle de cri. Comme rien ne se produira ils viendront fatalement au rembour, tu comprends. Il n'y a rien de plus pernicieux que la curiosité.
Il est malaisé de faire gravir douze échelons à un cadavre. Mais le Béru est plus for que douze taureaux. Après dix minutes d'efforts, Mme Québellaburna est installée sur la plate-forme. Un qui va prendre des vapeur et appeler sa maman c'est le grutier, lundi. J'ai idée que son casse-croûte va rester sur la touche.
— Et la chignole ? demande le Gros en désignant la voiture blanche.
— C'est le piège, mon chéri.
— Je pige pas.
— C'est cette tire que les meurtriers vont regarder demain, je te le garantis.
— On planque les deux autres itou ?
— Non, Je vais même prévenir les poular sur ma lancée.
— Je vais z'avec toi, décide le Gros. Je sais ce que j'ai ce soir, je me sens un peu bouillé, le grand air me fera du bien. Nous marchons vers le Centro de la Cita d’un bon pas d'hommes se rendant au char. Un troquet est ouvert sur une avenue. A l’intérieur, il y a un zig qui joue de la guitare dans de la fumée de cigarette. Un couple d'amoureux le contemple en silence. Un Ivrogne roupille sur une table et le patron, un gros gorille biscoteux, fait le concours des pronostics de football pour les matches de samedi.
Je lui demande une fiasque de Chianti et un numéro de bigophone. J'obtiens l'un et l’autre dans un minimum de tempo.
C'est le commissaire Fernaybranca soi-même qui décroche en bâillant un peu plus que les lions de notre ménagerie.
— Ici San-Antonio, lui dis-je, comme promis j'ai du nouveau pour vous.
Il rebaille et questionne, sans entrain :
— Qué nouveau ?
— Téléphonez à la morgue et faites deux réservations, ensuite venez jusqu'au cirque, je me ferai un plaisir de vous affranchir.
Là-dessus je raccroche. Pas content, le Fernaybranca. Les heures supplémentaires le samedi soir surtout, ça heurte ses cornes.
Une demi-plombe plus tard, cependant' Il débarque avec ses écuyers et un drôle de cirque commence à l'intérieur du cirque. Je lui moule un barlu express, en lui affirmant que je soupçonnais depuis la France ces deux loustics. Cette notte, j'ai voulu m'assurer qu'ils étaie bien at home et je suis entré. Je les ai trouvés défuntes à qui mieux mieux.
— J'aimerais que vous ne fassiez pas mention de moi dans vos rapports, dear collègue imploré-je. C'est un coup de tube anonyme qui vous a alerté, banco ?
— Si, fait-il maussade. Et de se lamenter :
— Demain qué zé devais aller à la pêche chez aune ami, madre dé Dio ! Et vous n'avez rien vu d'insolite ?
— Non, rien.
De mauvais poil, le Fernaybranca. Il me virgule un regard aussi sanglant que l'étendue que vous savez.
— Vous ne savez jamais rien, et pourtant vous mé téléphonare per mé offrir des cadavres pour les dimanches ! Si vous m'aviez dit que vous soupçonnate lé Grado's, zé les aurait sourveilais et ils n'éstaient pas troueidates !
Faudrait voir à voir, qu'il ne me défrise pas tout de même, le confrère transalpin. J’ai horreur que quelqu'un souffle sur ma soupe quand elle est trop chaude.
— Et perqué vous les soupçannates, les Grado's ?
— Perqué mon pétit doigt il mé l'a dite ! riposté-je en lui tournant le dos.
Là-dessus je vais me pieuter, estimant ma nuit aussi bien remplie que ma journée qui l’a précédée.