Le lendemain, il fait soleil. Ça me réchauffe le cœur, depuis les ongles des pieds jusqu’à la racine des crins. Mon first regard est pour la Lancia, stationnée tout là-bas, au bout de l'esplanade, et mon second pour la grue, perchée tout là-haut dans le ciel dégagé. Il y a eu du ramdam jusqu'à quatre plombes du mat dans le campement. Le double meurtre a jeté la consternation dans nos rangs. Avec beaucoup de maîtrise, M. Barnaby a câblé à un impresario de Pantruche pour qu'on lui envoie des antipodistes de rechange par le prochain avion. Les membres de la troupe et ceux du personnel ont décidé de faire une collecte pour l'achat de couronnes. L'Italie est le haut lieu de la couronne mortuaire. Nulle part in the world on en trouve d'aussi faramineuses. Ils ont eu de la chance dans leur malheur, les pauvres Grado's. Leur tombe va ressembler à un décor du Châtelet ; c'est flatteur pour des artistes, vous ne trouvez pas ?
Comme je sors de la roulotte, rasé de frais et sentant bon grâce à C'arven, je me heurte (ce qui n'est pas désagréable) à miss Muguet. Cette jolie vient à la relance. C'est une frémissante du valseur, je vous en réponds.
— Vous deviez me rejoindre cette nuit, dit-elle. Je suis venue à plusieurs reprises ici, mais il n'y avait personne.
Sa voix est bizarre, son regard aussi. En bref, elle a l'air d'en avoir deux, ce qui chez une femme surprend toujours.
— Avec ces événements, soupiré-je, on a passé une drôle de nuit !
Elle reste un moment silencieuse, puis, d'un ton neutre :
— Vous m'offrez un expresso ?
— Avec une joie sans mélange, ma chérie.
Je lui chope une aile et l'entraîne vers une brasserie assez proche pour ne pas être trop éloignée. Au passage je mate les roulottes. Tout le monde parait vouloir récupérer les émotions de la nuit. Les volets de Mme Cavaleri sont clos, de même que ceux des Exabrutos et des Voma-Rango.
Il n'y a que la gentilhommière à roulettes de Nivunikônu qui fume déjà. Le prestidigitateur en fait autant sur son perron.
— La première de la journée ? je lui dis.
Il étend la main tenant la cigarette et « vloff » celle-ci disparait. Nivunikônu s’approche de moi et la ressort de la poche intérieure de mon veston.
— Excusez-moi de ne pas applaudir, dis-je, mais j'ai les mains occupées !
Il a un sourire blasé. Ce gnace-là, il se prend pour ce qu'il y a de mieux sur terre. Je vous parie la lune contre la paix de votre belle-mère que lorsqu'il visite le Panthéon il cherche machinalement son tombeau. Pour vous situer le julot, figurez-vous que l'extérieur de sa roulotte est tapissé avec ses portraits. Il les accroche sur les parois du véhicule au réveil et alors, le plus grave c'est lui qui les peint. Il se brosse en mage, en hypnotiseur.
— Je ne peux pas souffrir ce type, confie miss Muguet. C'est un vieux cochon. Toutes les fois qu'il peut me coincer dans un coin sombre, il s'amuse à faire disparaitre des trucs qu'il récupère ensuite dans mon soutien-gorge ou sous mes jarretelles.
Je souris.
— L'astuce est bonne, apprécié-je. Faudra qu'un de ces quatre je m’exerce à la manipulation. M’est avis que je suis doué.
On s'installe à une table discrète et, d'autorité, la dompteuse d'éléphant me file ses jambes entre les miennes.
— Vous êtes un homme très secret, me dit-elle.
— Pourquoi, trésor chéri ?
— Pour rien, fait-elle en prenant maintenant un air d'en avoir trois.
J'aime pas beaucoup ces vannes vaselinées. Je demande un journal au loufiat.
— Du jour ? me demande-t-il, mais en italien.
— Oui, lui réponds-je, c'est pour manger.
Il s'annonce avec l'édition spéciale du baveux du dimanche. C'est à regret qu'il me le confie biscotte il était en train de lire le compte rendu de la rencontre de boxe Belladextre-Bogoche comptant pour le championnat toute catégorie grosse cylindrées.
Je referme le baveux afin d'obtenir sa première page. Deux titres en caractères d'affiche électorale y flamboient : « l’assassin du cirque fait coup double » et « Le Musée Blennoradgi cambriolé cette nuit ». Alors, là, mes agnelets, j'en prends plein mes cellules à valves sédimentaires.
Je me jette sur l'article comme le clergé sur l'Avé Rol. Je lis le sous-titre : « Les visiteurs se sont emparés d'un tableau de Raphaël représentant François 1er au téléphone. L'une des meilleures toiles du Maître après celle d'Emery. » En substance, l'article dit qu'on ignore tout de la façon dont le cambrioleur s'est introduit dans le musée. Aucune porte n'a été fracturée, ni aucune tronche de gardien. Le vol a été constaté à trois heures of the morning par le conservateur du musée Blennoradgi, le signor Tuttiquanti qui avait ce soir-là des invités de marque (et même de marks, puisqu'ils étaient Allemands) auxquels il voulait faire admirer le fameux Raphaël. Rappelons au passage qu'il s'agit d'une toile de l'époque blanche et que les Raphaël blancs sont les plus rares. C'est au cours de cette visite nocturne que le signor Tuttiquanti découvrit le larcin (en italien larcino). Il ameuta aussitôt la garde. On procéda à des vérifications, mais sans résultat. La veille à dix-huit heures, le tableau se trouvait dans la galerie. A trois heures du matin il ne s'y trouvait plus. That's all.
En conclusion, le rédacteur du journal dit qu'il s'agit d'un méfait de l'Arsène Lupino des musées qui vient de sévir en France ; ce que, personnellement, je suis bien porté à croire.
Miss Muguet a ligoté par-dessus mon épaule. Mais elle, c'est le papier consacré aux meurtres qu'elle s'est farci, et c'est bien normal.
— Croyez-vous que le meurtrier appartienne au personnel de notre cirque, comme la police a l'air de croire ? demande-t-elle.
— C'est possible, fais-je.
Et je passe à l'article en question. La fin surtout m'intéresse. Le rédacteur conclut par « Notre cœur se serre à la pensée que ces deux admirables artistes que nous avions applaudis la nuit précédente, au Torticoli, sont rayés du nombre des vivants. »
Je repousse le canard, songeur.
— Votre café refroidit, darling, dit la gosse qui parle plusieurs langues.
Je le bois.
— Si nous allions faire un petit tour en ville ? propose-t-elle langoureusement en glissant sa menotte dans ma paluchette.
— Pas ce matin, fais-je.
Elle se rembrunit.
— Et pourquoi ?
— Parce que je dois aller à l'office, c'est dimanche.
— Je vais à la messe avec vous !
— Mais ce n'est pas à un office catholique que je me rends, belle-amoureuse-aux-seins-exaltants, j'appartiens à la religion Numismate et seuls sont admis aux offices ceux qui ont été investis du grand Troglodyte granulé. C'est draconien, mais c'est comme ça.
La revoilà boudeuse, miss Chochote.
— Décidément, grince-t-elle, je finirai par croire que je ne suis pas votre genre !
— En voilà une drôle d'idée, ma dompteuse adorée, j'adore tout ce qui touche à l'éléphant, depuis ses défenses à la Vauban jusqu'à la charmante personne qui leur fait lever la trompe !
Un baiser dans le cou ratifie cette solennelle affirmation.
— Surtout pas de complexes, ma beauté. Nous connaîtrons l'un et l'autre des minutes passionnées et ça ne m'étonnerait pas que nous les connaissions ensemble.
Là-dessus, nous regagnons le campement où la poulaille sévit en cette matinée dominicale. M. Barnaby joue les Charles-Quint (il est dans tous ses Etats). Il déclare que c'est lui-même personnellement en chair et en os qui remplacera les Grado's en exécutant le numéro de ses débuts qui consiste à manger du feu. Mon Béru a le teint plombé comme un wagon chargé d'or.
Il dédaigne le petit déjeuner, ce qui ne laisse pas que de m'inquiéter. Je lui propose de mander un toubib, mais il refuse, alléguant qu'il ne s'agit là que d'une indisposition très passagère.
— Ecoute, Bibendum, lui dis-je, moi j'ai du boulot. C'est donc toi qui vas surveiller la Lancia.
— Et quoi t'est-ce que je dois faire ? s'inquiète le Mastar.
— Nous allons faire déplacer notre roulotte de façon à ce qu'elle soit garée près de l'auto et tu mates toute personne qui ira regarder à l'intérieur de la Lancia blanche sera suspecte. Par conséquent tu devras l'alpaguer en souplesse et la faire patienter en attendant mon retour, d'ac ?
— C'est parti, soupire le Gros.
Je vais chercher le chef de la traction et je lui explique que nous aimerions changer de place vu que nous sommes trop près des lions et que leurs bâillements donnent de l'aérophagie à mon collègue. Le gars opine et va chercher son tracteur pour manœuvrer. Pas de problo. Moi, San-A, je me tire et je mets le cap sur le Torticoli, la boite de tantes de la ville.
L'établissement se trouve via Mala, derrière la gare, exactement vers le dépôt des fourgons de queue. Lorsque je radine, il est vide naturellement et deux garçons jouent la garçonne. L'un est blonde, l'autre est rousse. Elles sont jeunes et jolies tous les deux. A mon arrivée, ils balaient la piste de danse. Travail en musique pour ces jeunes filles. Les garçons ont mis sur le plateau du tourne-disques un bougie-bougie intitulé « La balle, la layette dans le train ». Ma venue les trouble et les fait sourciller.
— C'est fermé, signor, m'avertit la rousse.
— Je sais, dis-je, aussi n'est-ce pas pour boire que je suis venu.
Le blondinet se remet du rouge à lèvres et demande en s'approchant de moi, une main sur la hanche :
— C'est porqué, alors ?
Hé ! Minute, pape Pie Onze ! Si je n'y prends pas garde je vais être nommé Président à part entière de la joyeuse pédale turinoise. Vous me voyez retourner à Paris avec une jupe de tweed et du vert sur les stores, les gars ? J'ai rien contre le tweed, notez bien, mais les jupes m'ont toujours gêné pour courir.
Ça se complique du fait que ces demoiselles semblent me trouver à leur goût. Et elles en ont ! Maintenant la rousse se met de la partouze et frétille du crougnougnou comme une cane à qui on aurait greffé une plume de paon. Va y avoir du sport d'ici pas longtemps.
— Je suis un journaliste français, leur roucoulé-je. Mon journal m'envoie à propos du meurtre de cette nuit.
— Qué meurtre ?
Ils n'ont pas again ligoté the baveux.
Je leur raconte l'assassinat des Grado's et ces choutes fondent en larmes. Puis les voilà qui s'excitent, qui s'insurgent, qui se vermiffugent l'une et l'autre. Le rouquin cavale acheter le journal pour obtenir tous les détails. La blonde m'assaille de questions. Je me défends comme je peux.
— Il paraît que l'autre nuit ils sont venus faire leur numéro au Torticoli ? je demande.
— Oui, fait le blondin (il se prénomme Antoine justement) et c'était formidable. Ils étaient nus avec juste une feuille de lierre comme cache-sexe. Quand je pense à leurs beaux corps bronzés, Madre de Dio, est-ce possible une abomination pareille ? Dites, est-ce possible ?
Je peux d'autant mieux lui affirmer que c'est possible que j'ai eu le triste privilège de découvrir les cadavres.
— Dites-moi, ma chère amie, compatis-je, les Grado's n'étaient pas seuls ici, je suppose ?
— Comment cela ?
— Oui, une fois leur numéro achevé, ils sont partis avec des amis, n'est-ce pas ?
— Et vous connaissez ces derniers ?
Une brusque méfiance luit dans son œil langoureux. Elle me regarde, indécis. Il ne sait pas si elle doit me répondre. Je tire un billet de mille lires grand comme les affiches du cirque et je le fais renifler à mon joli blonde. C'est un vulnéraire qui s'administre à tous les genres. La ravissante monsieur a un sourcillement.
— Comment s'appellent les amis en question ? fais-je.
Sa main tremble. Il regarde dans la Via et voit revenir sa copine, tenant un journal déployé devant lui. Alors, prestement, il rafle le billet et murmure :
— C'est le Marquis Humberto di Tcharpinni.
— Et où habite-t-il ?
— Il a un hôtel particulier en bordure du parc Astispoumante.
— Merci very much, lui réponds-je, mais en français.
La rousse entre en pleurant sur le journal. Je laisse ces garçons épancher leur chagrin. C'est leur tournée !
Je frète un taxi (en italien Taxi) et je me fais conduire au musée Blennoradgi. Il est assiégé par la presse et par le public. Je m'approche du poulardin revêche qui en garde l'entrée et je lui déballe ma carte de police en lui expliquant que je suis un collègue français, expédié par Parigi pour établir le contact avec la flicaille de Torino. Le type me laisse passer.
La galerie où a été dérobé le Raphaël est la plus importante de l'établissement. On compte des merveilles picturales et les plus grands noms de la peinture s'y trouvent au cadre à cadre. Il y a là, entre autres merveilles : un Durloyer Massif, deux Ripolin, un Valentine, trois Cocti, un Fravolo, un Glicerofosfatedecho, un Biscotto, Giorno et quatre-vingt-douze Buffeti (de l'Henri II). L'absence du Raphaël se remarque davantage que la présence des autres toiles. Comme quoi les absents n'ont pas forcément tort. Tenez, quand vous avez trente dents, personne ne les remarque, mais à partir du moment où il vous en manque tout le monde s'en aperçoit. Le cadre vide du Raphaël disparu à l'air idiot, tout seul sur le mur blanc. Ça fait triste.
Au milieu d'un groupe de reporters, le sieur Tuttiquanti discourt et raconte comment il a découvert le larcin. Je me joins aux groupe pour esgourder. Le conservateur drôlement bien conservé pour son âge, raconte qu'aucune des portes n'a été forcée. La veille au soir, le gardien chef, le signor Grosso a fait sa tournée, s'assurant que tous les tableaux se trouvaient en place, fermant les portes et les fenêtres qui toutes ont des verrous de sécurité et veillant à ce qu'aucun voleur ne se trouve céans. Il était accompagné dans sa ronde par les gardiens Coucheplane et Siffillo.
Les trois personnages en question sont d'ailleurs présents et acquiescent avec une véhémence toute transalpine (de ce que vous voudrez). Je m’écarte du groupe pour faire une discrète et rapide inspection du musée. Ce dernier ne possède, outre les fenêtres, que deux issues : la porte principale et la porte dérobée (aussi) qui donne sur les appartements du conservateur. Les serrures sont impressionnantes. Aucune planque n'est possible car il n'y a pour tout mobilier que des bancs recouverts de moleskine. Si quelqu'un s'était planqué sous l'un d'eux, il aurait été fatalement vu. Et puis quoi : il aurait fallu que ce quelqu'un ressorte du musée avant l'ouverture ; or, M. Tuttifrutti (pardon : Tuttiquanti) est formel : lorsqu'il a constaté le vol, toutes les issues étaient verrouillées.
Voilà un nouveau mystère. S'il s'agissait d'un cas isolé, je suspecterais le conservateur, puisqu'il était le seul à pouvoir pénétrer de nuit dans cette galerie ; mais après tous les vols de tableaux survenus en France, sa culpabilité n'est guère envisageable.
Je repars aussi discrètement que je suis venu et je retourne au circus. Il est plus de midi et la première représentation du dimanche est fixée à 13 plombes 45.
La Lancia blanche est toujours à la même place.
Je fonce à notre castel et je découvre le Gravos à califourchon sur une chaise, l'œil fixant à travers une fente du volet.
— Rien de nouveau, Béru ?
— Mes choses ! répondit-il, ce qui, traduit du béruréen, signifie R.A.S.
— Personne ne s'est approché de la charrette ?
— Je te dis que non !
Il est en renaud, Son Enflure. Il a passé la matinée immobile à zieuter dans une même position et il a dés fourmis dans les mécaniques ainsi qu'un début d'orgelet à l'œil gauche (son meilleur).
— Va déjeuner, je te relève.
— Pas faim ! objecte-t-il.
Je tressaille.
— Tu dis ?
— Je dis que j'ai pas les crocs aujourd'hui, c'est français, non ? J'ai dû becqueter un truc pas frais hier.
— Tu ne vas pas pouvoir faire ton numéro ?
— Bien sur que si. Entre pas avoir faim et pas pouvoir jaffer y a une nuance, non ? Simplement je voudrais pas me charger l'estom' avant d'entrer en piste.
— T'as mauvaise mine !
— Parce que je manque d'exercice.
— Tu n'as pas l'air de…
— Nom de Dieu !
Sa Seigneurie a eu un tel sursaut que son escabelle s'est renversée.
Il lève le bras en clapant à vide.
— Tu as eu un étourdissement ? je m'inquiète.
— Non ! C'est la Lancia ! Vite ! Elle vient de démarrer !
Il n'a pas achevé sa phrase, que je suis déjà dehors.