Robert A. Heinlein En terre étrangère

PREMIÈRE PARTIE SON ORIGINE IMPURE

1

Il était une fois un Martien du nom de Valentin Michaël Smith.

Les membres de la première expédition humaine vers Mars furent choisis selon la théorie que le plus grand danger pour l’homme, c’est l’homme lui-même. En ce temps-là, huit années après l’établissement de la première colonie sur Luna, les voyages interplanétaires humains dépendaient encore de trajectoires orbitales – deux cent cinquante-huit jours terrestres de Terra à Mars et autant pour le retour, sans compter quatre cent cinquante-cinq jours d’attente sur Mars pour que les planètes se retrouvent dans une position réciproque favorable à la trajectoire du retour.

L’Envoy ne pouvait faire le voyage qu’en se réapprovisionnant à une station spatiale. De Mars, il pourrait revenir… s’il ne s’écrasait pas à l’arrivée, si l’on trouvait de l’eau pour remplir ses réservoirs, si mille autres choses se passaient comme prévu.

Il était souhaitable que ces huit hommes, qui allaient vivre entassés pendant près de trois années, s’entendent mieux que les hommes ne le font généralement. On rejeta l’hypothèse d’un équipage uniquement masculin, jugé malsain et instable. L’idéal aurait été quatre couples mariés, si l’on pouvait trouver réunies sous une telle combinaison toutes les spécialités nécessaires.

L’Université d’Édimbourg, adjudicataire principal, chargea l’Institut d’Études Sociales de la sélection. Après avoir éliminé les candidats ne satisfaisant pas aux conditions d’âge, de santé, d’état mental, de formation ou de tempérament, il leur en resta neuf mille. Les spécialités nécessaires étaient : astrogateur, médecin, cuisinier, mécanicien, commandant de bord, sémanticien, ingénieur chimiste, ingénieur électronicien, physicien, géologue, biochimiste, ingénieur atomiste, photographe, hydroponicien, ingénieur spécialiste en fusées. Il y avait des centaines de combinaisons de huit volontaires réunissant ces connaissances – dont trois composées de couples mariés. Mais dans les trois cas, les psycho-dynamiciens chargés d’évaluer les facteurs de compatibilité levèrent les bras d’horreur. L’adjudicataire principal proposa de retenir des critères moins sévères ; l’Institut menaça de rendre le dollar symbolique qui lui avait été versé.

Les machines continuèrent à traiter les données, sans cesse modifiées par des décès, des désistements, ou de nouvelles candidatures. Le capitaine Michaël Brant, M.S., commandant réserviste de l’armée de l’air, pilote et vétéran, à trente ans, de la navette lunaire, avait ses entrées à l’Institut et fit rechercher à titre personnel des noms de femmes seules qui pourraient (avec lui) compléter l’équipage. Puis il fit déterminer par les machines s’il en sortait une combinaison acceptable. Le résultat fut qu’il prit le premier jet pour l’Australie et demanda sa main au docteur Winifred Coburn, une jeune fille de neuf ans son aînée.

Des lumières clignotèrent, des cartes perforées furent éjectées ; un équipage fut trouvé :

Capitaine Michaël Brant, commandant-pilote, astrogateur, second cuisinier, second photographe, ingénieur en fusées.

Dr Winifred Coburn-Brant, quarante et un ans, sémanticicienne, infirmière, historienne, officier-magasinier.

Mr Francis X. Seeney, vingt-huit ans, premier officier, second pilote, astrogateur, astrophysicien, photographe.

Dr Olga Kovalic-Seeney, vingt-neuf ans, cuisinière, biochimiste, hydroponicienne.

Dr Ward Smith, quarante-cinq ans, médecin, physicien, biologiste.

Dr Mary-Jane Lyle-Smith, vingt-six ans, ingénieur atomiste, technicienne en électricité et électronique.

Mr Sergei Rimsky, trente-cinq ans, ingénieur électronicien, ingénieur chimiste, mécanicien et cryologue.

Mme Eleanora Alvarez-Rimsky, trente-deux ans, géologue et sélénologue, hydroponicienne.

L’équipage réunissait toutes les spécialités exigées, dont certaines avaient d’ailleurs été acquises in extremis. Chose plus importante, leurs personnalités étaient compatibles.

L’Envoy partit. Durant les premières semaines, ses rapports purent être captés en direct, puis ils durent être relayés par des satellites-radio. L’équipage était en bonne santé et avait bon moral. Au bout d’une semaine, il put supporter l’apesanteur sans médicaments. Le pire mal que le docteur Smith eut à combattre fut une teigne tonsurante. Si le capitaine Brant avait des problèmes de discipline, il n’y fit pas allusion.

L’Envoy se mit en orbite d’attente à l’intérieur de l’orbite de Phobos et passa deux semaines à effectuer un relevé photographique. Puis, le capitaine Brant envoya un message : « Nous nous poserons demain à 1 200 GST au sud du Lacus Soli. »

Ce fut le dernier que l’on capta.

2

Un quart de siècle terrestre passa avant que les hommes ne rendent de nouveau visite à Mars. Six années après que l’Envoy eut cessé d’émettre, l’engin inhabité Zombie, parrainé par la Société astronautique internationale, avait ramené des photographies révélant un paysage plutôt rébarbatif selon les critères humains. Ses instruments confirmèrent que l’atmosphère était ténue et peu propice à la vie humaine.

Mais les photographies du Zombie montrèrent aussi que les « canaux » étaient des ouvrages d’art ; d’autres détails purent être interprétés comme des ruines de villes. On allait mettre sur pied une nouvelle expédition humaine lorsque la Troisième Guerre mondiale éclata.

Ce délai permit de monter une expédition plus importante que celle de l’Envoy. Le navire fédéral Champion, avec un équipage de dix-huit spationautes et un groupe de vingt-trois pionniers, tous des hommes, fit la traversée en dix-neuf jours grâce aux propulseurs de Lyle. Le Champion se posa au sud du Lacus Soli, car le capitaine van Tromp avait l’intention d’aller à la recherche de l’Envoy. La seconde expédition émettait quotidiennement. Trois messages retinrent particulièrement l’attention. Le premier était :

« Fusée Envoy repérée. Pas de survivants. »

Le second était : « Mars est habité. »

Et le troisième : « Rectification à dépêche 23-105 : Avons retrouvé un survivant de l’Envoy. »

3

Le capitaine Willem van Tromp était un homme de cœur. Après avoir envoyé le message suivant : « Mon passager ne doit pas être soumis à une réception publique ; je demande : une navette à faible pesanteur, un brancard, une ambulance, et des gardes armés », il chargea le médecin du bord de veiller à ce que Valentin Michaël Smith fût installé dans une chambre particulière du Centre médico-chirurgical Bethesda, transféré dans un lit hydraulique, et protégé de tout contact extérieur.

Van Tromp se rendit à une session extraordinaire du Haut Conseil de la Fédération. Tandis que l’on montait Smith dans le lit hydraulique, le ministre des Affaires scientifiques disait avec humeur : « Soit, capitaine, j’admets qu’en tant que commandant de ce qui était néanmoins une expédition scientifique, vous ayez eu le droit de prendre des dispositions pour protéger la santé d’une personne confiée à votre charge – mais je ne vois pas ce qui vous autorise à intervenir dans le fonctionnement de mon ministère. Après tout, Smith est une mine d’informations scientifiques !

— Je ne l’ai jamais nié.

— Mais alors pourquoi…» Le ministre des Affaires scientifiques se tourna vers son collègue de la Paix et de la Sécurité. « David ? Donnerez-vous des instructions à vos gens ? Nous ne pouvons quand même pas laisser le professeur Tiergarten et le docteur Okajima faire antichambre, pour ne mentionner que ces deux-là. »

Le ministre de la Paix regarda le capitaine van Tromp ; celui-ci secoua la tête.

« Pourquoi ? répéta le ministre de la Science. Vous admettez vous-même qu’il n’est pas malade.

— Laissez-le parler, Pierre, dit le ministre de la Paix. Alors, capitaine ?

— Smith n’est pas malade, Monsieur le ministre, mais il n’est pas en bonne santé. C’est la première fois qu’il se trouve dans un champ de 1 G ; il pèse deux fois et demi ce qu’il pesait là-bas et ses muscles n’y suffisent pas. Il n’a pas l’habitude de notre pression atmosphérique – il n’a l’habitude de rien, et c’en est trop pour lui. Que diable, messieurs, je suis mort de fatigue – et pourtant, je suis né ici, moi ! »

Le ministre de la Science prit un air méprisant. « Soyez assuré, mon cher capitaine, que nous avions prévu que l’accélération le fatiguerait, si c’est cela qui vous tracasse. Je sais ce que c’est. À mon avis, cet homme devrait…»

Le capitaine van Tromp décida qu’il était temps de se mettre en colère. Sa propre fatigue serait une excuse suffisante – il se sentait comme s’il venait d’atterrir sur Jupiter. « Pah ! Cet « homme », cet « homme ». Ne comprenez-vous donc pas qu’il n’est pas…

— Hein ?

— Smith – n’est – pas – un – homme.

— Hein ? Expliquez-vous mieux que ça, capitaine.

— Smith est une créature intelligente, avec une hérédité humaine, mais il est plus Martien qu’humain. Nous sommes les premiers hommes qu’il ait vus. Il pense comme un Martien, a des émotions de Martien. Il a été élevé par une race qui n’a rien en commun avec nous… même pas le sexe. Malgré son hérédité humaine, le milieu dans lequel il a vécu a fait de lui un Martien. Si vous tenez absolument à le rendre fou et à détruire cette « mine d’informations », faites venir vos professeurs. Ne lui donnez pas une chance de s’accoutumer à cette planète de dingues. Moi, je m’en lave les mains. J’ai fait mon devoir ! »

Le silence fut rompu par le secrétaire général Douglas.

« Et vous avez bien fait, capitaine. Si cet homme, ou cet homme-Martien, a besoin de quelques jours pour s’adapter, je suis certain que la science pourra attendre. Alors, doucement, Pete. Le capitaine est fatigué.

— Mais il y a une chose qui ne peut pas attendre, dit le ministre de l’Information.

— Oui Jock ?

— Si nous ne montrons pas bientôt l’Homme de Mars à la stéréo, il va y avoir des émeutes, monsieur le secrétaire.

— Hmmm… Vous exagérez, Jock. Il faudra parler de Mars aux informations, bien sûr. Je vais décorer le capitaine et l’équipage – demain, je pense. Et le capitaine van Tromp pourra raconter ses expériences – après une nuit de repos, cela va de soi.

Le ministre secoua la tête.

— Cela ne suffit pas, Jock ?

— Le public s’attendait à ce qu’ils ramènent un Martien en chair et en os. À défaut, nous avons besoin de Smith – et vite.

— Des Martiens en chair et en os ? » Le secrétaire se tourna vers le capitaine van Tromp. « Vous avez des films montrant des Martiens ?

— Des kilomètres.

— Et voilà, Jock ! Quand l’actualité se fait rare, il faut se rabattre sur des films. Et maintenant, capitaine, à propos de l’extraterritorialité : vous m’avez bien dit que les Martiens ne s’y opposaient pas ?

— Euh, non, pas exactement… mais ils ne sont pas non plus pour.

— Je ne vous suis pas. »

Le capitaine van Tromp se caressa le menton. « Parler avec un Martien, c’est comme discuter avec un écho, monsieur le secrétaire. Il ne vous contredit jamais, mais on n’obtient pas de résultats.

— Vous auriez dû amener… comment s’appelle-t-il ? Votre sémanticien. Il attend peut-être dehors ?

— Mahmoud, monsieur le secrétaire. Le docteur Mahmoud est malade. Une petite dépression nerveuse », répondit van Tromp tout en songeant qu’il s’agissait plutôt de l’équivalent moral d’une bonne cuite.

— L’ivresse de l’espace ?

— Peut-être un peu, oui ». Ces damnés rampants !

— Amenez-le dès qu’il se sentira mieux dans sa peau. Et la présence de ce jeune Smith serait également appréciée.

— Je tâcherai », dit van Tromp dubitativement.

Le jeune Smith en question avait fort à faire pour se maintenir en vie. Son corps, insupportablement compressé par l’étrange déformation de l’espace dans ce lieu invraisemblable, était heureusement soulagé par la douceur du nid dans lequel on l’avait mis. Cessant de faire effort pour se soutenir, il tourna l’attention de son troisième niveau vers sa respiration et son rythme cardiaque.

Il vit qu’il était sur le point de se consumer. Ses poumons travaillaient aussi dur que chez lui, et son cœur galopait pour distribuer l’influx, luttant contre la compression de l’espace – il étouffait dans cette atmosphère vénéneuse, dangereusement riche et chaude. Il prit des mesures.

Lorsque les battements de son cœur furent ramenés à vingt par minute, et que sa respiration fut devenue presque imperceptible, il continua à les surveiller pour ne pas se désincarner lorsque son attention serait ailleurs. Dès qu’il s’en fut assuré, il mit de garde une partie de son second niveau et se retira. Il était nécessaire d’examiner la configuration de ces innombrables événements nouveaux, de les accorder avec lui-même, puis de les chérir et de les louer – de crainte qu’ils ne l’avalassent.

Par où commencer ? Par son départ, avec ces deux petits qui se nichaient maintenant en lui ? Ou par son arrivée dans cet espace comprimé ? Les lumières et les sons de cette arrivée assaillirent soudain son esprit, l’ébranlant douloureusement. Non, il n’était pas prêt à embrasser cette configuration – vite, en arrière, avant sa première vision de ces autres qui étaient maintenant les siens ! Avant même sa guérison, survenue après qu’il eut pour la première fois gnoqué qu’il était différent de ses petits frères… toujours plus loin, jusqu’au nid lui-même.

Sa pensée ne s’exprimait pas en symboles terrestres. Récemment, il avait appris un anglais sommaire, à peine ce dont un commerçant indien se sert pour converser avec un Turc. Smith utilisait l’anglais comme un langage codé, fruit d’une laborieuse traduction. Ses pensées, abstractions créées par une culture inconcevablement étrangère, s’éloignèrent de tout critère humain, jusqu’à devenir intraduisibles.

Dans la pièce voisine, le docteur Thaddeus jouait aux cartes avec Tom Meechum, infirmier personnel de Smith, mais il gardait un œil sur les instruments de contrôle. Lorsqu’un clignotant passa de quatre-vingt-douze pulsations minute à moins de vingt, il se précipita dans la chambre de Smith, suivi de près par Meechum.

Le patient flottait sur la membrane élastique du lit hydraulique. Il semblait mort. « Allez chercher le docteur Nelson ! cria Thaddeus.

— J’y vais », dit Meechum, puis il ajouta : « Et l’équipement antichoc ?

— Allez chercher Nelson ! »

L’infirmier parti, l’interne examina le patient, mais ne le toucha pas. Le vieux docteur arriva, du pas laborieux d’un homme qui est resté longtemps dans l’espace et ne s’est pas réadapté à la gravité terrestre. « Qu’y a-t-il, docteur ?

— La respiration, le pouls et la température du patient ont brusquement diminué il y a environ deux minutes.

— Qu’avez-vous fait ?

— Rien, monsieur le docteur. Vos instructions…

— Parfait. » Nelson examina sommairement Smith, puis étudia les instruments placés au pied du lit, jumeaux de ceux de la salle de contrôle. « Prévenez-moi s’il y a du changement. » Il s’apprêta à sortir.

— Mais, docteur…, dit Thaddeus avec surprise.

— Oui ? fit Nelson. Quel est votre diagnostic ?

— C’est votre patient, monsieur le docteur. Je ne voudrais pas me prononcer…

— Je vous ai demandé votre diagnostic.

— Soit. Choc… pas typique sans doute, mais choc néanmoins, menant à une issue fatale.

— Diagnostic raisonnable, approuva Nelson, mais nous ne sommes pas en présence d’un cas raisonnable. Je l’ai déjà vu dix fois dans cet état. Regardez…» Il leva un des bras du patient, puis le lâcha. Le bras resta levé.

— Catalepsie ? demanda Thaddeus.

— Si cela vous plaît de le nommer ainsi. Que personne ne le dérange. Appelez-moi dès qu’il y aura du changement. » Il remit le bras en place.

Nelson parti, Thaddeus regarda le patient, haussa les épaules et retourna dans la salle de garde. Meechum reprit ses cartes. « On joue ?

— Non. »

Meechum ajouta : « Si vous voulez mon avis, il est bon pour le panier avant demain matin.

— Personne ne vous l’a demandé. Allez donc fumer une cigarette avec les gardes. J’ai besoin de réfléchir. »

Sans daigner répondre, Meechum alla rejoindre les gardes dans le couloir. Voyant qui c’était, le plus grand des deux marines lui demanda : « Pourquoi tout ce théâtre ?

— Le patient a eu des quintuplés et on se demandait quels noms leur donner. Vous avez une sèche ? »

L’autre marine sortit son paquet. « Sans rire, c’est grave, ce qu’il a ? »

Meechum se planta la cigarette dans la bouche. « Je vous jure que je n’en ai pas la moindre idée.

— Et pourquoi ces ordres de ne laisser approcher aucune femme ? C’est un maniaque sexuel ?

— Tout ce que je sais, c’est qu’on l’a amené du Champion et qu’il lui faut le repos absolu.

— Du Champion ! s’exclama le premier. Ça explique tout.

— Ça explique quoi ?

— C’est évident, voyons. Il en a pas eu, il en a pas touché, il en a pas vu une depuis des mois. Et il est malade, hein ? S’il mettait ses pattes sur une fille, ça risquerait de le tuer. » Il cligna de l’œil. « Oh oui, pour sûr ! »


Smith avait gnoqué que les intentions des docteurs n’étaient pas mauvaises. Il était donc inutile de se replier à ce point-là.

Et au matin, à l’heure où les infirmiers humains tapotent les visages des patients avec des linges mouillés, Smith revint à lui. Sa respiration s’accrut, son rythme cardiaque s’accéléra, et il examina ce qui l’entourait avec sérénité, appréciant les moindres détails. C’était la première fois qu’il voyait sa chambre – lorsqu’ils l’avaient amené, il n’était pas en état de l’assimiler. Rien n’était banal ici – il n’y avait rien de tel sur Mars, et cela ne ressemblait pas aux compartiments métalliques du Champion. Ayant revécu les événements séparant son nid de ce lieu, il était prêt à l’accepter, à le louer et, jusqu’à un certain point, à le chérir.

Il s’aperçut de la présence d’un autre être vivant. Un cousin aux longues pattes cheminait au plafond. Smith le regarda faire avec délices, se demandant s’il s’agissait d’un petit homme.

Puis, le docteur Archer Frame, l’interne qui avait pris la relève de Thaddeus, entra. « Bonjour, lui dit-il. Comment vous sentez-vous ? »

Smith examina la question. Le premier mot était de toute évidence un son purement formel, n’exigeant aucune réponse. La phrase qui suivait suggérait plusieurs interprétations possibles. Dans la bouche du docteur Nelson, elle aurait eu une certaine signification. Dans celle du capitaine van Tromp, ce n’aurait été qu’un autre son formel.

Qu’il était donc difficile de communiquer avec ces créatures ! Mais il se força à demeurer calme et risqua une réponse : « Je me sens bien.

— Bravo ! s’exclama la créature. Le docteur Nelson arrive dans un moment. Vous sentez-vous de taille à manger ? »

Tous ces symboles figuraient dans son vocabulaire, mais il pensa avoir mal entendu. Il savait qu’il était de taille à nourrir quelqu’un, mais rien ne l’avait préparé à un tel honneur. Et il ignorait que la nourriture fût si rare qu’il était nécessaire d’amputer le groupe d’un de ses membres. Il ressentit un léger regret à l’idée de tant de nouveautés qu’il ne pourrait gnoquer, mais aucune crainte.

L’arrivée du docteur Nelson lui épargna la peine de répondre.

Le docteur l’examina, regarda les instruments, puis lui demanda : « Toujours pas de selles ? »

Smith comprenait cela ; Nelson le lui demandait chaque fois. « Non.

— Nous allons nous en occuper. Mais d’abord, mangez. Infirmier, le plateau. »

Nelson lui donna trois cuillerées, puis lui tendit la cuiller et insista pour qu’il se nourrisse seul. C’était fatigant, mais à la fin il était heureux et triomphant, car c’était sa première action autonome depuis son arrivée dans cet étrange espace. Il vida le bol, et prit soin de demander : « Qui est-ce ? » afin de pouvoir remercier son bienfaiteur.

Qu’est-ce, le corrigea Nelson. C’est une gelée alimentaire synthétique – et vous voilà guère plus avancé qu’avant. Vous avez terminé ? Bien, alors. Descendez du lit.

— Pardon ? » Ce symbole d’attention était bien utile lorsque la communication échouait.

— Sortez de là-dedans. Levez-vous ! Marchez ! Je sais, vous êtes aussi faible qu’un petit chiot, mais vous n’arriverez jamais à vous muscler en flottant dans ce lit. » Nelson ouvrit une soupape et l’eau s’écoula. Sachant que Nelson le chérissait, Smith réprima son sentiment d’insécurité. Il se retrouva bientôt entre les replis du tissu imperméable. « Docteur Frame, ajouta Nelson, prenez-lui l’autre bras. »

Soutenu par les deux hommes et encouragé par Nelson, Smith parvint à passer ses jambes par-dessus le rebord du lit. « Doucement, voilà. Essayez de vous lever… N’ayez pas peur. Nous vous rattraperons si vous tombez. »

Il y parvint. Il était jeune, maigre, presque sans muscles et avec un trop grand développement thoracique. À bord du Champion, on lui avait coupé les cheveux et inhibé la barbe. Ses traits doux, pas vraiment formés, rappelaient ceux d’un bébé, mais ses yeux étaient ceux d’un nonagénaire.

Tremblant légèrement, il fit trois petits pas, puis son visage s’éclaira d’un sourire enfantin. « Bravo, continuez ! » lui dit Nelson.

Il fit un pas de plus, puis trembla violemment et s’écroula. Ils ne le retinrent que de justesse. « Damnation, ragea Nelson, le voilà reparti ! Aidez-moi à le remettre au lit. Non. Il faut d’abord le remplir. »

Frame ouvrit le circuit, et ils le hissèrent dans le lit, non sans mal car il s’était figé dans la position du fœtus. « Mettez-lui un oreiller pneumatique, et n’hésitez pas à m’appeler, lui dit Nelson. Nous le ferons marcher de nouveau cet après-midi. Dans trois mois, il grimpera aux arbres comme un singe. Il n’a absolument rien.

— Oui, docteur, dit Frame sans conviction.

— Ah oui ! et dès qu’il se réveillera, montrez-lui comment se servir des toilettes. Mais faites-vous aider par un infirmier. Je ne tiens pas à ce qu’il tombe.

— Oui, docteur. Y a-t-il une technique particulière… je veux dire pour…

— Hein ? montrez-lui ! Il ne comprendra pas grand-chose à ce que vous lui direz, mais il est malin comme un singe. »


Smith déjeuna sans aide. L’infirmier venu remporter le plateau se pencha vers lui. « Écoutez, lui dit-il. J’ai une proposition du tonnerre à vous faire.

— Pardon ?

— Une affaire en or. De l’argent facile.

— De l’argent ? Qu’est-ce que l’argent ?

— Allons, pas de philosophie. Tout le monde a besoin d’argent. Je n’ai pas le temps de parler longtemps. Ça a été assez difficile de venir ici. Je représente les Éditions Sans Pareil. Soixante mille pour votre histoire, et vous n’aurez même pas à l’écrire : nos spécialistes s’en chargeront pour vous. Vous répondez à leurs questions et ils feront le reste. » Il sortit un papier. « Signez ça et c’est fait. »

Smith prit la feuille et la regarda à l’envers. L’homme étouffa une exclamation. « Seigneur ! Vous ne lisez pas l’anglais ? »

Smith comprit suffisamment pour répondre : « Non.

— Ça ne fait rien. Je vais vous le lire et vous mettrez l’empreinte de votre pouce, cela suffira. “Je soussigné Valentin Michaël Smith, également connu sous le nom de l’Homme de Mars, cède aux Éditions Sans Pareil, Ltd., le droit exclusif de publier mon histoire vécue, à paraître sous le titre J’étais prisonnier de Mars, en échange de…”

— Infirmier ! »

Le docteur Frame était à la porte. L’homme fit disparaître le papier dans ses vêtements. « J’arrive, docteur. J’étais venu prendre le plateau.

— Que lisiez-vous ?

— Rien.

— Je vous ai vu. Il est interdit de déranger ce malade. » Ils sortirent, et le docteur Frame referma la porte. Smith resta immobile plus d’une heure, mais malgré tous ses efforts, il ne put tout gnoquer.

4

Gillian Boardman était une excellente infirmière, et les hommes étaient son dada. Ce jour-là, elle était de garde à l’étage où se trouvait Smith. Lorsqu’elle apprit que le patient de la chambre K-12 n’avait jamais vu de femme de sa vie, elle n’en crut pas ses oreilles, et décida d’aller lui rendre visite.

Elle savait que les visites féminines étaient interdites, et ne tenta pas d’entrer par la porte surveillée par les marines – sachant qu’ils avaient la stupide habitude de prendre leurs ordres à la lettre. Elle préféra se rendre dans la salle de garde.

Le docteur Thaddeus leva la tête. « Oh, mais c’est « Fossettes » ! Alors, beauté, quel bon vent vous amène ?

— Cela fait partie de ma tournée. Comment va le malade ?

— Ne vous inquiétez pas pour lui. Vous connaissez les ordres ?

— Oui, mais je voudrais le voir.

— En un mot comme en mille : non.

— Oh, Tad, ne devenez pas comme les autres. »

Il regarda songeusement ses ongles. « Si je vous laissais entrer, je me retrouverais dans l’Antarctique. Il serait déjà ennuyeux que le docteur Nelson vous voie ici. »

Elle se leva. « Il doit venir ?

— Seulement si je le fais appeler. Le changement de gravité l’a fatigué, et il dort.

— Alors pourquoi êtes-vous si strict ?

— Ce sera tout, infirmière.

— Bien, docteur. » Elle ajouta : « Salaud !

— Jill !

— Et collet-monté, en plus ! »

Il soupira. « C’est toujours d’accord, pour samedi soir ? »

Elle haussa les épaules. « Eh bien oui… Une fille ne peut pas se permettre d’être difficile par les temps qui courent. » Elle retourna à la salle des infirmières et prit son passe-partout. Elle ne s’avouait pas vaincue : le K-12 communiquait avec une autre chambre, servant de salon lorsque le malade était une personnalité importante. Elle s’y introduisit sous le regard indifférent des gardes, qui ignoraient que les chambres communiquaient.

Elle hésita un moment devant la seconde porte, se souvenant de ses fugues d’élève-infirmière. Puis elle l’ouvrit et regarda à l’intérieur.

Le patient tourna la tête vers elle. Sa première impression fut qu’il s’agissait d’un cas désespéré – son manque d’expression lui rappelait l’apathie des condamnés. Puis elle remarqua que ses yeux brillaient d’intérêt. Avait-il le visage paralysé ?

Elle prit une attitude professionnelle. « Alors, comment nous sentons-nous aujourd’hui ? Mieux ? »

Smith traduisit. L’usage du « nous » semblait symboliser un désir de chérir et de se rapprocher, et la question elle-même semblait refléter l’attitude de Nelson. « Oui », répondit-il.

— Bravo ! » Mis à part son curieux manque d’expression, il lui parut fort normal – et s’il n’avait vraiment jamais vu de femme, il le cachait fort bien. « Je peux faire quelque chose pour vous ? » Elle vit qu’il n’avait pas de verre sur sa table de chevet. « Je vais vous apporter de l’eau. »

Smith avait immédiatement vu que cette créature était différente des autres. Il compara ce qu’il voyait avec des photos que Nelson lui avait montrées au cours du voyage – des photos destinées à illustrer une étonnante caractéristique du groupement humain. C’était donc cela qu’on entendait par « femme ».

Il était à la fois passionné et désappointé. Afin de gnoquer profondément, il supprima ces émotions avec tant de succès que, dans la pièce voisine, les cadrans ne révélèrent aucun changement.

Mais, en traduisant ses derniers mots, il fut envahi par une émotion si vive qu’il faillit laisser son rythme cardiaque s’accélérer. Il se reprit, mécontent d’avoir agi comme un petit indiscipliné. Puis, il réexamina sa traduction.

Non, il ne s’était pas trompé. Cet être-femme lui avait bien offert de l’eau. Elle désirait se rapprocher de lui.

Au prix d’un grand effort, essayant de transmettre une signification adéquate, il répondit cérémonieusement : « Je vous remercie pour l’eau. Puissiez-vous toujours boire profondément. »

L’infirmière Boardman parut surprise. « Oh ! Que c’est gentil ! » Elle trouva un verre, l’emplit, et le lui tendit.

— « Buvez d’abord », lui dit-il.

Croit-il que j’essaie de l’empoisonner ? se demanda-t-elle. Et pourtant, sa demande avait quelque chose de touchant et d’irrésistible. Elle but une gorgée, et il en prit une aussi, puis se recoucha, apparemment satisfait, comme s’il venait d’accomplir quelque chose d’important.

Jill se dit que, comme aventure, ce n’était guère réussi. « Bon, dit-elle, si vous n’avez besoin de rien d’autre je vais continuer ma tournée. »

Et elle se dirigea vers la porte, mais il s’écria : « Non ! »

Elle se retourna. « Comment ?

— Ne partez pas.

— Mais… il le faut, vous savez. » Elle revint vers lui. « Vous voulez autre chose ? »

Il la regarda des pieds à la tête. « Vous êtes… Femme ? »

La question la fit sursauter. Sa première impulsion fut de répondre avec désinvolture, mais le visage grave et le regard curieusement troublant l’arrêtèrent. Elle comprit alors que l’impossible était vrai : il ne savait pas ce qu’était une femme. Prudemment, elle répondit : « Oui, je suis une femme. »

Smith continuait à la regarder, et Jill commençait à être embarrassée. Qu’un mâle la regardât, elle en avait l’habitude – mais là, elle se sentait disséquée sous un microscope. « Alors, dit-elle pour rompre le silence, ai-je l’air d’une femme ? »

— Je ne sais pas, répondit Smith lentement. J’ignore de quoi une femme a l’air. Qu’est-ce qui vous fait femme ?

— Pour l’amour du ciel ! » Jamais depuis l’âge de douze ans elle n’avait autant perdu le contrôle dans une conversation avec un homme. « Vous ne voulez quand même pas que j’ôte mes vêtements pour vous le montrer ! »

Smith prit son temps pour examiner ces symboles et tenter de les traduire. Il lui fut absolument impossible de gnoquer le premier groupe. Peut-être un de ces sons formels si souvent utilisés… et pourtant, elle l’avait exprimé avec force, comme une ultime communication avant de se retirer. Peut-être, dans son inexpérience, avait-il si peu respecté les règles de conduite à observer avec une « femme » qu’elle était sur le point de se désincarner.

Il ne voulait pas qu’elle meure en ce moment, même si c’était son droit, voire son devoir. Le passage abrupt du rituel de l’eau à une situation où le nouveau frère d’eau songeait soudain à se retirer l’aurait certainement plongé dans une profonde panique s’il n’avait consciemment réprimé ce trouble. Mais il décida que, si elle mourait, il devait mourir aussi – impossible de gnoquer autrement, après le partage de l’eau.

Le second groupe contenait des symboles plus aisément compréhensibles. Il ne gnoqua qu’imparfaitement l’intention, mais y vit un moyen d’éviter la crise : en accédant au désir suggéré. Peut-être n’auraient-ils pas besoin de se désincarner si la femme ôtait ses vêtements. Il eut un sourire joyeux. « Je vous en prie, oui. »

Jill ouvrit la bouche, la referma, puis l’ouvrit de nouveau. « Ça alors ! »

Smith gnoqua une violente émotion et comprit qu’il avait donné la mauvaise réponse. Il commença donc à se préparer à la désincarnation, goûtant et chérissant tout ce qu’il avait été et tout ce qu’il avait vu, en accordant une attention particulière à cette femme. Puis, il prit conscience qu’elle se penchait au-dessus de lui et sut qu’en fait il n’allait pas mourir. Elle le regarda bien en face. « Corrigez-moi si je me trompe, dit-elle. Vous m’avez bien demandé d’ôter mes vêtements ? »

Smith parvint à traduire ces complexes abstractions. « Oui », répondit-il en espérant que cela ne déclencherait pas une nouvelle crise.

— C’est bien ce que je pensais. Ah, mon ami, vous ne m’avez pas l’air malade.

Il considéra d’abord le mot « ami » ; elle lui rappelait qu’ils avaient été unis par l’eau. Il fit appel à ses petits pour ne pas décevoir son nouveau frère, et acquiesça à ce qu’elle disait : « Non, je ne suis pas malade.

— Je me demande vraiment ce qui cloche avec vous. En tout cas, je ne me déshabillerai pas. » Elle se redressa et alla jusqu’à la porte, puis s’arrêta et le regarda avec un sourire légèrement moqueur. « En d’autres circonstances, vous pourrez me le redemander, très gentiment. Nous verrons bien ce que je ferai. »

La femme partie, Smith se détendit et oublia la chambre. Il était heureux d’avoir, par son attitude, réussi à éviter qu’ils n’aient à se désincarner… mais il y avait tant de choses à gnoquer. La dernière réplique de la femme contenait des symboles nouveaux, et les autres étaient disposés de telle sorte qu’il n’était pas facile de les comprendre. Il était heureux que l’arôme eût permis la communication entre eux – malgré la présence d’un élément à la fois gênant et terriblement agréable. En pensant à son nouveau frère, la « femme », il ressentait de curieux picotements. La sensation était assez proche de celle qu’il avait connue la première fois qu’on l’avait laissé assister à une désincarnation. Sans savoir pourquoi, il se sentit heureux.

Si seulement son frère Mahmoud était là ! Il y avait tant de choses à gnoquer, et si peu d’éléments pour le faire…


Jill passa le reste de la journée dans une profonde hébétude incapable de chasser de son esprit le visage de l’Homme de Mars, et ne cessant de repenser aux choses insanes qu’il lui avait dites. Non, pas « insanes » – elle avait travaillé suffisamment longtemps dans des hôpitaux psychiatriques pour savoir qu’il n’était pas fou. « Innocent » lui parut mieux convenir – puis elle décida que le terme n’était pas adéquat. L’expression de son visage était innocente, mais ses yeux ne l’étaient pas. Quel genre d’homme pouvait avoir un visage pareil ?

Elle avait travaillé jadis dans une clinique catholique. Elle vit soudain le visage de l’Homme de Mars entouré de la coiffe d’une des infirmières – une religieuse. Mais cette image la troubla ; le visage de Smith n’avait rien de féminin.

Elle se changeait pour sortir lorsqu’une infirmière passa la tête dans le vestiaire. « Téléphone, Jill. Elle prit la communication, son sans image, tout en finissant de s’habiller.

« C’est Florence Nightingale ? demanda une voix de baryton.

— Elle-même. C’est vous, Ben ?

— Le vaillant défenseur des libertés de la presse en personne. Vous êtes libre ?

— Quelles sont vos intentions ?

— Vous offrir un steak, vous noyer d’alcool, puis vous poser une question.

— La réponse est toujours « non ».

— Pas cette question-là.

— Oh ! vous en connaissez donc une autre ? Je vous écoute.

— Plus tard, lorsque vous serez en condition.

— Du vrai steak ? Pas du syntho ?

— Garanti. Enfoncez-y une fourchette et il meuglera.

— Vous avez besoin d’une note de frais ?

— Jill, vous êtes ignoble. Alors ?

— Vous m’avez convaincue.

— Sur le toit du centre médical. Dix minutes. »

Elle remit son costume dans le placard et en sortit une robe qu’elle y gardait précisément pour ce genre d’occasion. D’une coupe très simple, tout juste un peu transparente là où il le fallait pour recréer l’effet qu’elle aurait produit si elle n’avait rien eu sur elle. Jill se regarda avec satisfaction dans la glace et prit le tube menant au toit.

Elle cherchait Ben Caxton des yeux lorsque le planton lui toucha le bras. « Une voiture vous attend, Miss Boardman. Cette Talbot saloon.

— Merci, Jack. » Le taxi, porte ouverte, était prêt à décoller. Elle monta et allait saluer Ben d’un compliment équivoque, lorsqu’elle vit qu’il n’était pas à l’intérieur. Le taxi était automatique. La porte se ferma et il décolla, prit de l’altitude puis traversa le Potomac. Il descendit vers un parking d’Alexandria ; Caxton monta, et le taxi repartit. Jill le dévisagea. « Oh, mais c’est que nous sommes des V.I.P. ! Depuis quand faites-vous chercher vos femmes par un robot ? »

Lui tapotant le genou, il lui dit gentiment : « J’ai mes raisons, mon poussin. Je ne peux pas venir vous prendre au vu de tout le monde…

— Vraiment !

— … et vous ne pouvez pas vous permettre d’être vue en ma compagnie. Calmez-vous. Je vous assure que c’était nécessaire.

— Hum… lequel de nous deux a la lèpre ?

— Tous les deux. Je suis un journaliste, Jill.

— Je commençais à en douter.

— Et vous êtes infirmière à l’hôpital où ils ont mis l’Homme de Mars.

— Et par conséquent, vous ne pouvez pas me présenter à votre mère. C’est cela ?

— Il faut vous faire un dessin, Jill ? Il y a plus de mille reporters aux environs, sans compter les agents de presse, intermédiaires douteux, opportunistes et tout le rodéo. Tous ont essayé d’interviewer l’Homme de Mars, et aucun n’a réussi. Vous pensez vraiment que ce serait malin de nous faire voir ensemble ?

— Je ne vois pas l’importance que ça peut avoir. Je ne suis pas l’Homme de Mars. »

Il la regarda en souriant. « Ça, certainement pas. » Puis, redevenant sérieux : « Mais vous allez m’aider à le voir – ce qui explique pourquoi je ne suis pas venu vous chercher.

— Hein ? Ben, vous avez dû aller au soleil sans chapeau. Il est gardé par des marines.

— Ah oui ? Il faudra en discuter.

— Je ne vois pas de quoi nous discuterions, Ben. Je…

— Plus tard. Allons manger.

— Paroles raisonnables. Iraient-ils jusqu’à vous rembourser le New Mayflower ? Car ce n’est pas vous qui payez, n’est-ce pas ? »

Caxton laissa passer, mais se rembrunit. « Jill, je ne me risquerais pas dans un restaurant plus proche que Louisville, et il nous faudrait deux heures pour nous y rendre. Si nous allions plutôt dîner chez moi ?

— … dit l’araignée à la mouche. Je suis fatiguée, Ben. Je n’ai pas envie de lutter.

— Personne ne vous l’a demandé. Je vous jure que vous ne risquez rien avec moi.

— Ça ne me plaît guère davantage. Si je ne risque rien avec vous, c’est vraiment que je baisse. Enfin ! D’accord, allons-y. »

Caxton composa leur nouvelle direction. Le taxi, qui effectuait des cercles d’attente, s’éveilla et fila vers l’appartement meublé de Ben. Puis il fit un numéro de téléphone et demanda à Jill : « Je vais dire à la cuisine de préparer les steaks. Combien de temps comptez-vous pour les cocktails, mon oiseau ? »

Jill réfléchit. « Votre piège à souris a donc une cuisine privée ?

— Sommaire. Mais je peux faire griller un steak.

— Je m’en chargerai. Passez-moi donc l’appareil. » Elle donna ses ordres, s’interrompant pour demander à Ben s’il aimait les endives.

Le taxi les déposa sur le toit, et ils descendirent dans son appartement. Il était un peu désuet, et son seul luxe était un tapis de vrai gazon dans le living. Jill ôta immédiatement ses chaussures et s’avança sur l’herbe, sentant avec délices le contact de l’herbe fraîche contre ses orteils nus. Elle soupira d’aise. « C’est vraiment divin ! Dire que cela fait des années que j’ai mal aux pieds.

— Asseyez-vous, Jill.

— Oh non, je veux que mes pieds se souviennent de cela.

— À votre guise. » Il alla préparer les boissons.

Elle le suivit de peu et commença à s’affairer dans la cuisine. Les steaks étaient dans le monte-plats, ainsi que des pommes de terre précuites. Elle remua la salade, la tendit au réfrigérateur, régla le four pour griller les steaks et réchauffer les pommes de terre, mais ne le mit pas en marche. « Le four n’a pas de télécommande ?

— Jill ! Que feriez-vous si vous deviez faire la cuisine sur un feu de bois ?

— Je me débrouillerais sans doute mieux que vous, grand malin. J’ai été éclaireuse. »

Ils retournèrent au living. Jill s’assit à ses pieds et ils attaquèrent leurs cocktails. En face d’eux, il y avait un stéréo-viseur déguisé en aquarium. Il l’alluma ; les platax et les cyprins firent place au visage du célèbre commentateur Augustus Greaves.

— «… et l’on peut affirmer, disait l’image, que l’Homme de Mars est maintenu sous hypnotiques pour l’empêcher de révéler ces faits, et l’administration serait extrêmement…»

Caxton éteignit. « Sacré vieux, va… t’en sais pas un sacré mot de plus que moi. » Il redevint sérieux. « Mais il a peut-être raison en disant que Smith est drogué.

— Non ! dit Jill vivement.

— Hein ? Vous disiez, ma jolie ?

— L’Homme de Mars n’est pas drogué. » Ayant laissé échapper cela, elle ajouta : « Il y a toujours un médecin de garde, mais je sais qu’on ne lui donne pas de sédatifs.

— En êtes-vous certaine ? Vous n’êtes pas une de ses infirmières ?

— Non… en fait, aucune femme n’a le droit de l’approcher, et les marines sont chargés de faire respecter la consigne.

— C’est bien ce que j’avais entendu dire. Vous ne savez donc rien. »

Jill se mordit les lèvres. Il n’y avait plus qu’un moyen de prouver ses dires. « Ben ? Vous ne me trahirez pas ?

— Comment ?

— En aucune façon.

— Hum… cela recouvre bien des choses, mais je marche.

— Bien. » Jill lui tendit son verre ; lorsqu’il l’eut rempli, elle continua : « Je sais que l’Homme de Mars n’est pas dopé, parce que je lui ai parlé. »

Caxton émit un sifflement. « Je le savais bien. Ce matin en me levant, je me suis dit : « Va voir Jill, c’est ta meilleure carte. » Encore un verre, mon doux agneau ? Allez, buvez, prenez le shaker si vous voulez.

— Hé là, doucement !

— Comme il vous plaira. Voulez-vous que je masse vos pauvres pieds fatigués ? Allons, commençons l’interview. Comment… ?

— Non, Ben ! Un seul mot sur moi et je suis à la porte.

— Voyons… « Une source généralement digne de foi », cela irait ?

— Cela me fait peur.

— Vous n’allez quand même pas me laisser mourir de dépit et manger ce steak toute seule.

— Oh, je parlerai, n’ayez crainte. Mais vous ne pourrez pas utiliser ce que je dirai. » Et elle lui raconta comment elle avait berné les gardes.

Il l’interrompit : « Dites-donc ! Vous pourriez le refaire ?

— Sans doute, oui. Mais je ne le ferai pas. C’est trop risqué.

— Alors, vous pourriez peut-être me faire entrer ? Écoutez. Je me déguiserai en électricien : bleu de travail, trousse à outils, insigne syndical et tout. Vous me passez la clef et…

— Non !

— Hein ? Voyons, soyez raisonnable, ma petite Jill. C’est l’histoire la plus émouvante depuis celle d’Isabelle qui avait mis ses bijoux au clou pour Christophe Colomb. La seule chose qui m’inquiète, c’est que je risque de tomber sur un autre électricien…

— Et moi, la seule chose qui m’inquiète, c’est moi. Pour vous, il s’agit d’un article ; pour moi il s’agit de ma carrière. Ils me chasseraient de la profession, et même de la ville.

— Oui, évidemment…

— Oui, évidemment.

— Je crois qu’il va falloir vous graisser la patte, chère amie.

— Combien ? Il en faudra un morceau, si je dois aller passer le reste de mes jours à Rio.

— Évidemment, je ne pourrai pas vous offrir autant que l’Associated Press ou Reuter. Disons cent ?

— Pour qui me prenez-vous ?

— Cette question est déjà réglée ; pour le moment, nous discutons du prix. Cent cinquante ?

— Donnez-moi le numéro de l’Associated Press, vous serez gentil.

— Capitol 10-9000. Jill, voulez-vous m’épouser ? Je ne peux pas monter plus haut. »

Elle parut complètement stupéfaite. « Vous pourriez répéter ?

— Voulez-vous m’épouser ? Ainsi, s’ils vous chassent de la ville, je vous attendrai aux portes et vous arracherai à votre sordide existence. Puis, nous reviendrons ici, et vous pourrez délasser vos ravissants pieds sur mon gazon – sur notre gazon – et oublier vos déboires passés. Mais auparavant, il faudra bel et bien que vous me fassiez entrer dans cette chambre.

— Ben, pour un peu, je vous prendrais au sérieux. Le répéteriez-vous, en présence d’un témoin ?

— Appelez un témoin », répondit Caxton en soupirant. Elle se leva. « Ben… je ne vous obligerai pas à tenir votre promesse. » Elle l’embrassa. « Mais il ne faut pas plaisanter sur ce sujet avec une fille qui n’est pas mariée.

— Je ne plaisantais pas.

— Je me demande. Essuyez ce rouge à lèvres et je vous dirai tout ce que je sais. Ensuite, nous verrons comment vous pouvez l’utiliser sans danger pour moi. Cela vous va ?

— Cela me va. »

Elle lui raconta tout en détail. « Je suis certaine qu’il n’était pas drogué, et tout aussi certaine qu’il a tous ses esprits – bien qu’il m’ait posé des questions absolument invraisemblables.

— Le contraire aurait été curieux.

— Comment cela ?

— Voyons, Jill ! Nous connaissons peu de choses sur Mars, mais nous savons que les Martiens ne sont pas humains. Imaginez que vous ayez vécu dans la jungle, parmi une tribu primitive au point de ne pas savoir ce qu’est une chaussure. Comprendriez-vous les innombrables allusions fondées sur des siècles de culture ? Et ce n’est qu’une bien faible analogie. La vérité est au moins quarante millions de fois plus étrange.

— Oui. C’est bien pourquoi je ne me suis pas laissé arrêter par ses remarques bizarres. Je ne suis pas stupide, Ben.

— Vous êtes même remarquablement intelligente pour une femme.

— Vous voulez mon martini sur les cheveux ?

— Toutes mes excuses. Les femmes sont plus malignes que les hommes ; tout le prouve. Passez-moi votre verre. »

Elle accepta ses offres de paix et continua : « Cette interdiction de lui laisser voir des femmes est stupide. Il n’a rien d’un maniaque sexuel.

— Ils veulent sans doute lui éviter trop de chocs.

— Ça ne lui a fait aucun choc. Il était simplement… intéressé. Je n’avais pas l’impression que c’était un homme qui me regardait.

— Si vous aviez accédé à sa demande, ç’aurait peut-être été une autre histoire.

— Je ne pense pas. Il voulait simplement voir en quoi les femmes sont différentes.

— Vive la différence ! s’exclama Caxton avec chaleur.

— Vous devenez vulgaire.

— Mais non. Je rendais grâces aux dieux d’être né humain et non martien.

— Soyez sérieux.

— Je ne l’ai jamais été davantage.

— Alors, calmez-vous. Je suis sûre qu’il ne m’aurait pas embêtée. Si vous aviez vu son visage, vous n’en douteriez pas.

— Qu’a-t-il de particulier ? »

Jill plissa le front. « Ben, avez-vous déjà vu un ange ?

— En dehors de vous, non.

— En tout cas, c’est ce dont il avait l’air. Des yeux très vieux, très sages, dans un visage complètement placide, d’une innocence presque irréelle. » Elle frissonna.

« Irréel, hein…, dit Ben lentement. J’aimerais beaucoup le voir.

— Mais Ben, pourquoi le surveillent-ils ainsi ? Il ne ferait pas de mal à une mouche. »

Caxton réfléchit. « Ils veulent sans doute le protéger. Il a grandi dans la gravité de Mars, et doit être faible comme un poussin.

— Mais la faiblesse musculaire, ce n’est pas dangereux ; nous guérissons bien la myasthénie, qui est beaucoup plus grave.

— Ils veulent aussi l’empêcher d’attraper des maladies auxquelles il n’a jamais été exposé.

— Bien sûr, les anticorps. Mais si j’en crois ce qu’ils disent au mess, le docteur Nelson – le médecin du Champion – y a veillé pendant le voyage de retour. Par des transfusions mutuelles, il a remplacé près de la moitié de sa masse sanguine.

— Ça, c’est nouveau. Je peux m’en servir, Jill ?

— À condition de ne pas parler de moi. De plus, ils l’ont vacciné contre tout ce qui existe, sauf peut-être contre l’hygroma du genou. Mais enfin, Ben, il n’a pas besoin de gardes armés pour le protéger contre les microbes !

— Oui… je connais deux ou trois babioles que vous ignorez peut-être, mais dont je ne peux pas me servir parce que je dois protéger mes sources. Vous n’en parlerez à personne ?

— À personne.

— Bien. Mais c’est une longue histoire. Encore un verre ?

— Non. Passons au steak. Où est le bouton ?

— Ici.

— Eh bien, appuyez.

— Moi ? C’est vous qui deviez faire la cuisine.

— Ben Caxton, je préférerais mourir de faim plutôt que de me lever pour appuyer sur un bouton qui est à dix centimètres de votre main.

— À vos ordres, madame… mais n’oubliez pas qui a préparé le dîner. Revenons-en à Valentin Michaël Smith. On doute fortement qu’il ait droit au nom de « Smith ».

— Quoi !

— Votre ami est le premier bâtard interplanétaire connu, ma jolie !

— Vous vous f… de moi !

— N’oubliez pas que vous êtes une dame. Vous vous souvenez de l’Envoy ? Quatre couples mariés, dont le capitaine et Mme Brant, le docteur et Mme Smith. Votre ami au visage d’ange est le fils de Mme Smith et du capitaine Brant.

— Comment le savent-ils ? Et qu’est-ce que cela peut bien faire ? À quoi bon déterrer ce scandale ? Qu’on laisse les morts dormir en paix !

— Comment ils le savent ? Il n’y a sans doute jamais eu de gens plus mesurés et catégorisés que ces huit-là. Groupe sanguin, facteur rhésus, couleur des yeux et des cheveux, et un tas de machins génétiques. On sait avec certitude que Mary-Jane Lyle-Smith était sa mère et Michaël Brant son père. Ça lui fait une jolie hérédité : son père avait un Q.I. de 163, et sa mère de 170.

« Quant à ce que cela peut leur faire, continua Ben, on le découvrira sans doute d’ici peu, et alors il y aura un tas de gens bien embêtés. Vous avez entendu parler du propulseur de Lyle ?

— Bien sûr. Le Champion en était équipé.

— De même que tous les navires spatiaux, de nos jours. Vous savez qui l’a inventé ?

— Non, je… Attendez ! Vous voulez dire qu’elle !…

— Vous avez gagné ! C’est en effet le docteur Mary-Jane Lyle-Smith. Elle avait résolu tous les problèmes dès avant son départ, mais ce n’en était pas encore au stade de l’application. Les brevets étaient pris, et elle en avait confié l’exploitation à la Science Foundation, qui n’est pas une organisation philanthropique. Le gouvernement a fini par avoir le contrôle de l’invention, mais c’est à votre ami qu’elle appartient. Et elle vaut des millions, peut-être même des centaines de millions ! »

Le dîner était prêt. Du plafond, Caxton fit descendre une table pour lui et une autre, à la japonaise, pour que Jill puisse s’asseoir dans l’herbe. « Il est tendre ? lui demanda-t-il.

— Délicieux ! répondit-elle, la bouche pleine.

— Merci. N’oubliez pas que c’est moi le cuisinier.

— Ben…, dit-elle après avoir avalé. Mais Smith est… enfin, illégitime. Peut-il hériter ?

— Il n’est pas illégitime. Le docteur Mary-Jane était à Berkeley et la loi californienne ignore le concept de bâtardise. Idem pour le capitaine Brant : la Nouvelle-Zélande a des lois civilisées. Tandis que dans l’État où vivait le docteur Ward Smith, un enfant né dans le mariage est légitime quoiqu’il arrive. Nous avons donc un homme qui est l’enfant légitime de trois parents.

— Doucement, Ben, doucement. Ce n’est pas possible. Je ne suis pas avocat, mais…

— Si, si, je vous assure. Bien que bâtard, Smith est légitime de façons différentes sous des juridictions différentes. Et partout, il hérite. La fortune de ses pères n’est pas non plus négligeable. Brant avait investi la majeure partie de son scandaleux salaire de pilote lunaire dans la Lunar Enterprises, qui a depuis fait un boom extraordinaire. Sans compter que Brant était heureux au jeu et investissait tous ses gains. Ward Smith, lui, tenait de l’argent de sa famille. Smith hérite des deux.

— Fichtre !

— Et ce n’est pas fini mon chou, Smith hérite de tout l’équipage.

— Hein ?

— Ils avaient signé un contrat de « Gentlemen-Aventuriers » rendant chaque membre de l’expédition – ainsi que ses héritiers – héritier de tous les autres. Le contrat fut établi très soigneusement, sur des modèles des XVIe et XVIIe siècles, et il s’est révélé inattaquable. Ce n’étaient pas des gens de rien, et l’ensemble de leurs possessions est fort respectable. Il y a entre autres un bon paquet d’actions de la Lunar, en plus de celles de Brant. Smith a peut-être la majorité, ou du moins une tranche importante. »

Jill pensa à la créature enfantine et touchante qui avait partagé un verre d’eau avec elle, et en eut pitié. Caxton continua : « J’aimerais pouvoir jeter un coup d’œil sur le livre de bord de l’Envoy. Ils l’ont retrouvé, mais je doute qu’ils le publient jamais.

— Pourquoi, Ben ?

— C’est une sale histoire. Voilà ce que j’ai appris avant que mon informateur ne reprenne ses esprits : le docteur Ward Smith accoucha sa femme par césarienne – elle mourut sur la table d’opération. Ce qu’il fit ensuite prouve qu’il savait de quoi il retournait ; avec le même bistouri, il coupa la gorge du capitaine Brant, puis se suicida… Désolé, chérie. »

Jill réprima un frisson. « Je suis infirmière. J’ai l’habitude.

— Vous mentez, Jill, mais je ne vous en aime que davantage. J’ai été trois ans dans la police, et je sais qu’on ne s’habitue pas.

— Et qu’est-il arrivé aux autres ?

— Si les bureaucrates restent assis sur ce livre de bord, nous ne le saurons jamais. Mais je suis un petit journaliste naïf qui pense que le secret mène à la tyrannie.

— Il vaudrait peut-être mieux qu’ils lui fauchent son héritage. Il est très… candide.

— C’est sûrement le mot qui convient. Et il n’a pas besoin d’argent. L’Homme de Mars ne mourra jamais de faim. Tous les gouvernements du monde, sans compter mille universités et instituts divers ne demanderaient pas mieux que de l’inviter.

— S’il renonçait à ses droits, cela lui faciliterait la vie.

— Ce n’est pas si simple, Jill. Vous vous souvenez du célèbre procès de la General Atomics contre Larkin ?

— Ah oui, la Décision de Larkin. Je l’ai étudiée au lycée, comme tout le monde. Mais qu’est-ce que cela a à voir avec Smith ?

— Souvenez-vous. Les Russes envoyèrent un premier navire sur la Lune ; il s’écrasa. Ensuite, les États-Unis et le Canada unirent leurs efforts – leur navire revient mais ne laisse personne sur la Lune. Puis, tandis que les États-Unis et le Commonwealth se préparent à envoyer quelques colons sous l’égide de la Fédération, et que la Russie fait de même de son côté, la General Atomics les devance grâce à un navire lancé d’une île équatorienne. Et, lorsque le vaisseau de la Fédération arrive, suivi de près par le russe, ils trouvent les hommes de la General Atomics confortablement installés.

« Ainsi, la General Atomics, une corporation suisse sous contrôle américain, fait valoir ses droits sur le satellite. La Fédération ne pouvait pas simplement passer outre, ne serait-ce que parce que les Russes auraient protesté. Mais la Haute Cour décida qu’une entreprise, simple fiction légale, ne pouvait posséder une planète ; ses vrais propriétaires étaient les hommes qui l’occupaient : Larkin et ses compagnons. Ils les reconnurent donc comme « nation souveraine » et les accueillirent dans la Fédération, avec quelques concessions à la General Atomics et à sa filiale Lunar Enterprises. Cela ne plut à personne, mais tout le monde accepta le compromis. Toutes les règles sur la colonisation des planètes dérivent de la Décision de Larkin – leur but principal était d’éviter des effusions de sang. Et ce fut efficace : la Troisième Guerre mondiale n’eut pas pour origine des conflits spatiaux. La Décision de Larkin a toujours force de loi et s’applique à Smith. »

Jill secoua la tête. « Je ne vois vraiment pas le rapport.

— Réfléchissez, Jill. D’après nos lois, Smith est une nation souveraine – et l’unique propriétaire de la planète Mars. »

5

Jill ouvrit de grands yeux. « J’ai dû boire trop de martini, Ben. Je jurerais vous avoir entendu dire que notre patient possédait Mars.

— Il possède Mars. Il l’a occupée pendant la période requise. Smith est la planète Mars : roi, président, seule autorité légale, et tout ce que vous voudrez. Si le Champion n’avait pas laissé de colons, ses droits auraient pu devenir caducs. Mais il en a laissés et ils assurent la continuité de l’occupation bien que Smith soit venu sur Terre. Mais il n’a pas à partager avec eux : ce sont de simples immigrants en attendant qu’il leur accorde la citoyenneté.

— Incroyable !

— Mais légal. Vous comprenez maintenant pourquoi tant de gens s’intéressent à Smith, chérie ? Et pourquoi l’administration le cache ? Ce qu’ils font est illégal. Smith est aussi citoyen des États-Unis et de la Fédération, et il est illégal de mettre un citoyen au secret, fût-il un criminel déjà condamné. De plus, tout au long de l’histoire, on a considéré comme un acte inamical d’enfermer un monarque en visite – ce qu’il est – sans que les gens, c’est-à-dire la presse, c’est-à-dire moi puissent le voir. Vous refusez toujours de me faire entrer ?

— Brrr… vous me flanquez la frousse, Ben. Que m’auraient-ils fait s’ils m’avaient prise sur le fait ?

— Oh, rien de bien méchant. Ils vous auraient enfermée dans une cellule capitonnée avec un certificat signé de trois médecins, et le droit de recevoir du courrier toutes les années bissextiles. Je me demande bien ce qu’ils vont lui faire.

— Que pourraient-ils faire ?

— Bah… il pourrait mourir de fatigue ; à cause de la pesanteur, vous savez.

— L’assassiner !

— Voyons, voyons ! Pas de vilains mots. Je ne le crois pas, d’ailleurs. Il est une mine de renseignements, et notre seul lien avec la seule autre race civilisée que nous ayons rencontrée. Si vous connaissez vos classiques, vous avez sans doute lu La Guerre des Mondes, de H.G. Wells ?

— Il y a longtemps, oui.

— Imaginez que les Martiens deviennent méchants. C’est toujours possible, et nous n’avons aucune idée de la longueur de leur bâton. Smith pourrait être l’intermédiaire qui empêchera la Première Guerre Interplanétaire. C’est sans doute peu probable, mais le gouvernement ne peut pas simplement s’en laver les mains. Politiquement, ils n’ont pas encore tenu compte du facteur nouveau qu’est la découverte de la vie sur Mars.

— Vous pensez donc qu’il ne risque rien ?

— Pour le moment. Le secrétaire général ne peut pas se permettre de commettre des erreurs. Comme vous le savez, son administration n’est pas très solide.

— Je ne fais pas de politique.

— C’est pourtant presque aussi important que les battements de votre cœur.

— Je ne m’en occupe pas davantage.

— N’interrompez pas l’orateur. Comme je le disais, la majorité rassemblée par Douglas peut s’écrouler d’un moment à l’autre – un rien ferait fuir le Pakistan. La confiance serait refusée et Mr le secrétaire général Douglas redeviendrait un petit avocat. L’Homme de Mars tient son sort entre ses mains. Dites, vous me ferez entrer ?

— Je vais entrer dans un couvent. Il reste du café ?

— Je vais voir. »

Ils se levèrent. Jill s’étira. « Oh, mes os ! Peu importe le café, Ben. Je vais avoir une rude journée demain. Raccompagnez-moi, vous serez gentil. Ou plutôt, faites-moi reconduire ; ce sera plus prudent.

— D’accord, bien qu’il soit encore tôt. » Il alla dans sa chambre et en revint en tenant un objet de la taille d’un petit briquet. « Alors, vous refusez de me faire entrer ?

— Voyons, Ben, je voudrais bien, mais…

— Je sais. C’est dangereux – et pas seulement pour votre carrière. » Il lui montra l’objet. « Tandis que ça…

— Qu’est-ce que c’est ?

— La providence des espions, mieux encore que le whisky drogué. Un magnétophone microminiaturisé. Mouvement à ressort, indétectable. Moulé dans du plastique : on peut le jeter d’une voiture en marche sans qu’il se casse. L’électricité vient d’une micropile atomique à peu près aussi radioactive qu’une montre lumineuse, mais blindée. Le mouvement dure vingt-quatre heures, après quoi on change la bobine – pas besoin de remonter, le ressort est dans la bobine de rechange.

— Ça peut exploser ? demanda-t-elle avec appréhension.

— Vous pouvez le faire cuire au four.

— Oui, Ben, mais j’ai peur d’aller dans cette chambre après ce que vous m’avez dit.

— Mais vous pouvez aller dans la pièce voisine ?

— Je pense, oui.

— Cette petite boîte à l’ouïe fine. Fixez-la contre un mur – avec du ruban adhésif par exemple – et elle captera tout ce qui se passe dans la pièce voisine.

— Je finirai par me faire voir si j’entre tout le temps dans cette pièce. Mais j’y pense, Ben, sa chambre a une cloison en commun avec une chambre donnant sur un autre couloir. Cela irait ?

— Parfait. Vous le ferez ?

— Donnez toujours, et je verrai. »

Caxton l’essuya soigneusement avec son mouchoir. « Mettez vos gants.

— Pourquoi ?

— Si on vous prend avec, vous aurez droit à des vacances derrière les barreaux. N’y touchez qu’avec des gants et ne vous faites pas voir.

— C’est charmant !

— Vous voulez laisser tomber ?

— Non ! dit Jill avec emphase.

— Bravo, ma belle ! » Une lumière clignota ; il leva les yeux.

« Ce doit être votre taxi. Je l’avais appelé en allant chercher cela.

— Ah ! Aidez-moi à trouver mes chaussures. Et ne m’accompagnez pas sur le toit. Je préfère ne pas me faire voir avec vous.

— Il en sera fait selon vos désirs. »

Lorsqu’elle eut fini de mettre ses chaussures, elle se redressa, lui prit la tête dans ses deux mains, et l’embrassa. « Ben chéri ! Il ne sortira rien de bon de tout ceci. J’ignorais que vous étiez un criminel – mais vous faites bien la cuisine, tant que c’est moi qui règle l’appareil… Je vous épouserai bien, si j’arrive de nouveau à vous prendre au piège.

— Mon offre tient toujours.

— Les gangsters épousent-ils leurs pépées ? Ou est-ce qu’on dit « nanas » ? » Elle se hâta de partir.


Jill n’eut aucun mal à placer le petit magnétophone. La malade qui occupait cette chambre était condamnée au lit, et Jill s’attardait souvent pour bavarder avec elle. Elle le plaça dans le haut d’un placard tout en parlant des femmes de ménage qui n’ôtent jamais la poussière dans les coins.

Changer de bobine le lendemain fut encore plus facile : la malade était endormie. En se réveillant elle vit Jill perchée sur une chaise ; mais une plaisanterie bien envoyée mit fin à ses spéculations.

Jill envoya la bobine enregistrée par la poste : cela semblait plus sûr qu’un rendez-vous clandestin. Mais sa tentative de mettre une troisième bobine échoua. Elle attendit que la patiente fût endormie, mais elle était à peine montée sur la chaise qu’elle se réveilla. « Oh ! Hello, Miss Boardman. »

Jill était paralysée. Elle parvint à dire : « Bonjour, Mrs Fritschlie. Vous avez bien dormi ?

— Comme ça, répondit-elle sur un ton geignard. Mon dos me fait mal.

— Je vais vous masser.

— Ça ne me soulage pas. Qu’est-ce que vous cherchez toujours dans mon placard ? Quelque chose ne va pas ? »

Jill essaya de ravaler son estomac. « Les souris, dit-elle.

— Il y a des souris ? Je vais demander à changer de chambre ! »

Jill détacha l’instrument et le fourra dans sa poche, puis sauta de la chaise. « Allons, allons, Mrs Fritschlie – je regardais simplement s’il y avait des trous de souris – il n’y en a pas.

— Vous êtes sûre ?

— Absolument. Allons, faites-moi voir ce dos. Retournez-vous doucement…»

Après cela, Jill décida de risquer la chambre vide qui faisait partie de la suite K-12, celle de Smith. Elle prit le passe-partout.

Mais la porte était ouverte et il y avait deux marines dans la chambre. Ils tournèrent la tête lorsqu’elle ouvrit la porte. « Vous cherchez quelqu’un ?

— Il est interdit de s’asseoir sur les lits, répondit-elle d’un ton acide. Si vous voulez, je peux vous faire porter des chaises. » Les gardes finirent quand même par se lever. De retour dans le couloir, elle se mit à claquer des dents.

L’appareil était toujours dans sa poche lorsqu’elle quitta son service. Elle décida de le rendre à Caxton. Elle décolla et se dirigea vers l’appartement de Ben ; elle se sentait déjà mieux. Elle lui téléphona en vol.

« Ici Caxton.

— C’est Jill. Je voudrais vous parler, Ben.

— Ce n’est pas très malin, répondit-il lentement.

— Il le faut. Je suis en chemin.

— S’il le faut vraiment…

— Quel enthousiasme !

— Voyons, chérie, je ne demande…

— À tout de suite ! » Elle raccrocha, se calma et décida de ne pas en vouloir à Ben. Ils avaient eu tort – du moins, elle avait eu tort – de se mêler de politique.

Elle se sentit mieux dans ses bras. Ben était si gentil – elle devrait peut-être vraiment l’épouser. Elle voulut parler, mais il lui posa la main sur la bouche, et murmura : « Chut. Ils ont peut-être mis un micro dans l’appartement. »

Elle sortit le magnétophone et le lui donna. Il le prit en haussant les sourcils, et lui tendit un exemplaire du Post.

« Jetez donc un coup d’œil sur le journal pendant que je vais me laver, dit-il d’une voix normale.

— Merci. » Avant de sortir, il lui montra un article. Il était de lui :


LE NID DE PIE

de Ben Caxton


Chacun sait que les prisons et les hôpitaux ont au moins une chose en commun : il est parfois très difficile d’en sortir. Dans un sens, un prisonnier est plus libre qu’un malade : il peut faire venir son avocat, invoquer l’habeas corpus et exiger un jugement public et équitable.

Mais il suffit d’une pancarte interdisant les visites, sur l’ordre d’un de nos guérisseurs modernes, pour condamner un malade hospitalisé à la solitude et à l’oubli.

Certes, on ne peut interdire à la famille de venir – mais l’Homme de Mars ne semble pas avoir de famille. L’équipage du malheureux Envoy avait peu de liens sur Terre, et si l’Homme de Mars a des parents susceptibles de faire respecter ses droits, plusieurs milliers de journalistes ont été incapables de les trouver.

Qui parle au nom de l’Homme de Mars ? Qui le fait surveiller par des gardes armés ? De quelle épouvantable maladie est-il atteint, pour que nul ne puisse le voir ou lui poser des questions ? C’est à vous que je m’adresse, Mr. le secrétaire général. Les explications données – « faiblesse musculaire », « fatigue due à la gravité » – ne nous satisfont pas. Si telle était la vérité, il n’y aurait pas besoin de gardes ; une infirmière pesant cinquante kilos suffirait.

Sa maladie serait-elle d’ordre financier ? Voire politique ?


Il y en avait deux colonnes dans la même veine. Il était évident que Ben essayait de contraindre l’administration à abattre son jeu. Jill pensa qu’il prenait un gros risque en affrontant ainsi les autorités, mais elle n’avait aucune idée de la gravité du danger ni de la forme qu’il prendrait.

Elle feuilleta le journal. Il était plein d’articles sur le Champion, de photos du secrétaire général Douglas distribuant des médailles, d’interviews du capitaine van Tromp et de son courageux équipage, de photos de Martiens et de villes martiennes. Sur Smith, il n’y avait guère qu’un communiqué disant qu’il se remettait lentement des effets du voyage.

Ben revint et posa une poignée de pelures sur ses genoux. « Tenez, un autre journal », et il ressortit.

Jill vit que le « journal » était une transcription du premier enregistrement. Il était marqué « première voix », « deuxième voix », etc., mais Ben avait rajouté à la main les noms qu’il avait pu reconnaître. En tête, une note disait : « Toutes les voix sont masculines. »

La plupart des répliques prouvaient simplement qu’il avait bu et mangé, qu’on l’avait lavé et massé, et qu’il avait pris de l’exercice sous la direction du docteur Nelson et d’un second personnage identifié comme le « deuxième médecin ».

Un passage n’avait toutefois rien à voir avec ces soins quotidiens. Jill le relut :


Docteur Nelson : Comment allez-vous, mon garçon ? Vous sentez-vous la force de parler ?

Smith : Oui.

Docteur Nelson : Un homme voudrait vous parler.

Smith (une pause) : Qui ? (Caxton avait ajouté : toutes les répliques de Smith sont précédées par des pauses.)

Nelson : Cet homme est notre grand (mot guttural impossible à transcrire – du Martien ?). C’est le plus vieux de nos Anciens. Lui parlerez-vous ?

Smith (très longue pause) : Je suis grand heureux. L’Ancien parlera, je l’écouterai et grandirai.

Nelson : Non ! Il veut vous poser des questions.

Smith : Je ne peux rien apprendre à un Ancien.

Nelson : L’Ancien le désire. Pourra-t-il vous poser des questions ?

Smith : Oui.

(Bruits de fond.)

Nelson : Par ici, monsieur. Le docteur Mahmoud pourra vous servir d’interprète.


(Jill lut : « Nouvelle voix », mais Caxton l’avait biffé et avait mis à la place : « Secrétaire général Douglas !!! »)


Douglas : Je n’aurai pas besoin de lui. Vous m’avez bien dit que Smith comprend l’anglais ?

Nelson : À la fois oui et non, Excellence. Il connaît un assez grand nombre de mots, mais, comme le dit Mahmoud, il lui manque le contexte culturel auquel les relier. C’est parfois assez déconcertant.

Douglas : Je suis certain que cela ira. Lorsque j’étais jeune, j’ai traversé le Brésil en stop, et au début je ne connaissais pas un mot de portugais. Si vous voulez bien nous présenter, puis nous laisser.

Nelson : Excellence ? Il vaudrait mieux que je reste avec mon patient.

Douglas : Vraiment, docteur ? Excusez-moi, mais je dois insister.

Nelson : C’est moi qui dois insister… Vraiment désolé, Excellence, mais l’éthique médicale…

Douglas (l’interrompant) : Étant avocat, je connais la jurisprudence médicale. Épargnez-moi ces histoires d’« éthique médicale ». Le patient vous a-t-il choisi ?

Nelson : Pas exactement, mais…

Douglas : Je doute en effet qu’il ait eu l’opportunité de choisir ses médecins. De fait, il est pupille de l’État, et j’agis en tant que son plus proche parent de facto – et, comme vous le verrez, également de jure. Je désire l’interroger seul.

Nelson (longue pause, puis, avec raideur) : S’il en est ainsi, Excellence, je me retire du cas.

Douglas : Ne le prenez pas ainsi, docteur. Je ne doute pas de la qualité de vos soins. Vous n’empêcheriez pas une mère de voir son fils seule à seul, n’est-ce pas ? Craignez-vous que je lui fasse du mal ?

Nelson : Non, mais…

Douglas : Quelle objection faites-vous alors ? Allons, présentez-nous, qu’on en finisse. Ces discussions sont certainement mauvaises pour le moral de votre patient.

Nelson : Je vais vous présenter, Excellence. Ensuite, vous devrez choisir un autre docteur pour votre… pupille.

Douglas : Je suis vraiment désolé, docteur. Je suis certain que ce n’est pas votre dernier mot. Nous en reparlerons par la suite. Si vous voulez bien ?

Nelson : Par ici, monsieur. Fils, voici notre grand Ancien.

Smith (impossible à transcrire).

Douglas : Que dit-il ?

Nelson : Ce sont des salutations respectueuses. Mahmoud dit que cela peut se traduire par : « Je ne suis qu’un œuf », ou à peu près. Mais c’est amical. Fils, parlez comme les hommes.

Smith : Oui.

Nelson : Et servez-vous de mots simples, si je puis vous donner un dernier conseil.

Douglas : Je n’y manquerai pas.

Nelson : Au revoir, Excellence. Au revoir, fils.

Douglas : Merci, Docteur. À bientôt.

Douglas (continue) : Comment vous sentez-vous ?

Smith : Me sens bien.

Douglas : Parfait. Si vous désirez quoi que ce soit, vous n’avez qu’à le demander. Nous voulons que vous soyez heureux. J’aimerais que vous fassiez quelque chose pour moi. Vous savez écrire ?

Smith : Écrire ? Qu’est-ce que c’est, écrire ?

Douglas : L’empreinte de votre pouce suffira. Je vais vous lire un papier. Il y a un tas de termes légaux, mais en résumé cela veut dire qu’en quittant Mars vous avez renoncé à – je veux dire : abandonné – tous les droits que vous pouviez y avoir. Vous comprenez ? Vous cédez ces droits au gouvernement.

Smith (pas de réponse).

Douglas : Voyons, mettons les choses ainsi : vous ne possédez pas Mars, n’est-ce pas ?

Smith (pause plutôt longue) : Je ne comprends pas.

Douglas : Hum… Essayons autrement. Vous voulez rester ici ?

Smith : Je ne sais pas. Les Anciens m’ont envoyé. (Suit un long discours intraduisible, ressemblant à un combat entre un chat et un crapaud.)

Douglas : Crénom, ils auraient pu lui apprendre un peu mieux l’anglais, depuis le temps. Ne vous inquiétez pas, fiston, Mettez l’empreinte de votre pouce au bas de cette page. C’est très simple. Donnez-moi votre main droite. Non, pas en la tordant comme ça. Calmez-vous ! Je ne vais pas vous faire du mal… Docteur ! Docteur Nelson !

Deuxième docteur : Monsieur ?

Douglas : Allez chercher le docteur Nelson.

Deuxième docteur : Le docteur Nelson ? Mais il est parti, monsieur. Il a dit que vous lui aviez retiré la charge de ce patient.

Douglas : Nelson a dit cela ? Damnation ! Eh bien, faites quelque chose ! Une piqûre, pratiquez la respiration artificielle… Ne restez pas comme ça à ne rien faire – vous ne voyez pas qu’il est mourant ?

Deuxième docteur : Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’intervenir, monsieur. Si on le laisse tranquille, il en sortira tout seul. C’est toujours ainsi qu’agissait le docteur Nelson.

Douglas : Au diable Nelson !


La voix du secrétaire général n’intervint plus, ni celle du docteur Nelson. D’après des rumeurs entendues à l’hôpital, Jill supposa qu’il s’était retiré dans son état second pseudo-cataleptique. Il n’y avait plus que deux fragments de dialogue :


« Inutile de murmurer, il ne peut pas vous entendre. »


Et :


« Enlevez le plateau. Nous le nourrirons quand il en sortira. »


Jill relisait le texte une fois de plus lorsque Ben revint. Il avait de nouvelles feuilles de papier pelure à la main mais ne les lui tendit pas. Par contre, il lui demanda si elle avait faim.

« Je meurs.

— Allons tirer une vache, alors. »

Il resta silencieux dans le premier taxi, qui les mena à la Terrasse Alexandria. Là, ils en changèrent ; Ben choisit une voiture immatriculée à Baltimore. Lorsqu’ils eurent pris de l’altitude, il le programma pour Hagerstown, dans le Maryland. Ensuite seulement, il se détendit. « Voilà, nous pouvons parler.

— Pourquoi tout ce mystère, Ben ?

— Désolé, mon grand chat. Je ne suis pas certain qu’ils surveillent mon appartement – mais ce que je peux leur faire, ils peuvent certainement me le faire. De même, il y a peu de chances pour qu’un taxi que j’appelle soit équipé d’un micro, mais ce n’est pas impossible. Les Services spéciaux ne font pas les choses à moitié. Mais cette voiture-ci…» Il tapota les coussins. « Ils ne peuvent pas trafiquer des milliers de taxis. »

Jill frissonna. « Mais Ben, ils ne vont quand même pas…» Elle ne termina pas sa phrase.

« Vous avez lu mon article. Cela fait neuf heures que je l’ai donné au journal. Vous croyez que l’administration va prendre des coups sans les rendre ?

— Vous avez toujours attaqué l’administration.

— Oui, mais maintenant c’est différent. Je les ai accusés de garder un prisonnier politique au secret. Un gouvernement est un organisme vivant, Jill, et comme tout ce qui vit, son premier instinct est de survivre. Quand on le frappe, il répond. Et cette fois, je les ai réellement frappés. » Il ajouta : « Mais je n’aurais pas dû vous impliquer.

— Depuis que je vous ai rendu ce gadget, je n’ai plus peur.

— On sait que vous me connaissez. Si cela tourne mal, cela pourrait suffire. »

Jill ne dit rien. Il lui était difficile de croire qu’elle pouvait être en danger – elle n’avait jamais rien connu de pire que de rares fessées quand elle était enfant et parfois, devenue adulte, une parole vive. Dans son métier, elle avait vu les conséquences de la brutalité – mais cela ne pouvait pas lui arriver à elle.

Elle ne sortit de son silence boudeur que lorsque le taxi s’apprêta à atterrir. « Ben ? Et si le patient mourait ? Que se passerait-il ?

— Hein ? » Il plissa le front. « C’est une bonne question. S’il n’y en a pas d’autres, vous pouvez vous retirer.

— Allons, soyez sérieux.

— Pour ne pas vous le cacher, j’ai passé des nuits sans dormir pour essayer de répondre à cette question. Voici ce que j’ai trouvé de mieux : si Smith meurt, ses droits sur Mars disparaissent. Sans doute les hommes que le Champion y a laissés tenteront-ils de faire valoir les leurs, mais il est pratiquement certain que l’administration a prévu quelque chose dans ce sens – le Champion est un navire de la Fédération, mais il n’est pas impossible qu’ils aient fait en sorte que tous les pouvoirs reviennent au secrétaire général Douglas. Cela suffirait à le maintenir en fonction pendant de longues années. D’un autre côté, il se pourrait que tout cela ne signifie rien.

— Hein ? Pourquoi ?

— La Décision de Larkin n’est peut-être pas applicable. La Lune était inhabitée, mais Mars l’est – par les Martiens. Ces derniers sont pour le moment légalement inexistants. Mais il se pourrait que la Haute Cour décide que l’occupation humaine est sans signification légale dans une planète habitée par des non-humains. Dans ce cas, tous les droits concernant leur planète devraient être négociés avec les Martiens eux-mêmes.

— Ce sera de toute façon le cas, Ben. Cette notion d’une planète possédée par un seul homme est… incroyable !

— N’utilisez jamais ce mot avec un avocat. Dans les écoles de droit, on leur apprend à tirer les moustiques et à avaler des chameaux. De plus, il y a un précédent. Au XVe siècle, le pape partagea le continent américain entre les Espagnols et les Portugais, sans se préoccuper des Indiens qui occupaient le pays, avec leurs lois, leurs coutumes et leurs droits de propriété. Et ses paroles ne furent pas vaines : consultez une carte, vous verrez.

— Mais oui, Ben, je sais… mais nous ne sommes pas au XVe siècle.

— Les avocats si, Jill. Si la Haute Cour décide que la Décision de Larkin s’applique à Smith, il pourra céder des concessions valant des millions, ou même des milliards. Et s’il cède ses droits à l’administration, c’est Douglas qui disposera du gâteau.

— Mais Ben, pourquoi voudrait-il une telle puissance ?

— Pourquoi la lumière attire-t-elle les papillons ? Par ailleurs, son avoir financier est presque aussi important que sa position nominale de roi-empereur de Mars. La Haute cour réduira peut-être à néant ses droits de squatter, mais je pense que ceux qu’il a sur le propulseur de Lyle et sur la Lunar Enterprises sont absolument inattaquables. Qu’arrivera-t-il s’il meurt ? Des milliers de prétendus cousins sortiront de l’ombre, bien sûr, mais la Science Foundation a l’habitude de se défendre contre cette vermine assoiffée d’argent. Il semble probable que, si Smith meurt sans laisser de testament, sa fortune reviendra à l’État.

— Vous voulez dire la Fédération ou les États-Unis ?

— Encore une question sans réponse. Ses parents sont de deux pays différents, tous deux membres de la Fédération, mais lui est né tout à fait ailleurs… Et pour certaines personnes, il sera très important de savoir qui contrôlera ces actions et ces brevets. Ce ne sera pas Smith en tout cas ; il doit être incapable de faire la différence entre une délégation de pouvoirs et une contravention. Il y a de fortes chances pour que ce soit celui qui arrivera à lui mettre le grappin dessus. Je doute que la Lloyds consente à l’assurer sur la vie ; ce serait un trop gros risque.

— Le pauvre enfant ! Le pauvre, pauvre petit ! »

6

Le restaurant de Hagerstown avait de l’« atmosphère » : tables éparpillées sur une pelouse descendant vers un lac ou disposées sur les branches de trois arbres gigantesques. Jill aurait voulu manger sur un arbre, mais Ben obtint, grâce à un généreux pourboire, qu’on leur mît une table près du lac et qu’on leur amenât une stéréo.

Jill n’était pas contente. « Mais enfin, Ben, à quoi bon payer si cher si nous ne profitons même pas des arbres et s’il faut en plus supporter cette horrible boîte ?

— Patience, mon chou. Les tables dans les arbres ont des microphones, pour faciliter le service. Celle-ci ne doit pas être trafiquée, du moins je l’espère – j’ai vu le garçon la prendre au hasard dans une pile. Quant à la stéréo – d’abord, ce serait antiaméricain de manger sans, et de plus cela brouillera un éventuel micro directionnel – si jamais les inspecteurs de Douglas s’intéressaient à notre conversation…

— Vous croyez vraiment qu’ils nous suivent Ben ? Brrr… Je ne suis pas faite pour cette vie-là.

— Chansons ! Quand je m’occupais des scandales de la General Synthetics, je ne dormais jamais deux nuits de suite dans le même lit et ne mangeais que des conserves. On s’y fait – ça stimule métabolisme.

— Mon métabolisme n’en a pas besoin. Tout ce qu’il me faut, c’est un malade plutôt âgé, et très riche.

— Alors vous ne voulez pas devenir ma femme, Jill ?

— Lorsque mon futur mari aura cassé sa pipe, je serai peut-être assez riche pour pouvoir vous entretenir.

— Si on commençait dès ce soir ?

— Lorsqu’il aura cassé sa pipe, pas avant. »

Ils dînèrent. Le show musical qui leur cassait les oreilles cessa, et un visage souriant apparut à sa place. « Le Réseau Stéréo du Nouveau Monde, R.S.N.M., et les Losanges Malthusiens À la Page ont le plaisir et l’honneur de vous présenter une émission officielle de portée historique. Et n’oubliez pas que toutes les femmes à la page utilisent À la Page. Discret, de goût agréable, garanti cent pour cent efficace, en vente partout sans ordonnance. Pourquoi utiliser des méthodes dépassées, inesthétiques, nuisibles et peu sûres ? Pourquoi risquer de perdre son amour et son respect ? » Le speaker se hâta de terminer la publicité : « Et, tout juste avant le secrétaire général, voici la Femme à la Page ! »

Apparut l’image en relief d’une jeune femme si séduisante, si sensuelle et aux avantages naturels si prononcés qu’elle ne pouvait que dégoûter tous les mâles des ressources locales. Elle s’étira langoureusement et dit d’une voix suggestive : « Moi, j’utilise toujours À la Page. »

Son image disparut et un orchestre entonna Ô Paix souveraine. Ben demanda : « Est-ce que vous utilisez À la Page ?

— Ça ne vous regarde pas ! » Jill parut offusquée et ajouta : « C’est un élixir de charlatan. Et qu’est-ce qui vous permet de supposer que j’en aie besoin ? »

Caxton ne répondit pas. Les traits paternels de Douglas étaient apparus dans le « réservoir ». Il commença : « Amis citoyens de la Fédération, un honneur sans précédent m’échoit ce soir. Depuis le retour triomphal du navire-pionnier Champion…» Il félicita ensuite les citoyens de la Terre de ce contact réussi avec une autre planète et une autre race. Il réussit à impliquer que cet exploit était une réussite personnelle de chaque citoyen, que chacun d’eux aurait pu diriger l’expédition, et que lui, le secrétaire Douglas, n’avait été que l’humble instrument de la volonté publique. Mais ce n’était jamais dit grossièrement ; simplement, il donnait l’impression que l’homme de la rue était l’égal de tous, et meilleur que la plupart – et que le bon vieux Joe Douglas était l’un d’eux. Sa cravate légèrement froissée et ses cheveux hâtivement gominés avaient juste la qualité qu’il fallait.

Ben Caxton se demanda qui avait écrit son texte. Sans doute Jim Sanforth – il n’avait pas d’égal pour choisir les adjectifs qui apaisent et ceux qui excitent. Il avait fait de la publicité avant d’entrer dans la politique, et ignorait les scrupules. Oh oui, le morceau sur « la main qui balance le berceau » était bien de lui. Jim aurait été capable de séduire une jeune fille avec des bonbons.

« Fermez ça, le supplia Jill.

— Du calme, ma jolie. Je veux entendre la suite.

— … et ainsi, amis, j’ai l’honneur et le privilège de vous présenter notre concitoyen Valentin Michaël Smith, l’Homme de Mars ! Nous savons que ça n’allait pas fort, Mike, et que vous êtes encore fatigué – mais vous direz quand même quelques mots à vos amis du monde entier ? »

La scène passa à un plan américain d’un homme assis dans un fauteuil roulant. Douglas était penché vers lui ; à l’arrière-plan on apercevait une infirmière, raide, amidonnée et photogénique.

Jill ouvrit la bouche. « Chut ! » lui murmura Ben.

Le doux visage de bébé de l’homme assis dans la chaise s’éclaira d’un sourire. Il regarda la caméra et dit : « Bonjour, tous. Excusez-moi de rester assis, mais je suis encore faible. » Il semblait avoir du mal à parler. L’infirmière approcha et prit son pouls.

En réponse à des questions de Douglas, il félicita le capitaine van Tromp et son équipage, les remercia de l’avoir sauvé et dit que les Martiens étaient passionnés par ces contacts avec la Terre et qu’il espérait pouvoir contribuer à l’établissement de relations pacifiques entre les deux planètes. L’infirmière l’interrompit, mais Douglas lui demanda s’il se sentait la force de répondre à une dernière question. « Bien sûr, Mr Douglas… si je connais la réponse.

— Mike ? Que pensez-vous de nos filles ? »

Le visage de bébé de Smith s’éclaira d’un large sourire et il roula extatiquement des yeux en poussant une exclamation enthousiaste. La caméra revint au secrétaire général. « Mike m’a demandé de vous dire, continua-t-il sur un ton paternel, qu’il reviendrait vous parler dès qu’il le pourra. Il doit se forger des muscles, vous savez. Sans doute la semaine prochaine, si les docteurs le trouvent assez fort. » On revit les Losanges À la Page, et un petit scénario fit comprendre qu’une femme qui ne les utilisait pas avait non seulement complètement perdu la tête mais que les hommes risquaient fort de changer de trottoir en la voyant arriver. Ben changea de programme, puis se tourna vers Jill et lui dit mélancoliquement : « Je peux déchirer l’article que j’avais préparé pour demain. Douglas l’a à sa merci.

— Ben !

— Oui ?

— Ce n’était pas lui !

— Quoi ? Vous en êtes certaine ?

— Oh, il lui ressemblait. Mais ce n’était pas le patient que j’ai vu dans la chambre gardée. »

Ben lui fit remarquer que des dizaines de personnes avaient vu Smith – gardiens, internes, infirmiers, le capitaine et l’équipage du Champion, pour ne citer qu’eux. Quelques-uns au moins avaient dû voir l’émission. Ce n’était pas possible : le risque était trop gros.

Jill avança la lèvre inférieure et affirma de nouveau que la personne qu’ils avaient vue à la stéréo n’était pas le patient avec lequel elle avait parlé. Elle finit par exploser : « Bien, bien. Pensez ce que vous voudrez. Ah, les hommes !

— Mais Jill…

— Raccompagnez-moi ; je voudrais partir. »

Ben ne demanda pas un taxi au garçon, mais alla en chercher un au parking d’un hôtel voisin. Pendant le trajet, Jill demeura de glace. Ben sortit les transcriptions et les relut, puis réfléchit un long moment et dit : « Jill ?

— Oui, monsieur Caxton ?

— Je vous en donnerai, du « monsieur » ! Écoutez-moi, Jill. Je vous présente mes excuses. Je m’étais trompé.

— Et qu’est-ce qui vous a amené à cette conclusion ?

— Ça, dit-il en faisant claquer les papiers sur son genou. Il est impossible qu’après son comportement d’hier, Smith ait donné cette interview aujourd’hui. Il aurait lâché les commandes… serait entré en transes.

— Je suis très flattée que vous voyez enfin l’évidence.

— Jill, si vous voulez être gentille, donnez-moi un coup de pied une fois pour toutes puis laissez tomber. Savez-vous ce que cela signifie ?

— Cela signifie qu’ils ont mis un acteur à sa place. Je vous l’ai déjà dit il y a une heure.

— Oui, un excellent acteur, et qui a bien répété son rôle. Mais il n’y a pas que cela. Selon moi, il y a deux possibilités. La première est que Smith soit mort, et…

— Mort ! » Jill revécut soudain l’étrange cérémonie du partage de l’eau, et sentit de nouveau le subtil et émouvant parfum de la personnalité de Smith, le sentit avec une douleur déchirante.

« C’est possible. Dans ce cas, cet acteur restera vivant tant qu’ils auront besoin de lui puis il « mourra » : ils l’enverront très loin avec une injonction hypnotique suffisamment forte pour lui donner une crise d’asthme si jamais il s’avisait d’en dire un mot – voire une lobotomie. Si Smith est mort, autant ne plus y penser ; nous ne parviendrons jamais à prouver la vérité. Supposons donc qu’il est encore vivant.

— Oh, je l’espère !

— Que vous est Hécube et qu’êtes-vous pour elle ? cita imparfaitement Ben. S’il est en vie, cela n’a peut-être rien de sinistre. Après tout, bien des gens utilisent une doublure. Dans deux ou trois semaines, notre ami Smith sera peut-être en forme et prendra la relève. Mais j’en doute. Oh oui, j’en doute.

— Pourquoi ?

— Faites travailler votre cerveau ! Douglas n’a pas réussi à obtenir de Smith ce qu’il désirait. Mais il ne peut pas se permettre d’échouer. Je pense que Smith va disparaître de la circulation… et nous ne verrons jamais plus le véritable Homme de Mars.

— Ils vont le tuer ? demanda Jill lentement.

— Voyons, voyons… Il suffira de l’enfermer dans une clinique privée et de le tenir à l’écart de tout ce qui se passe.

— Mon Dieu ! Qu’allons-nous faire, Ben ? »

Caxton se renfrogna. « Le terrain est à eux, ainsi que le ballon, et ils édictent les règles du jeu. Mais je sais ce que je vais faire. Je vais arriver avec un Juste Témoin et un grand avocat, et exiger de voir Smith. J’arriverai peut-être à tout faire éclater !

— Je serai là avec vous !

— Pas question. Comme vous l’avez dit, ce serait la fin de votre carrière.

— Mais vous avez besoin de moi pour l’identifier !

— En le voyant face à face, je saurai faire la différence entre un homme qui a été élevé par des non-humains et un acteur. Mais si jamais les choses tournent mal, chérie, vous êtes mon dernier atout : vous avez accès au centre médical et vous connaissez tous leurs trucs. Si vous n’entendez plus parler de moi, vous saurez que vous êtes seule.

— Ben… ils ne vont quand même rien vous faire ?

— Je me bats contre un adversaire plus lourd que moi, mon petit.

— Je n’aime pas cela. Ben. Si vous réussissez à le voir, que comptez-vous faire exactement ?

— Je lui demanderai s’il désire quitter l’hôpital. S’il répond oui, je l’inviterai à venir avec moi. En présence d’un Juste Témoin, ils n’oseront pas l’en empêcher.

— Et… ensuite, Ben ? Il a besoin de soins médicaux. Il est incapable de s’en tirer seul. »

Ben se renfrogna. « J’y avais pensé. Je suis évidemment incapable de le soigner. Nous pourrions l’installer dans mon appartement…

— … et je le soignerai ! Voilà ce que nous allons faire, Ben !

— Doucement. Douglas trouvera certainement moyen de tirer un lapin de son chapeau et Smith retournera en tôle. Et nous l’y accompagnerons, peut-être bien. » Il plissa le front. « Je connais un homme qui pourrait peut-être s’en tirer.

— Qui ?

— Vous connaissez Jubal Harshaw ?

— Qui ne le connaît pas !

— C’est justement un de ses avantages : tout le monde le connaît. Il n’est par conséquent pas facile de le bousculer. Comme il est également docteur en médecine et avocat, ça devient trois fois plus difficile. Mais le plus important de tout, c’est qu’il est un individualiste si invétéré qu’il se battrait contre toute la Fédération avec un canif pour seule arme si l’envie l’en prenait – ce qui fait que ça devient huit fois plus difficile. J’ai fait sa connaissance lors des procès de la désaffection. C’est un ami, et je sais que je peux compter sur lui. Si j’arrive à tirer Smith de Bethesda, je l’amènerais chez Harshaw, dans les Poconos – qu’ils essaient d’aller l’y chercher ! Entre moi avec mon journal et Harshaw avec son amour de la bagarre, ils trouveront à qui parler ! »

7

Malgré l’heure tardive à laquelle elle s’était couchée, Jill prit son service dix minutes à l’avance. Suivant les conseils de Ben, elle n’avait pas l’intention de se mêler de sa tentative pour voir l’Homme de Mars, mais elle voulait être à proximité si jamais il avait besoin de renforts.

Il n’y avait pas de gardes dans le couloir. Les repas, les médicaments et deux patients qui devaient être opérés l’occupèrent pendant deux bonnes heures. Elle put néanmoins essayer la porte du K-12 ; elle était fermée, de même que celle du salon attenant. Elle pensa un moment à essayer d’entrer par le salon, mais son travail l’en empêcha. Elle se contenta de contrôler les allées et venues dans l’étage.

Ben ne se manifesta pas et un interrogatoire discret de son assistante lui apprit que ni Ben ni qui que ce soit n’était entré au K-12. Cela la surprit. Ben n’avait pas fixé d’heure, mais il avait certainement eu l’intention de prendre la citadelle d’assaut dès le début de la journée.

Voulant en avoir le cœur net, elle frappa à la porte de la salle de garde, entra et joua la surprise. « Oh ! Bonjour, docteur. Je pensais trouver le docteur Frame. »

L’interne de garde la regarda avec intérêt. « Je ne l’ai pas vu de la matinée. Je suis le docteur Brush. Puis-je vous être utile ? »

Jill faillit sourire devant sa réaction typiquement masculine. « Non, il n’y a rien pour le moment. Comment va l’Homme de Mars ?

— Hein ? »

Elle sourit. « Les infirmières sont dans le secret, vous savez. Votre patient…» Elle montra la porte de communication. Il parut sincèrement stupéfait. « Il était là ?

— Il n’y est donc plus ?

— Nous avons une Mrs Rose Bankerson, cliente du docteur Garner. Elle est arrivée tôt ce matin.

— Ah oui ? Et où est l’Homme de Mars ?

— Pas la moindre idée. Mais dites, c’est vrai que j’ai juste manqué l’occasion de voir Valentin Smith ?

— Il était là hier.

— Il y en a qui ont de la chance. Regardez ce qu’ils m’ont donné. » Il ouvrit le judas électronique. Sur l’écran, Jill vit, flottant dans le lit hydraulique, une petite femme, maigre et âgée.

« Pour quoi la soigne-t-on ?

— Mmmm… Si elle n’avait pas de l’argent plein les poches, on appellerait cela démence sénile. Officiellement, elle est entrée pour un check-up et une cure de repos. »

Jill bavarda encore un moment, puis prétendit avoir vu une lumière d’appel s’allumer, et sortit le registre de nuit. C’était bien cela : V.M. Smith, K-12 – transfert. Et au-dessous : Rose S. Bankerson (Mrs) – récept. K-12 (régime selon instr. docteur Garner – patient privé – pas d’ordres).

Pourquoi l’avaient-ils transféré de nuit ? Sans doute pour éviter les curieux. Mais où l’avaient-ils emmené ? En d’autres circonstances, elle se serait renseignée à la Réception, mais après l’émission truquée et ce qu’avait dit Ben… Elle décida d’attendre et d’ouvrir l’oreille.

Mais avant tout, elle alla à la cabine publique et appela Ben à son bureau. On lui répondit qu’il avait quitté la ville. Elle faillit perdre l’usage de la parole, puis demanda qu’il la rappelât dès son retour.

Elle téléphona chez lui – il n’y était pas, et elle eut droit au même message, enregistré cette fois.

Ben Caxton n’avait pas perdu de temps. Il s’était assuré les services de James Oliver Cavendish. N’importe quel Juste Témoin aurait fait l’affaire, mais le prestige de Cavendish était tel que la présence d’un avocat devenait presque inutile. Le vieux gentleman avait témoigné de nombreuses fois devant la Haute Cour et l’on disait que les testaments emmagasinés dans son esprit représentaient des milliards. Le grand docteur Samuel Renshaw lui avait enseigné le souvenir absolu, et l’instruction hypnotique lui avait été donnée à la Fondation Rhine. Il prenait pour une journée plus que Ben ne gagnait en une semaine, mais le Post paierait – ce que l’on pouvait trouver de mieux était tout juste assez bon pour ce qu’il comptait faire.

Caxton alla prendre Frisby jr., de Biddle, Frisby, Frisby, Biddle & Reed, et ils se rendirent ensemble chez le Témoin Cavendish. La mince silhouette de Mr Cavendish, drapée dans la cape blanche de sa profession, fit penser Ben à la statue de la Liberté – et se voyait presque d’aussi loin. Ben avait expliqué à Mark Frisby ce qu’il comptait faire (Frisby lui avait fait remarquer qu’il n’avait aucun droit), mais une fois en présence du Juste Témoin, ils se conformèrent au protocole et s’abstinrent de parler de ce qu’il verrait et entendrait.

Le taxi les lâcha sur le toit du Centre Bethesda ; ils se rendirent directement au bureau du directeur. Ben tendit sa carte et demanda à lui parler.

Une femelle d’aspect redoutable lui demanda s’il avait rendez-vous. Ben dut admettre que ce n’était pas le cas.

« S’il en est ainsi, vous avez fort peu de chances de voir le docteur Broemer. Quelles étaient les raisons de votre visite ?

— Dites-lui, répondit Caxton en parlant très fort pour que tout le monde entende, que Caxton, du Nid de Pie, est venu en compagnie d’un avocat et d’un Juste Témoin pour interviewer Valentin Michaël Smith, l’Homme de Mars. »

Elle se remit remarquablement vite de sa surprise et dit sur un ton glacial : « Je vais l’en informer. Si vous voulez vous asseoir ?

— Merci, nous attendrons debout. »

Frisby sortit un cigare. Cavendish attendit avec le calme d’un homme qui en a vu de toutes les couleurs. Caxton dansait d’un pied sur l’autre. Hautaine et glaciale, la réceptionniste revint. « Mr. Berquist va vous recevoir.

— Berquist ? Gil Berquist ?

— Je pense en effet que c’est Mr. Gilbert Berquist. »

Caxton réfléchit. Gil Berquist était l’un des compères de Douglas, un de ses « assistants spéciaux ». « Non, pas Berquist. Je veux le directeur. »

Mais Berquist arrivait déjà, la main tendue, un sourire de bienvenue aux lèvres. « Benny Caxton ! Comment vas-tu, mon vieux ? Tu écris toujours les mêmes boniments ? » Il jeta un coup d’œil de biais au Témoin.

« Toujours pareil. Que fais-tu ici, Gil ?

— Si jamais j’arrive à quitter l’administration, j’essaierai d’avoir une rubrique dans un journal, comme toi – je téléphonerais mes mille mots chaque jour, et le reste du temps je pourrais flâner… Je t’envie, Ben.

— Je t’avais demandé ce que tu faisais ici, Gil. Je veux voir le directeur, puis l’Homme de Mars. Je ne suis pas venu pour me faire mettre dehors en grand style par Gil Berquist.

— Allons, Ben, ne te fâche pas. Le docteur Broemer ne veut plus voir de journalistes, et le secrétaire général m’a demandé de venir prendre la relève.

— J’accepte l’explication. Je voudrais voir Smith.

— Mais Ben, tous les reporters, correspondants spéciaux, commentateurs, éditorialistes… du monde entier ne demandent que cela. Il y a encore vingt minutes, Polly Peepers était là – elle voulait l’interviewer sur la vie amoureuse des Martiens ! » Il leva les bras au ciel.

« Je veux voir Smith. C’est oui ou c’est non ?

— Allons prendre un verre, Ben. Comme ça, tu pourras me poser toutes les questions que tu voudras.

— Je n’ai aucune question à poser. Je veux voir Smith. Voici Mark Frisby, mon avocat. » Comme la coutume l’exigeait, il ne présenta pas le Juste Témoin.

« Nous nous connaissons, dit Berquist. Comment va votre père, Mark ? Toujours des ennuis avec ses sinus ?

— Toujours la même chose.

— C’est ce sale climat. Allons, viens, Ben, et vous aussi, Mark.

— Doucement, dit Caxton. J’exige de voir Valentin Michaël Smith. Je représente le groupe du Post, et donc indirectement deux cents millions de lecteurs. Puis-je le voir ? Si c’est non, dis-le clairement, en indiquant sur quelle base légale tu te fondes pour refuser. »

Berquist poussa un soupir. « Mark, pourriez-vous dire à cet historien indiscret qu’il ne peut pas s’introduire de force dans la chambre d’un malade ? Smith a fait une apparition hier soir – contre l’avis de son médecin. Il a besoin de calme et de paix pour reprendre des forces.

— Des rumeurs disent, affirma Caxton avec force, que son apparition à la stéréo était truquée. »

Le sourire de Berquist s’évanouit. « Frisby, dit-il sèchement. Expliquez à votre client la loi sur la diffamation.

— Allez-y doucement, Ben.

— Je connais parfaitement la loi, Gil. Qui pourrait s’estimer diffamé ? L’Homme de Mars ? Ou bien quelqu’un d’autre ? Dites un nom. Je répète – il éleva la voix – que j’ai ouï dire que l’homme interviewé à la stéréo hier soir n’était pas l’Homme de Mars. C’est précisément pour m’en assurer que je désire le voir. »

Un grand silence s’était fait dans la salle d’attente. Berquist ne put s’empêcher de regarder en direction du Juste Témoin, puis se reprit et dit en souriant : « Ben, il est fort possible que tu aies obtenu ton interview – sans préjuger des suites judiciaires. Un moment. »

Il disparut, et revint peu après. « C’est arrangé, Ben – mais vraiment, tu ne le méritais pas. Viens. Toi seul. Non, désolé, Mark, mais une personne c’est déjà de trop. Smith est malade.

— Non, dit Caxton.

— Quoi ?

— Non. Nous y allons tous les trois.

— Ne sois pas ridicule, Ben. Tu as déjà droit à un privilège exceptionnel. J’ai une idée : Mark vient avec nous et attendra devant la porte. Mais tu n’as pas besoin de lui. » Berquist montra le Témoin de la tête. Cavendish semblait ne pas avoir entendu.

« Il se peut. Mais ce soir, mon journal écrira que l’administration a interdit à un Juste Témoin de voir l’Homme de Mars. »

Berquist haussa les épaules. « Soit, mais j’espère que l’action en diffamation te cassera les reins. »

Eu égard à l’âge de Cavendish, ils prirent l’ascenseur, puis empruntèrent un chariot automatique, et traversèrent des laboratoires, des salles de soins, d’interminables couloirs. Un garde les arrêta et téléphona pour annoncer leur venue, et ils arrivèrent enfin dans une salle emplie d’instruments, utilisée pour surveiller des malades se trouvant dans un état critique. « Je vous présente le docteur Tanner, annonça Berquist. Docteur, Mr. Caxton, et Mr. Frisby. » Il ne présenta évidemment pas Cavendish.

Tanner paraissait soucieux. « Messieurs, je dois vous mettre en garde de ne rien dire ou faire qui puisse exciter mon patient. Il est extrêmement névrosé et tombe facilement dans une sorte de… transe pathologique.

— Épilepsie ? demanda Ben.

— Un profane pourrait s’y tromper en effet ; mais ce serait plutôt une sorte de catalepsie.

— Vous êtes spécialiste, docteur ? En psychiatrie ? » Tanner jeta un coup d’œil à Berquist, puis admit : « Oui.

— De quelle université êtes-vous ? »

Berquist intervint : « Allons voir le patient, Ben. Tu pourras interroger le docteur Tanner après.

— D’accord. »

Tanner jeta un coup d’œil à ses cadrans, puis regarda par un judas. Ensuite il ouvrit une porte et, un doigt sur les lèvres, les précéda dans la pièce voisine.

La chambre était sombre. « Ses yeux ne sont pas accoutumés à notre lumière », expliqua-t-il à mi-voix. Il avança vers un lit hydraulique placé au centre de la chambre. « Mike, je suis venu avec des amis qui veulent vous voir. »

Caxton approcha. Un jeune homme flottait dans le lit, à moitié enfoui dans les replis du plastique, couvert d’un drap montant jusqu’au cou. Il les regarda sans rien dire. Son visage lisse et rond était dénué d’expression.

Pour autant que Ben pût en juger, c’était l’homme qu’il avait vu à la stéréo. Il eut la sale impression que Jill lui avait lancé une grenade amorcée – sous la forme d’un procès en diffamation. « Vous êtes Valentin Michaël Smith ? demanda-t-il.

— Oui.

— L’Homme de Mars ?

— Oui.

— Vous êtes apparu à la stéréo hier soir ? » L’Homme ne répondit pas. Tanner dit : « Il ne doit pas avoir compris. Mike, vous souvenez-vous de ce que vous avez fait avec Mr. Douglas, hier soir ? »

Le visage rond s’éclaira. « Des lumières. Beaucoup de lumières. Ça fait mal.

— Oui, la lumière blesse vos yeux. Mr. Douglas vous a fait dire bonjour aux gens. »

Le patient sourit imperceptiblement. « Long voyage dans chaise.

— D’accord, dit Caxton, je suis convaincu. Ils vous traitent bien, Mike ?

— Oui.

— Vous n’êtes pas obligé de rester ici, vous savez. Vous pouvez marcher ? »

Tanner se hâta d’intervenir : « Mais enfin, Mr. Caxton…» Berquist le fit taire en posant la main sur son bras. « Je peux marcher… un peu. Fatigué.

— Je veillerai à ce que vous ayez un fauteuil roulant. Si vous ne voulez pas rester ici, Mike, je vous mènerai où vous voudrez. »

Tanner rejeta la main de Berquist. « Vous n’avez pas le droit !

— Est-il un homme libre ? insista Caxton, ou bien un prisonnier ?

— Il est libre, évidemment ! répondit Berquist. Calmez-vous docteur. Laissez l’imbécile creuser sa propre tombe.

— Merci, Gil. Vous l’avez entendu, Mike. Vous êtes libre. Vous pouvez aller où il vous plaît. »

Le patient regarda Tanner d’un air effrayé. « Non ! Non non, non !

— D’accord, d’accord.

— Mr Berquist, dit Tanner sèchement. Je pense que cela suffit !

— D’accord, docteur. Terminé, Ben.

— Attendez… une dernière question. » Caxton réfléchit avec acharnement, pour en tirer le meilleur parti possible. Il semblait que Jill s’était trompée hier soir – et pourtant non, elle ne s’était pas trompée.

— « Une dernière, concéda Berquist à contrecœur.

— Merci… Hum… Mike, hier soir, Mr Douglas vous a posé plusieurs questions. » Le patient ne fit aucun commentaire « Voyons, il vous a demandé ce que vous pensiez de nos filles, n’est-ce pas ? »

Le visage du patient s’éclaira d’un large sourire et il poussa une exclamation enthousiaste.

« Oui. Mike… où et quand avez-vous vu ces filles ? »

Le sourire s’évanouit. Le patient regarda Tanner, puis se raidit. Ses yeux se révulsèrent et il se recroquevilla dans la position du fœtus, les genoux relevés, la tête sur la poitrine, les bras croisés.

« Sortez d’ici ! » cria Tanner. Il se précipita pour prendre le pouls du patient.

« C’est le comble ! s’exclama Berquist sauvagement. Caxton vous sortez ou faut-il que j’appelle les gardes ?

— Oh, nous y allons », dit Caxton. Tous sortirent, sauf Tanner, et Berquist referma la porte.

« Juste une question, Gil, insista Caxton. Il est enfermé depuis son arrivée sur Terre. Alors, a-t-il vu ces filles ?

— Hein ? Tu veux rire ? Il en a vu des tas. Des infirmières, des laborantines… Tu sais bien.

— Je ne sais rien du tout. Je me suis laissé dire qu’il n’avait que des infirmiers hommes et que toute visite féminine était strictement interdite.

— Quoi ? Ne sois pas ridicule. » Berquist paraissait ennuyé, mais soudain il sourit. « Tu as bien vu qu’il y avait une infirmière avec lui à la stéréo hier soir.

— Oh, ça, je l’ai vu. » Caxton n’insista pas.


Ils ne se mirent à parler que lorsque le taxi eut décollé. Frisby lui fit remarquer : « Ben ? Je ne pense pas que le secrétaire général déposera une plainte contre vous. Néanmoins, si vous pouvez joindre la personne qui est à l’origine de cette rumeur, il serait peut-être bon d’obtenir une déposition en règle.

— Ne vous inquiétez pas, Mark. Il ne m’attaquera pas. » Ben se mordilla le pouce. « Qu’est-ce qui nous dit que c’était bien l’Homme de Mars ?

— Enfin, voyons, Ben…

— Comment le savons-nous ? Nous avons vu un homme dans un lit, mais nous n’avons que la parole de Berquist pour nous assurer que c’était bien le bon – et Berquist a commencé sa carrière politique en publiant des démentis. Nous avons également vu un inconnu, qui se dit psychiatre – lorsque j’ai voulu lui demander où il avait fait ses études, je me suis fait envoyer sur les roses. Mr. Cavendish, avez-vous remarqué un fait quelconque qui vous aurait convaincu que ce type était bien l’Homme de Mars ? »

Cavendish tourna la tête vers lui. « Ma fonction n’est pas d’avoir des opinions. Je vois, j’entends – c’est tout.

— Désolé.

— Avez-vous encore besoin de moi en ma capacité professionnelle ?

— Euh… non, Mr. Cavendish. Et merci.

— C’est moi qui vous remercie. Ce fut très intéressant. » Le vieux monsieur ôta la cape blanche qui le différenciait des mortels ordinaires, et son expression s’adoucit.

« Si j’avais pu me faire accompagner d’un des membres de l’équipage du Champion, continua Caxton, j’aurais pu en avoir le cœur net.

— Je dois admettre, intervint Cavendish, que j’ai été surpris par une chose que vous n’avez pas faite.

— Oui ? Qu’ai-je pu oublier ?

— Les callosités.

— Les callosités ?

— Bien sûr. On peut lire l’histoire d’un homme dans ses callosités. Je me souviens avoir lu une monographie sur le sujet dans le Bulletin du Témoin. Ce jeune homme de Mars n’a jamais porté de chaussures semblables aux nôtres et a vécu dans une gravité trois fois plus faible que la nôtre, et les callosités de ses pieds devraient en témoigner.

— Damnation ! Pourquoi ne nous l’avez-vous pas suggéré ?

— Je vous demande pardon ? » Le vieil homme se redressa et ses narines se dilatèrent. « Je suis un Juste Témoin, monsieur, pas un participant.

— Désolé. » Caxton prit une soudaine décision. « Retournons. Il faut aller examiner ses pieds… même si je dois faire sauter la boîte pour y arriver !

— Comme je me suis laissé entraîner à en discuter, il vous faudra faire appel à un autre Témoin.

— Ah oui, c’est vrai…» Caxton se rembrunit.

« Calmez-vous, Ben, lui conseilla Frisby. Vous êtes assez impliqué comme cela. Personnellement, je suis convaincu que c’était l’Homme de Mars. »

Caxton les déposa, puis fit planer le taxi en position d’attente pour pouvoir réfléchir. Il y était entré une fois – avec un avocat et un Témoin. Exiger de le voir une seconde fois dans la même matinée, ce serait aller trop loin. Il s’exposerait à un refus catégorique.

Mais il n’avait pas acquis sa position dans le journalisme en restant devant des portes fermées. Il fallait qu’il le voie.

Comment ? Il savait du moins où ils gardaient le prétendu Homme de Mars. Se déguiser en électricien ? C’était trop gros. Il n’arriverait même pas jusqu’au « docteur Tanner ».

Tanner était-il vraiment médecin ? Les hommes de l’art n’aiment guère les combines contraires à la déontologie. Témoin l’attitude de Nelson – il avait abandonné le cas simplement parce que…

Un moment ! Nelson pourrait lui dire si c’était vraiment l’Homme de Mars, sans même avoir besoin d’examiner ses pieds… Caxton essaya de lui téléphoner en passant par son bureau, car il ignorait où il se trouvait. Osbert Kilgallen, son assistant, ne le savait pas davantage, mais les fichiers du Post indiquaient le New Mayflower. Une minute plus tard, Caxton l’avait en personne.

Le docteur Nelson n’avait pas vu l’émission. Oui, il en avait entendu parler ; non, il n’avait aucune raison de penser qu’elle eût été truquée. Le docteur Nelson savait-il qu’on avait tenté d’amener Smith à abandonner les droits que lui donnait la Décision de Larkin ? Non, et même si c’était le cas, cela ne le concernait pas ; il était ridicule de parler d’un « propriétaire » de Mars. Mars appartenait aux Martiens. Soit, docteur, mais dans l’hypothèse où quelqu’un tenterait de…

Le docteur Nelson raccrocha. Lorsque Caxton le rappela, une voix enregistrée l’informa que le docteur Nelson avait momentanément suspendu la réception des appels, mais que s’il voulait enregistrer un message…

Caxton fit une plaisanterie stupide sur la famille du docteur Nelson. Puis il fit une chose bien plus stupide encore : il téléphona au palais du gouvernement et demanda à parler au secrétaire général.

Caxton avait appris qu’il était souvent possible de percer un secret en allant au sommet et en se rendant extrêmement déplaisant. Il savait qu’il était dangereux de tirer le tigre par la queue et, contrairement à Jill Boardman, connaissait à fond la psychopathologie du pouvoir – mais il savait aussi qu’il représentait un autre pouvoir, un pouvoir que l’on cherchait presque universellement à apaiser.

Ce qu’il avait oublié, c’était qu’en téléphonant au palais d’un taxi, il ne le faisait pas en public.

Il parla à une demi-douzaine de sous-fifres, en devenant de plus en plus agressif, et ne remarqua même pas que son taxi avait cessé de planer sur place.

Lorsqu’il s’en rendit compte, il était trop tard. Le taxi refusait d’obéir à ses ordres. Caxton comprit avec amertume qu’il était tombé dans un piège auquel aucun amateur ne se serait laissé prendre : on avait identifié son appel, localisé son taxi, et le pilote-robot avait été placé sous les ordres de la fréquence prioritaire utilisée par la police. On l’amenait là où on voulait, incognito et sans bruit.

Il essaya d’appeler son avocat.

Il essayait toujours lorsque le taxi atterrit dans une cour, dont les murs interceptèrent son appel. Il voulut sortir du taxi, mais la porte était fermée. Il fut à peine surpris de voir qu’il perdait rapidement conscience…

8

Jill se dit que Ben avait trouvé une autre piste et avait oublié de la prévenir. Mais elle n’y croyait pas vraiment. Ben devait sa réussite à un respect méticuleux des petits détails. Il n’oubliait jamais les anniversaires et aurait plutôt omis de payer ses dettes au poker que d’oublier d’envoyer des fleurs aux gens qui l’avaient invité la veille. Non, où qu’il soit allé, et aussi urgent que ce soit, il aurait – oui, il aurait trouvé deux minutes pour lui faire parvenir un message.

Il devait l’avoir prévenue. Pendant l’heure du déjeuner, elle appela son bureau et put parler à Osbert Kilgallen, son documentaliste et chef de bureau. Il lui affirma que Ben n’avait laissé aucun message pour elle, et qu’il n’avait pas de nouvelles depuis son dernier appel.

« Il ne vous a pas dit quand il reviendrait ?

— Non. Mais nous avons toujours quelques articles d’avance pour parer à ce genre de situation.

— Oui… d’où vous avait-il appelé ? Ou est-ce que je suis indiscrète ?

— Pas du tout, Miss Boardman. Il n’a pas vraiment appelé, en fait, mais a envoyé un message imprimé de Philadelphie. »

Jill dut se satisfaire de cela. Elle déjeuna avec fort peu d’appétit au self des infirmières. Bah, se dit-elle, ce ne doit pas être grave… et puis je ne suis quand même pas amoureuse de ce grand dadais…

« Hé, Boardman ! Revenez sur terre ! »

Jill leva la tête et vit Molly Wheelwright, la diététicienne du pavillon. « Oh, désolée.

— Je disais : « Depuis quand met-on des malades de l’assistance dans une chambre de luxe ?

— Où ?

— Dans votre service. Le K-12 est bien à votre étage ?

— Le K-12 ? De l’assistance ? C’est une vieille richarde qui peut se payer un médecin à demeure pour la regarder respirer.

— Peuh ! Il n’y a pas longtemps qu’elle a dû hériter, alors. Depuis dix-sept mois, elle est dans le service de gériatrie de l’assistance gratuite.

— On a dû faire une erreur.

— Pas moi, en tout cas. On n’en fait pas dans ma cuisine. Et son plateau n’est pas banal : régime sans graisses, une longue liste d’allergies sans compter des médicaments à mêler aux plats. Croyez-moi, ma chère, un régime, c’est aussi individuel qu’une empreinte digitale. » Miss Wheelwright se leva. « Il faut que j’y aille, les enfants.

— Qu’est-ce que Molly voulait savoir ? demanda une infirmière.

— Rien, une erreur. » Jill songea un instant qu’elle pourrait retrouver l’Homme de Mars en suivant la trace de son régime, mais elle rejeta presque aussitôt cette idée : il lui faudrait deux jours rien que pour visiter toutes les cuisines. Le Centre Bethesda avait été un hôpital naval du temps où l’on se battait encore sur mer, et il était déjà énorme. Puis, il était passé à la Santé publique et s’était agrandi. Maintenant, il appartenait à la Fédération et était devenu une véritable ville.

Quand même, le cas de Mrs Bankerson était curieux. L’hôpital acceptait toutes sortes de patients : privés, de l’assistance et du gouvernement. Le service de Jill recevait généralement des patients du gouvernement, et ses chambres de luxe étaient réservées à des sénateurs de la Fédération ou à des hauts fonctionnaires. On y recevait rarement des malades privés, et encore bien moins ceux de l’assistance.

Sans doute l’avait-on mis là provisoirement parce qu’il n’y avait plus de place ailleurs. Oui, ce devait être cela.

Elle n’eut plus le temps d’y penser, car il y avait plusieurs nouvelles admissions. Bientôt elle eut besoin d’un lit automatique. Normalement, elle aurait dû le demander par téléphone, mais l’entrepôt était au sous-sol, à trois cents mètres de là, et elle le voulait tout de suite. Elle se souvint avoir vu le lit mécanique du K-12 dans le salon, où on l’avait mis en installant le lit hydraulique – oui, elle avait même dit aux marines de ne pas s’asseoir dessus.

Il y était sans doute toujours – dans ce cas, il n’y avait qu’à aller le chercher.

La porte du salon était fermée, et elle ne put l’ouvrir avec son passe-partout. Elle prit note d’en avertir le service entretien, puis alla dans la salle de garde pour demander au docteur qui surveillait Mrs Bankerson s’il savait où était ce lit.

Le médecin de garde était celui qu’elle connaissait déjà – le docteur Brush. Il n’était en fait ni interne ni résident – le docteur Garner, lui avait-il dit, l’avait fait venir pour s’occuper de ce patient. Brush leva la tête en l’entendant entrer.

« Ah, Miss Boardman ! J’avais justement besoin de vous !

— Il fallait me téléphoner. Comment va votre malade ?

— Bien. Mais moi, je ne vais pas bien.

— Des ennuis ?

— Ils ne dureront que cinq minutes. Pourriez-vous me consacrer cinq minutes de votre précieux temps ? Et n’en parler à personne ?

— Si ça peut vous rendre service. Je vais simplement téléphoner à mon assistante pour lui dire où elle peut me trouver.

— Non, non Surtout pas. Refermez la porte derrière moi et n’ouvrez que lorsque vous m’entendrez frapper sur le rythme de La barbe et les cheveux.

— Comme vous voudrez, docteur, dit Jill sans enthousiasme. Dois-je faire quelque chose pour votre patient ?

— Absolument rien. Surveillez-la par l’écran du judas et ne la dérangez surtout pas.

— Mais où serez-vous, si jamais il arrive quelque chose ? Dans le salon des docteurs ?

— Je vais aux toilettes des hommes, au bout du couloir. Et maintenant, taisez-vous, s’il vous plaît. C’est urgent. »

Il sortit et Jill referma docilement la porte. Puis elle regarda la malade sur l’écran et jeta un coup d’œil sur les cadrans. Elle dormait. Le pouls était fort et la respiration régulière et normale. Jill se demanda pourquoi cette « veillée funèbre » était nécessaire.

Elle décida d’aller voir si le lit se trouvait encore dans le salon. Ce n’était certes pas conforme aux instructions du docteur Brush, mais elle ne dérangerait pas la malade – elle savait comment traverser une chambre sans réveiller un patient ! – et il y avait des années qu’elle avait appris que ce que les médecins ignoraient ne les dérangeait nullement. Elle ouvrit silencieusement la porte et entra.

Un rapide coup d’œil lui apprit que Mrs Bankerson était plongée dans le sommeil typique des séniles. Elle alla vers la porte du salon. Elle était fermée, mais son passe-partout l’ouvrit.

Le lit mécanique y était. Puis, elle vit que la chambre était occupée – assis dans un fauteuil, en train de regarder un livre d’images, se trouvait l’Homme de Mars.

Smith leva les yeux et la regarda avec le sourire radieux d’un bébé heureux.

Jill eut le vertige. Valentin Smith ici ? Impossible. Il avait été transféré. C’était marqué sur le registre…

Puis, toutes les implications sinistres lui vinrent à l’esprit : le faux « Homme de Mars » à la stéréo… la vieille femme prête à mourir, servant à dissimuler la présence de cet autre patient… la porte que son passe-partout ne pouvait plus ouvrir – et une affreuse vision du sinistre chariot emportant non pas un, mais deux cadavres, par une sombre nuit.

Et elle eut peur – consciente du péril, maintenant que le hasard lui avait fait découvrir le secret.

Smith se leva maladroitement et tendit ses deux bras vers elle : « Mon frère !

Bonjour… euh… comment allez-vous ?

— Je vais bien. Je suis heureux. » Il ajouta quelque chose dans un étrange langage étranglé, puis se reprit et dit lentement : « Vous êtes là, mon frère. Vous étiez parti. Et maintenant vous êtes là. Je bois profondément en vous. »

Impuissante, Jill était déchirée entre deux émotions – une joie qui lui faisait fondre le cœur, et une peur glaciale de se faire prendre. Smith ne parut pas s’en rendre compte. « Vous voyez ? dit-il. Je marche ! Je deviens fort ! » Il fit quelques pas puis s’arrêta, triomphant et hors d’haleine.

Elle se força à sourire. « C’est bien, vous faites des progrès ! Continuez, c’est ce qu’il faut. Mais je dois partir. J’étais juste entrée dire bonjour. »

Son visage s’emplit de désarroi. « Ne partez pas !

— Mais il le faut ! »

Il prit un air désolé, et ajouta avec une certitude tragique : « Je vous ai blessé. Je ne savais pas.

— Mais non, pas du tout ! Seulement, il faut que je parte, et vite ! »

Son visage devint sans expression. « Emmenez-moi avec vous, mon frère », dit-il, et c’était une affirmation plutôt qu’une question.

« Comment ? Oh ! Je ne peux pas. Et il faut que je parte, immédiatement. Ne dites à personne que je suis venue. Je vous en prie.

— Ne pas dire que mon frère d’eau est venu ?

— À personne. Et… je reviendrai, voilà. Soyez gentil. Vous m’attendez et vous ne le dites à personne. »

Smith digéra cette information, puis dit d’une voix sereine : « J’attendrai. Je ne dirai pas.

— Bravo ! » Jill se demanda comment elle pourrait tenir sa promesse. Elle comprit que la porte donnant sur le couloir n’était certainement pas « cassée » et alla la regarder de plus près. Contrairement à la règle des hôpitaux, on y avait vissé un verrou ne pouvant pas s’ouvrir de l’extérieur.

D’un geste rapide, Jill l’ouvrit. « C’est ça, attendez. Je reviendrai.

— J’attendrai. »

En traversant la chambre de la malade, elle entendit le toc-toc toc-toc toc toc ! de Brush, et se hâta d’aller lui ouvrir.

Il était fort en colère. « Où étiez-vous, infirmière ? Cela fait trois fois que je frappe. »

Jill ne perdit pas son sang-froid. « Je l’ai vue se retourner, mentit-elle. Et j’étais allé arranger son oreiller.

— Mais enfin ! Je vous avais dit de ne pas bouger d’ici ! » Jill sentit qu’il avait peur, et contre-attaqua. « Docteur, dit-elle froidement, je n’ai pas la responsabilité de votre malade mais, puisque vous l’aviez confiée à mes soins, j’ai fait ce que j’estimais nécessaire. Si vous critiquez mon attitude, le médecin-chef du pavillon en sera juge.

— Non, non. Qu’importe, n’y pensons plus.

— Non, docteur. Un patient aussi âgé peut fort bien étouffer dans un lit hydraulique. Il y a des infirmières qui acceptent tout de la part d’un docteur ; pas moi. Allons en référer au médecin-chef.

— Voyons, Miss Boardman. Je n’aurais pas dû me mettre en colère. Acceptez mes excuses.

— Soit, docteur, dit Jill très sèchement. Vous avez encore besoin de moi ?

— Non, merci. Et merci d’être restée. Vous… vous ne le direz à personne, n’est-ce pas ?

— Je n’en parlerai pas. » Ça, tu peux en être certain ! Mais que faire maintenant ? Si seulement Ben était là ! Elle retourna à son bureau et fit semblant de compulser des papiers. Puis elle téléphona pour obtenir enfin ce lit mécanique et envoya son assistante chercher quelque chose pour pouvoir réfléchir en paix.

Où donc était Ben ? Si elle savait où le toucher, elle prendrait dix minutes pour aller lui téléphoner, et se déchargerait du fardeau sur ses larges épaules. Mais Ben, que le diable l’emporte, était en train de se promener dans le ciel en la laissant se débrouiller seule.

Vraiment ? L’inquiétude qu’elle avait réprimée revint à la surface. Ben ne serait pas parti sans la tenir au courant du résultat de sa tentative pour voir l’Homme de Mars. Entre conspirateurs, on se dit ces choses, et Ben respectait toujours la règle du jeu.

Elle crut l’entendre de nouveau lui dire : «… si jamais les choses tournent mal, chérie, vous êtes mon dernier atout… si vous n’entendez plus parler de moi, vous saurez que vous êtes seule. »

Sur le moment, elle n’y avait pas accordé d’importance, car elle ne pensait pas qu’il pût lui arriver quelque chose. Mais maintenant… Il arrive un moment dans la vie de tout homme ou de toute femme où il, ou elle, doit décider de risquer « sa vie, sa fortune et son honneur » dans une entreprise à l’issue incertaine. Jill Boardman prit sa décision cet après-midi-là, à 15 h 47.

Lorsque Jill fut sortie, l’Homme de Mars se rassit, mais ne reprit pas son livre d’images. Il se contenta d’attendre avec ce que l’on pourrait nommer de la « patience », faute d’un meilleur terme pour décrire cette attitude typiquement martienne. Il resta tranquille, calme et heureux, parce que son frère lui avait dit qu’il reviendrait. Il était prêt à attendre sans bouger, sans rien faire, pendant plusieurs années.

Il n’avait pas une idée précise du temps qui s’était écoulé depuis qu’il avait partagé l’eau avec son frère. Non seulement le temps et l’espace étaient curieusement déformés dans ce lieu, avec des séquences visuelles et sonores qu’il n’avait encore pu gnoquer, mais la culture de son nid appréhendait le temps autrement que les humains ne le font. La différence n’était pas imputable à une plus grande longévité, comptée en années terrestres, mais à une attitude fondamentale. On ne pouvait pas davantage exprimer en martien : « Il est plus tard que vous ne croyez », que « Trop de hâte nuit », quoique pour des raisons différentes. La première notion était inconcevable, tandis que la seconde était un truisme Martien jamais exprimé, aussi superflu que de dire à un poisson de se mettre dans l’eau. Mais « Ce qui était au Commencement est, et sera toujours » était si Martien en esprit qu’il était plus facile de le traduire que « deux et deux font quatre », affirmation qui, sur Mars, n’avait rien de trivial.

Smith attendit.

Brush entra et le regarda ; Smith ne bougea pas. Brush ressortit.

Lorsque Smith entendit une clef tourner dans la serrure de la porte extérieure, il se souvint avoir entendu le même bruit quelque temps avant la dernière visite de son frère, et il modifia son métabolisme en conséquence, pour le cas où le même événement suivrait. Il fut étonné de voir la porte s’ouvrir et Jill se glisser dans la chambre, car il ne s’était pas rendu compte que c’était une porte. Mais il le gnoqua immédiatement et s’abandonna à la plénitude joyeuse qui ne naît qu’en présence de vos petits, d’un frère par l’eau et, dans certaines circonstances, d’un Ancien.

Sa joie était toutefois tempérée par la conscience que son frère ne la partageait pas – il semblait au contraire empli d’une détresse comme on n’en conçoit que chez une personne qui est sur le point de se désincarner à cause d’un manque ou d’un échec honteux. Mais Smith avait appris que ces créatures pouvaient supporter sans en mourir des émotions affreuses à contempler. Son frère Mahmoud subissait cinq fois par jour une terrifiante agonie spirituelle – et non seulement il n’en mourait pas, mais il provoquait intentionnellement ces crises, qu’il estimait utiles. Son frère le capitaine van Tromp souffrait également de spasmes atroces survenant à l’improviste, et dont le moindre aurait dû, selon les critères de Smith, entraîner une désincarnation immédiate pour mettre fin au conflit. Et pourtant, pour autant qu’il le sache, son frère était toujours incarné.

Il ignora donc l’agitation de Jill.

Elle lui tendit un ballot. « Tenez, mettez ça. Dépêchez-vous ! »

Smith prit le paquet de vêtements et attendit. Jill le regarda en secouant la tête. « Ciel ! Bon, déshabillez-vous ; je vais vous aider. »

Elle dut le déshabiller puis l’habiller entièrement. Il portait – non parce que cela lui plaisait mais parce qu’on le lui avait dit – une chemise de nuit, une robe de chambre et des chaussons. Il était capable de les ôter lui-même, mais pas assez vite au gré de Jill. Elle était infirmière, et il n’avait jamais entendu parler du tabou de la pudeur – auquel il n’aurait d’ailleurs rien compris. Ils ne furent donc pas ralentis par des considérations hors de propos. Il trouva délicieuses les fausses peaux dont elle revêtit ses jambes. Mais elle ne lui laissa pas le temps de les chérir et les colla à ses cuisses avec du sparadrap à défaut de jarretières. Elle avait emprunté cette tenue à une infirmière plus grande qu’elle, prétextant qu’une cousine en avait besoin pour un bal costumé. Jill agrafa l’ample blouse blanche ; il lui sembla que cela dissimulait de façon convaincante la plupart des différences sexuelles. Les chaussures furent le plus difficile : elles n’étaient pas vraiment à sa pointure et Smith avait déjà du mal à marcher pieds nus dans cette gravité.

Pour finir, elle le coiffa d’un bonnet d’infirmière. « Vos cheveux sont un peu courts, dit-elle avec inquiétude, mais il y a des femmes qui ne les portent guère plus longs. Il faudra bien que ça aille. » Smith ne répondit pas, car il ne comprenait pas exactement ce qu’elle avait voulu dire. Il essaya de se penser des cheveux plus longs, mais comprit que cela prendrait trop longtemps.

« Et maintenant, dit Jill, écoutez-moi bien. Quoi qu’il arrive, ne dites pas un mot. Vous comprenez ?

— Ne pas parler. Je ne parlerai pas.

— Venez avec moi – je vais vous prendre par la main. Et si vous connaissez des prières, priez !

— Prier ?

— Peu importe. Simplement, suivez-moi sans dire un mot. » Elle ouvrit la porte, jeta un coup d’œil dans le couloir, et entraîna Smith avec elle.

Il était complètement désorienté par toutes ces configurations étranges et nouvelles. Il était assailli par des images troubles et imprécises, et avançait en aveugle, les sens presque déconnectés pour se protéger de ce milieu chaotique.

Elle le conduisit jusqu’au bout du couloir et monta sur un tapis roulant. Smith trébucha et serait tombé si elle ne l’avait pas retenu. Une femme de service les regarda avec étonnement et Jill faillit lâcher un juron. Puis, ils prirent un ascenseur jusqu’au toit – elle n’aurait jamais pu le piloter dans un tube pneumatique.

Et là, sans que Smith s’en rendît compte, ils se trouvèrent dans une situation critique. Il se noyait dans l’extase du ciel ; il n’avait plus vu le ciel depuis Mars. C’était un ciel légèrement couvert, clair et lumineux, un ciel typique du climat de Washington. Le toit était désert – c’était ce qu’elle avait espéré en partant après l’heure… mais il n’y avait plus de voitures. Et elle n’osait prendre l’aérobus avec lui.

Elle allait téléphoner pour avoir un taxi lorsqu’elle en vit un atterrir. Elle appela le planton. « Jack ! Ce taxi est libre ?

— Non ; je viens de l’appeler pour le docteur Philips.

— Quel dommage ! Jack, essayez de m’en avoir un le plus vite possible. Je suis avec ma cousine Madge – elle travaille au pavillon Sud –; elle a une laryngite et il ne faut pas qu’elle reste dans ce vent. »

Le planton se gratta la tête. « Bah… puisque c’est vous, Miss Boardman, prenez celui-ci et j’en appellerai un autre pour le docteur.

— Jack, vous êtes un trésor. Non, Madge, ne parle pas ; je le remercierai pour nous deux. Elle est pratiquement aphone ; je vais lui soigner ça avec un bon grog.

— Oh oui, il n’y a rien de tel que les remèdes de grand-mères ! » Il ouvrit la porte du taxi et composa de mémoire le domicile de Jill, puis les aida à monter. Jill fit de son mieux pour dissimuler la maladresse de Smith. « Merci, Jack ! Merci mille fois. »

Enfin, le véhicule s’éleva ; Jill poussa un profond soupir. « Vous pouvez parler, maintenant.

— Que dois-je dire ?

— Hein ? Ce qu’il vous plaira. »

Smith réfléchit longuement. L’envergure de l’invitation appelait une réponse appropriée, digne d’un frère. Il en examina plusieurs et les rejeta parce qu’elles étaient intraduisibles, puis se décida pour une phrase qui, même dans ce langage plat et étranger, transmettrait un peu de la proximité et de la chaleur qui convient entre frères : « Que nos œufs partagent un même nid. »

Jill sursauta de surprise. « Comment ? Qu’avez-vous dit ? »

Smith fut attristé par cette réaction décevante, mais l’attribua à une erreur de sa part. Il songea avec dépit qu’une fois de plus il avait causé une grande agitation chez une de ces créatures, alors qu’il avait voulu créer l’unité. Il essaya de nouveau d’exprimer la même pensée en disposant de façon différente son pauvre vocabulaire : « Mon nid est le vôtre et votre nid est le mien. »

Cette fois, Jill sourit. « Que c’est gentil ! Je ne suis pas certaine de bien vous comprendre, mais c’est l’offre la plus adorable qu’on m’ait faite depuis bien longtemps. » Elle ajouta : « Mais pour le moment, nous sommes dans les ennuis jusqu’au cou. Alors, il vaut mieux attendre, vous voulez ? »

Smith ne la comprenait guère mieux qu’elle ne le comprenait, mais il sentit qu’elle était contente, et comprit qu’elle lui demandait d’attendre. Attendre ne lui demandait aucun effort. Il s’enfonça dans son siège, content que tout aille bien entre son frère et lui, et admira le paysage. C’était le premier qu’il voyait, et il y avait de tous côtés une profusion de choses nouvelles qu’il essayait de gnoquer. Il lui vint à l’esprit que le mode de transport utilisé chez lui ne donnait pas une vue aussi enchanteresse de ce qui vous sépare de votre destination. Il faillit faire entre les modes de transport humains et martiens une comparaison défavorable aux Anciens, et son esprit recula devant cette hérésie.

Jill, elle, essayait de réfléchir. Soudain, elle vit que le taxi était presque arrivé chez elle – et de tous les lieux au monde, c’était le dernier où il fallait aller, puisque c’était le premier où ils iraient lorsqu’ils auraient compris qui avait aidé Smith à s’évader. Elle ne connaissait rien aux méthodes de la police, mais supposait qu’elle avait dû laisser des empreintes digitales – sans compter tous ceux qui les avaient vu sortir. Elle avait même entendu dire qu’il était possible aux techniciens de la police de lire les bandes du pilote-robot pour connaître tous les déplacements effectués par un taxi.

Elle se hâta d’effacer la destination primitivement prévue. Le taxi s’éleva et attendit en planant. Où aller ? Où cacher un adulte à moitié idiot et même pas capable de s’habiller seul… et qui de plus était l’homme le plus recherché de tout le globe ? Oh, si seulement Ben était là ! Ben… où êtes-vous ?

Elle décrocha et, sans grand espoir, composa le numéro de Ben. Son cœur bondit lorsqu’une voix d’homme lui répondit – hélas, ce n’était pas Ben, mais son majordome. « Oh, désolé, Mr. Kilgallen. C’est Jill Boardman. Je pensais avoir appelé l’appartement de Ben.

— C’est bien ce que vous avez fait. Les appels sont automatiquement transmis au bureau lorsqu’il s’absente plus de vingt-quatre heures.

— Il n’est donc toujours pas rentré ?

— Toujours pas. Puis-je faire quelque chose pour vous ?

— Non, merci. Mr. Kilgallen… vous ne trouvez pas curieux que Ben ait disparu de la sorte ? Cela ne vous inquiète pas ?

— Mais non, pas du tout. Son message disait qu’il ne savait pas quand il rentrerait.

— Vous ne trouvez pas cela bizarre ?

— Pas dans le métier de Mr. Caxton, Miss Boardman.

— Enfin… personnellement, je trouve son absence très inquiétante ! Vous devriez la signaler… en parler à la stéréo et dans toute la presse du pays – et du monde entier !

Bien que le téléphone du taxi n’eut pas de circuit image, Jill le sentit sursauter. « Je crains, Miss Boardman, que ce ne soit à moi d’interpréter les instructions de mon patron. D’ailleurs, soit dit sans vouloir vous vexer, nous recevons des coups de téléphone d’amis affolés chaque fois qu’il s’absente pour quelques jours. »

Jill comprit et n’insista pas. Il était donc exclu de demander l’aide de Kilgallen. Elle raccrocha d’un geste rageur.

Mais où aller ? Une idée lui vint. Si Ben avait disparu – et que les autorités y étaient pour quelque chose –, ils ne songeraient certainement pas à chercher Valentin Smith chez lui…

Il y aurait à manger, et elle trouverait bien quelques vêtements pour son pauvre idiot d’enfant. Elle composa sa nouvelle destination ; le taxi choisit sa route et s’y engagea.

Arrivée devant l’appartement de Ben, Jill mit son visage dans la boîte insonorisante et dit : « Carthago delenda est ! »

La porte ne s’ouvrit pas. Malheur ! se dit-elle, il a changé la combinaison. Ses genoux étaient flageolants et elle n’osait pas regarder Smith. Puis, elle parla de nouveau dans la boîte – qui servait aussi bien à ouvrir la porte qu’à annoncer une visite –, dans le minuscule espoir que Ben était rentré entre temps : « Ben ? C’est Jill. »

La porte s’ouvrit.

Ils entrèrent. Jill crut d’abord que Ben était là et leur avait ouvert, puis réalisa qu’elle avait accidentellement découvert la nouvelle combinaison de la porte… qu’il avait changée en son honneur. Elle se serait bien passée du compliment, pour éviter ce moment d’affreuse panique.

Smith s’était arrêté au bord du tapis de gazon et regardait ce qui l’entourait. C’était trop nouveau pour pouvoir être gnoqué immédiatement, mais cela lui plut. C’était moins enthousiasmant que le lieu mouvant d’où ils venaient de sortir, mais plus propre à accueillir le soi. Il regarda avec intérêt la fenêtre panoramique, qu’il prit pour un tableau animé comme ceux qu’il y avait chez lui. Sa chambre du Bethesda était dans un des nouveaux pavillons, et n’avait donc pas de fenêtres. La notion de « fenêtre » ne signifiait rien pour lui.

Il remarqua avec satisfaction que la simulation de l’espace et du mouvement était parfaite – ce devait être l’œuvre d’un très grand artiste. Jusqu’à présent, rien ne lui avait permis de conclure que ces gens possédaient un art – cette nouvelle expérience lui permit de mieux les gnoquer, et il en fut réchauffé.

Du coin des yeux, il perçut un mouvement ; il se retourna et vit que son frère ôtait ses chaussures et les fausses peaux qui recouvraient ses jambes.

Jill agita ses orteils dans l’herbe. « Oh, que ça fait du bien ! » Elle vit que Smith la fixait de son regard de bébé légèrement troublant. « Vous devriez en faire autant. Je suis sûre que vous aimerez cela. »

Il ferma à demi les yeux. « Comment faire ?

— J’oublie toujours. Venez, je vais vous aider. » Elle lui ôta ses chaussures et ses bas. « Voilà. Vous ne trouvez pas que c’est agréable ? »

Smith s’avança sur l’herbe, puis dit timidement : « Mais ils vivent ?

— Bien sûr ! C’est vivant, c’est de la vraie herbe. Ben a payé très cher pour avoir cela. Rien que les lampes spéciales coûtent plus que ce que je gagne en un mois. Allez, marchez, que vos pieds en profitent ! »

De tout cela, Smith comprit seulement que l’herbe était faite d’êtres vivants et qu’on lui demandait de leur marcher dessus. « Marcher sur des vivants ? » demanda-t-il avec une incrédulité horrifiée.

« Hein ? Et pourquoi pas ? Cela ne fait pas de mal à l’herbe – elle a été conçue précisément pour cet usage. »

Smith dut se remémorer qu’un frère d’eau ne peut pas vous inciter à une mauvaise action. Encouragé par Jill, il finit par marcher en rond sur le tapis d’herbe – et découvrit que c’était délicieux et que les créatures vivantes ne protestaient pas. Il mit toute sa sensibilité aux aguets, mais son frère avait raison : leur véritable raison d’être était de se faire marcher dessus. Il résolut d’accueillir ce fait et de le louer, effort comparable à celui qu’il faudrait à un être humain pour apprécier les mérites du cannibalisme – coutume, d’ailleurs, que Smith trouvait tout à fait convenable.

Jill soupira. « Assez joué. J’ignore pour combien de temps encore nous sommes en sécurité ici.

— Sécurité ?

— Nous ne pouvons pas rester ici. Ils sont peut-être déjà en train de nous chercher. » Elle réfléchit. Chez elle, pas question, ici non plus… Ben avait eu l’intention de l’emmener chez Jubal Harshaw. Mais elle ne connaissait pas Harshaw, ne savait même pas où il vivait. Quelque part dans les Poconos, avait dit Ben. Oui, il faudrait qu’elle se procure son adresse. Il était sa seule chance.

« Pourquoi n’êtes-vous pas heureux, mon frère ? »

Jill s’arracha à ses pensées et regarda Smith. Le pauvre ! Il ne se rendait même pas compte que tout allait mal ! Elle essaya de voir les choses de son point de vue. Elle n’y parvint pas, mais comprit qu’il ignorait totalement qu’ils fuyaient devant… devant quoi ? Les flics ? Les autorités de l’hôpital ? Elle ne savait pas exactement ce qu’elle avait fait ni quelles lois elle avait violées. Ce qu’elle savait par contre, c’est qu’elle s’était opposée aux Grands, aux Puissants de ce monde.

Comment aurait-elle pu dire à l’Homme de Mars ce qu’ils avaient à craindre alors qu’elle-même l’ignorait ? Avaient-ils une police sur Mars ? La moitié du temps, en lui parlant, elle avait l’impression de s’adresser à un mur.

Ciel ! Avaient-ils des murs sur Mars ? Avaient-ils des maisons même ?

« Peu importe, lui dit-elle calmement. Faites ce que je vous dirai et tout ira bien.

— Oui. »

C’était une acceptation illimitée, sans restrictions. Jill eut soudainement l’impression que si elle le lui demandait, il sauterait par la fenêtre – et elle ne se trompait pas. Il aurait sauté, aurait joui de chaque seconde de la chute du vingtième étage et accepté sans surprise ni ressentiment la soudaine désincarnation lors de l’impact. Ce n’est pas qu’il aurait ignoré qu’une telle chute le tuerait ; mais la peur de la mort était pour lui une idée inconcevable. Si un frère d’eau choisissait pour lui cette étrange désincarnation, il la chérirait et essaierait de la gnoquer.

« Bon. Nous ne pouvons pas rester à ne rien faire. Il faut manger, vous trouver de nouveaux vêtements, et puis partir. Commencez déjà à vous déshabiller. » Elle alla regarder dans la garde-robe de Ben.

Elle choisit un costume de voyage, un béret, une chemise, des sous-vêtements et une paire de chaussures. En revenant, elle trouva Smith dans une situation impossible : il avait omis d’ôter sa blouse avant d’essayer d’enlever la robe, et il était virtuellement paralysé.

« Aïe-aïe ! » Jill courut l’aider.

Elle réussit à le débarrasser des vêtements puis les fourra dans l’oubliette. Elle paierait Etta Schere plus tard, et ne tenait pas à ce qu’on les trouvât. « Et maintenant, mon ami, vous allez prendre un bain avant de mettre les habits propres de Ben. On vous a négligé. Allons, venez. » Étant infirmière, elle était immunisée contre les mauvaises odeurs et (pour la même raison) était une fanatique de l’eau et du savon… Ils n’avaient pas dû lui donner de bain depuis un bon moment. Il ne puait pas exactement, mais son odeur lui rappelait celle d’un cheval par une chaude journée d’été.

Il regarda avec extase la baignoire s’emplir.

Jill vérifia la température de l’eau. « Ça va. Entrez. »

Smith parut stupéfait.

« Dépêchez-vous ! dit Jill avec fermeté. Entrez dans l’eau. »

Les mots figuraient dans son vocabulaire humain, et, tremblant d’émotion, Smith fit ce qu’elle lui demandait. Ce frère voulait qu’il plaçât son corps entier dans l’eau de la vie ! Jamais pareil honneur ne lui avait été échu – et dans son expérience, personne n’avait jamais eu droit à un tel privilège. Mais il commençait à comprendre que ces créatures étaient étrangement familiarisées avec l’élément vital… fait impossible à gnoquer, mais qu’il devait accepter.

Il mit un pied tremblant dans l’eau, puis l’autre… et se laissa glisser jusqu’à ce que l’eau le recouvrît entièrement.

« Hé ! » cria Jill, et elle ramena sa tête au-dessus de l’eau, terrifiée parce qu’il lui semblait manier un cadavre. Seigneur ! Il n’avait pas pu se noyer, pas en si peu de temps. Elle le secoua vivement. « Smith ! Réveillez-vous ! Sortez de cet état ! »

De très loin, Smith entendit son frère l’appeler et revint. Ses yeux quittèrent leur aspect vitreux, son cœur s’accéléra et il recommença à respirer. « Ça va ? lui demanda Jill.

— Ça va bien. Je suis très heureux… mon frère.

— Vous m’aviez fait peur. Surtout, ne vous remettez pas sous l’eau. Restez assis comme vous êtes. D’accord ?

— Oui, mon frère. » Smith ajouta quelque chose dans un langage rauque et croassant, puis mit ses mains en coupe et y recueillit de l’eau avec mille précautions, puis la porta à ses lèvres. Sa bouche toucha l’eau, puis il l’offrit à Jill.

— Hé là, ne buvez pas l’eau de votre bain ! Non, je n’en veux pas, merci.

— Il ne faut pas boire ?

Il lui parut en ce moment si malheureux et vulnérable qu’elle ne sut plus quoi faire. Elle hésita, puis baissa la tête et toucha l’offrande de ses lèvres. « Merci.

— Puissiez-vous ne jamais avoir soif !

— Je vous souhaite également de ne jamais connaître la soif. Mais cela suffit. Si vous avez soif, je vais aller vous chercher quelque chose à boire. Mais pas l’eau du bain. »

Smith parut se satisfaire de cela et resta calmement assis. Jill comprit qu’il n’avait jamais eu droit à un grand bain et n’avait pas la moindre idée de ce qu’on attendait de lui. Elle pourrait certes le lui apprendre, mais cela leur ferait perdre un temps précieux.

Bah, elle en avait fait de pires ! Son corsage était déjà mouillé jusqu’en haut des manches. Elle l’ôta et le suspendit à un crochet. Puis elle regarda sa jupe plissée… les plis étaient permanents, mais il serait stupide de la mouiller aussi. Elle l’enleva, et se retrouva en slip et soutien-gorge.

Smith la regardait avec l’intérêt impartial d’un bébé. À sa grande surprise, Jill se sentit rougir. Elle se croyait pourtant libre de toute pudeur morbide. Elle se souvint soudain qu’elle avait participé à sa première baignade nudiste à l’âge de quinze ans. Mais ce regard d’enfant l’embarrassait. Elle préféra risquer d’avoir des sous-vêtements mouillés plutôt que de faire ce qui s’imposait.

Elle cacha son embarras en redoublant d’activité. « Allez, au travail ! » Elle s’agenouilla à côté de la baignoire, l’aspergea de savon et se mit à le frotter vigoureusement.

Soudain, Smith allongea le bras et lui toucha le sein droit. Jill eut un mouvement de recul. « Hé là ! Pas de ça ! »

Il la regarda comme si elle l’avait giflé. « Non ? » demandât-il d’une voix tragique.

« Non », dit-elle fermement, puis, voyant son expression, elle ajouta avec douceur : « Ce n’est rien. Mais ne m’empêchez pas de travailler. »

Jill ne fit pas traîner les choses. Elle vida la baignoire et le rinça à la douche, puis s’habilla tandis que le soufflant le séchait. L’air chaud le surprit et il se mit à trembler. Elle dut lui dire de se tenir au montant, puis l’aida à sortir de la baignoire. « Voilà, vous sentez meilleur et je suis sûre que vous vous sentez mieux.

— Je me sens bien.

— Excellent. Allons vous habiller. » Elle le précéda dans la chambre de Ben. Mais avant qu’elle ne pût lui expliquer à quoi servait un slip ou l’aider à le mettre, une voix d’homme la fit sursauter. Elle crut devenir folle.

« OUVREZ LA-DEDANS ! »

Jill laissa tomber le slip. Savaient-ils qu’il y avait quelqu’un ? Sûrement – autrement, ils ne seraient pas venus. Ce satané taxi-robot avait dû les trahir !

Devait-elle répondre ? Ou faire le mort ?

Le cri fut répété une seconde fois dans le circuit acoustique.

« Restez ici ! » murmura-t-elle à Smith, puis elle alla dans le living et demanda, en s’efforçant d’avoir une voix normale : « Qui est-ce ?

— Au nom de la loi, ouvrez !

— Au nom de quelle loi ? Ne soyez pas stupide. Dites-moi qui vous êtes si vous ne voulez pas que j’appelle la police.

— Nous sommes la police. Êtes-vous Gillian Boardman ?

— Moi ? Je suis Phyllis O’Toole et j’attends Mr. Caxton. Je vais téléphoner à la police et déposer plainte pour viol de domicile.

— Allons, miss Boardman. Nous avons un mandat d’amener contre vous. Ouvrez, sinon cela ira mal.

— Je ne suis pas « miss Boardman », et je téléphone immédiatement à la police ! »

La voix ne répondit pas. Jill attendit, la gorge serrée. Bientôt, elle sentit une chaleur croissante sur son visage. La serrure de la porte fut bientôt chauffée au rouge, puis au blanc. Quelque chose céda et la porte s’ouvrit. Il y avait deux hommes. L’un d’eux entra, et dit en souriant : « Voilà la fille ! Johnson, allez voir si vous le trouvez. »

Jill voulut se mettre dans le passage, mais le nommé Johnson la repoussa sans ménagements. « C’est un outrage ! s’écria Jill d’une voix aiguë. Où est votre mandat d’amener ?

— Doucement, ma jolie, lui dit Berquist. Si vous vous conduisez bien, ils ne vous feront peut-être pas de misères. »

Elle lui donna un coup de pied dans le tibia. Il se mit agilement hors de portée. « Oh la vilaine, dit-il sans se fâcher. Johnson ! Vous le trouvez ?

— Il est là, Mr. Berquist. Nu comme un ver – je me demande bien ce qu’ils étaient en train de fabriquer.

— Peu importe. Amenez-le ici. »

Johnson reparut en poussant Smith devant lui ; il lui avait tordu un bras derrière le dos. « Il ne voulait pas venir. »

Jill passa vivement derrière Berquist et se jeta sur Johnson, qui la rejeta brutalement. « Pas de ça, petite traînée ! »

Il l’avait frappé nettement moins fort qu’il ne frappait sa femme avant qu’elle ne le quitte, et infiniment moins qu’il ne frappait les prisonniers qui refusaient de parler. Jusqu’alors, Smith n’avait pas dit un mot et son visage était resté sans expression. Il s’était simplement laissé faire. Ne comprenant pas ce qui se passait, il s’était abstenu d’agir.

Mais lorsqu’il vit que l’homme frappait son frère d’eau, il se tortilla, se libéra – et fit un geste vers Johnson.

Johnson disparut.

Seuls les brins d’herbe se redressant là où il avait posé ses grands pieds témoignaient qu’il avait jamais été là. Jill les regardait fixement – elle se sentait sur le point de s’évanouir.

Berquist ferma la bouche, la rouvrit, et dit d’une voix étranglée : « Que lui avez-vous fait ? en regardant Jill.

— Moi ? Je n’ai rien fait du tout.

— Allons, allons. Vous avez une trappe, ou quoi ?

— Où est-il allé ?

Berquist humecta ses lèvres. « Je n’en sais rien. » Il sortit un revolver. « Mais n’essayez pas vos petits tours avec moi. Restez où vous êtes. Je me charge de lui. »

Smith était retombé dans une attente passive. Ne comprenant pas ce dont il s’agissait, il n’avait fait que le minimum indispensable. Mais il avait déjà vu les hommes utiliser des pistolets sur Mars, et l’expression que prit Jill en voyant l’arme dirigée contre elle ne lui plut pas. Il gnoqua que c’était un de ces points critiques dans la croissance d’un être où la contemplation doit donner naissance à l’action juste, afin de permettre la continuation de la croissance. Il agit.

Les Anciens l’avaient bien éduqué. Il fit un pas vers Berquist, qui braqua le revolver sur lui. Il fit un geste – et Berquist disparut.

Jill hurla.

D’impassible qu’il était, le visage de Smith devint tragique et désespéré. Il regarda Jill avec des yeux implorants et se mit à trembler. Ses yeux se révulsèrent ; il s’affaissa lentement au sol, se roula en boule et resta dans une immobilité totale.

L’hystérie de Jill s’arrêta net. Un malade avait besoin d’elle. Ce n’était pas le moment d’être émotive, ni de se demander comment deux hommes avaient disparu. Elle s’agenouilla et examina Smith.

Elle ne put détecter ni pouls ni respiration. Elle posa une oreille contre ses côtes. Elle pensa d’abord que le cœur s’était arrêté mais, au bout d’un moment, entendit un faible toc-toc, suivi d’un autre après quatre ou cinq secondes.

Cela la fit penser à une syncope schizoïde, mais elle n’avait jamais vu une transe aussi profonde, même pendant les démonstrations d’hypno-anesthésie. Elle avait lu que certains yogis indiens pouvaient se mettre dans des états proches de la mort, mais ne l’avait jamais vraiment cru.

Normalement, elle n’aurait jamais essayé de réveiller un patient dans cet état ; elle aurait immédiatement appelé un médecin. Mais les circonstances étaient exceptionnelles. Loin d’affaiblir sa résolution, les derniers événements l’avaient plus que jamais renforcée dans sa détermination de ne pas laisser Smith retomber entre les mains des autorités. Elle fit tout son possible pour essayer de le réveiller, mais au bout de dix minutes d’efforts inutiles, elle abandonna.

Dans la chambre de Ben, elle découvrit une grande valise quelque peu cabossée, presque un coffre. Elle l’ouvrit et y trouva un vocascribe, une trousse de toilette, un assortiment de vêtements – tout ce dont un journaliste pouvait avoir besoin pour un voyage imprévu. Il y avait même un ensemble audio pouvant se raccorder au réseau téléphonique. La présence de cette valise prouvait d’ailleurs que Kilgallen se trompait sur la raison de l’absence de Ben – mais ce n’était pas le moment de penser à cela. Elle vida la valise et la traîna jusqu’au living.

Smith était plus lourd qu’elle, mais elle avait acquis des muscles à force de manier des malades de toutes les tailles. Elle réussit à le faire basculer dans la valise, mais dut le replier pour pouvoir la fermer. Ses muscles ne cédaient pas à la force, mais en insistant doucement elle parvint à les remodeler. Elle rembourra les coins avec quelques vêtements, puis essaya de percer des trous pour lui permettre de respirer, mais la valise était en stratifié. Elle se dit qu’avec une respiration aussi faible et un métabolisme aussi ralenti, il ne risquait pas d’étouffer.

En s’aidant des deux bras, elle put tout juste la soulever. Quant à la porter… Heureusement, la valise était équipée de roulettes. Elles creusèrent de vilains sillons dans le gazon de Ben.

Jill ne monta pas sur le toit. Elle ne voulait surtout pas d’un autre taxi. Elle sortit par la porte de service. Il n’y avait qu’un jeune homme venu faire une livraison pour les cuisines. Il l’aida à rouler la valise jusqu’au trottoir. « Salut, sœurette. Qu’est-ce que vous traînez dans ce fourbi ? »

« Un cadavre », répondit-elle du tac au tac.

Il haussa les épaules. « J’aurais dû m’en douter. À question stupide, réponse stupide. »

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