Le premier groupe de colons mixtes arriva sur Mars. Six des dix-sept survivants sur les vingt-trois membres du premier groupe retournèrent sur Terre. Les colons avaient subi un entraînement au Pérou, à une altitude de cinq mille mètres. Le président de la République argentine passa en Uruguay en emportant deux valises ; le nouveau Presidente demanda son extradition devant la Haute cour, ou du moins le retour des valises. Les derniers honneurs furent rendus à Alice Douglas en la cathédrale nationale, dans la plus grande intimité. Les commentateurs louèrent le secrétaire général pour la force d’âme dont il fit montre en cette cruelle circonstance. Un cheval de trois ans baptisé Inflation, portant 126 livres, gagna le grand derby du Kentucky, payant cinquante-quatre contre un ; deux clients de l’Airotel de Louis-ville se désincarnèrent, l’un volontairement, l’autre à la suite d’une crise cardiaque.
Une édition clandestine de l’ouvrage biographique non autorisé Le Révérend Foster et le Diable fut distribuée d’un bout à l’autre des États-Unis ; à la tombée de la nuit, tous les exemplaires avaient été brûlés, et les clichés détruits, sans compter les dommages divers infligés aux biens meubles et immeubles et les attaques et brutalités contre les personnes. La rumeur voulait que le British Muséum possédât un exemplaire de la première édition (faux), de même que la Bibliothèque du Vatican (vrai, mais accessible seulement aux ecclésiastiques érudits).
Au Tennessee, on déposa un projet de loi ayant pour but de rendre pi égal à trois. Un groupe fondamentaliste inter-églises s’instaura à Van Buren, dans l’Arkansas, et sollicita des fonds dans le but d’envoyer des missionnaires sur Mars. Le docteur Jubal Harshaw envoya une contribution… en donnant le nom et l’adresse du rédacteur en chef du Nouvel Humaniste, athée acharné et un de ses meilleurs amis.
À part cela, Jubal n’était pas spécialement d’humeur à rire : l’Homme de Mars faisait trop parler de lui. Sa plus grande joie était les visites que Jill et Mike lui rendaient, et son évolution le passionnait toujours autant, surtout depuis qu’il avait acquis le sens de l’humour. Mais ils ne venaient le voir que bien rarement, et les tout derniers événements ne lui plaisaient guère.
Jubal ne s’était pas inquiété lorsque Mike s’était fait chasser du Séminaire théologique de l’Union, poursuivi par une meute de théologiens enragés dont certains étaient en colère parce qu’ils croyaient en Dieu et les autres parce qu’ils n’y croyaient pas. Ils s’étaient retrouvés dans une haine commune pour l’Homme de Mars. Pour Jubal, tout ce qui arrivait à un théologien était mérité, sauf peut-être le supplice de la roue. C’était une bonne leçon pour Mike.
Il ne s’était pas davantage inquiété lorsque, avec l’aide de Douglas, il s’était engagé dans les forces armées fédérales. Mike avait suffisamment de force morale pour résister à n’importe quel adjudant et Jubal ne se souciait nullement du sort des troupes fédérales. Réactionnaire dans l’âme, Jubal avait déchiré ses papiers militaires le jour où les États-Unis cessèrent d’avoir leur propre armée.
Jubal fut surpris par le peu de dégâts que causa Mike au cours de son passage dans l’armée, et plus encore par sa durée – près de trois semaines. Mike couronna sa carrière militaire en profitant des questions permises après une conférence pour prêcher l’inutilité de la force, avec des commentaires visant à supprimer le surplus de population par le cannibalisme. Il se proposa ensuite comme cobaye pour tester l’efficacité de n’importe quelle arme, dans le but de prouver que la force était non seulement inutile mais inutilisable contre une personne douée d’autodiscipline.
Ils n’acceptèrent pas sa proposition, mais le jetèrent dehors.
Douglas permit à Jubal de consulter un document ultra-secret après l’avoir averti que personne, même le chef suprême de l’état-major, ne savait que le « soldat de deuxième classe Jones » était l’Homme de Mars. Jubal parcourut le document, qui consistait surtout en rapports contradictoires concernant ce qui s’était passé lorsqu’on avait initié « Jones » à l’usage des armes. Le plus surprenant pour Jubal était que certains témoins aient eu le courage de certifier sous serment qu’ils avaient vu des armes disparaître.
Il lut plus attentivement le dernier paragraphe : « Conclusion : le sujet est un hypnotiseur-né et pourrait éventuellement avoir une utilité dans les services de renseignement, mais il est absolument inadapté au service armé, dans quelque arme que ce soit. En tout état de cause, en raison de son quotient intellectuel très bas (débile), et de ses tendances paranoïaques (mégalomanie), il ne paraît pas recommandable d’exploiter ses talents d’idiot-savant. Recommandation : démobilisation sans pension, pour cause d’inaptitude. »
Mike s’était pourtant bien amusé. Le dernier jour, alors que sa section défilait sur le terrain de manœuvres, le général et son état-major furent ensevelis jusqu’à la taille dans une matière bucolique dotée d’une valeur symbolique pour tout soldat, mais depuis longtemps disparue des cours de casernes. Ce dépôt s’évapora, ne laissant qu’une forte odeur et une croyance accrue en l’hypnose collective. Jubal trouva que les plaisanteries de Mike étaient d’un goût atroce. Puis il se souvint de ce que lui-même avait fait un jour à l’école de médecine… le doyen… un cadavre plutôt avancé… heureusement qu’il avait mis des gants de caoutchouc !
Ce qu’il apprécia dans la peu glorieuse carrière militaire de Mike, c’est que Jill passa ces trois semaines à la maison ; Mike revint, apparemment indemne, et très fier d’avoir obéi aux désirs de Jill en ne faisant disparaître personne – juste quelques objets inanimés… bien qu’il gnoquât que, si Jill n’avait pas eu cette faiblesse, il aurait pu rendre cette terre plus agréable à habiter. Jubal n’en disconvint pas ; il avait lui-même une liste fort longue de personnes dont la présence était, pour dire le moins, inutile.
Étant unique, Mike faisait ses expériences d’une manière unique. Tout cela était fort bien. Mais sa dernière invention… « Le révérend docteur Valentin Michaël Smith, B.A., D.D. et D. Phil., Fondateur et Pasteur de l’Église de Tous les Mondes, S.A. » Brrr ! C’était déjà assez terrible qu’il ait voulu devenir curé, au lieu de laisser l’âme des autres en paix, comme il convient à un gentleman, mais cette liste de pseudo-diplômes universitaires… Cela lui donnait envie de vomir.
Le pire était que Mike affirmait que c’était Jubal lui-même qui lui en avait donné l’idée, en parlant un jour de ce qu’une église doit, et ne doit pas, être. Jubal ne se souvenait pas lui en avoir parlé, mais c’était fort possible.
Mike avait agi avec beaucoup de prudence. Quelques mois dans une université très petite, très sectaire et très pauvre… quelques examens, une dissertation de doctorat de religions comparées qui était d’une érudition phénoménale mais manquait totalement de conclusions, son ordination dans une secte reconnue mais provinciale, un cadeau (anonyme) à l’université après l’obtention de son doctorat, un autre doctorat décerné honoris causa pour « contributions à la connaissance interplanétaire » par une université pourtant sérieuse (mais Mike avait fait savoir qu’il ne participerait à une conférence sur le système solaire qu’à ce prix). Dans le passé, Mike avait refusé toutes les offres, de Cal-Tech au Kaiser-Wilhelm-Institut… Harvard ne put résister à l’appât.
Bah ! pensa Jubal avec cynisme, ils sont devenus aussi rouges que leur bannière. Ensuite, Mike devint pour quelques semaines aumônier-assistant dans sa très pieuse alma mater, puis rompit avec la secte et créa sa propre église. C’était parfaitement orthodoxe, légalement inattaquable, aussi vénérable que le schisme luthérien – et aussi nauséabond que des ordures vieilles d’une semaine.
Jubal fut tiré de sa pénible rêverie par Myriam : « Patron ! De la visite ! »
Jubal leva les yeux et vit un aérocar sur le point d’atterrir. « Larry ! Mon fusil ! j’ai juré de tirer sur le prochain qui se poserait sur mes rosiers.
— Il atterrit sur la pelouse, patron.
— Dites-lui de recommencer. Je le descendrai la deuxième fois.
— On dirait que c’est Ben Caxton.
— En effet. Hello, Ben ! Qu’est-ce que vous buvez ?
— Rien, votre influence est assez mauvaise comme ça. J’ai à vous parler.
— C’est ce que vous faites en ce moment même. Dorcas, un verre de lait chaud pour Ben. Il est malade.
— Très peu de soda, corrigea Ben, et ne vous trompez pas de bouteille. En privé, Jubal.
— Bien, bien, montons à mon bureau. Mais si vous croyez pouvoir cacher quelque chose à ces gosses, vous me direz comment vous faites. » Lorsque Ben eut fini de saluer comme il convenait (et, dans trois cas, d’une manière contraire aux lois de l’hygiène) les membres de la famille, ils montèrent.
« Que se passe-t-il ? demanda Ben. Je ne m’y reconnais plus.
— Mais c’est vrai, vous n’aviez pas vu la nouvelle aile ! Deux chambres et un bain en bas, et ici, ma galerie.
— Il y a assez de statues pour remplir un cimetière !
— Je vous en prie, Ben. Des « statues » sont des politiciens décédés, mais ceci est de la sculpture. Et parlez-en avec respect, si vous ne voulez pas que je devienne violent. Ce sont des répliques de quelques-unes des plus grandes œuvres que ce méchant globe ait produites.
— Je connaissais déjà cette horreur-là, mais quand avez-vous acquis le reste de ces pierres ? »
Jubal s’adressa à la copie de la Belle Heaulmière. « Ne l’écoutez pas, ma grande chère ; c’est un barbare, et il ne sait pas. » Il posa sa main sur sa belle joue ravagée et passa doucement le doigt sur un de ses seins ridés et pendants. « Je sais ce que tu ressens… Il n’y en a plus pour longtemps. Patience, ma belle. »
Il se tourna vers Caxton. « Mon cher Ben, je vous demande un peu de patience car il faut que je vous apprenne à regarder une sculpture. Vous avez été impoli avec une dame, et c’est une chose que je ne tolère pas.
— Allons, allons, Jubal ! Vous êtes impoli avec des dames – des dames en chair et en os – vingt fois par jour.
— Anne ! cria Jubal. Venez vite ! Avec votre robe de Témoin.
— Vous savez parfaitement que je ne serais pas impoli avec la vieille femme qui a posé pour cela. Ce que je ne comprends pas, c’est qu’un artiste ait le culot de nous montrer toute nue une femme qui pourrait être son arrière-grand-mère… et que vous ayez le mauvais goût de mettre cela chez vous. »
Anne arriva, en robe. « Anne, lui demanda Jubal, ai-je jamais été impoli avec vous, ou avec une des autres filles ?
— C’est une opinion que vous me demandez là ?
— Très exactement. Nous ne sommes pas devant un tribunal.
— Vous n’avez été impoli avec aucune de nous, Jubal. Jamais.
— M’avez-vous jamais vu être impoli avec une autre dame ?
— Je vous ai vu être intentionnellement impoli avec des femmes, mais jamais avec une dame.
— Une dernière opinion. Que pensez-vous de ce bronze ? »
Anne regarda le chef-d’œuvre de Rodin, et dit lentement : « La première fois que je l’ai vu, j’ai trouvé cela horrible. Mais maintenant, je suis parvenue à la conclusion que c’est le plus bel objet que je connaisse.
— Merci, ce sera tout. » Elle sortit. « Vous tenez à discuter Ben ?
— Euh… ce n’est pas demain que j’engagerais une discussion avec Anne. Mais je ne gnoque pas.
— Suivez-moi bien. N’importe qui peut regarder une belle fille. Un artiste peut regarder une belle fille et voir la vieille femme qu’elle deviendra. Un bon artiste peut regarder une vieille femme et voir la belle fille qu’elle fut. Un grand artiste peut regarder une vieille femme, la représenter exactement telle qu’elle est, tout en obligeant le spectateur à voir la belle fille qu’elle était… plus encore, il peut contraindre quiconque a autant de sensibilité qu’un tatou à voir que cette adorable jeune femme est toujours vivante, prisonnière de son corps ruiné. Il vous fera sentir l’immense et muette tragédie des femmes, qui jamais en leur cœur ne dépassent l’âge de dix-huit ans, quels que soient les effets des années impitoyables. Regardez-la, Ben. Vieillir nous importe peu mais pour elles cela compte. Regardez-la ! »
Ben la regarda. Un long moment passa. Jubal lui dit d’un ton bourru : « Bon, bon, mouchez-vous et venez vous asseoir.
— Non, répondit Caxton. Et celle-là ? Je vois bien que c’est une jeune fille, mais pourquoi est-elle entortillée comme un bretzel ? »
Jubal regarda la copie de la Cariatide à la pierre. « Je ne m’attends pas à ce que vous puissiez apprécier les volumes qui font de cette œuvre beaucoup plus qu’un « bretzel », mais vous devez pouvoir comprendre ce que Rodin a voulu dire. Que ressentent les gens en regardant un crucifix ?
— Je ne vais jamais à l’église, vous savez.
— Vous devez quand même savoir que la plupart des représentations de la Crucifixion sont atroces, surtout celles que l’on voit dans les églises… le sang coule comme de la sauce tomate et l’ex-charpentier ressemble à une tapette, ce qu’il n’était certainement pas. C’était un homme vigoureux, muscle et sain. Mais la plupart des gens ne font pas la différence entre un bon portrait et un mauvais. Ils ne voient pas les défauts mais seulement le symbole qui éveille leurs émotions les plus profondes : l’Agonie et le Sacrifice de Dieu.
— Je croyais que vous n’étiez pas chrétien, Jubal ?
— Je n’en suis pas pour autant aveugle aux sentiments humains. Le plus affreux crucifix en plâtre peut faire naître dans le cœur humain des émotions si fortes que de nombreux hommes en sont morts. La qualité artistique du symbole n’entre pas en ligne de compte. Et ici, nous avons un autre symbole, représenté avec un art exquis, celui-là. Cela fait trois mille ans que les architectes construisent des bâtiments soutenus par des colonnes en forme de silhouettes féminines. Rodin a voulu montrer que ce travail était trop dur pour une jeune fille. Il n’a pas dit : « Vous feriez mieux de faire faire cela à un gars bien costaud, » non, il l’a montré. Cette pauvre petite cariatide est tombée sous le poids de sa charge. C’est une brave fille – regardez son visage. Sérieuse, attristée par son échec, mais n’en blâmant personne, pas même les dieux… et s’efforçant encore de soutenir la charge sous laquelle elle s’est écroulée.
« Mais ce n’est pas seulement la condamnation d’un art douteux ; cela symbolise toutes les femmes qui ont eu à porter une charge trop lourde pour elles. Et pas seulement les femmes, Ben, mais tous les hommes et femmes qui ont vécu sans se plaindre, jusqu’à ce que leur fardeau les écrase. C’est le courage, Ben, et aussi la victoire.
— La victoire ?
— Oui, la victoire dans la défaite, la plus grande. Elle n’a pas renoncé, notre petite cariatide, elle essaie encore de soulever la pierre qui l’a écrasée. Elle est le père qui continue à travailler alors qu’il est rongé par un cancer, pour ramener une paie de plus à la maison. Elle est la jeune fille de douze ans qui essaie de remplacer sa maman morte auprès de ses frères et sœurs. Elle est la standardiste qui reste à son poste tandis que les flammes montent et vont lui couper la sortie. Elle est tous les héros anonymes dont la tâche était trop lourde mais qui n’ont jamais abandonné. Saluez-la au passage et venez voir ma Petite Sirène. »
Ben prit ses paroles au pied de la lettre, sans que Jubal fasse de commentaire. « Celle-ci, dit-il, n’est pas un cadeau de Mike… inutile d’expliquer sa présence, car c’est une des compositions les plus exquises jamais créées par l’œil et la main d’un homme.
— Celle-ci n’a en effet pas besoin d’être expliquée… elle est si jolie !
— Ce qui se suffit à soi-même, comme les papillons et les petits chats. Mais ce n’est pas tout. Regardez-la bien. Elle n’est pas vraiment une sirène, ni une femme. Elle est assise sur la terre ferme, où elle a choisi de rester, et son regard est éternellement fixé sur la mer, dont elle est séparée à jamais. Vous connaissez l’histoire ?
— Andersen.
— Oui. Elle est assise sur la jetée de Copenhague, et représente tous ceux qui ont dû faire un choix difficile ; elle ne regrette pas de l’avoir fait, mais elle doit le payer : tout choix se paie. Et le prix n’est pas seulement le mal du pays. Elle ne sera jamais tout à fait humaine. Chaque pas de ses pieds si chèrement payés la fait souffrir comme si elle marchait sur des couteaux. Vous savez, Ben, je pense qu’il en est de même pour Mike, mais ne le lui répétez pas.
— N’ayez crainte. Mais je préfère la regarder sans penser à ces couteaux.
— Elle est vraiment adorable, n’est-ce pas ? Vous aimeriez l’emmener au lit ? Elle doit être aussi vive qu’un phoque et aussi glissante.
— Hou ! Vous êtes un vilain vieux bonhomme, Jubal.
— Et je deviens pire chaque année. Suffit pour aujourd’hui. Généralement, je me rationne à une par jour.
— D’accord. Je suis déjà un peu ivre. Pourquoi des œuvres comme celles-ci ne sont-elles exposées nulle part ?
— Parce que le monde est devenu dingue et que l’art reflète l’esprit de son temps. Rodin est mort vers l’époque où le monde commençait à perdre la boule. Ses successeurs virent les choses étonnantes qu’il avait faites avec la lumière, les ombres et les volumes, et copièrent cette partie de son art. Mais ce qu’ils ne virent pas, ou ne voulurent pas voir, c’était que le maître racontait des histoires qui mettaient le cœur humain à nu. Ils méprisaient tout art racontant des histoires, le taxant de « littéraire » ; seule l’abstraction les intéressait. »
Jubal haussa les épaules. « Je n’ai rien contre les dessins abstraits… pour le linoléum ou les papiers peints. Mais l’art consiste à évoquer la pitié et la terreur. Les artistes modernes se livrent à une masturbation pseudo-intellectuelle. L’art créateur est une relation dans laquelle l’artiste éveille les émotions de son public. Ceux qui n’ont pas daigné faire cela, ou en étaient incapables, ont perdu leur public. Les gens n’achètent pas de l’« art » qui ne les touche pas.
— Je m’étais toujours demandé pourquoi l’art me laissait indifférent. Je pensais que c’était un manque en moi.
— C’est qu’il faut apprendre à le regarder. Mais c’est à l’artiste d’utiliser un langage compréhensible. La plupart de ces plaisantins se refusent à se servir d’un langage qui nous soit accessible ; ils préfèrent se moquer de nous parce que nous sommes « incapables » de voir ce qu’ils veulent exprimer… si toutefois ils veulent exprimer quelque chose. L’obscurité est le refuge de l’incompétence. Ben, diriez-vous que je suis un artiste ?
— Euh… Vous n’écrivez pas mal.
— Merci. Je fuis le mot « artiste » pour la même raison que je ne veux pas que l’on m’appelle « Docteur ». Mais je suis un artiste. La majeure partie de ce que j’écris est tout juste bonne à être lue une fois… et pas même une fois par ceux qui connaissent le peu que j’ai à dire. Mais je suis un artiste honnête. Ce que j’écris a pour but d’atteindre le client et, si possible, d’éveiller en lui la pitié et la terreur… ou du moins de le distraire un peu de son ennui quotidien. Je ne me cache jamais derrière un langage abstrait, et je ne recherche pas les louanges des critiques pour ma « technique » et autres balivernes. Le seul soutien que je demande est celui de mon lecteur, sous forme d’argent, et parce que j’ai réussi à le toucher. Des subventions pour les artistes ?… merde ! Un artiste soutenu par le gouvernement est un incapable et une putain. Ah ! il vaut mieux que je ne m’embarque pas sur ce sujet. Remplissez votre verre, Ben, et dites-moi ce qui vous tourmente.
— Jubal, je suis malheureux.
— Ce n’est pas nouveau.
— Mais j’ai de nouveaux ennuis… Je me demande même si j’ai envie d’en parler.
— Je peux vous parler des miens, si vous préférez.
— Vous, des ennuis ? Je croyais que vous étiez le seul au monde qui ait réussi à s’en sortir gagnant.
— Un jour, il faudra que je vous raconte l’histoire de mon mariage. Oh oui, j’ai des ennuis. Duke est parti.
— Je le savais.
— Larry est un excellent jardinier… mais les mille gadgets qui maintiennent cette baraque en état de marche tombent en morceaux. Les bons mécaniciens sont rares et ceux qui sont susceptibles de s’intégrer à cette maisonnée pour ainsi dire inexistants. J’en suis réduit à faire venir des réparateurs. C’est terrible ; ils ne pensent qu’à voler et la plupart sont incapables de se servir d’un tournevis sans se couper. Mais je suis à leur merci.
— Mon cœur se brise pour vous, Jubal.
— Qu’importe le sarcasme. Les mécaniciens et jardiniers sont utiles, mais les secrétaires sont essentielles. Deux des miennes sont enceintes, et la troisième va se marier. »
Caxton était complètement abasourdi. « Je ne vous raconte pas d’histoires, continua Jubal. Elles m’en veulent parce que je ne leur ai pas laissé le temps de s’en vanter devant vous. Feignez la surprise lorsqu’elles vous le diront.
— Et laquelle va se marier ?
— Quelle question ! L’heureux élu est ce docte réfugié d’une tempête de sable, notre estimé frère d’eau Mahmoud. Je les ai invités à venir vivre ici chaque fois qu’ils seront dans le pays. J’espère qu’ils le feront. J’arriverai sans doute à la faire travailler un peu.
— Certainement. Elle aime travailler. Et les deux autres attendent un enfant ?
— Aucun doute n’est permis. Je rafraîchis mes connaissances en obstétrique parce qu’elles veulent les avoir ici. Mon pauvre travail ! Mais pourquoi présumez-vous qu’aucun de ces deux ventres n’appartient à la future ?
— Je pensais que le sens des conventions de Mahmoud, et en tout cas sa prudence…
— Il n’aurait pas eu droit à la parole. Depuis le temps que j’essaie de suivre les méandres de leurs petits esprits retors, j’ai compris une seule chose, c’est que quand une fille veut, elle veut. Tout ce qu’un homme peut faire, c’est de coopérer avec l’inévitable.
— Mais alors… laquelle n’est ni fiancée ni enceinte ? Myriam ? Anne ?
— Doucement. Je n’ai jamais dit que la fiancée attendait un enfant… et vous semblez penser que c’est Dorcas qui va se marier. Non. C’est Myriam qui étudie l’arabe.
— Hein ? Que le diable m’emporte !
— Cela viendra, n’ayez crainte.
— Mais Myriam était toujours comme chien et chat avec Mahmoud…
— Et ils vous confient une colonne dans un journal… Vous n’avez jamais vu des adolescents s’amuser ?
— Oui, mais… c’est tout juste si Dorcas n’a pas fait la danse du ventre en son honneur.
— Dorcas est toujours comme cela. Mais surtout, lorsque Myriam vous montrera sa bague – de la grosseur d’un œuf de biset et encore plus rare –, feignez la surprise. Et du diable si je sais lesquelles attendent un gosse ou pas. Mais souvenez-vous qu’elles en sont heureuses. Ne vous imaginez surtout pas qu’elles se sont laissé « prendre ». Non. Elles le voulaient. Elles aiment ça. » Jubal soupira. « Je suis trop vieux pour aimer le babil de leurs petites voix, mais je me refuse à perdre des secrétaires parfaites, et des adorables gosses que j’aime. Je ferai tout pour les convaincre de rester. Depuis le jour où Jill a fait la conquête de Mike, le désordre va de pis en pis. Pas que je la blâme d’ailleurs… et vous non plus, je pense ?
— Non, mais… Jubal, croyez-vous vraiment que ce soit Jill qui ait tout commencé ?
— Hein ? Qui d’autre, alors ?
— Peu importe, mais Jill m’avait remis les idées en place lorsque j’étais arrivé à la même conclusion. Si j’ai bien compris, la première fut plus ou moins une question de hasard.
— Hum… Je le crois volontiers.
— Jill pense que Mike a eu de la chance en séduisant – ou en étant séduit par – celle qui était la plus apte à lui faire prendre un bon départ. Ce qui vous donne une bonne indication, si vous savez comment fonctionne l’esprit de Jill.
— Je ne sais même pas comment fonctionne le mien ! Quant à Jill… aussi amoureuse qu’elle soit, je n’aurais jamais cru qu’elle se mettrait à prêcher. Non, je ne comprends définitivement pas comment son esprit fonctionne.
— Elle ne prêche pas beaucoup, d’ailleurs – mais nous en reparlerons. Que vous dit le calendrier, Jubal ?
— Comment ?
— Pensez-vous que dans les deux cas se soit Mike, si les dates de ses visites correspondent ?
— Je n’ai rien dit qui puisse vous faire penser cela, dit Jubal prudemment.
— Et comment donc ! Vous m’avez dit qu’elles étaient heureuses. Je sais quel effet ce damné surhomme fait aux femmes.
— N’oubliez pas que nous sommes frères d’eau.
— Je ne l’oublie pas… et cela me fait comprendre d’autant mieux pourquoi elles sont si heureuses. »
Jubal se plongea dans son verre. « Ben, il me semble que vous seriez encore mieux placé que Mike sur cette liste.
— Comment !
— Allons, allons. Je n’ai pas l’habitude de mettre mon nez dans les affaires des autres, mais j’ai une vue et une ouïe normale ; quand une fanfare parade à travers ma maison, je le remarque. Vous avez dormi au moins une douzaine de fois sous ce toit. Avez-vous jamais dormi seul ?
— Ignoble individu ! Oui, j’ai dormi seul la première fois.
— Dorcas devait être rassasiée. Mais non ! Vous étiez bourré de somnifères – cela ne compte donc pas. Une des autres nuits ?
— Votre question est hors de propos, sans intérêt et indigne de ma considération.
— Cette réponse en vaut une autre. Vous remarquerez que les nouvelles chambres à coucher sont aussi éloignées de la mienne que possible. L’insonorisation n’est jamais parfaite.
— Dites donc, Jubal, votre nom ne serait-il pas encore mieux placé sur cette liste ?
— Quoi ?
— Sans même parler de Larry et de Duke. Tout le monde croit que vous possédez le plus luxueux harem depuis qu’il n’y a plus de sultans. Non, non, ne me comprenez pas mal ; ils vous envient. Mais ils vous considèrent quand même comme un vieux bouc libidineux.
— Ben, dit Jubal en tapotant le bras de son fauteuil, j’accepte d’être traité avec désinvolture par mes cadets, mais sur ce sujet, j’exige le respect dû à mon âge.
— Désolé, dit Ben sèchement. Je pensais que, puisque vous n’hésitiez pas à exposer ma vie sexuelle, vous ne m’en voudriez pas d’être aussi franc en ce qui vous concerne.
— Mais non, Ben, vous m’avez mal compris. C’est de la part des filles que j’exige d’être traité avec le respect qui convient à mon âge – sur ce sujet.
— Oh !
— Comme vous l’avez fait remarquer, je suis vieux. Très vieux. Je suis heureux de dire que je suis toujours sensible à la lubricité, mais elle ne me domine pas. Je préfère ma dignité à des passe-temps dont, croyez-moi, j’ai pleinement profité et que je n’ai pas besoin de répéter. Ben, un homme de mon âge, parvenu au pire stade de la décrépitude, peut entraîner une jeune femme au lit – et peut-être la satisfaire ; merci pour le compliment, il n’est peut-être pas superflu – par trois moyens : l’argent… son équivalent en termes de testament ou de droits de propriété, ou… Non, d’abord une question : pouvez-vous imaginer une de ces quatre filles coucher avec un homme pour ces raisons-là ?
— Non. Aucune d’entre elles.
— Merci, monsieur. Je suis heureux que vous vous soyez rendu compte que je ne fréquente que des dames du meilleur monde. La troisième raison est typiquement féminine. Une douce jeune femme va parfois au lit avec une vieille ruine parce qu’elle l’aime beaucoup, qu’elle a pitié de lui et veut le rendre heureux. Cela serait-il plus conforme ?
— Euh… je pense, Jubal, oui. Avec n’importe laquelle.
— Je le pense aussi. Mais cette raison qui suffirait peut-être à ces dames ne me suffit pas, à moi. J’ai ma dignité. Ayez la bonté de rayer mon nom de la liste. »
Caxton sourit. « D’accord, mon inflexible ami. J’espère que je serais moins difficile à tenter lorsque j’aurai votre âge. »
Jubal sourit. « Mieux vaut être tenté et résister qu’être déçu ensuite. Quant à Duke et Larry… je ne sais rien et ne tiens pas à le savoir. Lorsque quelqu’un vient vivre ici, je lui explique clairement que ce n’est ni une caserne ni un bordel, mais un home, et que, en tant que tel, il combine l’anarchie et la tyrannie, sans la moindre trace de démocratie, comme dans toute famille bien menée ; ils sont libres, sauf quand je donne des ordres, qui ne sont pas sujets à discussion. Ma tyrannie ne s’étend jamais jusqu’à la vie amoureuse, et les gosses ont toujours eu une vie privée raisonnablement secrète. Du moins…» Jubal eut un sourire mélancolique. «… jusqu’à ce que l’influence martienne ne soit devenue incontrôlable. Peut-être Duke et Larry ont-ils entraîné les filles derrière tous les buissons du parc… je n’ai en tout cas jamais entendu de cris.
— Vous pensez donc que c’est Mike. »
Jubal se renfrogna. « Oui, c’est exact… je ne suis pas fauché, et je pourrais tirer n’importe quelle somme à Mike. Les bébés ne manqueront de rien. Mais c’est à propos de Mike que je suis inquiet.
— Moi aussi, Jubal.
— Et à propos de Jill.
— Peut-être, Jubal. Mais le véritable problème, c’est Mike.
— Nom d’un chien, pourquoi ne peut-il pas revenir à la maison et cesser de dire des obscénités du haut d’une chaire !
— Ouais… Ce n’est pas exactement cela, Jubal… J’en viens.
— Comment ? Il fallait le dire plus tôt ! »
Ben soupira. « D’abord, il a fallu que vous me fassiez un discours sur l’art, puis vous m’avez exposé vos doléances, et ensuite vous vous êtes mis à raconter les derniers potins.
— Bien. Je vous cède la parole.
— En revenant de la conférence du Cap, je suis allé leur rendre visite. Ce que j’ai vu m’a tellement épouvanté que, après être passé à mon bureau, je suis tout de suite venu ici. Jubal… Ne pourriez-vous pas vous arranger pour que Douglas leur fasse fermer boutique ? »
Jubal secoua la tête. « Ce que Mike fait de sa vie ne regarde que lui.
— Vous ne diriez pas cela si vous aviez vu ce que j’ai vu.
— Non, je ne le ferai pas. Et deuxièmement, je ne le pourrais pas. Ni Douglas, d’ailleurs.
— Mais voyons, Jubal, Mike accepterait toute décision que vous prendriez concernant son argent. Il ne la comprendrait probablement même pas.
— Oh, que si ! Récemment, Mike m’a envoyé son testament pour que je lui fasse part de mes critiques. C’est un des documents les plus habiles que j’aie jamais lus. Reconnaissant qu’il avait plus d’argent que ses héritiers ne pourraient en dépenser, il en a utilisé une partie pour protéger le reste. C’est absolument à toute épreuve contre les héritiers présomptifs, tant du côté de ses parents légaux que de celui de ses parents naturels – il sait qu’il est un bâtard, mais je me demande comment il l’a appris –, sans compter tous les membres du groupe de l’Envoy. Bref, pour attaquer son testament il faudrait pratiquement renverser le gouvernement. Il connaît les moindres détours juridiques et financiers. Je n’ai rien trouvé à critiquer. » (Même pas, pensa Jubal, les réserves vous concernant, mon frère !) « Ne me dites pas que je pourrais manigancer quelque chose en ce qui concerne sa fortune. »
Ben parut abattu. « Dommage.
— Et même si je le pouvais – et voulais –, cela ne servirait à rien. Cela fait presque un an que Mike n’a pas pris un seul dollar sur son compte. Douglas m’a téléphoné à ce propos – Mike ne répond même pas à ses lettres.
— Rien retiré ? Il dépense des fortunes, pourtant.
— Son “église” rapporte peut-être gros.
— Le plus curieux, c’est que ce n’est pas vraiment une église.
— Ah ? Quoi d’autre, alors ?
— C’est… surtout une école de langues.
— Répétez cela ?
— Une école pour enseigner la langue martienne.
— Dans ce cas, je préférerais de loin qu’il n’appelle pas ça une église.
— Selon la définition officielle, je pense que c’en est une.
— Mais voyons, Ben, une piste de patinage sur glace est une église, à partir du moment où une quelconque secte déclare que le patinage est essentiel à la foi, ou simplement qu’il remplit une fonction désirable. On chante bien à la gloire de Dieu – pourquoi ne patinerait-on pas pour la même raison ? En Malaisie il existe des temples qui, pour le touriste non averti, semblent être des asiles de nuit pour serpents… et la Haute cour qui protège nos sectes les considère légalement comme des « églises ».
— Mike aussi élève des serpents… N’importe quoi peut donc être une église, Jubal ? Et rien n’est interdit ?
— Mmm… c’est un sujet très controversé. En principe, une église ne peut pas faire payer pour prédire l’avenir ou pour évoquer les esprits des morts, mais elle peut accepter des « offrandes » qui sont en fait des honoraires obligatoires. Les sacrifices humains sont illégaux… mais sont pratique courante en divers points du globe, et sans doute même ici, dans ce pays qui fut celui de la liberté. Il suffit de faire les choses interdites dans le saint des saints dont les gentils sont exclus. Pourquoi cette question, Ben ? Mike fait-il des choses qui pourraient le mener en prison ?
— Je ne pense pas, non.
— De toute façon, du moment qu’il est prudent… les Fostérites ont démontré que l’on pouvait faire impunément à peu près n’importe quoi. Joseph Smith a été lynché pour bien moins.
— Mike a beaucoup emprunté aux Fostérites. C’est une partie de ce qui me tracasse.
— Qu’est-ce qui vous tracasse, au juste ?
— Ah ! Jubal, cela ne peut se dire qu’entre frères d’eau.
— Dois-je me faire mettre une fausse dent avec du cyanure dedans ?
— Les membres du cercle intérieur sont censés pouvoir se désincarner volontairement ; pas besoin de cela.
— Je n’en suis pas arrivé là, Ben, mais je connais des moyens. Allez, je vous écoute.
— J’ai dit que Mike élevait des serpents. C’est vrai au sens propre et au sens figuré. Son temple est une vraie fosse aux serpents. C’est très grand : un vaste auditorium pour les réunions publiques, plusieurs petits pour des réunions sur invitations, un tas de petites salles, et leurs appartements. Jill m’avait envoyé un radiogramme me disant où aller, et je me suis fait déposer devant l’entrée privée située à l’arrière des bâtiments. Les appartements sont au-dessus de l’auditorium. Ce qu’on peut imaginer de plus intime dans une grande ville. »
Jubal fit un signe d’assentiment. « Que nos actes soient légaux ou illégaux, les voisins sont toujours gênants.
— Dans leur cas, c’était une très bonne idée. Je suis certain d’avoir été observé, quoique je n’aie pas pu voir par quel moyen. En tout cas, les portes extérieures s’ouvrirent. Je franchis deux autres portes automatiques, puis montai par un tube pneumatique. Je n’en avais jamais vu de ce genre, Jubal. Pas contrôlé par le passager, mais par une personne invisible. Et puis… je ne sais pas, mais la sensation était différente de ce que l’on ressent habituellement.
— Je n’en ai jamais emprunté et ne le ferai jamais, dit Jubal catégoriquement.
— Celui-là vous aurait plu. On est porté doucement, comme une plume.
— Il se peut, mais je n’ai pas confiance dans la mécanique ; ça mord. » Jubal ajouta : « Toutefois, la mère de Mike était un des plus grands ingénieurs ayant jamais vécu, et son vrai père n’en était pas loin. Il n’y aurait rien de surprenant à ce que Mike ait amélioré les tubes pneumatiques jusqu’à les rendre dignes de l’être humain.
— Bref. En haut, j’atterris en douceur, sans avoir besoin du filet de sécurité. À vrai dire, je n’en vis même pas. D’autres portes automatiques me donnèrent accès à un immense living. Curieusement meublé, dans un style très austère. Ah, Jubal, les gens pensent que vous avez un drôle de ménage.
— Quelle stupidité !
— En tout cas, votre maisonnée est un pensionnat de jeunes filles, comparée à ce qui se passe chez Mike. J’entre, et la première chose que j’aperçois me fait penser que je dois avoir mal vu. Une môme, tatouée du menton aux orteils, et sans un fil sur elle. Tatouée partout Fantastique !
— Quel lourdaud vous faites, Ben. J’ai connu une fille tatouée, jadis. Elle était très gentille.
— Eh bien… celle-là est gentille aussi, une fois qu’on s’est habitué à son supplément illustré. Sans compter qu’elle se promène généralement avec un serpent.
— Je me demandais s’il s’agissait de la même. Il y a très peu de femmes entièrement tatouées. Mais celle que je connaissais, il y a trente ans de cela, avait l’horreur habituelle des serpents. Personnellement j’aime beaucoup ces animaux… et je serais très heureux de faire la connaissance de votre amie.
— Vous la verrez quand vous irez voir Mike. Elle lui sert plus ou moins de majordome. Patricia, mais appelez-la Pat ou Patty.
— Mais oui ! Jill l’a en très haute estime. Mais elle ne m’avait jamais parlé de ses tatouages.
— En fait, il pourrait s’agir de votre amie, Jubal. Je l’ai appelée « môme », mais il s’agissait d’une première impression. Elle parait vingt ans, mais affirme que c’est l’âge de son fils aîné. En tout cas, elle trottina vers moi, me mit les bras autour du cou, et m’embrassa en me disant : « Tu es Ben ! Bienvenue, mon frère. Je t’offre de l’eau. »
— Elle en était déjà au tutoiement ?
— Ils se tutoient tous là-dedans. Ah ! Jubal, cela fait des années que je suis journaliste, et j’en ai vu de toutes les couleurs, mais je n’avais jamais été embrassée par une fille inconnue vêtue en tout et pour tout de ses tatouages. J’étais embarrassé.
— Pauvre Ben.
— Vous l’auriez été aussi.
— Non. N’oubliez pas que je connaissais une dame tatouée. Elles se sentent habillées dans leurs tatouages. C’était en tout cas vrai pour mon amie Sadako. Elle était japonaise. Mais il faut dire que les Japonais n’ont pas comme nous conscience de leur corps.
— Pat non plus n’est pas consciente de son corps… mais elle l’est de ses tatouages. Lorsqu’elle mourra, elle veut se faire empailler, en hommage à Georges.
— Georges ?
— Désolé. Son mari. Il est au ciel, à mon grand soulagement, bien qu’elle en parle comme s’il venait de sortir pour aller boire un demi. Mais au fond, Pat est une grande dame… et elle ne m’a pas laissé longtemps dans mon embarras. »
Patricia Paiwonski avait donné le baiser de la fraternité à Ben Caxton avant qu’il ne sache ce qui lui arrivait. Elle sentit sa gêne et en fut surprise. Michaël lui avait dit qu’il devait venir et lui avait fait voir son visage en esprit. Elle savait que Ben était un frère dans le plein sens du mot, un membre du Nid Intérieur, et que seul Michaël était plus proche de Jill que lui.
Mais Patricia était toute entière possédée du désir de rendre les autres aussi heureux qu’elle-même. Elle fit marche arrière, et invita Ben à se déshabiller, mais sans insister, sauf toutefois pour les chaussures. Le Nid était douillet, et d’une propreté méticuleuse – grâce aux pouvoirs de Michaël.
Elle lui montra où suspendre ses vêtements et alla lui chercher quelque chose à boire. Le pauvre chéri paraissait bien fatigué. Connaissant ses préférences par Jill, elle revint avec un double martini. Ben était pieds nus et avait ôté sa veste. « Frère, puisses-tu ne jamais avoir soif.
— Nous partageons l’eau, dit-il, et but. Quoique ceci en contienne fort peu !
— Suffisamment, répondit-elle. Michaël dit qu’il suffit que l’eau soit dans la pensée. C’est le partage qui importe. Je gnoque qu’il dit vrai.
— Je gnoque. Ah ! Exactement ce qu’il me fallait. Merci, Patty.
— Ce qui est à nous est à toi, et ce qui est à toi est à nous. Nous sommes heureux que tu sois rentré chez toi. Les autres prêchent ou enseignent. Ils viendront lorsque l’attente sera accomplie. Veux-tu que je te montre ton nid ? »
Ben la suivit : une immense cuisine avec un bar bien fourni, une bibliothèque plus riche encore que celle de Jubal, de somptueuses salles de bains, des chambres à coucher… Ben conclut du moins qu’elles servaient à cette fin bien qu’il n’y eût pas de lits, mais le plancher y était encore plus moelleux que partout ailleurs. Patty les appelait « petits nids » et lui montra celle où elle dormait habituellement.
Un des murs avait été évidé pour faire place à ses serpents. Arrivé aux cobras, Ben ne put plus cacher sa répugnance. « Il n’y a rien à craindre, lui affirma-t-elle. Nous avions mis du verre, mais Mike leur a appris à ne pas dépasser cette ligne.
— J’aurais plus confiance en du verre.
— Comme tu voudras, Ben. » Elle abaissa une cloison protectrice. Ainsi tranquillisé, Ben alla même jusqu’à caresser Gueule de Miel lorsqu’elle l’invita à le faire. Pat lui montra ensuite une autre pièce, de forme circulaire, très grande et dans le centre de laquelle se trouvait une piscine également ronde. « Ceci, lui dit-elle, est le Temple Intérieur, où nous recevons les nouveaux frères dans notre Nid. » Elle plongea ses orteils dans l’eau. « Tu veux partager l’eau pour nous rapprocher ? Ou bien simplement nager ? »
Ben déclina l’honneur.
« L’attente est bonne », agréa-t-elle. Ils revinrent au living et Patricia alla remplir leurs verres. Ben s’installa sur un divan… et se releva presque aussitôt. Il faisait chaud, le cocktail lui avait donné encore plus chaud, et le divan moelleux qui s’ajustait à ses contours, encore davantage. Il décida qu’il était stupide de rester habillé comme à Washington, alors que Patty n’avait sur elle qu’un petit serpent qu’elle avait gardé autour de ses épaules.
Il opta pour un compromis, ne gardant que son slip, et alla accrocher tout le reste dans l’entrée. Il remarqua un écriteau sur la porte : Avez-vous pensé à vous habiller ? L’avertissement n’était sans doute pas superflu. Il vit aussi une autre chose qu’il n’avait pas remarquée en arrivant : de chaque côté de la porte était disposée une grande coupe de cuivre, débordant de billets de banque…
Débordant littéralement : le sol était jonché de billets de diverses couleurs.
Il les regardait toujours lorsque Patricia revint. « Tiens, frère Ben, dit-elle en lui tendant son verre. Que le Bonheur nous rapproche.
— Ah oui… merci. » Ses yeux se tournèrent de nouveau vers l’argent.
Elle suivit son regard. « Oh, je suis une maîtresse de maison bien négligente, mais Mike nous facilite tellement la besogne…» Elle se baissa pour ramasser les billets et les fourra dans la moins pleine des deux coupes.
« À quoi est-ce que cela sert, Patty ?
— Ça ? Nous le laissons ici parce que cette porte donne sur la rue. Si l’un de nous quitte le Nid – cela m’arrive quotidiennement pour faire les courses –, il peut avoir besoin d’argent. Comme cela, il ne risque pas d’oublier.
— On en prend une poignée et on s’en va, comme ça ?
— Mais bien sûr, voyons… Oh, je vois ce que tu veux dire. Il n’y a jamais que nous ici. Si nous avons des amis venus du dehors, ce qui nous arrive souvent, nous les logeons plus bas, dans des chambres conventionnelles. Aucun de ceux qui pourraient être tentés ne vient jusqu’ici.
— Je ne pense pas être à l’abri de la tentation ! »
Cela la fit rire. « Comment cela pourrait-il te tenter, puisque c’est à toi ?
— Euh… évidemment, oui. Et les cambrioleurs ? » Il essaya d’estimer le contenu des deux coupes… ciel, un billet qu’elle avait négligé de ramasser avait trois zéros ! Il renonça.
« Il y en a eu un la semaine dernière.
— Ah oui ? Et combien a-t-il volé ?
— Rien. Michaël l’a renvoyé.
— Il a appelé la police ?
— Oh non, Mike ne remettrait jamais quelqu’un aux poulets. Il l’a simplement…» Elle haussa les épaules… « fait partir. Duke a dû réparer le trou qu’il avait percé dans le plafond du jardin intérieur. Je ne te l’ai pas montré ? Merveilleux, avec un tapis d’herbe… je sais que tu en as un chez toi, Jill me l’a dit. C’est là que Michaël en a vu pour la première fois. Il y en a partout ?
— Seulement dans le living.
— Si jamais je viens à Washington, pourrais-je venir m’y allonger ? Je t’en prie.
— Bien sûr, Patty… il est à toi.
— Je sais, cher Ben, mais c’est si bon de demander. Je m’y allongerai et en sentant l’herbe contre moi je serai Heureuse de me trouver dans le petit nid de mon frère.
— Tu seras toujours la bienvenue, Patty. » Pourvu, pensa-t-il, qu’elle n’amène pas ses serpents. « Quand comptes-tu venir ?
— Je ne sais pas. Lorsque l’attente sera accomplie. Michaël doit le savoir.
— Préviens-moi si possible, pour que je sois là. En tout cas Jill connaît le code de ma porte. Mais Patty… vous ne tenez absolument pas de comptes ?
— Pour quoi faire, Ben ?
— Eh bien… les gens le font, généralement.
— Nous, pas. On prend ce qu’on veut, puis en revenant on remet le reste, si on y pense. Michaël m’a dit de veiller à ce qu’elles soient toujours bien pleines. S’il n’y en a plus assez, je lui en redemande. »
Ben n’insista pas, éberlué par la simplicité de la méthode. Il savait que la société martienne était un communisme ignorant l’usage de l’argent. Ces coupes marquaient donc la transition entre les systèmes économiques martien et terrien. Il se demanda si Patty savait que c’était une illusion, soutenue par la fortune de Mike.
« Combien êtes-vous dans le Nid, Patty ?
— Voyons… pas tout à fait vingt, en comptant les frères novices qui ne pensent pas encore en martien et ne sont pas ordonnés.
— Es-tu ordonnée, Patty ?
— Oh oui. Je donne surtout des cours de martien pour débutants, mais j’aide aussi les novices. Aube et moi – Aube et Jill sont Grandes Prêtresses – sommes des Fostérites très connues, alors nous travaillons ensemble pour montrer aux autres Fostérites que l’Église de Tous les Mondes n’entre pas en conflit avec leur Foi, pas plus que le fait d’être Baptiste ne vous empêche de devenir Franc-Maçon. » Elle lui montra le baiser de Foster, avec explications à l’appui, ainsi que son compagnon miraculeusement placé là par Mike.
« Ils savent ce que signifie le Baiser de Foster, et combien il est difficile de l’obtenir… et ils ont vu quelques-uns des miracles de Mike. La plupart sont prêts à bûcher dur pour accéder au Cercle Supérieur.
— Cela demande un gros effort ?
— Bien sûr, Ben… pour eux. Nous sommes les rares que Mike ait directement accueillis dans la fraternité : toi, moi, Jill, et quelques autres. Les autres doivent d’abord apprendre une discipline ; pas une foi, mais une façon de réaliser la foi dans les actes. Cela signifie qu’ils doivent apprendre le martien, ce qui n’est pas facile. Moi-même je ne le possède pas parfaitement, mais c’est un grand Bonheur de travailler et d’apprendre. Pour en revenir au Nid, il y a Duke, Jill et Michaël… deux Fostérites – Aube et moi… un Juif circoncis, sa femme et ses quatre enfants…
— Des enfants dans le Nid ?
— Il y en a des tas, mais le Nid des Petits est de l’autre côté. On ne pourrait pas méditer avec des gosses qui braillent tout le temps. Tu veux le voir ?
— Non, non, plus tard.
— Un couple catholique avec leur petit garçon – ils ont malheureusement été excommuniés, lorsque leur prêtre a appris qu’ils étaient ici. Cela leur a donné un choc terrible, et tellement inutile… Mike les a heureusement beaucoup aidés. Ils se levaient pourtant tôt tous les dimanches pour aller à la messe… mais les gosses sont si bavards. Une famille de Mormons du nouveau schisme – cela fait trois de plus – et leurs enfants. Les autres sont protestants, plus un athée. Il pensait l’être du moins, jusqu’à ce que Mike lui ouvre les yeux. Il était venu pour se moquer de nous ; il est resté pour apprendre ; bientôt, il sera ordonné prêtre. Cela fait dix-neuf adultes, mais nous ne sommes presque jamais tous ensemble dans le Nid, sauf pour les offices du Temple Intérieur. Le Nid peut en accueillir quatre-vingt-un, « trois-remplis », et Michaël gnoque qu’il faudra accomplir beaucoup d’attentes avant que nous n’ayons besoin d’un nid plus grand. D’ici là, nous en aurons d’ailleurs construit d’autres. Dis, Ben, tu aimerais voir un de nos services extérieurs ? Michaël prêche en ce moment.
— Oui, certainement, si cela ne cause pas trop de dérangement.
— Parfait. Une petite minute, cher Ben, le temps de me rendre décente. »
« Me croirez-vous, Jubal, mais elle revint vêtue d’une robe ressemblant à celle d’Anne, mais avec des manches évasées en forme d’ailes, fermée jusqu’au cou, et portant sur le cœur le sigle de Mike, un soleil entouré de neuf cercles concentriques. Jill et les autres prêtresses sont habillées pareil, sauf que Patty a un col montant pour cacher ses dessins. Elle va jusqu’à porter des chaussettes.
« C’est incroyable ce que cela peut la changer. Digne, faisant plus que son âge, quoique de loin pas celui qu’elle dit avoir. Elle a un teint exquis – c’est une honte de tatouer une pareille peau.
« Je m’étais rhabillé, mais elle me demanda de prendre mes chaussures à la main. Nous retraversâmes le Nid, et remîmes nos chaussures avant de prendre une rampe qui descendait de quelques étages. Nous arrivâmes dans une galerie surplombant le grand auditorium. Mike était sur scène. Il n’y a pas de chaire ; cela ressemble à une grande salle de conférences, avec le symbole de Tous les Mondes peint sur le mur du fond. Il y avait une femme à côté de lui ; de loin, je crus d’abord que c’était Jill, mais c’était l’autre Grande Prêtresse, Aube – Aube Ardente.
— Comment disiez-vous ?
— « Aube Ardente… née Higgins, si vous voulez savoir toute la vérité.
— Je la connais.
— Je sais, monsieur le bouc en retraite. Elle a un faible pour vous. »
Jubal secoua la tête. « L’Aube Ardente dont je parle ne peut pas se souvenir de moi. Nous nous sommes brièvement rencontrés une seule fois, il y a deux ans de cela.
— Oh si, elle se souvient. Elle possède des enregistrements de toutes vos salades commerciales, sous tous les pseudonymes qu’elle parvient à identifier. Elle ne s’endort jamais sans en écouter un. Cela lui fait faire de beaux rêves, dit-elle. Ils vous connaissent d’ailleurs tous, Jubal. Ce grand living-room dont je vous parlais a en tout et pour tout une seule décoration : un gros plan en couleurs, grandeur nature, de votre tête. Vous avez un sourire hideux, et on croirait que vous êtes décapité. C’est une photo que Duke a prise en cachette.
— Le salaud !
— Jill le lui avait demandé.
— Le double salaud !
— Mike lui en avait donné l’idée. Courage, Jubal : vous êtes le saint patron de l’Église de Tous les Mondes. »
Jubal était horrifié. « Ils ne peuvent pas me faire ça !
— C’est déjà fait. Mike dit que tout cela n’existe que grâce à vous, parce que vous lui avez si bien expliqué les choses que cela lui a permis de faire comprendre la théologie martienne aux humains. »
Caxton continua sans prêter garde aux gémissements de Jubal. « De plus, Aube vous trouve beau. Cela mis à part, elle est intelligente… et absolument ravissante. Bon. Ne nous égarons pas. Mike nous aperçut et cria dans notre direction : « Hello, Ben ! À tout à l’heure », puis continua son numéro.
« Il faudra que vous alliez l’entendre, Jubal. Cela ne ressemblait pas à un sermon, et il ne portait pas de soutane. Un simple costume blanc, impeccablement coupé. Il parle comme un représentant de commerce, mais un bon. C’est plein de mots d’esprit et de paraboles. Le fond est une sorte de panthéisme… une de ses paraboles est l’histoire du ver de terre qui rencontre un autre ver de terre et lui dit : « Que vous êtes belle ! Voulez-vous m’épouser ? » et s’entend répondre : « Que tu es stupide ! Je suis ton autre extrémité. » Vous la connaissiez ?
— Si je la connais ? Elle est de moi !
— Je ne savais pas qu’elle était si vieille. Mike en tire un bon parti. L’idée est que chaque fois que vous rencontrez un autre être gnoquant, qu’il soit homme, femme ou chat de gouttière, vous rencontrez votre « autre extrémité ». L’univers est une chose que nous avons fabriquée ensemble, et nous sommes convenus d’oublier la plaisanterie. »
Jubal ne paraissait guère réjoui. « Solipsisme et panthéisme… avec ça, on peut tout expliquer. Éliminez les faits gênants, réconciliez toutes les théories, ajoutez-y tous les faits vrais ou illusoires qui vous plaisent, et ça y est. Mais c’est de la barbe à papa – c’est gros, ça a de la couleur, mais pas de substance. C’est aussi peu satisfaisant que de conclure une histoire par : «… et alors le petit garçon tomba du lit et se réveilla ».
— Ne me regardez pas comme ça – prenez-vous en plutôt à Mike. Et croyez-moi, ce qu’il disait était convaincant. À un moment, il s’est interrompu pour dire : « Vous devez être fatigués de m’entendre parler depuis si longtemps…», et toute la salle hurla « Non ! ». Il les avait dans sa poche. Mais il leur dit qu’il avait la voix fatiguée et que, de toute façon, il était temps de faire des miracles. Il effectua quelques tours de passe-passe absolument stupéfiants. Savez-vous qu’il avait été magicien dans une sorte de cirque ?
— Je savais qu’il avait été dans un cirque, mais il ne m’avait jamais dévoilé la nature exacte de sa honte.
— Il est époustouflant. Rendez-vous compte que je me suis laissé prendre à certains de ses tours. Mais si ce n’était que cela… ce sont surtout ses boniments qui les fascinaient. Il finit par s’arrêter et leur déclara : « On s’attend à ce que l’Homme de Mars fasse des choses merveilleuses… je fais donc quelques miracles à chacune de ces rencontres. Ce n’est pas de ma faute si je suis l’Homme de Mars : c’est arrivé ainsi. Vous aussi, vous pourrez faire des miracles, si vous le voulez vraiment. Toutefois, si vous ne voulez pas vous contenter de si peu, il faut entrer dans le cercle. Je verrai personnellement ceux qui veulent apprendre. On va vous distribuer des cartes. »
« Patty m’expliqua que le public était en grande partie composé de jobards, de gens venus par simple curiosité, ou bien entraînés par des membres d’un des cercles intérieurs… car, Jubal, Mike a divisé son machin en neuf cercles, comme les degrés d’initiation maçonnique, et on ne dit pas aux membres qu’il existe des cercles encore plus proches du centre avant qu’ils ne soient mûrs pour y pénétrer. « Ça, me dit Pat, c’est la spécialité de Michaël. Il fait cela aussi facilement qu’il respire : il les sent, tous, et choisit les candidats possibles. C’est pour cela qu’il fait traîner la séance en longueur. Duke est là-haut, derrière cette grille, et Mike lui indique ceux qui font le poids, où ils sont assis, comment ils sont habillés, de façon à éliminer ceux dont il ne veut pas. Duke les coche sur un plan de la salle et le donne à Aube, qui prend la relève.
— Comment arrivent-ils à faire cela ? demanda Harshaw.
— Je ne l’ai pas vu, Jubal. Les moyens ne manquent pas, du moment que Mike a repéré ceux qu’il veut et arrive à communiquer avec Duke. Patty dit que Mike est doué de seconde vue ; je ne nie pas que ce soit possible. Et ensuite, ils font la quête – mais sans musique douce ni badauds. Mike dit que personne ne voudrait croire que c’est une église s’ils ne faisaient pas la quête. Si vous aviez vu ça ! Ils passent des corbeilles déjà pleines de billets, et Mike leur dit que c’est le résultat de la quête précédente, et qu’ils n’ont qu’à se servir s’ils sont fauchés et en ont besoin. Mais que ceux qui ont envie de donner donnent. On prend ou on donne, comme on veut. Je pense qu’il a trouvé là un excellent moyen de se débarrasser de l’argent qu’il a en trop.
— Si c’est bien fait, dit Jubal songeusement, je pense que le résultat est plutôt que la plupart donnent davantage… tandis que quelques-uns en prennent juste un peu. Oh, sans doute très peu.
— Je n’en sais rien, Jubal. Patty m’entraîna au moment où Mike cédait la place à Aube. Elle m’emmena dans un auditorium privé où commençait l’office du Septième Cercle, composé de membres qui sont là depuis des mois, et qui ont fait des progrès… si on peut appeler ça des progrès.
« La transition fut brutale. Le service public était moitié conférence, moitié spectacle. Celui-là ressemblait à un rite vaudou. Mike était en robe maintenant ; il paraissait plus grand, ascétique, et son regard était intense. Il y avait peu de lumière, et une musique à vous donner la chair de poule, mais qui vous incitait en même temps à danser. Patty et moi nous installâmes sur un canapé qui ressemblait diantrement à un lit. Quant au service lui-même, je ne pourrais pas vous dire en quoi il consistait. Mike chantait des choses en martien, et ils lui répondaient en martien, sauf quand ils psalmodiaient « Tu es Dieu, Tu es Dieu ! » en rajoutant un mot martien à vous écorcher la gorge. »
Jubal émit un curieux croassement. « Ceci ?
— Oui, je crois… Jubal, est-ce que vous m’avez fait marcher ?
— Non. Mahmoud me l’a appris ; il dit qu’il s’agit d’une sombre hérésie – selon ses propres lumières, du moins. C’est le mot que Mike traduit par « Tu es Dieu ». Mahmoud dit que c’est à peine une tentative de traduction. C’est l’univers proclamant sa conscience de lui-même… c’est l’affirmation du péché sans la moindre trace de contrition… et vingt autres choses encore. Mahmoud dit qu’il ne le comprend même pas en martien, sinon qu’il ne connaît rien de pire ; ce serait plutôt le défi de Satan que la bénédiction de Dieu. Continuez. C’était tout ? Une poignée de fanatiques hurlant en martien ?
— Non, Jubal, ils ne hurlaient pas et ne ressemblaient nullement à des fanatiques. Parfois, c’était un murmure à peine audible, parfois cela s’enflait un peu. Mais ils suivaient un rythme, une structure peut-être semblable à celle d’une cantate… et pourtant cela ne semblait pas appris par cœur. On aurait cru une seule personne, fredonnant par vingt bouches ce qui lui passait par la tête. Rien à voir avec l’hystérie des Fostérites ; au contraire, on sentait un calme pareil à celui qui précède le sommeil, mais derrière lequel on percevait une intensité croissante. Avez-vous déjà assisté à une séance de spiritisme ?
— Certainement. J’ai tout essayé, Ben.
— Vous savez alors comment la tension peut monter sans que quiconque fasse un geste ou dise un mot. C’était assez semblable à cela, mais avec une immense force contenue.
— C’était donc « apollinien ».
— Ah ?
— En tant qu’opposé à dionysiaque. On simplifie généralement « apollinien », en en faisant un synonyme de doux, calme, froid. Mais apollinien et dionysiaque sont les deux faces d’une même médaille. Une nonne agenouillée dans l’immobilité la plus totale connaît peut-être une extase plus frénétique qu’une prêtresse de Pan ou de Priape célébrant l’équinoxe vernal. L’extase est là, « Jubal se frappa le crâne », et non dans les manifestations extérieures… Une autre erreur consiste à identifier « apollinien » avec « bon », simplement parce que les préceptes et les rites de nos sectes les plus respectables sont apolliniens. C’est un vulgaire préjugé. Continuez, Ben, je vous écoute.
— Bon. C’était quand même moins calme que les dévotions de votre nonne. Ils se levaient, bougeaient, changeaient de siège, s’embrassaient ou se pelotaient – rien de plus, je pense, mais l’éclairage était mauvais. Une fille voulait apparemment se joindre à nous, mais Patty lui fit un signe, et elle se contenta de nous embrasser et repartit. » Ben sourit. « Je dois dire qu’elle embrassait très bien. Je me sentais un peu gêné parce que j’étais le seul à ne pas être en robe, mais personne ne semblait y prêter garde.
« Le tout avait un côté désinvolte… et pourtant aussi coordonné que les muscles d’une ballerine. Mike se tenait parfois devant les autres, ou allait et venait entre eux. Une fois, il me serra l’épaule au passage et embrassa rapidement Patty. Derrière l’espèce de petite scène, il y avait un machin ressemblant à un grand récepteur stéréo, dont il se servait pour faire des « miracles » – mot qu’il ne prononça d’ailleurs jamais, du moins pas en anglais. Toutes les églises promettent des miracles, d’ailleurs, mais ils ne sortent jamais du quotidien.
— Pas d’accord, l’interrompit Jubal. Voyez entre autres la Christian Science et les catholiques romains.
— Les catholiques ? Vous pensez à Lourdes ?
— Plutôt au Miracle de la Transsubstantiation.
— C’est trop subtil pour moi. Quant à la Christian Science… si jamais je me casse une jambe, je préfère aller voir un chirurgien.
— Ne comptez pas sur moi, grommela Jubal.
— Je m’en garderais bien. Je ne veux pas d’un compagnon d’études de William Harvey.
— Harvey savait réduire une fracture.
— Lui, peut-être… En tout cas, les miracles de Mike sont autrement spectaculaires que vos exemples. Il est ou bien un illusionniste expert, ou bien un hypnotiseur stupéfiant…
— Ou les deux.
— … ou alors il a trafiqué un circuit fermé stéréo de telle sorte qu’il soit impossible de distinguer les images de la réalité.
— Et pourquoi écartez-vous la possibilité de vrais miracles, Ben ?
— C’est une théorie qui ne me plaît pas. C’était en tout cas du bon théâtre. Une fois, les lumières s’allumèrent pour montrer un lion majestueux, avec une crinière noire, autour duquel gambadaient de petits agneaux. Évidemment, Hollywood peut obtenir de tels effets, mais cela sentait le lion. En fait, cela aussi peut se truquer.
— Pourquoi tenez-vous absolument à ce que ce soit un trucage ?
— J’essaie d’être impartial, que diable !
— N’allez pas trop loin dans l’autre sens. Essayez d’imiter Anne.
— Je ne suis pas Anne, et je n’étais pas impartial sur le moment. J’étais heureux, détendu, et je regardais le spectacle avec plaisir. Mike fit un tas de tours. De la lévitation entre autres. Patty s’éclipsa juste avant la fin en me murmurant de rester. « Mike vient de me dire que ceux qui ne se sentent pas prêts pour le Cercle suivant devraient partir. » Je lui dis alors que je ferais mieux de partir aussi, mais elle me répondit :
« Oh non, mon cher Ben ! Tu es du Neuvième Cercle. Reste, je reviens te chercher à la fin. »
« Je pense qu’elle fut la seule à sortir. Et savez-vous qui je vis lorsque les lumières revinrent ?… Jill !
« Je ne pense vraiment pas que c’était de la stéréovision. Elle me regarda et me sourit. Je sais, quand un acteur regarde la caméra en face, vous avez l’impression qu’il vous regarde, où que vous soyez assis. Mais à ce point de perfection… si c’était un procédé mis au point par Mike, il devrait le faire breveter. Jill portait un costume exotique, et Mike entonna une sorte d’incantation, en partie en anglais. Il parlait de la Mère Universelle, de l’unité de l’homme, et se mit à appeler Jill de toute une série de noms… et à chaque nouveau nom, son costume se transformait…»
Ben Caxton sentit son intérêt s’accroître en voyant Jill. Non, ce n’était pas un effet d’éclairage, c’était bien Jill ! Elle le regarda et lui sourit. Il n’écouta l’invocation que d’une oreille, tout en pensant que l’espace se trouvant derrière l’Homme de Mars était sûrement une sorte de récepteur stéréo. Mais il aurait juré que s’il montait ces marches, il aurait pu la toucher.
Il fut tenté de le faire, mais pensa que ce ne serait pas bien de ruiner le numéro de Mike. Il verrait Jill plus tard…
« Cybèle ! »
En un clin d’œil, le costume de Jill changea.
« Isis ! »
Il changea de nouveau.
— « Frigga !… Géa !… Devi !… Ishtar !… Margam !… Mère Ève ! Mater Deum Magna ! Aimante et aimée, Vie éternelle…»
Caxton n’écoutait plus. Jill était Ève, vêtue de gloire. La lumière s’accrut et il vit qu’elle était dans le Jardin, près d’un arbre autour duquel était enroulé un grand serpent.
Jill souriait. Elle caressa la tête du serpent, puis se tourna vers la salle et ouvrit les bras.
Les candidats s’avancèrent pour entrer dans le Jardin.
Patty revint et toucha l’épaule de Caxton. « Viens, Ben. Il est temps. »
Caxton aurait voulu rester, absorber la glorieuse vision de Jill… se joindre à la procession. Mais il se leva et suivit Patty. En se retournant, il vit Mike enlacer la première des femmes qui s’avançaient… mais ne vit pas la robe de la candidate disparaître au moment où Mike l’embrassait, et ne vit pas Jill embrasser le premier candidat mâle, dont le vêtement aussi disparut.
« Nous allons faire un tour, lui expliqua Patty, pour leur donner le temps d’entrer dans le Temple. Nous aurions pu y aller aussi, bien sûr, mais cela aurait risqué de les distraire et Mike aurait dû les remettre dans l’état d’esprit désiré ; il travaille déjà si dur.
— Où allons-nous ?
— Chercher Gueule de Miel, puis nous retournerons au Nid. À moins que tu ne veuilles prendre part à l’initiation, mais comme tu ne connais pas le martien, tu risquerais de ne pas y comprendre grand-chose.
— J’aimerais quand même voir Jill.
— Elle m’a demandé de te dire qu’elle viendrait te voir tout à l’heure, au Nid. Par ici, Ben. »
Une porte s’ouvrit, et ils entrèrent dans le Jardin. Le serpent leva la tête vers eux. « C’est bien, lui dit Patty affectueusement, tu es une bonne fille ! » Elle déroula le boa et le posa dans un panier. « C’est Duke qui l’amène, mais je dois la mettre sur l’arbre et lui dire de ne pas bouger. Tu as eu de la chance, Ben ; Mike passe rarement en Huitième sans transition. »
Ben porta Gueule de Miel et apprit qu’un boa de quatre mètres pèse lourd ; le panier était d’ailleurs renforcé par un cadre en acier. Lorsqu’ils furent arrivés en haut, Patricia lui demanda de le poser par terre et ôta sa robe, puis enroula le serpent autour d’elle. « C’est sa récompense quand elle a été sage. N’est-ce pas, Gueule de Miel ? J’ai une classe dans un moment, mais je tiens à la garder le plus longtemps possible. Il ne faut pas désappointer les serpents ; ils sont pareils à des bébés, ils ne gnoquent pas pleinement. »
Ils avancèrent encore de cinquante mètres et arrivèrent à l’entrée du Nid proprement dit. En plus de ses chaussures, Ben portait celles de Patty, qu’il lui avait enlevées. Ils entrèrent. Ben se remit en slip – retardant le moment où il ôterait également ce dernier. Il était certain maintenant qu’il n’était pas convenable de demeurer vêtu à l’intérieur du Nid, et peut-être même aussi inconvenant que d’arriver avec des souliers cloutés dans une salle de bal. Tout semblait l’indiquer : l’avis affiché sur la porte, l’absence de fenêtres, le confort intime du Nid, la nudité de Patricia et enfin le fait qu’elle lui avait suggéré de l’imiter.
Il aurait pu négliger l’exemple de Patricia ; les dames tatouées ont peut-être des habitudes vestimentaires étranges, mais en entrant dans le living, ils croisèrent un homme qui se dirigeait vers les bains et les « petits nids » : il était comme Patricia, moins un serpent et de nombreuses images. Il les salua d’un « Tu es Dieu » et passa son chemin. Dans le living même, il en vit une preuve supplémentaire : un corps nu étalé sur le divan – une femme.
Caxton savait que certaines familles affectionnent la nudité chez elles, et cela était après tout une famille, une grande famille de « frères par l’eau ». Mais il ne parvint pas à opter entre la politesse élémentaire qui aurait voulu qu’il ôte sa feuille de vigne symbolique… et la certitude que si alors arrivait un étranger tout habillé, il se serait senti stupide. Ciel ! il en aurait rougi !
« Qu’auriez-vous fait à ma place, Jubal ? »
Harshaw leva les sourcils. « Voudriez-vous que je sois choqué ? Le corps humain est souvent plaisant, fréquemment déprimant, et a peu de signification en lui-même. Mike pratique donc le nudisme en famille. Dois-je applaudir ? Ou pleurer ?
— C’est facile de prendre une attitude olympienne, Jubal, mais je ne vous ai jamais vu, que je sache, baisser vos pantalons en public.
— Et vous ne le verrez jamais. Mais je gnoque que vous n’étiez pas motivé par la pudeur. Vous souffriez d’une peur morbide de paraître ridicule – c’est une névrose qui porte un long nom pseudo-grec.
— Pensez-vous ! Je me demandais simplement ce qui était le plus poli.
— Pensez-vous, mon cher ! Vous saviez parfaitement ce qui était poli, mais vous aviez peur du ridicule… ou craigniez que l’on ne vous surprenne dans un réflexe galant. Mais je gnoque que Mike n’a pas établi cette coutume sans raisons. Mike a toujours ses raisons.
— Oh, certes. Jill m’a expliqué. »
Ben était dans le foyer, tournant le dos au living et les mains sur la ceinture de son slip, ayant décidé de faire le plongeon… lorsque deux bras caressants vinrent entourer sa taille. « Ben adoré ! C’est merveilleux ! »
Puis, Jill se retrouva dans ses bras, sa bouche chaude et avide contre la sienne. Il se félicita de ne pas avoir terminé son strip-tease. Elle n’était plus « Mère Ève », mais portait une robe de prêtresse qui, à sa grande joie, ne dissimulait pas son chaud et adorable corps de fille amoureuse.
« Fichtre ! s’exclama-t-elle en s’écartant de lui. Tu m’as manqué, vieille bête. Tu es Dieu.
— Tu es Dieu, concéda Ben. Jill, tu es plus jolie que jamais.
— Je sais. Cela a cet effet. Tu ne peux pas savoir ce que ça m’a fait de croiser ton regard lors de la grande finale. »
Ben eut un regard interrogateur.
« La fin du service où elle est la Mère, Mater Deum Magna, expliqua Patty. Les enfants, il faut que je coure.
— Ne te presse jamais, Pattyminet !
— Il faut que je coure pour ne pas avoir à me dépêcher. Ben, il faut que j’aille coucher Gueule de Miel, et ensuite j’ai ma classe. Souhaite-moi une bonne nuit. »
Ben dut embrasser, et enlacer, une femme couverte d’un serpent géant. Il essaya d’ignorer Gueule de Miel pour pouvoir donner son dû à Patricia.
Pat embrassa Jill. « Bonne nuit, mes chéris. » Elle sortit sans se presser.
« Quel trésor ! N’est-ce pas, Ben ?
— Absolument. Au début, elle m’a tout de même un peu surpris.
— Je gnoque. Patty surprend toujours, parce qu’elle n’a jamais de doutes. Elle agit automatiquement de la façon qui convient, un peu comme Mike. Elle est la plus évoluée de nous tous ; elle devrait être Grande Prêtresse, mais elle refuse parce que ses tatouages la gêneraient dans certaines de ses fonctions ; ils risqueraient de distraire l’attention, et elle ne veut pas se les faire enlever.
— Il y en a trop pour qu’on puisse les enlever. Cela la tuerait.
— Mais non, mon chéri. Mike pourrait les effacer sans laisser la moindre trace, sans même que cela lui fasse mal. Mais elle considère qu’ils ne lui appartiennent pas vraiment – elle est en quelque sorte leur gardien. Viens t’asseoir, Ben. Aube va nous apporter le dîner. Il faut que je mange pendant que je suis avec toi ; autrement, je n’en aurais plus l’occasion avant demain. Dis-moi ce que tu en penses. Tu as assisté à l’office public, m’a dit Aube.
— Oui.
— Et alors ?
— Mike, dit Caxton lentement, parviendrait à vendre des chaussures à des serpents.
— Ben, je gnoque que quelque chose te tracasse.
— Non… Non, rien de précis.
— Nous en reparlerons dans une semaine ou deux. Cela ne presse pas.
— Je ne serai plus là dans une semaine.
— Tu as des articles à écrire ?
— Trois. Je ne devrais pas rester.
— Je pense que tu le feras… tu en téléphoneras quelques-uns, probablement sur l’Église. Et d’ici-là, tu gnoqueras de rester beaucoup plus longtemps.
— Je ne pense pas.
— L’attente est, jusqu’à la plénitude. Tu sais que ce n’est pas une église ?
— Patty m’a dit quelque chose dans ce sens.
— Disons en tout cas que ce n’est pas une religion. En fait, c’est une église, dans tous les sens moraux et légaux. Mais nous n’essayons pas d’amener les gens à Dieu, ce serait une contradiction ; c’est une notion que l’on ne peut même pas exprimer en martien. Nous n’essayons pas de sauver des âmes, car les âmes ne peuvent pas se perdre. Nous n’offrons pas une foi, une croyance, mais la vérité, une vérité vérifiable. Une vérité existant ici et maintenant, une vérité aussi prosaïque qu’une planche à repasser et aussi utile que le pain… une vérité qui peut rendre la guerre et la faim et la violence et la haine aussi inutiles que… que les vêtements dans le Nid. Mais pour cela, il faut qu’ils apprennent le martien. Voilà le hic : il faut trouver des gens suffisamment honnêtes pour croire ce qu’ils voient et suffisamment courageux pour travailler dur, car c’est dur, afin d’apprendre la langue dans laquelle cette vérité doit être enseignée. Car on ne peut pas davantage l’exprimer en anglais qu’une symphonie de Beethoven. » Jill sourit. « Mais Mike n’est jamais pressé. Il en passe des milliers au crible, en trouve quelques-uns, dont de rares arrivent jusqu’au Nid, où il continue à leur prodiguer son enseignement. Un jour, nous serons prêts à créer d’autres Nids, et alors cela fera boule de neige. Mais rien ne presse. N’est-ce pas, chérie ? »
Ben leva les yeux à ces derniers mots et fut étonné de voir une femme qui se penchait vers lui pour lui offrir un plateau. Il reconnut l’autre Grande Prêtresse – Aube, oui, c’était cela. Sa surprise ne fut pas diminuée par le fait qu’elle était vêtue à la façon de Patricia, moins les tatouages.
Aube sourit. « Voici ton dîner, mon frère Ben. Tu es Dieu.
— Hum… Tu es Dieu. Merci. » Elle l’embrassa, donna un plateau à Jill et en prit un pour elle-même, s’assit sur la droite de Ben et commença à manger. Ben regretta de ne pas se trouver en face d’elle pour mieux la voir, car elle possédait tous les attributs d’une déesse.
« Non, Jill, acquiesça Aube. Pas encore, mais l’attente accomplira.
— Tu vois, Ben, continua Jill, je prends le temps de manger, mais Mike n’a rien avalé depuis avant-hier, et ne le fera que lorsqu’on pourra se passer de sa présence. Alors, il s’empiffrera comme un cochon et ça le soutiendra aussi longtemps qu’il faudra. Et nous aussi, nous nous fatiguons. N’est-ce pas, Aube chérie ?
— Oh oui ! Mais je ne suis pas fatiguée. Donne-moi ta robe, Gillian, je te remplacerai pour ce service et tu pourras rester avec Ben.
— Ça ne va pas très bien dans ta petite tête, mon chou. Tu te rends compte, Ben, elle travaille depuis presque aussi longtemps que Mike. Nous tenons le coup longtemps, mais nous mangeons quand nous avons faim, et nous avons parfois besoin de sommeil. À propos de robes, Aube, j’ai pris la dernière au Septième Temple. J’ai oublié de dire à Patty d’en commander un cent ou deux.
— Elle l’a fait.
— J’en étais sûre ! Celle-ci est un peu juste. » Jill se tortilla d’une façon que Ben trouva fort troublante. « Je me demande si nous ne prenons pas du poids ?
— Un peu, je crois.
— Excellent. Nous étions trop maigres. Tu as remarqué qu’Aube et moi sommes exactement faites pareil, Ben ? Taille, tour de poitrine, tour de taille, hanches… jusqu’au teint. Nous étions déjà presque semblables lorsque nous avons fait connaissance et depuis nous le sommes devenues bien davantage grâce à l’aide de Mike. Même nos visages se ressemblent de plus en plus, mais cela vient de faire et de penser les mêmes choses. Lève-toi, chérie, que Ben puisse te voir. »
Aube posa son plateau, se leva et prit une pose qui lui rappela Jill plus que leur ressemblance physique ne le justifiait, puis il se souvint que c’était ainsi que Jill était révélée comme Ève – Mère Ève, comme ils disaient.
Jill lui dit, la bouche pleine : « Tu vois, Ben ? C’est moi. »
Aube sourit. « Il y a tout juste un cheveu de différence, Gillian.
— Peuh. Je regrette presque que nous n’ayons pas le même visage. Tu sais, Ben, c’est très pratique que nous nous ressemblions : il nous faut deux Grandes Prêtresses, ce n’est pas de trop pour soutenir le rythme de Mike. Sans compter, ajouta-t-elle, que lorsque Aube achète une robe, elle me va. Cela m’évite d’aller dans les magasins.
— Je n’étais pas certain, dit Ben songeusement, que vous portiez des vêtements, à part ces robes de prêtresses. »
Jill parut surprise. « Comment pourrions-nous aller danser avec ça ? C’est notre façon favorite de nous passer de dormir. Assieds-toi et finis de manger ; Ben nous a assez regardées. Tu sais, Ben, un des membres du groupe de transition est un danseur absolument divin, et la ville est pleine de boîtes de nuit. Aube et moi le tenons éveillé si souvent que nous devons l’aider à ne pas s’endormir pendant les cours de langue. Mais il ne faut pas s’inquiéter : à partir du Huitième Cercle, on n’a plus guère besoin de sommeil. Qu’est-ce qui t’a fait croire que nous ne nous habillions jamais, Ben chéri ?
— Euh…» Ben finit par lui exposer son dilemme.
Jill ouvrit de grands yeux, eut un petit rire bête, mais s’arrêta instantanément. « Je vois. Ben chéri, j’ai mis cette robe parce que je dois filer dès que j’aurais avalé ça. Si j’avais gnoqué que cela te troublerait, je l’aurais ôtée avant même de te sauter au cou. Nous sommes tellement habitués à nous habiller ou pas selon ce que nous avons à faire que j’avais complètement oublié que cela pouvait paraître impoli. Mon adoré, fais exactement ce que tu préfères : garde ton slip, ou ôte-le.
— Oui, je…
— Mais ne te tracasse pas. » Jill sourit. « Cela me rappelle la première fois où Mike est allé sur une plage. Tu te souviens, Aube ?
— Je ne l’oublierai jamais !
— Tu sais comment est Mike. J’ai dû tout lui apprendre. Il ne comprit l’utilité des vêtements que le jour où il gnoqua, à sa grande surprise, que nous étions vulnérables à la chaleur et au froid. Pour les Martiens, la pudeur est inconnue, inconcevable. Mike ne gnoqua la valeur décorative des vêtements que lorsque nous dûmes choisir des costumes pour notre numéro de cirque.
« Il a toujours fait ce que je lui demandais, qu’il le gnoque ou pas. Tu ne peux pas imaginer combien de petites choses font de nous ce que nous sommes, mais nous mettons vingt ans à les apprendre ; Mike l’a pratiquement fait du jour au lendemain. Il a encore des lacunes, que nous nous efforçons tous de combler, sauf Patty, qui pense que tout ce que fait Mike est parfait. Il n’a pas encore fini de gnoquer les vêtements. Il gnoque qu’ils sont un mal qui sépare les gens, qui empêche l’amour de les rapprocher. Plus tard, il a gnoqué que l’on a besoin d’une barrière avec des étrangers. Mais pendant bien longtemps, Mike ne mettait des vêtements que lorsque je le lui disais.
« Et un jour, j’oubliai de le lui dire.
« Nous étions en Basse-Californie ; nous venions de faire, ou plutôt de refaire, la connaissance d’Aube. Mike et moi descendîmes pour la nuit dans un hôtel donnant sur la plage. Il avait tellement envie de gnoquer l’océan qu’il sortit le lendemain sans me réveiller, pour sa première rencontre avec la mer. « Pauvre Mike ! Il arriva sur la plage, rejeta son peignoir, et s’avança vers les vagues… pareil à un dieu grec, et tout aussi ignorant des conventions. Les bruits de l’émeute me tirèrent du lit, et je me précipitai pour lui éviter la prison. »
Le regard de Jill se perdit dans le vague. « Il a besoin de moi maintenant. Embrasse-moi vite, Ben. Nous nous reverrons demain matin.
— Cela durera toute la nuit ?
— Vraisemblablement. Cette classe de transition compte beaucoup d’élèves. » Elle se leva, attira Ben à elle.
Il l’enlaça. Un peu plus tard, elle dit, « Ben, Ben chéri… tu as dû prendre des leçons.
— Moi ? Je t’ai été absolument fidèle, à ma façon.
— Moi de même, Ben. Je ne me plains pas, mais je pense que Dorcas n’est pas pour rien dans tes progrès.
— C’est possible. Indiscrète !
— La classe peut attendre. Embrasse-moi encore. J’essaierai d’être Dorcas.
— Sois toi-même.
— Je ne peux pas faire autrement. Mike dit que Dorcas embrasse plus complètement – « gnoque davantage le baiser » – que nous toutes.
— Cesse de bavarder. »
Elle se tut, puis soupira. « Classe de transition, me voilà, resplendissante comme un ver luisant ! Prends bien soin de lui, Aube.
— Je n’y manquerai pas.
— Et dépêche-toi de l’embrasser ; tu verras ce que je veux dire !
— J’en ai bien l’intention.
— Ben, sois gentil et fais ce qu’Aube te dira. » Jill partit, sans se « hâter »… mais en courant.
Aube se glissa contre lui.
Jubal leva un sourcil. « Allez-vous me dire qu’à ce point, vous vous êtes dégonflé ?
— N’ayant pas le choix, j’ai… coopéré avec l’inévitable. »
Jubal hocha la tête. « Lorsqu’il est pris au piège, ce qu’un homme peut faire de mieux, c’est de conclure une paix négociée. »
« Vous savez, Jubal, continua Caxton, je ne vous aurais pas parlé d’Aube et de tout cela, si ce n’était pas nécessaire pour vous expliquer ce qui m’inquiète, chez eux tous… Duke, Aube, Jill, Mike lui-même et toutes ses autres victimes. Mike les fascine. Sa nouvelle personnalité est très forte. Il est trop suffisant, trop super-représentant de commerce, mais irrésistible. Aube aussi est irrésistible à sa façon. Au matin, j’en étais venu à penser que tout était parfait. Un peu étrange, mais fameux…»
Lorsque Ben Caxton se réveilla, il ne savait plus où il était. Il faisait sombre ; sous lui, une surface douce, mais qui n’était pas un lit.
La mémoire lui revint tumultueusement. Il se souvint clairement qu’à la fin il était allongé sur le sol moelleux du Temple Intérieur, bavardant calmement et à cœur ouvert avec Aube. Ils s’étaient baignés, avaient partagé l’eau, s’étaient rapprochés…
Il tâtonna frénétiquement autour de lui, sans rien trouver. « Aube ? »
Une faible lumière naquit. « Ici, Ben.
— Oh ! Je te croyais partie.
— Je ne voulais pas te réveiller. » Il fut brusquement désenchanté de voir qu’elle avait revêtu sa robe de cérémonie. « Je dois commencer le Service Extérieur du Lever du Soleil. Gillian n’est pas encore revenue. Il y a de nombreux élèves, comme elle te l’avait dit. »
Ses mots lui rappelèrent des choses qu’elle lui avait dites au début de la nuit… des choses qui l’avaient déprimé malgré ses explications patientes… doucement calmantes, et qui avaient fini par le convaincre. Il ne gnoquait pas encore tout, mais… oui, Jill était occupée à des rites… une tâche, un heureux devoir, qu’Aube s’était offerte à accomplir à sa place. Ben songea qu’il aurait dû regretter que Jill n’ait pas accepté…
Mais il ne regrettait rien. « Aube… Faut-il vraiment que tu partes ? » Il se leva lourdement, et la prit dans ses bras.
« Il le faut, Ben… Ben chéri. » Elle fondit dans ses bras.
— Maintenant ?
— Ce n’est jamais tellement pressé », dit-elle avec douceur. Plus aucune robe ne les séparait. Il était trop hébété pour se demander où elle était passée.
Il se réveilla pour la seconde fois dans un « petit nid », qui s’éclaira lorsqu’il se leva. Il s’étira, et se sentit merveilleusement frais et dispos. Son slip n’était nulle part. Quand l’avait-il retiré ? Où l’avait-il laissé ? Dans le Temple Intérieur, peut-être ? Il passa dans la salle de bains.
Il en ressortit quelques minutes plus tard, rasé et douché. Il alla voir dans le Temple Intérieur, mais ne trouva pas son slip. Sans doute quelqu’un l’avait-il mis dans le foyer. Au diable, d’ailleurs ! Il sourit en repensant à ses scrupules de la veille. Ici, dans le Nid, il n’en avait pas plus besoin que d’une seconde tête.
Il avait pourtant pas mal bu avec Aube, mais ne se sentait nullement alourdi. L’alcool ne faisait aucun effet à Aube, et il s’était laissé entraîner à dépasser son quota. Quelle fille ! Elle n’avait même pas paru vexée lorsque, dans un moment d’émotion, il l’avait appelée Jill. Au contraire, on aurait dit que cela lui faisait plaisir.
Le living était vide. Il se demanda quelle heure il était. Peu lui importait d’ailleurs, mais il était affamé. Il s’aventura dans la cuisine pour voir s’il y avait quelque chose à chaparder.
Un homme se retourna. « Ben !
— Ça alors ! Salut, Duke ! »
Duke le serra à l’étouffer. « Content de te voir ! Tu es Dieu. Tu veux des œufs ?
— Tu es Dieu. C’est toi le cuisinier ?
— Seulement quand je suis obligé. En général, c’est Tony, mais nous y passons tous, même Mike… à moins que Tony ne le devance, car il fait horriblement mal la cuisine. » Duke continua à casser des œufs.
« Je m’en charge, dit Ben. Tu feras le café et les toasts. Il y a de la Worcestershire sauce ?
— Pat veille à ce qu’il y ait toujours de tout. Tiens. J’étais venu te voir tout à l’heure mais tu ronflais comme un ours. Depuis ton arrivée, il n’y a pas eu moyen de te voir.
— Que fais-tu alors, si tu n’es pas le cuisinier ?
— Eh bien… je suis diacre, et serai prêtre un jour. Je suis assez lent à apprendre – mais cela n’a pas d’importance. Et puis j’étudie le martien, comme tout le monde. En dehors de cela, je suis le réparateur universel, comme chez Jubal.
— Il faudrait une équipe entière pour maintenir tout ça en état de marche.
— Tu serais surpris de savoir comme c’est facile. Il faudrait que tu voies un jour Mike s’occuper des toilettes bouchées. Après cela, on n’a pas besoin de plombier. D’ailleurs, les neuf dixièmes des gadgets se trouvent dans cette cuisine, et elle est bien moins automatisée que celle de Jubal.
— Je pensais qu’il y avait pas mal de mécanismes compliqués dans les temples ?
— Hein ? En dehors des commandes de l’éclairage, il n’y a rien. En fait, ajouta Duke en souriant largement, mon rôle le plus important ne me demande aucun travail. Je suis chargé de la lutte contre l’incendie, patenté et tout, et aussi inspecteur sanitaire. Comme ça, aucun étranger n’entre ici. Ils ne vont jamais plus loin que le temple public, à moins que Mike n’ait donné son accord. »
Ils prirent leurs assiettes et s’assirent. « Alors, Ben demanda Duke. Tu restes ?
— Je ne peux pas.
— Ah ? Moi aussi j’étais venu pour leur dire bonjour… puis je suis retourné et j’ai traîné pendant un mois avant de dire à Jubal que je m’en allais. Ne t’inquiète pas, tu reviendras. Ne prends aucune décision avant ton Partage de l’Eau de ce soir.
— Quel Partage de l’Eau ?
— Aube ne t’a pas dit ?
— Non… non, vraiment pas.
— Je devrais laisser à Mike le soin de t’expliquer, mais peu importe. Tout le monde en parlera. Tu gnoques le partage de l’eau. Tu es un Premier Appelé.
— Aube a utilisé cette expression, mais…
— Elle désigne ceux qui sont devenus frères d’eau de Mike sans apprendre le martien. En général, les autres ne partagent l’eau et ne se rapprochent que lorsqu’ils ont atteint le Huitième Cercle… en fait lorsqu’ils commencent à penser en martien. Eh oui, il y en a qui sont plus forts que moi en martien. Remarque-bien qu’il n’est pas interdit – rien n’est interdit – de partager l’eau avec quelqu’un qui n’est pas prêt pour le Huitième Cercle. Eh, je pourrais ramasser une fille dans un bar, partager un verre d’eau avec elle, l’entraîner au lit… et ne l’emmener au Temple qu’ensuite. Mais voilà, je ne le ferai pas, parce que je n’en aurai jamais envie. Ben, je vais te faire une prédiction. Tu as couché avec des filles splendides…
— Enfin… quelques-unes, oui.
— Comme si je ne le savais pas. Mais tu ne te frotteras plus jamais à une fille qui n’est pas ton frère d’eau.
— Tu crois vraiment ?
— Nous en reparlerons dans un an. Mike peut d’autre part décider que quelqu’un est prêt avant même d’atteindre le Septième Cercle. Je l’ai vu offrir l’eau à un couple qui venait d’entrer dans le Troisième Cercle – il est devenu prêtre, et elle, prêtresse… Sam et Ruth.
— Je ne les connais pas.
— Cela viendra. Seul Mike peut voir si quelqu’un est prêt si tôt. Il arrive parfois qu’Aube ou Patty en remarquent un, mais jamais aussi bas que le Troisième, et ils consultent toujours Mike avant de prendre une décision – bien que ce ne soit nullement une obligation. Bref, c’est en général au Huitième Cercle que commence le partage et le rapprochement. Ensuite, vient le Neuvième Cercle, puis le Nid lui-même, et c’est ce dernier service de transition que nous appelons « Partage de l’Eau, » bien que nous ne fassions que cela toute la journée durant. Tout le Nid est présent et le nouveau frère devient à jamais membre du Nid. Dans ton cas, tu l’es déjà… mais nous tenons au Service, et ce soir on oublie tout le reste pour t’accueillir. Ils ont fait pareil quand je suis arrivé. Tu verras, Ben ; je n’ai jamais rien vécu d’aussi merveilleux. »
— Je ne sais toujours pas en quoi cela consiste.
— Oh, en un tas de choses. As-tu jamais participé à une vraie partouze, où la police intervient et qui finit généralement par un ou deux divorces ?
— … Oui.
— Mon frère, ce n’était qu’un cours de catéchisme. Mais cela n’est qu’un aspect. As-tu jamais été marié ?
— Non.
— Eh bien, tu es marié. Après ce soir, tu n’auras plus le moindre doute à ce sujet. » Duke paraissait plongé dans d’agréables pensées. « Moi, j’ai été marié, Ben. Au début, ce n’était pas mal, puis c’est devenu l’enfer. Mais ici, j’aime ça, tout le temps. Que diable, j’adore ça ! Pas seulement le fait de coucher avec une brassée de filles du tonnerre, non. Je les aime tous, tous mes frères, quel que soit leur sexe. Prends Patty ; elle est notre mère, et je ne crois pas qu’il existe quelqu’un qui n’ait pas besoin de cela. Elle me fait penser à Jubal… Le vieux gredin ferait bien de venir ici et de se mettre à la page. Ce que je voulais dire, c’est que ce n’est pas seulement parce que Patty est une fille – note bien que je ne dénigre pas le lit…
— Qui parle de dénigrer le lit ? » l’interrompit une voix de contralto.
Duke fit volte-face. « Certainement pas moi, ma belle putain levantine ! Viens ici, mon chat, et embrasse ton frère Ben.
— Je ne me suis jamais fait payer, protesta la femme en venant vers eux. Je le donnais déjà pour rien sans qu’on ait besoin de me le dire. » Elle embrassa Ben en y donnant toute son attention. « Tu es Dieu, Frère.
— Tu es Dieu. Partage l’eau.
— N’aie jamais soif. Ne prends pas garde à ce que dit Duke ; d’après son comportement il a dû être nourri au biberon. » Elle embrassa ledit Duke encore plus longuement que Ben, tandis qu’il caressait ses formes rebondies. Elle était petite, bien en chair, avait le teint très mat et une longue crinière d’un noir bleuté qui lui venait presque à la taille. « Dis, Duke, tu n’as pas vu un numéro du Journal des Dames traîner quelque part ? » Elle lui prit la fourchette des mains et se mit à manger ses œufs brouillés. « Mmm, délicieux. Ce n’est pas toi qui les a faits.
— Non, c’est Ben. Que voudrais-tu que je fasse du Journal des Dames ?
— Ben, casses-en encore une douzaine et je les ferai frire par petites portions. Dommage, il y a un article que j’aurais voulu montrer à Patty.
— Surtout ne t’avise pas de redécorer cette tôle… et ne mange pas tout ! Tu crois que je vais aller au travail le ventre vide ?
— Tut-tut-tut, mon petit Duke. L’eau que l’on divise est de l’eau que l’on multiplie. Mais ne t’inquiète pas, Ben ; à partir du moment où on lui donne des femmes pour deux et à manger pour trois, Duke est parfaitement content de son sort. » Elle mit une fourchettée d’œufs brouillés dans la bouche de Duke. « Tiens, et cesse de faire des grimaces. Je vais te préparer un deuxième petit déjeuner. À moins que tu n’en sois déjà au troisième ?
— C’était le premier, et tu me l’as mangé. Tu sais, Ruth, je racontais juste à Ben comment Sam et toi avez fait le saut périlleux de Troisième en Neuvième. Il a des inquiétudes à propos du Partage de ce soir. »
Elle finit de vider l’assiette de Duke, puis se leva et beurra la poêle. « Tu vas voir, je vais te faire quelque chose de bon. Finis ton café en attendant. Tu sais, Ben, moi aussi j’étais inquiète, mais tu n’as aucune raison de l’être. Mike ne se trompe jamais. Ta place est ici, sans quoi tu ne serais pas là. Tu vas rester ?
— Euh… je ne peux pas. Je te verse les œufs ?
— Oui, tu peux. Mais tu reviendras, et un jour tu ne t’en iras plus. Duke a raison : Sam et moi avons fait un saut périlleux. C’était trop brusque pour une brave ménagère déjà plus très jeune comme moi.
— Plus très jeune ?
— Une des gratifications de la discipline, Ben, est qu’en mettant de l’ordre dans votre esprit, elle en met aussi dans votre corps. En cela, la Christian Science a raison. As-tu vu des médicaments dans les armoires de toilette ?
— Non, je ne crois pas.
— Il n’y en a nulle part ici. Combien de gens t’ont embrassé ?
— Quelques-uns.
— Je suis prêtresse, et j’en embrasse plus que « quelques-uns », et pourtant dans le Nid on ne sait même pas ce que c’est qu’un rhume. J’étais du type de ces femmes pleurnicheuses qui ne vont jamais tout à fait bien, et qui souffrent de « troubles féminins ». Et maintenant… Elle sourit. « Je suis plus féminine que jamais, je pèse dix kilos de moins, j’ai rajeuni de plusieurs années, je n’ai pas le moindre ennui de santé, et j’aime être femelle. Comme Duke m’a si flatteusement décrite, je suis une « putain levantine », mais certainement bien plus souple : j’enseigne dans la position du lotus alors que j’avais du mal à me baisser.
« Tout s’est passé très vite, continua Ruth. Sam est un spécialiste des langues orientales, et au début il venait uniquement pour apprendre le martien ; l’église ne l’intéressait absolument pas. Je l’y accompagnais pour pouvoir le tenir à l’œil, car j’étais jalouse et très possessive.
« Et ainsi, nous arrivâmes ensemble au Troisième Cercle. Sam est très doué, et je me donnais un mal fou pour le suivre, car je ne voulais pas qu’il m’échappe. Et boum ! le miracle arriva. Nous commencions un petit peu à penser en martien… et Mike le sentit. Il nous fit rester un soir après le service… Michaël et Gillian nous offrirent l’eau. Je compris alors que j’étais tout ce que je méprisais chez les autres femmes, et me mis à mépriser mon mari, et à le haïr pour ce qu’il avait fait. Tout cela en anglais, avec les pires passages en hébreu. Je pleurais, gémissais, et faisais tout pour embêter Sam… tellement j’étais impatiente de partager l’eau et de me rapprocher de nouveau…
« Par la suite, les choses devinrent plus faciles, mais pas tellement, bien qu’on nous ait fait passer le plus vite possible de cercle en cercle. Michaël savait que nous avions besoin d’aide et voulait nous faire entrer dans la sécurité du Nid. Lorsque arriva le moment de notre Partage de l’Eau, j’étais toujours incapable de me discipliner sans aide. Je voulais entrer dans le Nid, oui, mais je n’étais pas certaine de pouvoir m’unir à sept autres personnes. J’avais une peur bleue… sur le chemin du Temple, je faillis supplier Sam de rentrer chez nous. »
Elle leva les yeux, calme et pleine de béatitude, ange aux formes pleines tenant une grande cuiller d’une main. « Nous entrâmes dans le Temple Intérieur… un projecteur se dirigea sur moi… nos robes disparurent. Et ils étaient dans la piscine, nous criant en martien de venir partager l’eau de la vie. J’avançai d’un pas incertain, et m’y submergeai. Je n’en suis jamais plus sortie depuis !
« Et je ne le désire pas. Ne t’inquiète pas, Ben, tu apprendras la langue et tu acquerras la discipline ; à chaque pas, nous t’aiderons tous avec amour. Ce soir, tu plongeras dans la piscine, et j’aurai les bras grands ouverts pour t’accueillir. Tiens, passe cette assiette à Duke et dis-lui qu’il était un cochon, mais un cochon adorable. Et voilà pour toi – mais si, tu le mangeras ! – puis embrasse-moi parce que je dois partir. La petite Ruth a du travail. »
Ben donna le baiser, prit les assiettes et transmit le message. Son assiette à la main, il alla dans le living où il eut la surprise de voir Jill endormie sur un divan. Il s’assit face à elle. Elle ressemblait vraiment beaucoup à Aube. Leurs peaux brunies avaient justes le même ton, et dans le sommeil leurs traits se ressemblaient encore davantage.
Il mangea, et en relevant la tête, vit que ses yeux étaient ouverts. Elle lui souriait. « Tu es Dieu, chéri… et ça sent bon.
— Tu es belle. Et je ne voulais pas te réveiller. » Il s’approcha et la fit manger. « C’est ma cuisine, avec l’aide de Ruth.
— C’est très bon. Tu ne m’as pas réveillée. Je paressais simplement. Je n’ai pas dormi de la nuit.
— Pas du tout ?
— Pas une seconde, mais je me sens merveilleusement bien. Et j’ai faim. À bon entendeur, salut ! »
Il continua à la nourrir. Elle le laissait faire, sans bouger.
« Et toi, as-tu dormi ?
— Un peu…
— Et Aube ? A-t-elle pu dormir deux heures ?
— Oh, sûrement davantage.
— Je suis contente. Deux heures valent autant que huit jadis. Je savais que vous alliez passer une nuit délicieuse, mais je craignais qu’elle ne puisse pas se reposer.
— Oui, c’était une nuit délicieuse, admit Ben, mais j’avoue avoir été surpris de la façon dont tu me l’as mise dans les bras.
— Tu veux dire, choqué. Je te connais, tu sais. J’étais bien tentée de passer la nuit avec toi – j’en avais tellement envie ! Mais en arrivant tu étais plein de jalousie. Elle a disparu maintenant ?
— Je pense.
— Tu es Dieu. Moi aussi, j’ai passé une nuit merveilleuse, sans souci parce que je te savais en bonnes mains… en des mains meilleures que les miennes.
— Oh non, Jill !
— Ah ? Je gnoque encore un peu de jalousie, mais nous la ferons disparaître. » Elle s’assit, lui caressa la joue, et lui dit sobrement : « Et avant ce soir, mon chéri. Parce que, plus encore que pour mes autres frères bien-aimés, je ne voudrais pas que ton Partage de l’Eau soit moins que parfait.
— Je…» Ben se tut.
— « L’attente, » dit Jill simplement, et elle fit un geste vers le fond du divan. Caxton eut l’impression qu’un paquet de cigarettes avait bondi dans sa main.
Heureux de changer de sujet, il dit : « Je vois que tu as aussi appris quelques tours de prestidigitation. »
Jill sourit. « Oh, pas grand-chose. “Je ne suis qu’un œuf” » pour citer mon maître.
— Comment as-tu fait ?
— Bah, je l’ai sifflé en martien. D’abord, il faut gnoquer la chose, puis gnoquer qu’on la désire et… Mike ! Mike adoré, nous sommes ici !
— J’arrive. « L’Homme de Mars alla droit sur Ben, lui saisit les mains et l’obligea à se lever. » Laisse-moi te regarder, Ben ! Je suis heureux de te voir !
— Moi aussi je suis heureux de te voir, et d’être ici.
— On me dit que tu ne restes que trois jours ? Trois jours ?
— Mon travail m’attend, Mike.
— Nous verrons cela. Les filles sont tout excitées, elles ne pensent plus qu’à l’Accueil que nous te faisons ce soir. Autant fermer le temple tout de suite, elles ne seront bonnes à rien.
— Patty a refait le programme, lui annonça Jill. Aube, Ruth et Sam s’occupent de ce qui reste à faire. Patty a supprimé la matinée – tu as donc terminé pour aujourd’hui.
— Ça, c’est une bonne nouvelle ! » Mike s’assit, prit la tête de Jill sur ses genoux, fit rasseoir Ben et passa un bras autour de ses épaules, puis soupira. Il était vêtu, comme pour l’office public, d’un impeccable complet tropical. « Ben, ne deviens jamais prédicateur. Jour et nuit je cours d’un endroit à un autre pour dire aux gens pourquoi il ne faut jamais se hâter. Mis à part Jill et Jubal, tu es la personne de cette planète à laquelle je dois le plus – et depuis que tu es ici c’est la première fois que j’ai un moment pour te dire bonjour. Comment vas-tu ? Tu sembles en bonne forme. Aube m’a d’ailleurs dit que tu l’étais. »
Ben se sentit rougir. « Ça va, ça va bien.
— Parfait. Les carnivores seront à la fête ce soir. Mais je te gnoquerai de près et te soutiendrai. Tu te sentiras plus frais après qu’avant. N’est-ce pas, Petit Frère ?
— Oh oui, dit Jill. Mike te donnera des forces – physiques, pas seulement morales. Je peux le faire un peu, mais Mike est vraiment efficace.
— Jill se sous-estime. » Mike la caressa. « Petit Frère est une véritable fontaine de vigueur. Elle l’était la nuit dernière, en tout cas. » Il lui sourit, puis chanta :
Une fille comme Jill,
Il n’y en a pas une sur cent mille.
Aucune n’est prête autant qu’elle
À faire ce que toutes elles veulent.
«… n’est-ce pas, Petit Frère ?
— Peuh, » répondit Jill, visiblement réjouie, en prenant la main de Mike et la serrant contre elle. « Aube est exactement comme moi, et tout aussi prête.
— Mais Aube est en bas, où elle interroge les candidats possibles. Elle est occupée, et tu ne l’es pas. Cela fait une grande différence. N’est-ce pas, Ben ?
— Peut-être. » Caxton commençait à trouver leur comportement gênant, même dans cette atmosphère détendue. Il aurait préféré qu’ils cessent de se bécoter, ou bien qu’ils lui donnent une excuse pour partir.
Mike continua à peloter Jill tout en passant un bras autour de la taille de Ben, qui fut d’ailleurs contraint d’admettre que Jill l’encourageait. « Tu sais, Ben, lui dit Mike avec un imperturbable sérieux, une nuit comme la dernière, où nous avons aidé un groupe à passer en Huitième, me laisse extrêmement tendu. Tiens, je vais t’expliquer une chose tirée des leçons de Sixième. Nous, les humains, possédons une faculté dont les Martiens n’ont même pas idée. Et je peux te dire combien elle est précieuse, car je sais ce que c’est que de ne pas l’avoir. C’est la bénédiction d’être mâle et femelle. Il les créa Homme et Femme. C’est la plus grande merveille que Nous-Qui-Sommes-Dieu ayons jamais inventée. N’est-ce pas, Jill ?
— C’est une grande et belle vérité, Mike, et Ben le sait. Fais aussi une chanson pour Aube, chéri.
— D’accord…
Ardente est notre belle Aube ;
Ben l’a gnoqué en la voyant.
Tous les jours elle s’achète des robes.
Mais elle ne met jamais de caleçons !
Et voilà. »
Jill se trémoussa. « Tu la lui as fait entendre ?
— Oui, et elle a applaudi – plus un baiser pour Ben. Dites-donc, il y a quelqu’un à la cuisine ? Je viens juste de me souvenir que je n’ai rien mangé depuis des jours… ou des années, je ne sais plus.
— Je pense que Ruth y est », dit Ben en essayant de se lever.
Mike l’obligea à se rasseoir. « Hé, Duke ! Essaie de trouver quelqu’un pour me faire une pile de gâteaux de blé abondamment arrosés de sirop d’érable.
— Bien sûr, répondit Duke. Je vais les faire moi-même.
— Je n’ai quand même pas faim à ce point ! Demande à Tony ou à Ruth. » Mike attira Ben contre lui. « Ben, je gnoque que tu n’es pas entièrement heureux.
— Moi ? Ça va très bien ! »
Mike le regarda dans les yeux. « Dommage que tu n’aies pas appris la langue. Je sens ton trouble, mais ne puis voir tes pensées.
— Mike…» commença Jill.
L’Homme de Mars la regarda, puis fixa de nouveau ses yeux sur Ben et dit lentement : « Jill vient de me dire ce qui te tourmente… C’est une chose que je n’ai jamais pu gnoquer pleinement. » Il semblait soucieux, et hésita presque aussi longtemps que lorsqu’il ne savait pas encore s’exprimer en anglais. « Mais je gnoque que nous ne pourrons pas célébrer ton Partage de l’Eau ce soir. L’attente… « Mike secoua la tête. « Désolé, Ben, mais l’attente accomplira. »
Jill se redressa brusquement. « Non, Mike ! Nous ne pouvons pas laisser Ben partir comme ça. Pas lui !
— Je ne le gnoque pas, Petit Frère », dit Mike à contrecœur. Un silence extrêmement tendu s’ensuivit ; Mike le rompit, en disant à Jill : « Tu parles vraiment juste ?
— J’en suis certaine, tu verras ! » Jill se leva d’un bond et alla se rasseoir de l’autre côté de Ben et l’enlaça. « Embrasse-moi, Ben, et cesse de te tracasser. »
Sans attendre, elle l’embrassa, et Ben cessa effectivement de se tracasser ; une chaude volupté endormit ses doutes. Puis, Mike resserra le bras qu’il avait toujours autour de la taille de Ben et dit avec douceur : « Non gnoquons mieux. Maintenant, Jill ?
— Maintenant, oui ! Ici, tout de suite – oh, partageons l’eau, mes grands chéris ! »
Ben tourna la tête… et une douloureuse stupéfaction le tira de son euphorie. L’Homme de Mars s’était débarrassé de tous ses vêtements.
« Alors ? demanda Jubal. Avez-vous accepté leur invitation ?
— Hein ? Je me suis sauvé de là, et sans perdre un instant ! J’ai sauté dans le tube pneumatique en portant mes vêtements, sans même prendre le temps de les enfiler.
— Vraiment ? Quel affront pour Jill ! » Caxton rougit. « Il fallait que je parte, Jubal.
— Hum… Et ensuite ?
— Eh bien, je me suis habillé. Je ne suis même pas retourné prendre la valise que j’avais oublié. En fait, je suis parti tellement vite que j’ai failli me tuer. Vous savez comment fonctionnent les tubes pneumatiques ?
— Non. Je ne les emprunte jamais.
— Bon. Normalement, on descend lentement, comme si on s’enfonçait dans de la mélasse. Mais là, je suis tombé, de la hauteur de six étages. Quelque chose me rattrapa au dernier instant. Pas un filet, une sorte de champ de force. En plus de tout le reste, cela m’a flanqué une de ces frousses…
— Ne vous fiez jamais à la mécanique. Personnellement, j’emprunte toujours les escaliers – à la rigueur l’ascenseur lorsque c’est inévitable.
— En tout cas, leur tube ne fonctionne pas à la perfection. Duke est chargé de la sécurité, mais il doit être hypnotisé par Mike, comme tous les autres, et n’écoute que lui. Le jour où il y aura un accident ça sera pire qu’avec les modèles « défectueux » de type classique… Que pouvons-nous faire, Jubal ? Je suis fou d’inquiétude. »
Jubal fit une moue pessimiste et le regarda. « Et… quels aspects vous ont paru inquiétants ?
— Comment ? Mais tout ! Absolument tout !
— Ah ? Vous m’aviez donné l’impression d’avoir trouvé votre séjour agréable, jusqu’au moment où vous avez agi comme un lapin effrayé !
— Oui… c’est cela. Moi aussi, j’étais hypnotisé par Mike. » Caxton secoua la tête comme quelqu’un qui ne comprend pas. « Je serais peut-être resté s’il n’y avait pas eu ce dernier incident. Voyons, Jubal, Mike était assis tout contre moi, un bras passé autour de ma taille… Il n’a absolument pas pu ôter ses vêtements !
Jubal haussa les épaules avec dédain. « Vous étiez bien occupé ; vous n’auriez sans doute pas remarqué un tremblement de terre.
— Ridicule ! Je ne suis pas une écolière qui ferme les yeux en embrassant. Comment a-t-il fait ?
— Je ne vois pas quelle importance cela peut avoir. Ou bien voulez-vous dire que la nudité de Mike vous choquait ?
— Elle me choquait, très certainement.
— Alors que vous étiez vous-même nu comme un ver ? Allons, allons !
— Non, Jubal, non ! Faut-il que je vous fasse un dessin ? Les orgies collectives me soulèvent le cœur. J’ai failli rendre mon petit déjeuner… Mais enfin, Jubal, que diriez-vous si des gens se mettaient à agir comme des singes en cage au milieu de votre salon ?
— Et voilà justement la question, Ben : ce n’était pas mon salon. En pénétrant dans la maison d’un homme, vous acceptez sa façon de vivre. C’est une règle de politesse élémentaire.
— Ce comportement ne vous choque pas ?
— Vous soulevez là un autre problème. Je trouve les scènes de rut public déplaisantes, mais cela ne fait que refléter mon éducation. Une grande partie de l’humanité ne partage pas mes goûts, comme le prouve l’historique de l’orgie. Mais être choqué ? Mon cher ami, je ne suis choqué que par ce qui m’offusque d’un point de vue éthique.
— Vous pensez donc que ce n’est qu’une question de goûts ?
— Rien de plus. Et mon goût n’est pas plus sacré que celui, très différent, de Néron. Moins même : contrairement à moi, Néron était un dieu.
— Que je sois damné !
— Si la damnation est possible. Voyons, Ben, ce n’était pas en public.
— Comment ?
— Vous m’avez dit que ce groupe constituait un mariage collectif – une théogamie de groupe, pour être plus précis. Par conséquent, ce qui s’est passé, ou allait se passer, n’était pas public, mais privé. « Il n’y a que des dieux ici. » Qui aurait pu s’en offusquer ?
— Moi !
— Votre apothéose était incomplète : vous les avez induits en erreur, et incité ce qui allait se passer.
— Moi, Jubal ? Certainement pas.
— Voyons, mon ami ! Il fallait vous en aller dès votre arrivée ; vous voyiez bien que leurs coutumes étaient différentes des vôtres. Mais vous êtes resté, avez profité des faveurs d’une déesse, vous êtes comporté comme un dieu à son égard. Vous saviez de quoi il retournait, et ils savaient que vous le saviez. Leur erreur consiste à avoir pris votre hypocrisie pour argent comptant. Non, Ben. Mike et Jill ont agi avec une parfaite bienséance. Le seul élément offusquant était votre comportement.
— Vous déformez tout, Jubal. Certes, je m’étais trop laissé impliquer, mais lorsque je suis parti, il le fallait ! J’étais sur le point de vomir !
— Vous attribuez donc votre décision à un réflexe. Quiconque a dépassé l’âge mental de douze ans serait allé aux toilettes sous un prétexte quelconque, puis serait revenu lorsque cela se serait tassé. Non, ce n’était pas un réflexe. Un réflexe peut vous vider l’estomac, mais pas vous faire sortir en prenant vos affaires au passage, sans vous tromper de porte. C’était de la panique, Ben. Pourquoi aviez-vous peur ? »
Caxton mit longtemps à répondre. « Je pense…» Il poussa un soupir «… que je suis prude. »
Jubal secoua la tête. « Les prudes pensent que leurs inhibitions personnelles sont des lois naturelles. Cela ne s’applique pas à vous. Un vrai prude serait sorti en faisant un scandale dès qu’il aurait aperçu cette délicieuse femme tatouée. Creusez plus profond.
— Je ne sais pas. Tout ce que je sais, c’est que je suis malheureux.
— Oui, Ben, et j’en suis désolé pour vous. Essayons une question hypothétique. Supposons que Gillian n’était pas là, mais seulement vous, Mike et cette Ruth dont vous avez parlé. Auriez-vous accepté leur proposition dans ce cas ? Auriez-vous été choqué ?
— Évidemment. La situation était choquante en elle-même, bien que vous disiez que ce ne soit qu’une question de goût.
— Très choquante ? Vous auriez eu la nausée ? Pris la fuite ? » Caxton baissa les yeux. « Sacré Jubal… D’accord. J’aurais trouvé une excuse pour aller dans la cuisine… puis serais parti dès que possible.
— Très bien, Ben ; vous avez diagnostiqué votre mal.
— Vous croyez ?
— Quel élément était modifié ? »
Caxton prit un air malheureux. « Oui, Jubal, oui. Vous avez raison. C’était à cause de Jill. Parce que je l’aime.
— Vous approchez, mais ce n’est pas encore cela.
— Ah ?
— Ce n’est pas l’« amour » qui vous a fait fuir. Qu’est-ce que l’amour, Ben ?
— Ne vous moquez pas de moi. Tout le monde, de Shakespeare à Freud, s’y est attaqué, et personne n’a encore trouvé la réponse. Tout ce que je sais, c’est que cela fait mal.
— Je vais vous en donner une définition exacte. L’amour est la condition dans laquelle le bonheur d’une autre personne est essentiel au vôtre.
— Oui, dit Ben pensivement, j’accepte votre définition, parce que c’est exactement ce que je ressens pour Jill.
— Bien. Vous prétendez donc avoir eu envie de vomir, puis avoir pris la fuite parce que vous ressentiez le besoin de rendre Jill heureuse.
— Hé, doucement ! Je n’ai jamais dit que…
— Ne s’agissait-il pas plutôt d’un autre sentiment ?
— J’ai seulement dit…» Caxton s’arrêta. « Soit, j’étais jaloux ! Jubal, je vous jure que je ne croyais pas l’être. Je savais que je l’avais perdu, je l’avais accepté depuis longtemps, et je n’en aimais pas moins Mike pour cela. La jalousie ne mène nulle part.
— Pas là où on voudrait, certainement. L’amour est un état sain et normal, tandis que la jalousie est une maladie. L’esprit insuffisamment mûr les confond souvent, et présume qu’ils sont corollaires, alors qu’en fait ils sont pratiquement incompatibles. Lorsque par hasard ils coexistent, ils créent un tumulte intolérable ; je crois que c’était votre cas. Lorsque votre jalousie releva la tête, vous n’avez pas eu le courage de la regarder en face, et vous avez pris la fuite.
— C’étaient les circonstances, Jubal ! Ces mœurs de harem m’avaient mis complètement sens dessus dessous. Mais ne vous méprenez pas, j’aimerais Jill même si elle était une putain à deux pesos, ce qu’elle n’est pas. Selon sa vision du monde, Jill est parfaitement morale. »
Jubal approuva de la tête. « Je sais. Jill possède une innocence inébranlable ; elle ne pourrait jamais devenir immorale. » Il fronça les sourcils. « Ben, je crains bien qu’il nous manque à tous deux l’innocence angélique nécessaire pour pratiquer la moralité parfaite selon laquelle vivent ces gens. »
Ben sursauta de surprise. « Vous pensez que leur conduite est morale ? Je voulais dire que Jill ignore que ce qu’elle fait est mal. Mike l’a complètement mystifiée, et lui non plus ne sait pas que c’est mal : Il est l’Homme de Mars ; ce n’est pas de sa faute s’il n’a pas le sens des valeurs. »
Jubal posa ses mains à plat sur les bras de son fauteuil. « Oui, je pense que ce qu’ils font – le Nid entier, pas seulement nos gosses – est moral. Je n’ai pas examiné les détails mais… oui, tout. Bacchanales, promiscuité éhontée, vie en commun et code anarchique, tout.
— Jubal, vous me stupéfiez. Si vous pensez réellement cela, pourquoi n’allez-vous pas vous joindre à eux ? Ils ne demandent que cela. Ils fêteront un jubilé ; Aube est impatiente de vous embrasser les pieds et de vous servir. Je n’exagère pas. »
Jubal soupira. « Non. Il y a cinquante ans, peut-être, mais maintenant ? Je ne suis plus capable d’une telle innocence, Ben mon frère, il y a trop longtemps que je pratique une philosophie du mal et du désespoir pour retrouver la pureté et l’innocence grâce à l’eau de la vie.
— Mike pense que vous possédez pleinement cette innocence, bien qu’il se serve d’un autre mot. Aube me l’a confié ex officio.
— Je préfère lui laisser ses illusions. Mike ne voit en moi que sa propre réflexion – je suis, par profession, un miroir.
— Jubal, vous avez peur.
— Très exactement, monsieur ! Ce qui m’inquiète, ce n’est d’ailleurs pas leur morale, mais les dangers qui les menacent de l’extérieur.
— Ils ne risquent rien de ce côté.
— Croyez-vous ? Teignez un singe en rose et mettez-le dans une cage emplie de singes marron ; ils le déchiquèteront. Ces innocents invitent le martyre.
— Vous devenez mélodramatique. »
Jubal lui jeta un regard furieux. « Cela enlève-t-il du poids à ce que je dis ? Trouvez-vous mélodramatique la sainte angoisse des martyrs brûlés sur le bûcher ?
— Je ne m’en prenais pas à vous, Jubal. Je voulais simplement dire qu’il n’y avait aucun danger. Après tout, nous ne sommes plus au Moyen Âge.
— Vraiment ? Je n’ai pas remarqué le changement. Cela s’est passé des dizaines de fois, et chaque fois le monde a écrasé les intrus. La colonie d’Oneida ressemblait fort au Nid de Mike ; elle réussit à durer assez longtemps, mais elle était établie loin de toute ville. Ou bien prenez les premiers chrétiens : anarchie, communisme économique, mariages de groupe, et jusqu’au baiser de la fraternité. Mike leur a beaucoup emprunté. Oui… si c’est à eux qu’il a pris ce baiser de la fraternité, les hommes devraient aussi s’embrasser entre eux. »
Ben parut interdit. « Je ne vous l’avais pas dit. Ils le font. Mais ce n’est pas un geste douteux.
— Il ne l’était pas davantage chez les chrétiens primitifs. Me prenez-vous pour un imbécile ?
— Pas de commentaire.
— Merci. Je ne conseillerais à personne d’offrir le baiser de la fraternité à un quelconque curé de boulevards – le christianisme primitif est bien mort. Toujours et partout, cela a été la même histoire : un plan pour établir l’égalité et l’amour parfaits, des espoirs glorieux et des idéaux qui ne l’étaient pas moins… puis, la persécution et la destruction. Ah !… Mike me causait du souci, mais maintenant je suis vraiment inquiet pour eux tous.
— Et moi, donc ! Je n’accepte pas votre radieuse théorie. Ce qu’ils font est mal !
— Vous n’arrivez pas à avaler ce dernier incident.
— Euh… pas seulement.
— Mais en grande partie. L’éthique sexuelle est un problème épineux, Ben. Chacun de nous doit se chercher à tâtons une solution qui lui paraisse acceptable, en face d’un soi-disant code « moral » qui est à la fois absurde, impraticable et immoral, mais auquel nous payons tous notre écot sous forme d’acceptation apparente et de culpabilité cachée. Que nous le voulions ou non, le code a le dessus, comme un albatros mort et puant suspendu à notre cou.
« Vous aussi, Ben. Vous croyez être une âme libre de ce code immoral, mais lorsque vous vous êtes vu confronté à un nouveau problème d’éthique sexuelle, vous l’avez comparé à ce même code judéo-chrétien… votre estomac a automatiquement fait des flip-flop, et vous pensez que cela prouve qu’ils ont tort et que vous avez raison ! Pouah ! Autant en revenir à l’épreuve par le feu. Votre estomac ne peut témoigner que de préjugés inculqués avant l’âge de raison.
— Et… qu’en est-il de votre estomac, mon cher Jubal ?
— Il est aussi stupide que le vôtre, mais je ne lui permets pas de faire la loi à mon cerveau. Je vois la beauté de la tentative de Mike pour essayer de mettre sur pied une éthique idéale, et j’applaudis en voyant qu’il a compris la nécessité de balancer la morale sexuelle actuelle pour repartir à zéro. La majorité des philosophes n’ont pas ce courage ; ils commencent par avaler les principes essentiels du code actuel : monogamie, structure familiale, continence, tabous corporels, restrictions concernant l’acte sexuel et la suite, puis ils chipotent sur des détails… jusqu’à des sottises telles que de savoir si la vue de la poitrine féminine est obscène ou non !
« Mais la plupart du temps, ils se préoccupent de trouver des moyens d’obéir à ce code, négligeant l’évidence que la plupart des tragédies qui les entourent ont leurs racines dans le code lui-même, et non dans un défaut d’obéissance à celui-ci.
« Et voici qu’arrive l’Homme de Mars. Il examine ce code sacro-saint avec un regard neuf, et le rejette. Je ne connais pas le code de Mike dans tous ses détails, mais il est évident qu’il viole les lois de toutes les grandes nations et constitue un outrage pour les « bien-pensants » de toutes les grandes religions, ainsi que pour la plupart des athées et agnostiques. Et pourtant ce pauvre garçon…
— C’est un homme, Jubal, pas un garçon.
— L’est-il vraiment ? Ce pauvre ersatz de Martien dit que le sexe est un moyen de trouver le bonheur. Et le sexe devrait être un tel moyen, Ben, mais le pire c’est que nous l’utilisons pour nous faire du mal, ce qui ne devrait jamais être le cas. Sinon le bonheur, il devrait au moins nous apporter le plaisir.
« Le code dit : « Tu ne convoiteras pas la femme de ton voisin. » Résultat ? La chasteté forcée, l’adultère, la jalousie, l’amertume, les coups et parfois le meurtre, les foyers détruits et les enfants déchirés – et de petites amours d’occasion dégradantes pour l’homme comme pour la femme. Obéit-on jamais à ce Commandement ? Si un homme jurait sur la Bible qu’il n’a pas convoité la femme de son voisin, parce que le code l’interdit, je penserais ou bien qu’il s’abuse ou bien qu’il est sexuellement inférieur à la normale. Tout mâle suffisamment viril pour engendrer un enfant a convoité bien des femmes, qu’il soit passé à l’acte ou non.
« Mais voilà Mike qui arrive en disant : « Inutile de convoiter ma femme… aimez-la ! Son amour n’a pas délimites, nous avons tout à gagner et rien à perdre, si ce n’est la peur, la culpabilité, la haine et la jalousie. » C’est une proposition incroyable. Pour autant que je sache, seuls les Esquimaux d’avant la civilisation étaient naïfs à ce point… et ils étaient tellement isolés qu’ils en étaient presque des « Hommes de Mars ». Mais nous leur avons appris la « vertu », et ils connaissent maintenant la chasteté et l’adultère, tout comme nous. Qu’y ont-ils gagné, Ben ?
— Je n’aimerais pas être un Esquimau.
— Moi non plus. Le poisson avarié me tape sur le foie.
— Je pensais plutôt à l’eau et au savon. Je dois être bien amolli.
— Moi de même, Ben. Je suis né dans une maison ou il n’y avait pas plus d’eau courante que dans un igloo, mais je préfère celle-ci. Et pourtant, on n’a cessé de décrire les Esquimaux comme les gens les plus heureux de cette Terre. En tout cas, ils ne souffraient pas de la jalousie : ils n’avaient même pas un mot pour la désigner. Ils échangeaient leurs femmes pour des raisons pratiques, ou bien pour s’amuser, et n’en souffraient nullement. Alors, qui est dingue ? Regardez ce triste monde, et dites-moi si les disciples de Mike paraissaient plus heureux, ou moins, que ses habitants ?
— Je n’ai pas pu discuter avec tous, mais… oh oui, ils sont heureux. Trop peut-être. Il doit y avoir un hic quelque part.
— C’était peut-être vous ?
— Je ne vois pas en quoi.
— Quel dommage que vos goûts se soient fixés à un âge si tendre. Ces trois jours qu’ils vous ont offert auraient pu être pour vous un souvenir lumineux lorsque vous aurez atteint mon âge. Et vous, jeune idiot, vous êtes laissé mettre en fuite par la jalousie. À votre âge, je serais devenu Esquimau… Votre attitude me contrarie tellement que ma seule consolation est que vous le regretterez un jour. L’âge n’apporte pas la sagesse, Ben, mais il donne une perspective plus large… et ce qu’on voit de plus affligeant, loin derrière soi, ce sont les tentations auxquelles on a résisté. Moi aussi j’ai des regrets de ce genre, mais ce n’est rien comparé à ce que vous allez souffrir !
— Cessez d’enfoncer le clou.
— Ciel, mon garçon – ou êtes-vous une souris ? – j’essaie de vous aiguillonner ! Pourquoi me racontez-vous ces histoires en gémissant, alors que vous devriez être en route pour le Nid, tel un pigeon voyageur ! Oh, si j’avais seulement vingt ans de moins, j’irais faire partie de l’église de Mike !
— Calmez-vous, Jubal. Mais sérieusement, que pensez-vous de son église ?
— Vous m’avez dit que ce n’était qu’une discipline.
— Oui et non. C’est censé être la Vérité, avec un V majuscule, telle que Mike l’a apprise des Anciens de Mars.
— Les Anciens ? Pour moi, ce sont des bêtises.
— Mike y croit.
— Ben, j’ai connu autrefois un industriel qui croyait sincèrement consulter le fantôme d’Alexander Hamilton[4]. Toutefois… mais pourquoi me ferais-je l’avocat du Diable !
— Qu’est-ce qui vous a encore mordu ?
— Ben, le plus ignoble pécheur de tous est l’hypocrite qui transforme la religion en un racket commercial. Mais il faut faire justice même au Diable. Mike croit, et il enseigne, la vérité telle qu’il la voit. Je ne suis pas certain que ces « Anciens » n’existent pas. Je les trouve simplement difficiles à avaler. Quant à ces histoires de « Tu es Dieu », ce n’est ni plus ni moins plausible que n’importe quelle autre croyance. Si jamais le Jour du Jugement arrive, qui sait si nous ne nous apercevrons pas que le patron était Mumbo Jumbo le Grand Dieu du Congo.
— Un peu de sérieux, Jubal !
— Tous ces noms sont à mettre dans le même chapeau. L’homme est fait de telle façon qu’il ne peut imaginer sa propre mort, ce qui l’a conduit à inventer d’innombrables religions. Cela ne prouve nullement que l’immortalité soit un fait, mais soulève des questions de la plus haute importance : la nature de la vie, les relations entre l’ego et notre corps, le problème même de l’ego et comment il se fait que chaque ego semble être le centre de l’univers et le but de la vie… ce sont les plus grandes questions, Ben, et elles ne deviendront jamais triviales. La science ne les a pas résolues, et de quel droit me raillerais-je des religions qui essaient de le faire, même si leurs méthodes me paraissent peu convaincantes ? Le vieux Mumbo Jumbo me mangera peut-être, qui sait. Je ne peux pas le rayer de la liste simplement parce qu’il ne possède pas de cathédrales de luxe… pas plus que je ne peux rayer de la liste un jeune illuminé qui célèbre un culte du sexe dans un grenier luxueusement tapissé ; peut-être est-il le Messie. La seule chose dont je sois certain en matière de religion est que la conscience de soi n’est pas simplement une douzaine d’acides aminés réunis par le hasard !
— Bravo ! Jubal, vous auriez dû devenir prédicateur.
— J’y ai échappé de peu. Si Mike peut nous montrer un meilleur moyen de faire marcher cette planète détraquée, ses mœurs sexuelles n’ont pas besoin d’autre justification. Les génies dédaignent avec raison les avis de moindres qu’eux et ont toujours été indifférents aux coutumes sexuelles de la tribu ; ils se créent leurs propres règles. Mike est un génie. Il ignore donc les puritains et agit comme bon lui semble.
« Du point de vue théologique, le comportement sexuel de Mike est aussi orthodoxe que saint Nicolas. Il enseigne que toutes les créatures vivantes sont collectivement Dieu. Mike et ses disciples sont donc les seuls dieux conscients de leur nature sur cette planète. Il appartient donc de droit au syndicat des dieux, et l’on a toujours permis à ces derniers une liberté sexuelle limitée uniquement par leur propre jugement.
« En voulez-vous des preuves ? Léda et le cygne, Europe et le taureau, Osiris, Isis et Horus, les incroyables incestes des dieux nordiques… et je ne parle pas des religions de l’Orient ; leurs dieux font des choses qu’un éleveur de visons ne tolérerait pas. Examinez les relations de la Trinité de la plus répandue des religions occidentales. La seule façon de maintenir l’unité de ce monothéisme est d’admettre que les copulations des dieux n’obéissent pas aux mêmes règles que celles des humains. Mais la plupart des gens ne réfléchissent jamais à cela ; ils se contentent de mettre un écriteau : « Saint – ne pas déranger. »
« Mike a droit aux mêmes dispenses que les autres dieux. Lorsqu’un dieu est seul, il se divise en au moins deux parties ; pas seulement Jéhovah, ils le font tous. Un groupe de dieux s’accouplera comme les lapins, sans davantage respecter la bienséance. Une fois que Mike s’était établi comme dieu, les orgies étaient aussi prévisibles que le coucher du soleil. Oubliez les mœurs provinciales et jugez-les selon une morale olympienne. Mais pour comprendre cela, Ben, il faut commencer par admettre qu’ils sont sincères.
— Mais je l’admets ! C’est seulement que…
— Le faites-vous vraiment ? Vous avez commencé par dire que ce qu’ils font est mal, d’après ce même code que vous prétendez rejeter. Essayez plutôt d’être logique. Ce « rapprochement » par l’union sexuelle, cette pluralité dans l’unité ne laissent logiquement aucune place à la monogamie. Et, puisque cette sexualité collective est un aspect fondamental de leur credo, ce que votre récit démontre avec une clarté absolue, pourquoi voudriez-vous qu’ils se cachent ? On cache ce dont on a honte, mais ils n’ont pas honte, bien au contraire. Se cacher derrière des portes fermées serait une concession au code qu’ils ont rejeté… ou bien la preuve qu’ils vous considéraient comme un étranger qui n’aurait jamais dû être admis chez eux.
— C’est peut-être le cas.
— Ce l’est évidemment ! Mike avait visiblement des doutes, mais Gillian a insisté.
— Cela n’a fait qu’empirer les choses.
— Ah ? Elle voulait que vous deveniez l’un d’eux « en toute plénitude », comme dirait Mike. Elle vous aime, et n’est pas jalouse. Mais vous êtes jaloux et, bien que vous affirmiez l’aimer, votre comportement ne le prouve guère.
— Mais je l’aime, que diable !
— Il se peut. Vous n’aviez sans doute pas compris l’honneur olympien qu’ils vous faisaient.
— Sans doute pas, admit Caxton sombrement.
— Je vais vous donner une porte de sortie. Vous vous demandiez comment Mike s’est débarrassé de ses vêtements ? Je vais vous le dire.
— Comment ?
— Par un miracle.
— Au nom du ciel, Jubal !
— C’est fort possible. Mille dollars que c’était un miracle. Allez interroger Mike ; demandez-lui de vous faire une démonstration. Puis envoyez-moi l’argent.
— Je m’en voudrais de vous dépouiller.
— Vous ne gagnerez pas. Vous pariez ?
— Allez-y vous-même, Jubal. Moi, je ne peux pas retourner là-bas.
— Ils vous accueilleront les bras ouverts sans même vous demander pourquoi vous étiez parti si brusquement. Mille dollars de plus sur cette prédiction. Vous n’êtes resté chez eux que vingt-quatre heures. Avez-vous examiné ce qui se passait avec le même soin que vous accordez généralement à un sujet épineux avant de publier un article ?
— Mais…
— L’avez-vous fait ?
— Non, mais…
— Nom d’une pipe, Ben ! Vous prétendez aimer Jill… et vous ne la faites même pas bénéficier de l’objectivité dont vous faites preuve à l’égard d’un politicien véreux. Vous ne faites pas un dixième des efforts qu’elle a déployés lorsque vous aviez des ennuis. Où seriez-vous si elle avait agi avec autant de tiédeur ? Sans doute en enfer. Cette fornication parfaitement amicale vous dérange… Savez-vous ce qui m’inquiète, moi ?
— Non.
— Le Christ a été crucifié pour avoir prêché sans l’autorisation de la police. Cassez-vous plutôt la tête sur ça ! »
Caxton se mordilla les lèvres, puis se leva soudain. « Je pars.
— Restez déjeuner.
— Non. Tout de suite. »
Vingt-quatre heures plus tard, Ben lui envoya télégraphiquement deux mille dollars. N’ayant pas reçu d’autres nouvelles au bout d’une semaine, Jubal lui envoya un câble : « Que diable faites-vous ? » La réponse tarda quelques jours :
« J’étudie le martien. Aquafraternellement vôtre. Ben. »