TROISIÈME PARTIE SON ÉDUCATION EXCENTRIQUE

22

Dans un des bras d’une galaxie spirale, non loin d’une étoile connue de certains sous le nom de Sol, une étoile se transforma en nova, mais sa splendeur ne deviendrait visible sur Mars que dans trois années pleines (729 années martiennes ou 1 370 années terrestres). Comme de coutume, les Anciens notèrent brièvement l’événement pour l’instruction des jeunes, sans pour autant cesser de poursuivre leurs passionnantes discussions sur les problèmes esthétiques concernant la nouvelle épopée tissée autour de la mort de la Cinquième Planète.

Le départ du Champion ne donna lieu à aucun commentaire. On se contenta de suivre le petit étranger renvoyé à son bord – sans plus, car il fallait attendre avant qu’il ne devienne fécond de gnoquer l’issue de sa mission. Les humains demeurés sur Mars luttaient contre un milieu létal pour des hommes non protégés mais moins pénible que celui de l’État libre de l’Antarctique. L’un d’eux se désincarna à la suite d’une maladie parfois désignée sous le nom de « mal du pays ». Les Anciens chérirent l’âme blessée et l’envoyèrent là où elle pourrait guérir. À part cela, les Martiens ne s’occupaient pas des Terriens.

Étant limités dans leurs perceptions par la vitesse de la lumière, les astronomes humains ne décelèrent pas l’explosion de l’étoile. L’Homme de Mars apparut brièvement dans les informations. Le leader de la minorité au Sénat fédéral demanda que l’on abordât d’une façon « neuve et hardie » le problème de la surpopulation et de la malnutrition en Asie du Sud-Est, en commençant par des subventions accrues aux familles ayant plus de cinq enfants. Mrs. Percy B.S. Souchek attaqua la municipalité de Los Angeles, responsable selon elle du décès de son caniche Piddle, mort pendant une période de brouillard intense qui avait duré cinq jours. La duchesse Cynthia annonça qu’elle allait avoir le Bébé Parfait grâce à un donneur scientifiquement sélectionné et à une mère-hôtesse non moins parfaite, dès que les experts auraient calculé l’instant précis de la conception afin de garantir que l’enfant miracle serait également génial dans les domaines de la musique, des arts plastiques et de l’art du gouvernement. De plus (grâce à des traitements hormonaux), elle nourrirait l’enfant elle-même. Elle donna une interview très suivie sur les bienfaits psychologiques de l’alimentation naturelle et autorisa (pour dire le moins) la presse à prendre des photos prouvant que la nature l’avait amplement dotée à cette fin.

L’évêque suprême Digby la dénonça comme une nouvelle Putain de Babylone et interdit à tout Fostérite de participer à l’opération, que ce fût comme donneur ou comme mère-hôtesse. On cita également Agnès Douglas sur le sujet : « Je ne connais pas personnellement la duchesse, mais on ne peut s’empêcher de l’admirer. Son exemple courageux devrait être une source d’inspiration pour toutes les mères. »

Jubal Harshaw découpa une de ses photos parue dans un périodique et l’accrocha dans la cuisine. Mais elle tombait tout le temps, ce qui le fit beaucoup rire.

À part cela, il ne rit guère au long de cette semaine. Le monde était trop présent. La presse cessa bientôt d’embêter Mike, mais une partie du public ne l’oublia pas. Douglas voulut assurer sa tranquillité. Des S.S. patrouillaient autour de la propriété de Harshaw et un aérocar tournait en rond au-dessus de leurs têtes, interpellant tout véhicule faisant mine d’atterrir. Pour nécessaire qu’elle fût, Jubal détestait la présence des gardes.

Le téléphone fut branché sur un service de réponse auquel Jubal fournit une courte liste des personnes dont il accepterait les appels – et encore son poste était-il la plupart du temps réglé sur « refuser et enregistrer ».

Le courrier, lui, arrivait toujours…

Harshaw dit à Jill que Mike était maintenant assez grand pour s’occuper de son courrier lui-même. Elle pourrait l’aider. « Mais ne m’embêtez pas. Je reçois assez de lettres de toqués comme ça. »

Jubal ne put s’en tenir à cette décision ; il y en avait trop, et Jill ne savait souvent pas quoi faire.

Déjà le tri était un vrai casse-tête. Jubal s’adressa, sans résultat, au receveur des postes, puis appela Bradley, qui dut faire une « suggestion » au ministre des Postes. Par la suite, le courrier de Mike arriva en sacs classés en quatre catégories. Le courrier adressé aux autres arrivait dans un cinquième sac. Le courrier de deuxième et troisième classes servit à isoler du froid la cave où Jubal conservait les pommes de terre. Lorsqu’il n’y eut plus de place dans la cave, Jubal dit à Duke de s’en servir pour étayer les rigoles afin d’empêcher l’érosion.

Le courrier de quatrième catégorie posait un autre problème. Un paquet explosa dans le bureau de poste du village, détruisant tout un panneau d’annonces et quelques écriteaux ; par bonheur, le postier était allé boire un café et son assistante, une dame âgée aux reins fragiles, était aux toilettes. Jubal songea à faire examiner tous les paquets par un artificier.

Cela se révéla inutile, Mike étant capable de détecter la « mauvaiseté » d’un paquet sans l’ouvrir. Le système fonctionnait ainsi : on faisait déposer les paquets à la grille ; Mike les examinait à distance et faisait disparaître tout paquet nuisible ; puis Larry amenait le reste à la maison.

Mike adorait, uniquement pour le plaisir d’ailleurs, ouvrir les paquets. Les choses dont personne ne voulait finissaient dans un fossé, y compris toutes les denrées alimentaires – Jubal n’étant pas certain que le nez de Mike suffît à déceler les poisons. Il avait bu une fois une solution vénéneuse utilisée en photographie, que Duke avait laissée dans le réfrigérateur. Mike s’était contenté de remarquer que ce « thé glacé » avait un goût qui ne lui plaisait pas tellement.

Jubal dit à Jill que l’on pouvait garder n’importe quoi mais qu’il ne fallait pas : a) le payer, b) en accuser réception, c) le retourner à l’expéditeur quelles que soient les indications portées sur l’emballage. Certains articles étaient des cadeaux, d’autres des marchandises non commandées. Dans un cas comme dans l’autre, Jubal estimait que ces biens non sollicités étaient envoyés dans le but de se servir de l’Homme de Mars, et ne méritaient donc pas de remerciements.

Il y avait une seule exception : les animaux vivants, que Jubal conseilla à Jill de renvoyer à moins de s’engager à en prendre soin et à les empêcher de tomber dans la piscine.

Le courrier de première classe représentait le plus gros problème. Après en avoir examiné un ou deux sacs, Jubal fixa plusieurs catégories :

A. Mendicité : lutte contre l’érosion.

B. Lettres de menaces : ne pas répondre. Par la suite, cela devint : transmettre aux S.S.

C. « Propositions commerciales » : transmettre à Douglas.

D. Lettres de dingues : faire circuler les plus belles ; le reste : lutte contre l’érosion.

E. Lettres amicales : répondre si enveloppe-réponse jointe, à l’aide de lettres types ronéotypées signées par Jill (Jubal fit remarquer que celles signées par Mike avaient de la valeur et invitaient à un inutile échange de correspondance).

F. Lettres scatologiques ; transmettre à Jubal (qui avait parié avec lui-même qu’aucune ne contiendrait la moindre nouveauté littéraire), puis lutte contre l’érosion.

G. Propositions de mariage et autres moins orthodoxes : à classer.

H. Lettres provenant d’institutions scientifiques ou universitaires : même processus que pour « E », en utilisant un texte expliquant que l’Homme de Mars n’était disponible pour rien. Si Jill trouvait cela insuffisant, transmettre à Jubal.

I. Lettres de personnes connaissant Mike, tels que membres de l’équipage du Champion, président des États-Unis, et autres : laisser Mike répondre à sa guise. Excellent exercice pour le style et surtout pour les relations humaines (ne pas lui donner de conseils, mais répondre s’il en demande).

De la sorte, Jill n’avait que peu de lettres à écrire, et Mike pour ainsi dire aucune. Jill parvint à effectuer le classement en une heure tous les matins. Les quatre premières catégories étaient importantes. La catégorie G le fut très dans les jours suivant la stéréodiffusion de la conférence, puis baissa fortement. Jubal demanda à Jill de prendre garde au fait que, bien qu’il n’ait à répondre qu’aux lettres provenant de personnes connues, tout le courrier adressé à Mike lui appartenait de droit.

Le troisième matin suivant la mise en place du système, Jill apporta une lettre de la catégorie G à Jubal. Les dames et autres femelles (plus quelques mâles égarés) écrivant dans cette catégorie joignaient généralement une photo censée les représenter – dont certaines laissaient peu de chose à l’imagination.

La lettre en question contenait une photo qui ne laissait rien à l’imagination, puis la stimulait d’une façon imprévue.

« Regardez-moi ça, patron, dit Jill. Je vous demande ! »

Jubal lut la lettre. « Elle sait ce qu’elle veut. Qu’en dit Mike ?

— Il ne l’a pas vue. »

Jubal jeta un coup d’œil sur la photo. « Hum… elle a des charmes abondants. Son sexe n’est pas douteux, ni son agilité d’ailleurs. Mais pourquoi me montrez-vous cela ? J’ai vu mieux, vous savez.

— Pour vous demander ce que je dois faire ! La lettre n’est déjà pas drôle, mais cette photo répugnante… Je la déchire ?

— Qu’y a-t-il écrit sur l’enveloppe ?

— Rien que l’adresse, et celle de l’expéditeur.

— Comment l’adresse est-elle libellée ?

— Hein ? Ah oui ! « Mr. Valentin Michaël Smith, l’Homme de…».

— Ah ! Elle ne vous est donc pas adressée.

— Évidemment pas.

— Bon ; mettons les choses au point. Vous n’êtes ni la maman de Mike ni son chaperon. Si Mike a envie de lire tout ce qu’il reçoit, y compris les ordures, libre à lui.

— Quand même pas des saletés pareilles. Mike est innocent.

— Vraiment ? Combien d’homme a-t-il tués, au juste ? »

Jill prit un air malheureux.

« Si vous voulez l’aider, continua Jubal, il faut avant tout lui expliquer que le meurtre n’est pas bien considéré dans notre société. Autrement, il risque de se faire remarquer lorsqu’il sortira dans le monde.

— Je ne pense pas qu’il ait envie de « sortir dans le monde ».

— J’ai l’intention de le pousser hors du nid dès qu’il saura voler. Je ne lui donnerai pas la possibilité de vivre sa vie comme un bébé attardé. Ne serait-ce que parce que je ne le pourrais pas : Mike me survivra de bien des années. Mais vous avez raison, Jill : Mike est innocent. Dites-moi, avez-vous visité le laboratoire stérile de Notre-Dame ?

— Non, mais j’ai lu des articles.

— Les animaux en meilleure santé du monde… à condition de ne jamais les sortir du laboratoire. Mon enfant, Mike doit prendre contact avec l’« ordure », afin de s’immuniser. Un jour, il rencontrera la fille qui a écrit ceci, ou une de ses sœurs spirituelles. Il les rencontrera par centaines. Sacrebleu, avec sa notoriété et sa bonne mine, il pourrait passer sa vie à aller d’un lit à l’autre. Vous n’y pouvez rien, je n’y peux rien : cela ne dépend que de lui. De plus, je ne veux pas l’en empêcher, bien que refaire sans cesse la même expérience soit une façon stupide de passer sa vie. Qu’en pensez-vous ?

— Je…, marmonna Jill en rougissant.

— Peut-être ne trouvez-vous pas cela monotone ? Cela ne me regarde pas, d’ailleurs. Mais si vous ne voulez pas que Mike se fasse violer par les cinq cents premières femmes qui se trouveront seules avec lui, n’interceptez pas son courrier. De telles lettres le mettront sur ses gardes. Donnez-les lui avec les autres, et répondez à ses questions – en essayant de ne pas rougir.

— Vous avez le don de me mettre en rage avec votre logique !

— Voilà un argument bien curieux.

— En tout cas, je déchirerai cette photo dès que Mike l’aura vue !

— Surtout pas !

— Pourquoi ? Vous la voulez ?

— À Dieu ne plaise ! Mais Duke collectionne ce genre de photos. Si Mike n’en veut pas, donnez-la lui.

— Duke collectionne des saletés pareilles ? Il a pourtant l’air normal.

— Il l’est.

— Je… je ne comprends pas. »

Jubal soupira. « J’aurais beau vous l’expliquer pendant des heures, vous ne comprendriez toujours pas. Il y a, ma chère, certains aspects du sexe dont il est impossible de discuter entre les deux sexes de notre race. Parfois, des individus extrêmement doués parviennent à les gnoquer intuitivement par-dessus l’abîme qui nous sépare. Mais il ne servirait à rien de discuter. Contentez-vous de croire ce que je vous dis : Duke est un parfait gentleman, et il aimera cette photo.

— Je ne la lui donnerai pas moi-même – cela risquerait de lui donner des idées.

— Poule mouillée. Rien d’intéressant à part cela ?

— Non. La moisson habituelle de gens qui demandent un tas de choses, ou qui veulent vendre des articles ayant l’approbation officielle de l’« Homme de Mars ». Il y en a même un qui a demandé un contrat d’exclusivité de cinq ans… et qui veut en plus que Mike le finance !

— J’admire les gens qui vont jusqu’au bout de leur malhonnêteté. Répondez-lui qu’en effet Mike aimerait avoir des frais déductibles de ses revenus – combien veut-il ?

— Vous parlez sérieusement, patron ?

— Non : si on lui répond, il risquerait d’arriver avec toute sa famille. Mais vous m’avez donné l’idée d’une histoire. La suivante ! »

Mike fut intéressé par la photo « répugnante ». Il gnoqua (théoriquement) ce que symbolisaient la lettre et l’image, qu’il examina avec la même délectation qu’il mettait à regarder les papillons. Les femmes et les papillons l’intéressaient passionnément : tout le monde gnoquant lui paraissait enchanteur et il voulait y boire profondément, jusqu’à le gnoquer à la perfection.

Il comprenait les processus mécaniques et biologiques qu’on lui proposait dans ces lettres, mais se demandait pourquoi des étrangers voulaient son aide pour fertiliser des œufs. Mike savait (sans le gnoquer) que les hommes faisaient un rituel de cette nécessité, sorte de « rapprochement » plus ou moins analogue à la cérémonie de l’eau, et qu’il désirait ardemment gnoquer.

Mais il n’était pas pressé – il n’avait jamais gnoqué la hâte. Il comprenait, certes, la nécessité d’établir un programme dans le temps, mais le considérait dans l’optique martienne : un tel programme s’accomplissait par l’attente. Il avait remarqué que ses frères humains manquaient de discrimination à l’égard du temps et étaient souvent contraints d’attendre plus rapidement que ne le ferait un Martien. Mais il ne leur en voulait pas de cette maladresse ; par gentillesse, il apprit à attendre plus rapidement. Parfois, il attendait tellement vite qu’un humain en aurait conclu qu’il était dans une hâte folle.

Il accepta l’édit de Jill lui demandant de ne pas répondre à ces offres fraternelles d’humains femelles – ou, plus exactement, les mit en attente. Dans un siècle, cela irait peut-être mieux. Pour le moment, c’était en tout cas exclu, puisque Jill disait toujours vrai.

Mike accepta de donner la photo à Duke. Il l’aurait fait de toute façon : Duke lui avait montré sa collection, qu’il avait regardée avec intérêt, en essayant de gnoquer pourquoi Duke lui avait dit : « Celle-là n’a pas un visage bien intéressant – mais, frère, regarde-moi ces jambes ! » Mike aimait beaucoup qu’on l’appelât « frère », mais des jambes étaient des jambes – sauf que les siens en avaient trois et que les humains n’en avaient que deux. Ce qui était, ne cessait-il de se remémorer, naturel.

Quant aux visages… Jubal avait le plus beau visage qu’il connût, un visage qui lui appartenait en propre. Mais les femelles humaines de la collection de Duke n’avaient pas vraiment des visages. Toutes les jeunes femelles humaines avaient le même visage d’ailleurs – et comment en serait-il autrement ?

Il n’avait toutefois aucune difficulté à reconnaître Jill : c’était la première femme qu’il eût jamais vue, et son premier frère par l’eau femelle. Mike connaissait le moindre pore de son nez, le moindre soupçon de ride sur son visage, et les avait tous loués dans une joyeuse méditation. Il distinguait maintenant le visage d’Anne de celui de Dorcas ou de Myriam, mais il en était autrement au début, où il les reconnaissait par leurs tailles, leurs colorations, et surtout par leurs voix. Mais lorsque, comme il arrivait parfois, elles étaient toutes trois silencieuses, il était heureux qu’Anne fût si grande, Dorcas si petite et que Myriam, bien que d’une taille intermédiaire, pût être reconnue même en l’absence d’une des deux autres à la couleur rousse de ses cheveux.

Mais tout s’améliore par l’attente. Mike pouvait maintenant reconnaître le visage d’Anne et compter les pores de son nez aussi facilement que ceux du nez de Jill. En essence, même un œuf était unique et personnel, différent de tous les autres œufs. Et, aussi petite que fût la différence, chaque fille avait un visage bien à elle.

Mike donna donc la photo à Duke et fut heureux de voir son plaisir. Mike ne se dépossédait d’ailleurs de rien : il pouvait à volonté la revoir en esprit – y compris son visage, un beau visage avec une expression inhabituelle curieusement mêlée de souffrance.

Il accepta les remerciements de Duke et revint à son courrier.

Au contraire de Jubal, Mike faisait ses délices de tout ce courrier, des propositions de compagnies d’assurances aux demandes en mariage. Son voyage au palais lui avait ouvert les yeux sur l’immense diversité de ce monde et il avait résolu de le gnoquer en entier. Il faudrait des siècles, et une longue maturation… mais il n’était pas pressé. Il gnoquait que l’éternité et le mouvant et beau maintenant étaient identiques.

Il décida de ne pas continuer à lire l’Encyclopedia Britannica ; son courrier lui donnait une image plus vivante du monde. Il le lisait avec soin, gnoquait ce qu’il pouvait, se réservant de contempler le reste lorsque la maison était endormie. Il pensait commencer à gnoquer la signification de « affaires », « vendre », « acheter », et autres activités non-martiennes. Il gnoquait maintenant que l’Encyclopédie l’avait laissé sur sa faim parce que ses articles présupposaient pour être compris la connaissance de choses qu’il ignorait.

Puis arrivèrent, de la part de M. le secrétaire général Joseph Edgerton Douglas, un carnet de chèques et divers papiers. Son frère Jubal s’efforça de lui expliquer ce qu’était l’argent et comment on s’en servait. Mike ne parvint pas à comprendre, même lorsque Jubal lui montra comment remplir un chèque, lui donna de l’argent en échange, et lui apprit à le compter.

Puis, soudain, avec une force telle qu’il en trembla, il gnoqua l’argent. Ces jolies images et ces médailles brillantes n’étaient pas en elles-mêmes l’« argent » ; elles étaient les symboles d’une idée qui imprégnait profondément tous les habitants de ce monde. Les objets n’étaient pas non plus de l’argent, pas plus que l’eau que l’on partage n’est le rapprochement de deux êtres. L’argent était une idée, une abstraction comparable aux pensées d’un Ancien ; l’argent était un grand symbole structural destiné à équilibrer, à guérir et à rapprocher.

Mike fut ébloui par la splendeur de l’argent. Le mouvement, le flot et le changement constants des symboles étaient beaux, mais à une petite échelle, et lui rappelaient les jeux que l’on apprenait aux petits pour les encourager à raisonner et à croître – mais ce qui l’éblouissait, c’était la totalité du phénomène, un monde entier réfléchi dans une seule structure dynamique. Mike gnoqua alors que les Anciens de cette race devaient être bien vieux et bien sages pour avoir créé une pareille merveille, et il émit l’humble désir d’être autorisé à en rencontrer un.

Jubal l’encouragea à dépenser de l’argent, ce que Mike fit avec l’empressement timide que manifeste une mariée que l’on conduit à la couche nuptiale. Jubal lui suggéra d’acheter des cadeaux pour ses amis, et Jill l’aida, en fixant avant tout des limites : une faible fraction de l’actif de son compte. L’intention primitive de Mike avait été de dépenser le tout.

Il comprit alors combien il est difficile de dépenser son argent. Il y avait tant de choses, toutes aussi incompréhensibles et merveilleuses. Entouré de catalogues venant de Marshall Field et de Ginza, de Bombay et de Copenhague, il se sentait enfoui sous toutes ces richesses.

Jill l’aida. « Non, je suis certaine que Duke n’aimerait pas un tracteur.

— Mais Duke aime les tracteurs.

— Il en a un – ou du moins, Jubal en a un, ce qui revient au même. Peut-être un de ces nouveaux unicycles belges ? Il pourrait le démonter et le remonter toute la journée. Non, ils sont trop chers. Un cadeau ne doit pas coûter cher, Mike, à moins qu’il ne soit destiné à une fille que vous voulez épouser. Un cadeau doit montrer que l’on tient compte des goûts de la personne à qui on l’offre. Une chose qui lui ferait plaisir, mais qu’il ne s’achèterait sans doute pas.

— Mais quoi ?

— Voilà le problème. Ah, je me souviens d’une annonce arrivée au courrier de ce matin. Attendez-moi. » Elle revint presque aussitôt. « Écoutez-ça : « Aphrodites de chair : luxueux album sur la beauté féminine en splendides stéréos couleur, par les plus grands artistes mondiaux de la caméra. Remarque : cet article ne peut être envoyé par la poste, et il n’est pas en vente dans les États suivants… hum, la Pennsylvanie est sur la liste. Nous trouverons bien un moyen. En tout cas, cela devrait lui plaire ! »

La livraison fut effectuée par un aérocar des S.S., et l’annonce suivante portait la mention : «… fournisseurs exclusifs de l’Homme de Mars…» ce qui plut beaucoup à Mike, mais pas du tout à Jill.

Le plus difficile fut de choisir un cadeau pour Jubal. Qu’offre-t-on à un homme qui possède tout ce que l’argent peut acheter ? La Fontaine que Ponce de Léon chercha en vain ? Un onguent pour ses vieux os et une journée de jeunesse retrouvée ? Il y avait longtemps qu’il ne voulait plus d’animaux, parce qu’il leur survivait. Pis, il était maintenant possible qu’ils lui survivent et deviennent de pauvres orphelins.

Ils consultèrent les autres. « Vous ne saviez pas ? leur dit Duke. Le patron adore les statues.

— Vraiment ? s’étonna Jill. Je n’ai vu aucune sculpture dans la maison.

— Celles qu’il aime sont rarement à vendre. Quant à ce qu’ils font maintenant… il dit que cela ressemble à un cimetière de voitures, et que n’importe quel imbécile astigmate armé d’une lampe à souder se prend pour un sculpteur.

— Duke a raison, dit Anne. Il suffit de voir les livres d’art qu’il possède. »

Anne en choisit trois qui, à ses yeux, paraissaient avoir été fréquemment consultés. « Oui… Il est évident que le patron aime surtout Rodin. Mike, si vous pouviez acheter une de ces sculptures, laquelle choisiriez-vous ? En voilà une bien belle : L’Éternel Printemps.

Mike la regarda rapidement, puis tourna les pages. « Celle-ci.

— Comment ? » Jill frissonna. « Mais c’est horrible, Mike. J’espère bien mourir longtemps avant d’être comme ça.

— Voilà la beauté, dit Mike fermement.

— Mike ! protesta Jill. Vous avez des goûts pervers. Vous êtes pire que Duke. »

D’ordinaire, un tel blâme, surtout de la part de Jill, aurait immédiatement refermé Mike sur lui-même, et il aurait passé la nuit entière à essayer de gnoquer sa faute. Mais pour une fois, il était absolument sûr de lui. C’était comme un souffle venu de la patrie où il avait grandi. Bien qu’elle représentât une femme, il avait le sentiment qu’un Ancien de Mars était responsable de sa création. « Voilà la beauté, insista-t-il. Son visage est vraiment à elle. Je le gnoque.

— Jill, dit Anne lentement. Mike a raison.

— Voyons, Anne ! Vous n’allez pas me dire que vous aimez ça ?

— Elle me fait peur. Mais le livre s’ouvre de lui-même en trois endroits, et cette page-ci a été touchée plus souvent que les deux autres. Jubal regarde presque aussi souvent La Caryatide à la pierre, mais celle que Mike a choisie est sa préférée. »

Anne téléphona au musée Rodin à Paris, et seule la galanterie française les empêcha de lui rire au nez. « Vendre une des œuvres du Maître ? Mais chère madame, non seulement elles ne sont pas à vendre, mais il est interdit de les reproduire. Non, non voyons, quelle idée ! »

Mais à l’Homme de Mars, rien d’impossible. Anne téléphona à Bradley. Deux jours plus tard, il la rappela : en hommage spécial du gouvernement français, et à la seule condition que l’œuvre ne serait jamais exposée publiquement, Mike allait recevoir un photo-pantogramme en bronze d’une exactitude microscopique de La Belle Heaulmière.

Jill l’aida à choisir des cadeaux pour les autres filles, mais lorsqu’il lui demanda ce dont elle avait envie, Jill insista pour qu’il ne lui achetât rien.

Mike commençait à comprendre que, bien que tous les frères par l’eau parlent juste, certains parlaient plus juste que d’autres. Il consulta Anne.

« Elle devait vous répondre cela, mon cher Mike, parce que c’est ce qui se fait, mais offrez-lui un cadeau quand même. Voyons…» Anne choisit un cadeau qui étonna fort Mike – Jill avait déjà exactement l’odeur qui lui convenait…

Lorsque le cadeau arriva, sa petite taille et son aspect peu intéressant augmentèrent sa méfiance. Et, lorsque Anne lui fit sentir le contenu du flacon avant de le donner à Jill, ses doutes augmentèrent encore davantage. C’était une odeur très forte et ne ressemblant en rien à Jill.

Jill fut ravie de recevoir du parfum, et insista pour l’embrasser immédiatement. En l’embrassant, il gnoqua que c’était le cadeau qu’elle avait désiré et que cela les rapprochait.

Elle s’en mit pour dîner, et Mike s’aperçut que, d’une curieuse façon, Jill sentait délicieusement bon, et plus que jamais comme Jill. Chose encore plus curieuse, Dorcas vint l’embrasser et lui murmura à l’oreille : « Mike chéri… le déshabillé est adorable, mais j’aimerais qu’un jour vous m’offriez du parfum à moi aussi. »

Mike ne put gnoquer pourquoi Dorcas désirait cela ; Dorcas n’avait pas la même odeur que Jill, et le parfum ne lui irait pas… cela lui déplairait même que Dorcas sente pareil que Jill.

Jubal intervint. « Cessez d’embêter ce garçon et laissez-le manger. Dorcas, vous sentez déjà comme une chatte marseillaise. Vous n’avez pas besoin de vous faire offrir du parfum par Mike.

— Occupez-vous de vos affaires, patron. »

Tout cela était bien énigmatique : que Jill puisse plus que jamais sentir comme elle-même… que Dorcas désire sentir comme Jill alors qu’elle avait sa propre odeur… et que Jubal dise qu’elle sentait comme un chat. Il y avait un chat dans le parc (un squatter, d’ailleurs) ; parfois, il venait jusqu’à la maison et daignait accepter ce qu’on lui donnait. Mike et le chat se gnoquaient mutuellement ; Mike trouvait ses pensées carnivores fort plaisantes et tout à fait martiennes. Il avait aussi découvert que le nom donné au chat (Friedrich Wilhelm Nietzsche) n’était pas son vrai nom, mais ne l’avait dit à personne, car il ne pouvait pas prononcer ce dernier, bien qu’il l’entendît dans sa tête.

Non, le chat n’avait pas la même odeur que Dorcas.

C’était un grand bien que d’offrir des cadeaux, et cela apprit à Mike la valeur de l’argent. Mais il n’oubliait pas d’autres choses qu’il était désireux de gnoquer. Jubal découragea par deux fois le sénateur Boone, sans le mentionner à Mike, qui ne s’en aperçut pas : son appréhension du temps était très vague et pour lui « dimanche prochain » ne représentait rien de précis. Mais la fois suivante, l’invitation fut adressée directement à Mike. Boone sentait qu’Harshaw essayait de repousser indéfiniment l’invitation, et il était soumis à une forte pression de la part de l’évêque suprême Digby.

Mike en parla à Jubal. « Et alors ? grommela ce dernier. Vous avez envie d’y aller ? Vous n’êtes pas obligé, vous savez. Nous pouvons leur dire d’aller au diable. »

Un aérotaxi avec pilote humain (Harshaw se refusa énergiquement à faire confiance à un pilote-robot) vint, le dimanche suivant, chercher Mike, Jill et Jubal pour les amener au Tabernacle de l’Archange Foster de l’Église de la Nouvelle Révélation.

23

Pendant toute la durée du trajet, Jubal essaya de mettre Mike en garde – mais Mike ne comprit pas très bien contre quoi. Il écoutait, certes, mais le paysage exigeait toute son attention. À titre de compromis, il mémorisa ce que Jubal lui disait. « Voyez, mon garçon, l’exhortait Jubal, ces Fostérites en veulent à votre argent. Sans compter le prestige, si vous vous convertissez. Ils vont tout faire pour vous convaincre ; il faudra être très ferme.

— Pardon ?

— Mais enfin, vous ne m’écoutiez pas ?

— Désolé, Jubal.

— Bon… Considérons les choses ainsi. La religion est pour beaucoup une consolation et il est concevable qu’il existe, quelque part, une religion qui représente la vérité ultime. Mais la religion rend souvent vaniteux. La foi dans laquelle j’ai été élevé m’assurait que j’étais meilleur que les autres hommes : j’étais « sauvé » et ils étaient damnés ; nous étions en état de grâce et les autres étaient des « païens ». Ils entendaient par-là des gens comme notre frère Mahmoud. Des rustres ignares qui se lavaient rarement et plantaient leur maïs à la nouvelle lune prétendaient avoir percé le mystère de l’univers, ce qui leur donnait le droit de regarder les autres de haut. Nos hymnes étaient d’une incroyable arrogance : le Tout-Puissant avait une très haute opinion de nous, et tous les autres iraient en enfer au jour du Jugement. Par ailleurs, nous colportions les seuls articles authentiques reconnus par Lydia Pinkham…

— Voyons, Jubal ! protesta Jill. Vous voyez bien qu’il ne gnoque pas.

— Comment ? Oh, désolé. Ma famille voulait faire de moi un prédicateur. Cela doit se voir.

— Cela se voit.

— Ne vous moquez pas, Jill. J’en serais devenu un bon si je n’avais pas succombé à la fatale folie de la lecture. Avec un peu plus de confiance en moi et une bonne dose d’ignorance, je serais devenu un évangéliste fameux. Peut-être nous dirigerions-nous maintenant vers le Tabernacle de l’Archange Jubal ! »

Jill réprima un frisson. « Je vous en prie, Jubal ! Pas si tôt après le déjeuner.

— Je parle sérieusement. Un escroc sait qu’il ment, ce qui limite son envergure, tandis qu’un bon chamane croit en ce qu’il dit et sa croyance est contagieuse. Rien ne limite son envergure. Mais je n’ai pas assez confiance en mon infaillibilité ; je ne pourrais jamais devenir un prophète… mais seulement un critique – une sorte de prophète de quatrième rang se trompant de genre. » Jubal se rembrunit. « C’est cela qui m’inquiète chez les Fostérites, Jill. Je pense qu’ils sont sincères. Et Mike est prêt à avaler tout ce qui est sincère.

— Que pensez-vous qu’ils vont faire ?

— Essayez de le convertir. Puis mettre la main sur sa fortune.

— Je croyais que vous aviez tout prévu pour que cela soit précisément impossible.

— Pas exactement. On ne peut rien lui prendre contre sa volonté. Et, normalement, il ne pourrait rien donner sans que le gouvernement intervienne. Mais un don fait à une église politiquement puissante, c’est autre chose.

— Je ne vois pas pourquoi.

— Voyons, chère amie, la tança Jubal. La religion n’existe pas aux yeux de la loi. Une église peut faire tout ce que font les autres organisations, mais sans aucune restriction. Elle ne paie pas d’impôts, n’est pas tenue détenir de comptabilité, est effectivement protégée contre tout contrôle, fouille, ou inspection… et une église est n’importe quelle organisation qui choisit de s’appeler ainsi ! On a tenté d’établir une distinction entre les « vraies » religions ayant droit à cette immunité et les « cultes ». Impossible, à moins de fonder une religion d’État, ce qui serait un remède pire que le mal. Selon ce qui reste de la Constitution des États-Unis, et selon le Traité de la Fédération, toutes les églises ont droit à la même immunité – surtout si elles contrôlent un bon nombre de votes. Si Mike se convertit au Fostérisme… rédige un testament en faveur de son église… puis « monte aux cieux » par un matin radieux, ce sera parfaitement légal. »

Jill paraissait atterrée. « Et moi qui pensais qu’il était enfin en sécurité.

— On n’est jamais en sécurité de ce côté-ci de la tombe.

— Mais alors… qu’allez-vous faire, Jubal ?

— Rien. Me ronger les ongles. »

Mike enregistra leur conversation sans tenter de la gnoquer. Il en reconnut le sujet comme étant d’une extrême simplicité dans son langage, mais excessivement scabreux en anglais. Depuis son échec pour arriver à se gnoquer mutuellement même avec son frère Mahmoud, échec qui avait pour cause une traduction fautive du concept martien fondamental exprimé par « Tu es Dieu », il attendait. L’attente finirait par porter ses fruits. Son frère Jill apprenait son langage, et il pourrait le lui expliquer. Alors, ils gnoqueraient ensemble.


Le sénateur Boone les accueillit à l’aire d’atterrissage du Tabernacle. « Comment va ? Que le Bon Seigneur vous bénisse en ce beau Sabbat, Mr. Smith ! Content de vous revoir ! Et vous aussi, docteur. » Il ôta son cigare de la bouche. « Et la petite dame… je ne vous avais pas vue au palais ?

— En effet, sénateur. Je suis Gillian Boardman.

— C’est bien ce que je pensais, m’dame. Êtes-vous sauvée ?

— Euh… je ne pense pas, sénateur.

— Il n’est jamais trop tard. Nous serons heureux que vous suiviez le service dans le Tabernacle Extérieur réservé aux chercheurs. Je vais appeler un gardien pour vous guider. Mr. Smith et le toubib iront dans le sanctuaire.

— Sénateur…

— Oui, docteur ?

— Si Miss Boardman ne peut pénétrer dans le sanctuaire, nous ne pourrons assister qu’au service des Chercheurs. Elle est son infirmière. »

Boone parut inquiet. « Il est malade ? »

Jubal haussa les épaules. « Je suis son médecin, et j’exige la présence d’une infirmière. Mr. Smith n’est pas acclimaté à cette planète. Demandez-lui. Mike, voulez-vous avoir Jill avec vous ?

— Oui, Jubal.

— Mais… Fort bien, Mr. Smith. » Boone ôta de nouveau son cigare, porta les doigts à la bouche et siffla. « Chérubin ! »

Un tout jeune homme s’empressa d’approcher. Il était vêtu d’une robe ample et courte, de collants et de chaussons. Il avait des ailes de pigeon dans le dos. Ses boucles étaient blondes et son sourire radieux. Jill pensa qu’il ferait une parfaite publicité pour de la limonade.

Boone lui ordonna : « Vole au bureau du sanctuaire et dis au gardien de service que je veux immédiatement un nouvel insigne à la porte du sanctuaire, avec le mot « Mars ».

— « Mars », répéta le gosse, puis il fit un salut de scout à Boone et s’éleva au-dessus de la foule en un bond de quinze mètres. Jill comprit pourquoi sa robe lui avait paru si ample : elle dissimulait un harnais de saut.

— On est toujours obligé de surveiller les insignes des pèlerins, fit observer Boone. Vous ne pouvez pas imaginer combien de pécheurs veulent emporter un souvenir de la Joie divine sans s’être purifiés de leurs péchés. Allons flâner un peu en attendant que l’insigne soit prêt. »

Ils fendirent la foule et entrèrent dans le Tabernacle par une longue et haute salle. Boone s’arrêta. « Remarquez bien, leur dit-il, que savoir vendre est essentiel, même pour les œuvres du Seigneur. Tout touriste qui vient assister au service des chercheurs – il y en a vingt-quatre heures sur vingt-quatre – doit passer par ici. Et que voit-il ? Ces joyeux jeux de hasard. » Il désigna les machines à sous disposées des deux côtés de la salle. « Le bar et le self sont à l’autre bout – il ne peut même pas aller boire un verre sans courir sa chance. Je vous le dis, celui qui traverse cette salle sans se débarrasser de sa monnaie est un bien grand pécheur.

« Mais nous ne prenons jamais son argent sans rien donner en échange. Regardez…» Boone approcha d’une machine et tapa sur l’épaule de la femme qui jouait. « S’il vous plaît, ma fille. »

Elle se retourna et son expression contrariée fit place à un sourire. « Certainement, évêque.

— Soyez bénie, ma fille. Vous remarquerez, continua Boone en introduisant une pièce dans une fente, que, même s’il n’obtient pas de gains matériels, le pécheur est récompensé par une bénédiction et un texte-souvenir. »

La machine s’arrêta. Un texte apparut dans le panneau : DIEU VOUS REGARDE.

« Celui-là triple la mise, dit Boone en ramassant la monnaie, et voici le texte. » Il le tendit à Jill. « Gardez-le, ma petite dame, et méditez-le bien. »

Jill y jeta un coup d’œil avant de le fourrer dans son sac : Mais le ventre du Pécheur est empli d’ordures. – N.R. XXII, 17.

« Vous remarquerez que les gains sont distribués sous forme de jetons – la caisse est au fond, derrière le bar… les occasions ne manquent pas de faire des offrandes aux bonnes œuvres. Il y a de fortes chances pour que le pécheur les rejoue… et chaque fois, il a droit à une bénédiction et à un autre texte. L’effet cumulatif est formidable ! Eh oui, certaines de nos ouailles les plus pieuses se sont converties dans cette salle.

— Je n’en doute absolument pas, dit Jubal.

— Surtout s’ils remportent le gros lot. Vous avez déjà compris que chaque combinaison représente une bénédiction, mais le gros lot, ce sont les trois Yeux Saints. Ah, je vous dis, lorsqu’ils voient ces trois yeux s’aligner et la manne céleste descendre, ça les fait réfléchir. Il y en a même qui s’évanouissent. Tenez, Mr. Smith…» Boone lui tendit un jeton. « Faites la tourner. »

Comme Mike hésitait, Jubal prit le jeton – damnation, il n’allait pas laisser le gosse à la merci de ce bandit ! « Je vais essayer, sénateur. » Il introduisit le jeton.

Mike avait légèrement élargi son appréhension du temps et tâtonnait à l’intérieur de la machine, essayant de découvrir ce qu’elle faisait. Il était trop timide pour jouer lui-même.

Lorsque Jubal joua, Mike observa les cylindres qui tournaient, remarqua que chacun portait un œil et se demanda en quoi consistait ce « gros lot ». Sans intention particulière, pour voir, il ralentit les roues et les arrêta avec l’œil en face des fentes.

Une cloche sonna, un chœur chanta un hymne triomphal, toutes les lumières de la machine s’allumèrent et elle se mit à vomir des jetons. Boone paraissait ravi. « Soyez béni, docteur, c’est votre jour ! Tenez, remettez-en un pour effacer les Yeux. »

Mike se demandait ce qui se passait ; il fit de nouveau sortir les trois yeux. Les mêmes événements se répétèrent, « Que je sois… béni ! Ça ne devrait pas se produire deux fois de suite. Mais je veillerai à ce que vous soyez payé en entier. » D’un geste rapide, il mit un troisième jeton.

Mike n’avait toujours pas compris pourquoi on appelait cela un « gros lot ». Une fois encore, les yeux apparurent.

Boone ouvrit de grands yeux. Jill serra la main de Mike. « Mike… cela suffit !

— Mais, Jill, je voulais voir…

— Chut. Arrêtez. Attendez d’être à la maison !

— J’hésite à appeler cela un miracle, dit Boone lentement. Il faudra faire venir le réparateur. « Chérubin ! » cria-t-il.

Il mit un quatrième jeton.

Sans l’intercession de Mike, les roues s’arrêtèrent sur : FOSTER VOUS AIME. Un chérubin arriva. « Heureuse journée. Vous avez besoin d’aide ? »

« Trois gros lots de suite, lui dit Boone.

— Trois ?

— Tu n’as donc pas entendu la musique ? Tu es sourd ? Nous serons au bar ; fais-y porter l’argent. Et, fais vérifier cette machine.

— Oui, évêque. »

Boone les mena au bar sans s’arrêter. « Il est temps que je vous sorte de là, dit-il sur un ton jovial, avant que vous ne mettiez l’Église en faillite ! Vous avez toujours autant de chance, doc ?

— Toujours », affirma Harshaw solennellement. Il n’était pas certain que Mike y était pour quelque chose… mais il aurait aimé être au bout de ses épreuves.

Boone les mena à un comptoir marqué « Réservé ». « Ici, nous serons bien. À moins que la petite dame ne désire s’asseoir ?

— Cela ira très bien. » (Si tu m’appelles encore une fois « petite dame », je lâche les rênes à Mike !)

Un barman arriva. « Heureuse journée. Comme d’habitude, évêque ?

— Double. Et vous, docteur ? Et Mr. Smith ? N’hésitez pas : vous êtes les invités de l’évêque suprême.

— Merci. Cognac, avec un verre d’eau.

— Merci. Cognac », répéta Mike. Il ajouta : « Pas d’eau pour moi, s’il vous plaît. » L’eau n’était pas l’essence, certes ; néanmoins, il ne voulait pas boire d’eau ici.

« Voilà, s’exclama joyeusement Boone. Vous avez l’esprit qu’il faut avec l’esprit-de-vin ! Ha ha ! Vous avez compris ? C’était un jeu de mots. » Il donna un coup de poing amical dans les côtes de Jubal. « Et la petite dame ? Du cola ? Un verre de lait pour ses joues roses ? Ou bien nous accompagnerez-vous pour fêter cette Heureuse Journée ?

— Votre hospitalité irait-elle jusqu’à un martini ?

— Et comment donc ! Nous faisons les meilleurs martini du monde ; nous n’y mettons jamais de vermouth, mais nous les bénissons à la place. Un double martini pour la petite dame. Je vous bénis, mon fils, mais dépêchez-vous. Juste le temps de vider nos verres, puis nous irons nous incliner devant l’Archange Foster avant d’aller écouter l’évêque suprême. »

Les consommations arrivèrent, ainsi que l’argent gagné à la machine à sous. Boone bénit les boissons, puis ils burent, tout en discutant des trois cents dollars – Boone insista pour que Jubal empochât le tout, mais celui-ci régla la question en les déposant dans un tronc destiné aux « offrandes d’amour ».

Boone l’approuva chaleureusement. « C’est un signe certain de grâce, docteur. Nous vous sauverons. On remet ça ? »

Jill espéra que quelqu’un accepterait. Ils avaient mis de l’eau dans le vin, mais elle se sentait quand même devenir plus tolérante. Mais personne ne réagit, et Boone leur fit monter un escalier en travers duquel une pancarte proclamait : INTERDIT AUX CHERCHEURS ET AUX PÉCHEURS !

En haut de l’escalier se trouvait une porte. Boone dit : « L’évêque Boone et trois pèlerins, hôtes de l’évêque suprême. »

La porte s’ouvrit. Un couloir en demi-cercle les mena à une grande pièce assez luxueuse, dans un style qui rappela à Jill les salons d’une entreprise de pompes funèbres, n’était la musique joyeuse qui fusait de partout. C’était un thème de jazz avec un rythme congolais. Cela donna à Jill envie de danser.

Le mur du fond ressemblait à du verre. Boone dit joyeusement : « Nous voici en sa Présence, mes amis… Vous n’êtes pas obligés de vous agenouiller, mais faites-le si vous en ressentez le besoin. La plupart des pèlerins le font. Et le voici… tel qu’il était lorsqu’il fut rappelé aux Cieux. »

Boone le leur désigna avec son cigare. « N’est-ce pas qu’il a l’air naturel ? Préservé par un miracle, sa chair devenue incorruptible. Et il est assis sur le fauteuil dans lequel il écrivait ses messages… dans la pose même qu’il avait au moment de monter au Ciel. On ne l’a pas bougé. Le Tabernacle a été construit autour de lui… en ôtant la vieille église, mais en préservant les pierres sacrées, naturellement. »

À cinq ou six mètres d’eux, dans un fauteuil ressemblant étrangement à un trône, était assis un vieillard. Il semblait étonnamment vivant… Jill pensa au vieux bouc de la ferme où elle allait en vacances lorsqu’elle était petite : une lèvre inférieure s’avançant en avant, d’épais favoris, un regard ardent et rêveur… Jill en avait la chair de poule. L’Archange Foster la mettait mal à l’aise.

Mike lui dit en martien : « Dites, mon frère, c’est un Ancien !

— Je ne sais pas, Mike. Ils le prétendent.

— Je ne gnoque pas un Ancien.

— Je vous dis que je n’en sais rien.

— Je gnoque quelque chose de mal.

— Mike ! N’oubliez pas ce que je vous ai dit !

— Oui, Jill.

— Que dit-il, ma petite dame ? Vous aviez une question à poser, Mr. Smith ?

— Ce n’est rien, sénateur, se hâta de répondre Jill. Mais je voudrais sortir d’ici. Je ne me sens pas bien. »

Boone prit un ton consolant. « Cela a souvent cet effet la première fois. Vous devriez essayer la galerie des Chercheurs, au-dessus de nous. Là, il lève les yeux vers vous, et la musique est différente – avec des ultrasons, je crois, qui vous rappellent vos péchés. Ici, nous sommes dans la chambre de méditation de la Pensée Heureuse, réservée aux hauts dignitaires de l’Église. Je viens souvent y fumer un cigare quand je me sens un peu déprimé. »

Jill regarda le cadavre. Il était surmonté de nuages tumultueux d’où sortait un rayon de lumière, frappant le visage qui semblait changer d’expression selon l’éclairage.

« Sénateur, dit-elle. Je vous en prie.

— Mais certainement. Allez nous attendre dehors, ma chère. Mr. Smith pourra rester aussi longtemps qu’il le désire. »

Jubal intervint : « Ne serait-il pas temps d’aller assister au service, sénateur ? »

Ils sortirent tous. Jill était tremblante ; elle avait eu horriblement peur que Mike ne fasse quelque chose à ce sinistre objet. Ils se seraient certainement fait lyncher.

Lorsqu’ils arrivèrent à la porte du sanctuaire, deux gardes croisèrent leurs lances devant eux. Boone les réprimanda : « Allons allons ! Ces pèlerins sont les invités personnels de l’évêque suprême. Où sont leurs insignes ? »

On les leur donna, ainsi que leurs numéros de place. Un huissier respectueux les conduisit à une loge centrale, face à l’autel.

Boone s’effaça. « La petite dame d’abord. » Il voulut s’asseoir à côté de Mike, mais Harshaw le devança et Mike prit place entre lui et Jill, avec Boone sur le côté.

La loge était luxueuse : sièges auto-inclinables, cendriers, tables escamotables pour les rafraîchissements. Ils dominaient la congrégation et étaient à moins de trente mètres de l’autel, devant lequel un jeune prêtre dégelait la foule, se déchaînant au rythme de la musique et agitant ses grands bras musclés en serrant les poings. Sa forte voix de basse se joignait parfois au chœur, puis exhortait la foule :

« Ne restez pas assis sur vos derrières ! Voulez-vous que le Diable vous surprenne en train de sommeiller ? »

Des fidèles se tenant par les épaules dansaient autour de la salle, tapant des pieds au rythme des mouvements de piston que faisaient les bras du prêtre et du chant syncopé du chœur. Bing, bang, boum, aaaaah ! Bing, bang, boum, aaah ! Jill se sentit emportée par le rythme et rougit en se rendant compte qu’elle avait envie d’aller danser avec eux, ce que faisaient d’ailleurs des fidèles de plus en plus nombreux, encouragés par les sarcasmes du jeune costaud de prêtre.

« Un garçon qui promet, dit Boone. J’ai prêché avec lui et je vous assure qu’il sait réchauffer son auditoire. Le révérend “Jug” Jackerman… il était avant gauche avec les Rams. Vous l’avez certainement vu jouer.

— Malheureusement pas, admit Jubal. Je ne suis pas les matches de football.

— Vraiment ? Pendant la saison, beaucoup de fidèles restent après le service, déjeunent sur le pouce et suivent le jeu. La paroi de l’autel est escamotable, et cache le plus grand récepteur stéréo jamais construit. On croirait les voir pour de vrai. Et c’est tellement plus passionnant à suivre au milieu d’une foule. » Il siffla. « Hé, Chérubin ! »

L’huissier arriva d’un bond silencieux. « Oui, évêque ?

— Vous vous êtes enfui si vite, mon fils, que je n’ai même pas eu le temps de commander.

— Désolé, évêque.

— Le fait d’être désolé ne vous mènera pas au Ciel. Allons, mon fils, filez de votre pas élastique. La même chose ? » Il donna sa commande et ajouta : « Et une poignée de mes cigares favoris – demandez au premier barman.

— J’y vais de ce pas, évêque.

— Soyez béni, mon fils… Hé ! » Les danseurs passaient juste sous eux. Boone se pencha et mit ses mains en porte-voix. « Aube ! Hé, Aube ! » Une femme leva la tête, et il lui fit signe d’approcher. Elle sourit. « Chérubin, rajoutez un whisky sour à la commande. Allez, volez ! »

La femme ne tarda pas à arriver, non plus que les consommations d’ailleurs. « Mes amis, je vous présente Mlle Aube Ardente. Chère amie, la petite dame dans le coin, c’est Miss Boardman, et là à côté de moi, c’est le fameux docteur Jubal Harshaw…

— Vraiment ? Oh, docteur, je trouve vos histoires simplement divines !

— Merci.

— Oh, mais je le pense ! Presque chaque soir, je mets un de vos enregistrements et le laisse me bercer jusqu’au sommeil.

— On ne peut espérer compliment plus élogieux, dit Jubal en gardant un visage impassible.

— Suffit, Aube, dit Boone. Et ce jeune homme entre eux… est Mr. Valentin Smith, l’Homme de Mars. »

Ses yeux s’agrandirent. « Mon Dieu ! » Boone rugit de joie.

Elle s’adressa à Mike. « Vous êtes vraiment l’Homme de Mars ?

— Oui, Mlle Aube Ardente.

— Appelez-moi Aube. Oh, mon Dieu ! »

Boone lui tapota la main. « Ne savez-vous pas que c’est un péché de douter de la parole d’un évêque ? Chère amie, aimeriez-vous nous aider à conduire l’Homme de Mars vers la lumière ?

— Oh, j’adorerais ça ! »

(Et comment, ma petite futée ! se dit Jill) Elle sentait la colère monter en elle depuis l’arrivée de cette Mlle Ardente. Elle portait une robe non décolletée, à manches longues, opaque… mais qui ne dissimulait rien. Elle était en tricot couleur chair, et Jill était certaine qu’elle n’avait que sa chair en dessous. Cette Mlle Ardente semblait tout juste sortie du lit, et avoir pour seul désir d’y retourner. Avec Mike. Si seulement elle cessait d’agiter sa carcasse devant lui !

« J’en parlerai à l’évêque suprême, dit Boone. Et maintenant, retournez animer la parade. Jug a besoin de vous.

— Bien, évêque. Heureuse d’avoir fait votre connaissance, docteur. Au revoir, Miss Broad. J’espère avoir l’occasion de vous revoir, Mr. Smith. Je prierai pour vous. » Elle s’éloigna en ondulant des hanches.

« Une fille du tonnerre, dit Boone, radieux. Vous avez vu son numéro, doc ?

— Je ne pense pas. Que fait-elle ?

— Vous ne le savez pas ?

— Non.

— Vous ne connaissez même pas son nom ? Aube Ardente, la strip-teaseuse la mieux payée de toute la Basse-Californie, voilà qui elle est ! Elle travaille avec un projecteur à diaphragme et, lorsqu’elle n’a plus que ses chaussures sur elle, seul son visage est éclairé ; on ne voit absolument rien d’autre. C’est très efficace. Hautement spirituel. Croiriez-vous, en regardant son doux visage, qu’elle a été une femme extrêmement immorale ?

— Pas possible !

— Mais si. Demandez-le lui. Elle vous le dira. Mieux encore, venez assister à la purification des pécheurs. Lorsqu’elle se confesse, cela donne aux autres femmes le courage d’avouer leurs péchés. Elle ne dissimule rien – et cela lui fait du bien de savoir qu’elle aide d’autres pécheurs. Elle est très dévouée ; elle vient par avion tous les samedis soirs après son dernier numéro, pour enseigner le catéchisme. Elle donne le Cours de Bonheur pour Jeunes Hommes, et l’assistance a triplé depuis que c’est elle.

— Cela, dit Jubal, je le crois volontiers. Quel âge ont ces heureux « Jeunes Hommes » ? »

Boone éclata de rire. « Vous ne m’y prendrez pas, vieux malin – quelqu’un a dû vous dire la devise de la classe d’Aube : « Jamais trop vieux pour être jeune. »

— Non, non, je vous assure.

— On ne peut y assister que lorsqu’on a vu la lumière et subi la purification. Nous sommes la Seule Vraie Église, Pèlerin, pas un de ces pièges de Satan, un de ces immondes abîmes d’iniquité qui se nomment « églises » pour entraîner les imprudents dans l’idolâtrie et autres abominations. Ici, on ne peut pas simplement venir passer deux heures par un jour pluvieux : d’abord, il faut être sauvé. En fait… oh, ça va commencer…» Des lumières clignotaient aux quatre coins de l’immense salle. « Jug les a bien préparés. Maintenant, il va y avoir de l’action ! »

Presque tous les assistants s’étaient joints à la danse, et les rares qui étaient restés assis battaient des mains et tapaient des pieds au rythme de la musique.

Des huissiers se précipitaient pour relever les danseurs tombés – dont certains, surtout des femmes, étaient pris de convulsions et avaient l’écume à la bouche. Ceux-là, ils allaient les jeter sur l’autel comme des poissons crevés. Boone désigna de son cigare une femme rousse et maigre d’une quarantaine d’années, dont la robe était toute déchirée. « Vous voyez cette femme ? Depuis plus d’une année, elle est possédée par l’Esprit à chaque service. Parfois, l’Archange Foster nous parle par sa bouche… à ces occasions, il faut au moins quatre hommes pour la maintenir. Elle est prête à monter au ciel ; cela peut arriver n’importe quand. Quelqu’un a encore soif ? Le service du bar est lent quand les caméras fonctionnent et que cela commence à s’animer. »

Mike redemanda à boire. Il ne partageait pas le dégoût de Jill pour ce qui se passait. Il avait été profondément troublé en découvrant que l’« Ancien » n’était que de la nourriture avariée, mais classa cette question et but profondément à la frénésie qui les entourait. Elle avait un parfum tellement martien qu’il ne se sentait nullement dépaysé. Les détails n’étaient pas martiens, certes, mais il gnoquait un rapprochement aussi réel que celui de la cérémonie de l’eau, d’une intensité telle qu’il n’en avait pas connue depuis qu’il avait quitté son nid. Dans sa tristesse, il souhaita que quelqu’un les inviterait à participer à cette danse et à ces sauts. Il mourait d’envie de se joindre à eux.

Il aperçut Mlle Aube Ardente. Peut-être l’inviterait-elle ? Elle avait exactement les mêmes proportions que son frère Jill, mais il la reconnut à son visage : ses peines et ses métamorphoses y étaient gravées sous le chaud sourire. Il se demanda si, un jour, Mlle Aube Ardente accepterait de partager l’eau avec lui. Il se méfiait, par contre, de l’évêque sénateur Boone et était heureux de ne pas être assis à côté de lui. Mais il regrettait le départ d’Aube Ardente.

Mais elle ne leva pas les yeux vers lui, et la procession continua son chemin.

L’homme qui était sur la plate-forme leva les bras. Le bruit diminua un peu dans l’immense caverne. Brusquement il les rabaissa et demanda à la foule : « Qui est heureux ?

— NOUS SOMMES HEU – REUX !

— Pourquoi ?

— Dieu… NOUS AI – ME !

— Comment le savez-vous ?

— FOSTER NOUS L’A DIT ! »

Il se laissa tomber à genoux et leva le poing. « Que le lion RUGISSE ! »

Ils rugirent, glapirent, hurlèrent, tandis que de son poing il les faisait monter, descendre jusqu’à un pianissimo imperceptible, puis remonter en un fortissimo assourdissant. Mike s’y vautrait avec une extase tellement douloureuse qu’il craignit d’être obligé de se retirer. Mais Jill lui avait dit qu’il ne devait pas ; il se contrôla donc et laissa les vagues déferler au-dessus de lui.

L’homme se releva. « Notre premier hymne, dit-il, nous est offert par les boulangeries de la Manne, fabricants du Pain d’Ange, la seule miche d’amour qui porte le visage souriant de notre évêque suprême sur tous les emballages et contient un précieux coupon-prime que vous pourrez échanger à la plus proche église de la Nouvelle Révélation. Mes sœurs, mes frères, demain les boulangeries de la Manne lancent à travers tout le pays une campagne géante de pâtisseries. Tous les prix sont cassés ! Envoyez vos enfants à l’école avec un gros paquet de biscuits Archange Foster ; chacun est béni et enveloppé séparément dans un texte approprié. Priez pour que chaque biscuit qu’il donnera à ses petits amis fasse voir la lumière à un enfant de pécheurs.

« Et maintenant, entonnons les saintes paroles de notre vieux favori En avant, Enfants de Foster ! Allez, tous en chœur…

En avant, enfants de Fos-ter !

Écrasez vos ennemis…

La Foi est notre ar-mure !

Frappons dans leurs rangs… !

(Allons-y, deuxième couplet !)

Pas de paix pour les péch-eurs !

Dieu est avec nous ! »


Mike était tellement enthousiasmé qu’il n’essayait même pas de gnoquer les paroles. Il gnoquait que les mots n’importaient pas – c’était le rapprochement qui comptait. Les danseurs se remirent à tourner autour de la salle, et leurs voix puissantes se joignirent à celles du chœur.

L’hymne fut suivi de communications diverses : messages divins, une autre annonce publicitaire, et une liste de prix. Un second hymne, Levez vos visages, Enfants Heureux, était offert par les supermarchés Dattelbaum, où les Sauvés peuvent acheter en toute sécurité, car on n’y vend aucune marchandise qui entrerait en compétition avec une autre marque reconnue par l’Église. Et dans chaque succursale, une Salle Heureuse pour les enfants, sous la surveillance d’une Sœur Sauvée.

Le prêtre s’avança sur le devant de la plate-forme et mit la main en cornet autour de son oreille.

« Nous… voulons… Digby !

— Qui ?

— Nous – Voulons – DIG – BY !

— Allons, plus fort ! Qu’il vous entende !

— Nous – VOULONS – DIG – BY ! » Bing-bang-bing-boum ! NOUS – VOU – LONS – DIG – BY ! Bing-bang-bing-boum… Cela continua ainsi jusqu’à ce que les murs et le plafond se mettent à trembler. Jubal se pencha vers Boone : « Si vous y allez trop fort, vous finirez par faire comme Samson.

— N’ayez crainte, lui répondit Boone sans ôter son cigare de sa bouche. C’est soutenu et renforcé par la foi. Ça a été conçu pour vibrer. Très impressionnant. »

Les lumières faiblirent, des rideaux s’écartèrent. Un projecteur aveuglant trouva l’évêque suprême, souriant et saluant en levant ses deux mains jointes.

La foule répondit par le rugissement du lion et il leur envoya des baisers. Il avança vers la chaire ; au passage, il souleva une des possédées qui se trémoussait encore faiblement, l’embrassa, la reposa doucement et continua – puis s’arrêta et s’agenouilla à côté de la rousse maigre. Il tendit le bras derrière lui et quelqu’un y plaça un micro.

Il passa un bras autour des épaules de la femme et approcha le micro de ses lèvres.

Mike ne comprit pas ce qu’elle disait. Il supposa que ce n’était pas de l’anglais.

L’évêque suprême traduisait chaque fois que le flot de paroles écumantes s’interrompait.

— L’Archange Foster est avec nous… « Il est content de vous. Embrassez la sœur qui est sur votre gauche.

« L’Archange Foster vous aime. Embrassez la sœur sur votre droite. »

La femme parla de nouveau. Digby hésita. « Comment ? Parlez plus fort, je vous prie. » Elle marmonna puis hurla.

Digby leva les yeux et sourit. « Son message est destiné à un pèlerin venu d’une autre planète – Valentin Michaël Smith, l’Homme de Mars ! Où êtes-vous, Valentin Michaël ? Levez-vous ! »

Jill voulut l’en empêcher, mais Jubal lui murmura : « Autant ne pas s’y opposer. Ce sera plus facile. Levez-vous, Mike. Saluez. Rasseyez-vous. » Mike fit ce qu’il lui disait, stupéfait de les entendre scander : « L’Homme de Mars !… L’Homme de Mars ! »

Le sermon semblait lui être adressé, d’ailleurs, mais il ne put le comprendre. Les mots étaient connus, mais ils semblaient disposés de façon erronée et il y avait trop de bruit, trop d’applaudissements, trop de cris de « Alléluia ! » et de « Heureuse journée ! »

Le sermon terminé, Digby céda la place au jeune prêtre. Boone se leva. « Venez, mes amis. Nous allons sortir avant la bousculade. »

Mike mit sa main dans celle de Jill. Ils suivirent un passage voûté surchargé de décorations. Jubal demanda : « Est-ce le chemin du parking ? J’ai demandé au chauffeur de nous attendre.

— Euh… oui, répondit Boone. C’est tout droit. Mais nous allons voir l’évêque suprême.

— Comment ? dit Jubal. Non, nous n’avons pas le temps. »

Boone ouvrit de grands yeux. « Mais docteur, l’évêque suprême nous attend. Vous devez lui présenter vos respects. Vous êtes ses invités. »

Jubal dut céder. « Soit. Mais il n’y aura pas trop de monde ? Mike a déjà eu beaucoup d’émotions.

— Rien que l’évêque suprême. » Il les fit monter dans un ascenseur ; quelques moments plus tard, ils se trouvaient dans un petit salon de l’appartement de Digby.

Une porte s’ouvrit, et Digby entra. Il avait quitté ses vêtements de cérémonie et ne portait plus qu’une soutane légère. « Désolé de vous avoir fait attendre, leur dit-il en souriant. Mais j’ai dû prendre une douche. Vous ne pouvez pas imaginer ce que ça donne chaud de repousser Satan. Ah ! voici donc l’Homme de Mars. Dieu vous bénisse, mon fils. Bienvenue dans la Maison du Seigneur. L’Archange Foster veut que vous vous y sentiez comme chez vous. Il vous protège de là-haut. »

Mike ne répondit rien. Jubal était surpris par la petite taille de Digby. Sur scène il lui avait paru grand. Des cothurnes ? Un effet de l’éclairage ? Mis à part le bouc qu’il portait en imitation de Foster, il lui rappelait un représentant en voitures d’occasion : le même sourire, le même abord chaleureux. Mais il lui rappelait aussi une personne précise… Voilà ! Le « Professeur » Simon Magus, défunt époux de Becky Vesey. Jubal le considéra de façon plus amicale. Simon était le plus sympathique fripon qu’il eût jamais connu…

Digby dirigea son charme vers Jill. « Ne vous agenouillez pas, ma fille. Nous sommes entre amis. » Il lui parla de choses et d’autres, l’étonnant par la connaissance qu’il avait de son passé. « J’ai un profond respect pour votre vocation, ma fille. Selon les saintes paroles de l’Archange Foster, Dieu nous ordonne de veiller au corps afin que l’âme puisse chercher la lumière sans être troublée par la chair. Je sais que vous n’êtes pas encore des nôtres… mais votre profession est bénie par le Seigneur. Nous voyageons de concert sur la route qui mène aux Cieux. »

Il se tourna vers Jubal. « Vous aussi, docteur. L’Archange Foster nous dit que Dieu veut que nous soyons heureux… et bien des fois j’ai posé ma crosse, las de tout, pour écouter une de vos histoires… au bout d’une heure je me relevais, rafraîchi et prêt à reprendre le combat.

— Merci… merci, évêque.

— Je parle sérieusement, vous savez. J’ai fait compulser votre dossier céleste – non, non, ne vous formalisez pas –, et je sais que vous êtes incroyant. Même Satan a un rôle à jouer dans le Plan divin. Vous n’êtes pas mûr pour croire, mais de vos doutes et de vos souffrances vous tirez des histoires qui rendent d’autres hommes heureux, et c’est marqué sur le Grand Livre. Mais trêve de théologie. Un jour, vous verrez la lumière et nous vous accueillerons. Pour aujourd’hui, contentons-nous de passer ensemble une heure heureuse. »

Jubal dut admettre que l’habile imposteur était un excellent hôte : son café et ses alcools étaient de première classe, ainsi que la nourriture. Mike semblait sur les nerfs – surtout lorsque Digby l’attira dans un coin pour lui parler seul à seul. Mais que diable, il fallait bien que le gosse s’habituât !

Boone montrait à Jill des reliques de Foster disposées dans une vitrine, et Jubal les regardait avec amusement en étalant du foie gras sur un toast, lorsqu’il entendit une porte se refermer et se retourna. Digby et Mike avaient disparu. « Où sont-ils allés, sénateur ?

— Hein ? Vous disiez, docteur ?

— L’évêque Digby et Mr. Smith. Où sont-ils ? »

Boone parut remarquer pour la première fois la porte fermée. « Oh, ils sont allés un moment dans la chambre des audiences privées. L’évêque suprême ne vous l’a pas montrée en vous faisant faire le tour des lieux ?

— Si, si. » C’était une chambre assez petite avec une sorte de… trône, pensa Jubal moqueusement, et un prie-Dieu. Jubal se demanda qui prendrait place sur le trône. Si cet évêque de pacotille essayait de discuter religion avec Mike, il aurait peut-être le choc de sa vie. « J’espère qu’ils ne seront pas longs.

— Cela m’étonnerait. Mr. Smith voulait sans doute lui demander quelque chose en privé. Mais ne vous inquiétez pas. D’ici, un passage privé vous mènera directement au parking. Cela vous fera gagner dix bonnes minutes.

— Ce sera très bien.

— Mr. Smith aura donc tout le temps de se confesser en paix. Permettez, j’ai un coup de téléphone à donner. » Il sortit.

« Jubal, dit Jill. Ça ne me plaît pas du tout. On nous a délibérément manœuvrés pour que Digby puisse voir Mike seul.

— C’est évident.

— Ils n’ont pas le droit ! Je vais y aller et dire à Mike qu’il est temps de rentrer.

— À votre guise. Mais vous couvez trop Mike. Si Digby essaie de le convertir, c’est peut-être le contraire qui se produira. Les idées de Mike sont difficiles à ébranler.

— Quand même. Je n’aime pas ça.

— Détendez-vous. Mangez un morceau.

— Je n’ai pas faim.

— Le jour où je refuserai un repas gratuit, ils me ficheront à la porte de la Guilde des Auteurs. » Il empila du jambon de Bayonne sur des toasts beurrés, assaisonna le tout de divers ingrédients et se mit à mâcher.

Dix minutes passèrent. Boone n’était toujours pas de retour. Jill se leva. « Jubal, je vais sortir Mike de là.

— Allez-y. »

Elle avança d’un pas décidé vers la porte. « Elle est fermée !

— Cela ne m’étonne pas.

— Il faudrait l’enfoncer. »

Jubal approcha. « Hum… il faudrait un bélier et vingt hommes. Cette porte ferait honneur à une chambre forte.

— Que faire, alors ?

— Essayez de frapper ? Je vais voir où est passé Boone. »

Jubal eut à peine le temps de sortir : Boone revenait. « Désolé de vous avoir fait attendre. J’ai dû faire chercher votre chauffeur par un chérubin. Il était en train de déjeuner dans une Chambre Heureuse.

— Sénateur, dit Jubal fermement, il faut que nous partions, Si vous voulez bien prévenir l’évêque Digby ? »

Boone parut ennuyé. « Je peux téléphoner, si vous insistez, mais je ne peux pas déranger l’évêque suprême au cours d’une audience privée.

— Téléphonez-lui, alors. »

Boone fut tiré d’embarras : la porte s’ouvrit et Mike sortit. Jill le regarda soucieusement. « Cela va, Mike ?

— Oui, Jill.

— Je vais dire à l’évêque suprême que vous partez », dit Boone en entrant dans la petite chambre. Il en ressortit immédiatement. « Il est parti, leur annonça-t-il. Comme les chats qui sortent de la cuisine, il dit rarement au revoir. C’était une plaisanterie, mais il dit que les adieux n’ajoutent rien à notre bonheur. Ne soyez pas offensés, cela lui arrive souvent.

— Du tout, du tout. Merci pour cette passionnante expérience. Non, ne vous donnez pas la peine. Nous trouverons notre chemin. »

24

« Alors, Mike, dit Jubal lorsqu’ils eurent décollé. Qu’en pensez-vous ? » Mike secoua la tête. « Je ne gnoque pas.

— Vous n’êtes pas le seul, mon garçon. Que voulait vous dire l’évêque ? »

Mike hésita longtemps avant de répondre. « Jubal mon frère, j’ai besoin de méditer avant de pouvoir le gnoquer.

— Allez-y, Mike, méditez.

— Jubal ? dit Jill. Comment s’en tirent-ils ?

— De quoi ?

— De tout ça. Ce n’est pas une église… c’est un asile d’aliénés.

— Non, Jill. C’est une église… l’église éclectique qui convient à notre époque.

— Quoi !

— La Nouvelle Révélation n’a rien de nouveau. Ni Foster ni Digby n’ont eu une seule idée originale. Ils se sont contentés de ramasser de vieux débris ayant déjà beaucoup servi – une couche de peinture fraîche, et ils se sont lancés dans les affaires. Et les affaires marchent ! La seule chose qui m’embête, c’est qu’un beau jour ils finiront par la rendre obligatoire pour tous.

— Ce n’est pas possible !

— C’est possible. Hitler est parti de moins que cela et sa marchandise était la haine. La joie se vend encore mieux. J’en sais quelque chose : je suis dans la même branche, comme Digby n’a pas manqué de me le faire remarquer. » Jubal grimaça. « J’aurais dû lui fiche mon poing sur la g… Mais non, cela me fit même plaisir. Voilà pourquoi j’ai peur de lui : il est malin. Il sait ce que les gens veulent. Le bonheur. Après un long siècle de peur et de culpabilité, Digby dit aux gens qu’ils n’ont rien à craindre, ni dans cette vie ni dans l’autre, et que Dieu leur demande d’être heureux. Jour et nuit, sans cesse, il leur enfonce cela dans la tête : n’ayez pas peur, soyez heureux.

— Cela, c’est plutôt bien, admit Jill, et il travaille dur. Mais…

— Peuh ! Il joue la comédie, voilà tout.

— Je ne crois pas. Il m’a donné l’impression d’être réellement dévoué à sa tâche, et de tout sacrifier à…

— Peuh ! ai-je dit. De toutes les stupidités qui ont cours dans le monde, le concept d’« altruisme » est le pire. Les gens font, toujours, ce qui leur plaît. Si un choix est douloureux, s’il ressemble à un « sacrifice », soyez certaine que cela n’a rien de plus noble que les désagréments que cause l’avidité… la nécessité d’avoir à choisir entre deux choses parce qu’on ne peut pas avoir les deux. L’homme de la rue souffre chaque fois qu’il doit choisir entre dépenser un dollar pour boire de la bière ou le mettre de côté pour les enfants, entre se lever pour aller au travail ou perdre son emploi. Mais il choisit toujours ce qui fait le moins mal ou procure le plus grand plaisir. À une échelle différente, le saint et la canaille font les mêmes choix. Digby aussi. Saint ou canaille, il n’est pas à plaindre.

— Et que pensez-vous qu’il soit, Jubal ?

— Y a-t-il une différence ?

— Jubal ! Votre cynisme n’est qu’une affectation ! Vous savez parfaitement qu’il y a une différence.

— Bon, bon, il y en a une. Mais j’espère qu’il est une canaille… parce qu’un saint peut faire dix fois plus de mal. Non, biffez cela : vous le taxeriez de « cynisme » comme si cela suffisait pour prouver que c’est faux. Dites-moi plutôt ce qui vous a choqué dans ces cérémonies ?

— Eh bien… tout. Vous ne me convaincrez jamais qu’il s’agissait d’un culte, d’une cérémonie religieuse.

— Ce qui signifie qu’ils ne font pas pareil que dans la petite église où vous alliez quand vous étiez enfant ? Allons, allons, Jill ! À Saint-Pierre non plus ils ne font pas pareil, ni à La Mecque.

— Soit, mais… ils ne font pas non plus comme ça ! Des danses, des machines à sous… un bar même ! Cela n’a même plus de dignité !

— La prostitution sacrée en avait-elle ?

— Hein ?

— Je pense que le spectacle de la bête à deux dos est aussi comique dans un contexte religieux qu’autrement. Quant aux danses… avez-vous assisté au culte des Shakers ? Moi non plus, d’ailleurs. Mais une église opposée aux relations sexuelles ne dure pas longtemps. L’histoire de la danse à la gloire de Dieu est longue. Inutile que ce soit artistique – les Shaker n’auraient jamais pu entrer au Bolchoï – à condition qu’il y ait de l’enthousiasme. Trouvez-vous les Danses de Pluie des Indiens irrévérencieuses ?

— Ce n’est pas pareil.

— Rien n’est jamais pareil – et plus ça change, plus c’est la même chose. Quand aux machines à sous… avez-vous déjà vu jouer au bingo[2] dans une église ? »

Jill rougit. « Oui… Notre église s’en servait pour payer les hypothèques. Mais seulement le vendredi soir – jamais pendant les services, oh non !

— Vraiment ? Vous me rappelez une femme qui était très fière de sa vertu : elle ne couchait avec d’autres hommes que lorsque son mari était absent.

— Mais Jubal, il y a un abîme entre ces deux cas !

— Sans doute. L’analogie est encore plus traîtresse que la logique. Mais, ma « petite dame »…

— Souriez quand vous dites cela !

— « C’était une plaisanterie ». Si une chose est un péché le dimanche, Jill, elle l’est également le vendredi. C’est du moins ainsi que je le gnoque – et sans doute que le gnoque un homme venu de Mars. La seule différence que je vois, c’est que les Fostérites distribuent gratis un texte tiré des écritures, même si vous avez perdu.

— Écritures ? Ce sont des textes tirés de la Nouvelle Révélation. Les avez-vous lus ?

— Je les ai lus.

— Alors, vous avez vu que ce sont des fadaises écœurantes déguisées dans un langage faussement biblique ; parfois aussi cela ne veut rien dire du tout, et parfois c’est absolument haïssable.

— Jill, dit Jubal après un silence, connaissez-vous les textes sacrés de l’Hindouisme ?

— Malheureusement pas, non.

— Le Coran ? D’autres textes religieux ? Je pourrais illustrer mon point avec des passages de la Bible, mais je ne voudrais pas vous offusquer.

— Vous ne m’offusquerez pas.

— Bien, je me servirai donc de l’Ancien Testament. Vous connaissez l’histoire de Sodome et Gomorrhe ? Comment Lot fut sauvé de ces villes maudites frappées par la colère de Jéhovah ?

— Bien sûr. Sa femme fut changée en pilier de sel.

— Cela m’a toujours paru une punition bien sévère. Mais c’est de Lot qu’il s’agit. Pierre le décrit comme un homme juste et vertueux, dégoûté par la conversation impie des méchants, et saint Pierre doit être une autorité en ce qui concerne la vertu, puisqu’on lui donna les clefs du Royaume des Cieux. Mais je ne vois vraiment pas en quoi Lot était un tel parangon. Sur la suggestion de son frère, il divisa un troupeau de bétail. Il fut capturé au cours d’une bataille, et s’enfuit de la ville pour sauver sa peau. Il accueillit chez lui deux étrangers, mais sa conduite prouve qu’il savait que c’étaient des personnages importants. Et, selon le Coran et ma propre lanterne, son hospitalité aurait eu une plus grande valeur s’il les avait pris pour de simples mendiants. À part cela, il y a dans la Bible un seul passage nous permettant de juger de la vertu de Lot… une vertu si grande qu’une intervention surnaturelle lui sauva la vie. Voyez Genèse XIX, verset 8.

— Et que dit ce passage ?

— Consultez-le vous-même. Vous ne me croiriez pas.

— Jubal, vous êtes l’homme le plus insupportable que je connaisse !

— Et vous êtes absolument ravissante ; je vous pardonne donc votre ignorance. D’accord – mais vérifiez ce que je vous dis sur le texte. Les voisins de Lot vinrent frapper à sa porte en demandant à voir ces deux étrangers. Lot leur proposa un marché : il avait deux filles, vierges à l’en croire. Et il dit à la foule qu’il les leur donnerait pour qu’ils en fassent ce que bon leur semblait – un viol collectif. Il les supplia d’en faire ce qui leur plaisait, à condition qu’ils cessent de frapper à sa porte.

— Le texte dit vraiment cela ?

— J’ai modernisé le langage, mais le sens est aussi évident que le clin d’œil d’une putain. Lot offrit à une bande d’hommes – « jeunes et vieux » dit la Bible – de violer deux vierges à condition qu’ils n’enfoncent pas sa porte. Dites ! » Les yeux de Jubal s’éclairèrent. « J’aurais dû essayer cela lorsque les S.S. sont venus enfoncer ma porte ! Cela m’aurait peut-être ouvert celle du Paradis. » Il fronça les sourcils. « Non, la recette dit qu’il faut utiliser des virgines intadae, et je n’aurais pas su lesquelles de vous quatre offrir.

— Ce n’est pas moi qui vous l’apprendrai !

— Bah, Lot se trompait aussi à ce sujet. En tout cas, il incita cette bande de voyous à violer ces tendres et peureuses jeunes filles à condition qu’ils lui fichent la paix ! » Jubal renifla. « Et la Bible qualifie cette ordure d’homme « vertueux » !

— Je ne pense pas que ce soit cela qu’on nous a appris au catéchisme, dit Jill lentement.

— Consultez le texte, et vous verrez ! Ce n’est d’ailleurs pas le seul choc qui attend ceux qui lisent la Bible. Prenez Élisha, par exemple. Élisha était tellement saint qu’il lui suffisait de toucher les os d’un mort pour le rappeler à la vie. C’était un vieux bonhomme chauve, tout comme moi. Un jour, des enfants se moquèrent de sa calvitie, comme il vous arrive de le faire. Et alors, Dieu envoya des ours qui déchirèrent les quarante-deux enfants en lambeaux sanglants. Voila ce qui est dit dans le Second Livre des Rois, deuxième chapitre.

— Je ne me suis jamais moqué de votre calvitie, patron.

— Je me demande bien qui a envoyé mon nom à ces charlatans qui font repousser les cheveux… en tout cas, celui ou celle qui l’a fait ferait bien de se méfier des ours. La Bible est pleine de choses de ce genre. Des crimes qui vous retournent l’estomac ont la sanction divine, si même ils ne sont pas ordonnés par les cieux. On y trouve aussi, je l’admets, beaucoup de bon sens et des règles utilisables pour la vie en société. Je ne tiens pas à dénigrer systématiquement la Bible. Elle n’arrive pas à la cheville de la littérature pornographique qui passe pour des textes sacrés aux yeux des Hindous. De même pour une douzaine d’autres religions. Mais je ne les condamne pas non plus ; il est concevable qu’une de ces mythologies soit réellement la parole de Dieu… et que Dieu soit effectivement une sorte de paranoïaque qui déchiquette quarante-deux enfants parce qu’ils ont été impolis avec Son prêtre. Ce que je voulais dire, c’est que la Nouvelle Révélation de Foster est tout à fait dans la ligne. Le Dieu de Digby est un bon patron : il veut que les gens soient heureux, sur la terre comme aux Cieux. Il ne leur demande pas de châtier la chair. Oh, non ! C’est le paquet géant, super-économique ! Si vous aimez boire, jouer, danser, courir après les filles, venez à l’église et faites-le sous ses saints auspices, la conscience libre. Amusez-vous ! Vivez ! Soyez heureux !

Jubal, pourtant, ne le paraissait guère. « Évidemment, il y a un prix à payer : vous devez reconnaître le Dieu de Digby. Tout ceux qui sont assez stupides pour refuser d’être heureux selon ses termes sont des pécheurs et méritent tout ce qui leur arrivera. Mais cette règle est commune à tous les dieux : n’en blâmez pas Foster ni Digby. Tout ce qu’ils font est parfaitement orthodoxe.

— On dirait que vous êtes converti, ma parole !

— Oh non ! Je déteste la danse, je méprise la foule et j’aime être libre de mes dimanches. Je veux simplement vous faire comprendre que vous les critiquez pour de fausses raisons. Du point de vue littéraire, la Nouvelle Révélation est dans la moyenne, ce qui n’est d’ailleurs pas étonnant, puisqu’il s’agit d’un pur plagiat. Quant à sa logique interne… les règles profanes ne s’appliquent pas aux écritures sacrées. Mais je dois dire qu’ici la Nouvelle Révélation est supérieure aux autres : elle ne se mord jamais la queue. Essayez de réconcilier le Nouveau Testament avec l’Ancien, ou la doctrine du Bouddha avec les écrits bouddhistes apocryphes. Du point de vue moral, le Fostérisme est simplement l’éthique freudienne enrobée de sucre pour ceux qui sont incapables d’avaler la psychanalyse telle quelle. Mais je doute que le vieux débauché qui l’écrivit – pardon, qui « transcrivit son inspiration » – le savait ; il n’était guère érudit. Mais il était en harmonie avec son époque, et sut capturer le Zeitgeist : peur, culpabilité et perte de la foi ; comment aurait-il pu passer à côté ? Et maintenant, taisez-vous, je vais faire un petit somme.

— Qui parle tout le temps ?

— « La femme me tenta. »


En arrivant, ils trouvèrent Caxton et Mahmoud, qui étaient venus passer la journée. Ben avait été désappointé de ne pas voir Jill, mais grâce à la compagnie d’Anne, de Myriam et de Dorcas, sa journée fut supportable. Mahmoud venait toujours dans le but avoué de rencontrer Mike et Harshaw, mais lui aussi se contenta de sa cuisine, de sa cave, de son jardin… et de ses odalisques. Lorsqu’ils arrivèrent, Myriam lui massait le dos tandis que Dorcas lui caressait la tête.

« Ne vous donnez pas la peine de vous lever, lui dit Jubal.

— Je ne le pourrais pas : elle est assise sur moi. Hello, Mike.

— Hello, docteur Mahmoud mon frère. » Ensuite, Mike salua gravement Ben, puis demanda à être excusé.

« Allez-y, lui dit Jubal.

— Vous avez déjeuné, Mike ?

— Je n’ai pas faim, Anne. Merci, » dit-il solennellement, puis il fit volte-face et entra dans la maison.

Mahmoud se tourna, manquant faire tomber Myriam. « Jubal ? Qu’est-ce qui trouble notre fils ?

— Oui, ajouta Ben. On dirait qu’il a le mal de mer.

— Laissez-le tranquille. Un abus de religion. » Il leur résuma les événements de la matinée.

Mahmoud parut soucieux. « Était-il nécessaire de le laisser seul avec Digby ? Cela me paraît – excusez-moi, mon frère ! – peu sage. Vous lui avez parlé religion, n’est-ce pas ?

— Il faut bien qu’il s’habitue. Pouvez-vous me donner une raison pour laquelle Digby n’aurait pas son tour ? Mais répondez-moi en tant que savant, pas en tant que Musulman.

— Je ne puis vous répondre qu’en tant que Musulman.

— Désolé. Je comprends, bien que je ne sois pas d’accord.

— Je me sers du terme « Musulman » dans son sens exact, pas pour désigner les sectaires que Maryam nomme incorrectement « Mahométans ».

— Et je continuerai de vous appeler comme ça tant que vous n’aurez pas appris à prononcer mon nom. Cessez de gigoter.

— Oui, Maryam. Aïe ! Les femmes ne devraient pas avoir de muscles. Jubal, en tant que savant je n’ai jamais rencontré un cas aussi intéressant que Mike. En tant que Musulman, je découvre en lui un désir de se soumettre à la volonté divine qui m’emplit de joie pour lui, bien qu’il ne gnoque même pas ce que signifie le mot « Dieu »… pas plus d’ailleurs que le mot « Allah ». Mais en tant qu’homme, j’aime ce garçon, notre fils adoptif et frère d’eau, et je m’en voudrais de l’exposer à de mauvaises influences. Et, toutes questions de religion mises à part, ce Digby me paraît être une mauvaise influence. Vous ne pensez pas ?

— Olé ! approuva Ben. C’est une vulgaire canaille, et j’aurais eu bien des choses à écrire sur son compte, mais le syndicat a trop peur pour les imprimer. Continuez ainsi, Mahmoud, vous finirez par me convaincre d’apprendre l’arabe et d’acheter un tapis.

— Le tapis n’est pas nécessaire.

— Je suis d’accord avec vous, dit Jubal en soupirant. Je préférerais le voir fumer de la marijuana plutôt que converti par Digby. Mais je ne pense pas que Mike se laisse convaincre par ce salmigondis syncrétique, et il faut qu’il apprenne à résister aux mauvaises influences. Je pense par contre que votre influence est bonne, mais vous n’avez guère plus de chances que Digby ; Mike a un esprit étonnamment fort. Mahomet devrait peut-être céder la place à un nouveau prophète.

— Si telle est la volonté de Dieu, répondit Mahmoud.

— Cela clôt la discussion.

— Nous discutions religion avant votre arrivée, intervint Dorcas. Savez-vous que les femmes ont des âmes ?

— Car elles en ont ?

— Maryam, expliqua Mahmoud, voulait savoir pourquoi les « Mahométans » professaient que seuls les hommes ont des âmes.

— Mais voyons, Myriam, c’est une erreur aussi grossière que de croire que les Juifs sacrifient des bébés chrétiens. Le Coran dit que des familles entières entrent au Paradis… par exemple dans les « Ornements d’Or », verset soixante-dix. N’est-ce pas, Mahmoud ?

— « Entrez dans le jardin, vous et vos femmes, et vous y connaîtrez le bonheur. » C’est le meilleur équivalent que l’on puisse en donner en anglais.

— Oui mais… dit Myriam, les belles houris qui servent de compagnes aux hommes dans le Paradis ne me semblent guère laisser de place aux femmes.

— Les houris, expliqua Jubal, sont des créations différentes, comme les djinns et les anges – elles n’ont pas d’âmes, car elles sont de purs esprits, immuables, beaux et éternels. Il existe d’ailleurs un équivalent mâle des houris. Ces créations font en quelque sorte partie du personnel du Paradis. Elles servent des nourritures délicieuses, des boissons enivrantes, et distraient les hommes de mille manières. Les âmes des femmes n’ont pas besoin de travailler, elles. Exact, Mahmoud ?

— À peu près, sauf pour le vocabulaire. Les houris…» Il se leva si brusquement que Myriam se retrouva assise par terre. « Mais après tout… peut-être n’avez-vous pas d’âmes !

— Retirez cela immédiatement, chien d’infidèle ! dit Myriam avec amertume.

— Paix, Maryam. Si vous n’avez pas d’âme, vous n’en êtes pas moins immortelle. Jubal… est-il possible qu’un homme meure sans s’en apercevoir ?

— Je ne sais pas. Je n’ai jamais essayé.

— Aurais-je pu mourir sur Mars, et mon retour ici serait-il un rêve ? Regardez autour de vous ! Le Prophète lui-même envierait ce jardin. Quatre belles houris nous servent à toute heure des boissons et des aliments délicieux. Et il y a même leurs équivalents masculins, si l’on veut être tatillon. Sommes-nous au Paradis ?

— Je peux vous assurer le contraire, dit Jubal. Mes impôts ne sont pas encore payés.

— Soit, mais cela ne m’affecte pas.

— Et ces houris… même si nous admettons que leur beauté est adéquate, la beauté est, après tout, dans l’œil de celui qui regarde…

— Cela, vous me le paierez, patron, dit Myriam.

— … mais reste un des attributs requis des houris.

— Mmmm…, fit Mahmoud, mieux vaut ne pas approfondir. Au Paradis, il s’agirait d’ailleurs d’un attribut spirituel permanent plutôt que d’une condition physique temporaire.

— Dans ce cas, dit Jubal avec emphase, je suis certain qu’elles ne sont pas des houris. »

Mahmoud soupira. « Il faudra donc que j’en convertisse une.

— Pourquoi une seule ? Il existe des endroits où vous pourrez avoir votre quota au complet.

— Non, mon frère. Selon les sages paroles du Prophète, bien que la Loi en permette quatre, il est impossible d’agir justement avec plus d’une.

— Vous me soulagez. Laquelle choisissez-vous ?

— Nous verrons. Maryam, vous sentez-vous spirituelle ?

— Allez au diable ! Je vous en donnerai, des houris !

— Jill ?

— Hé là ! protesta Ben. Laissez-moi ma chance !

— Plus tard, Jill. Anne ?

— Désolée, j’ai un rendez-vous.

— Dorcas ? Vous êtes mon dernier espoir.

— Mahmoud, dit-elle avec douceur, faut-il que je devienne très spirituelle ? »


Mike monta à sa chambre, ferma la porte, s’allongea sur son lit, se mit dans la position du fœtus, avala sa langue et ralentit son cœur. Jill n’aimait pas qu’il fasse cela pendant le jour, mais tant que ce n’était pas en public… il y avait tellement de choses qu’il ne devait pas faire en public, mais seule celle-ci suscitait sa colère. Il attendait ce moment depuis qu’il était sorti de cette chambre emplie d’un grand mal. Il avait tant besoin de se retirer pour essayer de gnoquer.

Il avait fait une chose que Jill lui avait demandé de ne pas faire…

Humainement, il aurait aimé se dire qu’il y avait été contraint, mais son éducation martienne ne lui permettait pas cette échappatoire. Il était parvenu à un embranchement, et avait choisi l’action juste, librement. Il gnoquait avoir fait le choix correct, bien que ce fût celui que son frère Jill interdisait…

Mais cela ne lui en aurait laissé aucun autre. C’était contradictoire, puisque embranchement signifie choix. Par le choix, l’esprit progresse.

Jill aurait-elle approuvé qu’il agisse autrement, sans gâcher de nourriture ?

Non, il gnoquait que l’interdiction de Jill couvrait cette variante.

Arrivé à ce point, l’être issu de gènes humains et modelé par la pensée martienne compléta un des stades de sa croissance, éclata, et cessa d’être un « petit ». La solitude absolue du libre arbitre prédestiné devint sienne et, avec une sérénité martienne, il l’étreignit, la chérit, savoura son amertume et accepta ses conséquences. Avec une joie tragique, il comprit que cet embranchement était sien. Son frère Jill pouvait l’instruire, le mettre en garde, le guider – mais le choix ne se partage pas. Plus que toute autre chose, il était à lui ; le possédant et le possédé gnoquaient ensemble, inséparablement. Il était pour l’éternité l’action qu’il avait choisie à l’embranchement.

Maintenant qu’il savait être le Soi, il était libre de gnoquer ses frères d’encore plus près, sans obstacle. L’intégrité du Soi fut, est et sera toujours. Mike s’interrompit pour chérir tous les Soi qui étaient ses frères : les nombreux Soi accomplis de Mars, incarnés ou désincarnés, et les rares qu’il connaissait sur Terre… Toutes ces « puissances de trois » terrestres qu’il ne connaissait pas encore et avec lesquelles il allait pouvoir se fondre, qu’il allait enfin pouvoir chérir, maintenant qu’après la longue attente il se gnoquait et se chérissait lui-même.

Mike resta en transe ; il y avait encore beaucoup à gnoquer, bien des problèmes non résolus qu’il devait intégrer à sa croissance. Ce qu’il avait vu, entendu et été au Tabernacle de l’Archange Foster (pas seulement l’embranchement lorsqu’il s’était trouvé face à face avec Digby)… la méfiance et la gêne que lui causait le sénateur Boone, pourquoi Mlle Aube Ardente avait la saveur d’un frère d’eau alors qu’elle ne l’était pas, l’odeur de bonté qu’il avait incomplètement gnoquée dans leurs danses et leurs cris…

Et les conversations avec Jubal… c’était ce qui le troublait le plus ; il les examina, les compara à ce qu’on lui avait appris lorsqu’il était petit, essayant de franchir la barrière des langues. Le mot « église » qui revenait sans cesse dans ce que disait Jubal lui donna d’énormes difficultés, car il ne voyait aucun concept martien équivalent, à moins de prendre « église » « culte », « Dieu », « congrégation » et bien d’autres mots encore, et de les ramener à l’unique terme martien qu’il connût, puis de ramener de nouveau ce terme en anglais, sous la forme qui avait déjà été rejetée (différemment par chacun) par Jubal, Mahmoud, et Digby.

Tu es Dieu. Il le comprenait mieux maintenant, bien que cela n’ait pas l’évidence du concept martien originel. Dans son esprit il prononça simultanément le mot martien et l’expression terrestre, et sentit qu’il gnoquait mieux. Les répétant comme un étudiant qui se dit et se redit que le joyau se trouve dans le lotus, il s’enfonça dans le nirvâna.

Peu avant minuit, il accéléra son cœur, reprit une respiration normale, effectua les vérifications nécessaires, puis se rallongea et ouvrit les yeux. Sa fatigue avait disparu. Il se sentait gai et léger, prêt à entreprendre les nombreuses actions qu’il voyait devant lui.

Il ressentit un besoin de compagnie presque animal, aussi fort que son désir de solitude de tout à l’heure. Il alla dans le couloir, et fut ravi d’y rencontrer un de ses frères. « Hello !

— Oh, bonjour, Mike. Vous avez l’air plus en forme.

— Je me sens merveilleusement bien. Où sont les autres ?

— Ils dorment. Ben et Mahmoud sont partis il y a une heure et les autres sont montés se coucher.

— Ah ! » Mike était désappointé que Mahmoud ne fût plus là ; il aurait eu beaucoup de choses à lui dire.

— J’aurais dû faire comme eux, mais j’avais envie de manger un morceau. Vous avez faim ?

— Très faim !

— Venez, il doit rester du poulet froid et nous trouverons bien quelque chose pour l’accompagner. » Ils descendirent, et composèrent un plateau royal. « Sortons. La nuit est tellement chaude.

— Excellente idée, acquiesça Mike.

— On pourrait même nager. On se croirait encore en été. Attendez, je vais allumer les lampes.

— Inutile. Je vais porter le plateau. » Mike était capable de voir dans l’obscurité presque totale. Jubal supposait que cela venait des conditions dans lesquelles il avait vécu, mais Mike gnoquait que ce n’était pas seulement cela : ses parents adoptifs lui avaient appris à voir. Quant à la température clémente… il aurait été à l’aise tout nue au sommet de l’Everest, mais ses frères humains supportaient mal les grands écarts de température et de pression, et il tenait compte de leur faiblesse. Il attendait avec impatience qu’il y eût de la neige, pour voir par lui-même si, comme il l’avait lu, chaque minuscule cristal de l’eau de vie était un individu séparé, et aussi pour y marcher pieds nus et s’y rouler. En attendant, la tiède nuit lui plaisait, et plus encore la compagnie de son frère.

« D’accord, prenez le plateau. Je n’allumerai que les lampes du fond de la piscine. Cela suffira largement pour voir ce que nous mangeons.

— Merveilleux. » Mike adorait voir la lumière à travers les rides de l’eau ; c’était une grande beauté, c’était bon. Ils pique-niquèrent près de la piscine, puis s’étendirent sur l’herbe et regardèrent les étoiles.

« Voilà Mars, Mike ! Ou est-ce Antarès ?

— C’est Mars.

— Que font-ils sur Mars, Mike ? »

Il hésita. La question était trop immense. « Dans l’hémisphère Sud, c’est le printemps. On apprend aux plantes à grandir.

— On leur apprend à grandir ?

— Oui. Larry aussi apprend aux plantes à grandir. Je l’y ai aidé. Mais mon peuple – je veux dire les Martiens, car je gnoque maintenant que vous êtes mon peuple – a une autre façon d’apprendre aux plantes. Dans l’autre hémisphère, il commence à faire froid et il faut faire rentrer dans les nids les nymphes qui ont survécu à l’été afin qu’elles soient fécondées et puissent continuer leur croissance. » Il réfléchit. « Un des humains qui sont restés près de l’équateur s’est désincarné, et les autres sont tristes.

— Oui, je l’ai entendu aux informations. »

Mike ne l’avait pas entendu ; il n’en savait rien jusqu’à ce qu’il se fût posé la question. « Ils ne devraient pas être tristes. Mr. Booker T.W. Jones, technicien alimentaire de première classe n’est pas triste : les Anciens l’ont chéri.

— Vous le connaissiez ?

— Oui. Il avait un visage bien à lui, beau et sombre. Mais il avait le mal du pays.

— Oh… Mike, avez-vous jamais le mal du pays… pour Mars ?

— Au début, oui, répondit-il. J’étais seul, toujours. » Il se laissa rouler vers elle et la prit dans ses bras. « Mais maintenant je ne suis plus seul, et je gnoque que je ne le serai plus jamais.

— Mike chéri…» Ils s’embrassèrent, longtemps.

Son frère d’eau lui dit, hors d’haleine : « Oh là ! C’était presque pire que la première fois.

— Vous n’avez pas mal, mon frère ?

— Non. Oh, non. Embrassez-moi encore. » Longtemps après, selon l’horloge cosmique, elle dit :

« Mike ? Est-ce que… je veux dire, savez-vous…

— Je sais. C’est pour se rapprocher. Maintenant, nous nous rapprochons.

— Oui… il y a longtemps que je suis prête. Oh, Dieu sait que nous le sommes toutes… mais peu importe, mon chéri. Oui. Tournez-vous juste un peu. Je vais vous aider. »

Lorsqu’ils s’unirent, gnoquant ensemble, Mike dit sur un ton à la fois triomphal et très doux : « Tu es Dieu. »

Elle ne répondit pas avec des mots. Puis, tandis qu’ils gnoquaient ensemble jusqu’à devenir encore plus proches, alors que Mike se sentait presque prêt à se désincarner, sa voix le rappela : « Oh !… Oh ! Tu es Dieu !

— Nous gnoquons Dieu. »

25

Sur Mars, les humains construisaient des dômes pressurisés pour le groupe mixte de colons qui devait arriver par le prochain navire. Grâce à l’aide des Martiens, les travaux avançaient plus vite que prévu. Une partie du temps ainsi économisé fut utilisé pour étudier un projet à longue échéance destiné à libérer l’oxygène prisonnier des sables de Mars afin de rendre la planète plus accueillante pour les futures générations humaines.

Les Anciens n’intervinrent pas ; il n’était pas encore temps. Leurs méditations approchaient d’un dramatique embranchement qui déciderait de la forme de l’art martien pour bien des millénaires. Sur Terre, les élections continuaient et un poète d’avant-garde publia une plaquette consistant uniquement en blancs et en signes de ponctuation ; le critique du Time magazine suggéra de traduire en ce nouveau langage les rapports de l’Assemblée fédérale.

Une campagne colossale s’ouvrit pour vendre davantage d’organes sexuels végétaux et l’on cita à ce propos Mrs. Joseph (À l’Ombre de la Grandeur) Douglas : « Je ne me mettrais pas plus à table sans fleurs que sans serviette. » Un swami tibétain de Palerme annonça à Beverly Hills sa redécouverte d’une ancienne discipline du yoga dont les respirations accroissaient à la fois le pranha et l’attraction cosmique entre les sexes. Ses chelas devaient se mettre dans la posture du matsyendra vêtus d’une étoffe tissée main tandis qu’il leur lisait des versets du Rig Véda et qu’un assistant-gourou examinait leurs portefeuilles dans la pièce voisine – mais on ne leur volait rien ; le but de l’opération était moins immédiat.

Le président des États-Unis décida que le premier dimanche de novembre serait la Journée nationale des grand-mères et incita l’Amérique à le dire avec des fleurs. Une grande entreprise de pompes funèbres fut condamnée pour avoir baissé ses prix. À l’issue d’un conclave secret, les évêques fostérites annoncèrent le Second Miracle majeur de leur Église : l’évêque suprême Digby avait été transporté au ciel dans son corps terrestre, et promu sur-le-champ au rang d’Archange, prenant rang juste après l’Archange Foster. L’annonce de la merveilleuse nouvelle avait été retardée en attendant l’élection du nouvel évêque suprême, Huey Short, candidat que la faction Boone finit par accepter après de multiples tirages au sort.

L’Unita et Hoy publièrent des articles identiques dénonçant la nomination de Short ; l’Osservatore Romano et le Christian Science Monitor la passèrent sous silence ; le Manchester Guardian se contenta de la mentionner sans faire de commentaires : les Fostérites anglais étaient peu nombreux, bien que très militants.

Digby n’était pas content de sa promotion. L’Homme de Mars l’avait interrompu alors que son œuvre n’était qu’à demi achevée, et ce stupide individu de Short allait certainement tout gâcher. Foster écouta ses doléances avec une patience angélique, puis dit : « Écoutez-moi, mon petit : vous êtes un ange maintenant, oubliez tout cela. L’éternité n’est pas le moment de récriminer. Vous étiez aussi stupide que Short jusqu’au jour où vous m’avez empoisonné, et vous vous êtes fort bien débrouillé par la suite. Maintenant que Short est évêque suprême, il s’en tirera très bien, c’est inévitable. Pareil pour les papes. Certains d’entre eux étaient de sombres crétins avant leur promotion. Interrogez-les, si vous voulez… n’hésitez pas, la jalousie professionnelle est inconnue ici. »

Digby se calma, mais présenta une demande.

Foster secoua son auréole. « Il est intouchable ; vous n’auriez jamais dû essayer. Bah, vous pouvez toujours faire une demande de miracle si vous tenez vraiment à vous rendre ridicule, mais je vous assure qu’elle sera refusée ; vous n’avez pas encore pigé le système. Les Martiens ont leur propre hiérarchie, différente de la nôtre, et tant qu’ils auront besoin de lui, nous ne pouvons rien lui faire. Ils dirigent leurs affaires à leur façon. L’Univers a une grande diversité et il y en a pour tout le monde – ce que vos commis-voyageurs oublient trop souvent.

— Voulez-vous dire que ce jeune voyou peut me mettre à la porte et qu’ensuite je n’ai même pas le droit de me plaindre ?

— Qu’ai-je fait dans les mêmes circonstances ? Et maintenant, je vous aide, non ? Le patron veut du rendement, pas des récriminations. S’il vous faut un jour de repos pour vous calmer, allez le prendre en face, au Paradis musulman. Sinon, remontez votre halo, redressez vos ailes et mettez-vous au travail. Plus tôt vous agirez comme un ange, plus tôt vous vous sentirez angélique. Soyez heureux, mon jeune ami ! »

Digby poussa un profond soupir éthéré. « D’accord, je suis heureux. Par quoi dois-je commencer ? »


Jubal n’entendit parler de la disparition de Digby que quelques jours après qu’on l’eût annoncée ; un léger doute l’effleura, mais il le rejeta immédiatement. Si Mike y était pour quelque chose, il s’en était bien tiré. Quand au sort des évêques suprêmes, Jubal ne s’en souciait pas le moins du monde, à condition qu’on ne vienne pas l’embêter à ce propos.

Sa maisonnée traversait une période de bouleversements. Jubal se douta de ce qui s’était passé, mais il ne savait pas avec qui, et ne tenait pas à le demander. Mike était majeur et théoriquement d’âge à se défendre. De toute façon, il était grandement temps qu’il se fasse vacciner.

Jubal ne put reconstituer le crime d’après la façon dont les filles se comportaient, parce que leurs relations changeaient sans cesse : ABC contre D, puis BCD contre A, ou bien AB contre CD, ou AD contre CB… toutes les combinaisons possibles y passaient.

Il en fut ainsi pendant une bonne partie de la semaine qui suivit cette funeste excursion à l’église. Pendant cette période, Mike garda la chambre, généralement plongé dans une extase si profonde que Jubal l’aurait cru mort s’il n’avait pas eu l’habitude de ce genre de manifestations. Le pire, c’était que tout leur rythme de vie s’écroulait : les filles passaient la moitié de leur temps à monter sur la pointe des pieds à la chambre de Mike « pour voir comment cela allait », et étaient trop préoccupées pour faire la cuisine, sans même parler de leur travail de secrétaires. Même l’imperturbable Anne – du diable si elle n’était pas encore pire que les autres ! Oubliant tout, fondant soudain en larmes… Jubal aurait pourtant parié qu’elle témoignerait du Jugement dernier sans oublier la date, l’heure, les détails du lieu, les personnes présentes et la pression barométrique, sans même ciller une fois.

Mike se réveilla vers la fin de la journée de jeudi. Soudain, ce fut ABCD au service de Mike, « moins que la poussière sous les roues de son char ». Elles recommencèrent aussi à servir Jubal, qui, trop heureux, n’insista pas… mais ne put repousser la pensée grimaçante que, si jamais les choses tournaient mal, Mike pourrait quintupler le salaire des filles. Il lui suffirait d’envoyer une carte postale à Douglas. D’ailleurs, elles accepteraient tout aussi bien de l’entretenir.

L’ordre domestique restauré, Jubal se soucia fort peu de savoir qui régnait sur son palais. Les repas étaient servis à l’heure, et meilleurs que jamais. Lorsqu’il criait « La suivante ! » la fille qui apparaissait avait les yeux brillants, était heureuse et efficace. De cela, il se contentait.

De plus, le changement qu’avait subi Mike était intéressant. Auparavant, il était d’une docilité quasi névrotique. Maintenant, il avait une confiance en lui-même qui aurait confiné à l’insolence s’il n’avait pas continué à être d’une prévenance et d’une politesse irréprochables.

Il acceptait les hommages des filles comme s’il se fut agi d’un droit naturel et paraissait plutôt plus vieux que son âge ; sa voix était devenue plus grave, il parlait avec force et non plus avec timidité. Jubal jugea que son patient faisait enfin partie de la race humaine, et était guéri.

Sauf sur un point toutefois : Mike était toujours incapable de rire. Il souriait aux plaisanteries, qu’il n’était d’ailleurs plus toujours nécessaire de lui expliquer, était gai, voire même joyeux – mais ne riait jamais.

Jubal décida que c’était sans importance. Son patient était sain d’esprit, en bonne santé, et humain. Peu de semaines auparavant, il n’aurait pas cru à une guérison. Il avait d’ailleurs assez d’humilité pour reconnaître que les filles y étaient pour davantage que lui-même. Ou fallait-il dire « la fille » ?

Dès le début de son séjour, Jubal avait dit à Mike presque quotidiennement qu’il était le bienvenu, mais qu’il devrait bouger et voir le monde dès qu’il s’en sentirait capable. Jubal n’aurait donc pas dû être surpris lorsque Mike lui annonça un jour, au petit déjeuner, qu’il partait. Mais il en fut surpris, et plus encore de constater qu’il était blessé.

Il le cacha en usant inutilement de sa serviette. « Ah ? Quand ?

— Nous partons aujourd’hui.

— Hum. Au pluriel. Est-ce que Larry, Duke et moi devrons faire nous-mêmes la cuisine ?

— Nous en avons discuté, répondit Mike. Il me faut quelqu’un, Jubal. Je ne sais pas comment on fait les choses – je commettrais trop d’erreurs. Ce devrait être Jill parce qu’elle veut continuer à apprendre le martien. Mais ce pourrait être Duke ou Larry si vous ne pouvez vous séparer d’aucune des filles.

— J’ai le droit de vote ?

— C’est vous qui devez décider, Jubal, vous le savez bien. » (Fils, c’est sans doute ton premier mensonge. Je doute même pouvoir retenir Duke si tu tenais vraiment à l’avoir.) « Je pense aussi que ce devrait être Jill. Mais écoutez, mes enfants, vous êtes chez vous ici.

— Nous le savons, et nous reviendrons. Et de nouveau, nous partagerons l’eau.

— Certainement, fils.

— Oui, père.

— Quoi ?

— Il n’existe pas de mot martien pour « père », Jubal, mais depuis peu j’ai gnoqué que vous étiez mon père, et le père de Jill. »

Jubal regarda Jill de côté. « Hum. Je gnoque. Prenez bien soin de vous.

— Oui. Venez, Jill. » Ils partirent avant que Jubal n’eût terminé son petit déjeuner.

26

La fête foraine battait son plein ; c’était le carnaval habituel : chevaux de bois, barbe à papa, spectacles divers. La conférence sur le sexe tenait compte des opinions locales sur les opinions de Darwin, les girls de la revue portaient ce que les autorités locales décrétaient, Fenton le Sans-Peur exécutait le Saut de la Mort entre deux boniments. Le cirque n’avait pas de voyant mais un magicien, pas de femme à barbe, mais une mi-femme, mi-homme, pas d’avaleur de sabre mais un mangeur de feu, pas d’homme tatoué mais une femme tatouée qui était également une charmeuse de serpents et pour le bouquet final elle apparaissait « complètement nue !… vêtue uniquement de sa peau couverte de dessins exotiques ! » et tout spectateur qui lui trouvait cinq centimètres carrés de peau non tatouée au-dessous du décolleté gagnait vingt dollars !

Personne ne réclama la prime. Mrs. Paiwonski posait « vêtue uniquement de sa peau », qui était vraiment la sienne, et d’un boa constrictor de quatre mètres nommé « Gueule de Miel », qui cachait les endroits stratégiques de sorte que les autorités civiles et religieuses ne puissent pas se plaindre. À titre de protection supplémentaire (pour le boa) elle se tenait debout sur un tabouret dans un bac de toile contenant une douzaine de cobras.

Par ailleurs, l’éclairage était déficient.

Et pourtant, Mrs. Paiwonski disait vrai. Avant de mourir, son mari avait un salon de tatouage à San Pedro ; lorsque le client se faisait rare, ils se décoraient mutuellement. Un jour, faute de place, il fallut bien s’arrêter. Elle s’enorgueillissait d’être la femme la plus décorée du monde… et par le plus grand artiste du monde, car telle était l’opinion qu’elle avait de son défunt mari.

Patricia Paiwonski fréquentait les trafiquants et les pécheurs sans en être polluée. Son mari et elle avaient été convertis par Foster lui-même, et où qu’elle fût elle assistait aux services de la plus proche église de la Nouvelle Révélation. À ces occasions, elle se serait volontiers passée de tout vêtement, car elle était convaincue d’être le support d’un art religieux valant bien celui des musées et des cathédrales. Lorsque Georges et elle virent la lumière, il restait trente décimètres carrés de Patricia à décorer ; lorsque Georges mourut, elle portait une vie de Foster en images, du berceau entouré d’angelots à l’apothéose finale.

Hélas, une grande partie de cette histoire sainte devait rester couverte. Mais elle pouvait la dévoiler devant la congrégation réunie à huis clos, si le Pasteur le lui demandait, ce qui était presque toujours le cas. Patricia ne prêchait pas, ne chantait pas, n’entrait jamais en transes – mais elle était un témoin vivant de la lumière.

Son numéro était l’avant-dernier. Cela lui laissait largement le temps de se préparer avant de se glisser derrière le rideau pendant que le numéro précédent se terminait.

Le docteur Apollon distribuait à la ronde des anneaux d’acier pour que les spectateurs puissent s’assurer de leur solidité. Puis, il leur faisait tenir les anneaux l’un contre l’autre, les touchait de sa baguette magique… et les cercles formaient une chaîne. Il posa sa baguette dans le vide, prit une coupe emplie d’œufs que lui tendait son assistante et se mit à jongler avec les œufs, mais les yeux du public étaient surtout fixés sur son assistante. Elle était un peu plus couverte que les girls de la revue, mais on se rendait compte qu’elle n’était tatouée nulle part. Les spectateurs virent à peine que les six œufs n’étaient plus que cinq, puis quatre, trois… deux. Et le docteur Apollon rattrapa le dernier œuf en disant : « Les œufs sont rares cette année », puis le jeta sur le public. Personne ne parut remarquer que l’œuf n’atteignit jamais sa destination.

Le docteur Apollon fit monter un gosse sur la scène. « Je sais ce que tu penses. Tu penses que je ne suis pas un vrai magicien. Pour cela, tu gagnes un dollar. » Il lui tendit un billet d’un dollar. Le billet disparut.

« Aïe ! Tiens, en voilà un autre. File, maintenant ! Tu devrais être couché à cette heure-ci. » Le magicien plissa le front. « Et maintenant, madame Merlin, que faisons-nous ? »

L’assistante lui murmura quelque chose ; il secoua la tête. « Pas devant tous ces gens quand même ? »

Elle murmura de nouveau. Il poussa un soupir. « Ah ! mes amis, Mme Merlin veut aller se coucher. Deux de ces messieurs pourraient-ils venir l’aider ? »

Il y eut une véritable ruée. « Non, non, c’est trop ! Seulement ceux qui ont été à l’armée. »

Il en restait encore un bon nombre ; il en choisit deux et leur dit : « Il y a un lit de camp derrière le rideau. Allez le chercher. Voilà. Et maintenant, mettez-le au milieu de la scène. Merci. Madame Merlin, regardez le public, s’il vous plaît. »

Le docteur Apollon fit quelques passes devant elle. « Dormez… dormez… vous dormez. Elle est plongée dans un profond sommeil hypnotique, mes amis. Pourriez-vous la mettre sur le lit, maintenant ? Doucement…» Rigide comme un cadavre, elle se laissa transférer sur la couche.

« Merci, messieurs. » Le magicien reprit sa baguette ; qui était restée suspendue en l’air, et la pointa vers une table disposée à l’autre extrémité de la scène. Un drap se détacha d’une pile d’objets divers et vint flotter vers lui. « Voilà. Recouvrez-la avec ça. La tête aussi. Il ne faut pas regarder une dame quand elle dort. Merci, messieurs, vous pouvez reprendre vos places. Madame Merlin… m’entendez-vous ?

— Oui, docteur Apollon.

— Vous étiez lourde de sommeil. Et maintenant, vous vous sentez légère, légère… vous dormez sur des nuages. Vous flottez. » La forme couverte par le drap se souleva d’une trentaine de centimètres. « Hé, attention ! Ne devenez pas trop légère quand même ! »

Un garçon murmura audiblement dans la salle : « Quand ils ont mis le drap sur elle, elle s’est en allée par une trappe. Il n’y a plus qu’une monture en fil de fer. Lorsqu’il ôtera le drap, elle s’écroulera et le tour est joué. Je pourrais le faire. »

Le docteur Apollon l’ignora. « Plus haut, madame Merlin, plus haut… Voilà. » La forme recouverte du drap s’immobilisa à près de deux mètres de hauteur.

La voix murmura de nouveau : « Le tout est soutenu par une baguette d’acier qu’on ne voit pas. Elle est cachée par le coin du drap qui pend. »

Le docteur Apollon demanda des volontaires pour enlever le lit de camp. « Elle n’en a pas besoin, car elle dort sur des nuages. » Il tendit l’oreille. « Plus fort, madame Merlin. Ah ! Elle dit qu’elle ne veut plus du drap. »

(« C’est là que la monture disparaît. »)

Le magicien arracha le drap, et le public vit Mme Merlin, dormant calmement à deux mètres au-dessus de la scène. Un camarade du garçon qui connaissait tout à la magie lui demanda : « Où est la baguette d’acier ? »

Le gosse répondit : « Il faut regarder là où il ne veut pas qu’on regarde. Ces lampes sont faites exprès pour nous taper dans les yeux.

— Voilà, ma princesse, cela suffit, dit le docteur Apollon. Donnez-moi la main. Réveillez-vous ! » Il l’aida à se redresser et à reprendre pied sur la scène.

(« Tu as vu où elle a posé son pied ? C’est que la baguette d’acier a disparu. » Le gosse ajouta : « C’est simple comme bonjour. »)

« Et maintenant, mes amis, continua le magicien, un peu de silence. Le savant professeur Timoshenko va vous faire une conférence sur…»

L’orchestre noya ses paroles. Tandis que le public s’écoulait, les forains commençaient déjà à démonter la tente : ils partaient tôt le lendemain matin. Seules les tentes où ils vivaient restèrent debout pour la nuit.

Le présentateur-directeur-propriétaire retint le magicien par la manche. « Ne partez pas, Smitty. » Il lui tendit une enveloppe et ajouta : « Écoutez mon garçon… je vous assure que ça ne me fait pas plaisir de vous le dire, mais vous ne nous accompagnez pas à Paducah.

— Je sais.

— Je n’ai rien contre vous… mais je dois penser à mon spectacle. J’ai trouvé un couple formidable. Ils font un numéro de transmission de pensée, puis elle lit dans l’avenir. Vous savez que vous n’aviez pas de contrat.

— Je sais, dit le magicien. Je ne vous en veux pas, Tim.

— Ça me fait plaisir que vous disiez ça. » Il hésita. « Vous voulez un bon conseil ?

— J’aimerais beaucoup, dit le magicien avec simplicité.

— Bien. Vos tours sont excellents, Smitty, mais les tours ne suffisent pas à faire un magicien. Vous agissez comme un forain, vous n’embêtez jamais les autres, vous aidez tout le monde… mais vous n’êtes pas vraiment un forain. Vous ne comprenez pas ce que veulent les gogos. Un vrai magicien leur fait écarquiller les yeux rien qu’en escamotant une pièce de monnaie. Je n’ai jamais vu un numéro de lévitation aussi au point que le vôtre, mais vous n’arrivez pas à réchauffer le public. Vous manquez de psychologie. Prenez moi, par exemple. Je ne sais rien faire, sauf ce qui compte : je connais le jobard ; je sais ce qu’il veut, même s’il ne le sait pas lui-même. Voilà l’art, que vous soyez politicien, curé ou magicien. Si vous savez cela, vous pouvez laisser la moitié de vos tours au vestiaire.

— Vous avez certainement raison.

— Bien sûr. Le client veut du sexe, du sang et de l’argent. Du sang, nous ne lui en donnons pas – mais nous le laissons toujours espérer qu’un mangeur de feu ou un lanceur de couteau commettra une erreur. Nous ne lui donnons pas d’argent ; nous lui en prenons un peu tout en encourageant son avidité. Nous ne lui donnons pas non plus de sexe. Mais pourquoi huit sur dix viennent-ils ? Pour voir une fille à poil. Ils n’en verront pas, mais il seront contents quand même.

« Et que veut-il encore ? Du mystère ! Et ça, c’est votre affaire, mais vous ne savez pas vous y prendre. Les gogos savent bien que ce sont des trucs… mais ils voudraient tant croire que c’est du vrai, et c’est à vous de les aider à le croire. C’est là que vous ne faites pas le poids.

— Comment l’apprendre, Tim ?

— Eh, ça s’apprend tout seul. Tenez, cette idée que vous aviez de vous appelez « L’Homme de Mars ». Il ne faut pas donner au jobard ce qu’il ne peut pas avaler. Ils l’ont vu en photo ou à la stéréo. Vous lui ressemblez un peu, mais ils savent bien qu’il n’irait jamais dans un cirque. C’est comme si vous disiez que l’avaleur de sabres est le président des États-Unis. Ces cruches veulent croire, mais ils ne vous laisseront pas insulter le peu d’intelligence qu’ils ont. Même un client a un petit quelque chose dans le crâne.

— Je m’en souviendrai.

— Je parle trop. C’est l’habitude. Vous vous en tirerez, les enfants ? Je ne devrais pas, mais… vous voulez que je vous prête quelque chose ?

— Merci, Tim, ça ira.

— Bien, bonne chance, Smitty. Au revoir, Jill. »

En sortant, il croisa Patricia Paiwonski qui arrivait. « Alors les enfants ? Tim a supprimé votre numéro. »

— Nous serions partis de toute façon, Pat.

— Je suis tellement en colère que j’aurais envie de le laisser tomber.

— Calmez-vous, Pat…

— Et qu’il se débrouille ! Des numéros, il en trouvera toujours, mais un comme…

— Tim a raison, Pat. Je n’ai pas le sens du spectacle.

— Eh bien… Vous me manquerez, vous savez. Dites ! Venez donc passer un moment dans ma tente.

— Venez plutôt chez nous, Patty, dit Jill. Vous pourrez prendre un bon bain chaud.

— D’accord… j’amènerai une bouteille.

— Inutile, objecta Mike. Je sais ce que vous buvez, et il y en a.

— Vous êtes à l’Impérial, n’est-ce pas ? Je vais aller voir si les petits vont bien et dire à Gueule de Miel que je sors. J’en ai au plus pour une demi-heure. »

Mike était au volant. C’était une petite ville sans contrôle automatique de la circulation. Il conduisait dans la zone maximale, se glissant dans des trous que Jill ne voyait que lorsqu’ils les avaient passés, et il le faisait sans effort. Jill lui avait demandé de lui apprendre. Mike étirait son appréhension du temps jusqu’à ce que jongler avec des œufs ou conduire vite dans les encombrements devienne facile. Jill trouvait cela curieux chez un homme qui, il y avait peu de mois, avait du mal à lacer ses chaussures.

Ils ne parlaient pas, comme toujours lorsque leurs esprits fonctionnaient sur des rythmes différents. Jill pensait à la vie qu’ils allaient quitter – à la fois en concepts anglais et martiens, s’en souvenant et la chérissant.

Toute sa vie durant, elle avait été soumise à la tyrannie de l’heure : à l’école, plus encore à l’école d’infirmières, puis vinrent les exigences de la routine hospitalière. Rien de pareil dans la vie des forains. Plusieurs fois par jour, elle devait montrer comme elle était jolie, et le reste du temps elle était libre. Mike se souciait fort peu de manger six fois par jour ou une seule – tout ce que Jill faisait le satisfaisait. Ils avaient leur propre tente. Dans bien des villes, ils ne quittaient jamais l’enceinte de la foire, nid chaleureux qui les protégeait des tracas du monde extérieur.

Évidemment, cela grouillait de badauds. Mais les forains leur avaient appris que les clients n’étaient pas des gens : c’étaient des nigauds dont la seule fonction était de cracher de l’argent.

Ils avaient été heureux chez les forains. Il n’en avait pas été de même lorsqu’ils avaient commencé à courir le monde pour parfaire l’éducation de Mike. Plusieurs fois, on les reconnut et ils eurent parfois du mal à échapper, non seulement à la presse, mais aussi à un nombre fou de gens qui se croyaient des droits sur Mike.

Mike se pensa des traits plus mûrs ainsi que quelques autres modifications. Cela, en plus du fait qu’ils fréquentaient des lieux où l’on ne se serait pas attendu à voir l’Homme de Mars, leur assura la tranquillité. Jubal, à qui Jill téléphona ces jours-là, annonça de plus à la presse que l’Homme de Mars s’était retiré dans un monastère tibétain.

En fait, ils s’étaient « retirés » dans un grill d’une ville anonyme. Jill était serveuse et Mike plongeur. Lorsque le patron avait le dos tourné, Mike usait d’une méthode expéditive pour laver la vaisselle. Ils y restèrent une semaine, puis allèrent ailleurs. Parfois ils travaillaient, parfois pas ! Depuis que Mike avait découvert leur existence, ils allaient presque quotidiennement dans les bibliothèques publiques. Jusqu’alors, il avait cru que la bibliothèque de Jubal contenait un exemplaire de tous les livres existants. Lorsqu’il apprit la merveilleuse vérité, ils restèrent un mois entier à Akron. Jill fit beaucoup de shopping, car lorsque Mike avait un livre en main il aurait aussi bien pu ne pas être là.

Mais la foire avec ses nombreuses attractions avait été la partie la plus agréable de leurs pérégrinations. Jill se souvint avec grand amusement du jour – dans quelle ville était-ce ? – où les girls de la revue avaient été conduites au poste. Ce n’était pas juste. Elles travaillaient toujours en respectant la réglementation locale : soutien-gorge ou pas, lumières bleues ou lumières vives. Le shérif les emmena pourtant et le juge de paix semblait disposé à les condamner. Tous les forains allèrent à l’audience, de même que de bons bourgeois venus voir les « femmes de mauvaise vie ». Mike et Jill prirent place dans le fond de la salle, qui était comble.

Jill avait fait comprendre à Mike qu’il ne devait jamais faire en public des choses sortant de l’ordinaire. Mais Mike gnoqua un embranchement…

Le shérif prenait visiblement plaisir à témoigner de l’« impudicité » de ces femmes lorsque soudain shérif et juge se retrouvèrent tous nus.

Jill et Mike sortirent en profitant de la bousculade – ainsi que les accusées. La foire plia bagages et alla dans une ville plus honnête. Personne ne relia le miracle à Mike.

Jill n’oublierait jamais l’expression du shérif. Elle voulut rappeler mentalement à Mike la tête impayable que fit ce lourdaud de shérif… mais c’était impossible à dire en martien, comme tout ce qui avait trait à la drôlerie. Leurs liens télépathiques s’accroissaient sans cesse, mais en martien seulement.

(Oui, Jill ?) répondit-il en esprit.

(Rien ; plus tard.)

Ils approchaient de l’hôtel, et Jill sentit l’esprit de Mike ralentir. Elle préférait vivre sous la tente, mais il lui manquait une vraie baignoire. La douche, ce n’était pas mal, mais rien ne vaut un vrai bain, bien chaud. Ils descendaient donc parfois à l’hôtel et louaient une voiture. Mike ne partageait pas son horreur de la crasse. Il était devenu aussi propre qu’elle, mais seulement parce qu’elle l’avait rééduqué. Il pouvait d’ailleurs rester immaculé sans jamais se laver, de même qu’il n’avait plus jamais besoin d’aller chez le coiffeur, maintenant qu’il savait comment Jill aimait qu’il fût coiffé. Mais Mike adorait toujours autant s’immerger dans l’eau de la vie.

L’Impérial était miteux et désuet, mais l’« appartement nuptial » possédait une grande salle de bains. Jill alla faire couler l’eau dès leur arrivée, et ne fut nullement surprise de se trouver soudain déshabillée pour le bain. Cher Mike ! Il savait qu’elle adorait faire des achats et ne manquait jamais une occasion de la débarrasser d’objets divers en les faisant basculer dans le nulle part. Il l’aurait fait quotidiennement si elle ne lui avait pas dit qu’elle risquait de se faire remarquer en changeant trop souvent de vêtements.

« Merci, chéri ! lui cria-t-elle. Viens ! »

Mike avait préféré se déshabiller plutôt que de faire disparaître ses vêtements : contrairement à Jill, il ne prenait aucun plaisir particulier à acheter des vêtements neufs. Il lui semblait que leur seule utilité était de protéger contre les intempéries ; et encore n’en avait-il même pas besoin pour cela. Ils entrèrent dans le bain face à face ; elle recueillit de l’eau dans ses mains et les approcha des lèvres de Mike. Le rituel n’était pas indispensable, mais Jill aimait leur rappeler inutilement une chose qui était de toute évidence vraie pour toute l’éternité.

Puis, elle lui dit : « Je repensais à la tête que faisait cet horrible shérif, c’était vraiment trop drôle !

— Il avait l’air drôle ?

— Oh oui, très !

— Explique-moi en quoi il était drôle. Je ne comprends pas la plaisanterie.

— Euh… je ne crois pas que je pourrai. Ce n’était pas vraiment une plaisanterie – pas comme les jeux de mots ou d’esprit, que l’on peut expliquer.

— Je n’avais pas gnoqué que c’était drôle. Dans le shérif comme dans le juge, je ne gnoquai qu’un très grand mal. Si je n’avais pas su que cela te déplairait, je les aurais fait disparaître.

— Mike chéri. » Elle lui toucha la joue. « Tu es gentil. C’était mieux de faire ce que tu as fait. Ils ne l’oublieront pas, et il n’y aura jamais plus d’arrestations pour indécence dans cette ville. Mais je voulais te dire que je suis désolée que notre numéro ait été un four. J’ai fait de mon mieux pour écrire ce texte, mais je ne suis pas plus du métier que toi.

— C’était de ma faute, Jill. Tim dit vrai : je n’ai jamais compris les jobards, mais chaque jour passé avec les forains me les a fait gnoquer de plus près.

— Il ne faut pas les appeler « jobards », chéri, ni « gogos » surtout maintenant que nous ne sommes plus avec les forains. Ce sont des gens, tout simplement.

— Je gnoque qu’ils sont des gogos.

— Peut-être, Mike, mais ce n’est pas poli.

— Je m’en souviendrai.

— As-tu décidé où nous allons ?

— Non, mais quand le moment sera venu, je saurai. » C’était vrai, Mike savait toujours. Depuis son premier saut de la docilité à la domination, sa force et son assurance n’avaient fait que s’accroître. Le garçon qui trouvait fatigant de soutenir un cendrier en l’air pouvait non seulement le tenir en l’air tout en faisant d’autres choses, mais exercer au besoin une force énorme. Elle se souvenait de ce camion qui s’était enlisé. Vingt hommes essayaient de le dégager. Mike leur prêta main forte, et la roue arrière se souleva de l’ornière. Mais il était devenu sophistiqué, et faisait en sorte que personne ne se doutât de rien.

Et un jour, il avait gnoqué que, pour faire disparaître les choses, il n’était pas nécessaire qu’elles soient mauvaises ; cette règle ne s’appliquait qu’aux êtres vivants, gnoquants. Une robe n’avait pas besoin d’être « mauvaise ». Pour les objets inanimés, la règle n’était bonne que pour les « petits ». Un adulte agissait comme bon lui semblait.

Elle se demanda en quoi consisterait son prochain changement. Mais cela ne l’inquiétait pas : Mike était sage, et il était bon. « Mike, ça ne serait pas bien d’avoir Dorcas, Anne et Myriam dans le bain avec nous ? Et aussi père Jubal et les deux garçons… toute notre famille !

— Il faudrait une plus grande baignoire.

— Ça ne fait rien d’être serrés. Quand irons-nous les voir, Mike ?

— Je gnoque que ce sera bientôt.

— Bientôt à la mode martienne ou terrestre ? Qu’importe, chéri, ce sera lorsque l’attente sera accomplie. Ce qui me rappelle que tante Patty arrive bientôt – bientôt à la mode terrestre. Lave-moi, tu seras gentil. »

Elle se mit debout ; la savonnette se souleva du porte-savon, se promena sur son corps, alla se remettre en place, et la couche de savon qui la recouvrait se mit à mousser. « Ouïe, tu me chatouilles !

— Je te rince ?

— Je me plonge. » Elle le fit et se releva. « Il était temps. » On frappait à la porte. « Chérie ? Tu es décente ?

— J’arrive, Pat ! » Elle ajouta à voix basse : « Sèche-moi, Mike. »

Ce fut fait instantanément, jusqu’à la plante des pieds. « Chéri ? N’oublie pas de t’habiller. Patty est une dame, pas comme moi.

— Je n’oublierai pas. »

Jill passa un peignoir et se hâta vers la porte. « Entrez, Pat. Nous prenions un bain. Mike vient tout de suite. Je vais vous chercher à boire – vous prendrez un second verre dans le bain. Il y a de l’eau chaude en pagaille.

— J’ai pris une douche après avoir mis Gueule de Miel au lit, mais… j’adorerais prendre un vrai bain. Ah, ma petite Jill, je ne suis pas venue ici pour me servir de votre salle de bains, mais parce que votre départ me brise le cœur.

— Nous ne perdrons pas le contact. » Jill s’affaira au bar. « Tim avait raison. Notre numéro a besoin d’être mis au point.

— Mais non, il est très bien. Quelques gags, peut-être… Hello, Smitty. » Elle lui tendit une main gantée. En ville, Mrs. Paiwonski portait toujours des gants, des robes montant jusqu’au cou et des bas. Elle ressemblait (ce qu’elle était, d’ailleurs) à une veuve respectable d’un certain âge, mais bien conservée.

« Je disais à Jill, continua-t-elle, que vous aviez un très bon numéro. »

Mike sourit. « Vous vous moquez de nous, Pat. Il pue.

— Mais non, mon bon Smitty. Il lui faudrait peut-être un peu plus de punch, quelques gags. Ou bien vous pourriez diminuer un peu le costume de Jill. Vous êtes bien faite, ma chérie. »

Jill secoua la tête. « Cela ne suffirait pas.

— Ça dépend. Je connaissais un magicien qui habillait son assistante à la mode 1900 ; on ne voyait même pas ses jambes. Puis, il escamotait ses vêtements l’un après l’autre. Les jobards adoraient ça. Mais ça n’avait rien de vulgaire, vous savez. À la fin, elle en portait encore autant que ce que vous avez sur vous maintenant.

— Ça ne me gênerait pas de le faire toute nue, mais la police arrêterait les représentations.

— Même sans cela, vous ne le pourriez pas, ma chérie. Vous causeriez une émeute. Mais puisque vous êtes bien faite, pourquoi ne pas vous en servir ? Je ne serais pas allée loin comme femme tatouée si je ne me déshabillais pas autant que c’est permis.

— À propos de vêtements, dit Mike, vous devez être mal à l’aise, Pat. Le conditionneur d’air est sûrement en panne ; il fait au moins trente degrés. » Il était vêtu d’un peignoir léger, et la chaleur ne l’incommodait que très peu ; parfois, il devait ajuster son métabolisme. Mais leur amie avait l’habitude de ne presque rien porter, et ne s’habillait que pour dissimuler ses tatouages aux yeux des jobards. « Mettez-vous à l’aise. Nous sommes entre amis.

— Mais bien sûr, Patty, dit Jill. Si vous n’avez rien en dessous, je vous trouverai quelque chose.

— Eh bien…

— Il ne faut pas vous gêner avec nous. Je vais vous aider avec la fermeture éclair.

— Oui, et j’ôte déjà mes chaussures. » Elle continua à bavarder sans cesser de se demander comment elle pourrait aborder les sujets religieux. Que Dieu les bénisse, ces gosses étaient prêts à voir la lumière, mais elle croyait avoir toute la saison devant elle… « Ce qu’il y a dans ce métier, Smitty, c’est qu’il faut comprendre les jobards. Évidemment, si vous étiez un vrai magicien – oh, je ne veux pas dire que vous n’êtes pas habile, bien au contraire ! » Elle fourra ses bas dans une de ses chaussures. « Je veux dire si vous aviez fait un pacte avec le Diable. Mais les jobards savent que ce sont des trucs. Alors il faut une routine amusante. Avez-vous jamais vu un mangeur de feu avec une jolie assistante ? Elle ficherait tout en l’air : les gens ne regarderaient plus qu’elle, en espérant qu’il se mettrait le feu aux tripes ! »

Elle s’extirpa de sa robe. Jill vint l’embrasser. « Voilà, tante Patty, vous avez l’air plus naturelle. Buvez tranquillement.

Mrs. Paiwonski pria le ciel de lui venir en aide. Eh ! Les images parleraient pour elles-mêmes – c’était bien pourquoi Georges les avait mises là. « Vous voyez, voilà ce que je montre aux jobards. Avez-vous jamais regardé, vraiment regardé, mes images ?

— Non, admit Jill. Nous ne voulions pas vous gêner en vous regardant comme deux gogos.

— Eh bien, regardez maintenant ! C’est ce que Georges, que Dieu bénisse sa douce âme, voulait. Là, sous mon menton, vous voyez la naissance du prophète, le saint Archange Foster ; un petit bébé innocent qui ne savait pas ce que le Ciel lui réservait. Mais les Anges le savaient – vous les voyez, tout autour de lui ? Ensuite, vous voyez son premier miracle ; avec un jeune pécheur de son école, il alla tirer un pauvre petit oiseau… il le ramassa, le caressa et l’oisillon s’envola, tout heureux de vivre. Et maintenant, passons à mon dos. » Elle leur expliqua que, lorsque Georges avait commencé la grande œuvre, il ne restait pas beaucoup de place, mais que, dans sa géniale inspiration, il avait transformé « L’Attaque contre Pearl Harbor » en un « Armageddon » et le « Panorama de New York » en une vue de la Ville Sainte.

« Oh oui, mon bon Georges a eu bien du mal à faire tenir toutes les étapes de la vie terrestre de notre prophète. Ici, vous le voyez prêcher sur les marches du séminaire impie qui refusa de l’admettre, et là, sa première arrestation, début de la Persécution. Tout autour de la colonne vertébrale, vous le voyez briser les idoles… et tout en bas, il est en prison, éclairé par une lumière descendue du Ciel. Puis, les Premiers Justes envahirent la prison…»

(Le révérend Foster avait compris que, dans la lutte pour la liberté religieuse, les coups-de-poing américains et les gourdins valaient mieux que la résistance passive. Son église était on ne peut plus militante. Mais Foster était un excellent tacticien : il n’engageait une bataille que lorsque l’artillerie lourde était du côté du Seigneur.)

«… le sauvèrent et enduirent de goudron et de plumes le faux juge qui l’avait condamné. Et devant… oh, vous ne pouvez pas voir grand-chose, à cause de mon soutien-gorge. Quel dommage. »

(Michaël, que désire-t-elle ?)

(Tu le sais. Dis-le lui.)

« Tante Patty, lui dit Jill gentiment. Vous voulez que nous voyions toutes les images, n’est-ce pas ?

— Eh oui… comme Tim l’explique dans son boniment, Georges a dû se servir de toute ma peau pour que l’histoire soit complète.

— Si Georges s’est donné tant de mal, c’est pour qu’on voie tout. Je vous avais dit que cela me serait égal de faire notre numéro toute nue, et ce n’était que pour amuser les jobards. Mais vous, vous poursuivez un but, un but saint.

— Soit… si vous le voulez vraiment. » Elle chanta un Alléluia silencieux ; Foster la soutenait. Grâce aux saintes images de Georges et avec un peu de chance, elle leur ferait voir la lumière.

« Je vais vous aider. »

(Jill…)

(Michaël ?)

(Attends.)

Avec une stupéfaction indescriptible, Mrs. Paiwonski vit que son slip et son soutien-gorge en lamé avaient disparu ! Jill ne s’étonna pas lorsque son peignoir s’évanouit et fut à peine surprise lorsque la robe de chambre de Mike prit le même chemin. Elle le mit sur le compte de sa politesse de chat.

Mrs. Paiwonski les regardait avec de grands yeux. Jill passa un bras autour de ses épaules. « Allons, chérie, tout va bien. Mike, tu devrais lui dire.

— Oui, Jill. Pat…

— Oui, Smitty ?

— Vous aviez dit que ma magie consistait en tours de passe-passe. Vous alliez ôter vos sous-vêtements. Je l’ai fait pour vous.

— Mais comment ? Où sont-ils ?

— Là où sont le peignoir de Jill et ma robe de chambre. Partis.

— Ne vous tracassez pas, Patty, nous les remplacerons. Mike, tu n’aurais pas dû.

— Désolé, Jill. J’avais gnoqué que c’était bien.

— Tu avais peut-être raison. » Patty n’était d’ailleurs pas trop bouleversée – et surtout, partageant l’éthique des gens du voyage, elle ne parlerait pas.

Mrs. Paiwonski ne s’inquiétait guère d’avoir perdu ces deux bouts d’étoffe, et la nudité – la sienne ou la leur – ne la choquait absolument pas. Mais un problème théologique la troublait fort. « Smitty ? C’était vraiment de la magie ?

— Je pense que c’est le mot qui convient, acquiesça Mike.

— J’appellerais plutôt cela un miracle, dit-elle sans détours.

— Si vous voulez. Ce n’était en tout cas pas de la prestidigitation.

— Je sais bien. » Elle n’avait pas peur. Étant soutenue par la foi, Patricia Paiwonski n’avait peur de rien. Mais elle était inquiète pour ses amis. « Regardez-moi dans les yeux, Smitty. Avez-vous conclu un pacte avec le Diable ?

— Non, Pat. »

Elle continua à lire dans son regard. « Vous ne mentez pas…

— Il ne sait pas mentir, tante Patty.

— Alors, c’est un miracle. Smitty… vous êtes un saint !

— Je ne sais pas, Pat.

— L’Archange Foster ne s’en est aperçu qu’après avoir accompli bien des miracles. Vous êtes un saint homme, Smitty, je le sens. Je l’avais senti dès que je vous ai vu.

— Je ne sais pas, Pat, répéta Mike.

— C’est possible, Patty, admit Jill, mais il ne le sait pas. Michaël… nous en avons trop dit pour ne pas en dire davantage.

— Michaël ! s’exclama soudain Patty. L’Archange Michaël, venu nous voir sous forme humaine !

— Calmez-vous, Patty ! S’il l’est, il n’en sait rien.

— Ce n’est pas nécessaire. Dieu fait Ses miracles comme Il lui semble bon.

— Tante Patty, allez-vous enfin m’écouter ? »

Mrs. Paiwonski apprit que Mike était l’Homme de Mars, et consentit à le considérer comme un homme, tout en réservant son opinion quant à sa nature réelle. Foster aussi avait réellement été un homme pendant son séjour terrestre, bien qu’il eût aussi et toujours été un Archange. Si Jill et Michaël tenaient à affirmer qu’ils n’étaient pas sauvés et à être traités comme de simples mortels, elle se soumettrait à leur désir – les voies du Seigneur sont mystérieuses.

« Considérez-nous comme des « Chercheurs », lui suggéra Mike.

— Oh, mes enfants ! Je suis certaine que vous êtes sauvés, mais Foster aussi n’était qu’un Chercheur dans ses jeunes années. Je vous aiderai. »

Elle participa à un autre miracle. Ils étaient assis sur le tapis ; Jill s’allongea et le suggéra mentalement à Mike. Sans aucun préambule, il la souleva. Patricia la regarda avec un bonheur serein. « Allongez-vous, Pat », lui dit Mike.

Elle obéit avec empressement. Jill tourna la tête. « Tu ferais peut-être mieux de me remettre par terre, Mike.

— Non, c’est inutile. »

Mrs. Paiwonski se sentit doucement soulevée. Elle n’avait pas peur. Elle était submergée par une extase religieuse qui lui faisait comme des éclairs de chaleur dans les reins. Ses yeux s’emplirent de larmes. Elle n’avait pas ressenti un tel pouvoir depuis que saint Foster l’avait touchée. Mike les rapprocha et Jill la serra contre elle, tandis qu’elle sanglotait de bonheur.

Mike les ramena doucement sur le tapis. Il ne ressentait aucune fatigue.

« Mike, dit Jill, il nous faudrait de l’eau. »

(???)

(Oui.)

(Et… ?)

(C’est une nécessité élégante. Pourquoi crois-tu qu’elle soit venue ?)

(Je le savais, mais je n’étais pas certain que tu le savais… ni que tu serais d’accord. Oh mon frère. Oh moi-même.)

(Mon frère.)

Mike envoya un verre dans la salle de bains, le fit emplir par le robinet, le fit revenir et le mit dans la main de Jill. Mrs. Paiwonski observait tout avec intérêt : plus rien n’aurait pu l’étonner. Jill lui dit : « C’est comme le baptême, tante Patty… et comme le mariage. C’est une coutume martienne. Cela implique une confiance absolue… vous pouvez tout nous dire et nous pouvons tout vous dire… nous sommes liés, maintenant et pour toujours. Mais une fois que c’est fait, on ne peut plus revenir en arrière. Si vous le rompiez, nous mourrions sur-le-champ, sauvés ou non. Et si nous y étions infidèles… mais nous ne le serons pas. Mais ne partagez pas l’eau avec nous si vous ne voulez pas vous engager ; nous resterions quand même amis. Si c’est contraire à votre foi, ne le faites pas. Nous ne faisons pas partie de votre église et n’en ferons sans doute jamais partie. Vous pouvez tout au plus nous considérer comme des « Chercheurs ». Mike ?

— Nous gnoquons, affirma-t-il. Pat, Jill dit vrai. J’aimerais pouvoir vous le dire en martien, ce serait plus clair. C’est comme le mariage, et bien plus encore. Nous sommes libres de vous offrir de l’eau… mais si une raison quelconque, dans votre religion ou dans votre cœur, vous empêche de l’accepter, ne buvez pas ! »

Patricia Paiwonski retint son souffle. Une fois déjà, en présence de son mari, elle avait pris une décision semblable. Et… de quel droit refuserait-elle cela à un saint homme… et à son épouse bénie ? « Je le veux », dit-elle avec assurance.

Jill but une gorgée. « Nous nous rapprochons à jamais. »

Elle donna le verre à Mike.

« Merci pour cette eau, mon frère. » Il but. « Pat, je vous donne l’eau de la vie. Puissiez-vous toujours boire profondément. » Il lui tendit le verre.

Patricia le prit. « Merci. Oh, merci, mes chers amis. Merci pour l’« eau de la vie ». Je vous aime ! » Elle but avidement.

Jill reprit le verre et le vida. « Maintenant, nous nous rapprochons, mes frères. »

(Jill ?)

(Maintenant !)

Michaël souleva son nouveau frère et le déposa doucement sur le lit.

Valentin Michaël Smith gnoquait que l’amour physique humain (très humain et très physique) n’était pas une simple fertilisation des œufs ni un rituel par lequel on se rapprochait ; l’acte était en lui-même un rapprochement. À chaque occasion, il essayait de le gnoquer dans sa plénitude. Il suspectait fortement que même les Anciens ne connaissaient pas cette extase-là, mais il y avait longtemps que cela ne le faisait plus reculer. Il gnoquait que son nouveau peuple connaissait des profondeurs spirituelles uniques, et essayait joyeusement de les sonder, sans inhibitions remontant à l’enfance ni répugnance quelconque.

Ses professeurs humains, doux et généreux, l’avaient instruit sans flétrir son innocence.

Jill vit sans surprise que Pat acceptait pleinement que l’ancienne cérémonie martienne du partage de l’eau se continuât presque immédiatement par le partage de Mike lui-même dans un très ancien rite humain. Jill fut toutefois quelque peu étonnée que Pat ne manifestât aucune surprise lorsque Mike se révéla, là aussi, capable de faire des miracles. Mais elle ignorait que Pat avait déjà une fois fait la connaissance d’un saint – et elle s’attendait à plus et à mieux de la part d’un saint. Jill était sereinement heureuse qu’ils aient bien agi à cet embranchement… puis fut extatiquement heureuse de se rapprocher elle aussi.

Pendant qu’ils se reposaient, Mike offrit à Patty un bain par télékinésie. La première fois, Mike l’avait fait pour Jill comme un jeu, puis c’était devenu une coutume familiale, et Jill était sûre que cela plairait à Patty. Elle s’amusa beaucoup en voyant ses grimaces lorsqu’elle se sentit savonnée par des mains invisibles, puis séchée sans serviette ni air chaud.

Patricia poussa un soupir d’aise. « Cela m’a donné soif.

— Tout de suite, ma chérie.

— Mais je veux quand même vous montrer le reste de mes images… Mais d’abord, regardez-moi. Moi, pas les images. Que voyez-vous ? »

Mike effaça mentalement les tatouages et regarda son nouveau frère sans ses décorations. Il aimait ses tatouages ; cela lui donnait une personnalité bien à elle, et un arôme légèrement martien. Il songea à se faire tatouer de la tête aux pieds, une fois qu’il aurait gnoqué quelles images mettre. La vie de son père et frère d’eau Jubal ? Il faudrait y réfléchir. Et Jill aimerait peut-être aussi ? Quels dessins rendraient Jill plus merveilleusement elle-même ?

Ce qu’il vit en regardant Pat sans tatouages lui plut moins. Elle avait l’apparence qu’une femme doit avoir. Il ne gnoquait toujours pas la collection de photos de Duke : elles lui avaient appris que les femmes avaient une grande variété de couleurs, de dimensions et de formes, et qu’il existait une certaine variété dans la gymnastique de l’amour, mais en dehors de cela il ne gnoquait pas qu’il y eût quelque chose à apprendre de ces images auxquelles Duke tenait tant. De par son éducation, Mike était un observateur attentif, mais les plaisirs subtils du voyeurisme lui étaient inconnus. Certes, il trouvait les femmes (y compris, oh oui, Patricia Paiwonski) sexuellement stimulantes, mais le toucher et l’odorat comptaient plus que la vision. En cela, il était aussi Martien qu’humain. Le réflexe martien correspondant, aussi peu subtil qu’un éternuement, était déclenché par ces sens, mais seulement en saison. Le « sexe » martien était aussi romantique que l’alimentation intraveineuse.

Il remarqua particulièrement le visage de Patricia, beau et modelé par sa vie. Il fut surpris de constater que son visage était plus personnel encore que celui de Jill, et ressentit pour Pat un regain d’une émotion qu’il n’avait pas encore appris à nommer amour.

Elle avait aussi son odeur, et sa voix. Une voix légèrement couverte et qu’il prenait plaisir à écouter même lorsqu’il ne gnoquait pas ce qu’elle disait. Son odeur conservait toujours une trace d’amertume musquée provenant de ses serpents. Mike aimait les serpents, et savait manier ceux qui étaient venimeux – et pas seulement en évitant leurs morsures. Ils gnoquaient avec lui ; il savourait leurs pensées impitoyables et innocentes ; ils lui rappelaient Mars. En dehors de Pat, Mike était la seule personne dont Gueule de Miel aimât le contact, bien que dans sa torpeur le boa acceptât d’être touché par n’importe qui.

Mike fit réapparaître les tatouages.

Jill se demanda pourquoi elle s’était fait tatouer. Elle avait un assez beau corps, mais avec ces bandes dessinées… Elle aimait Patty pour elle-même, pas pour son apparence physique, et puis cela la faisait vivre… la ferait vivre jusqu’à ce qu’elle soit trop vieille pour que les jobards paient pour la voir, même si les images avaient été de Rembrandt. Elle espéra qu’elle avait des économies, puis se souvint qu’elle était devenue leur frère et partageait donc l’inépuisable fortune de Mike. Cela lui réchauffa le cœur.

« Alors ? répéta Mrs. Paiwonski. Quel âge me donnez-vous ? »

— Je ne sais pas.

— Devinez.

— Je ne peux pas, Pat.

— Mais si, allez-y !

— Il ne peut vraiment pas, intervint Jill. Il n’est pas ici depuis longtemps, et compte toujours en chiffres martiens. Il est incapable d’estimer les âges.

— Eh bien, allez-y, Jill. Mais soyez sincère. »

Jill regarda sa silhouette impeccable, sans oublier les mains, le cou, les yeux… puis enleva cinq ans, malgré l’honnêteté due à un frère d’eau. « Disons la trentaine, à un ou deux ans près. »

Mrs. Paiwonski gloussa de joie. « Et voilà une gratification de la Vraie Foi, mes enfants ! Ma petite Jill chérie, j’approche de la cinquantaine.

— On ne dirait vraiment pas !

— Et voilà l’effet du Bonheur, ma chérie ! Après mon premier gosse, je m’étais négligée : j’avais un ventre comme si j’étais enceinte de six mois, mes seins pendaient lamentablement… mais je ne les ai jamais fait relever. Vous pouvez regarder. Certes, un bon chirurgien ne laisse pas de cicatrices, mais sur moi, cela se verrait. Il aurait dû couper trois images en deux.

« Puis, je vis la lumière ! Ni exercices ni régime ; je mange comme un ogre. C’est le Bonheur, ma chérie. Le Bonheur Parfait dans le sein du Seigneur grâce à l’entremise du très saint Foster.

— Stupéfiant », admit Jill. Elle avait pu se rendre compte qu’elle ne suivait en effet aucun régime, et s’abstenait de tout exercice physique. Et cette poitrine (Jill s’y connaissait) n’avait jamais connu le couteau du chirurgien.

Mike supposa qu’elle avait appris à se penser le corps qu’elle désirait, qu’on l’attribuât à Foster ou pas. Il enseignait ce contrôle à Jill, mais était ralenti par sa connaissance insuffisante du martien. Mais cela ne pressait pas… Pat continua :

« Je voulais vous montrer ce que la Foi peut faire, mais le véritable changement est intérieur. Le Bonheur. Le doux Seigneur sait que le verbe n’est pas mon fort, mais je vais essayer de vous expliquer. Il faut d’abord comprendre que toutes les autres pseudo-églises sont des pièges du Malin. Notre doux Jésus a prêché la Vraie Foi, mais au cours des Années Sombres Sa parole a été dénaturée au point qu’il ne l’aurait plus reconnue. Alors, Foster fut envoyé pour lui rendre sa clarté, et écrivit Sa Nouvelle Révélation. »

Patricia Paiwonski leva les bras, devenue soudain une prêtresse vêtue d’une sainte dignité et de symboles sacrés. « Dieu veut que nous soyons Heureux. Dieu laisserait-il fermenter le jus de la vigne s’il ne voulait pas que nous soyons Heureux en le buvant ? Il aurait tout aussi bien pu le laisser sous forme de jus de raisin, ou le tourner en vinaigre… Est-ce que ce n’est pas vrai ? Évidemment, Il ne veut pas que nous devenions ivres morts, que nous battions notre femme et négligions nos enfants… Non, Il nous donne les bonnes choses pour en user, non pour en abuser. Mais si vous avez envie de boire un verre ou même six en compagnie d’amis qui ont vu la lumière, et que cela vous donne envie de danser et de remercier le Seigneur… pourquoi pas ? Dieu a créé l’alcool, et Il a créé les pieds… pour le Bonheur de l’homme ! »

Elle s’interrompit. « Remplissez mon verre, chérie. Parler donne soif – pas trop de soda, c’est du trop bon whisky. Et ce n’est pas tout. Si Dieu n’avait pas voulu que l’on regarde les femmes, il les aurait faites laides, exact ? Dieu ne triche pas. Il respecte les règles du jeu qu’il a créé.

« Bien ! Dieu veut donc que nous soyons Heureux, et il nous a dit comment : « Aimez-vous les uns les autres. » Aimez un serpent si la pauvre bête a besoin d’amour. Aimez votre voisin, et ne montrez le poing qu’aux corrupteurs sataniques qui voudraient vous éloigner du droit chemin et vous entraîner dans le gouffre. Et quand je dis aimer, je ne parle pas de ces vieilles filles pusillanimes qui n’osent pas lever les yeux de leurs livres de prières de peur d’entrevoir la tentation de la chair. Si Dieu haïssait la chair, pourquoi en aurait-Il tant créé ? Dieu n’est pas une poule mouillée. Il a créé le Grand Canon, les comètes qui traversent le ciel, les cyclones, les étalons et les tremblements de terre… Un Dieu qui fait tourner tout cela se détournerait-Il lorsqu’une jolie gosse se penche vers son môme et qu’un homme aperçoit un bout de sein ? Allons, mes enfants, vous ne croyez pas cela ! Quand Dieu nous a dit d’aimer, il voulait dire aimer. Aimez les petits bébés qui ont toujours besoin d’être changés, aimez les hommes forts et qui sentent la sueur pour qu’il y ait plus de bébés à aimer… et entre-temps, continuez à aimer parce que c’est si bon !

« Bien sûr, ça ne veut pas dire qu’il faut le marchander, pas plus que je ne dois me saouler avec cette bouteille et puis aller casser la g… à un flic. Non, l’amour ne se vend pas ; on n’achète pas le Bonheur… ça n’a pas de prix, et si vous croyez que cela en a un, l’Enfer vous attend. Mais si vous donnez et recevez généreusement ce dont Dieu nous a abondamment dotés, le Diable ne peut pas vous approcher. De l’argent ? » Elle regarda Jill. « Voyons, mon trésor, partageriez-vous l’eau avec quelqu’un pour un million de dollars ? Mettons même dix millions, libres d’impôts ?

— Évidemment pas. » (Tu gnoques cela, Michaël ?)

(Presque pleinement, Jill. L’attente.)

— Vous voyez, ma chérie ? Je savais que cette eau contenait de l’amour. Vous êtes des Chercheurs, très proches de la lumière. Mais puisque, grâce à l’amour que vous portez en vous, vous “avez partagé de l’eau et vous êtes rapprochés”, comme dit Mike, je peux vous parler de choses que je ne dirais généralement pas à des Chercheurs…»


Le révérend Foster – ordonné par lui-même ou par Dieu, selon l’autorité à laquelle on se réfère – avait un instinct extraordinaire pour sentir le pouls de son époque, plus fort que celui d’un forain jaugeant un jobard. Tout au long de son histoire, la culture américaine a eu une personnalité divisée. Ses lois étaient puritaines, son comportement secret presque rabelaisien. Ses religions étaient apolliniennes, et ses renouveaux, dionysiaques. Au XXe siècle (ère chrétienne terrestre), le sexe n’était aussi vigoureusement réprimé nulle part ailleurs sur Terre, et nulle part ailleurs on ne s’y intéressait aussi passionnément.

Foster avait deux traits en commun avec tous les grands chefs religieux de la planète : sa personnalité était d’un très grand magnétisme, et sexuellement il s’écartait fortement de la norme. Les grands chefs religieux ont toujours été ou bien des célibataires ou bien leur antithèse absolue. Foster n’était pas célibataire.

Ni ses femmes ; ni ses prêtresses, d’ailleurs. La cérémonie de renaissance de la Nouvelle Révélation comportait un rite particulièrement apte à rapprocher les êtres entre eux.

De nombreux cultes avaient utilisé la même technique, mais ce fut Foster qui la mit en honneur aux États-Unis. Il fut chassé de bien des villes avant d’avoir mis au point une méthode permettant la généralisation de son culte caprin. Il fit des emprunts à la franc-maçonnerie, au catholicisme, au parti communiste et à la haute finance, de même qu’il composa sa Nouvelle Révélation en s’inspirant largement des anciennes écritures, le tout enveloppé dans un retour au christianisme primitif. Il établit une église extérieure ouverte à tous ; puis venait une église intermédiaire, celle des « Bienheureux », qui payaient la dîme, profitaient des avantages consentis grâce aux intérêts commerciaux croissants de l’église, et participaient à un incessant carnaval de Bonheur, Bonheur, Bonheur ! Leurs péchés étaient pardonnés, et bien peu de choses étaient coupables tant qu’ils soutenaient leur église, agissaient honnêtement avec les autres Fostérites, condamnaient les pécheurs et restaient Heureux. La Nouvelle Révélation n’encourageait pas spécifiquement la lubricité, mais devenait particulièrement mystique dès qu’il s’agissait de questions sexuelles.

L’église moyenne fournissait aussi les troupes de choc. Foster imitait les méthodes du syndicat des travailleurs de l’Industrie du début du XXe siècle. Lorsqu’une communauté tentait de supprimer une implantation fostérite, des Fostérites venus de tout le pays convergeaient vers cette ville jusqu’à ce qu’il n’y ait plus assez de prisons ni de policiers pour les contenir – et les dégâts, tant corporels que matériels, étaient importants.

Aucune condamnation ne tenait. La Cour Suprême (et plus tard la Haute Cour) ne ratifia jamais la condamnation d’un Fostérite en tant que Fostérite. Foster veillait à ce que toute poursuite judiciaire soit considérée comme une persécution.

Au centre de l’église ouverte se trouvait l’Église Intérieure, composée d’un noyau d’hommes entièrement dévoués, prêtres ou chefs laïques, détenant les clefs et décidant de la politique. Ceux-là étaient « nés une seconde fois », au-delà du péché, assurés du Ciel, et seuls célébrants des mystères occultes.

Foster les choisissait avec le plus grand soin, et même personnellement au début. Il cherchait des hommes semblables à lui, et des femmes ressemblant à ses épouses-prêtresses : dynamiques, animés d’une foi inébranlable, obstinés, et libérés (ou susceptibles de le devenir, une fois débarrassés de leur culpabilité et de leur insécurité) de la jalousie dans le sens le plus humain du mot. Et tous étaient potentiellement des satyres et des nymphes, car l’église secrète était ce culte dionysiaque qui manquait à l’Amérique et pour lequel existait un immense marché potentiel.

Il usait d’une grande prudence. Si les candidats étaient mariés, il ne les acceptait qu’ensemble. Les candidats célibataires devaient être sexuellement attirants et agressifs, et il pénétra ses prêtres de la nécessité de choisir un nombre d’hommes au moins égal à celui des femmes. Bien qu’il fût impossible de savoir s’il avait étudié des cultes américains comparables, quoique plus anciens, Foster devait savoir ou sentir que dans le passé nombre de cultes similaires avaient sombré en raison de la jalousie née de la concupiscence possessive des prêtres. Foster ne commit jamais cette erreur. Pas une seule fois il ne garda une femme pour lui seul, même parmi celles qu’il épousait.

Il ne désirait d’ailleurs pas que le groupe central devienne trop important ; l’église moyenne suffisait largement à apaiser les besoins moins exigeants des masses. Si une réunion donnait deux couples acceptables pour le « Mariage Céleste », Foster s’estimait satisfait. S’il n’en donnait aucun, il envoyait sur place un prêtre et une prêtresse expérimentés pour faire mûrir la graine.

Dans la mesure du possible, il examinait les candidats lui-même, avec l’aide d’une prêtresse. Comme ces couples étaient déjà « sauvés » et membres de l’église moyenne, il courait peu de risques – aucun avec la femme, et il jaugeait toujours l’homme avant de donner le feu vert à sa prêtresse.

Avant d’être sauvée, Patricia Paiwonski était jeune, mariée, et « très heureuse ». Elle avait un enfant et admirait beaucoup son mari nettement plus âgé qu’elle. Georges Paiwonski était un homme généreux et affectueux ; il n’avait qu’une seule faiblesse… en conséquence de laquelle il était souvent trop ivre à la fin de la journée pour témoigner de son affection. Néanmoins, Patty s’estimait heureuse ; certes, il arrivait à Georges de se montrer affectueux avec une cliente, parfois même très. Et, bien sûr, son métier exigeait un certain isolement, surtout lorsque le client était une femme. Patty se montrait tolérante ; lorsque Georges se mit à boire de plus en plus, il lui arrivait même de donner rendez-vous à un de ses clients.

Mais elle ressentait un vide, un vide que ne combla même pas le serpent dont lui fit cadeau un client reconnaissant – il partait en voyage et ne pouvait l’emmener, lui expliqua-t-il. Elle n’avait aucune phobie vis-à-vis des serpents ; elle l’installa dans leur vitrine et Georges lui peignit une jolie toile de fond en quatre couleurs.

Elle acheta d’autres serpents. C’était une consolation, oui, mais étant la fille d’un garçon de l’Ulster et d’une fille de Cork[3] elle était restée sans religion.

Elle était déjà une « Chercheuse » lorsque Foster vint prêcher à San Pedro. Elle avait réussi à entraîner Georges à l’église deux ou trois fois, mais il n’avait pas vu la lumière. Foster vint et la leur montra. Ils se confessèrent ensemble. Lorsque Foster revint six mois plus tard, ils étaient si dévoués qu’il s’occupa d’eux personnellement.

« Du jour où Georges vit la lumière, raconta-t-elle à Mike et à Jill, les ennuis furent terminés. Il buvait toujours, mais seulement à l’église et jamais trop. Lors du retour de notre saint apôtre, Georges avait déjà commencé sa Grande Œuvre. Naturellement, nous voulûmes la montrer à Foster… Elle hésita. Vraiment mes enfants, je me demande si je dois vous raconter ça.

— Ne vous forcez surtout pas, lui dit Jill. Patty chérie, ne faites jamais rien qui vous gêne. Le partage de l’eau doit être une chose naturelle et facile.

— Si, si, je veux vous le dire ! Mais il ne faudra pas le répéter. » Mike fit un signe d’assentiment. « Je sais. Sur Mars, il n’y aurait pas de problème, mais ici je gnoque que cela en pose parfois. C’est entre frères, et nous ne dirons rien.

— Je… je “gnoque”. C’est un drôle de mot, mais j’apprends à m’en servir. Bien, mes amis. Mais c’est entre frères. Saviez-vous que tous les Fostérites sont tatoués ? Les vrais membres de l’église, ceux qui sont sauvés pour l’éternité – comme moi. Pas tatoués sur tout le corps, bien sûr ! Vous voyez cela, juste à l’endroit de mon cœur ? C’est le saint baiser de Foster. Georges a composé son image de telle façon que cela ne se voit pas. Mais c’est son baiser, et Foster l’y a mis lui-même ! » Elle se redressa, pleine d’une fierté extatique.

Ils l’examinèrent. « C’est bien la marque d’un baiser, dit Jill, comme si quelqu’un vous avait embrassé avec du rouge à lèvres. Je croyais que cela faisait partie de ce coucher de soleil.

— Il le fallait, car on ne doit montrer le baiser de Foster qu’à ceux qui le portent déjà. D’ailleurs, insista-t-elle, un jour vous le porterez aussi, et je veux vous le tatouer moi-même.

— Je ne comprends pas, Patty. Comment pourrait-il nous embrasser ? Il… il est au Ciel.

— Bien sûr, ma chérie, mais n’importe quel prêtre ou prêtresse peut vous donner le baiser de Foster. Cela signifie que Dieu est dans votre cœur, qu’il fait partie de vous, à jamais. »

Mike était devenu très attentif, et soudain il dit : « Tu es Dieu !

— Comment, Michaël ? Je ne l’ai jamais entendu dire de cette façon, mais c’est l’idée : Dieu est en vous et avec vous, et le Diable ne peut pas vous approcher.

— Oui, dit Mike. Vous gnoquez Dieu. Jamais, pensa-t-il, il ne s’était mieux fait comprendre… sauf avec Jill, mais c’était parce qu’elle apprenait le martien.

— C’est cela, Michaël. Dieu vous… gnoque, et par le Saint Amour et le Bonheur Éternel vous êtes marié à Son Église. Le prêtre vous embrasse et on tatoue la marque de son baiser pour qu’il vous accompagne à jamais. Elle n’est pas toujours aussi grande ; mais la mienne a exactement les dimensions de la sainte bouche de Foster. On peut la placer n’importe où pour la protéger du regard des pécheurs, et on ne la montre que dans les Rencontres Heureuses. »

— J’ai entendu parler de ces Rencontres Heureuses ; en quoi consistent-elles exactement ? demanda Jill.

— Eh bien, dit Mrs. Paiwonski sur un ton docte, il y a Rencontre Heureuse et Rencontre Heureuse. Celles réservées aux membres ordinaires – ceux qui sont sauvés mais peuvent retomber dans le péché – sont de gaies réunions, avec beaucoup de prières joyeuses, de musique et de danses. Peut-être même un peu de vrai amour, mais il faut être très prudent pour ne pas semer la dissension parmi les frères. L’Église est très stricte sur ce point.

« Mais dans les Rencontres Heureuses pour ceux qui sont sauvés pour l’éternité, il est inutile de prendre ces précautions, car aucun d’entre eux ne peut pécher. Tout cela est du passé. Si vous voulez boire jusqu’à être ivre mort… c’est parfait, car si telle n’était pas la volonté de Dieu, vous ne le feriez pas. Vous voulez vous agenouiller et prier, ou bien arracher vos vêtements et danser ? C’est la volonté de Dieu. Personne, non personne n’y verra le moindre mal.

— Une vraie partie, commenta Jill.

— Mais oui ! On est empli d’une béatitude céleste, et si l’on se réveille le matin aux côtés d’un frère, il est là parce que Dieu a voulu que nous soyons tous éternellement bénis et Heureux. Tous ceux qui portent le baiser de Foster sont à nous ! » Elle hocha songeusement la tête. « C’est un peu comme le partage de l’eau. Vous comprenez ?

— Je gnoque », dit Mike.

(Mike ?????)

(Attends, Jill. Attends la plénitude.)

« Mais ne vous imaginez pas, continua Patricia gravement, qu’il suffise d’un simple tatouage pour avoir accès au Temple Intérieur… Tenez, dès que je sais où la foire ira s’établir, j’écris aux églises locales en mettant mon empreinte digitale pour qu’ils puissent vérifier si je suis bien une des éternellement sauvées grâce aux fichiers centraux du Tabernacle de l’Archange Foster. Et lorsque je viens prendre part à la Rencontre Heureuse – et j’y vais toujours, même si Tim doit m’attendre pour repartir – on m’identifie avant de me laisser entrer. Oh ! mais ils sont contents de me voir ; je suis une attraction supplémentaire et souvent ils passent une soirée entière à regarder mes images saintes. Parfois aussi, j’amène Gueule de Miel pour jouer à Ève et au Serpent. Un frère joue le rôle d’Adam et on nous chasse du jardin d’Éden. Ensuite, le prêtre en explique la vraie signification, et à la fin nous retrouvons notre sainte innocence, et la partie peut commencer. Oh joie ! »

Elle ajouta : « Mon baiser de Foster les passionne aussi… il y a vingt ans qu’il est monté au Ciel, et il en reste bien peu qui portent son baiser original. Et je leur raconte comment il me l’a donné. Euh…»

Après un moment d’hésitation, Mrs. Paiwonski le leur raconta aussi. Jill se demanda si elle ne rougissait jamais. Puis elle gnoqua que Patty et Mike étaient de la même espèce : des créatures de Dieu, des innocents incapables de pécher quoi qu’ils fassent. Elle aurait souhaité pour Patty que Foster soit réellement un saint prophète.

Mais Foster ! Doux Jésus, quelle abominable parodie !

Jill se revit dans cette chambre, fixant les yeux morts de Foster. Il paraissait tellement vivant… elle sentit un frisson la traverser et se demanda ce qu’elle aurait fait si Foster lui avait offert son saint baiser… et sa sainte personne… ?

Elle rejeta cette image, mais pas avant que Mike ne l’eût captée. Elle le sentit sourire, avec une innocence entendue.

Elle se leva. « Quand faut-il que vous soyez de retour à la foire, ma grande Patty ?

— Ciel ? Je devrais déjà y être !

— Pourquoi ? Le départ était fixé à 9 heures et demie.

— Je sais, mais… Gueule de Miel est jalouse quand je rentre tard.

— Vous lui direz que vous étiez à une Rencontre Heureuse. »

Patty serra Jill dans ses bras. « Oui, c’est cela ! C’est exactement cela !

— Bien. Je vais me coucher ; je suis fourbue. À quelle heure devez-vous vous lever ?

— Il faudrait que j’y sois à 8 heures, le temps que Sam démonte ma tente et que je surveille le chargement des enfants.

— Pour le petit déjeuner ?

— Je le prendrai dans le train. Juste un café en me réveillant, peut-être ?

— Je vous en ferai. Restez debout tant que vous voudrez, mes chéris. Je vous réveillerai à temps – si vous dormez. Mike, lui, ne dort pas.

— Pas du tout ?

— Jamais. Généralement, il se roule en boule pour réfléchir – mais il ne s’endort pas.

— Encore un signe, dit Mrs. Paiwonski solennellement. Votre jour viendra, Michaël. Je le sais.

— Peut-être, dit Jill. Mike, je m’endors debout. Si tu veux bien ? » Elle fut soulevée, transportée dans sa chambre, les couvertures lui laissèrent passage, elle s’endormit.

Jill se réveilla à 7 heures. Elle se leva et passa la tête dans l’autre chambre. Les lumières étaient éteintes, mais ils ne dormaient pas. Elle entendit Mike dire avec une douce assurance :

« Tu es Dieu.

— Tu es Dieu, murmura Patricia d’une voix lourde, comme si elle avait été droguée.

— Oui. Jill est Dieu.

— Jill… est Dieu. Oui, Michaël.

— Et tu es Dieu.

— Tu… es… Dieu ! Maintenant, Michaël, maintenant ! »

Jill se retira silencieusement et alla se brosser les dents. Puis elle fit savoir à Mike qu’elle était réveillée – en fait, il le savait déjà. Lorsqu’elle revint dans le living, les volets étaient ouverts et le soleil entrait à flots. « Bonjour, mes chéris ! » Elle les embrassa.

— Tu es Dieu, lui dit Patty simplement.

— Oui, ma Pat. Et tu es Dieu. Dieu est en nous tous. » Elle regarda Patty ; même dans cette lumière crue, elle ne paraissait nullement fatiguée. Jill connaissait cela ; lorsque Mike voulait qu’elle reste éveillée toute la nuit, elle ne ressentait jamais aucune fatigue. Elle se demanda si sa fatigue de la veille n’avait pas été une idée de Mike… et l’entendît le lui confirmer mentalement.

« Et maintenant, du café, les enfants. Il y a aussi du jus d’oranges. »

Ils déjeunèrent légèrement, car ils étaient rassasiés de bonheur. Jill vit que Patty semblait soucieuse. « Quelque chose vous tracasse, chérie ?

— C’est gênant à dire, mes enfants… mais avec quoi allez-vous manger ? Tante Patty a des économies, et j’avais pensé…»

Jill éclata de rire. « Pardon, chérie, je ne devrais pas rire. Mais l’Homme de Mars est riche ! Vous ne le saviez pas ?

— Enfin… oui et non. S’il fallait croire tout ce qu’ils disent aux informations.

— Patty, vous êtes adorable. Croyez-moi, maintenant que nous sommes frères d’eau, nous n’hésiterions pas… mais dans l’autre sens ! « Partager le nid » n’est pas une phrase creuse. Sérieusement, Patty, si jamais vous avez besoin d’argent, dites-le. N’importe quelle somme. N’importe quand. Écrivez un mot, ou plutôt, téléphonez-moi : Mike n’a aucune notion de ce qu’est l’argent. Rien qu’à mon nom, je dois avoir deux ou trois cent mille ! Vous en voulez une partie ? »

Mrs. Paiwonski était stupéfaite. « Soyez bénis, mes enfants, mais je n’ai pas besoin d’argent. »

Jill haussa les épaules. « Si jamais cela arrive, vous savez quoi faire. Vous n’avez pas envie d’un yacht ? Je suis sûre que Mike adorerait vous en offrir un.

— Certainement, Pat. Je n’ai jamais vu de yacht. » Mrs. Paiwonski secoua la tête. « Allons, pas de folies, mes trésors… je ne veux rien d’autre que votre amour…

— Vous l’avez, dit Jill.

— Je ne gnoque pas « amour », mais Jill parle toujours vrai, ajouta Mike.

— … et aussi vous savoir sauvés. Mais cela ne m’inquiète plus. Mike m’a parlé de la signification de l’attente. Vous comprenez, Jill ?

— Je gnoque. Je ne suis plus jamais pressée.

— J’ai quelque chose pour vous, les enfants…» Elle prit son sac et en sortit un livre. « Tenez… c’est l’exemplaire de la Nouvelle Révélation que saint Foster m’a donné, la nuit où il me marqua de son baiser. Il est à vous. J’y tiens. »

Jill en avait les larmes aux yeux. « Mais, tante Patty… notre frère ! Nous ne pouvons pas vous le prendre. Nous en achèterons un.

— Si, si, je veux… C’est de l’eau que je partage avec vous pour nous rapprocher.

— Nous le partagerons, dit Jill avec enthousiasme. Il est à nous maintenant, à nous tous. Elle l’embrassa.

Mike lui tapa sur l’épaule. « Tu es bien avide, mon petit frère. À mon tour.

— Je serai toujours avide de cette façon. »

L’Homme de Mars embrassa d’abord son nouveau frère sur la bouche, puis là où Foster avait déposé son baiser. Ensuite, il choisit un endroit symétrique sur le sein droit et l’y embrassa longuement, en étirant fortement le temps. Il était nécessaire de gnoquer les capillaires…

Pour les deux autres, cela n’avait pas duré plus d’un instant, mais Jill avait senti ses efforts. « Patty, s’exclama-t-elle, Regardez ! »

Mrs. Paiwonski baissa les yeux, et vit le stigmate parallèle, de la forme de ses lèvres et de la couleur du sang. Elle faillit s’évanouir, puis la force de sa foi reprit le dessus. « Oui, Michaël, Oui… ! »

Peu après, la femme tatouée était redevenue une ménagère pudibonde, des gants au col montant. « Non, je ne pleurerai pas. Dans l’éternité on ne se dit pas au revoir. J’attendrai. » Elle les embrassa, et sortit sans se retourner.

28

« Blasphème ! »

Foster leva les yeux. « Quelle mouche vous a piqué, petit ? »

L’annexe avait été montée à la hâte, et des nuées de Choses y pénétraient… petits moustiques inoffensifs en général, mais dont la morsure pouvait causer une vive démangeaison de l’ego.

« Il faut le voir pour le croire. Je vais ramener l’omniscion en arrière et vous montrer.

— Vous seriez surpris du nombre de choses que je peux croire. » Néanmoins, le surveillant de Digby daigna distraire une partie de son attention. Il vit trois humains, un homme et deux femmes, spéculant sur l’éternité. Rien que de très ordinaire. « Et alors ? demanda-t-il.

— Vous avez entendu ce qu’elle a dit l’« Archange Michaël. » Ça alors !

— Alors quoi ?

— Mais enfin, pour l’amour de Dieu !

— Ce n’est pas exclu. »

L’auréole de Digby frémit. « Vous n’avez pas bien regardé, Foster. Elle parlait de ce délinquant juvénile retardé qui m’a envoyé ici ! »

Foster augmenta le volume, et remarqua que l’apprenti ange avait dit la vérité – il remarqua aussi un autre détail et sourit de son sourire angélique. « Qu’est-ce qui vous dit que ce n’est pas vrai, cadet ?

— Hein ?

— Cela fait un bout de temps que je n’ai plus vu Mike au Club, et son nom a été rayé de la liste des participants au Tournoi Solipsiste du Millenium ; il est certain qu’il est en mission. Mike est un des solipsistes les plus acharnés du secteur.

— Mais c’est obscène !

— Si vous saviez combien d’idées du Patron ont été taxées d’obscènes… ou plutôt, vous devriez le savoir avec votre expérience. L’obscénité est un concept sans existence théologique. Aux purs, toutes choses sont pures.

— Mais…

— Chut ! En plus du fait que notre frère Michaël est absent en ce moment, il est impossible de se méprendre sur l’identité de cette dame tatouée. C’est une séculière d’une grande sainteté.

— Qui dit cela ?

— Moi. Je sais. » Foster eut de nouveau son sourire angélique. Chère petite Patricia ! Plus dans sa prime jeunesse, certes mais toujours désirable, et brillant d’une lumière intérieure qui la faisait ressembler à un vitrail. Il remarqua sans aucun orgueil temporel que Georges avait terminé sa grande œuvre – le tableau de sa montée au Ciel n’était pas mal, pas mal du tout, dans un sens très élevé. Il faudrait qu’il aille le féliciter et lui dire qu’il avait vu Patricia. Où était-il donc ? Ah oui ! Dans la section de dessin universel, sous les ordres directs du grand architecte.

Ah Patricia ! Quelle adorable poupée, et quelle sainte frénésie ! Avec un peu plus d’assurance et un petit peu moins d’humilité, il aurait pu en faire une prêtresse. Mais Patricia ne pouvait accepter Dieu que selon sa propre nature et cela n’aurait marché que chez les Lingayats… qui n’avaient pas besoin d’elle. Foster songea un moment à la revoir telle qu’il l’avait connue, mais s’abstint avec une réserve toute angélique. Il avait trop de travail…

« Laissez l’omniscion, cadet. J’ai un mot à vous dire. » Digby obéit. Foster fit résonner son halo – une habitude énervante qu’il avait chaque fois qu’il méditait. « Cadet, vous ne devenez pas assez angélique.

— Je suis désolé.

— La désolation n’a pas de place dans l’éternité. En vérité, vous vous préoccupez trop de ce jeunot, qu’il soit notre frère Michaël ou non. Ce n’est pas à vous de juger l’instrument qui vous a rappelé du pâturage. Vous le connaissiez à peine d’ailleurs, et ce n’est pas tellement lui qui vous tourmente, mais plutôt cette petite secrétaire brune que vous aviez. Elle avait mérité mon Baiser bien avant votre départ, n’est-ce pas ?

— Je continuais à l’examiner.

— Vous serez donc angéliquement heureux d’apprendre que l’évêque suprême Short l’a examinée – oh ! très à fond – après votre départ et l’a acceptée. Je vous avais dit qu’il serait à la hauteur de sa tâche. Mais ce n’était pas de cela dont je voulais vous parler. Un poste d’élève gardien est disponible dans un secteur qui vient d’être créé. Certes, ce poste est au-dessous de votre rang nomimal, mais ce sera un excellent entraînement angélique pour vous. Cette planète – oui, c’est une sorte de planète, vous verrez – est occupée par une race sexuellement tripolaire, et je me suis laissé dire que don Juan en personne ne serait attiré par aucune de leurs polarités. On le sait d’ailleurs avec certitude : il y a été envoyé à titre d’expérience. Il a supplié en hurlant pour qu’on le ramène dans l’enfer solitaire qu’il s’est créé.

— Vous m’envoyez là-bas pour que je n’intervienne pas dans vos affaires, hein !

— Ta-ra-ta-ta ! Vous ne pouvez pas intervenir. C’est l’Impossibilité qui rend tout le reste possible ! J’ai pourtant essayé de vous l’expliquer lors de votre arrivée. Mais ne vous inquiétez pas, vous avez toute l’éternité pour essayer ; c’est permis. Vous pourrez d’ailleurs revenir de temps en temps sans perte de temporalité. Et maintenant, volez ! J’ai du travail. » Foster reprit là où il avait été interrompu. Ah oui ! une pauvre âme temporellement connue sous le nom d’« Agnès Douglas ». Elle avait courageusement joué le rôle ingrat qui lui avait été assigné… mais maintenant il était terminé et elle avait besoin de repos pour se remettre des fatigues de la bataille… elle allait se débattre comme une belle diablesse et vomir de l’ectoplasme par tous les orifices.

Il faudrait l’exorciser après une tâche aussi rude ! Mais elles l’étaient d’ailleurs toutes. « Agnès Douglas » était une envoyée spéciale parfaitement sûre ; on pouvait lui confier les tâches les plus ingrates à condition qu’elles soient essentiellement virginales – la mettre dans un couvent, la brûler sur un bûcher. Cela marchait toujours.

Il n’éprouvait d’ailleurs envers les vierges que le respect professionnel pour le travail bien fait. Foster jeta un dernier coup d’œil à Mrs. Paiwonski. Ah ! en voilà une qu’il appréciait. Adorable petite Patricia ! Quelle bénédiction, quelle sainte lubricité…

29

Lorsque la porte se fut refermée derrière Patricia, Jill demanda : « Et maintenant, Mike ?

— Nous partons. Tu as lu des livres de psychopathologie, Jill ?

— Oui, mais certainement moins que toi.

— Tu connais le symbolisme du tatouage et des serpents ?

— Bien entendu. J’avais compris dès que j’ai vu Patty. J’espérais que tu trouverais un moyen.

— Je ne le pouvais pas tant que nous n’étions pas frères d’eau. Le sexe est une bonté utile, mais seulement s’il est partage et rapprochement. Je gnoque que si je le faisais sans me rapprocher… je me demande.

— Je gnoque que tu ne le pourrais pas, Mike. C’est une des raisons – des nombreuses raisons – pour lesquelles je t’aime.

— Je ne gnoque toujours pas « aimer », Jill. Je ne gnoque pas les « gens ». Mais je ne voulais pas que Pat parte.

— Fais-la rester avec nous. »

(L’attente, Jill.)

(Je sais.)

Il ajouta : « Je doute que nous pourrions lui offrir tout ce dont elle a besoin. Elle veut tout le temps se donner, à tout le monde. Les Rencontres Heureuses, les serpents et les jobards ne lui suffisent déjà pas. Elle veut s’offrir au monde entier sur un autel, et les rendre tous heureux. Cette Nouvelle Révélation… elle représente sans doute autre chose pour d’autres gens, mais pour elle, c’est cela.

— Oui, Mike chéri.

— Il est temps de partir. Choisis une robe et prends ton sac. Je vais nettoyer le reste. »

Jill aurait aimé prendre une ou deux choses, mais Mike voyageait toujours avec juste ce qu’il avait sur le dos, et semblait gnoquer que c’était également ce qu’elle préférait. « Je mettrai la jolie bleue. »

La robe flotta jusqu’à elle, s’arrêta au-dessus de ses bras levés et descendit la recouvrir. La fermeture à glissière se ferma. Des chaussures marchèrent vers elle ; elle entra dedans. « Je suis prête. »

Mike avait capté l’essence de sa pensée mais non le concept précis auquel elle s’appliquait, car il était trop éloigné des idées martiennes. « Jill ? Veux-tu que nous nous mariions ? »

Elle y réfléchit. « Nous sommes dimanche, c’est impossible.

— Demain, alors. Je gnoque que cela te plairait.

— Non, Mike.

— Pourquoi pas, Jill ?

— Cela ne nous rendrait pas plus proches, car nous avons déjà partagé l’eau. C’est vrai en martien comme en anglais.

— Oui.

— Il y a encore une autre raison, seulement en anglais. Je ne voudrais pas que Dorcas, Anne et Myriam – sans oublier Patty, aient l’impression que je veux les évincer.

— Je suis sûr qu’elles ne croiraient pas cela, Jill.

— Je préfère ne pas courir ce risque inutile. Inutile parce que tu m’as épousée il y a des siècles déjà, dans une chambre d’hôpital. » Elle hésita. « Mais il y a autre chose que tu pourrais faire pour moi.

— Oui, Jill ?

— Tu pourrais m’appeler de noms gentils ! Comme je le fais avec toi.

— Oui, Jill. Quels noms gentils ? »

Elle se jeta à son cou. « Mike, tu es l’homme le plus adorable que j’aie jamais rencontré… et la créature la plus exaspérante des deux planètes ! Ne t’inquiète pas. Appelle-moi simplement « petit frère » de temps en temps. Cela me fait délicieusement frémir.

— Oui, Petit Frère.

— Oh, Mike ! Dépêchons-nous de partir, avant que je ne t’entraîne de nouveau au lit. Rejoins-moi en bas ; je vais payer la note. » Elle sortit brusquement.


Ils prirent le premier Lévrier sans même regarder sa destination. Une semaine plus tard, ils s’arrêtèrent dans les Poconos, partagèrent l’eau pendant quelques jours, et partirent sans dire au revoir. C’était une coutume humaine à laquelle Mike était décidément réfractaire. Il ne l’utilisait qu’avec des étrangers.

Peu après, ils arrivèrent à Las Vegas. Mike jouait tandis que Jill tuait le temps comme girl dans une revue. Comme elle ne savait ni chanter ni danser, elle paradait en souriant, vêtue d’un invraisemblable chapeau et d’un carré de lamé ; telle était sa place dans la Babylone de l’Ouest. Elle préférait travailler pendant que Mike était occupé ; il réussissait toujours à lui procurer le job qu’elle convoitait. Et comme les casinos ne ferment jamais, Mike était occupé pour ainsi dire tout le temps.

Mike prenait garde à ne pas trop gagner, et respectait des limites fixées par Jill. Après avoir soutiré quelques milliers de dollars à chaque casino, il les remettait en jeu, pour ne jamais gagner gros. Puis, il travailla comme croupier, laissant la petite boule rouler sans intervenir, mais il observait les gens, essayant de gnoquer pourquoi ils jouaient. Il sentit un mobile intensément sexuel, et gnoqua qu’il était mauvais.

Jill considérait que les clients du grandiose restaurant-théâtre où elle travaillait étaient des jobards ; comme tels, ils ne comptaient pas. Mais elle s’aperçut avec surprise qu’elle prenait un plaisir actif à se produire devant eux. Elle examina ses sentiments avec une honnêteté toute martienne. Elle avait toujours pris plaisir à être regardée admirativement par les hommes qu’elle trouvait suffisamment attirants pour avoir envie de les toucher, et avait été dépitée de constater que la vue de son corps ne signifiait rien pour Mike, bien qu’il fût aussi dévoué à son corps qu’elle pouvait le rêver…

… lorsqu’il n’était pas préoccupé. Et même alors il faisait preuve de générosité, acceptait sans se plaindre qu’elle le tirât de sa transe et se montrait heureux, ardent et amoureux.

C’était une de ses curieuses particularités, comme son incapacité de rire. Jill conclut qu’elle aimait être visuellement admirée par des étrangers parce que c’était précisément cela que Mike ne lui donnait pas.

Mais, dans son honnêteté vis-à-vis d’elle même, elle balaya bientôt cette théorie. Les hommes qui composaient le public étaient pour la plupart trop vieux, trop gras, trop chauves pour qu’elle les trouvât attirants. Jill avait toujours considéré avec mépris les « vieux débauchés », mais pas tous les vieux hommes… Jubal pouvait la regarder, et même se servir d’un langage cru, sans jamais lui donner l’impression qu’il aurait aimé se trouver seul avec elle pour la peloter.

Elle s’aperçut toutefois que ces « vieux débauchés » ne la faisaient pas grincer des dents. Leurs regards admiratifs ou concupiscents – et elle les sentait, pouvait identifier leurs sources – ne la gênaient pas. Ils la réchauffaient, lui procuraient une satisfaction béate.

Jusqu’alors, « exhibitionnisme » n’avait été pour elle qu’un terme technique désignant une faiblesse méprisable. Et maintenant, en mettant le sien en lumière, elle se dit que cette forme de narcissisme était normale, ou alors qu’elle était anormale. Mais elle ne se sentait nullement anormale ; en fait, elle se sentait plus saine que jamais.

Bon. Si une femme saine et normale aime être regardée, il s’ensuit comme la nuit suit le jour que les hommes sains aiment regarder, sans quoi cela n’aurait plus de sens ! À ce point de ses réflexions, elle comprit, intellectuellement du moins, Duke et ses photos.

Elle en parla à Mike, qui ne vit pas en quoi cela aurait pu la gêner qu’on la regardât. Il comprenait qu’on désire ne pas être touché. Mike évitait généralement de serrer les mains, et n’acceptait d’être touché que par ses frères. (Jill ne savait pas jusqu’où cela allait vraiment. Après que Mike ait lu un livre sur ce sujet, elle lui avait expliqué l’homosexualité, et lui avait donné des conseils pour éviter les homosexuels ; elle savait que Mike les attirerait. Sur ses conseils, il se fit un visage plus masculin, alors qu’il était d’une beauté assez androgyne. Mais Jill n’était pas certaine qu’il refuserait – avec Duke, par exemple. Heureusement, la plupart de ses frères mâles étaient fortement masculins, de même que les autres étaient des femmes très féminines. Jill se demanda s’il ne détectait pas quelque chose de « mauvais » dans les infortunés intermédiaires, et en voie de conséquence ne leur offrait jamais de l’eau.)

Mike ne comprenait pas davantage pourquoi elle prenait soudain plaisir à être regardée. À l’époque de leur départ de la foire, leurs attitudes étaient similaires : Jill était alors indifférente aux regards. Elle voyait maintenant que son attitude actuelle existait déjà à l’état embryonnaire. Au cours de sa difficile adaptation à l’Homme de Mars, elle avait rejeté la plupart de ses conditionnements culturels, et le reste de pudibonderie qu’elle avait conservé malgré sa profession d’infirmière.

Elle fut capable d’admettre qu’elle portait en elle quelque chose d’aussi joyeusement éhonté qu’une chatte en chaleur.

Elle essaya d’expliquer cela à Mike, ainsi que sa théorie de la complémentarité entre l’exhibitionnisme narcissique et le voyeurisme. « La vérité, Mike, c’est que ça me fait quelque chose quand les hommes me regardent… un tas d’hommes, n’importe lesquels. Je gnoque maintenant pourquoi Duke aime ces photos, et plus elles sont sexy, mieux cela vaut. Cela ne signifie pas que j’aie envie de coucher avec eux, pas plus que Duke ne désire coucher avec ses photos. Mais lorsqu’ils me regardent et me disent, en pensée, que je suis désirable, cela me fait frémir jusqu’au cœur de mon être. » Elle plissa le front. « Je devrais me faire faire des photos vraiment vilaines et les envoyer à Duke… pour lui dire que je regrette de ne pas avoir gnoqué ce que je croyais être une faiblesse de sa part. Si c’est une faiblesse, je la partage, dans sa version féminine. Mais je gnoque que ce n’en est pas une.

— D’accord. Nous trouverons un photographe. »

Jill secoua la tête. « Non. Je lui écrirai une lettre pour m’excuser. Duke n’a jamais essayé de flirter avec moi, et je ne voudrais pas lui donner des idées.

— Tu ne voudrais pas Duke, Jill ? »

Elle entendit en esprit un écho de « frère d’eau ». « Hum… Je n’y avais jamais pensé. Je crois que je t’étais « fidèle ». Mais je gnoque que tu parles vrai. Je ne repousserais pas Duke, et cela me ferait même plaisir ! Hein, que dis-tu de cela, Mike chéri ?

— Je gnoque une bonté, répondit-il sans sourire.

— Mon galant martien… il y a des moments où les femelles humaines apprécient un semblant de jalousie, mais je crois qu’il n’y a aucune chance pour que tu gnoques jamais la jalousie. Ah, mon chéri ! Que gnoquerais-tu si un de ces jobards m’approchait de trop près ? »

Mike sourit imperceptiblement. « Je gnoque qu’il disparaîtrait.

— Je le gnoque aussi. Mais écoute-moi bien, Mike. Tu m’as promis que tu n’agirais ainsi qu’en cas de danger réel. Si tu m’entends hurler, et que tu vois dans mon esprit que ça va vraiment mal, c’est autre chose. Mais je me défendais contre les loups quand tu étais encore sur Mars. Lorsqu’une fille se fait violer, c’est neuf fois sur dix de sa faute, du moins en partie. Ne sois donc pas trop pressé d’agir.

— Je m’en souviendrai. J’aimerais que tu envoies cette vilaine photo à Duke.

— Mais pourquoi ? Si je voulais entreprendre Duke – et cela se pourrait, maintenant que tu m’en as donné l’idée –, je le prendrais par les épaules et lui dirais : « Alors, Duke, qu’en dis-tu ? Je suis consentante. » Mais je ne tiens pas à lui envoyer une vilaine photo comme ces femmes t’en envoyaient. Mais si tu y tiens, je veux bien. »

Mike plissa le front. « Si tu le veux, fais-le ; sinon, ne le fais pas. Mais j’aurais voulu voir prendre la photo. Qu’est-ce que c’est, une « vilaine » photo, Jill ? »

Mike ne s’expliquait pas le changement d’attitude de Jill, et cela faisait longtemps que la collection « artistique » de Duke l’intriguait. Mais le pâle équivalent martien de la tumultueuse sexualité humaine ne lui avait donné aucune base pour gnoquer le narcissisme et le voyeurisme, la pudeur ou l’exhibitionnisme. Il ajouta : « Vilain veut dire un petit peu mauvais, mais je gnoque que tu parlais plutôt d’une chose bonne.

— Je suppose que ça peut être ou bien l’un ou bien l’autre ; cela dépend de celui qui la regarde. Je ne peux pas t’expliquer, Mike. Il faut que je te montre. Ferme les volets, s’il te plaît. »

Quand ce fut fait, elle dit. « Bien, allons-y. Tu vois, cette pose est tout juste un petit peu vilaine, les girls l’utilisent souvent. Celle-là l’est un peu plus ; il n’y en a pas beaucoup qui la prendraient devant un public. Mais en voilà une vraiment vilaine… et celle-ci l’est très. Quand à celle-là, elle l’est tellement que je ne voudrais même pas qu’on me photographie comme ça avec une serviette sur le visage… à moins que tu ne le veuilles vraiment.

— Pourquoi le voudrais-je, si ton visage est caché ?

— Je ne sais pas. Demande à Duke.

— Je ne gnoque pas de mal ni de bien. Je gnoque…» Il utilisa un mot martien désignant un état émotionnel absolument neutre. Ils continuèrent à en discuter, partiellement en martien, qui permettait une discrimination très précise des sentiments et des valeurs, partiellement en anglais, mieux adapté à l’expression des concepts.

Désireux d’éclaircir ce mystère, Mike prit ce soir-là une table au premier rang, non sans avoir, sur la suggestion de Jill, graissé la patte au maître d’hôtel. Jill entra en scène en se pavanant, un sourire pour tous et un clin d’œil complice pour Mike, qui n’était guère qu’à trois mètres d’elle. Dès le quatrième jour, le metteur en scène l’avait placée au premier rang des girls, lui disant : « Je ne sais pas ce qui se passe, mon petit. J’ai des filles deux fois mieux faites que vous, mais c’est vous que le public regarde. »

Elle prit sa pose, et parla avec Mike en esprit. (Tu sens quelque chose ?)

(Je gnoque, mais pas avec plénitude.)

(Suis mon regard, mon frère. Le petit. Il est tout palpitant, et il a soif de moi.)

(Je gnoque sa soif.)

(Le vois-tu ?) Jill fixa le spectateur, à la fois pour accroître son intérêt et pour que Mike puisse le voir par ses yeux à elle. Elle avait commencé à apprendre cette commodité martienne, mais n’en avait pas encore le contrôle. Mike pouvait voir par ses yeux simplement en l’en avertissant, mais elle ne pouvait y parvenir que s’il y donnait toute son attention.

(Nous le gnoquons ensemble), acquiesça Mike. (Grande soif pour Petit Frère.)

(!!!)

(Oui. Très belle agonie.)

À un signal de la musique, Jill se remit en mouvement, avec une sensualité que sa fierté redoublait, et en sentant le désir monter en elle en réponse aux émotions de Mike et de l’étranger. La mise en scène voulait qu’elle avançât vers ce dernier, et elle continua à le regarder dans les yeux.

Il se passa alors une chose qui la prit au dépourvu, parce que Mike ne lui avait jamais dit que c’était possible. Elle recevait les émotions du petit homme et les transmettait à Mike…

… lorsque soudain elle se vit par les yeux de l’étranger, et sentit dans toute sa force le besoin primitif avec lequel il la voyait.

Elle trébucha et serait tombée si Mike ne l’avait pas retenue et soutenue jusqu’à ce qu’elle soit de nouveau capable de marcher. Toute perception inhabituelle avait disparu.

La parade des beautés se dirigea vers les coulisses. Lorsqu’elles furent hors de vue du public, la fille qui se trouvait derrière elle lui demanda : « Que s’est-il passé, Jill ?

— J’avais accroché mon talon.

— Le plus beau rétablissement que j’aie jamais vu ! On aurait dit une marionnette soutenue par des ficelles. »

(… si tu savais comme c’est vrai !) « Je vais demander au régisseur de faire vérifier cet endroit. Il doit y avoir une planche mal clouée. »

Pendant le reste du spectacle, Mike lui fit entrevoir comment elle apparaissait à plusieurs autres spectateurs, mais en évitant de la prendre par surprise. Jill fut stupéfaite par la diversité de ces images : l’un admirait ses jambes, un autre était fasciné par les ondulations de ses hanches, un troisième n’avait d’yeux que pour sa poitrine. Ensuite, Mike lui fit voir certaines de ses collègues ; elle fut heureuse de constater qu’il les voyait à peu près comme elle mais avec plus de force… et stupéfaite de sentir ses propres émotions s’accroître lorsqu’elle regardait les autres filles à travers les yeux de Mike.


Mike partit avant la fin, pour éviter la bousculade. Elle ne s’attendait pas à le revoir de la nuit, car il avait juste pris quelques heures pour venir voir le spectacle. Elle sentit sa présence avant même d’entrer dans l’hôtel. La porte s’ouvrit pour l’accueillir et se referma derrière elle. « Hello, chéri ! cria-t-elle. Que c’est gentil d’être rentré ! »

— Je gnoque les vilaines images maintenant, lui dit-il en souriant. » Jill sentit ses vêtements disparaître. « Fais de vilaines images.

— Hein ? Si tu veux, chéri. Bien sûr. » Elle prit une série de poses, comme la première fois. Mike lui prêtait ses yeux pour se voir elle-même. Et en se regardant, elle sentit leurs émotions s’amplifier mutuellement par un effet d’écho réciproque. Pour finir, elle prit la pose la plus lascive qu’elle put imaginer.

« Les vilaines images sont une grande bonté, dit Mike gravement.

— Oui ! Et je les gnoque aussi maintenant. Qu’attends-tu ? »


Ils cessèrent de travailler et firent le tour de toutes les boîtes de Las Vegas. Jill s’aperçut qu’elle ne « gnoquait les vilaines images » qu’à travers des yeux masculins. Lorsque Mike regardait, elle partageait ses émotions, du plaisir mi-esthétique, mi-sensuel, à la franche excitation sexuelle. Mais si l’attention de Mike était ailleurs, le modèle, la danseuse ou la strip-teaseuse redevenait une simple femme. Cela la soulagea plutôt : c’en eût été trop si elle s’était en plus découvert des tendances lesbiennes.

Mais c’était une « grande bonté » de voir les filles par ses yeux, et une bonté extatique de savoir enfin qu’il la regardait de la même façon.

Ils quittèrent Las Vegas pour Palo Alto, où Mike essaya d’avaler la bibliothèque Hoover en entier, mais les visionneuses n’étaient pas assez rapides, et il ne tournait pas les pages assez vite pour pouvoir tout lire. À la fin, il dut admettre qu’il absorbait les informations plus rapidement qu’il ne pouvait les gnoquer. Au grand soulagement de Jill, ils partirent pour San Francisco où il s’embarqua dans une recherche systématique.

Un jour, en revenant dans leur appartement, elle le vit assis sans rien faire, entouré d’un tas de livres : le Talmud, le Livre des Morts tibétain, le Kama-Sutra, plusieurs versions de la Bible, le Livre des Mormons. Le précieux exemplaire, de la Nouvelle Révélation dont Patty leur avait fait cadeau, divers Apocryphes, la version intégrale du Rameau d’or de Frazer, le Coran, la Voie, Science et Santé suivi d’une clef des Écritures, les écrits sacrés d’une douzaines d’autres religions majeures ou mineures, jusques et y compris des bizarreries comme le Livre de la Loi de Crowley.

— « Ça ne va pas, chéri ?

— Je ne gnoque pas, Jill. »

(L’attente, Michaël. L’attente de la plénitude.)

« Je ne pense pas que l’attente amènera la plénitude. Je sais ce qui ne va pas : je ne suis pas un homme, mais un Martien pris dans un corps qui ne lui va pas.

— Tu es suffisamment homme pour moi, Mike chéri, et j’adore le corps que tu as.

— Je suis certain que tu gnoques ce dont je parle. Je ne gnoque pas les hommes, je ne gnoque pas la multiplicité des religions. Tandis que dans mon peuple…

— Ton peuple, Mike ?

— Désolé. J’aurais dû dire chez les Martiens… il n’y a qu’une seule religion, et qui n’est pas une croyance mais une certitude. Tu le gnoques : « Tu es Dieu ! »

— Oui, je le gnoque… en martien. En anglais, cela ne veut pas dire la même chose. Je ne sais pas pourquoi.

— Oui… Sur Mars, lorsque nous voulions savoir quelque chose, nous le demandions aux Anciens et la réponse était toujours juste. Jill, est-il vraiment possible que les humains n’aient pas d’« Anciens » ? Pas d’âmes, je veux dire. Lorsque nous nous désincarnons – mourons – mourons-nous morts, complètement, sans qu’il reste rien ? Vivons-nous dans l’ignorance parce que tout cela n’a aucune importance ? Parce que nous passons, sans laisser la moindre trace derrière nous, en un temps si court qu’un Martien l’userait pour une seule longue méditation ? Dis-moi, Jill. Tu es humaine. »

Elle sourit avec une sobre sérénité. « Tu m’as déjà tout dit, Mike. Tu m’as appris à connaître l’éternité, et tu ne peux plus me le retirer. On ne peut pas mourir, Mike, on ne peut que se désincarner… Ce corps que tu m’as appris à voir par tes yeux, et que tu as si bien su aimer, disparaîtra un jour, mais moi je ne disparaîtrai pas… Je suis qui je suis ! Tu es Dieu et je suis Dieu et nous sommes Dieu, éternellement. Je ne sais pas où je serai ni si je me souviendrai avoir été Jill Boardman, qui avec un égal plaisir nettoyait les cuvettes des malades et se déshabillait sur scène. J’ai aimé ce corps…»

Mike rejeta les vêtements de Jill avec une impatience qui ne lui était pas coutumière.

« Merci, Mike, dit-elle. Ce corps a été bon pour moi, et pour toi. Pour nous deux qui y pensions. Mais je ne crois pas que je le regretterai quand ce sera terminé. J’espère que tu le mangeras lorsque je me désincarnerai.

— Je te mangerai, bien sûr… à moins que je ne me désincarne avant toi.

— Cela m’étonnerait. Avec le contrôle que tu as sur ton corps, je pense que tu pourras vivre plusieurs siècles. À moins que tu ne te désincarnes volontairement.

— Cela pourrait arriver. Mais pas encore. Jill, dans combien d’églises sommes-nous allés ?

— Dans toutes celles qui existent à San Francisco, sans compter les services fostérites pour les Chercheurs.

— Ça c’était pour faire plaisir à Pat ; je n’y serais jamais retourné si tu ne m’avais pas dit qu’elle avait besoin de savoir que nous n’avons pas abandonné.

— Elle en a besoin, et nous ne pouvons pas lui mentir.

— En fait, admit-il, les Fostérites ont pas mal de choses. Tout est déformé, bien sûr, ils tâtonnent. Mais ils ne corrigeront jamais leurs erreurs parce que cela…» Il fit planer le livre de Patty à leur hauteur, «… est presque entièrement bon à jeter au rebut !

— Je sais. Mais Patty ne s’en aperçoit pas. Elle est trop innocente. Elle est Dieu, et agit en conséquence… mais elle ne sait pas qu’elle l’est.

— Eh oui ! fit Mike. Voilà notre Pat. Elle ne le croit que lorsque je le lui dis… Mais voyons, Jill, il n’y a que trois choses vers lesquelles nous puissions nous tourner. D’abord la science ; quand j’étais encore dans le nid, on m’en a appris bien plus sur la façon dont l’univers fonctionne que ce que les savants humains sont prêts à accepter. Je ne peux même pas leur parler d’un truc aussi élémentaire que la lévitation. Ce n’est pas que je veuille rabaisser les savants ; je gnoque que ce qu’ils font est nécessaire, mais nous ne cherchons pas la même chose. On ne gnoque pas un désert en comptant les grains de sable. Ensuite, il y a la philosophie, qui est censée avoir réponse à tout. Et ? À la fin de leur démarche, ils retrouvent en tout et pour tout ce qu’ils y avaient mis au début, sauf ceux qui se leurrent eux-mêmes en prouvant leurs hypothèses par leurs conclusions. Comme Kant et tant d’autres qui courent après leur propre queue. La réponse devrait donc se trouver là », il désigna la pile de livres, « seulement elle n’y est pas. Quelques fragments qui gnoquent juste, mais jamais un ensemble cohérent, à moins de faire appel à la foi. Ah, la Foi ! Quel vilain mot. Jill, pourquoi ne me l’as tu pas mentionné en m’apprenant la liste des mots à ne pas utiliser en société ? » Jill sourit. « Mike, tu viens de faire une plaisanterie !

— C’était involontaire… et je ne vois pas ce que cela a d’amusant. Oh, Jill, je n’ai vraiment pas été bon pour toi. Tu riais. Je ne riais pas. Et je ne l’ai jamais appris, mais c’est toi qui as oublié ! Ce n’est pas moi qui deviens humain… mais toi qui deviens martienne.

— Et j’en suis heureuse. Tu n’as sans doute pas remarqué que je riais.

— Je t’entendrais rire de l’autre bout de la rue. Je n’ai plus peur du rire, mais je ne le gnoque pas. Si je le gnoquais, je crois que je gnoquerais les gens. Alors, je pourrais aider quelqu’un comme Pat… lui enseigner ce que je sais et apprendre ce qu’elle sait. Nous nous comprendrions.

— Tout ce que Patty désire, c’est nous voir de temps en temps. Pourquoi n’irions-nous pas, Mike chéri ? Elle est chez elle, car la foire est fermée pour la saison. Descendons au sud… j’ai toujours voulu connaître la Basse-Californie, et cela nous permettrait de quitter cet affreux brouillard. Nous irions chercher le soleil plus loin s’il le faut, et l’amènerions avec nous, ça serait merveilleux !

— D’accord. »

Elle se leva. « Je vais choisir une robe. Si tu veux garder ces livres, je peux les envoyer à Jubal. »

Il claqua des doigts et tous les livres disparurent, sauf la Nouvelle Révélation de Patricia. « Mais avant de partir, Jill, je voudrais aller au zoo.

— Comme tu voudras.

— Je voudrais renvoyer son crachat au chameau et lui demander pourquoi il fait cette tête. Peut-être les chameaux sont-ils les Anciens de cette planète, ce qui expliquerait bien des choses.

— Mike ! Deux plaisanteries le même jour !

— Je ne ris pas. Et toi non plus. Ni le chameau. Il gnoque peut-être pourquoi, lui. Cette robe te va ? Veux-tu des sous-vêtements ?

— Oh oui, s’il te plaît. Il fait frais.

— Doucement…» Il la fit léviter à une cinquantaine de centimètres au-dessus du tapis. « Slip, bas, jarretières, chaussures. » Il la redescendit. « Et maintenant lève les bras. Soutien-gorge ? Non, tu n’en as pas besoin. Et puis la robe, et te voilà décente. Et jolie, quoi que cela veuille dire. Si je ne suis bon à rien d’autre, je pourrais peut-être trouver une place de femme de chambre : bains, shampooings, massages, coiffure, maquillage, tenues pour toutes occasions. Ce sera tout Madame ? »

— Tu es une parfaite femme de chambre, chéri.

— Je le gnoque. Tu es si jolie que j’ai bien envie de tout ôter et de te faire un massage. Du type qui rapproche.

— Oh oui !

— Je croyais que tu avais appris à attendre ? D’abord, il faut que tu m’amènes au zoo et m’achètes des cacahuètes.

— Oui, Mike. »

Un vent glacial soufflait sur le Golden Gâte Park ; Mike ne s’en aperçut même pas et Jill avait appris comment ne pas avoir froid. Elle fut néanmoins heureuse de la chaleur qui régnait dans la ménagerie des singes. Elle n’aimait d’ailleurs pas ces derniers : ils étaient trop humains ; cela la déprimait. Elle en avait pourtant fini avec la pudibonderie, et avait appris à chérir avec une joie ascétique, presque martienne, tout ce qui était physique. Les évacuations et copulations publiques de ces simiens ne l’offusquaient pas ; les pauvres… enfermés comme ils l’étaient, comment se seraient-ils soustraits aux regards ? Non, ce qui la gênait, c’est qu’ils étaient « humains, trop humains ». Leurs actions, leurs expressions, même tel regard vaguement surpris lui rappelaient ce qu’elle appréciait le moins dans sa propre race.

Jill préférait les lions, les grands mâles arrogants malgré la captivité, le caractère placide et maternel des femelles… Et aussi l’altière beauté des tigres du Bengale aux yeux encore emplis de jungle, les petits léopards rapides et implacables, la forte odeur de musc qui régnait dans cette partie de la ménagerie. Mike partageait ses goûts ; ils passaient des heures avec les grands fauves, ou dans la volière, ou encore à regarder les reptiles ou les phoques… il lui avait dit une fois que naître otarie était ce que l’on pouvait faire de mieux sur cette planète.

La première visite que Mike rendit à un zoo l’avait fortement déprimé. Jill dut lui ordonner d’attendre et de gnoquer, car il était sur le point de libérer tous les animaux. Puis il admit que la plupart ne pourraient pas vivre ici, et que le zoo était, dans un sens, un nid. Après quelques heures de méditation, il décida de ne jamais faire disparaître barreaux, grillages ou cloisons de verre. Il expliqua à Jill que les barreaux servaient davantage à maintenir les gens au-dehors qu’à empêcher les animaux de sortir, ce qu’il n’avait pas gnoqué au début. Après cela, il ne manquait jamais de visiter les zoos des villes où ils passaient.

Mais aujourd’hui, même la misanthropie des chameaux fut impuissante à chasser la mélancolie de Mike, et les singes ne le déridèrent pas. Ils étaient devant une cage contenant une famille de capucins et les regardaient manger, dormir, se faire la cour et se livrer à leur mille et une occupations.

Jill jeta une cacahuète à un jeune mâle, mais avant qu’il ne pût la manger, un vieux mâle la lui vola, et lui donna en plus une rossée. Le jeune capucin ne fit nullement mine de poursuivre son bourreau ; il tapait des poings sur le sol de la cage et bavait de rage impuissante. Mike le regardait avec une gravité solennelle.

Soudain, le singe maltraité traversa la cage en courant et se précipita sur un singe encore plus petit que lui, pour lui administrer une volée pire que celle qu’il avait reçue. Le troisième singe s’enfuit en gémissant. Les autres capucins ne prêtèrent aucune attention à ce qui se passait.

Alors, Mike rejeta la tête en arrière et rit. Il continua de rire, incontrôlablement. Suffocant à moitié, tremblant de tout son corps, il s’affaissa lentement, sans cesser de rire.

« Mike, arrête ! »

Il se redressa mais ne cessa pas de hoqueter de rire. Un gardien arriva en courant. « Vous avez besoin d’aide, madame ?

— Pouvez-vous nous appeler un taxi ? N’importe quoi, terrestre ou aérien. Il faut que je le sorte d’ici ! » Elle ajouta : « Il est souffrant.

— Ou une ambulance ? On dirait qu’il a une attaque.

— N’importe quoi ! » Quelques minutes plus tard, elle aida Mike à monter dans un aérotaxi piloté. Elle donna leur adresse, puis exhorta Mike : « Écoute-moi, chéri ! Calme-toi. »

Il se calma un peu, mais continuait à rire à mi-voix, puis pouffait soudain d’un rire tonitruant, cela continua ainsi tout le trajet durant, pendant qu’elle lui essuyait les yeux avec un mouchoir. Arrivés chez eux, elle le déshabilla et le fit s’allonger. « Voilà, mon chéri. Retire-toi si tu en as besoin.

— Je vais très bien. Enfin, je vais bien !

— Je l’espère… Tu m’as fait peur, Mike.

— Excuse-moi, Petit Frère. Moi aussi, j’ai eu peur la première fois que j’ai entendu rire.

— Que s’est-il passé, Mike ?

— Jill… je gnoque les gens ! »

(!!! –???)

(Je parle vrai, Petit Frère. Je gnoque.) « Oui, Jill, je gnoque les gens maintenant. Jill… Petit Frère… trésor adoré… petit lutin aux jambes espiègles et à l’adorable, impudique, lascive, lubrique et licencieuse libido… aux beaux seins et au postérieur effronté… à la douce voix et aux douces mains. Ma mignonne adorée.

— Michaël ! » Jill n’en croyait pas ses oreilles.

« Oh, je connaissais les mots… mais je ne savais pas quand et comment les utiliser… ni si tu le désirais. Je t’aime, mon doux amour ! Je gnoque « aimer » aussi…

— Cela, tu l’as toujours gnoqué. Et je t’aime, mon grand singe au corps lisse. Mon chéri.

— Singe, oui… Viens ici, ma petite guenon, pose ta tête sur mon épaule et raconte-moi une histoire drôle.

— Rien que cela ?

— Rien que cela. Mais une histoire que je n’aie jamais entendu, et tu verras que je rirai au bon endroit, j’en suis certain. Et je te dirai aussi pourquoi elle est drôle. Oh Jill… je gnoque les gens !

— Mais comment ? Peux-tu me le dire ? En martien ? Ou en esprit ?

— Non, c’est justement inutile. Je gnoque les gens ; je suis les gens, et je peux le dire dans leur langue. J’ai découvert pourquoi ils rient. Ils rient parce qu’ils ont mal… parce que c’est la seule chose qui fera cesser la douleur. »

Jill paraissait stupéfaite. « Alors, c’est peut-être moi qui ne suis pas humaine. Je ne comprends pas.

— Mais si, ma petite guenon. Tu le gnoques si automatiquement que tu ne t’en rends même pas compte. Parce que tu as grandi ici. Mais pas moi ; je suis comme un petit chien élevé loin des autres chiens : il ne peut pas devenir pareil à ses maîtres, et n’a jamais appris à devenir chien. J’avais donc tout à apprendre. Mahmoud m’a appris beaucoup de choses, ainsi que Jubal… et par-dessus tout, toi. Aujourd’hui, j’ai réussi mon examen. J’ai ri ! Ce pauvre petit singe.

— Lequel, Mike chéri ? Le grand était assez méprisable… et le petit auquel j’avais jeté la cacahuète s’est révélé l’être tout autant. Cela n’avait certainement rien d’amusant.

— Oh Jill, Jill adorée ! La pensée martienne a trop déteint sur toi. Ce n’était évidemment pas amusant ; c’était tragique. Voilà ce qui m’a fait rire. Je regardais une cage pleine de singes, et soudain je vis toutes les choses méprisables, viles, inexplicablement cruelles que j’avais vues, entendues, et lues depuis que je suis ici… et cela me fit soudain si mal que je ne pus me retenir de rire.

— Mais voyons Mike… on rit quand une chose est agréable, pas quand c’est affreux.

— Crois-tu vraiment ? Repense à Las Vegas. Est-ce que les gens éclataient de rire lorsque les girls entraient en scène ?

— Évidemment pas !

— Vous étiez pourtant la meilleure partie du spectacle. Je gnoque que cela vous aurait blessé s’ils avaient ri. Non, ils riaient quand un clown trébuchait et s’étalait par terre… ou quand il se passait quelque chose de mauvais.

— Mais on ne rit pas que de ça.

— Non ? Je ne gnoque peut-être pas encore pleinement, mais trouve-moi une chose qui te fait rire. N’importe quoi, mais que cela te fasse vraiment rire aux éclats. Et nous verrons si cela ne contient rien de mauvais… et si tu rirais toujours si on ôtait ce qui est mauvais. » Il ajouta après une pause : « Je gnoque que si les singes apprenaient à rire, ils deviendraient des hommes.

— Peut-être. » Jill fouilla sa mémoire pour y retrouver des « histoires drôles », de celles qui l’avaient fait rire aux larmes. Au bout d’un moment, elle abandonna, et essaya de se souvenir d’incidents réels, de farces faites au collège ou ailleurs. Tous confirmaient la thèse de Mike, même la banale « cuiller qui fond ». Quand aux « blagues » d’internes… ils mériteraient tous d’être enfermés ! Quoi d’autre ? Le jour où tante Elsa perdit son slip ? Elle n’avait pas trouvé cela amusant… Ou encore…

« Tu as raison, Mike. La déchéance totale semble être le summum de tout humour. Cela ne donne pas une très jolie image de notre race.

— Mais si, au contraire.

— Je ne te suis pas.

— Je pensais, parce qu’on me l’avait dit, qu’une chose drôle était bonne. Ce n’est pas vrai. Elle n’est jamais drôle pour celui à qui elle arrive. Comme le shérif sans son pantalon. Mais la bonté est là, Jill : elle est dans le rire lui-même. Je gnoque que c’est un défi et un partage… contre la douleur et la défaite.

— Mais Mike, ce n’est pas bon de rire de quelqu’un.

— Non, mais ce n’était pas du petit singe que je riais. Je riais de nous. Des hommes. Et soudain, je sus que j’étais un homme, et je ne pus plus m’arrêter de rire. C’est difficile à expliquer, parce que tu n’as jamais vécu comme les Martiens… Sur Mars, il ne se passe jamais rien de risible. Toutes les choses qui nous paraissent amusantes n’existent pas sur Mars, ou bien on ne leur permet pas d’exister – car, ma chérie, ce que tu nommes « liberté » n’existe pas sur Mars ; tout est prévu et contrôlé par les Anciens. Et lorsqu’il se passe sur Mars des choses qui nous paraîtraient risibles ici, elles ne le sont pas car elles sont dénuées de tout mal. Comme la mort, par exemple.

— La mort n’est pas drôle.

— Pourquoi y aurait-il tant d’histoires drôles sur la mort, dans ce cas ? Jill, pour nous, les humains, la mort est si triste que nous sommes obligés d’en rire. Et toutes ces religions – elles n’ont qu’une chose en commun : des milliers de trucs pour donner courage aux gens même lorsqu’ils savent qu’ils sont mourants. » Il se tut et ferma les yeux ; Jill sentit qu’il était presque entré en transes. Il les rouvrit soudain. « Jill ! Se pourrait-il que je me sois trompé, et qu’elles aient toutes raison ?

— Mais c’est impossible, Mike… si l’une d’elles a raison, toutes les autres ont tort.

— Ah ? Va droit devant toi, tout autour de l’univers. Peu importe dans quelle direction tu t’es engagée : tu reviendras à toi-même.

— Et alors, qu’est-ce que cela prouve ? Tu m’a appris la vraie réponse, Mike : tu es Dieu.

— Et tu es Dieu, ma belle Jill. Mais ce fait primordial qui ne dépend pas de la foi signifie peut-être que toutes les fois ont raison.

— Eh bien… si toutes sont vraies, je préfère adorer Shiva.

— Petite païenne, lui dit-il tendrement. Ils vont te chasser de San Francisco.

— Nous allons à Los Angeles, et là ça ne se remarquera pas ! Oh ! Tu es Shiva !

— Danse, Kali, danse. »

Elle se réveilla au cours de la nuit, et le vit debout à la fenêtre, regardant la ville. (Cela ne va pas, mon frère ?)

Il se retourna vers elle. « Ils n’ont pas besoin d’être si malheureux.

— Ah mon amour, la ville ne te vaut rien ! Nous ferions mieux de rentrer.

— Cela ne me ferait pas oublier… ceci. La douleur et la maladie, la faim et la lutte. Rien de tout cela n’est nécessaire. C’est aussi stupide que ce que font ces petits singes.

— Je sais, Mike chéri. Mais ce n’est pas de ta faute.

— Oh, si !

— Dans ce sens,… peut-être. Mais il n’y a pas que cette ville. Il y a cinq milliards de gens, et plus. Tu ne peux pas venir en aide à cinq milliards de gens.

— Je me le demande. »

Il vint s’asseoir à côté d’elle. « Je les gnoque maintenant, et je sais comment il faut leur parler. Si je refaisais notre numéro de magie, je suis certain que je les ferais rire d’un bout à l’autre.

— Pourquoi ne le ferions-nous pas, alors ? Patty serait ravie, et cela me plairait beaucoup. Ce serait un peu comme rentrer chez nous. »

Mike ne répondit pas. Elle essaya d’atteindre son esprit, et sentit qu’il était en contemplation, essayant de gnoquer. Elle attendit.

« Jill ? Que faut-il faire pour devenir prêtre ? »

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