CINQUIÈME PARTIE SON HEUREUSE DESTINÉE

34

Foster leva les yeux de son Travail. « Cadet !

— Monsieur ?

— Ce jeune homme que vous vouliez… il est disponible maintenant. Les Martiens l’ont libéré. »

Digby le regarda avec surprise. « Désolé, mais… il y avait une jeune créature dont je devais prendre soin ? »

Foster sourit angéliquement. Les miracles n’étaient jamais nécessaires. En fait, le pseudo-concept de miracle était une contradiction dans les termes. Bah ! ce petit jeune finirait bien par l’apprendre. « Peu importe, cadet, dit-il avec douceur. C’est un martyre mineur ; j’y veillerai moi-même. D’autre part…

— Oui, Monsieur ?

— Appelez-moi « Fos », si vous voulez bien. L’étiquette est utile sur le terrain mais ne vaut rien entre nous. Faites-moi penser à ne plus vous appeler « cadet ». Vous vous êtes très bien tiré de cette mission. De quel nom aimeriez-vous que je vous appelle ?

— J’ai un autre nom ? demanda son assistant avec surprise.

— Des milliers. Avez-vous une préférence ?

— Je ne me souviens vraiment plus de rien en cet éon.

— Voyons… Aimeriez-vous vous appeler « Digby » ?

— Oh, oui ! C’est un très joli nom. Merci.

— Ne me remerciez pas. Vous l’avez mérité. « L’Archange Foster se remit au travail, sans oublier la petite charge supplémentaire qu’il venait d’endosser. Il se demanda un moment comment éviter cette épreuve à la petite Patricia, puis se réprimanda pour cette pensée si peu professionnelle, presque humaine. Un ange ne peut pas se permettre ces sentiments : la compassion angélique ne laisse aucune place à la pitié.

Les Anciens de Mars avaient trouvé une élégante solution temporaire à leur grand problème esthétique, puis avaient mis ce dernier en attente pour quelques « trois accomplis » de sorte qu’il puisse générer de nouveaux problèmes. En même temps, avec une négligente désinvolture, ils soutirèrent au Petit étranger ce qu’il avait appris chez les siens ; ensuite, après l’avoir chéri, ils l’abandonnèrent, car il ne leur était plus d’aucune utilité.

Munis des faits qu’il avait accumulés, et dans le but de mettre à l’épreuve cette solution temporaire, ils s’apprêtèrent à entamer des recherches préliminaires à une investigation des paramètres esthétiques impliqués dans la possible nécessité artistique de la destruction de la Terre. Mais il faudrait qu’une longue attente s’accomplisse avant que la plénitude ne gnoque une décision.

Le Daibutsu de Kamakura fut de nouveau balayé par un raz de marée consécutif à une secousse sismique survenue à 280 kilomètres au large du Honshu. Cette vague immense tua 13 000 personnes et déposa un nouveau-né dans le haut de la statue du Bouddha, où il fut découvert et secouru par les moines survivants. Il vécut quatre-vingt-dix-sept années terrestres après le désastre qui avait détruit sa famille, et n’eut pas de descendants ; sa seule caractéristique remarquable était de roter constamment. La duchesse Cynthia entra dans un couvent avec tous les bénéfices de la publicité moderne et en sortit trois jours plus tard sans tambours ni trompettes. L’ex-secrétaire général Douglas eut une attaque qui le priva de l’usage de sa main gauche mais non de la faculté de conserver les biens à lui confiés. La Lunar Enterprises, Ltd., annonça une émission d’actions de sa filiale, la Corporation Ares Chandler. Le vaisseau exploratoire à propulsion de Lyle Mary-Jane Smith arriva sur Pluton. La ville de Fraser, Colorado, connut son mois de février le plus froid de mémoire d’homme.

L’évêque Oxtongue, du Temple de la New Grand Avenue, prêcha sur le texte (Matthieu, XXIV, 24) : « Il surgira, en effet, des faux Christ et des faux prophètes, qui produiront des signes et des prodiges considérables, capables d’abuser, si possible, même les élus. » Il fit clairement comprendre que sa diatribe ne visait pas les Mormons, ni la Science Chrétienne, ni les Catholiques Romains, ni, surtout, les Fostérites… ni tous les autres compagnons de route dont les différences de croyances ou de rites comptaient peu en comparaison de leurs bonnes œuvres, mais seulement une nouvelle hérésie qui séduisait et arrachait nombre de fidèles à la foi de leurs ancêtres.

Dans une station balnéaire située dans la zone subtropicale du même pays, trois plaintes furent déposées contre un pasteur, trois de ses assistants, et contre inconnus, pour impudicité publique, ouverture d’une maison de mauvaise vie et contribution à la délinquance de mineurs. L’avocat général du comté était peu enclin à engager des poursuites, ayant déjà dans ses dossiers une douzaine de plaintes similaires et sachant par expérience que les témoins ne se présentaient jamais le jour de l’audience.

Il le leur fit remarquer, mais leur porte-parole lui assura que cette fois il obtiendrait tout le soutien nécessaire : « L’évêque suprême Short est déterminé à ce que cet Antéchrist ne puisse plus sévir. »

L’avocat général se souciait fort peu des antéchrists, mais les élections approchaient. « Fort bien, mais n’oubliez pas que je ne puis rien faire sans soutien.

— Vous l’obtiendrez. »


Le docteur Jubal Harshaw ignorait cet incident, mais en connaissait suffisamment d’autres pour avoir perdu la paix de l’esprit. Il avait succombé au plus insidieux des vices, celui des informations. Jusqu’alors, il s’était contenté de souscrire à un Argus de la presse qui lui transmettait tout ce qui avait trait à : « L’Homme de Mars », « V.M. Smith », « L’Église de Tous les Mondes », et « Ben Caxton ». Mais il était gravement menacé ; deux fois déjà, il avait failli demander à Larry de brancher la boîte immonde.

Ah, pourquoi les gosses ne lui envoyaient-ils pas une lettre de temps en temps ? Cela lui aurait évité de se faire du mauvais sang. « La suivante ! »

Anne apparut, mais il continua à fixer le parc enneigé et la piscine vide. « Anne, dit-il, louez-nous un atoll tropical et mettez ce mausolée en vente.

— Oui, patron.

— Mais assurez-vous d’avoir le bail avant de rendre la place aux Indiens ; je ne tiens pas à aboutir à l’hôtel. Depuis quand n’ai-je plus écrit un texte commercial ?

— Cela fait quarante-trois jours.

— Que cela vous serve de leçon. Commencez. « Le chant de mort d’un poulain sauvage » :

Le dur désir hivernal est comme glace en mon cœur

Les échardes des promesses brisées sont aiguës à mon âme

Les fantômes des extases mortes nous séparent encore

Les vents glaciaux de l’amertume balaient le pré et le piquet.

Les cicatrices, les tendons déchirés, les moignons esquillés,

Le puits douloureux de la faim et l’élancement des os démis,

Mes yeux brûlants emplis de sable, où la lumière s’obscurcit,

N’ajoutent rien aux tourments de ma solitude.

Les flammes dansantes de la fièvre dessinent ton visage béni

Et mes tympans crevés entendent encore l’écho de ta voix ;

Je ne crains pas les ténèbres qui s’avancent,

Je n’ai peur de te perdre qu’au moment de ma mort.

« Et voilà, conclut-il presque joyeusement. Signez « Louisa M. Alcott » et envoyez ça au magazine Communion.

— C’est cela que vous appelez un texte commercial, patron ?

— Comment ? Ah. Il vaudra quelque chose plus tard. Classez-le ; mon exécuteur testamentaire le trouvera peut-être utile pour payer les droits de succession. C’est là le malheur : les meilleures œuvres n’acquièrent de la valeur que lorsqu’il est trop tard pour payer leur créateur. La vie littéraire… Merde ! Elle consiste à caresser le chat jusqu’à ce qu’il ronronne.

— Pauvre Jubal ! Comme personne ne le plaint jamais, il faut qu’il se plaigne lui-même.

— Toujours des sarcasmes. Pas étonnant que je n’arrive pas à travailler.

— Ce n’était pas un sarcasme, patron. Seul l’âne sait où le bât blesse.

— Désolé. Bon, voici du commercial. Titre : « Le coup de l’étrier. »

Il y a de l’amnésie dans la corde,

Et la hache console,

Mais le simple poison calmera mieux vos nerfs.

Tout peut s’arrêter par une balle

Et le chevalet procure le sommeil,

Mais le poison, plus pratique, évite le plus dur.

Le bûcher vous donnera le repos,

Ou bien le gaz, la paix,

Mais le pharmacien du coin vend l’oubli en petits paquets.

Lorsque vous êtes las de faire face,

Le cimetière sera votre refuge,

Pour y aller, rien de plus facile qu’un bon poison

Prescrit par un charlatan compatissant.

Chœur :

Avec un cri, et un pleur, et un coup de talon,

La mort arrive sans bruit, ou bien en hurlante ;

Mais le plus plaisant, c’est de trouver la fin

Dans une tasse de thé ou bien un verre de vin.

« Jubal, dit Anne anxieusement, vous digérez mal ?

— Toujours.

— C’est également à classer ?

— Non, c’est pour le New Yorker.

— Ils vont le ficher au panier.

— C’est morbide : ça leur plaira.

— Et puis, il y a des vers qui sont boiteux.

— Justement ! Il faut bien donner à un éditeur quelque chose à changer, pour ne pas le frustrer. Lorsqu’il a mis sa petite crotte dedans, il trouve que ça sent meilleur, et il achète. Ah, ma chère Anne, je fuyais déjà le travail honnête quand vous n’étiez pas encore née. N’essayez pas d’apprendre à grand-père comment on gobe les œufs. Mais dites ! C’est l’heure de la tétée d’Abigaël ! Dorcas aurait dû prendre votre tour.

— Abby peut attendre un moment. Dorcas s’est allongée. Elle a ses malaises matinaux.

— À d’autres, Anne ! Je suis capable de voir si une femme est enceinte quinze jours avant n’importe qui.

— En tout cas, fichez-lui la paix. Elle a horriblement peur que ce ne soit pas vrai, et voudrait continuer à le croire le plus longtemps possible. Ne comprenez-vous donc rien aux femmes ?

— À bien y réfléchir… non. Soit, je ne la harcèlerai pas. Pourquoi n’avez-vous pas amené votre petit ange ? Vous lui auriez donné à boire ici.

— Je suis heureuse de ne pas l’avoir fait. Elle aurait pu comprendre ce que vous disiez…

— Vous pensez donc que je vais corrompre votre bébé, hein ?

— Elle est trop jeune pour voir que cela baigne dans le sirop de guimauve. De plus, quand elle est là, vous ne faites que jouer avec elle, et ne travaillez plus.

— Connaissez-vous meilleur moyen d’enrichir des heures vides ?

— Jubal, je suis très heureuse que vous soyez fou de ma fille. Moi aussi, je la trouve adorable. Mais vous passez tout votre temps à jouer avec Abby… ou à broyer du noir.

— Quand allons-nous en vacances ?

— Là n’est pas la question. Lorsque vous ne pondez pas d’histoires, vous devenez spirituellement constipé. C’en est arrivé au point où Dorcas, Larry et moi nous rongeons les ongles, et lorsque vous nous appelez, nous frétillons de soulagement. Mais c’est presque toujours une fausse alerte.

— Tant qu’il y a de l’argent pour payer les factures… Qu’est-ce qui vous inquiète, Anne ?

— Et vous, Jubal, qu’est-ce qui vous inquiète ? »

Jubal réfléchit. Devait-il le lui dire ? Tous ses doutes quant à la filiation d’Abigaël avaient été résolus lorsqu’Anne avait hésité entre ce dernier nom et « Zénobie », puis avait fini par lui donner les deux. Elle ne parlait jamais de la signification de ces noms… s’imaginait-elle qu’il l’ignorait ?

Anne continua fermement : « Vous ne trompez personne, Jubal. Nous savons tous très bien que Mike peut prendre soin de lui-même, mais vous paraissez tellement affolé…

— Affolé, moi !

— … Larry a branché le poste stéréo dans sa chambre et nous suivons régulièrement les informations ; mais nous ne sommes pas inquiets, si ce n’est pour vous. Et lorsqu’on parle de Mike, ce qui arrive souvent, nous le savons bien avant que vous ne receviez ces stupides coupures de journaux. Si seulement vous ne les lisiez pas !

— Comment savez-vous cela ? Je me suis donné un mal fou pour que vous ne vous en aperceviez pas.

— Voyons, Patron, dit-elle avec lassitude, il faut bien que quelqu’un aille vider les ordures. Vous croyez que Larry ne sait pas lire ?

— Ah. Ce satané incinérateur ne fonctionne plus depuis le départ de Duke. Comme bien des choses, d’ailleurs.

— Envoyez un mot à Mike ; Duke reviendra immédiatement.

— Vous savez parfaitement que je ne peux pas faire cela. » Ce qu’elle venait de lui dire le chiffonnait d’autant plus que c’était certainement vrai… Il fut pris d’une soudaine suspicion « Anne ! N’êtes-vous restée ici que parce que Mike vous l’a demandé ?

— Je suis ici parce que je le veux, répondit-elle promptement.

— Hum… je me demande si c’est une réponse.

— Je regrette parfois que vous ne soyez pas assez petit pour vous donner la fessée. Puis-je terminer ?

— Je vous en prie. » Et les autres, seraient-ils restés ? Myriam aurait-elle épousé Mahmoud et serait-elle allée à Beyrouth si Mike ne l’avait pas approuvé ? Le nom de « Fatima Michèle » pouvait être un hommage à sa nouvelle foi et en même temps au meilleur ami de son mari… ou bien un code aussi explicite que le prénom du bébé d’Anne. Et dans ce cas, Mahmoud portait-il ses cornes sans le savoir, ou avec une sereine fierté comme le fit, dit-on, Joseph ?… Mahmoud, conclut-il, connaissait les secrets de sa houri ; une omission aussi importante n’était pas permise entre frères d’eau. Si elle était importante, ce dont Jubal, en tant que médecin et agnostique, doutait fort. Mais pour eux, elle devait l’être…

« Vous ne m’écoutez pas.

— Désolé, je rêvais. »… et il serait temps que tu cesses, vilain vieux bonhomme. Lire des significations dans les prénoms que des mères donnent à leurs enfants ! Si cela continue, tu vas te mettre à l’arithmomancie… puis à l’astrologie… au spiritisme, jusqu’à ce que la sénilité te conduise au point où tu ne seras plus qu’une vieille carcasse bonne pour l’asile de vieillards, et trop stupide pour se désincarner avec dignité. Monte vite à la clinique, et prends dans le tiroir n°9, code « Léthé », deux granulés, bien qu’un soit plus que suffisant…

« Je vous assure que nous suivons toutes les informations concernant Mike ; de plus, Ben nous a promis de nous avertir immédiatement s’il y avait la moindre urgence. Mais Jubal, personne ne peut nuire à Mike. Si vous aviez, comme nous, vu le Nid, vous n’en douteriez pas.

— On ne m’a pas invité.

— Nous non plus. On ne vous invite pas dans votre propre maison. Vous vous cherchez des excuses, Jubal. Ben vous y a incité, Aube et Duke vous ont envoyé un mot dans ce sens.

— Mike ne m’a pas invité, persista Jubal.

— Ce Nid vous appartient et m’appartient autant qu’à Mike. Mike est le premier entre des égaux… comme vous ici. Abby est-elle chez elle ici ?

— Il se trouve, répondit-il, que c’est légalement le cas, avec une jouissance viagère pour moi. » Jubal avait modifié son testament, sachant que celui de Mike suffirait à pourvoir aux besoins de tous ses frères d’eau ; n’étant pas certain du statut « aquatique » de cette petite – mis à part le fait qu’elle se mouillait souvent – il avait pris des dispositions en sa faveur ainsi qu’en celle des descendants de quelques autres. « Je ne voulais pas vous le dire, mais je ne vois pas quel mal cela pourrait faire.

— Jubal… vous m’avez fait pleurer. Et en plus vous m’avez presque fait oublier ce que je disais… et il faut que je vous le dise. Vous savez bien que Mike ne vous pressera jamais. Je gnoque qu’il attend la plénitude… et aussi que vous faites de même.

— Mmmm… je gnoque que vous parlez vrai.

— Fort bien. Je suppose que si vous êtes aussi sombre aujourd’hui, c’est parce que Mike a de nouveau été arrêté. Mais c’est déjà arrivé bien des…

— Arrêté ! Je n’en savais rien ! » Il ajouta : « Cré nom, Anne, qu’est-ce que…

— Jubal, Jubal ! Ben n’a pas téléphoné ; c’est tout ce qu’il nous importe de savoir. Vous savez combien de fois Mike s’est fait arrêter : à l’armée, chez les forains… six ou sept fois depuis qu’il prêche. Il ne fait jamais de mal à personne ; il les laisse faire. Ils ne peuvent jamais le condamner et il sort dès qu’il en a envie.

— Et pourquoi est-ce, cette fois ?

— Oh, les bêtises habituelles : impudicité publique, viol, fraude fiscale, ouverture d’une maison de mauvaise vie, contribution à la délinquance juvénile, conspiration contre la scolarité obligatoire…

— Quoi !

— On a annulé l’autorisation leur permettant d’avoir une école paroissiale, car les gosses n’allaient plus à l’école publique. Qu’importe, Jubal – rien de tout cela n’importe. La seule chose dont ils soient techniquement coupables ne peut être prouvée. Si vous aviez visité le Nid, vous sauriez que même le DFS ne pourrait l’espionner, malgré leurs gadgets ultramodernes. Par conséquent, calmez-vous. Après pas mal de publicité, les chefs d’accusation seront abandonnés, et les gens viendront plus nombreux que jamais.

— Oui… Anne, est-ce que ce ne serait pas Mike lui-même qui provoque ces persécutions ?

— Comment, Jubal ?… Je n’avais jamais pensé à cette possibilité. Vous savez bien que Mike est incapable de mentir.

— Est-ce nécessaire ? Il suffirait qu’il fasse courir des rumeurs exactes, mais impossibles à prouver devant un tribunal.

— Croyez-vous vraiment que Mike agirait ainsi ?

— Je l’ignore, mais je sais que la plus élégante façon de mentir est de dire juste ce qu’il faut de vérité, puis de se taire. Ce ne serait pas la première fois que l’on recherche la persécution à cause de sa valeur publicitaire. Bon. N’en parlons plus, à moins que la situation n’évolue défavorablement. Je peux vous dicter ?

— Si vous êtes capables de vous abstenir de chatouiller Abby sous le menton et de lui faire un tas de bruits anti-commerciaux, oui. Sinon, je dis à Dorcas de monter.

— Amenez Abby. Je vous promets que j’essaierai de faire des bruits commerciaux. J’ai une idée fantastique : il s’agit d’une fille qui rencontre un garçon…

— De toute première, patron ! Je me demande pourquoi personne n’y avait pensé avant vous. Une seconde…» Elle sortit vivement.

Après une petite minute d’activités non commerciales, juste assez pour faire sourire Abby, Jubal se mit au travail, tandis qu’Anne s’installait dans un fauteuil et donnait le sein à Abigaël. « Titre, commença-t-il : Les filles sont tout comme les garçons, mais elles le sont bien plus. » Je commence. L’éducation de Henry M. Haversham Quatre avait été très soignée. Il croyait qu’il n’y avait que deux sortes de filles : celles qui se trouvaient en sa présence et celles qui étaient ailleurs. Il préférait de beaucoup la deuxième espèce, surtout lorsqu’elles y restaient. Paragraphe. Il n’avait jamais été présenté à la jeune femme qui, en trébuchant, lui tomba dans les bras, et ne considérait pas cette petite catastrophe comme l’équivalent d’une présentation dans les… Qu’est-ce que vous voulez encore ?

— Patron… dit Larry.

— Sortez d’ici et laissez-moi travailler !

— Patron ! L’église de Mike a brûlé ! »

Ils se précipitèrent comme des fous vers la chambre de Larry. Jubal y arriva à une demi-longueur derrière Larry, suivi de près par Anne malgré son handicap de onze livres. Dorcas arriva avec un bon retard : le tumulte l’avait juste réveillée.

«… à minuit la nuit dernière. Vous voyez ce qui reste de l’entrée principale du temple ; la vue a été prise immédiatement après l’explosion. Votre journaliste du réseau New Worlds est toujours présent à l’événement. Ne quittez pas l’écoute ; nos flashes sont toujours les premiers. Et maintenant un peu de publicité. » L’image d’une jolie ménagère apparut en fondu-enchaîné.

— « M… Larry, débranchez ce machin et installez-le dans la bibliothèque. Anne – non, Dorcas, téléphonez à Ben.

— Mais c’est impossible, protesta Anne. Le temple n’a jamais eu le téléphone, et puis…

— Alors appelez… le chef de la police locale. Non, plutôt le juge du district. Aux dernières nouvelles, Mike était en prison ?

— En effet.

— J’espère qu’il y est toujours, ainsi que les autres.

— Moi aussi. Prends le bébé, Dorcas. J’y vais. » Lorsqu’ils arrivèrent dans la bibliothèque, le téléphone sonnait, avec demande de codage secret. Jubal opéra le réglage nécessaire en jurant, se promettant bien de faire rentrer l’importun sous terre. C’était Ben Caxton. « Hello, Jubal.

— Ben ! Où en est la situation ?

— Je vois que vous avez suivi les informations. C’est pourquoi je vous appelle. Tout est en ordre.

— Et l’incendie ? Il y a des blessés ?

— Il n’y a aucun dommage. Mike m’a demandé de vous dire…

— Aucun dommage ? Je viens de voir le temple à la stéréo ; on aurait dit qu’une bombe…

— Ah, ça…» Ben haussa les épaules. « Laissez-moi parler, Jubal, je vous en prie. Vous n’êtes pas le seul qui ait besoin d’être rassuré, mais Mike m’a dit de vous appeler en premier.

— Euh… fort bien, j’écoute.

— Pas de blessés, pas même une égratignure. Dans les deux millions de dégâts matériels, mais le bâtiment était bourré d’expériences, et Mike avait l’intention de l’abandonner sous peu. Oui, tout était ignifugé, mais n’importe quoi brûle avec suffisamment d’essence et de dynamite.

— Des incendiaires bien équipés, hein ?

— Ne m’interrompez pas. Ils avaient arrêtés huit d’entre nous – tous ceux du Neuvième Cercle sur lesquels ils avaient pu mettre la main – avec des mandats contre personnes inconnues. Mike nous a fait libérer sous caution dans les deux heures. Il est toujours en tôle…

— J’arrive immédiatement !

— Ne vous énervez pas. Mike a dit que vous veniez si vous y tenez, mais que ce n’était pas une nécessité. Ils ont mis le feu la nuit dernière alors que le Temple était vide – le culte avait été suspendu à cause des arrestations. Vide, c’est-à-dire, sauf le Nid. Tous ceux d’entre nous qui étaient en ville, excepté Mike, étaient réunis dans le Temple Intérieur pour Partager l’Eau en son honneur. Lorsque le bruit des explosions nous parvint, nous nous transportâmes dans un Nid de secours.

— D’après ce que j’ai vu, vous avez eu de la chance de vous en sortir.

— Les issues étaient coupées, Jubal. Nous sommes tous morts…

— Vous êtes…

— Nous sommes tous portés morts ou disparus. En effet, personne n’est sorti des bâtiments après le début de l’holocauste… par aucune des sorties connues, du moins !

— Une trappe secrète… ?

— Mike a ses méthodes, Jubal, mais je n’en parlerai pas au téléphone.

— Vous aviez dit qu’il était en prison.

— Il y est toujours.

— Mais…

— Si vous venez, n’allez pas au Temple ; il n’en reste rien. Je ne vous dirai pas où nous sommes, et je n’appelle même pas de là. Mais si vous venez – je n’en vois d’ailleurs pas l’utilité : vous ne pourriez rien faire –, venez par les moyens ordinaires. Nous vous trouverons.

— Mais…

— Ce sera tout. Au revoir, Jubal. Au revoir, Anne, Dorcas, Larry, et le bébé. Partagez l’eau. Vous êtes Dieu. » L’image disparut.

« Je le savais ! jura Jubal. Voilà ce qui arrive quand on fricote avec la religion. Dorcas, appelez un taxi. Anne… non, finissez de donner à boire à Abby. Larry, faites ma valise. Anne donnez-moi tout l’argent liquide disponible. Larry pourra aller à la banque demain.

— Mais patron, protesta Larry, nous y allons tous.

— Certainement, ajouta Anne sur un ton pincé.

— Silence, Anne. Ne dites rien, Dorcas. Ce sont des circonstances où les femmes n’ont pas droit à la parole. Je vais sur la ligne de feu, et tout peut arriver. Larry, vous restez ici pour protéger l’enfant et les deux femmes. N’allez pas à la banque d’ailleurs. Comme aucun de vous ne bougera d’ici avant mon retour, vous n’aurez pas besoin d’argent. Ils se sont servis de la méthode forte et il y a suffisamment de liens entre cette maison et Mike pour qu’il y ait un risque même ici. Larry, projecteurs allumés toute la nuit, clôture sous tension et n’hésitez pas à tirer. Et ne tardez pas à mettre tout le monde dans l’abri au moindre signe de danger ; installez-y déjà un berceau pour le bébé. Au travail. Je monte me changer. »

Une demi-heure plus tard, Larry appela Jubal dans son appartement : « Patron ! Le taxi arrive.

— Je descends. » Jubal se tourna vers la Cariatide à la Pierre. Ses yeux s’emplirent de larmes. « Ce n’est pas faute d’avoir essayé, n’est-ce pas ? Mais cette pierre est trop lourde… trop lourde pour nous tous. »

Il caressa doucement la main de la silhouette recroquevillée, puis lui tourna le dos et sortit.

35

Le taxi confirma la méfiance de Jubal envers tout ce qui était mécanique ; il eut des ennuis de moteur et se dirigea vers le centre de réparations. Jubal se retrouva à New York, plus loin de son but que jamais. Il découvrit qu’aucun véhicule disponible ne pouvait l’y mener plus rapidement que les transports publics. Il arriva donc très tard, après avoir passé des heures en compagnie d’étrangers, à regarder la stéréo.

Il vit un flash de l’évêque suprême Short proclamant la guerre sainte contre l’Antéchrist, c’est-à-dire Mike, ainsi que des vues du Temple en ruine ; il semblait impossible que quelqu’un ait pu en sortir vivant. Le commentateur Augustus Greaves trouvait la situation alarmante, mais fit comprendre par d’habiles sous-entendus que le responsable en était le soi-disant Homme de Mars.

Ils arrivèrent enfin. Jubal étouffait dans ses vêtements d’hiver ; les palmiers ressemblaient à des plumeaux déchiquetés et il regarda sans enthousiasme la mer, au loin, pensant que ce n’était qu’une masse instable polluée par des peaux de pamplemousses et des excréments humains. Et, surtout, debout sur la plate-forme d’atterrissage balayée par un vent brûlant, il se demandait quoi faire.

Un homme portant une casquette d’aspect vaguement militaire approcha. « Taxi, monsieur ?

— Euh… oui. » Il pourrait toujours aller dans un hôtel et donner une conférence de presse pour faire savoir où il était.

« Par ici, monsieur. » Le chauffeur le conduisit à un taxi jaune, plus très neuf. En aidant Jubal à mettre sa valise, il lui dit à mi-voix : « Je vous offre de l’eau.

— Comment ? Ah ! N’ayez jamais soif.

— Tu es Dieu. »

Le chauffeur ferma la porte et monta dans le compartiment de pilotage. Ils atterrirent sur une des ailes d’un grand hôtel donnant sur la plage. C’était un parking privé, la plate-forme d’atterrissage publique se trouvant sur une autre aile. Le pilote régla le taxi sur retour automatique, puis prit la valise de Jubal et l’escorta à l’intérieur. « Vous n’auriez pas pu entrer par le vestibule, car l’entrée est emplie de cobras. Si vous voulez descendre, demandez à l’un de nous par où il faut passer. Je suis Tim.

— Je suis Jubal Harshaw.

— Je sais, Frère Jubal. Par ici. Attention à la marche. » Ils entrèrent dans un appartement de grand luxe, et Tim le mena à une chambre avec bains. « Vous voici chez vous ». Il posa la valise et le laissa. Sur une des tables, Jubal vit de l’eau, des cubes de glace et une bouteille de cognac de sa marque préférée. Il ôta sa lourde veste et se versa à boire.

Une femme entra avec un plateau de sandwiches. Contrairement aux touristes vêtus de sarongs, pyjamas de plage et autres vêtements destinés davantage à mettre le corps en valeur qu’à le dissimuler, elle portait une tenue fort sobre, et il la prit pour une femme de chambre, mais elle lui sourit et dit : « Buvez profondément et n’ayez jamais soif, notre frère », puis alla dans la salle de bains, fit couler l’eau et vérifia si tout était en ordre. « Avez-vous besoin d’autre chose, Frère Jubal ?

— Moi ? Non, tout est parfait, merci. Ben Caxton est là ?

— Oui. Il pensait que vous voudriez avant tout prendre un bain et vous changer. Si vous avez besoin de quelque chose, n’hésitez pas. Je suis Patty.

— Oh ! La vie de l’Archange Foster. »

Elle sourit et ses fossettes la firent soudain paraître plus jeune encore que les trente ans que Jubal lui avait donnés.

« J’aimerais beaucoup la voir. Je me suis toujours intéressé à l’art religieux.

— Maintenant ? Non, je gnoque que vous voulez prendre votre bain tranquille ; à moins que vous ne vouliez que je vous aide ? »

Jubal se souvint que son amie japonaise tatouée lui avait souvent fait la même proposition. Mais il voulait avant tout laver sa sueur et mettre un costume léger. « Non, merci, Patty. Mais je voudrais les voir, un jour où cela ne vous dérangera pas.

— Quand vous voudrez. Rien ne presse. » Elle sortit, donnant malgré ses mouvements rapides l’impression d’une absence totale de hâte.

Résistant à la tentation de faire une sieste, Jubal défit sa valise et fut contrarié de voir que Larry avait oublié les pantalons d’été. Il se décida pour des sandales, un short et une chemise bariolée, ce qui le fit ressembler à une autruche trempée dans de la peinture et mit en valeur ses jambes maigres et poilues. Mais il y avait longtemps qu’il ne se souciait plus de ce genre de choses. Cela irait, tant qu’il n’avait pas à aller en ville… ou devant le tribunal.

Il trouva le chemin du living, qui avait le caractère impersonnel des installations hôtelières. Plusieurs personnes regardaient la stéréo. L’une d’elles l’aperçut et se leva pour l’accueillir. « Hello, Jubal !

— Bonjour, Ben. Où en est la situation ? Mike est-il toujours en prison ?

— Non. Il en est sorti peu après mon coup de téléphone.

— La date de l’audience est-elle fixée ? »

Ben sourit. « Non, Jubal, Mike n’a pas été relâché. Il s’est évadé. »

Jubal prit un air dégoûté. « Quelle idée stupide. Le cas sera huit fois plus difficile.

— Je vous avais dit de ne pas vous inquiéter, Jubal. Nous sommes tous présumés morts, et Mike est porté disparu. Cela n’a aucune importance, car nous en avons terminé avec cette ville. Nous irons ailleurs.

— Ils demanderont son extradition.

— N’ayez crainte, ils ne le feront pas.

— J’en doute. Où est-il ? Il faut que je lui parle.

— Il est dans la chambre face à la vôtre, mais il médite. Il m’a demandé de vous dire de n’engager aucune action. Si vous insistez pour lui parler, Jill le tirera de sa méditation, mais je ne vous le conseille pas. Rien ne presse. »

Jubal était sacrement impatient de parler avec Mike et de le tancer vertement pour s’être mis dans une situation pareille. Mais le déranger lorsqu’il était en transe, c’était pire que d’interrompre Jubal lorsqu’il dictait une histoire… Autant déranger un ours qui hiverne.

« Soit. Mais je veux le voir dès qu’il se réveillera.

— Vous le verrez. En attendant, détendez-vous et oubliez les fatigues du voyage. »

Jubal alla s’asseoir à côté d’une femme qui leva la tête. « Bonjour, patron. »

Jubal la regarda. « Puis-je vous demander ce que vous faites ici, Anne ?

— La même chose que vous : rien. Allons, Jubal, calmez-vous. Nous avons autant que vous le droit d’être ici. Mais il était impossible de discuter avec vous. Regardez plutôt et écoutez. Le shérif vient d’annoncer qu’il chasserait toutes les putains de la ville. » Elle sourit. « Nous mettra-t-on sur un balai, comme les sorcières, ou devrons-nous marcher ?

— Je ne pense pas qu’il existe de protocole établi. Vous êtes tous venus ?

— Oui, mais ne vous tracassez pas. Larry et moi avions conclu un accord avec les fils McClintock depuis déjà un an, pour parer à toute éventualité. Ils savent comment la maison fonctionne ; tout se passera très bien.

— Hum ! J’en arrive à croire que j’ai tout au plus le statut de pensionnaire, là-bas.

— Vous nous demandez de faire marcher la maison sans vous embêter. C’est ce que nous avons fait. Quel dommage que nous n’ayons pas voyagé ensemble. Nous sommes là depuis plusieurs heures ; vous avez dû avoir des ennuis.

— En effet. Anne, lorsque je serai rentré chez moi, je jure de ne plus jamais en bouger… et j’arracherai les fils du téléphone et ferai porter la stéréo à la casse.

— Oui, patron.

— Cette fois, je parle sérieusement. » Il regarda l’énorme poste stéréo. « Cette publicité ne va pas bientôt se terminer ? Et où est ma filleule ? Ne me dites pas que vous l’avez laissée à ces crétins de fils McClintock.

— Évidemment pas ; elle est ici, et elle a même une bonne d’enfants, Dieu merci.

— Je veux la voir.

— Patty va vous la montrer. J’en ai assez d’elle ; elle a été insupportable pendant tout le voyage. Patty chérie ! Jubal voudrait voir Abby. »

La femme tatouée, qui traversait rapidement la pièce, s’arrêta net. « Certainement, Jubal ; je n’avais rien d’autre en train. Venez avec moi.

— Les gosses sont dans ma chambre, lui expliqua-t-elle. C’est mieux ainsi, parce que Gueule de Miel peut les surveiller. »

Jubal fut quelque peu surpris de voir ce qu’elle entendait par-là. Le serpent était enroulé en S sur le lit, de façon à ménager deux poches de la taille d’un berceau qui, rembourrées avec d’épaisses couvertures, contenaient chacune un bébé.

La nourrice ophidienne dressa la tête à leur entrée. Patty la caressa. « Tout va bien, ma chérie. Père Jubal veut les voir. Caressez-la, Jubal, pour qu’elle vous gnoque et vous reconnaisse la prochaine fois. »

Jubal roucoula en faisant des grimaces à sa petite favorite qui gazouilla et gigota de plaisir, puis caressa le serpent, qui était vraiment un beau spécimen ; sans doute le boa le plus long qu’il ait vu en captivité. Il envia Patty, et regretta de ne pas avoir le temps de faire plus ample connaissance avec lui.

Le serpent frotta sa tête contre la main de Jubal, exactement comme le ferait un chat. Patty prit Abby dans ses bras. « Pourquoi ne me l’avais-tu pas dit, Gueule de Miel ? Elle m’avertit tout de suite quand il y en a un qui s’emmêle dans les couvertures, mais elle n’arrive pas à gnoquer qu’un bébé qui se mouille a besoin d’être changé. Gueule de Miel trouve cela tout à fait naturel. Abby aussi, d’ailleurs ; n’est-ce pas, ma petite chérie ?

— Je sais. Et qui est l’autre mignonne ?

— Fatima Michèle. Vous ne le saviez pas ?

— Je les croyais encore à Beyrouth !

— Je crois en effet qu’ils sont venus d’un endroit comme ça. Myriam me l’a dit, mais je ne me souviens plus ; je n’ai jamais voyagé. Je gnoque que tous les endroits sont pareils – les gens sont comme partout. Voilà. Vous tenez Abigaël pendant que je m’occupe de Fatima ? »

Jubal prit Abby et lui raconta qu’elle était la plus belle fille du monde, puis fit de même pour Fatima. Et toutes deux le crurent.

Il partit à regret, après avoir caressé Gueule de Miel et lui avoir dit la même chose.

En sortant, ils tombèrent sur la mère de Fatima. « Patron chéri ! » Elle l’embrassa et caressa sa bedaine. « Je vois que vous ne vous êtes pas laissé mourir de faim.

— Je viens de caresser votre fille. Une adorable poupée, Myriam.

— Elle est pas mal, hein ? Nous allons la vendre à Rio.

— Je croyais que le marché était plus favorable au Yémen ?

— Mahmoud dit que non. Il faut la vendre pour faire de la place. » Elle prit la main de Jubal et lui fit sentir son ventre. « Mahmoud et moi fabriquons un garçon. On n’a pas le temps de faire des filles.

— Il ne faut pas parler comme ça, Myriam, la gronda Patty.

— Désolée. Je ne parlerai pas comme ça de votre bébé. Tante Patty ne me trouve pas très distinguée.

— Je gnoque qu’elle a raison, petite coquine. Mais si Fatima est à vendre, je double la mise du plus offrant.

— Parlez-en à tante Patty. J’ai tout juste le droit de la voir de temps en temps.

— N’y allez pas trop souvent, vous seriez tentée de la garder. Faites voir vos yeux… oui, c’est bien possible.

— C’est certain. Mike l’a gnoqué très soigneusement.

— Comment peut-il ? Je ne suis même pas sûr que vous soyez enceinte.

— Si, si, Jubal », confirma Patricia.

Myriam le regarda sereinement. « Toujours sceptique, patron ? Mike l’a gnoqué alors que nous étions encore à Beyrouth, et ne le savions pas nous-mêmes. Il nous l’a téléphoné, et nous avons décidé de fêter l’événement en prenant des vacances. Et nous voici.

— Et que faites-vous ?

— Nous travaillons, et bien plus dur que chez vous. Mon mari est un vrai bourreau de travail.

— Mais que faites-vous ?

— Ils écrivent un dictionnaire martien, expliqua Patty.

— Martien-anglais ? Ça doit être difficile.

— Oh non ! s’exclama Myriam. Ce serait même impossible. Non, une sorte de Larousse martien. Mon rôle est d’ailleurs modeste : je tape le manuscrit définitif. Mahmoud et Mike ont mis au point un système de transcription phonétique en quatre-vingt-un caractères. Nous avons fait transformer une machine I.B.M., en utilisant les majuscules et les minuscules. Je ne suis plus bonne à rien comme secrétaire, patron chéri. Je ne sais plus taper qu’en martien. Vous m’aimerez quand même ? Je sais toujours faire la cuisine… et on me dit que j’ai d’autres talents.

— Je dicterai en martien.

— Certainement ; dès que Mike et Mahmoud en auront terminé avec vous, je gnoque. N’est-ce pas, Patty ?

— Tu as parlé juste, mon frère. »

Ils retournèrent au living. Caxton entraîna Jubal dans un endroit plus calme – en l’occurrence, un autre living. « Vous avez plusieurs appartements ?

— Tout l’étage, en fait ; il comprend la suite royale, la présidentielle, la princière et celle du propriétaire. Elles communiquent et ne sont accessibles que par notre aire d’atterrissage privée… et par une entrée qui n’est pas très sûre. On vous a mis au courant ?

— Oui.

— Pour le moment, cela nous suffit, mais il y a de plus en plus de gens qui s’infiltrent.

— Comment pouvez-vous vous cacher si ouvertement ? Le personnel de l’hôtel doit bien se douter de quelque chose.

— Le personnel ne vient jamais ici. Car, voyez-vous, l’hôtel appartient à Mike.

— Je pense que cela ne fait qu’empirer la situation.

— Pas tant que Mr. Douglas ne sera pas à la solde de notre vaillant chef de la police. Mike l’a acquis par l’intermédiaire de quatre hommes de paille successifs, et Douglas n’espionne pas ses factures. Le propriétaire officiel est un des membres clandestins de notre Neuvième Cercle, et il se réserve cet étage pour la saison. Le directeur de l’hôtel ne lui demande pas pourquoi : il aime son travail. C’est une bonne cachette, en attendant que Mike ait gnoqué où nous allons.

— On dirait que Mike avait prévu que cela arriverait.

— C’est certain. Il y a déjà deux semaines, il a fait partir tous les petits, sauf Myriam et son bébé, car il a toujours besoin d’elle. Les membres ayant des enfants sont allés dans d’autres villes, des villes où il compte établir de nouveaux temples, je suppose. Le moment venu, nous n’étions plus qu’une douzaine ; tout s’est passé dans le calme.

— Mais c’est tout juste si vous avez pu vous en sortir vivants ! Vous avez perdu toutes vos possessions personnelles ?

— Tout ce qui était important a été sauvé : les enregistrements de Mahmoud et la machine spéciale qu’utilise Myriam… même votre affreux portrait. Mike a aussi pris quelques vêtements et de l’argent liquide.

— Mais je croyais que Mike était en prison ? objecta Jubal.

— Son corps était en prison, plongé dans la méditation, mais il était avec nous. Vous comprenez ?

— Je ne gnoque pas.

— Il était en rapport constant, surtout avec Jill, mais nous formions une chaîne très unie. Cela ne s’explique pas, Jubal ; il faut l’avoir fait. Lorsque le Temple a sauté, il nous a transportés ici, puis est retourné chercher les objets. »

Jubal haussa les sourcils, ce qui exaspéra Caxton. « C’est tout simplement de la téléportation. Je ne vois pas ce qu’il y a de si difficile à gnoquer. Vous m’avez dit de ne pas fermer les yeux devant un miracle. Je les ai ouverts, et j’en ai vus. Ce ne sont d’ailleurs pas plus des « miracles » que la radio. Vous gnoquez la radio ? Ou la stéréovision ? Ou les calculatrices électroniques ?

— Moi ? Non.

— Moi non plus. Mais je le pourrais, si j’avais le temps et le courage d’apprendre le langage de l’électronique. Cela n’a rien de miraculeux, mais c’est complexe. La téléportation est simple une fois que l’on a appris son langage. C’est le langage qui est difficile.

— Êtes-vous capable de le faire, Ben ?

— Oh non. Cela ne s’apprend pas au jardin d’enfants. Je suis diacre honoris causa parce que je suis un des Premiers Appelés, mais en fait j’en suis tout juste au Quatrième Cercle. Je commence à apprendre le contrôle de mon corps. Patty est la seule qui se serve régulièrement de la téléportation, et je ne suis pas certain qu’elle le fasse sans le soutien de Mike. Mike, lui, dit qu’elle en est capable, mais Patty est étonnamment humble et naïve, malgré son génie. Elle se croit dépendante de lui, mais je pense qu’elle a tort. Jubal, je gnoque que nous n’avons pas réellement besoin de Mike. Vous auriez pu être l’Homme de Mars, ou moi. Mike est comme le premier homme qui a découvert le feu. Le feu a toujours existé mais les hommes n’ont pu s’en servir que lorsqu’il leur eut montré comment faire… du moins, ceux qui étaient assez sensés pour ne pas se brûler. Vous me suivez ?

— Je gnoque un peu.

— Mike est notre Prométhée, rien de plus. Il ne cesse de le répéter. Tu es Dieu, je suis Dieu… tout ce qui gnoque est Dieu. Mike est un homme. Un homme supérieur, sans doute. Un homme de moindre envergure, ayant appris ce que les Martiens savent, se serait fait passer pour une sorte de dieu. Mike est au-dessus de cette tentation. Prométhée, oui, mais rien de plus. »

Jubal le regarda et dit lentement : « Prométhée a payé très cher le privilège de donner le feu à l’humanité.

— Croyez-vous que Mike ne le paie pas ? Il paie par vingt-quatre heures de travail tous les jours de la semaine, pour essayer de nous apprendre à jouer avec les allumettes sans nous brûler. Jill et Patty ont dû employer les grands moyens pour lui faire prendre une nuit de repos par semaine. » Caxton sourit. « Mais rien ne peut l’arrêter. Cette ville est bourrée de boîtes de jeu clandestines. Mike passait ses nuits de congé à en faire le tour ; bien entendu, il gagnait tout le temps. Ils ont d’abord essayé de l’intimider, puis de le tuer, ils ont essayé de le droguer et lui ont mis leurs durs sur le dos… cela ne l’a pas empêché de se faire la réputation du joueur le plus chanceux de la région, ce qui amena encore plus de gens au Temple. Alors, ils ont essayé de lui interdire l’entrée des boîtes. Grave erreur. Les cartes ne se mélangeaient plus, les roulettes refusaient de tourner, les dés tombaient toujours sur le même numéro. Ils ont fini par prendre leur mal en patience, lui demandant d’aller ailleurs une fois qu’il avait gagné quelques milliers de dollars. Et Mike le faisait, si on le lui demandait poliment.

« Voilà donc, ajouta Caxton, un groupe de plus qui souhaitait nous voir chassés de la ville. Je pense d’ailleurs que l’attaque contre le Temple était l’œuvre de professionnels. Les équipes de choc fostérites n’y ont sans doute pas mis la main. »

Tandis qu’ils parlaient, un tas de gens entraient, sortaient, s’arrêtaient parfois pour former des groupes. Jubal eut l’extraordinaire sensation d’un calme absolu qui était également une tension dynamique. Personne ne semblait énervé, même pas pressé, et pourtant leurs gestes étaient rapides et tout ce qu’ils faisaient semblait prémédité, même des actes aussi imprévisibles qu’une rencontre marquée par un baiser ou une salutation amicale. On aurait dit que le moindre geste avait été conçu par un chorégraphe.

Cette tension calme et en même temps croissante – une « attente », oui, dénuée de toute nervosité morbide – lui rappela quelque chose… Une opération chirurgicale ? Avec un maître à l’œuvre, sans un bruit, sans un geste inutile ?

Puis il se souvint. De longues années auparavant, lors des premières explorations spatiales à l’aide de fusées chimiques, il avait assisté au compte à rebours dans un blockhaus… Les mêmes voix étouffées, les mêmes actions calmes mais précises et coordonnées, la même attente croissante. Ils « attendaient la plénitude », c’était certain. Mais quoi exactement ? Qu’est-ce qui les rendait si heureux ? Leur Temple et tout ce qu’ils avaient construit venait d’être détruit, et pourtant ils ressemblaient à des enfants la veille de Noël.

Jubal n’avait pas été sans remarquer, à son arrivée, que la nudité qui avait tant troublé Ben lors de sa première visite n’était pas de mise ici. Lorsqu’elle apparut, il ne la remarqua même pas, tant il était dans l’esprit de cette grande famille fermée.

Il vit d’abord, non pas de la peau nue, mais une cascade d’épais cheveux noirs et brillants, les plus beaux qu’il ait jamais vus, qui ornaient le dos d’une jeune femme qui entra, s’arrêta un moment pour parler avec quelqu’un, envoya un baiser à Ben, regarda gravement Jubal, puis sortit. Il suivit admirativement du regard la mouvante masse de plumage nocturne. Ce ne fut qu’après son départ qu’il réalisa qu’elle n’était couverte que de cette noire et royale splendeur… et qu’elle n’était pas la seule.

Ben avait suivi son regard. « C’est Ruth, notre nouvelle Grande Prêtresse, lui dit-il. Son mari et elle reviennent de la côte ouest ; je crois qu’ils y préparent l’implantation d’un nouveau temple. Je suis heureux qu’ils soient revenus. Je pense que bientôt toute la famille sera réunie.

— Quels cheveux ! Dommage qu’elle ne soit pas restée.

— Il fallait l’appeler.

— Hein ?

— Ruth n’est certainement entrée que pour vous apercevoir. N’avez-vous pas remarqué que tout le monde vous laisse tranquille ?

— Oui… en effet. » Jubal s’était préparé à repousser toute intimité excessive, et découvrit qu’il luttait contre une ombre. On l’avait reçu avec la plus grande hospitalité, mais cela ressemblait plutôt à la politesse d’un chat qu’aux démonstrations trop amicales d’un chien.

« Ils sont tous terriblement intéressés par votre présence et impatients de vous voir, mais… ils ont peur de vous.

— De moi ?

— Mais oui. Je vous l’ai dit cet été. Vous êtes un mythe, pas tout à fait réel, et de stature plus qu’humaine. Mike leur a dit que vous étiez le seul humain qui, à sa connaissance, puisse « gnoquer avec plénitude » sans avoir appris le martien. La plupart pensent que vous savez lire dans les esprits aussi parfaitement que lui.

— Quelles balivernes ! J’espère que vous les avez détrompés ?

— De quel droit détruirais-je un mythe ? Si vous le faisiez, ils ne vous croiraient sans doute pas. Ils ont un peu peur de vous : vous mangez des bébés au petit déjeuner et, lorsque vous rugissez, la terre tremble. Ils seraient ravis que vous leur demandiez de se joindre à nous, mais ils ne s’imposeront pas. Ils savent que même Mike se met au garde-à-vous lorsque vous parlez. »

Jubal rejeta cette idée par un mot explosif. « Tout à fait d’accord, acquiesça Ben. Mike a ses faiblesses. Il est humain comme je vous l’ai dit. Mais vous êtes leur saint tutélaire, que vous le vouliez ou non.

— Hum… Tiens, voilà quelqu’un que je connais. Jill ! Jill ! Mais retournez-vous donc, chérie ! »

La femme se retourna avec hésitation. « Je suis Aube. Mais je vous remercie quand même. » Elle approcha et Jubal crut d’abord qu’elle allait l’embrasser, mais elle mit un genou à terre, prit sa main dans la sienne et la porta à ses lèvres. « Père Jubal ! Nous buvons profondément en vous. »

Jubal retira vivement sa main. « Je vous en prie, mon enfant ! Venez vous asseoir. Partageons l’eau.

— Oui, père Jubal.

— Appelez-moi Jubal – et faites leur savoir que je n’aime pas être traité comme un lépreux. Je suis au sein de ma famille. Je l’espère, du moins.

— Vous l’êtes, Jubal.

— Je m’attends donc à être appelé Jubal et considéré comme un frère d’eau, ni plus ni moins. Le premier qui me traitera avec respect sera mis au coin. Gnoqué ?

— Oui, Jubal. Je le leur ai dit.

— Vous… ?

— Aube veut sans doute dire, expliqua Ben, qu’elle l’a dit à Patty et que cette dernière le transmet à ceux qui savent écouter avec leur oreille intérieure, et ils le répètent à leur tour à ceux qui, comme moi, sont encore un peu sourds.

— C’est cela, ajouta Aube, mais c’est à Jill que je l’ai dit, car Patty est sortie. Vous avez regardé la stéréo, Jubal ? C’est passionnant.

— Non.

— Aube veut sûrement parler de son évasion, Jubal, intervint Ben. Je ne vous avais pas tout dit. Mike ne s’est pas contenté d’en sortir et de revenir ici, il leur a donné quelques miracles pour les occuper. Il a fait disparaître toutes les portes et tous les barreaux de la prison municipale, ainsi que du pénitencier d’État, et désarmé toutes les forces de police. En partie pour distraire leur attention, et en partie parce que Mike déteste que l’on enferme un homme, quelle qu’en soit la raison. Il gnoque que c’est un très grand mal.

— Je sais, dit Jubal, Mike est doux comme un agneau, et le spectacle d’un prisonnier doit lui faire mal. Je suis d’ailleurs parfaitement d’accord.

— Non, Jubal, Mike n’est pas doux. Il n’hésiterait pas à tuer un homme, mais il est l’anarchiste parfait. Enfermer un homme, c’est mal. La liberté du soi, et la responsabilité totale envers le soi. Tu es Dieu.

— Cela me paraît parfaitement naturel. Il peut être nécessaire de tuer un homme, mais l’emprisonner est une insulte à son intégrité, et à celle de son geôlier. »

Ben le regarda. « Oui, vous gnoquez avec plénitude l’attitude de Mike. Je n’y arrive pas tout à fait. J’ai encore beaucoup à apprendre. » Il ajouta : « Et comment le prennent-ils, Aube ? »

Elle étouffa un petit rire. « Comme des guêpes affolées. Le maire est écumant de rage. Il demande de l’aide à l’État et à la Fédération, et il l’obtient. Nous avons vu des transports de troupe atterrir. Mais dès que les soldats descendent, Mike les dépouille, et pas seulement de leurs armes. Et dès qu’un véhicule est vide, il disparaît aussi. »

Ben hocha la tête. « Je gnoque qu’il restera en méditation jusqu’à ce qu’ils abandonnent. Il doit tendre le temps presque jusqu’à l’éternité pour manier tant de détails à la fois.

— Je ne pense pas, dit Aube songeusement. J’y serais contrainte pour en manier ne serait-ce que le dixième, mais je gnoque que Michaël pourrait y arriver tout en faisant du vélo sur la tête.

— Possible… je n’en sais rien. J’en suis encore aux pâtés de sable. » Ben se leva. « Mon petit trésor, vous me faites parfois légèrement mal au ventre avec vos miracles. Je vais regarder la stéréo. » Il se pencha pour l’embrasser. « Tiens compagnie au vieux papa Jubal ; il adore les petites filles. » Caxton s’éloigna et un paquet de cigarettes le suivit, puis s’introduisit dans une de ses poches.

« C’est vous qui avez fait cela, ou Ben ? demanda Jubal.

— C’est lui-même. Il oublie toujours ses cigarettes et elles le poursuivent à travers tout le Nid.

— Je vois. Pas mal, ses pâtés de sable.

— Ben est plus avancé qu’il ne veut l’admettre. C’est un homme très saint. »

Jubal renifla dédaigneusement. « Dites-moi, vous êtes bien l’Aube Ardente dont j’ai fait la connaissance au Tabernacle de Foster ?

— Oh, vous vous en souvenez ! » Elle paraissait heureuse comme un gosse à qui on vient de donner une sucette.

« Bien sûr. Vous avez changé, d’ailleurs. Vous êtes bien plus belle.

— C’est parce que je suis, dit-elle simplement. Vous m’aviez confondu avec Gillian. Elle aussi a embelli.

— Où est-elle ? J’aurais bien aimé la voir.

— Elle travaille, mais je l’ai prévenue et elle arrive… Je dois aller prendre sa place. Si vous voulez bien m’excuser.

— Allez-y, mon enfant. » Elle se leva, et Mahmoud vint s’installer dans le siège vacant.

Jubal lui jeta un regard noir. « Vous auriez pu avoir la courtoisie de me faire savoir que vous étiez dans ce continent au lieu de compter sur les bons offices d’un boa pour me présenter votre fille.

— Ne soyez pas toujours si pressé, Jubal.

— Apprenez, mon cher monsieur…» Jubal fut interrompu par deux mains qui se plaquèrent sur ses yeux.

« Devinez qui c’est !

— Belzébuth.

— Non.

— Lady Macbeth.

— C’est déjà mieux. Un dernier essai ?

— Cessez de jouer, Gillian, et venez vite vous asseoir à côté de moi.

— Oui, père.

— Et cessez de m’appeler « Père » quand nous ne sommes pas à la maison. Je disais qu’à mon âge, on est obligé de se presser. Chaque lever de soleil est une gemme précieuse, car il n’est pas certain qu’on en verra le coucher. »

Mahmoud sourit. « Jubal… Croyez-vous vraiment que le monde s’arrêtera de tourner le jour où vous deviendrez sérieux ?

— De mon point de vue, certes oui. » Myriam vint s’asseoir de l’autre côté de Jubal, qui passa son bras libre autour de ses épaules. « J’aurais pu me passer de revoir votre vilain visage… ainsi que celui, un peu plus acceptable, de mon ex-secrétaire…

— Patron, lui murmura Myriam, voulez-vous un coup de pied dans les tibias ? Je suis d’une beauté exquise – je le tiens de notre plus haute autorité.

— Silence. J’aurais pu, donc, me passer de vous revoir, mais il n’en va pas de même pour mes filleules. Parce que vous avez négligé de m’envoyer une carte postale, j’aurais pu ne pas voir Fatima Michèle. Si cela s’était produit, je serais revenu vous hanter toutes les nuits.

— Brrr, fit Myriam. Vous risqueriez de faire peur à Micky.

— Je parlais métaphoriquement.

— Et pourquoi, demanda Jill calmement, parliez-vous métaphoriquement ?

— N’ayant aucun usage pour le concept de « fantôme », je ne me sers de ce mot qu’au figuré, bien entendu.

— C’est plus que cela, insista Jill.

— Il se peut. Je préfère voir mes filleules tant que je suis en chair et en os.

— C’est exactement ce que je disais, Jubal, intervint Mahmoud. Vous n’êtes pas près de mourir. Mike a gnoqué qu’il vous reste un bon nombre d’années à vivre. »

Jubal secoua la tête. « Non. Je me suis fixé une limite de trois chiffres.

— Lesquels, patron ? s’enquit Myriam innocemment. Ceux de Mathusalem ?

— Ne devenez pas obscène.

— Mahmoud dit que les femmes doivent être obscènes mais silencieuses.

— Votre mari parle juste. Le jour où mon horloge indiquera trois chiffres, je me désincarnerai, que ce soit à la martienne ou par des méthodes moins raffinées. C’est un droit que personne ne peut me retirer.

— Peut-être, dit Jill lentement. Mais n’y comptez pas trop. Votre plénitude n’est pas proche. Allie a fait votre horoscope la semaine dernière.

— Un horoscope ? Ciel ! Et qui est Allie ? Comment ose-t-elle ! Je vais l’attaquer en justice.

— Je crains que ce ne soit impossible, Jubal, intervint Mahmoud, car elle travaille à notre dictionnaire. Et son vrai nom est Mme Alexandra Vesant. »

Jubal parut ravi. « Becky ? Elle est donc aussi dans cette maison de fous ?

— Oui, Becky. Nous l’appelons Allie parce que nous avons une autre Becky. Ne vous moquez pas de ses horoscopes. Elle voit.

— Saperlipopette, Mahmoud, vous savez parfaitement que l’astrologie est une ineptie.

— Évidemment ; même Allie le sait. La plupart des astrologues sont des imposteurs même pas habiles. Elle la pratique néanmoins plus assidûment que jamais, en se servant des mathématiques et de l’astronomie martiennes, bien plus évoluées que les nôtres. C’est sa façon de gnoquer. Elle pourrait tout aussi bien se servir d’un étang, d’une boule de cristal ou des entrailles d’un poulet. Le moyen importe peu. Mike lui a conseillé de continuer à se servir des symboles qui lui étaient familiers. Ce qui importe, c’est qu’elle voie.

— Que diable entendez-vous par là, Mahmoud ?

— La faculté de gnoquer de l’univers plus que ce que vous avez juste devant le nez. Mike l’a acquise au bout d’années de discipline martienne. Allie était une semi-adepte, malgré son manque de formation sérieuse. Peu importe qu’elle utilise les absurdes symboles de l’astrologie. Un rosaire est tout aussi absurde et dénué de signification. Je parle d’un rosaire musulman, car je m’en voudrais de critiquer nos compétiteurs. » Il tira un rosaire de sa poche et se mit à l’égrener. « Peu importe qu’il n’ait pas de pouvoirs magiques, du moment qu’il vous aide. »

Jubal regarda le chapelet islamique. « Êtes-vous encore un des fidèles, ou faites-vous partie de l’Église de Mike ? » Mahmoud rempocha les perles. « Les deux.

— Mais c’est incompatible !

— Seulement en surface, Jubal. Dans un sens, Myriam a épousé ma religion, et moi, la sienne. Oui, Jubal mon frère bien-aimé, je suis toujours l’esclave de Dieu, soumis à sa moindre volonté, et pourtant je peux dire : « Tu es Dieu, je suis Dieu, et tout ce qui gnoque est Dieu. » Le Prophète n’a jamais affirmé être le dernier prophète ni prétendu avoir dit tout ce qu’il y avait à dire. La soumission à la volonté divine ne fait pas de vous un robot incapable de choisir et donc de pécher. La soumission inclut, par contre, une responsabilité totale quant à ce que nous faisons de l’univers. C’est à nous qu’il incombe d’en faire un jardin céleste, ou bien un abîme de destruction. » Il sourit. « Avec Dieu, tout est possible, pour faire une citation, sauf l’unique Impossibilité : Dieu ne peut échapper à Lui-même, Il ne peut pas abdiquer Sa propre responsabilité. Il doit rester soumis à jamais à Sa volonté. L’Islam demeure – il ne peut pas se décharger de son fardeau, qui est le Sien, le mien, le vôtre, celui de Mike. »

Jubal soupira profondément. « Mahmoud, la théologie me donne le cafard. Où est Becky ? Il y a vingt ans que je ne l’ai pas vue. C’est long.

— Vous la verrez, mais pour le moment elle dicte, et ne peut pas s’interrompre. Laissez-moi vous expliquer. Jusqu’à présent, j’étais quotidiennement en rapport avec Mike – pendant quelques minutes, en fait, mais qui valaient bien une journée de huit heures. Puis je dictais immédiatement ce qu’il m’avait donné, au dictaphone. D’autres gens, formés à la phonétique martienne, transcrivaient les bandes à la main, puis Maryam les tapait sur une machine spéciale, et enfin Mike – mais il n’en a plus le temps – et moi corrigions les feuillets à la main.

« Mais Mike a gnoqué qu’il va nous renvoyer, Myriam et moi, pour terminer ce travail dans le calme ou, plus exactement, il a gnoqué que nous gnoquerons bientôt cette nécessité. Il fait donc préparer des mois et des années d’enregistrements sur lesquels nous pourrons travailler. De plus, nous avons des piles de conférences de Mike qu’il faudra transcrire à leur tour.

« Je pense effectivement, à cause du changement de méthode introduit par Mike, que nous partirons bientôt. Huit chambres ont été équipées de magnétophones, et tous ceux qui en sont capables se relaient : Patty, Jill, moi-même Maryam, votre amie Allie, et d’autres. Mike se met en transe et déverse en nous le langage : définitions, expressions, concepts pendant des moments qui semblent des heures, et nous les dictons immédiatement, tant que c’est encore frais Tout le monde ne peut pas le faire. Sam, par exemple, prononce le martien avec un accent new-yorkais. Il y aurait des centaines d’errata. Et voilà ce qu’Allie fait en ce moment : elle dicte plongée dans la semi-transe nécessaire au rappel absolu Si nous l’interrompions, elle perdrait tout ce qu’elle n’a pas encore dicté.

— Je gnoque, dit Jubal, bien que l’image de Becky Vesey devenue adepte martienne me secoue quelque peu. Enfin lorsqu’elle était artiste de variétés, elle était très douée pour la transmission de pensée. Mais Mahmoud, si vous cherchez du calme pour transcrire vos bobines, pourquoi ne viendriez-vous pas a la maison ? Ce n’est pas la place qui manque.

— C’est possible. L’attente est.

— Chéri, dit Myriam sérieusement, j’adorerais cette solution, si Mike nous pousse hors du Nid.

— Tu veux dire si nous gnoquons de le quitter.

— C’est pareil.

— Tu parles juste, mon trésor. Quand mange-t-on ici ? Je me sens des appétits forts peu martiens. Le service était meilleur dans le Nid.

— Patty ne peut pas tout faire à la fois, mon amour. Je crois, Jubal, que Mahmoud ne deviendra jamais prêtre ; il est trop esclave de son estomac.

— Je ne le suis pas moins que lui.

— Toi et les autres filles pourriez aider Patty, ajouta Mahmoud.

— C’est très vilain de dire cela. Tu sais parfaitement que nous l’aidons au maximum – quant à la cuisine, Tony ne nous permet pour ainsi dire pas d’y entrer. » Elle se leva. « Venez, Jubal. Allons voir ce que Tony mijote. Il sera très flatté que vous veniez visiter sa cuisine. »

Tony allait mettre Myriam dehors lorsqu’il vit qui l’accompagnait. Radieux, il leur fit visiter ses installations, sans cesser d’invectiver les salopards qui avaient détruit sa cuisine du Nid. Pendant ce temps, une cuiller en bois continuait toute seule à remuer la sauce tomate.

Peu après, Jubal déclina l’honneur de prendre place à la tête de la longue table et se mit n’importe où. Patty prit place à un des bouts de la table, et l’autre resta vide… mais Jubal eut l’étrange sensation que l’Homme de Mars était assis sur la chaise apparemment vide et que tous, sauf lui, le voyaient.

Le docteur Nelson vint s’asseoir en face de lui.

Jubal se rendit compte qu’il aurait été étonné de ne pas le voir. « Hello, Sven.

— Hello, doc. Je vous offre de l’eau.

— N’ayez jamais soif. Vous êtes le médecin du bord ? » Nelson secoua la tête. « Je suis étudiant en médecine.

— Vous avez appris quelque chose ?

— Oui, que la médecine est inutile.

— J’aurais pu vous le dire. Vous avez vu Van ?

— Son navire a atterri aujourd’hui. Il devrait arriver cette nuit ou tôt demain matin.

— Cela me fera plaisir. Il y a près d’un an que je ne l’ai vu. » Jubal engagea la conversation avec son voisin de droite tandis que Nelson parlait avec Dorcas. Jubal captait toujours la même atmosphère lourde – non, elle n’était pas lourde, mais riche d’attente, plus fort que jamais. Rien de précis d’ailleurs ; apparemment c’était un dîner en famille, calme et détendu. À un moment donné, on passa un verre d’eau à la ronde. Lorsque ce fut son tour, Jubal en but une gorgée, puis le tendit à sa voisine de gauche, stupéfaite d’être à côté de lui et trop intimidée pour lui adresser la parole. « Je vous offre de l’eau. »

Elle faillit s’étrangler. « Merci pour l’eau, Pè… Jubal. » Ce fut tout ce qu’il put tirer d’elle. Lorsque le verre eut fait le tour de la table, il restait un doigt d’eau. Il se leva de lui-même vers la place vide, s’inclina et l’eau disparut. Le verre se reposa sur la nappe. Jubal en conclut qu’il avait participé à un « Partage de l’Eau » du Temple Intérieur, sans doute en son honneur… bien que ce fût fort éloigné des bachannales auxquelles il aurait été en droit de s’attendre. Était-ce à cause du lieu peu familier ? Ben avait-il exagéré ?

Ou bien avaient-ils baissé le ton par déférence envers lui ?

Cette théorie paraissait la plus vraisemblable. Jubal en fut fort contrarié. Certes, il était heureux de ne pas avoir à refuser une invitation qu’il ne désirait pas à son âge, ses goûts étant ce qu’ils étaient. Mais quand même… il se sentait pareil à une grand-mère devant laquelle on n’ose pas parler patins à glace… Il préférerait encore aller patiner, au risque de se casser une jambe.

La conversation de son voisin – il apprit que son nom était Sam – le tira de ces pensées.

« Notre recul n’est qu’apparent, lui assura-t-il. L’œuf était prêt à éclore, et nous allons nous répandre dans plusieurs localités. Nous aurons des ennuis, évidemment. Aucune société ne tolère que l’on s’oppose impunément à ses concepts fondamentaux – ce que nous faisons, de la sacro-sainte notion de propriété à la sainteté du mariage.

— La propriété aussi ?

— Telle qu’elle existe de nos jours, oui. Jusqu’à présent, Michaël ne s’est mis à dos que quelques tenanciers de boîtes de jeu. Mais que se passera-t-il lorsqu’il y aura des milliers ou des centaines de milliers de gens que les chambres fortes des banques n’arrêteront pas, et que seule leur autodiscipline empêchera de se servir ? Certes, cette discipline est plus forte que n’importe quelle loi… mais allez expliquer cela à un banquier. À moins qu’il ne s’engage dans la voie étroite de la discipline, et dans ce cas, il cesserait d’être banquier. Et que se passera-t-il à la Bourse lorsque des illuminés sauront d’avance comment les valeurs vont évoluer ? »

Sam secoua la tête. « Personnellement, cela ne m’intéresse pas, mais demandez à ce grand Juif là-bas – c’est mon cousin Saül. Lui et Allie ont beaucoup gnoqué le sujet. Michaël leur a demandé d’être très prudents ; ils évitent de trop grands mouvements de fonds et se servent de comptes établis à de faux noms. Mais à la base, n’importe quel disciple peut gagner n’importe quelle somme dans n’importe quel domaine : immobilier, bourse, jeu, chevaux, tout ce que vous voudrez. Non, l’argent et la propriété ne disparaîtront pas ; Michaël dit que ce sont des concepts utiles. Mais ils vont être complètement bouleversés, et les gens devront apprendre de nouvelles règles (ce qui leur sera aussi difficile que cela nous l’a été) s’ils ne veulent pas être complètement dépassés. Qu’arrivera-t-il à la Lunar Enterprises lorsqu’il sera devenu pratique courante de se rendre à Luna City par téléportation ?

— Dois-je vendre ou acheter ?

— Demandez à Saül. Peut-être se servira-t-il de la corporation existante, peut-être la coulera-t-il. Prenez n’importe quelle occupation, d’ailleurs. Que voulez-vous qu’un maître d’école fasse d’un enfant qui en sait plus que lui ? Que feront les médecins lorsqu’il n’y aura plus de malades ? Qu’arrivera-t-il à l’industrie du vêtement lorsque les femmes ne seront plus tellement obsédées par la mode (elles le resteront toujours un peu) et que la plupart des gens se promèneront nus ? Et que deviendra l’industrie chimique lorsqu’on dira aux herbes de ne plus pousser, et que, de plus, la moisson se fera toute seule, sans machines ? La discipline rendra tout méconnaissable. Prenez un changement qui affectera à la fois le mariage sous sa forme actuelle et la propriété. Savez-vous combien on dépense annuellement dans ce pays pour des drogues et appareils contraceptifs ?

— J’en ai une assez bonne idée. Près d’un milliard rien que pour les contraceptifs oraux… dont la moitié ne valent rien.

— Ah c’est vrai ! J’oubliais que vous étiez médecin.

— Oh, juste en passant.

— Que deviendra cette industrie – sans parler des menaces des moralistes – lorsqu’une femme ne concevra plus que par un acte de sa volonté, lorsqu’elle sera à l’abri de la maladie, ne se souciera pas de l’approbation de la société… et de plus aura tellement changé son orientation psychique qu’elle désirera faire l’amour de tout son être, avec une spontanéité qui aurait fait rêver Cléopâtre ? Soit dit en passant, tout mâle qui tenterait de la violer se retrouverait dans l’au-delà avant même de savoir ce qui lui arrive. Lorsque les femmes seront libérées de la peur et de la culpabilité, et de plus invulnérables, l’industrie pharmaceutique ne sera d’ailleurs qu’une victime entre bien d’autres industries, lois, institutions, attitudes, préjugés et autres stupidités qui toutes devront céder la place !

— Je ne gnoque pas avec plénitude, admit Jubal. Ce sujet ne m’intéresse personnellement que fort peu.

— Une institution ne sera toutefois pas détruite : le mariage.

— Vraiment ?

— Oh oui. Il sera purifié, renforcé, et deviendra supportable. Que dis-je, « supportable » ? Extatique ! Vous voyez cette fille aux longs cheveux noirs ?

— Oui. J’admirais leur beauté tout à l’heure.

— Elle sait qu’ils sont beaux ; ils ont poussé de trente centimètres depuis que nous sommes avec Mike. C’est ma femme. Il n’y a guère plus d’un an, nous vivions ensemble comme deux chiens hargneux. Elle était jalouse, et j’étais… indifférent. Nous nous ennuyions à mort, et seuls nos enfants nous ont empêchés de nous séparer. Cela et son besoin de posséder. Je savais que cela ferait un scandale monstre si je la quittais, et puis me remarier à mon âge… Alors, je flirtais un peu à droite et à gauche. Un professeur a de nombreuses tentations, mais peu d’occasions dénuées de danger. Ruth était amère mais se taisait. Pas toujours, d’ailleurs. Et puis, nous avons rejoint l’église. » Sam sourit joyeusement. « Et je suis tombé amoureux de ma femme. Elle est ma petite amie numéro un ! »

Sam n’avait parlé qu’à Jubal, et sa voix se noyait dans le bruit des conversations. Sa femme étais assise à l’autre bout de la table. Elle regarda dans leur direction et dit d’une voix claire et forte : « Ce que Sam dit est exagéré, Jubal. Je dois être environ le numéro six. »

Son mari lui cria : « Hors de mon esprit, beauté ! Nous parlons entre hommes. Donne toute ton attention à Larry. » Il lui jeta un petit pain, qu’elle arrêta à mi-vol et lui rejeta.

« Je donnerai à Larry toute l’attention qu’il mérite… en attendant la suite. Excusez-moi, Jubal, cette brute ne m’a pas laissé terminer. C’est merveilleux d’avoir la sixième place ! Il y a vingt ans que mon nom n’était même plus sur la liste.

— En fait, dit Sam calmement, nous sommes plus proches que nous ne l’avons jamais été, et nous le devons à la discipline qui culmine dans le partage et le rapprochement avec d’autres qui ont suivi la même discipline. À l’intérieur du groupe, nous finissons tous par former des associations stables, généralement avec nos conjoints légaux. Quand il en va autrement, la réadaptation se fait sans douleur et crée à l’intérieur du couple « divorcé » des relations meilleures et plus intimes que jamais, au lit et ailleurs. Rien à perdre et tout à gagner. Il n’est même pas nécessaire que ce soit entre un homme et une femme. Aube et Jill, par exemple ; elles travaillent ensemble comme un couple d’acrobates.

— Ah ? Dans mon esprit, elles étaient les femmes de Mike.

— Pas plus que les miennes ou que Mike n’est le mari de quiconque. Mike a bien trop de travail pour faire plus que donner à chacun sa part. » Sam ajouta : « Si quelqu’un est la femme de Mike, c’est Patty, bien qu’elle soit si occupée que leurs relations sont plus spirituelles que physiques. Mike et Patty sont toujours à court quand il s’agit d’aller au lit. »

Ruth se pencha vers eux. « Je ne me sens pas à court, Sam chéri.

— Ce qui ne marche pas dans cette église, c’est qu’il n’est même plus possible d’avoir un moment de solitude ! »

D’un commun accord, tous ses frères féminins le bombardèrent d’objets divers. Il rejeta le tout sans bouger le petit doigt… jusqu’à ce qu’une platée de spaghettis l’atteignît en plein visage. Jubal avait pu remarquer qu’elle avait été lancée par Dorcas.

Pendant un moment, Sam ressembla à une victime pitoyable, puis son visage se nettoya – même la sauce qui avait éclaboussé la chemise de Jubal disparut. « Ne lui en redonne plus, Tony ! Elle l’a gâché ; laisse-la avoir faim.

— Il y en a encore plein à la cuisine, rétorque Tony. Tu sais que les spaghettis te vont bien, Sam ? Ma sauce est bonne, hein ?

— Très bonne », admit Sam. Pendant qu’il parlait, l’assiette de Dorcas vola vers la cuisine et revint remplie à ras bord. « J’ai léché ce que j’avais sur les lèvres. Qu’est-ce que c’est ? Ou est-ce un secret professionnel ?

— Du policier haché », répondit Tony.

Personne ne rit, et Jubal se demanda si cette plaisanterie en était vraiment une. Puis il se souvint que ses frères souriaient beaucoup mais riaient rarement, D’autre part, se dit-il, le policier, ça doit être nourrissant. Mais ce ne devait pas être du « long cochon », car la sauce avait un goût de bœuf et non de porc.

Il changea de sujet. « Ce qui me plaît le plus dans la religion…

— La religion ? le coupa Sam.

— L’église, si vous préférez.

— Oui, acquiesça Sam. Le Nid remplit toutes les fonctions d’une église, et sa quasi-théologie se rapproche de celle de plusieurs vraies religions. J’étais un athée inébranlable – et maintenant me voilà grand prêtre ; je ne sais d’ailleurs même plus ce que je suis.

— J’avais cru comprendre que vous étiez juif.

— Et descendant d’une longue lignée de rabbins, ce qui fait que je me suis retrouvé athée. Et voyez ce que je suis devenu ! Saül et ma femme Ruth sont des Juifs pieux, eux, mais ce n’est pas un handicap. Parlez-en avec Saül. Les premiers obstacles franchis, Ruth a évolué plus rapidement que moi. Elle était prêtresse bien avant que je ne sois ordonné. Mais elle est très spirituelle ; elle pense avec ses gonades. Pour moi, ce fut moins facile : je n’avais que mon cerveau.

— C’est la notion de discipline qui me plaît dans tout cela, dit Jubal. J’ai été élevé dans une religion qui ne vous demandait pas d’apprendre quoi que ce soit. Confessez vos péchés et vous serez sauvés, droit dans les bras de Jésus. Un homme trop stupide pour compter un troupeau de moutons est considéré comme un élu simplement parce qu’il a été « converti », sans même avoir besoin d’étudier la Bible, ce dont il aurait d’ailleurs été bien incapable. Votre église n’accepte pas la « conversion », si je gnoque bien…

— Vous gnoquez juste.

— Au départ, il faut avoir le désir d’apprendre et le courage d’entamer des études longues et difficiles. Je trouve cela fort salutaire.

— Plus que salutaire, renchérit Sam, indispensable. On ne peut concevoir les concepts tant qu’on ne connaît pas le langage. Et cette discipline, qui est une véritable corne d’abondance – elle nous apprend tout : de comment vivre sans lutter à comment plaire à votre femme – a pour base une logique conceptuelle : la compréhension de ce que vous êtes, de la raison pour laquelle vous existez, de la façon dont vous fonctionnez… ce qui implique que vous vous comportez en conséquence. Le bonheur consiste à fonctionner de la façon dont nous sommes organisés pour fonctionner. C’est difficile à exprimer en anglais ; cela devient une tautologie vide de sens. En martien, cela devient une série d’instructions complètes et utilisables. Vous avais-je dit que j’avais un cancer en arrivant ici ?

— Hein ? Non.

— Je ne le savais même pas. Mike le gnoqua et m’envoya me faire radiographier pour que j’en sois certain. Puis, nous nous mîmes au travail. Un « miracle ». Une guérison par la « foi ». À la clinique, ils baptisèrent cela « rémission spontanée », ce qui, je gnoque, signifie tout simplement « guérison ».

— Oui, admit Jubal, ce sont leurs petits termes professionnels. Il y a des cancers qui disparaissent sans que l’on sache pourquoi.

— Je sais pourquoi celui-ci a disparu. Je commençais à avoir le contrôle de mon corps, et j’ai réparé les dégâts avec l’aide de Mike. Maintenant, je pourrais le faire seul. Voulez-vous entendre un cœur s’arrêter de battre ?

— Merci, je l’ai déjà observé sur Mike. Mais je pense que mon estimé collègue Nelson ne serait pas ici s’il s’agissait de guérisons miraculeuses. Il s’agit d’un contrôle volontaire. Je gnoque.

— Nous savons tous que vous gnoquez.

— Hum… Je ne voudrais pas taxer Mike de menteur, ce qu’il n’est certainement pas, mais je crains qu’il n’ait des préjugés favorables en ce qui me concerne. »

Sam secoua la tête. « J’ai parlé avec vous tout au long du dîner pour me rendre compte par moi-même si ce que Mike disait était exact. Vous gnoquez. Je me demande ce que vous pourriez nous apprendre si vous vouliez vous donner la peine d’étudier le martien.

— Rien. Je suis un vieillard qui n’a rien à vous apporter.

— Je réserve mon opinion. Tous les autres Premiers Appelés ont dû s’attaquer au langage pour faire de vrais progrès. Même les trois qui étaient restés avec vous ont eu une formation accélérée – les rares fois où nous avons pu les avoir, ils sont restés sous hypnose presque tout le temps. Tous, sauf vous… mais vous n’en avez pas besoin. À moins que vous ne vouliez être capable d’essuyer des spaghettis sur votre visage sans l’aide d’une serviette – chose qui, si je gnoque bien, ne vous intéresse pas.

— Cela m’intéresse de le voir. »

La table s’était peu à peu vidée. Ruth vint se planter à côté d’eux. « Vous allez rester là toute la nuit ? Ou faut-il vous débarrasser avec les assiettes ?

— Ah, ces femmes qui portent la culotte ! Venez, Jubal. » Sam embrassa Ruth au passage et entraîna Jubal au living.

« Il y a du nouveau à la stéréo ? demanda Sam.

— Le procureur nous a accusés d’être les auteurs des dégâts, répondit quelqu’un, mais il n’a pas une seule fois admis qu’il n’ignorait pas par quels moyens ils avaient été causés.

— Le pauvre. Il a mordu une jambe de bois et maintenant il a mal aux dents. » Ils allèrent s’installer dans une pièce plus calme. « Oui, dit Sam. Nous nous attendions à ces troubles, et cela ne fera qu’empirer tant que nous ne contrôlerons pas une partie suffisante de l’opinion pour qu’on nous tolère. Mais Mike n’est pas pressé. L’Église de Tous les Mondes est fermée. C’est définitif. Nous allons nous installer ailleurs et créer la Congrégation de la Foi Unique ; on nous mettra de nouveau dehors. Ensuite, ce sera le Temple de la Grande Pyramide… celui-là attirera nombre de femelles grasses et stupides, dont certaines finiront par ne plus être ni grasses ni stupides. Et lorsque l’Ordre des Médecins, les journaux et les politiciens nous rendront la vie intolérable, nous changerons une fois de plus et créerons, ailleurs, la Fraternité du Baptisme. Chaque fois, nous aurons réussi à créer un noyau de disciples invulnérables. Il n’y a même pas deux ans que Mike a commencé ; il n’était pas encore certain de ses pouvoirs et n’avait pour l’aider que trois prêtresses sans aucune formation. Et maintenant, nous avons un Nid solide, sans compter un certain nombre de Chercheurs avancés. Un jour, nous serons trop forts pour qu’on puisse nous persécuter.

— C’est bien possible, admit Jubal. Jésus n’avait que douze disciples, et pourtant il a beaucoup fait parler de lui.

— Merci de l’avoir mentionné. Il représente la plus grande réussite de ma tribu. Et tous les Juifs le connaissent, bien que beaucoup ne parlent jamais de lui. Sa vie fut une grande réussite, et je suis fier de Lui. Remarquez d’ailleurs que Jésus n’était pas pressé : il a mis une organisation sur pied et l’a laissée évoluer. Mike aussi est patient. La patience fait partie intégrante de la discipline. Il ne faut jamais se presser.

— C’est une attitude saine en toutes circonstances.

— Ce n’est pas une attitude, mais le rythme même de la discipline. Jubal ? Je gnoque que vous êtes fatigué. Voulez-vous que je vous défatigue ou préférez-vous aller dormir ? Nos frères risquent de vous tenir éveillé toute la nuit. Nous dormons peu, vous savez. »

Jubal bâilla. « Je choisis un bon bain chaud et huit heures de sommeil. Je verrai mes autres frères demain… et les jours qui suivront.

— Oui, dit Sam. De nombreux jours. »

Jubal trouva sa chambre, où il fut immédiatement rejoint par Patty, qui lui fit couler son bain, arrangea son lit sans y toucher, et emplit un verre d’un mélange judicieux d’eau et de cognac, qu’elle posa sur le rebord de la baignoire. Jubal ne la pressa pas de partir ; elle était arrivée en exhibant toutes ses images, et il connaissait suffisamment le syndrome qui conduit à se faire tatouer pour savoir qu’elle serait blessée s’il ne manifestait pas le désir de les voir.

Il se posa moins de problèmes que Ben en des circonstances analogues. Simplement, il se déshabilla et se rendit compte non sans fierté que cela ne lui faisait absolument rien, bien qu’il y eût des années qu’il ne s’était pas mis nu devant quelqu’un. Patty sembla à peine s’en apercevoir. Elle se contenta de vérifier la température de l’eau.

Puis, tandis qu’il se détendait dans l’eau chaude, elle lui expliqua les images.

Jubal fut impressionné, comme il convenait, et ne se montra pas avare de compliments, tout en conservant une attitude critique et objective. Il n’avait jamais vu des tatouages exécutés avec une telle virtuosité. Son amie japonaise était une carpette bon marché en comparaison de ce somptueux tapis d’Orient.

« Ils se modifient peu à peu, lui raconta-t-elle. Dans la scène de la nativité, par exemple, le mur du fond prend un aspect courbe, et le lit ressemble de plus en plus à une table d’accouchement. Personne n’y a touché depuis que Georges est monté au ciel, et je suis certaine qu’il est pour quelque chose dans ces changements miraculeux. »

Jubal conclut que Patty était gentille mais toquée. Il préférait les gens un peu dingues. Le « sel de la terre » l’ennuyait à mort. Patty était d’ailleurs la preuve vivante qu’il n’était pas nécessaire d’être « sain d’esprit » pour profiter de la discipline.

Sentant qu’elle était prête à partir, il le lui suggéra en lui demandant d’embrasser ses filleules pour lui : « J’étais tellement fatigué que j’ai oublié.

— Bien sûr. Le dictionnaire m’appelle, de toute façon. » Elle se pencha vers lui et l’embrassa, chaudement mais sans trop insister. « Je le transmettrai à nos bébés.

— Et une caresse pour Gueule de Miel.

— Je n’oublierai pas. Elle vous gnoque, Jubal. Elle sent que vous aimez les serpents.

— C’est bien. Partagez l’eau, frère.

— Tu es Dieu, Jubal. » Lorsqu’elle fut partie, Jubal se savonna et se rasa pour ne pas avoir à le faire avant le petit déjeuner. Toute lassitude avait disparu de son corps. Patty lui avait fait l’effet d’un tonique… Ne regrettait-il rien ? Non, il désirait rester ce qu’il était, un vieux bonhomme capricieux et casanier.

Lorsqu’il se fut séché, il alla verrouiller la porte et se mit au lit.

Il fut contrarié de ne trouver aucun livre, car la lecture était son vice majeur. Il se contenta donc de boire un verre de plus, puis éteignit la lumière.

Sa conversation avec Patty l’avait à la fois reposé et rendu alerte. Il ne dormait pas encore lorsque Aube entra.

« Qui est là ? dit-il dans le noir.

— C’est Aube, Jubal.

— Ça ne peut pas encore être l’aube ! Il n’était que… Oh !

— Oui, Jubal. C’est moi.

— Nom d’une pipe, je croyais pourtant avoir verrouillé la porte. Laissez-moi, mon enfant… hé ! Sortez de mon lit !

— Oui, Jubal. Mais je voudrais vous dire quelque chose avant.

— Oui ?

— Je vous aime depuis longtemps. Depuis presque aussi longtemps que Jill.

— Enfin voyons, quelle… Cessez de dire des bêtises et décampez d’ici.

— Bien sûr, Jubal, dit-elle avec humilité. Mais écoutez-moi, je vous en prie. Je voudrais vous dire quelque chose. Sur les femmes.

— Demain matin.

— Maintenant, Jubal. »

Il soupira. « J’écoute. Mais restez où vous êtes.

— Jubal… mon frère bien-aimé. Les hommes s’intéressent beaucoup à notre apparence physique. Nous faisons donc tout notre possible pour être belles. Vous savez que je faisais du strip-tease. Et c’était bon de laisser les hommes prendre plaisir à ma beauté. C’était bon pour moi de savoir qu’ils avaient besoin de ce que j’avais à leur donner.

« Mais les femmes ne sont pas comme les hommes, Jubal. Ce qui nous intéresse, c’est ce qu’un homme est. Ce peut être aussi stupide que : « Est-il riche ? » Ou alors : « Prendra-t-il bien soin de nos enfants ? » Et parfois, c’est : « Est-il bon ? » Bon comme vous l’êtes, Jubal. La beauté que nous voyons en vous n’est pas celle que vous cherchez en nous. Vous êtes beau, Jubal.

— Pour l’amour de Dieu, mon enfant !

— Je pense que vous dites vrai. Tu es Dieu et je suis Dieu, et j’ai besoin de toi. Je t’offre de l’eau. Veux-tu que nous la partagions et nous rapprochions ?

— Écoutez, mon petit, je comprends ce que vous m’offrez…

— Tu gnoques, Jubal. Partager tout ce que nous possédons. Nous-mêmes. Le Soi.

— Je le pensais. Vous avez beaucoup à partager, ma chère enfant, mais moi… vous arrivez bien des années trop tard. Je le regrette sincèrement, croyez-moi, et je vous remercie du fond du cœur. Et maintenant, laissez un vieil homme dormir tranquillement.

— Vous dormirez, lorsque l’attente sera accomplie. Je pourrais vous prêter des forces, Jubal, mais je gnoque clairement que ce n’est pas nécessaire. »

(Et ce ne l’était pas !) « Non, Aube. Je vous remercie vraiment. »

Elle se redressa et se pencha au-dessus de lui. « Un dernier mot. Jill m’a dit que si vous discutiez, je devais pleurer. Dois-je laisser couler mes larmes sur votre corps, et partager l’eau avec vous de cette façon ?

— Jill va avoir droit à la fessée !

— Oui, Jubal. Ça y est, je pleure. » Une chaude larme tomba sur sa poitrine, puis une autre… beaucoup d’autres. Elle sanglotait dans un silence presque total.

Jubal poussa un juron, puis l’attira vers lui… et coopéra avec l’inévitable.

36

Il y avait bien longtemps que Jubal traversait la sombre période qui sépare le lever de la première tasse de café en se disant que cela irait mieux le lendemain. Ce matin-là, il se réveilla reposé, alerte et heureux.

Il se surprit à siffloter, s’arrêta, haussa les épaules, et recommença.

Il sourit en se voyant dans le miroir : « Incorrigible vieux bouc, dit-il à sa réflexion, le corbillard ne tardera pas à venir te chercher. » Apercevant un long cheveu blanc sur sa poitrine, il l’arracha, sans se soucier de nombreux autres tout aussi blancs, et continua à s’apprêter pour faire face au monde.

En sortant, il tomba sur Jill. Par accident ? Il ne croyait plus guère aux coïncidences dans ce ménage aussi organisé qu’un computer. Elle se jeta dans ses bras. « Oh Jubal ! Nous t’aimons tellement ! Tu es Dieu. »

Il l’embrassa avec une ferveur égale à la sienne, gnoquant qu’il serait hypocrite d’agir autrement, de même qu’il décida une fois pour toutes de tutoyer tout le monde. Il s’aperçut qu’entre embrasser Aube et embrasser Jill il n’y avait qu’une différence indéfinissable, mais toutefois bien réelle.

Il l’écarta de lui. « Petite Messaline en herbe… c’est toi qui as ourdi ce complot !

— Jubal chéri… tu as été merveilleux !

— Mais comment diable pouvais-tu savoir que j’en étais encore capable ? »

Elle le regarda avec une innocence cristalline. « Je le savais depuis la première fois où Mike est venu à la maison. Quand il est en transe, il perçoit tout ce qui l’entoure, et il lui arrivait de vérifier si tu dormais – quand il avait une question à te poser, par exemple.

— Mais je dormais toujours seul !

— Je sais, Jubal chéri. Mais je ne parlais pas de cela. Mike me demandait souvent de lui expliquer ce qu’il ne comprenait pas. »

Jubal préféra ne pas insister. « Quand même, tu n’aurais pas dû me jouer ce tour.

— Je gnoque qu’en ton cœur tu ne le regrettes pas, Jubal. Il fallait que tu fasses partie du Nid, sans restriction. Nous avons besoin de toi, et puisque tu es humble et timide dans ta bonté, nous avons agi de façon à t’accueillir pleinement, mais sans te blesser.

— Pourquoi dis-tu toujours « nous » ?

— Comme tu l’as gnoqué, c’était un Partage de l’Eau auquel tout le Nid participait. Mike s’est réveillé pour gnoquer avec toi, et nous avons tous communié ensemble. »

Jubal se hâta de laisser tomber également cette question. « Mike est donc enfin réveillé. Et voilà pourquoi tes yeux brillent.

— Pas seulement. Évidemment, nous sommes tous particulièrement heureux lorsque Mike est présent… bien qu’il ne soit jamais réellement absent. Ah Jubal, je gnoque que tu n’as pas gnoqué la plénitude de notre façon de partager l’eau, mais l’attente accomplira. Mike non plus ne le gnoquait pas au début… il pensait que ce n’était qu’un moyen pour fertiliser les ovules, comme sur Mars.

— Eh, le but premier est évidemment de faire des bébés ! Ce qui en fait un comportement stupide pour une personne de mon âge, qui n’a plus le désir d’augmenter le chiffre de la population. »

Jill secoua la tête. « Les bébés sont un résultat, mais non le but premier. Les bébés donnent une signification à l’avenir, ce qui est une grande bonté. Mais une femme n’a que deux ou trois, au maximum une douzaine d’enfants, alors qu’elle se partage des milliers de fois, et c’est cela le but essentiel de ce que nous pouvons faire si souvent mais que nous n’aurions besoin de faire que rarement s’il s’agissait seulement de nous reproduire. C’est un partage et un rapprochement, à jamais, pour toujours. Mike a gnoqué cela parce que, sur Mars, se rapprocher et féconder des ovules sont deux choses entièrement différentes, et il a aussi gnoqué que notre méthode était la meilleure. Que c’est merveilleux de ne pas être martien, mais d’être humain… et femme ! »

Il la regarda attentivement. « Jill… es-tu enceinte ?

— Oui, Jubal. J’avais gnoqué que l’attente était terminée et que j’étais libre de l’être. La plupart des autres n’avaient pas besoin d’attendre, mais Aube et moi avions trop de travail. Lorsque nous gnoquâmes que cet embranchement approchait, je gnoquai aussi qu’il serait suivi d’une attente. Tu comprends ce dont il s’agit. Mike ne reconstruira pas le Temple en une nuit, et sa Grande Prêtresse aura le temps de construire un bébé. L’attente accomplit toujours. »

De ce fatras hautement lyrique, Jubal retint surtout le fait central : que Jill croyait en cette possibilité. Il se promit d’y veiller et, si possible, de l’amener à la maison en temps utile. Les méthodes surnaturelles de Mike étaient sans doute excellentes, mais la présence d’un équipement moderne ne nuirait en rien. Même si cela ne leur plaisait pas, il se refusait à risquer la vie de Jill pour des questions de principe.

Jill était-elle la seule ? Il préféra ne pas aborder le sujet directement. « Où sont Aube et Mike ? On dirait d’ailleurs qu’il n’y a personne ce matin ? » On n’entendait en effet pas un seul bruit, mais le sentiment d’attente était plus fort que jamais. Cela lui rappelait l’attente qui avait précédé l’entrée des éléphants, la première fois qu’on l’avait emmené au cirque.

Jubal eut l’impression que, s’il avait été un tout petit peu plus grand, il aurait pu voir les éléphants par-dessus les têtes de la foule. Mais il n’y avait pas de foule.

« Aube m’a demandé de t’embrasser pour elle. Elle a du travail pour encore trois heures, environ. Mike aussi est occupé – il est entré en transe.

— Ah.

— Ne sois pas désappointé : tu le verras bientôt. Il fait un effort accru afin d’être libre pour toi… et aussi pour que nous soyons tous libres. Duke a fait tous les magasins de la ville pour trouver des magnétophones à grande vitesse, et tous ceux qui font à peu près l’affaire sont bourrés de symboles martiens. Quand Mike en aura fini, il sera libre. Aube vient de commencer à dicter. J’ai déjà effectué une session et je me suis interrompue pour venir te dire bonjour ; je vais y retourner une dernière fois. Je serai donc absente un peu plus longtemps qu’Aube. Voilà son baiser. Le premier était de moi. » Elle passa ses bras autour de son cou et l’embrassa avec avidité. « Seigneur ! Pourquoi avons-nous attendu si longtemps, je me le demande ? À tout de suite ! »

Jubal se rendit dans la salle à manger, où quelques-uns de ses frères prenaient leur petit déjeuner. Duke leva la tête, lui sourit, puis se remit à manger de bon appétit. Il ne paraissait pas avoir veillé toute la nuit… il en avait d’ailleurs veillé deux.

Becky Vesey se retourna en voyant Duke lever la tête et son visage s’éclaira. « Bonjour, vieux bouc ! » Elle le prit par une oreille, le fit asseoir, et lui murmura : « Je le savais bien. Pourquoi n’es-tu pas resté pour me consoler après la mort du professeur, hein, vilain ? » Elle continua à voix haute : « Nous allons te nourrir pendant que tu nous raconteras quelles diableries tu as complotées ces temps-ci.

— Un petit moment, Becky. » Jubal se releva et contourna la table. « Hello, capitaine ! As-tu fait bon voyage ?

— Sans incidents. C’est devenu une vraie promenade. Je ne pense pas que tu connaisses Mme van Tromp. Chérie, je te présente le seul et unique Jubal Harshaw. Heureusement d’ailleurs qu’il n’y en a pas deux. »

La femme du capitaine était une grande femme pas spécialement jolie, avec le regard calme de celles qui ont vu mourir leurs proches. Elle se leva pour embrasser Jubal. « Tu es Dieu.

— Tu es Dieu », répondit Jubal après une seconde d’hésitation. Autant se faire à ce rituel… Tonnerre ! À force de le dire, il finirait peut-être par y croire, et cela prenait un ton particulièrement amical avec l’épouse du capitaine. Oui… elle embrassait même mieux que Jill. Elle… comment Anne avait-elle décrit cela ?… y donnait toute son attention. Elle n’était nulle part ailleurs.

« Je suppose, que je ne devrais pas être surpris de te voir ici ? dit-il à van Tromp.

— Bah ! rétorqua l’astronaute, un homme qui fait régulièrement le voyage de Mars doit apprendre à palabrer avec les indigènes, tu ne crois pas ?

— Juste pour bavarder un moment ?

— Il n’y a pas que cela. » Le capitaine avança la main vers un toast, qui « coopéra ». « Bonne nourriture, bonne compagnie.

— Oui, évidemment.

— Jubal ! appela Mme Vesant. La soupe est servie ! » Jubal regagna sa place… jus d’orange, œufs sur le plat et autres mets de choix l’attendaient. Becky le tira de sa contemplation en lui tapant sur la cuisse. « Une belle séance de prières, mon poulain.

— Retourne à tes horoscopes, femme !

— Ah oui ! à propos, chéri. Dis-moi donc l’heure exacte à laquelle tu es né.

— Je suis né en trois jours successifs. Ils ont dû me sortir en tronçons. »

Becky répondit sèchement : « Je la découvrirai, ne t’en fais pas.

— La mairie a brûlé lorsque j’avais trois ans. Tu n’y arriveras pas.

— Tu paries ?

— Arrête de me harceler ou tu t’apercevras peut-être que tu n’es pas trop grande pour prendre la fessée. Comment va tu, beauté ?

— Regarde-moi et dis-moi ce que tu en penses.

— En bonne santé. Tu as un peu grossi. Tu t’es teint les cheveux.

— Non. Il y a des mois que je ne me sers plus de henné. Allez mon vieux, mets-toi-y et nous te débarrasserons de ces cheveux blancs !

— Je refuse de rajeunir. J’ai eu énormément de mal à parvenir a ma décrépitude présente et je tiens à en profiter. Cesse de papoter et laisse-moi enfin manger.

— Oui, monsieur. Vieux bouc, va ! »

Jubal se levait juste de table lorsque l’Homme de Mars entra « Père ! Oh, Jubal ! » Mike l’étreignit et l’embrassa.

Jubal se libéra avec douceur. « Allons, fils, assieds-toi et mange. Je te tiendrai compagnie.

— Je n’étais pas venu pour déjeuner, mais pour te voir. Allons dans un endroit plus calme.

— D’accord. »

Ils trouvèrent un petit salon inoccupé. Mike tirait Jubal par la manche comme un petit garçon qui vient de retrouver son grand-père favori. Mike installa Jubal dans un confortable fauteuil et s’allongea sur le divan. La pièce avait de grandes fenêtres donnant sur l’aire d’atterrissage et Jubal se leva pour tourner son fauteuil de façon à ne pas avoir la lumière dans les yeux. Il fut légèrement contrarié de voir que le fauteuil se tournait de lui-même. Évidemment, la télékinésie évitait bien du travail et des dépenses (en tout cas de blanchissage : sa chemise éclaboussée de spaghettis était si fraîche qu’il l’avait remise), et était certainement supérieure à des mécanismes tombant toujours en panne. Mais il n’avait pas l’habitude. Cela l’effrayait toujours un peu, comme les voitures automobiles avaient effrayé les chevaux vers l’époque où il était né.

Duke entra et leur servit du cognac. « Merci, cannibale, lui dit Mike. Tu es le nouveau maître d’hôtel ?

— Il faut bien que quelqu’un le fasse, monstre. Tous les autres sont courbés comme des esclaves sur les microphones.

— Ils n’en ont plus que pour deux heures et tu pourras recommencer à te vautrer dans la débauche. Le travail est fait, cannibale. Terminé.

— Tout le fichu langage martien d’un coup ? Il doit y avoir des condensateurs claqués dans ta cervelle.

— Oh, non ! Seulement la connaissance élémentaire que j’en avais, et ma cervelle n’est plus qu’un sac vide. Des intellectuels comme Mahmoud vont aller sur Mars pendant un siècle pour combler mes innombrables lacunes. J’ai fait un bon travail : six semaines de temps subjectif depuis cinq heures du matin. Et maintenant, mes vaillants aides pourront finir la besogne pendant que je me repose. » Mike s’étira et bâilla. « Ça fait du bien de savoir qu’on a un travail derrière soi.

— Tu auras attaqué autre chose avant la fin de la journée. Patron, ce monstre de Martien n’en a jamais assez. C’est la première fois depuis deux mois que je le vois se reposer. C’est un vice pire que l’alcool. Tu devrais venir nous voir plus souvent ; ton influence est salutaire.

— À Dieu ne plaise !

— Sors d’ici, cannibale, et cesse de raconter des mensonges.

— J’en suis devenu bien incapable, ce qui est un gros handicap dans les boîtes que je fréquente », rétorqua Duke avant de sortir.

Mike leva son verre. « Partage l’eau, Père.

— Bois ton saoul ! Fils.

— Tu es Dieu.

— Je veux bien accepter cela de la part des autres, Mike, mais ne me fais pas le coup, toi. Je te connaissais quand tu n’étais « encore qu’un œuf ».

— D’accord, Jubal.

— J’aime mieux ça. Depuis quand bois-tu le matin ? Si tu commences à ton âge, tu vas te ruiner l’estomac et tu ne deviendras jamais un paisible vieil ivrogne comme moi. »

Mike examina son verre. « Je ne bois que pour partager ; cela ne me fait aucun effet, à moins que je ne le désire. Une fois, j’ai essayé, jusqu’à perdre conscience. C’est une curieuse sensation, plutôt mauvaise, je gnoque. Une façon de se désincarner un moment sans se désincarner vraiment. Je peux obtenir un effet analogue mais bien meilleur, en me retirant, et il n’y a pas de dégâts à réparer par la suite.

— C’est économique.

— Bah ! ce n’est pas pour la facture. En fait, nous dépensions moins pour le temple entier que vous aux Poconos. Nous avions si peu de besoins que je me demandais quoi faire avec l’argent qui ne cessait d’affluer.

— Pourquoi faisiez-vous la quête, alors ?

— Il faut les faire payer, Jubal. Les jobards ne prendraient pas ça au sérieux si c’était gratuit.

— Je me demandais si tu le savais.

— Oh oui, je gnoque le client, Jubal ! Au début, je prêchais gratuitement. Ça ne marchait pas. Les hommes ont beaucoup de progrès à faire pour être capable d’accepter un don gratuit. Je ne leur donne jamais rien gratis avant le Sixième Cercle… Il est bien plus difficile d’accepter que de donner.

— Tu devrais écrire un livre de psychologie humaine, Fils.

— C’est fait, mais il est en martien. Mahmoud a l’enregistrement. » Mike but lentement et avec un visible plaisir. « Nous sommes quelques-uns à ne pas détester ça : Saül, moi, Sven et deux ou trois autres. J’ai appris à ne lui laisser avoir qu’un léger effet, un rapprochement euphorique assez proche de celui de la transe. » Il en prit une autre gorgée. « C’est ce que je fais ce matin, pour être heureux avec toi. »

Jubal le regarda attentivement. « Fils, quelque chose te tourmente.

— Oui.

— Veux-tu t’en décharger ?

— Oui. Père, c’est toujours une grande bonté d’être avec toi, même lorsque rien ne me tracasse. Tu es le seul être humain auquel je puisse parler en étant certain qu’il gnoquera sans en être accablé. Jill… Jill gnoque toujours, mais lorsque c’est une chose douloureuse, elle en souffre encore plus que moi. Aube c’est pareil. Patty me déchargera certes de ma douleur… mais ce sera en l’endossant elle-même. Ils sont trop vulnérables pour que je partage avec eux une chose que je n’ai pas encore pu gnoquer et chérir avec plénitude. » Mike se plongea dans ses pensées. « Oui… reprit-il, la confession est nécessaire. Les Catholiques le savent bien. Les Fostérites, eux, ont une confession collective. Mais il faut des hommes forts pour cela… le « péché » est rarement un grand mal, mais le pécheur croit que son péché en est un, et lorsqu’on gnoque avec lui, cela peut faire mal. J’en sais quelque chose. »

Mike continua sur un ton plus grave. « La bonté ne suffit pas, la bonté ne suffit jamais. Ce fut une de mes premières erreurs, car chez les Martiens bonté et sagesse sont une seule et même chose. Il n’en va pas de même pour nous. Prends Jill, par exemple. Lorsque je l’ai rencontrée, sa bonté était parfaite, ce qui ne l’empêchait pas d’être dans un désordre mental complet. J’ai failli la détruire, et moi du même coup, car mon désordre n’était pas moindre que le sien. Ce fut son infinie patience, une qualité bien rare sur cette planète, qui nous sauva… Elle m’apprit à être humain, et je lui enseignai ce que je savais.

« Mais la bonté seule ne suffit jamais. Pour qu’elle puisse accomplir le bien, il faut une sagesse froide et implacable. La bonté sans sagesse a toujours le mal pour fruit. Et voilà, ajouta-t-il, pourquoi j’ai besoin de toi, Père. J’ai besoin de ta sagesse et de ta force, car il faut que je me confesse à toi. »

Jubal se tortillait littéralement sur son fauteuil. « Nom d’un chien, Mike, ne fais pas tout ce théâtre. Dis-moi simplement ce qui te tourmente ; nous trouverons bien une solution.

— Oui, Père. »

Mais Mike ne continua pas. Jubal finit par lui demander : « C’est la destruction de ton Temple qui t’abat ainsi ? je ne t’en blâmerais pas, mais tu n’es pas fauché, tu pourras le reconstruire.

— Oh non, ça n’a pas la moindre importance !

— Vraiment ?

— Ce temple était un journal de bord dont toutes les pages étaient remplies. Il était temps d’en changer, plutôt que d’écrire entre les lignes. Le feu ne peut détruire les expériences… et d’un point de vue vulgairement politique, cette persécution spectaculaire nous aura aidés, en définitive. Le martyre et la persécution sont la meilleure publicité des églises. En fait, Jubal, ces jours passés ont agréablement rompu la routine. Il n’y a pas de quoi se désoler. » Son expression changea. « Père… j’ai appris depuis peu que j’étais un espion.

— Que veux-tu dire par là, Fils ?

— Pour les Anciens. Ils m’ont envoyé ici pour espionner les hommes. »

Jubal réfléchit. « Écoute, Mike. Je sais que tu es brillant. Tu possèdes des pouvoirs que je n’ai pas et que je n’avais jamais vu chez personne. Mais on peut être un génie et être néanmoins victime d’illusions.

— Je sais. Laisse-moi tout t’expliquer et tu jugeras si je suis fou ou non. Tu sais comment fonctionnent les satellites de surveillance des Forces de Sécurité ?

— Non.

— Je ne parle pas des détails qui intéresseraient Duke, mais du principe général. Ils orbitent autour du globe en enregistrant toutes les informations qu’ils peuvent recueillir. À un moment donné, leur émetteur se met en marche et ils envoient tous ces renseignements sur Terre. C’est exactement ce qu’ils ont fait avec moi. Tu sais que dans le Nid nous nous servons de ce que l’on appelle télépathie.

— J’ai bien été contraint d’y croire.

— C’est un fait. Mais cette conversation est privée, et de plus aucun des nôtres n’essaierait de te lire. Je ne sais pas d’ailleurs s’ils y parviendraient. Même la nuit dernière, la liaison passait par l’esprit d’Aube et non par le tien.

— Voilà au moins une petite consolation.

— Je ne suis « qu’un œuf » dans cet art, mais les Anciens y sont passés maîtres. Tout en maintenant un lien avec moi, ils m’ont laissé vivre ici librement, sans chercher à m’influencer – puis, ils ont déclenché la « transmission » et m’ont vidé de tout ce que j’avais fait, vu, entendu et gnoqué ici. Non, cela n’a pas été effacé de mon esprit : ils l’ont simplement lu, comme on fait une copie d’une bobine magnétique. Mais je l’ai senti… et c’était terminé avant que je ne puisse réagir. Puis, ils ont coupé le lien. Je n’ai même pas eu le temps de protester.

— Eh bien ! Il semble qu’ils se soient honteusement servi de toi.

— Pas selon leurs critères. Et je n’aurais pas protesté – j’aurais sans doute accepté avec enthousiasme – si je l’avais su avant mon départ de Mars. Mais ils tenaient à ce que je l’ignore, afin que je puisse gnoquer sans interférence.

— Soit, mais maintenant, tu es débarrassé de cette surveillance importune… et il me semble qu’aucun mal n’a été fait. »

Mike secoua imperturbablement la tête. « Je vais te raconter une histoire, Jubal. Écoute-moi bien jusqu’au bout. » Il lui fit le récit de la destruction de la Cinquième Planète de Sol, dont il ne reste que des ruines, sous forme d’astéroïdes. « Alors, qu’en penses-tu, Jubal ?

— Cela me fait penser au mythe du Déluge.

— Non, Jubal. Le Déluge n’est pas un fait certain. Mais es-tu certain que Pompéi et Herculanum ont été détruites ?

— Certes. Ce sont des faits prouvés.

— Eh bien, Jubal, la destruction de la Cinquième Planète n’est pas un mythe – mais un fait aussi certain, aussi prouvé que cette éruption du Vésuve. Les Martiens l’ont enregistrée avec infiniment plus de détails que vous n’en aurez jamais sur la destruction de Pompéi.

— Bien, bien, inutile d’enfoncer le clou. Dois-je en conclure que tu crains que les Anciens de Mars ne réservent le même traitement à notre planète ? Tu me pardonneras si je te dis que je trouve cela un peu difficile à avaler.

— Tu sais, Jubal, il n’y a pas besoin d’être un Ancien pour cela. Il suffit d’une certaine connaissance de la composition de la matière, et le même type de contrôle à distance que tu m’as vu utiliser en maintes occasions. Au début, il faut simplement gnoquer ce que l’on désire manipuler. Je peux le faire, en ce moment même. Disons un bloc proche du centre de la Terre, de cent kilomètres de diamètre par exemple – c’est beaucoup plus qu’il n’en faut, mais nous voulons faire cela vite et sans douleur, ne serait-ce que pour faire plaisir à Jill. On sent soigneusement sa dimension et son emplacement, on gnoque avec précision la cohésion de sa matière…» Le visage de Mike perdit toute expression et ses yeux se révulsèrent.

« Hé là ! s’exclama Jubal. Arrête cela instantanément ! Peu m’importe que tu en sois capable ou non, mais je t’interdis d’essayer ! »

Le visage de l’Homme de Mars redevint normal. « Mais je ne l’aurais jamais fait, Jubal. Je gnoque que ce serait un très grand mal – je suis un être humain.

— Mais pour eux, ce ne serait pas un mal ?

— Oh non ! Les Anciens gnoqueraient sans doute que c’est une grande beauté. Oui, j’ai la discipline pour le faire… mais pas la volonté. Jill aussi pourrait le faire… je veux dire qu’elle pourrait contempler la méthode exacte. Mais elle ne pourrait jamais le vouloir : elle aussi est humaine, et cette planète est la sienne. L’essence de la discipline est d’abord la connaissance de soi, puis le contrôle de soi. Mais je suis certain que lorsqu’un homme en est arrivé au stade d’évolution ou il devient capable de détruire la planète par cette méthode, au lieu de se servir des encombrantes bombes au cobalt, il est devenu incapable de le vouloir. Oui, je le gnoque avec plénitude. Il se désincarnerait, ce qui mettrait un point final à la menace qu’il représenterait : nos Anciens ne sont pas omniprésents comme ceux de Mars… je le pense, du moins.

— Je vois… Pendant que nous y sommes, j’aurais bien aimé éclaircir un autre sujet. Tu ne cesses de parler de ces « Anciens » sur le même ton dont je parle du chien de la voisine. Je dois avouer que je ne mords pas aux fantômes. À quoi ressemblent ces « Anciens » ?

— À n’importe quel autre Martien.

— Comment peut-on savoir qu’il ne s’agit pas d’un simple Martien adulte, alors ? Ils traversent les murs, ou quoi ?

— Tous les Martiens en sont capables. Je l’ai encore fait hier.

— Quoi alors ? Ils ont un halo lumineux ?

— Non. On les voit, on les entend, on les touche… tout. C’est comme une image stéréo, mais parfaite, et qui est mise directement dans votre esprit. Sur Mars toutes ces explications seraient superflues… Écoute, Jubal, si tu avais assisté à la désincarnation, à la mort d’un ami, puis avais aidé à le manger… et si ensuite tu avais vu et touché son fantôme, parlé avec lui… croirais-tu aux fantômes alors ?

— Eh… ou bien cela, ou bien que j’ai perdu la boule !

— Bien sûr, ici ce pourrait être une hallucination, mais sur Mars… ou bien la planète entière est victime d’une hallucination collective, ou bien l’autre explication est la bonne, ce que toutes mes expériences là-bas ont confirmé. Sur Mars, les « fantômes » représentent la partie la plus puissante, et de loin la plus nombreuse, de la population. Les vivants, les incarnés vont chercher l’eau et coupent le bois : ils sont les serviteurs des Anciens.

— Soit, soit. C’est contraire à toute mon expérience, mais celle-ci est provinciale, limitée à cette planète. Tu crains donc qu’ils nous détruisent ?

— Je ne le crains pas, non… Je pense – ce n’est qu’une supposition ; je ne le gnoque pas – qu’il n’existe que deux possibilités : nous détruire ou tenter de nous conquérir culturellement, de façon à nous rendre semblables à eux.

— Et tu ne crains pas qu’ils nous fassent sauter ? C’est un point de vue bien olympien.

— Il est fort possible qu’ils le fassent, dit Mike en hochant la tête. Pour eux, vois-tu, nous sommes des malades, des infirmes… la façon dont nous agissons envers nos pareils, notre manque de compréhension et notre incapacité totale à nous gnoquer mutuellement, nos guerres, nos famines, nos maladies, notre cruauté… ils doivent nous considérer comme des fous incurables. Si, si, je le sais. Je pense donc qu’ils se décideront pour… une sorte d’euthanasie. N’étant pas un Ancien, je n’en suis bien entendu pas certain. Mais comprends-moi bien, Jubal, s’ils se décident, ce sera…» Mike réfléchit longtemps. «… dans un minimum de cinq cents ans, plus probablement cinq mille.

— Le jury délibère bien longtemps.

— La plus importante différence entre les deux races, Jubal, c’est que les Martiens ne sont jamais pressés, et que nous le sommes toujours. Ils préféreront certainement y réfléchir un siècle ou une douzaine de siècles de plus, pour être bien certains qu’ils en ont gnoqué toute la plénitude.

— Dans ce cas, Fils, ne te tracasse pas. Si dans cinq ou dix siècles la race humaine n’est pas capable de leur faire face, nous n’y pouvons rien. Mais je doute qu’elle en soit jamais capable.

— Je gnoque de même, mais pas en plénitude. Comme je te l’ai dit, ce n’est pas cela qui m’inquiète. L’autre alternative me paraît bien pire. Ils ne pourront pas nous rendre pareils à eux. Toute tentative dans ce sens nous tuerait tout aussi certainement, mais pas sans douleur. Ce serait un très grand mal. »

Jubal resta longtemps muet avant de lui dire : « N’était-ce pas précisément ce que tu essayais de faire, Fils ?

— Au début, oui, admit Mike en prenant un air malheureux. Mais ce n’est plus vrai maintenant. Père… je sais que je t’ai désappointé en commençant cela.

— Ce sont tes affaires, Fils.

— Oui. Le Soi. Je dois gnoquer chaque embranchement moi-même, seul. Comme toi. Comme tous les Soi… Tu es Dieu.

— Je n’accepte pas ma nomination.

— Tu ne peux pas la refuser. Tu es Dieu, je suis Dieu, tout ce qui gnoque est Dieu, et je suis tout ce que je n’ai jamais été, tout ce que j’ai vu, senti et expérimenté. Ô ! Père, j’ai vu dans quel état horrible était cette planète, et j’ai gnoqué, quoique pas avec plénitude, que je pourrai la changer. Ce que j’avais à leur apprendre ne pouvait pas s’enseigner dans les écoles ; j’ai donc dû l’introduire sous la forme d’une religion, ce que ce n’est pas, et inciter les gens à y goûter en piquant leur curiosité. Cela fonctionna en partie comme je l’avais prévu : la discipline peut être transmise aux hommes sur Terre, comme elle me le fut dans le Nid martien. Nos frères s’entendent bien – tu l’as vu, tu l’as partagé même – ils vivent dans le bonheur et la paix, sans amertume ni jalousie.

« En soi seul, cela était déjà une réussite extraordinaire. La dualité mâle-femelle est notre don le plus précieux… L’amour physique romantique est peut-être unique à cette planète. Si tel est le cas, l’univers connaît la pauvreté au sein de l’abondance… et je gnoque faiblement que Nous-Qui-Sommes-Dieu répandrons cette précieuse invention. La réunion des corps accompagnée de l’union des âmes, dans une extase partagée où l’on donne, prend, se réjouit l’un de l’autre… non, il n’y a rien d’approchant sur Mars, et je gnoque pleinement que c’est la source de toutes les richesses et de toutes les merveilles de cette planète. Et, Jubal, tant qu’un homme ou une femme n’a pas connu le trésor de l’extase commune de deux âmes réunies comme le sont les corps, alors il est encore vierge et seul, comme s’il n’avait jamais copulé. Mais je gnoque que tu connais cela. Ta répugnance à risquer une expérience moindre le prouve déjà… Et de plus, je le sais. Tu gnoques. Tu as toujours gnoqué, bien que tu ignores le langage dans lequel nous gnoquons. Aube m’a dit que tu avais aussi profondément pénétré dans son âme que dans son corps.

— Hum… cette jeune dame exagère.

— Aube ne peut que parler vrai sur un tel sujet. Et – excuse-moi –… nous étions présents. Dans son esprit, mais pas dans le tien. Et tu étais là, partageant avec nous tous. »

Jubal s’abstint de mentionner que les seuls moments où il ait jamais eu l’impression de lire dans les esprits étaient précisément ceux-là… et encore s’agissait-il d’émotions, non de pensées. Il regrettait simplement, sans amertume, de ne pas être de cinquante ans plus jeune, auquel cas il aurait fait d’Aube une « femme honorable », risquant hardiment un autre mariage malgré les cicatrices que lui avait laissées le premier. Il ne mentionna pas davantage qu’il n’aurait pas échangé cette nuit contre les années qui lui restaient (peut-être) à vivre. Pour le fond, Mike avait raison. « C’est bien. Continue.

— Voilà ce que devrait toujours être l’union sexuelle. Mais je gnoquai peu à peu qu’elle l’était rarement. Je ne vis qu’indifférence, actes accomplis mécaniquement, viol et séduction devenus un jeu au même titre que la roulette mais plus malhonnête, la prostitution et le célibat, volontaires ou non, la peur, la culpabilité, la haine et la violence, les enfants élevés dans le dégoût et la haine d’une sexualité « animale », objet de honte qu’il faut cacher aux regards. Cette merveilleuse et adorable perfection du couple mâle-femelle était transformée en une parodie grotesque et horrible.

« Et toutes ces choses mauvaises, toutes, Jubal, sont des corollaires de la jalousie. Je n’arrivais pas à le croire. Je ne gnoque toujours pas la jalousie en plénitude, tellement cela me paraît fou. La première fois que je goûtai à cette extase, ma première pensée fut que je désirais la partager, immédiatement avec tous mes frères d’eau – directement avec les femmes, indirectement en invitant de nouveaux partages, avec les hommes. Il ne me serait jamais venu à l’idée de garder pour moi seul cette fontaine inépuisable. Cela m’aurait horrifié… si j’y avais pensé, ce dont j’aurais été absolument incapable. Et, corollaire parfait, je n’avais pas le moindre désir d’accomplir ce miracle avec quelqu’un en qui je n’aurais pas eu une absolue confiance, et que je n’aurais pas chéri… Vraiment, Jubal, je suis physiquement incapable non seulement de faire l’amour mais même de désirer une femme qui n’a pas partagé l’eau avec moi. Et c’est valable pour tout le Nid. C’est une impuissance psychique, sauf quand l’esprit s’unit en même temps que la chair. »

Jubal pensait mélancoliquement que c’était un système parfait… pour des anges, lorsqu’un aérocar atterrit en diagonale sur l’aire d’atterrissage. Il tourna la tête pour mieux le voir ; au moment où ses patins touchaient le sol, l’engin disparut.

« Des ennuis ? demanda-t-il.

— Non », affirma Mike. « Ils commencent à se douter que nous sommes ici – que j’y suis, plus exactement, car ils croient que les autres sont morts…» Il sourit. « Nous pourrions obtenir un bon prix de ces appartements ; la ville s’emplit des troupes de choc de l’évêque Short.

— Ne serait-il pas temps d’installer la famille ailleurs ?

— Ne t’inquiète pas, Jubal. Cet aérocar n’a même pas eu le temps d’émettre un message. Je nous garde. C’est facile, maintenant que Jill a surmonté ses préjugés ; elle trouvait « mal » de désincarner des personnes portant le mal en elles. J’étais obligé de me servir d’expédients compliqués pour nous protéger. Mais elle a compris que je ne le fais que lorsque la plénitude est gnoquée. » L’Homme de Mars eut un sourire de contentement enfantin. « Elle m’a même aidé hier soir…

— À faire quoi, exactement ?

— Cela résulte de l’épisode de la prison. Il y en avait quelques-uns qui étaient trop dangereux pour que je puisse les libérer ; je les ai donc fait disparaître avant les barreaux et les portes. Mais cela faisait des mois que je gnoquais lentement la ville entière… et un bon nombre des pires n’étaient pas en prison. J’avais établi une liste, m’assurant de la plénitude dans chaque cas. Et maintenant que nous allons quitter cette ville, ils ne vivent plus ici. Ils ont été désincarnés et renvoyés au début de la file d’attente pour tenter leur chance à nouveau. En fait, l’attitude de Jill changea du tout au tout lorsqu’elle gnoqua enfin avec plénitude qu’il est impossible de tuer un homme – nous agissons un peu comme un arbitre qui suspend un joueur pour « brutalités inutiles ».

— N’as-tu pas peur de jouer à Dieu ? »

Mike eut un sourire joyeux et éhonté. « Je suis Dieu. Tu es Dieu… et tous les bonshommes que je fais disparaître sont Dieu. On dit que Dieu voit le moindre moineau. Certes. Ce que l’on peut dire de plus précis en anglais, c’est que Dieu ne peut pas ne pas voir le moineau parce que le Moineau est Dieu. Et lorsqu’un chat poursuit un moineau, tous les deux sont Dieu, accomplissant les pensées de Dieu. »

Un autre aérocar s’apprêta à atterrir et disparut. Jubal ne fit aucun commentaire. « Combien en avez-vous mis hors jeu hier soir, à vous deux ?

— Dans les quatre cent cinquante ; je n’ai pas compté exactement. La ville est assez grande. Pour quelque temps, elle sera un peu plus présentable. Elle n’est pas guérie, bien sûr – la seule guérison est la discipline. » Mike ne souriait plus. « Et voilà ce dont je voulais te parler, Père. Je crains d’avoir induit nos frères en erreur.

— Comment cela, Mike ?

— Ils sont trop optimistes. Ils voient comment cela marche bien pour nous – ils sont heureux, forts, en bonne santé, ils s’aiment profondément… et ils savent tout cela. Ils croient gnoquer que ce n’est qu’une question de temps pour que la totalité de la race humaine connaisse la même béatitude. Oh ! pas demain, certes… certains gnoquent même que deux mille années ne sont qu’un instant pour une telle mission. Mais un jour, oui, un jour…

« Oui, Jubal, c’est ce que je pensais au début. Et c’est à cause de moi qu’ils le pensent.

« Mais j’avais négligé un point crucial :

« Les êtres humains ne sont pas des Martiens.

« J’ai fait cette erreur je ne sais combien de fois. Je me corrigeais, et puis je la commettais de nouveau. Ce qui est efficace pour les Martiens ne l’est pas nécessairement pour les hommes. Certes, la logique conceptuelle qui ne peut être exprimée qu’en martien vaut pour les deux races. La logique est immuable, oui… mais les faits sont différents. Les résultats le sont donc aussi.

« Je ne comprenais pas pourquoi, quand des gens avaient faim, quelques-uns d’entre eux ne se proposaient pas pour être mangés par les autres… Sur Mars, cela va de soi, et c’est un honneur. Je ne comprenais pas pourquoi on attachait tant de prix aux bébés. Sur Mars, Abby et Fatima auraient été jetées dehors, pour vivre ou pour mourir, et neuf nymphes sur dix meurent au cours de la première saison. Ma logique était saine mais je confondais les faits : ici, les bébés ne luttent pas, seulement les adultes ; sur Mars, les adultes ne luttent jamais, la sélection naturelle étant déjà effectuée chez les bébés. Mais d’une façon ou d’une autre, il y a lutte et sélection… autrement une race descend la pente.

« Je ne sais pas si je me trompais en essayant de supprimer toute compétition. Mais depuis peu je commence à gnoquer que la race humaine ne le permettra pas, quoi qu’il arrive. »

Duke passa la tête dans l’entrebâillement de la porte. « Mike ? Tu as regardé dehors ? La foule commence à s’assembler autour de l’hôtel.

— Je sais. Dis aux autres que l’attente n’est pas accomplie. » Il se tourna de nouveau vers Jubal. « Tu es Dieu » n’est pas un message de joie et d’espérance, Jubal. C’est un défi, une affirmation hardie et inébranlable de notre responsabilité personnelle. Mais cela, continua-t-il tristement, je parviens rarement à le faire comprendre. Seuls les rares qui sont ici avec nous, nos frères, l’ont compris et ont accepté d’en boire l’amertume en même temps que la douceur ; ceux-là se sont dressés et ont gnoqué. Les autres, des centaines de milliers d’autres, n’ont voulu y voir qu’un butin que l’on obtient sans lutter, une « conversion », ou bien l’ont tout simplement ignoré. Quoi que j’aie pu dire, ils maintenaient que Dieu était un être extérieur à eux-mêmes, placé là dans l’unique but d’aimer et de consoler n’importe quel paresseux un peu faible d’esprit. Ils se refusent à envisager que ce sont eux qui doivent fournir un effort, et que ce sont eux qui sont responsables de la situation dans laquelle ils se trouvent. »

L’Homme de Mars secoua la tête. « Mes échecs sont tellement plus nombreux que mes réussites que je me demande si je ne découvrirai pas, lorsque je gnoquerai pleinement, que je suis sur la mauvaise voie… et que cette race doit être divisée, doit lutter et haïr, être perpétuellement en guerre contre elle-même, pour que la sélection indispensable puisse s’opérer. Dis-moi, Père ? Il faut que tu me le dises.

— Mais Mike ! Qu’est-ce qui peut bien te faire croire que je suis infaillible ?

— Peut-être ne l’es-tu pas. Mais chaque fois que j’avais besoin de savoir quelque chose, tu as pu me le dire, et la plénitude a toujours montré que tu avais parlé juste.

— Non ! Je refuse énergiquement cette apothéose ! Mais il y a une chose que je vois, Fils. Tu ne cesses d’inciter les autres à ne jamais se presser. « L’attente accomplira », dis-tu toujours.

— C’est exact.

— Et maintenant, tu violes ta propre règle. Tu n’as pas attendu longtemps ; très, très peu même, selon les critères martiens, et tu songes déjà à abandonner. Tu as prouvé que ton système était parfaitement efficace dans le cadre d’un petit groupe ; je suis le premier à reconnaître que je n’ai jamais vu des gens aussi dynamiques, heureux et en bonne santé. Cela devrait te suffire, après y avoir consacré si peu de temps. Nous en reparlerons lorsque vous serez mille fois plus nombreux, tous aussi ardents, heureux et dénués de jalousie. D’accord ?

— Tu parles juste, Père.

— Je n’ai pas terminé. Si j’ai bien compris, ce qui te fait peur c’est que l’humanité a peut-être besoin des maux dont elle souffre, afin d’opérer l’indispensable sélection naturelle. Mais cré nom, mon garçon, tu l’as effectuée, cette sélection ! Ou, plus exactement, ce sont les quatre-vingt-dix-neuf pour cent d’échecs qui l’ont faite eux-mêmes en ne t’écoutant pas… Avais-tu projeté d’éliminer l’argent et la propriété ?

— Absolument pas ! À l’intérieur du Nid nous n’en avons pas besoin, mais…

— Aucune famille saine n’en a besoin, mais il vous le faut dans vos rapports avec l’extérieur. Sam m’a dit que les frères, loin de se désintéresser des biens de ce monde, sont plus rusés que jamais en ce qui concerne l’argent. C’est exact ?

— Oh, oui ! C’est facile de faire de l’argent une fois que l’on gnoque.

— Tu viens d’inventer une nouvelle béatitude : « Béni soit le riche en esprit, car il fera de la galette. » Et comment se comportent-ils dans d’autres domaines ? Mieux ou moins bien que la moyenne ?

— Mieux, évidemment. Comprends-moi, Jubal, ce n’est pas une foi. La discipline est très précisément, ni plus ni moins, une méthode permettant de fonctionner efficacement dans tous les domaines.

— Et voilà, Fils, tu as donné toi-même la réponse à la question qui te tourmentait. Si ce que tu dis est vrai, ce dont je ne préjuge pas, la compétition, loin d’être éliminée, sera plus féroce que jamais. Si zéro virgule un pour cent de la population sont capables de comprendre ce que tu leur apportes, il suffit que tu le leur montres, et ils verront. En l’espace de quelques générations, les sots dépériront et ceux qui posséderont ta discipline hériteront de la Terre. Quand cela arrivera, que ce soit dans mille ans ou dans dix mille, il sera toujours temps de penser à de nouveaux obstacles qui leur feront faire un saut de plus. Ne te décourage pas s’il n’y en a qu’une douzaine qui soient devenus des anges en l’espace d’une nuit. Je n’aurais jamais cru qu’un seul d’entre eux y parviendrait. Je pensais que tu allais te rendre ridicule en te mettant à prêcher. »

Mike soupira, puis sourit. « Je commençais à avoir peur que ce ne soit le cas. Je craignais d’avoir fait faux bond à mes frères.

— Je regrette toujours que tu n’aies pas baptisé cela « Mauvaise Haleine Cosmique » ou quelque chose dans ce genre. Mais peu importe le nom. Si tu possèdes la vérité, tu peux la démontrer. Parler ne prouve rien. Montre-leur. »

Mike ne répondit pas. Ses paupières étaient closes, son visage sans expression, et son corps conservait une immobilité totale. Jubal était mal à l’aise, craignant de lui en avoir trop dit et de l’avoir contraint à se retirer.

Puis Mike rouvrit les yeux et sourit joyeusement. « Tu m’as remis les idées en place, Père. Je suis prêt à le leur montrer maintenant – je gnoque la plénitude. » L’Homme de Mars se leva. « L’attente est terminée. »

37

Jubal et l’Homme de Mars regagnèrent lentement le living. Le Nid entier était assemblé autour de la stéréo, qui montrait une foule dense et agitée, retenue à grand-peine par un cordon de police. Mike la regarda, et un sourire serein détendit ses traits. « Ils arrivent. C’est le temps de la plénitude. » La sensation d’attente extatique que Jubal percevait depuis son arrivée atteignit un sommet, bien que personne n’eût bougé.

« C’est merveilleux, mon chéri, dit Jill. La salle est comble.

— Et prête à applaudir, ajouta Patty.

— Je ferais mieux de m’habiller, commenta Mike. Tu me trouveras quelque chose à mettre, Patty ?

— Tout de suite, Michaël.

— Fils, dit Jubal, cette foule ne m’inspire pas confiance. Es-tu sûr que c’est bien le moment d’y aller ?

— Oh oui, dit Mike. C’est pour me voir qu’ils sont venus, et je ne vais pas les laisser attendre. » Il s’interrompit en attendant que son visage soit libéré des vêtements qui se mettaient en place avec l’aide superflue de plusieurs de ses frères. Chaque vêtement semblait savoir exactement comment se disposer pour tomber impeccablement. « Ce travail n’a pas seulement des privilèges – la vedette doit monter sur scène au moment voulu… tu me gnoques ? Les jobards y comptent.

— Mike sait ce qu’il fait, patron, ajouta Duke.

— Peut-être… mais je me méfie des foules.

— Ce sont surtout des curieux, comme toujours. Certes, il y a quelques Fostérites et d’autres qui lui en veulent. Mais Mike est capable de manier n’importe quel public, tu verras. Pas vrai, Mike ?

— Bien parlé, cannibale. Attire une foule et donne-lui un bon spectacle. Où est mon chapeau ? Je ne peux pas sortir dans ce soleil sans chapeau ! » Un coûteux panama avec un ruban aux couleurs vives se glissa dans le living et se disposa sur sa tête. Mike lui donna une petite inclinaison coquine. « Voilà ! Je suis bien, les enfants ? » Il portait son costume habituel des cultes publics, un costume tropical blanc luxueusement coupé, des chaussures assorties, une chemise d’un blanc éclatant et une cravate éblouissante.

« Il ne te manque plus qu’une serviette, dit Ben.

— Tu gnoques qu’il m’en faut une ? Patty ! »

Jill s’avança vers lui. « Ben voulait plaisanter, mon chéri. Tu es parfait. » Elle arrangea sa cravate et l’embrassa – Jubal sentit le baiser. « Voilà, chéri, tu peux aller leur parler.

— Oui, il est temps. Anne ? Duke ?

— Prêts, Mike. » Anne était drapée dans la dignité de sa robe de Témoin. Duke était juste l’opposé : débraillé, une cigarette allumée pendant à la lèvre, un vieux chapeau cabossé repoussé vers l’arrière de la tête, dans le ruban duquel il avait passé une carte marquée « PRESSE », et des appareils photo se trimbalant partout.

Ils se dirigèrent vers la porte du foyer commun aux quatre appartements. Seul Jubal les suivit. Les autres – ils étaient plus de trente – restèrent autour de la stéréo. Mike s’arrêta à la porte. Il y avait une grande table, avec une carafe d’eau et des verres, une coupe emplie de fruits et un couteau. « Ne va pas plus loin, conseilla-t-il à Jubal, les petits favoris de Patty sont là, et tu ne pourrais pas revenir sans qu’elle t’escorte. »

Mike se versa un verre d’eau et en but une partie. « Cela donne soif de prêcher. » Il donna le verre à Anne, puis prit le couteau et se coupa un quartier de pomme.

Jubal crut voir que Mike s’était coupé au doigt, mais son attention fut distraite par Duke qui lui tendait le verre. Non, la main de Mike ne saignait pas, et Jubal commençait à avoir l’habitude de ses tours de passe-passe. Il prit le verre et but une gorgée, s’apercevant que sa gorge était très sèche.

Mike lui serra le bras en souriant. « Cesse de te faire de la bile. Cela ne prendra que quelques minutes. À tout à l’heure, Père. » Ils franchirent le barrage de cobras et la porte se referma derrière eux. Jubal alla rejoindre les autres, tenant toujours le verre. Quelqu’un le lui prit des mains ; il le remarqua à peine, car il fixait l’écran.

La foule semblait plus dense et très agitée. Les policiers qui la maintenaient à grand-peine n’étaient armés que de leurs gourdins. De temps en temps, quelques cris surgissaient de la rumeur sourde de la foule.

« Patty, où sont-ils maintenant ? demanda quelqu’un.

— Ils ont descendu le tube. Mike est un peu en avant. Duke s’est attardé pour attendre Anne. Maintenant, ils entrent dans le hall. Ils ont aperçu Michaël. On le photographie. »

La scène de rue céda la place aux larges épaules et au visage réjoui d’un commentateur. « Ici le Réseau New World, toujours sur place quand ça se passe. Votre commentateur Happy Holliday vous parle de notre unité mobile. Nous venons d’apprendre à l’instant que le faux messie, l’imposteur également connu sous le nom d’Homme de Mars, vient de sortir de l’hôtel où il se cachait, ici dans la belle Saint-Pétersbourg, la Ville qui vous donne envie de chanter ! Smith a apparemment décidé de se rendre aux autorités. Il s’était évadé de prison hier, à l’aide d’explosifs à haute puissance que ses disciples fanatiques avaient réussi à lui faire parvenir. Le cordon de troupes entourant la ville a dû le décourager. Mais nous ne savons encore rien. Je répète que nous ne savons toujours rien. Restez donc à l’écoute de votre poste favori, NW, toujours présent à l’événement. Et maintenant un mot de nos excellents amis de Saint-Pétersbourg qui vous offrent cette émission…

« Merci, Happy Holliday, et merci vous tous qui nous écoutez sur le réseau NW ! À quel prix le Paradis ? Presque pour rien ! Venez vous en rendre compte vous-mêmes en visitant les Champs-Élyséens, qui viennent d’ouvrir leurs nouveaux emplacements à une clientèle sélectionnée. De magnifiques terrains gagnés sur les eaux tièdes de notre merveilleux golfe. Tous les emplacements sont garantis à au moins quarante centimètres au-dessus du niveau moyen de la marée haute. Oh, presque rien à payer d’avance, mes amis, et le reste… plus tard, bien plus tard. Téléphonez tout de suite à Golfe 32-822 !

« Merci, Jick Morris et les hardis promoteurs des Champs-Élyséens ! Ne quittez pas l’écoute. Je crois qu’il y a du nouveau. En effet…»

(« Ils sortent sur la terrasse, dit Patty d’une voix calme. La foule n’a pas encore aperçu Michaël. »)

— … Non, pas encore, mais dans un moment. Vous voyez maintenant la grande entrée du splendide hôtel Sans Souci, la Perle du Golfe, dont la direction décline toute responsabilité en ce qui concerne le fugitif et a apporté un maximum d’aide aux autorités, comme vient de le faire savoir Mr G. Davis, chef de la police locale, dans une déclaration à la presse. Et en attendant qu’il se passe du nouveau, un bref résumé de l’étrange carrière de ce monstre mi-humain élevé sur Mars…

De brefs flashes se succédèrent : le départ de l’Envoy, le Champion filmé en plein espace, naviguant sans peine grâce à ses propulseurs de Lyle, des Martiens filmés sur Mars, le retour triomphal du Champion, quelques images de l’interview du faux Homme de Mars… « Que pensez-vous de nos filles ? » et la suite… un bref extrait de la conférence donnée au Palais de l’Exécutif, et enfin la remise du doctorat de philosophie, qui avait fait beaucoup de bruit à l’époque, le tout avec de rapides commentaires à double tranchant.

« Tu vois quelque chose, Patty ?

— Michaël est en haut des marches. La foule est encore à cent mètres. La police l’empêche d’envahir le parc de l’hôtel. Duke change l’objectif d’un de ses appareils. Mike attend qu’il ait terminé. Rien ne presse. »

La stéréo montra de nouveau la foule, et Happy Holliday continua : « N’oubliez pas, amis auditeurs, que cette sympathique foule d’habitants du golfe n’est pas en humeur de plaisanter aujourd’hui. Des événements étranges se sont succédés, on a fait fi de leurs lois, la police qui les protège a été traitée avec mépris… ils sont en colère, et ils ont des raisons de l’être. Les disciples fanatiques du soi-disant Antéchrist n’ont reculé devant rien pour créer des troubles dans un vain effort pour arracher leur chef aux mains de la justice. Et tout peut arriver… tout ! »

Sa voix monta d’un ton. « Oui, il arrive, il sort ! Il avance droit vers la foule ! » La scène changea. Mike avançait vers la caméra, suivi par Anne et Duke qui perdaient peu à peu du terrain. « Voilà ! Ça y est ! Ça va exploser ! »

Mike continuait à avancer vers la foule sans se presser. Son image en relief grossit jusqu’à devenir grandeur nature, comme s’il était présent au milieu de ses frères d’eau. Il s’arrêta à la limite de la pelouse, à quelques mètres de la foule. « Vous m’avez appelé ? »

Un grondement sourd lui répondit.

Des nuages épars parsemaient le ciel. Un instant, un rayon de soleil l’éclaira violemment.

Ses habits disparurent. Il se tenait devant eux, bruni, beau comme un jeune dieu, vêtu uniquement de sa beauté… en le voyant Jubal sentit son cœur se serrer. Il pensa que Michel-Ange dans ses vieilles années serait descendu de ses échafaudages pour donner à la postérité une image de cette beauté-là. Mike dit avec douceur. « Regardez-moi, je suis un fils de l’homme. »

La scène s’interrompit pour une publicité de dix secondes, des filles dansant le French-cancan et chantant :

Allons, Mesdames, lavez vos nippes

Dans la poudre Esthé-Tique

Rien de plus doux, de plus fin,

Pour ménager vos mains !

Des bulles rosées envahirent l’écran et des rires joyeux éclatèrent. Une voix ajouta : « Et n’oubliez pas de conserver nos coupons.

— Que Dieu te damne ! » Une brique atteignit Mike dans les côtes. Il se tourna vers celui qui l’avait lancée. « Mais tu es toi-même Dieu. Tu ne peux damner que toi-même… et tu ne pourras jamais t’échapper de toi-même.

— Blasphémateur ! » Une pierre le frappa au-dessus de l’œil gauche et le sang coula abondamment.

Mike continua à parler avec calme : « En m’attaquant, c’est vous-mêmes que vous attaquez… car vous êtes Dieu… et je suis Dieu… Tout ce qui gnoque est Dieu, et il n’y a aucun autre Dieu. »

Plusieurs pierres jaillirent. Mike saignait en divers endroits. « Écoutez la Vérité. Vous n’avez pas besoin de haïr, vous n’avez pas besoin de lutter, vous n’avez pas besoin de craindre. Je vous offre l’eau de la vie…» Soudain, un gobelet empli d’eau apparut dans sa main, resplendissant dans le soleil. « Et vous pourrez la partager avec tous vos frères… pour marcher ensemble dans la paix, l’amour et le bonheur. »

Une pierre vint fracasser le verre. Une autre frappa Mike à la bouche.

Il leur sourit avec ses lèvres contusionnées et couvertes de sang. Son regard semblait plongé dans la caméra, et une expression de tendresse ardente envahit son visage. Par un effet combiné du soleil et de la stéréo, son visage semblait entouré d’un halo doré. « Oh mes frères, je vous aime tant ! Buvez profondément. Partagez et rapprochez-vous sans fin. Tu es Dieu. »

Jubal se surprit à répéter ces derniers mots. La stéréo inséra une publicité de cinq secondes : « Le Cahuenga Club, le dancing avec du vrai brouillard de Los Angeles, importé frais tous les jours. Six danseuses exotiques.

— Lynchez-le ! Au poteau ! » Un fusil de gros calibre se déchargea presque à bout portant. Le bras droit de Mike fut sectionné au coude et flotta jusqu’au frais gazon, où il s’immobilisa, la main ouverte en un geste d’invitation.

« Allez, Shortie, tire ! Et vise mieux cette fois ! » La foule rit et applaudit. Une brique écrasa le nez de Mike et une pluie de pierres le couronna de sang.

« La Vérité est simple, mais la Voie de l’Homme est difficile. Avant tout, il faut que vous appreniez à contrôler le soi. Le reste s’ensuivra. Béni est celui qui se connaît et se contrôle, car le monde lui appartient et l’amour, le bonheur et la paix l’accompagnent partout où il va. » Une forte détonation retentit, suivie de deux autres. La première balle, de calibre quarante-cinq, atteignit Mike juste au-dessus du cœur, fracassant la sixième côte près du sternum et provoquant une large plaie. Les deux autres coups transpercèrent sa jambe gauche à douze centimètres au-dessous de la rotule ; le péroné brisé, blanc et aigu, dépassait visiblement de la plaie jaune et rouge.

Mike chancela légèrement et rit, puis continua à parler d’une voix parfaitement claire et calme. « Tu es Dieu. Sache cela et la Voie te sera ouverte.

— Sacré nom ! Empêchez-le de continuer à blasphémer !… Venez, les gars, on le finit ! » La foule avança, suivant un meneur armé d’un gourdin ; ils lui tombèrent dessus avec leurs poings ou avec des pierres, puis avec leurs pieds lorsqu’il s’écroula. Il continua à parler pendant qu’ils lui enfonçaient les côtes, lui brisaient les os et lui arrachaient une oreille. Une voix s’éleva derrière eux : « Écartez-vous, qu’on l’arrose d’essence ! »

La foule s’écarta légèrement et la caméra put prendre un gros plan de son visage et de ses épaules. L’Homme de Mars sourit à ses frères et dit d’une voix douce et claire. « Je vous aime. » Une sauterelle imprudente vint atterrir sur l’herbe à quelques centimètres de son visage. Un instant, Mike et la sauterelle se regardèrent. « Tu es Dieu », dit-il joyeusement, et il se désincarna.

38

Des flammes et une épaisse fumée noire s’élevèrent et envahirent l’écran. « Fichtre ! dit Patty admirativement. C’est la plus belle finale que j’aie jamais vu.

— Oh oui ! dit Becky du ton de quelqu’un qui s’y connaît. Même le professeur n’a jamais fait aussi bien. »

Van Tromp dit d’une voix très calme, se parlant apparemment à lui-même : « Quel style, et quelle élégance. Une belle fin. »

Jubal regarda ses frères à la ronde. Était-il le seul à ressentir quelque chose ? Jill et Aube étaient assises, enlacées comme toujours lorsqu’elles étaient ensemble. Elle ne paraissaient nullement troublées. Même Dorcas était calme et avait les yeux secs.

La vision infernale disparut pour faire place à Happy Hollyday, plus souriant que jamais. « Et maintenant, amis auditeurs, je redonne la parole à nos amis des Champs-Élyséens, grâce auxquels nous avons pu vous offrir…» Patty ferma le poste.

« Anne et Duke remontent, dit-elle. Je vais les escorter à travers le foyer, et ensuite nous pourrons déjeuner. »

Jubal l’arrêta au passage. « Patty ? Savais-tu ce que Mike allait faire ? »

Elle le regarda avec surprise. « Comment ? Évidemment pas, Jubal. Il fallait attendre la plénitude. Aucun d’entre nous ne le savait. » Elle lui tourna le dos et sortit.

« Jubal…» Jill le regardait. « Jubal notre père bien-aimé… arrête, je t’en prie, et gnoque la plénitude. Mike n’est pas mort. Comment pourrait-il l’être, puisque personne ne peut être tué ? Et nous, qui l’avons gnoqué, ne pourrons jamais être séparés de lui. Tu es Dieu.

— Tu es Dieu, répéta-t-il d’un ton morne.

— C’est un peu mieux. Viens, viens t’asseoir entre Aube et moi.

— Non. Non, laisse-moi. » Il se leva et avança comme un aveugle jusqu’à sa chambre. Il verrouilla la porte derrière lui, et s’appuya de tout son poids sur les montants du lit. Mon fils ! 0 mon fils ! Si j’avais pu mourir pour toi ! Une vie si riche l’attendait, et il a fallu qu’un vieil imbécile pour lequel il avait trop de respect se mette à dégoiser et l’incite à un martyre inutile et vain. Si seulement Mike leur avait donné quelque chose de gros, un spectacle… mais il leur a donné la Vérité. Et qui s’intéresse à la Vérité ? Jubal rit à travers ses sanglots.

Lorsque le rire amer et les sanglots se furent calmés, il se releva et fouilla maladroitement dans sa valise. Il trouva ce qu’il cherchait. Il en avait toujours dans sa trousse de toilette depuis que l’attaque de Joe Douglas lui avait rappelé que toute chair est mortelle.

Et maintenant c’était son tour, et il ne pouvait pas le supporter. Il se prescrivit trois tablettes pour que ce soit rapide et certain, les avala avec un verre d’eau et alla rapidement s’étendre sur le lit. La douleur se calma rapidement.

La voix lui parvint de très, très loin : « Jubal…

— … la paix… Me r’pose.

— Jubal ! Je t’en prie ! Père !

— Euh… Oui ? Mike ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— Réveille-toi ! La plénitude n’est pas encore venue. Là, laisse-moi t’aider. »

Jubal soupira. « Bien, Mike. » Il se laissa conduire à la salle de bains. On lui soutint la tête pendant qu’il vomissait, et il prit le verre d’eau qui lui était tendu et se rinça la bouche.

« Ça va mieux ?

— Ça va, Fils. Merci.

— Bien alors ; d’autres charges m’attendent. Je t’aime, Père. Tu es Dieu.

— Je t’aime, Mike. Tu es Dieu. » Jubal s’attarda encore un bon moment, se rendit présentable, changea de vêtements et avala un petit verre d’alcool pour tuer le goût légèrement amer qu’il avait encore dans la bouche, puis alla rejoindre les autres.

Patty était seule dans le living ; la stéréo ne marchait pas. Elle leva la tête. « Tu veux manger quelque chose maintenant, Jubal ?

— Avec plaisir, merci.

— C’est bien, dit-elle en approchant de lui. Malheureusement, la plupart ont mangé rapidement puis ont filé. Mais ils ont tous laissé un baiser pour toi. Les voilà, en une seule livraison. » Elle parvint à lui transmettre tout l’amour qui avait été confié à sa charge, cimenté par le sien propre. Jubal sentit toutes ses forces revenir, ainsi qu’une acceptation sereine qui ne laissait pas de place à l’amertume.

« Viens à la cuisine, lui dit-elle. Tony est parti, et tout le monde en profite pour s’y rassembler… pas que ses grognements aient jamais fait peur à quiconque. » Elle s’arrêta et tourna la tête comme pour se regarder le dos. « Est-ce que la scène finale ne change pas un peu ? J’ai l’impression qu’on commence à voir de la fumée, tu ne trouves pas ? »

Jubal affirma solennellement que cela paraissait en effet être le cas. Il ne voyait en fait aucun changement… mais il connaissait trop l’idiosyncrasie de Patty pour se mettre à discuter avec elle. « Je le savais, lui assura-t-elle. Je vois très bien tout autour de moi, mais pas encore mon dos. Il me faut toujours un double miroir. Mais Mike m’a dit que cela viendrait bientôt. Peu importe d’ailleurs. »

Dans la cuisine, ils étaient à peu près une douzaine, installés un peu partout. Duke remuait le contenu d’une petite casserole. « Bonjour, patron. J’ai commandé un bus de vingt places. C’est ce qui peut atterrir de plus grand ici. Ça ne sera pas de trop, avec les deux petites et la ménagerie de Patty. Tu es d’accord ?

— Mais certainement. Ils viennent tous à la maison ? » Si les chambres ne suffisent pas, se dit-il, les filles pourraient toujours installer des lits de fortune dans le salon, la bibliothèque… Il était probable d’ailleurs que le chiffre de cette petite population doublerait rapidement. Eh, il ne pourrait peut-être plus se permettre le luxe de dormir seul ! Que c’était doux et amical d’avoir un corps chaud à côté de soi, même si l’on n’avait pas l’intention d’être actif. Dieu, il avait presque oublié ce que c’était ! Le rapprochement…

— Non, pas tous. Tim nous pilotera, puis ira rendre le bus et restera quelque temps dans le Texas. Le capitaine, Béatrix et Sven se feront déposer dans le New Jersey. »

Sam leva les yeux de la table. « Ruth et moi devons aller rejoindre les enfants, et Saül nous accompagne.

— Vous ne pouvez pas venir passer un jour ou deux à la maison avant ?

— Ce n’est pas impossible. Je vais en parler avec Ruth.

— Patron, intervint Duke, quand pourrons-nous remplir la piscine ?

— Eh bien… nous ne le faisions jamais avant avril, mais avec la nouvelle chaufferie je suppose que c’est possible en toutes saisons. » Il ajouta : « Mais le temps ne doit pas être fameux. Il y avait encore de la neige hier.

— Patron, je vais te mettre sur la voie. Pour aller nager, nos frères n’hésiteraient pas à traverser de la neige leur montant jusqu’au cou. Il est probable qu’ils ne s’en apercevraient même pas. D’autre part, il y a des moyens plus économiques de réchauffer l’eau de la piscine que d’allumer ces énormes chaudières à mazout.

— Jubal !

— Oui, Ruth ?

— Nous viendrons, et nous resterons peut-être même plus d’une journée. Les gosses se débrouillent très bien sans moi, et je ne suis pas particulièrement pressée de reprendre mon rôle maternel, surtout sans l’aide de Patty. Ah ! Jubal, tu ne me connais pas vraiment si tu ne m’as pas vue nager dans l’eau, mes cheveux flottant tout autour de moi. Je t’assure que ça en vaut la peine.

— Rendez-vous pris. Où sont passés le Hollandais et la Scandinave ? Béatrix n’est jamais venue à la maison. Ils ne peuvent pas être pressés à ce point.

— Je leur dirai, patron.

— Patty ? Est-ce que tes serpents se contenteront d’un sous-sol propre et chauffé, en attendant que nous trouvions mieux ? Je ne parle pas de Gueule de Miel, bien sûr, c’est une grande personne, mais on ne peut quand même pas livrer la maison aux cobras.

— Ça ira très bien, Jubal.

— Euh…» Jubal regarda autour de lui. « Aube, tu connais la sténo ?

— Elle n’en a pas plus besoin que moi, intervint Anne.

— C’est vrai, que je suis bête ! Mais tu sais taper à la machine ?

— J’apprendrai, si tu le désires, répondit Aube.

— Parfait. Tu as trouvé un travail, jusqu’à ce qu’il y ait un poste de Grande Prêtresse libre quelque part. Jill, nous n’avons oublié personne ?

— Personne, patron. Excepté que ceux qui sont déjà partis savent qu’ils peuvent venir s’installer chez toi n’importe quand. Et je suis sûre qu’ils n’y manqueront pas.

— C’est ce que j’avais pensé. Nid numéro deux, toujours à disposition. » Il s’approcha du fourneau et jeta un coup d’œil dans la petite casserole dont Duke remuait toujours le contenu. Il vit une petite quantité de bouillon. « Hum… Mike ?

— Oui. » Duke porta la cuiller à la bouche et goûta. « Il manque un petit peu de sel.

— Oui, Mike a toujours eu besoin d’assaisonnements. » Jubal lui prit la cuiller des mains et goûta à son tour. Duke avait raison ; c’était un peu douceâtre et un brin de sel n’aurait pas fait de mal. « Cela ne fait rien. Gnoquons-le comme il est. Qui n’a pas encore partagé ?

— Seulement toi. Tony m’a donné des instructions draconiennes : remuer à la main, ajouter de l’eau si nécessaire et t’attendre. Surtout ne pas laisser attacher.

— Bien. Il faudrait deux tasses. Nous le partagerons et gnoquerons ensemble.

— Oui, patron. » Deux tasses vinrent se poser à côté de la casserole après avoir décrit une courbe élégante. « C’est une plaisanterie aux dépens de Mike : il jurait toujours qu’il me survivrait et qu’il me servirait pour la fête nationale. En fait, elle est peut-être à mes dépens parce que nous avions fait un pari, et que je ne toucherai rien.

— Tu n’as gagné que par défaut. Partage équitablement. »

Duke versa le bouillon. Jubal leva sa tasse. « Partageons !

— Rapproche-toi à jamais ! »

Ils burent lentement le bouillon, prenant leurs temps pour mieux le savourer, louant, chérissant et gnoquant le donateur. Jubal constata avec surprise que l’émotion qui l’envahissait était un calme bonheur sans larmes. Comme son fils était bizarre la première fois qu’il l’avait vu, maladroit, gauche, si désireux de plaire, naïf dans ses petites erreurs… et comme il était devenu fier et puissant, sans pour autant perdre son innocence angélique. Je te gnoque enfin, Fils… et je ne voudrais pas changer une ligne à l’histoire de ta vie !

Patty l’avait servi. Il s’attabla et attaqua de bon appétit. Le petit déjeuner lui paraissait bien loin. Sam lui parlait : « Je disais à Saül que je ne gnoque pas la nécessité de modifier nos projets. On continue comme prévu. Quand la marchandise est bonne, les affaires prospèrent, même si le fondateur de la maison est décédé.

— Je n’ai jamais dit le contraire, objecta Saül. Ruth et toi allez fonder un nouveau temple, et nous en fonderons d’autres. Mais il faudra d’abord accumuler des capitaux. Il faut voir ça en grand, prévoir la publicité, l’équipement… tout cela coûte cher, sans compter une ou deux années sur Mars pour Mahmoud et Myriam, ce qui n’est pas moins important.

— C’est merveilleux ! Où est le problème ? Nous attendons la plénitude, puis nous allons de l’avant ! »

Jubal leva brusquement la tête. « L’argent ne pose aucun problème.

— Explique-toi, Jubal.

— En tant qu’avocat, je ne devrais pas vous le dire… mais en tant que frère d’eau, je fais ce que je gnoque. Un moment. Anne ?

— Oui, patron ?

— Achète l’endroit où ils ont lapidé Mike. Il faudra compter un rayon de trente mètres autour.

— Mais patron, l’endroit lui-même est un parking public… et un rayon de trente mètres comprendra une partie des terrains de l’hôtel, sans compter un tronçon de route nationale.

— Pas de discussion.

— Je ne discutais pas. Je t’expliquais simplement la situation.

— Désolé. Ils vendront. Ils feront passer la route ailleurs. Eh ! s’ils ne sont pas complètement stupides, ils feront don du terrain ! Au besoin, Joe Douglas leur fera comprendre où est leur intérêt. Ah oui ! Il faudra également que Douglas réclame à la morgue ce que ces vampires ont laissé de lui, et nous l’enterrerons là. Disons juste dans un an… quand la ville entière sera en deuil, et les flics qui ne l’ont pas protégé, au garde-à-vous pendant toute la cérémonie. » Que faudrait-il mettre en guise de pierre tombale ? La Cariatide à la Pierre ? Non, Mike avait eu la force de porter cette pierre. La Petite Sirène serait mieux, mais ils ne comprendraient pas sa signification. Peut-être Mike lui-même, tel qu’il était en disant « Regardez-moi. Je suis un Fils de l’Homme. » Si Duke ne l’a pas pris à ce moment-là, New Worlds aura certainement quelque chose… et peut-être un des frères, aujourd’hui ou plus tard, trouvera-t-il en lui une étincelle de Rodin et sera-t-il capable de le montrer tel qu’il était, sans l’embellir inutilement.

« Oui, reprit Jubal, nous l’enterrerons là, sans rien pour le protéger, pour que les vers et la douce pluie puissent le gnoquer. Je gnoque que cela lui plaira. Anne, fais-moi penser à appeler Douglas dès que nous serons rentrés.

— Oui, patron. Nous gnoquons avec toi.

— Et maintenant, venons-en à cet autre problème. » Il les mit au courant du testament de Mike. « Vous voyez, chacun de vous est au moins millionnaire ; je n’ai pas d’estimation récente, mais certainement bien plus que cela, impôts déduits, et sans aucune clause restrictive. Je gnoque que vous vous en servirez surtout pour les temples, mais rien ne vous empêche de vous offrir un yacht si tel est votre désir. Ah oui ! Ceux qui veulent continuer à laisser travailler les capitaux les laisseront à la charge de Joe Douglas, qui s’en est fort bien tiré jusqu’à présent… mais je gnoque que Joe n’en a plus pour longtemps, et dans ce cas l’administration des biens revient de droit à Ben Caxton. Ben ? »

Caxton haussa les épaules. « Ce peut être quelqu’un qui le fera en mon nom. Je gnoque que je vais engager un vrai homme d’affaires de mes amis, un certain Saül.

— Tout est donc réglé. Il y aura un délai, mais personne n’osera attaquer son testament : Mike a fait ce qu’il fallait pour éviter cela. Vous verrez. Quand pouvons-nous partir ? La note est réglée ?

— Voyons, Jubal, le réprimanda gentiment Ben. L’hôtel nous appartient. »


Ils décollèrent peu après. Il n’y avait plus de patrouilles de police. La ville s’était calmée aussi soudainement qu’elle s’était enflammée. Jubal s’assit à l’avant, près de Mahmoud, et allongea les jambes. Il n’était pas fatigué, pas malheureux, et même pas pressé de retrouver son sanctuaire. Ils parlèrent des plans de Mahmoud, qui s’apprêtait à aller sur Mars pour approfondir sa connaissance du langage… mais, Jubal l’apprit avec plaisir, pas avant d’avoir terminé le dictionnaire, dont il devait vérifier la transcription phonétique, ce qui lui prendrait au moins un an.

« Je suppose, grommela Jubal, que je vais être obligé d’apprendre cette peste de langage, ne serait-ce que pour comprendre ce qui se dit autour de moi. »

Mahmoud resta silencieux un moment avant de répondre. « Au Temple, nous avions des programmes et des horaires, parce que nous avions affaire à des groupes. Mais quelques-uns ont eu droit à des soins particuliers.

— C’est exactement ce qu’il me faudra.

— Anne, par exemple, est bien plus avancée qu’elle ne te l’a jamais avoué. Étant dotée d’une mémoire absolue, elle a appris le martien en un rien de temps, en se branchant sur l’esprit de Mike.

— Eh oui, mais je ne possède pas la mémoire d’Anne, et Mike n’est pas disponible.

— Mais Anne l’est. Et, bien que tu sois têtu comme un mulet, Aube parviendra bien à te mettre en rapport avec elle. Après la première leçon, Anne pourra d’ailleurs se passer d’Aube. En quelques jours de calendrier, tu penseras en martien – en temps subjectif, cela prendra bien plus longtemps, mais qui s’en soucie ? » Mahmoud le regarda avec un sourire paillard. « Je ne doute pas que les exercices préliminaires te plairont fort. »

Jubal se hérissa. « Tu n’est qu’un sale Arabe lubrique et vicieux… et de plus, tu m’as volé une de mes meilleures secrétaires.

— Ce dont je te saurai éternellement gré. Mais tu ne l’as pas entièrement perdue. Elle aussi te donnera des leçons. Je sais qu’elle y tient beaucoup.

— Va t’asseoir ailleurs, et laisse-moi réfléchir en paix. » Peu après, Jubal cria : « La suivante ! »

Dorcas vint s’asseoir à côté de lui. Avant de commencer à dicter, Jubal lui jeta un regard perçant.

« Tu parais plus heureuse que jamais, mon enfant. Tu resplendis littéralement. »

Dorcas répondit d’une voix caressante : « J’ai décidé de l’appeler Denis. »

Jubal approuva de la tête. « C’est parfaitement approprié. » Approprié, pensa-t-il, même si elle se trompait quant à sa paternité. « Si tu ne te sens pas en forme pour travailler…

— Mais si ! Je suis dans une forme splendide, au contraire !

— On commence. Pièce stéréovisée. Ébauche. Titre provisoire : « Un Martien nommé Smith. » Prologue : zoom sur Mars, utilisant des vues existantes, plan continu, se dissolvant en une vue reconstituée du site d’arrivée de l’Envoy. Le vaisseau apparaît au loin. Animation martienne typique, d’après vues existantes ou refilmées. Plan moyen de l’intérieur du vaisseau. Une femme allongée sur…»

39

Il n’y avait jamais eu le moindre doute quant au verdict qui concernait la Troisième planète tournant en orbite autour de Sol. Les Anciens de la Quatrième planète ne possédaient pas l’omniscience et, à leur manière, ils étaient aussi provinciaux que les humains. Comme ils ne gnoquaient que selon les valeurs locales, et bien qu’ils fussent aidés par une logique immensément supérieure, il était inévitable qu’il finissent par déceler une « maladie » incurable chez les êtres affairés, inquiets, belliqueux, de la Troisième planète ; une maladie, une erreur, une faute, qui, une fois gnoquée, chérie et haïe, devait être extirpée.

Mais lorsqu’ils en seraient lentement arrivés là, il serait hautement improbable, sinon impossible, que les Anciens parviennent à détruire cette espèce bizarre et complexe. Le risque était si faible que Ceux qui s’intéressaient à la Troisième planète ne daignèrent pas y consacrer une fraction d’éon.

Ainsi Foster :

« Digby ! »

Son assistant le regarda. « Oui, Foster ?

— Je vais m’absenter pour quelques éons. Mission spéciale. Je voudrais que vous fassiez la connaissance de votre nouveau patron. » Foster pivota sur lui-même. « Mike, voici votre assistant, l’Archange Digby. Il sait où tout se trouve et vous sera d’une aide précieuse pour tout ce que vous voudrez entreprendre.

— Oh, nous nous entendrons très bien », lui assura l’Archange Michaël, et il dit à Digby : « Ne nous sommes-nous pas déjà vus quelque part ?

— Pas que je me souvienne, répondit Digby. Il haussa les épaules : « Il y a tant d’endroits, tant d’époques…

— Peu importe. Tu es Dieu.

— Tu es Dieu », répondit aussitôt Digby. Foster intervint :

« Bon. Laissez tomber les formalités. Vous avez du travail sur la planche – mais pas l’éternité devant vous. Bien sûr, « Tu es Dieu » – mais qui ne l’est pas ? »

Il sortit ; Mike repoussa son auréole et se mit au travail. Il y avait des tas de choses qu’il avait envie de changer…


FIN
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