DEUXIÈME PARTIE SON ABSURDE HÉRITAGE

9

La troisième planète à partir du soleil comptait ce jour-là 230 000 habitants de plus que la veille ; mais sur cinq milliards d’habitants, cet accroissement était à peine sensible. Le royaume d’Afrique du Sud, membre de la Fédération, comparut à nouveau devant la Haute cour pour avoir persécuté sa minorité blanche. Les seigneurs de la mode, réunis à Rio, décrétèrent que les jupes seraient plus longues et les nombrils, couverts. Les stations défensives de la Fédération orbitaient dans le ciel, prêtes à frapper quiconque troublerait la paix de la planète ; les satellites-émetteurs commerciaux troublaient la paix, de leurs incessantes clameurs publicitaires. Sur les bords de la baie d’Hudson, on avait installé un demi-million de maisons mobiles de plus que l’an passé ; l’Assemblée de la Fédération déclara zone de famine l’ensemble de la ceinture du riz ; la duchesse Cynthia, connue sous le sobriquet de « la fille la plus riche du monde », renvoya (généreusement) son sixième mari.

Le révérend docteur Daniel Digby, évêque suprême de l’Église fostérite de la Nouvelle Révélation, annonça qu’il avait nommé l’Ange Azraël pour guider le sénateur fédéral Thomas Boone, et qu’il attendait la confirmation divine de son choix pour la fin de la journée. Les services d’information annoncèrent la nouvelle sans faire de commentaires, car les fostérites avaient dans le passé ravagé les bureaux de plusieurs journaux. Mr. et Mrs. Harrison Campbell VI eurent un fils et héritier légitime par une mère-hôtesse, à l’hôpital pédiatrique de Cincinnati, tandis que les heureux parents prenaient des vacances au Pérou. Le docteur Horace Quackenbush, professeur d’arts et de loisirs à la faculté de Théologie de Yale, plaida pour un retour à la foi et aux valeurs spirituelles. Un scandale sur les paris impliqua la moitié des membres de l’équipe de football de West-Point. À Toronto, trois chimistes spécialisés dans la guerre bactériologique furent suspendus pour instabilité émotionnelle ; ils annoncèrent qu’ils porteraient leur cas devant la Haute Cour. La même Haute Cour renvoya devant la Cour suprême des États-Unis le cas Reinsberg contre l’État du Missouri, dans lequel étaient pourtant impliqués des membres de l’Assemblée de la Fédération.

Son Excellence le Très Honorable Joseph E. Douglas, secrétaire général de la Fédération mondiale des États Libres, prenait son petit déjeuner en se demandant pourquoi diable il n’était même plus possible d’obtenir une tasse de café digne de ce nom. Son journal du matin, préparé par l’équipe de nuit de son service d’information, se déroulait sous ses yeux à la vitesse de lecture optimale sur une visionneuse opérant selon le principe du feedback : elle s’arrêtait dès qu’il regardait ailleurs. Mais pour le moment, il regardait le petit écran, uniquement, d’ailleurs, pour éviter le regard de son patron. Mrs Douglas, elle, ne lisait jamais les journaux. Elle avait d’autres sources d’informations.

« Joseph…»

Il leva les yeux ; la machine s’arrêta. « Oui, chère amie ?

— Joseph, quelque chose vous tracasse.

— Ah ? Qu’est-ce qui vous fait dire cela, chère amie ?

— Ce n’est pas pour rien que je vous dorlote, vous évite un tas de tracas et reprise vos chaussettes depuis trente-cinq ans – je sais. »

Et le pire, dut-il s’avouer, c’était qu’elle savait. Il la regarda et se demanda pourquoi il s’était laissé forcer la main jusqu’à signer un contrat perpétuel. Dans le « bon vieux temps », lors de sa première élection, elle était sa secrétaire. Tout avait commencé par un accord de cohabitation de quatre-vingt-dix jours, pour économiser sur le prix des chambres d’hôtel pendant la campagne. Il était entendu que c’était un accord de convenance, et que « cohabitation » ne signifiait littéralement rien de plus que « vivre sous le même toit » – et jamais, même en ce temps-là, elle n’avait reprisé ses chaussettes !

Il essaya de se souvenir comment cela avait changé. Dans son ouvrage autobiographique. À l’ombre de la Grandeur : la vie d’une femme, Mrs Douglas affirmait qu’il lui avait demandé sa main en comptant les voix de son premier scrutin de ballottage, et que la violence de ses sentiments romantiques ne se serait satisfaite de rien de moins que du mariage traditionnel « que seule la mort peut défaire ».

À quoi bon… autant s’en tenir à la version officielle.

« Joseph ! Vous ne m’avez pas répondu !

— Mais rien, chère amie. J’ai passé une nuit agitée, voilà tout.

— Je sais bien. Je sais toujours quand ils viennent vous réveiller la nuit. »

Son appartement était de l’autre côté du palais, à cinquante mètres du sien. « Comment le savez-vous, chère amie ?

— Mon intuition féminine. Quelles nouvelles Bradley vous a-t-il apportées ?

— De grâce, laissez-moi finir de regarder les informations avant la réunion du Conseil.

— Joseph Edgerton Douglas, soyez franc. »

Il soupira. « Nous avons perdu de vue ce bougre de Smith.

— Smith ? L’Homme de Mars ? Qu’est-ce que ça veut dire, « perdu de vue » ? C’est ridicule !

— Ridicule ou pas, très chère, il a disparu de sa chambre d’hôpital depuis hier.

— C’est incroyable ! Comment a-t-il fait ?

— Déguisé en infirmière, il semble.

— Mais… Enfin, il est parti, c’est ça l’important. Et quelles petites dispositions avez-vous prises pour le retrouver ?

— On est à sa recherche. Des gens de confiance. Berquist…

— Cet imbécile-là ? Tous les officiers du F.D.S. jusqu’à la dernière assistante sociale devraient être sur sa piste, et vous envoyez Berquist !

— Nous ne le pouvons pas. Vous ne voyez pas la situation comme elle est. Officiellement, il n’a pas disparu. Vous savez bien qu’il y a l’autre… l’Homme de Mars « officiel ».

— Ah…» Elle tambourina sur la table. « Je vous avais bien dit que cette substitution nous créerait des ennuis.

— Mais enfin ! C’est vous qui l’aviez suggérée.

— Certainement pas. Et ne me contredisez pas. Voyons… Faites appeler Berquist.

— Il est sur sa piste, et n’a pas encore donné de ses nouvelles.

— Vraiment ! Il doit déjà être à mi-chemin de Zanzibar. Il nous a vendus ! Je n’ai jamais eu confiance en ce type. Je vous avais bien dit quand vous l’avez engagé qu’un…

— Quand je l’ai engagé ?

— Ne m’interrompez pas… qu’un homme qui mange à deux râteliers ne renâclera pas devant un troisième. » Elle fronça les sourcils. « Joseph, c’est un coup de la Coalition orientale. Attendez-vous à ce que l’on pose la question de confiance à l’Assemblée.

— Hein ? Mais pourquoi ? Personne n’est au courant.

— Doux ciel ! Cela viendra – les Orientaux y veilleront, n’ayez crainte. Taisez-vous et laissez-moi réfléchir. »

Douglas profita de son silence forcé pour lire les nouvelles. Devant l’incurie du ministère de la Santé, le Conseil de Los Angeles demandait une aide fédérale pour lutter contre le smog. Il fallait leur donner un os à ronger, car Charlie aurait déjà bien du mal à se faire réélire, maintenant que les fostérites présentaient leur propre candidat. À la fermeture, la Lunar Enterprises avait gagné deux points…

« Joseph.

— Oui, chère amie ?

— Voici ce que j’ai décidé : notre Homme de Mars est le seul. Celui que la Coalition orientale va sortir est un faux.

— Ça ne tiendra jamais.

— Comment, ça ne tiendra jamais ? Mais il le faut.

— C’est impossible. Les savants verront immédiatement la substitution. J’ai eu un mal du diable à les tenir à distance.

— Peuh, les savants !

— Ils ne seront pas dupes, je vous assure.

— Je ne sais pas de quoi vous voulez parler. Ah ! la science ! Moitié intuition, moitié superstition, voilà ce que c’est. On devrait les enfermer, voter une loi pour leur interdire d’exercer. Je vous l’ai déjà dit maintes fois, Joseph, la seule vraie science, c’est l’astrologie.

— Je ne sais pas, chère. Ce n’est pas que je dénigre l’astrologie…

— Il ne manquerait plus que cela, après tout ce qu’elle a fait pour vous.

— … mais certains de ces professeurs sont drôlement calés. L’un d’eux me parlait l’autre jour d’une étoile six mille fois plus lourde que le plomb. Ou était-ce soixante mille ? Attendez…

— Fadaises ! Comment peuvent-ils le savoir ? Calmez-vous, Joseph. Nous n’admettons rien. Leur Martien est le faux. En attendant, nos Services spéciaux devront faire tout leur possible pour le ramener, si possible avant que les Orientaux ne révèlent sa présence. Et s’il faut user de la manière forte et que ce Smith se fasse tirer dessus en résistant aux forces de l’ordre, par exemple, ce serait évidemment dommage, mais comme il n’a fait qu’embêter tout le monde depuis le début…

— Agnès ! Savez-vous ce que vous suggérez ?

— Je ne suggère rien du tout. Tous les jours, il y a des gens à qui il arrive quelque chose. Il faut régler ce problème, Joseph. Pour le plus grand bien du plus grand nombre, comme vous le dites toujours.

— Je ne veux pas qu’il lui arrive du mal.

— Personne n’a jamais dit qu’on allait lui faire du mal. Joseph, il faut prendre des mesures énergiques. C’est votre devoir, et l’histoire vous rendra justice. Qu’est-ce qui est le plus important ? Maintenir l’ordre pour cinq milliards de gens, ou faire du sentiment à propos d’un seul homme – qui de plus n’est même pas vraiment un citoyen ? »

Douglas ne répondit pas. Mrs Douglas se leva. « Bon. Inutile de discuter d’impondérables. Je vais demander à Mme Vesant d’établir un nouvel horoscope. Je n’ai pas consacré les meilleures années de ma vie à vous donner votre position actuelle pour que vous fichiez tout en l’air par votre pusillanimité. Essuyez donc le jaune d’œuf que vous avez sur le menton. » Elle sortit.

Le premier de la planète but encore deux tasses de café avant de se sentir en forme pour le Conseil. Pauvre vieille Agnès ! Il avait dû bien la désappointer… et leur nouvelle vie ne facilitait certainement pas les choses. Enfin, elle était au moins fidèle jusqu’au bout des ongles… et nous avons tous nos défauts. Elle en avait sans doute autant assez de lui que lui d’elle – bah, qu’importait !

Il se redressa. Une chose était certaine – il ne leur permettrait pas de brutaliser ce petit Smith. Il était empoisonnant, d’accord, mais si touchant, si vulnérable… Si Agnès avait vu comme il était innocent et peureux, elle n’aurait pas parlé ainsi. Il aurait certainement touché son instinct maternel.

Agnès avait-elle quelque chose de maternel en elle ? On ne le voyait guère, lorsqu’elle serrait les lèvres. Oh, puis zut ! Toutes les femmes ont un instinct maternel ; c’est scientifiquement prouvé. Il se leva, bomba le torse, et partit pour la Chambre du Conseil.

Toute la journée, il attendit que quelqu’un lâchât la bombe. Rien n’arriva. Il fut obligé d’en conclure que, en dépit de toute probabilité, la nouvelle de la disparition de Smith n’avait pas dépassé le cercle de ses collaborateurs immédiats. Le secrétaire général avait une seule envie : fermer les yeux et ne plus penser à cet affreux gâchis. Mais on n’échappe pas aux événements ; ni à sa femme.

Agnès Douglas n’attendit pas que son mari prenne l’initiative. L’état-major de Douglas lui obéissait avec au moins autant d’empressement qu’à lui-même. Elle fit appeler l’assistant ministériel à l’Information civile, comme se faisait appeler l’ordonnance de Douglas, puis passa au plus urgent, à savoir un nouvel horoscope. Une ligne privée reliait son appartement au studio de Mme Vesant. Le visage rebondi de l’astrologue apparut immédiatement sur l’écran. « Agnès ? Qu’y a-t-il, très chère ? J’ai un client.

— Votre circuit est protégé ?

— Évidemment.

— Débarrassez-vous du client. »

Mme Alexandra Vesant ne parut nullement contrariée. « Un petit moment. » Pendant que le signal d’attente apparaissait sur l’écran, un homme entra et attendit près du bureau de Mrs. Douglas. Elle vit que c’était James Sanforth, l’agent de presse qu’elle avait fait appeler.

« Avez-vous des nouvelles de Berquist ? lui demanda-t-elle.

— Hein ? Je ne m’en suis pas occupé. C’est le rayon de McCray.

— Peu m’importe. Il faut le discréditer avant qu’il ne parle.

— Vous pensez que Berquist nous a vendus ?

— Ne faites pas le naïf. Vous auriez dû me consulter avant de faire appel à lui.

— Mais je n’ai rien fait. C’est McCray qui s’en est occupé.

— Vous êtes censé être au courant de tout. Je…» Le visage de Mme Vesant revint sur l’écran. « Attendez-moi là-bas », dit Mrs. Douglas à Sanforth, puis, se tournant vers l’écran, « Allie chérie, il me faut de nouveaux horoscopes pour Joseph et pour moi. C’est urgent.

— Fort bien. » L’astrologue hésita. « Mais je pourrais mieux vous aider, très chère, si vous me disiez ce qui se passe. »

Mrs. Douglas pianota sur le bureau. « Mais ce n’est pas indispensable ?

— Certes pas. Toute personne ayant une formation rigoureuse, des connaissances mathématiques suffisantes et la science des étoiles peut calculer un horoscope en ne connaissant rien d’autre que l’heure, la date et le lieu de naissance du sujet. Vous pourriez apprendre à le faire… si vous n’aviez pas tant de travail. Mais souvenez-vous : les étoiles inclinent, elles n’obligent pas. Si je dois faire une analyse détaillée pour vous aider dans une crise, je dois savoir quel secteur examiner. Vous souciez-vous particulièrement de l’influence de Vénus ? Ou bien de celle de Mars ? Ou…

— De Mars, dit Mrs. Douglas sans hésiter. Et, Allie… je voudrais un troisième horoscope.

— Fort bien. De qui s’agit-il ?

— Allie… est-ce que je peux avoir confiance en vous ? » Mme Vesant prit un air peiné. « Si vous n’avez pas confiance en moi, Agnès, vous devriez vous abstenir de me consulter. Je ne suis pas la seule adepte de l’antique science ni la seule à garantir une rigueur scientifique. On dit beaucoup de bien du professeur von Krausemayer, bien qu’il ait tendance à…» Elle ne termina pas sa phrase.

« Allons, Allie, je vous en prie ! Vous savez bien que je ne laisserais personne d’autre que vous calculer un horoscope pour moi. Vous êtes certaine que personne n’écoute ?

— Absolument, ma chère Agnès.

— Je veux l’horoscope de Valentin Michaël Smith.

— Valentin Mich… L’Homme de Mars ?

— Mais oui, bien sûr. Il a été kidnappé, Allie ! Il faut que nous le retrouvions. »

Deux heures plus tard, Mme Alexandra Vesant se renfonça dans son fauteuil et soupira. Elle avait fait annuler tous ses rendez-vous. Les feuilles couvertes de diagrammes et de chiffres éparpillées sur son bureau témoignaient de ses peines. Il y avait également un vieil almanach nautique écorné. Alexandra différait de nombre d’autres astrologues en ce qu’elle tentait de calculer les « influences » des corps célestes à l’aide d’un petit livre broché intitulé La Science des Arcanes de l’astrologie judiciaire et la clef de la pierre de Salomon. Il avait appartenu à son défunt mari, le professeur Simon Magus, spiritualiste, illusionniste et hypnotiste, étudiant des Arcanes secrètes.

Elle avait confiance en ce livre comme elle avait eu confiance en lui. Simon n’avait pas eu son pareil pour faire un horoscope – quand il était sobre. La moitié du temps, il ne faisait même pas appel au livre. Elle n’atteindrait jamais sa dextérité. Il lui fallait à la fois le livre et l’almanach. Ses calculs étaient souvent imprécis ; Becky Vesey (comme elle se faisait appeler jadis) n’avait jamais réellement maîtrisé la table de multiplication, et avait tendance à confondre les sept et les neuf.

Malgré cela, ses horoscopes étaient éminemment satisfaisants. Mrs. Douglas n’était pas son seul client de marque.

Elle avait eu un instant de panique lorsque Mrs Douglas lui avait demandé l’horoscope de l’Homme de Mars – un peu comme le jour où un idiot de spectateur avait resserré le bandeau qui l’empêchait de voir, juste avant que le professeur ne lui posât les questions. Mais elle s’était depuis longtemps découvert un talent pour la réponse juste – oubliant sa panique, elle avait continué comme si de rien n’était.

Elle avait donc demandé à Agnès la date, l’heure et le lieu exact de la naissance de l’Homme de Mars, étant pratiquement certaine que personne ne les connaissait.

Mais, après un très court délai, on lui avait fourni toutes les précisions demandées, recueillies sur le livre de bord de l’Envoy. Gardant tout son sang-froid, elle lui avait promis de la rappeler dès que les horoscopes seraient prêts.

Mais, après deux heures d’arithmétique ardue, elle avait bien des résultats complets pour Mr. et Mrs. Douglas, mais rien pour Smith. L’ennui était simple – et insurmontable : Smith n’était pas né sur Terre.

Il n’y avait pas place pour une telle notion dans sa bible astrologique ; son auteur anonyme était déjà mort lors du départ de la première fusée pour la Lune. Elle avait tenté de trouver une issue à ce dilemme, en partant de l’idée que les principes demeuraient inchangés et qu’il suffisait de tenir compte du déplacement spatial. Elle se perdit bientôt dans d’inextricables complications mathématiques… les signes du Zodiaque étaient-ils les mêmes vus de Mars ? Et que pouvait-on faire sans signes du Zodiaque ?

Il lui eût été aussi facile d’extraire une racine cubique – obstacle infranchissable qui avait causé jadis son départ de l’école.

Elle sortit un tonique qu’elle gardait pour de telles occasions. Elle en avala rapidement un verre et s’en reversa un second, puis se demanda ce que Simon aurait fait dans les mêmes circonstances. Elle crut entendre sa voix pleine d’assurance : « Confiance, mon petit ! Aie confiance et le client aura confiance en toi. Tu lui dois bien ça ! »

Elle se sentait déjà bien mieux. Elle commença à établir les horoscopes des Douglas. Ensuite, il lui parut facile d’écrire celui de Smith ; comme toujours, les mots jetés sur le papier fournissaient leur propre preuve : ils étaient si merveilleusement vrais ! Elle y mettait la dernière main lorsque Agnès Douglas la rappela. « Allie ? Ça y est ?

— Je viens juste de terminer, répondit allègrement Mme Vesant. Évidemment, l’horoscope du jeune Smith présentait un problème difficile et inhabituel. Comme il est né sur une autre planète, il a fallu recalculer tous les aspects. L’influence du Soleil est amoindrie ; celle de Diane est presque nulle ; Jupiter, par contre, prend un aspect nouveau et, si je puis dire, unique. Vous comprenez certainement que la difficulté des calculs…

— Peu importe cela, Allie ! Vous avez les réponses ?

— Naturellement.

— Oh, Dieu merci ! Je craignais que ce n’eût été trop difficile pour vous. »

Mme Vesant joua la dignité offensée. « Chère amie, les configurations changent, mais la Science est immuable. La méthode qui permit de prédire le lieu et la date de naissance du Christ, le moment et la manière de la mort de César… comment pourrait-elle faillir ? La Vérité est éternelle, Agnès.

— Oui, bien sûr.

— Vous êtes prête ?

— Attendez que je mette sur « enregistrement »… Voilà.

— Bien. Alors, Agnès, vous vous trouvez dans la période la plus critique de votre vie ; jamais les sphères célestes n’ont été dans une configuration aussi forte. Avant tout, il faut être calme, éviter la hâte, réfléchir avant d’agir. Dans l’ensemble, les présages vous sont favorables… à condition que vous évitiez des actions inconsidérées. Ne laissez pas votre esprit être effrayé par les apparences…» Elle continua à lui donner nombre de conseils. Becky Vesey donnait toujours de bons conseils, et les donnait avec conviction parce qu’elle y croyait. Simon lui avait appris que, même dans les configurations les plus sombres, il y avait toujours un moyen d’amortir le coup, un aspect que le client pouvait utiliser dans sa poursuite du bonheur…

Les traits de Mrs. Douglas se détendirent ; elle approuvait de la tête chaque phase de l’argumentation de Mme Vesant. « Vous comprenez donc, conclut cette dernière, que l’absence du jeune Smith est rendue nécessaire par la conjonction des trois horoscopes. Mais ne vous inquiétez pas – il reviendra, ou du moins vous aurez de ses nouvelles d’ici peu. Mais surtout, gardez votre calme, et abstenez-vous de toute action irréfléchie.

— Je comprends.

— Une dernière chose. L’aspect de Vénus est favorable et domine potentiellement celui de Mars. Vénus est, bien sûr, votre symbole, mais Mars est à la fois celui de votre mari et celui de Smith, conséquence des circonstances uniques de sa naissance. Vous devez donc porter un double fardeau ; pour y faire face, il vous faudra faire montre de ces qualités typiquement féminines que sont la sagesse et la prudence. Vous devez soutenir votre mari, le guider dans cette crise, le tranquilliser. Être pour lui la source de la sagesse, la mère terrestre. C’est là votre génie et votre rôle… soyez à sa hauteur. »

Mrs Douglas soupira. « Allie, vous êtes tout simplement merveilleuse. Vraiment, je ne sais comment vous remercier.

— Remerciez les Maîtres dont je suis l’humble élève.

— Comme je ne saurais le faire, c’est vous que je remercie, Allie. Cela n’est bien entendu pas couvert par vos honoraires habituels. Il y aura un petit cadeau.

— Mais non, Agnès. C’est un privilège de vous servir.

— Et c’est mon privilège d’apprécier les services que vous me rendez. Non, Allie, plus un mot ! »

Mme Vesant se laissa convaincre. Elle raccrocha, heureuse d’avoir pu lui donner une interprétation qu’elle savait être juste. Pauvre Agnès ! C’était un privilège que de pouvoir aplanir son chemin, alléger un peu son fardeau. Cela lui faisait du bien d’aider Agnès.

Et cela lui faisait du bien d’être traitée presque en égale par la femme du secrétaire général – non qu’elle fût snob, d’ailleurs. Mais la jeune Becky Vesey avait été une personne tellement insignifiante que le curateur de l’assistance ne se souvenait jamais de son nom, quoiqu’il manifestât un intérêt certain pour son buste. Mais Becky ne lui en voulait pas ; elle aimait les gens ; elle aimait Agnès Douglas.

Becky Vesey aimait tout le monde.

Elle dégusta lentement un dernier verre de « tonique », tandis que son esprit perspicace passait en revue les quelques bribes d’informations qu’elle avait recueillies. Puis, elle appela son agent de change et lui donna ordre de vendre Lunar Enterprises à court terme.

Il renifla de façon désobligeante. « Allie, votre régime amaigrissant affaiblit votre cerveau.

— Écoutez-moi, Ed. Quand elles auront baissé de dix points, vendez, même si cela continue à baisser. Puis, lorsqu’elles auront regagné trois points, rachetez… et revendez le tout lorsqu’elles seront revenues au cours de clôture d’aujourd’hui. »

L’agent garda un long silence, puis : « Allie, vous savez quelque chose. Ne laissez pas le bon vieux Ed dans l’ignorance.

— Les étoiles me l’ont dit, Ed. »

Ed fit une suggestion astronomiquement impossible. « Bien, bien, si vous ne voulez pas parler… Hum… je n’ai jamais pu résister à l’attrait de ce genre de jeux. Cela vous embêterait que je vous imite ?

— Pas du tout, Ed. Mais n’y allez pas trop fort, il ne faut pas que cela se voie. C’est une situation délicate, où Saturne est pris entre la Vierge et le Lion.

— Bien sûr, Allie, bien sûr. »


Mrs. Douglas se mit immédiatement à l’œuvre, heureuse qu’Allie eût confirmé tous ses jugements. Elle se fit donc apporter le dossier de Berquist, puis donna le feu vert à la campagne destinée à détruire sa réputation. Le commandant Twitchell, des Services spéciaux, sortit de chez elle la mine sombre et s’empressa d’aller se venger sur son premier officier. Ensuite, elle donna ordre à Sanforth de profiter d’une nouvelle émission sur l’Homme de Mars pour répandre la rumeur, « provenant d’une source proche de l’administration », qu’il allait partir, ou était déjà parti, pour les Andes afin de bénéficier d’un climat aussi proche que possible de celui de Mars. Puis, elle se demanda comment obliger le Pakistan à voter comme il convenait.

Elle finit par appeler son mari et l’incita à appuyer le Pakistan qui désirait s’assurer la part du lion dans les mines de thorium du Cachemire. Cela l’irritait de voir qu’elle pensait qu’il y était opposé mais, comme il ne demandait que cela, il se laissa facilement convaincre. Cela fait, elle partit pour parler de La Maternité dans le monde d’aujourd’hui devant les Filles de la deuxième révolution.

10

Tandis que Mrs. Douglas parlait d’abondance sur un sujet dont elle ignorait presque tout, Jubal E. Harshaw, docteur ès lettres, docteur en médecine et docteur en droit, bon vivant, gourmet, sybarite, auteur populaire d’exception et philosophe néo-pessimiste, était assis sur le bord de sa piscine, dans sa propriété des Poconos. Il grattait la toison grise qui couvrait sa poitrine en regardant ses trois secrétaires s’ébattre dans l’eau. Leur beauté n’avait d’égale que leurs talents de secrétaires. Dans l’opinion de Harshaw, le principe du moindre effort exigeait que le beau se joignît à l’utile.

Anne était blonde, Myriam rousse et Dorcas brune. Elles étaient respectivement bien en chair, adorablement proportionnée et délicieusement mince. Quinze années séparaient la plus jeune de la plus âgée, mais il était impossible de dire laquelle était l’aînée.

Harshaw travaillait dur. La plus grande partie de lui-même regardait trois jolies filles s’amuser dans l’eau et le soleil, mais un petit compartiment insonorisé composait. Il disait à qui voulait l’entendre que, pour écrire, il mettait ses gonades en parallèle avec son thalamus et débranchait son cerveau. Ses habitudes donnaient une certaine crédibilité à cette théorie.

Il y avait un vocascribe sur la table, mais il ne s’en servait que pour dicter des notes. Lorsqu’il était prêt à écrire, il faisait appel à une sténo et observait ses réactions. Justement, il était prêt. « La suivante ! cria-t-il.

— C’est Anne, répondit Dorcas, mais je vais le prendre : elle est au fond de l’eau.

— Non, allez la chercher. » La brunette plongea. Un moment plus tard, Anne sortit de l’eau, passa un peignoir de bain et s’assit à la table, sans rien demander, sans rien préparer. Anne disposait d’une mémoire totale.

Harshaw prit un seau empli de glace arrosée de cognac et en but une bonne lampée. « Anne, j’en ai trouvé une qui est à vomir. Il s’agit d’un petit chat qui entre dans une église le soir de Noël. Non seulement il meurt de froid et de faim, mais – qui saura jamais pourquoi ? – il est blessé à une patte. Bien. On commence. « La neige tombait depuis…»

— Quel nom de plume ?

— Voyons… Mettez Molly Wadsworth, elle est assez poisseuse. Titre : L’Autre Crèche. Allez, on recommence. » Il continua à dicter sans cesser de regarder Anne. Lorsque les larmes se mirent à perler au coin de ses yeux, il sourit et ferma les siens. Lorsqu’il eut terminé, tous deux avaient, après ce bain de sentimentalité écœurante, le visage baigné de larmes.

« Finis, annonça-t-il. Mouchez-vous, puis allez l’envoyer et pour l’amour du ciel ne m’en parlez plus.

— Jubal, vous n’avez donc jamais honte ?

— Jamais.

— Je sens qu’un jour je m’en vais boxer votre gros ventre après une de ces histoires.

— Je sais. Dépêchez-vous de disparaître avant que je ne mette à exécution une petite idée qui m’est juste venue à l’esprit.

— Oui, patron. »

Elle embrassa sa calvitie en passant derrière lui. « La suivante ! » hurla Harshaw. Myriam sortit de l’eau. Un haut-parleur monté à l’extérieur de la maison annonça :

« Patron ! »

Harshaw lâcha un mot qui fit rire Myriam, puis ajouta :

« Oui, Larry ?

— Une donzelle vient d’arriver à la porte – et elle a un cadavre dans sa voiture. »

Harshaw réfléchit un moment. « Elle est jolie ?

— Euh… oui.

— Qu’attendez-vous, alors ? Faites-la entrer. » Harshaw se retourna vers Myriam. « Allons-y. – Montage urbain puis fondu-enchaîné sur un intérieur, plan moyen. Un flic est assis sur un tabouret, sans casquette, col ouvert, le visage couvert de sueur. On ne voit que le dos d’un autre personnage, de côté en premier plan. Il lève la main presque en dehors du champ et l’abat sur le flic avec un bruit mat que l’on perçoit nettement. » Harshaw leva les yeux. « Voilà, continuez sur cette base. » Une voiture montait la colline vers la maison.

Jill conduisait. Un jeune homme avait pris place à côté d’elle. Lorsque la voiture s’arrêta, le jeune homme en descendit précipitamment, apparemment trop heureux d’en sortir. « La voici, Jubal.

— C’est ce que je vois. Bonjour, petite fille. Et le cadavre, Larry, où est-il ?

— Sur le siège arrière, patron. Sous la couverture.

— Ce n’est pas un cadavre, protesta Jill. C’est… Ben m’avait dit que vous… Je pensais…» Elle baissa la tête et fondit en larmes.

« Allons, allons, lui dit Harshaw avec douceur, peu de cadavres valent une larme. Dorcas… Myriam… occupez-vous d’elle. Donnez-lui quelque chose à boire, et lavez-lui le visage. »

Il entra dans la voiture et souleva la couverture. Jill s’arracha aux attentions de Myriam et cria d’une voix hystérique : « Il faut que vous m’écoutiez ! Il n’est pas mort… du moins, je l’espère. Il est… oh, mon Dieu ! » Elle se remit à pleurer. « Et puis je suis si sale… et j’ai si peur !

— On dirait bien un cadavre, dit Harshaw songeusement. Le corps est à la température ambiante, il semble. Rigidité non caractéristique. Depuis combien de temps est-il mort ?

— Je vous dis qu’il ne l’est pas ! Il faudrait le sortir de là. Si vous saviez comme j’ai eu du mal à l’y faire entrer…

— Je n’en doute pas. Larry, venez m’aider – et cessez d’avoir ce teint verdâtre – si vous vomissez, c’est vous qui essuierez. » Ils sortirent Valentin Michaël Smith et le posèrent sur l’herbe ; son corps demeura raide et recroquevillé. Dorcas était allé chercher le stéthoscope du docteur Harshaw ; elle posa l’appareil par terre et amplifia le son au maximum.

Harshaw mit les écouteurs et ausculta Smith. « Je crains que vous ne vous trompiez, mon enfant. Je ne puis plus lien faire pour lui. Qui était-il ? »

Le visage de Jill était dénué de toute expression. Elle répondit d’une voix neutre : « C’était l’Homme de Mars. J’ai fait tout ce que j’ai pu.

— Je n’en doute pas… L’Homme de Mars ?

— Oui. Ben… Ben Caxton avait dit que vous étiez celui qu’il fallait aller voir.

— Ben Caxton, hein ? Je suis heureux de la conf… Chut ! »

D’un geste impératif, il rétablit le silence. Son visage témoignait d’une surprise croissante. « Le cœur ! Imbécile de bavard que je suis ! Dorcas – vite, à la clinique. Le troisième tiroir dans le compartiment fermé du frigo. Le code est « doux rêves ». Apportez le tiroir et une seringue d’un centi-cube.

— J’y cours !

— Pas de stimulants, docteur ! » Harshaw se tourna vers Jill. « Comment ?

— Désolée, docteur. Je ne suis qu’une simple infirmière… mais je sais.

— Hum… ce malade est sous ma responsabilité maintenant. Mais il y a quarante ans, je découvris que je n’étais pas Dieu et, dix ans plus tard, que je n’étais même pas Esculape. Que voulez-vous tenter ?

— Je veux essayer de le réveiller. Si vous lui faites quoi que ce soit, il s’enfoncera encore davantage.

— Bon… allez-y. Mais n’utilisez pas une hache, tout de même. Ensuite, nous essaierons mes méthodes.

— Bien, docteur. » Jill s’agenouilla et essaya de déplier les membres de Smith. Harshaw leva les sourcils en voyant qu’elle y parvenait. Puis, elle prit sa tête sur ses genoux. « Réveillez-vous, lui dit-elle doucement. Votre frère d’eau vous le demande. »

Lentement, sa poitrine se souleva. Il exhala un long soupir et ouvrit les yeux. Il regarda Jill et lui donna son sourire de bébé. Puis, il vit les autres et son sourire s’évanouit.

« Tout va bien, se hâta de lui dire Jill. Ce sont des amis.

— Amis ?

— Oui, tous. Ne vous inquiétez pas, et surtout ne repartez pas. Tout va bien. »

Il resta calmement allongé, regardant ce qui l’entourait. Il semblait heureux comme un chat sur les genoux de son maître.

Vingt-cinq minutes plus tard, les deux patients étaient au lit. Avant que la pilule qu’il lui avait donnée ne fasse effet, Jill en avait dit assez à Harshaw pour qu’il sache qu’il avait attrapé un tigre par la queue.

Harshaw examina la voiture commerciale dans laquelle Jill était arrivée. On pouvait lire, peint en grandes lettres sur la carrosserie : LOCATIONS READING – Équipées Permapower – Faites une bonne affaire !

« Larry, la clôture est sous tension ?

— Non.

— Mettez-la alors. Ensuite, effacez toutes les empreintes digitales qu’il peut y avoir sur cet engin. Dès qu’il fera nuit, conduisez-le au-delà de Reading – allez même jusqu’aux portes de Lancaster – et abandonnez-le dans un fossé. Puis, allez à Philadelphie, où vous prendrez la navette de Scranton. Et de là, rentrez ici.

— C’est chose faite, Jubal. Mais dites – c’est vraiment l’Homme de Mars ?

— Espérons le contraire. Si c’est vrai et qu’ils vous attrapent avant que vous ne vous débarrassiez de cette carcasse, ils vous poseront des colles avec une lampe à souder. Je pense que c’est lui.

— Je vois. J’en profite pour dévaliser une banque sur le chemin du retour ?

— C’est sans doute ce que vous pourrez faire de moins compromettant.

— D’accord, patron. » Larry hésita. « Cela vous embête si je reste pour la nuit à Phila ?

— À votre guise. Mais je me demande bien ce qu’on peut faire d’intéressant la nuit à Phila. » Il lui tourna le dos. « La suivante ! »

Jill dormit jusqu’au dîner, et se réveilla fraîche et dispose. Elle huma l’air sortant de l’aérateur et supposa que le docteur avait effacé les effets du somnifère par un stimulant. Pendant qu’elle dormait, on était venu ôter ses vêtements sales et on avait mis à la place une robe du soir et une paire de fines sandales. La robe était presque à sa taille ; Jill en conclut qu’elle devait appartenir à Myriam. Elle prit un bain, se coiffa et se maquilla, puis descendit au living, se sentant déjà une toute autre femme.

Dorcas était recroquevillée sur un fauteuil, et faisait de la broderie. Elle salua Jill de la tête, comme si elle faisait déjà partie de la famille, puis retourna à son ouvrage. Harshaw agitait un mélange dans un shaker givré. « Vous buvez ?

— Avec plaisir, merci. »

Il emplit de grands verres à cocktail jusqu’au bord et lui en tendit un. « Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.

— Une recette à moi : un tiers de vodka, un tiers d’acide muriatique, un tiers d’eau d’accumulateur – ajoutez deux pincées de sel et quelques scarabées confits.

— Je vous conseille plutôt un whisky à l’eau, lui recommanda Dorcas.

— Mêlez-vous de ce qui vous regarde, dit Harshaw. L’acide chlorhydrique facilite la digestion, les scarabées donnent des vitamines et des protéines. » Il leva son verre et dit solennellement : « À nous, aux rares nobles qui restent dans ce monde ! » Puis le vida d’un trait.

Jill y trempa ses lèvres, puis en but une bonne gorgée. Quelle que fut sa composition, c’était exactement ce qu’il lui fallait. Une douce chaleur irradia de son cœur vers ses extrémités. « Vous avez été voir notre malade ? demanda-t-il.

— Non – je ne savais pas où il était.

— Je viens de jeter un coup d’œil ; il dort comme un nouveau-né. Je pense que je vais le rebaptiser Lazare. Croyez-vous qu’il descendra dîner avec nous ? »

Jill fit une moue dubitative. « Je ne sais pas, docteur.

— Je le saurai s’il se réveille. Il peut venir ou bien se faire monter un plateau. Ici, c’est la liberté, ma chère. Chacun fait ce qui lui plaît… et s’il agit d’une façon qui me déplaît, je le fiche dehors. À ce propos, d’ailleurs : je n’aime pas qu’on m’appelle « docteur ».

— Comment ?

— Oh, je ne suis pas fâché. Mais quand ils se sont mis à décerner des doctorats de danses populaires comparées et de pêche à la mouche, ma sale fierté s’est rebellée. Je n’aime pas les marchandises dépréciées. Appelez-moi Jubal.

— Le doctorat de médecine ne s’est pourtant pas déprécié.

— Il serait temps qu’ils changent sa dénomination, pour qu’on ne nous prenne plus pour des gardiens de but émérites. Mais dites-moi, petite fille, pourquoi vous intéressez-vous tant à ce patient ?

— Je vous l’ai déjà dit, doc… Jubal.

— Vous m’avez raconté ce qui s’était passé, mais non pourquoi. Jill, je vous ai entendu parler à Smith. Êtes-vous amoureuse de lui ? »

Jill en resta bouche bée. « Mais… c’est absolument ridicule !

— Pas le moins du monde. Vous êtes une fille. Il est un garçon – c’est une jolie situation.

— Non, Jubal, non, ce n’est pas cela. Je… du moins, il était prisonnier et je pensais – ou Ben pensait – qu’il était en danger. Nous voulions lui permettre de faire valoir ses droits.

— Hum… Voyez-vous, ma chère, je me méfie des actions désintéressées. Votre équilibre glandulaire semble normal, et je pense donc que c’est ou bien Ben, ou bien ce pauvre garçon de Mars. Vous devriez examiner vos mobiles, puis prendre une décision. En attendant, que voulez-vous de moi ? »

La question était tellement vaste qu’il n’était pas facile d’y répondre. Depuis la traversée de son Rubicon, Jill n’avait pensé qu’à fuir. Elle n’avait pas fait de plans. « Je ne sais pas, finit-elle par répondre.

— C’est bien ce que je supposais. Pensant que vous voudriez protéger votre carrière, j’ai pris la liberté de faire envoyer de Montréal un message à votre chef de service. Vous demandez un congé pour cause de maladie d’un membre de votre famille. D’accord ? »

Jill se sentit soulagée d’un gros poids. Bien qu’ayant eu d’autres soucis, tout au fond d’elle-même cette faute professionnelle lui pesait plus qu’elle ne l’aurait cru. « Oh, merci, Jubal ! » Elle ajouta : « Mais je ne suis pas encore en faute : aujourd’hui c’est mon jour de congé.

— Parfait. Quels sont vos projets ?

— Je n’ai pas eu le temps d’y réfléchir. Je suppose que je devrais me mettre en rapport avec ma banque…» Elle s’interrompit, essayant de se souvenir de ce qu’elle avait sur son compte. Ce n’était jamais gros, et parfois elle oubliait de…

Jubal interrompit ses pensées. « Si vous le faites, vous allez avoir la police sur le dos. Il vaudrait peut-être mieux rester tranquillement ici jusqu’à ce que les choses s’arrangent.

— Oh, Jubal – je ne voudrais pas abuser de votre hospitalité.

— C’est déjà fait. Ne vous tourmentez pas. Il y a toujours des pique-assiettes aux environs – mais personne ne s’impose à moi contre ma volonté. N’ayez donc aucun scrupule. Revenons-en à notre patient. Vous m’avez dit que vous vouliez l’aider à faire valoir ses « droits »… Vous désirez que je vous aide dans ce sens ?

— Eh bien… Ben avait dit – Ben semblait penser que vous nous aideriez, en effet.

— Ben ne parle pas en mon nom. Les prétendus « droits » de ce garçon ne m’intéressent nullement. Ses droits sur Mars sont des sottises d’avocats – étant avocat moi-même, elles ne m’en imposent absolument pas. Quant à la fortune qui serait la sienne, elle résulte des passions impures d’autres que lui et des curieuses coutumes de notre tribu – il n’a rien fait pour la mériter. Tant mieux pour lui s’ils la lui fauchent ; je n’ouvrirais même pas un journal pour le savoir. Si Ben s’attend à ce que je me batte pour les « droits » de Smith, vous vous êtes trompés d’adresse.

— Oh ! » Jill était à deux doigts du désespoir. « Bien. Je vais prendre des mesures pour l’emmener ailleurs.

— Mais non ! À moins que vous ne le désiriez, bien sûr.

— Mais vous venez de dire…

— J’ai simplement dit que les fictions de la loi ne m’intéressaient pas. Mais Smith est mon hôte. Il peut rester tant qu’il lui plaira. Je tenais simplement à préciser que je n’avais nullement l’intention de m’ingérer dans une affaire politique pour satisfaire aux idéaux romantiques que vous avez pu vous mettre dans la tête. Ma chère enfant… j’avais l’illusion de croire que je servais l’humanité. Et puis j’ai découvert que l’humanité ne désire pas qu’on la serve – bien au contraire, elle déteste cela. Par conséquent, j’en suis venu à faire ce qui plaisait à Jubal Harshaw. » Il se tourna vers Dorcas. « Il doit être l’heure du dîner, n’est-ce pas ? On a prévu quelque chose ? »

Dorcas posa son ouvrage et se leva. « Myriam s’en est occupée.

— Je ne suis jamais arrivé à comprendre comment vous vous répartissiez la tâche.

— Forcément, vous ne faites jamais rien ! » Elle lui tapota l’estomac. « Mais vous ne ratez jamais un repas. »

Un gong résonna, et ils passèrent à table. Si Myriam avait vraiment fait la cuisine, elle avait dû se servir de toutes les facilités modernes. Elle était assise à l’extrémité de la table, impeccable, calme et belle. En plus des secrétaires, il y avait un homme légèrement plus âgé que Larry, et que l’on nommait « Duke ». Il traita Jill comme si elle faisait partie de la famille. Le service était assuré par des machines non androïdes, que Myriam dirigeait de sa place. La nourriture était excellente et, pour autant que Jill pût en juger, non synthétique.

Mais Harshaw n’était pas satisfait. Il se plaignit que son couteau ne coupait pas, que la viande était dure… il accusa même Myriam de leur avoir servi des restes. Personne ne paraissait l’écouter, mais Jill était de plus en plus embarrassée pour Myriam. Puis, Anne posa soudain sa fourchette et dit calmement : « Il vient de dire que sa mère faisait mieux la cuisine.

— Oui, ajouta Dorcas. Il recommence à jouer au patron.

— Ça fait combien de temps ?

— Une dizaine de jours.

— C’est trop. » Anne regarda Dorcas, puis Myriam. Toutes trois se levèrent. Duke continua à manger comme si de rien n’était.

« Voyons, mes petites, dit Harshaw précipitamment. Pas pendant le repas… attendez que…» Elles avancèrent vers lui-une machine s’écarta pour leur faire place. Anne le prit par les pieds, et les autres chacune par un bras. Les portes-fenêtres s’ouvrirent silencieusement. Elles le sortirent malgré ses cris étouffés.

On entendit un gros plouf !

Les jeunes femmes revinrent, même pas mouillées. Myriam se rassit et se tourna vers Jill : « Encore un peu de salade ? »

Harshaw revint. Il avait troqué son smoking contre un pyjama et une robe de chambre. Une machine avait couvert son assiette lors de son départ ; elle ôta le couvercle chauffant et il continua son repas. « Comme je le disais, leur fit-il remarquer, une femme qui ne sait pas faire la cuisine n’est bonne à rien. Si le service ne s’améliore pas, je vais vous troquer toutes les trois contre un chien, et puis noyer le chien. Myriam ? Qu’est-ce qu’il y a comme dessert ?

— Un soufflé aux fraises.

— C’est déjà mieux. Vous êtes graciées jusqu’à mercredi. »

Après le dîner, Jill alla dans le living pour voir les informations, mais elle ne trouva pas de récepteur stéréo. En y repensant, elle ne put se souvenir en avoir vu un dans la maison. Ni un journal, d’ailleurs, bien qu’il y eût des livres et des revues en abondance.

Personne ne vint la rejoindre. Était-il déjà si tard ? Elle avait laissé sa montre en haut et ne trouva pas d’horloge. Elle n’en avait d’ailleurs vu nulle part, pas plus que de calendriers. Elle décida de monter se coucher. Un des murs du living était couvert de livres. Elle fut heureuse d’y trouver une bobine des Simples contes des collines de Kipling et l’emmena.

Son lit était ce qui se faisait de plus moderne : automasseur, dispensateur de café, climatiseur, machine à lire, etc… mais il était démuni de réveil. Bah, elle se réveillerait bien à temps. Elle s’enfila sous les couvertures, plaça la bobine dans la machine à lire et regarda les phrases défiler au plafond. Puis ses doigts laissèrent échapper le contrôle, les lumières s’éteignirent et elle s’endormit.

Jubal Harshaw eut plus de mal à trouver le sommeil. Il n’était pas content de lui. Il s’était solennellement juré, voilà déjà un demi-siècle, de ne plus jamais recueillir un chat égaré – et maintenant, de par les tétons de Vénus Genitrix, il en avait recueilli deux d’un coup… non, trois, en comptant Caxton.

Certes, il avait violé son serment plus de fois qu’il n’avait vécu d’années, mais cela ne le troublait guère. Il n’était pas un maniaque de la fidélité. Et deux pensionnaires de plus sous son toit ne le gênaient nullement : il ignorait l’avarice. En près d’un siècle de vie mouvementée, il avait été ruiné plus d’une fois, et avait souvent été plus riche qu’aujourd’hui – mais il n’avait jamais compté la monnaie.

Ce qui l’embêtait, c’était le b… qui allait s’ensuivre lorsqu’ils auraient retrouvé la piste des deux gosses. Car ils la retrouveraient, cela ne faisait pas de doute. La naïve Gillian avait dû laisser des traces aussi visibles que celles d’une vache dotée d’une jambe de bois !

Une foule de gens envahirait son sanctuaire ; ils lui poseraient des questions, formuleraient des exigences… il faudrait qu’il prenne des décisions, qu’il agisse. Et, comme il était convaincu que toute action était futile, cette perspective l’irritait.

Il ne s’attendait pas à ce que les hommes agissent de façon raisonnable ; la plupart étaient des candidats à la camisole de force. Si seulement ils pouvaient lui ficher la paix – tous, sauf les quelques compagnons de jeu qu’il choisissait ! Il était convaincu que, laissé à sa solitude, il aurait depuis longtemps atteint le nirvâna… Pourquoi ne vous laissent-ils jamais seul ?

Aux environs de minuit, il éteignit sa vingt-septième cigarette et se redressa dans son lit. La lumière s’alluma. « La suivante ! » cria-t-il dans le microphone.

Dorcas entra, en robe de chambre et chaussons. « Oui, patron ? demanda-t-elle en bâillant.

— Dorcas, cela fait vingt ou trente ans que je suis un parasite, un bon à rien. »

Elle bâilla de nouveau. « Nul ne l’ignore.

— Épargnez-moi vos flatteries. Mais dans la vie de tout homme, vient un jour où il doit cesser d’être raisonnable, un jour où il doit répondre à l’appel de la liberté et se battre, un jour où il doit frapper les méchants.

— Aoooom…

— Cessez de bâiller. Ce jour est venu.

— Il faut que je m’habille ?

— Oui. Et réveillez les filles ; nous avons beaucoup de travail. Jetez un seau d’eau sur Duke, et dites-lui de dépoussiérer le moulin à paroles puis de le brancher dans le bureau. Je veux voir les informations. »

Dorcas était au comble de la surprise. « Vous voulez regarder la stéréo ?

— Parfaitement. Et dites à Duke de se débrouiller pour en trouver une autre si elle est cassée. Et maintenant, filez ; une nuit bien remplie nous attend.

— D’accord, dit Dorcas à contrecœur. Mais je crois que je ferai bien de prendre votre température.

— Paix, femme ! »

Duke brancha le récepteur juste à temps pour que Jubal puisse voir une nouvelle diffusion de la seconde interview du faux Homme de Mars. Le commentateur fit mention d’une rumeur selon laquelle Smith serait allé se reposer dans les Andes. Jubal en tira les conclusions qui s’imposaient et passa le reste de la nuit à donner des coups de téléphone. À l’aube, Dorcas lui apporta son petit déjeuner : six œufs battus dans du cognac. Il les avala bruyamment tout en songeant qu’un des avantages d’une longue vie était qu’on finissait par connaître tous les personnages importants de ce globe.

Harshaw avait préparé une bombe, mais ne comptait la faire exploser que si les autorités l’y contraignaient. Il se rendait compte que le gouvernement pouvait ramener Smith en captivité en se fondant sur le fait qu’il était juridiquement incompétent. Légalement, Smith était fou ; selon les critères médicaux habituels, c’était un psychopathe. En fait, il était victime d’une psychose exogène de proportions fantastiques, pour avoir d’abord été élevé par des non-humains, puis pour avoir été abruptement transporté dans une société qui lui était absolument étrangère.

Mais Harshaw considérait que la notion légale de santé mentale et la notion médicale de psychose ne s’appliquaient pas à son patient. Cet animal humain s’était apparemment adapté avec succès à une société non humaine – mais il l’avait fait alors qu’il était encore un bébé malléable et vierge d’impressions. Maintenant qu’il était un adulte aux habitudes formées et à la pensée canalisée, pourrait-il réussir une nouvelle adaptation non moins radicale ? Le docteur Harshaw avait l’intention de le découvrir ; pour la première fois depuis des dizaines d’années, il prenait un intérêt réel à l’exercice de la médecine.

D’autre part, il était stimulé par l’idée de contrecarrer les autorités. Il possédait plus que sa part de cette pointe d’anarchie que tout Américain a en partage. Le fait de se dresser contre le gouvernement planétaire l’emplissait d’un enthousiasme comme il n’en avait plus connu depuis une génération.

11

Autour d’une étoile mineure du type G, sur les bords d’une galaxie de moyenne grandeur, les planètes tournaient comme elles l’avaient fait depuis des milliards d’années, obéissant à la loi mathématique complexe qui modèle l’espace. Quatre étaient suffisamment grandes pour être dignes d’attention ; les autres étaient des cailloux cachés dans les replis incandescents de l’étoile ou perdus dans la nuit de l’espace. Toutes étaient, comme toujours, infectées par cette anomalie entropique nommée vie. Sur la troisième et quatrième planète les températures de surface oscillaient autour du point de congélation du protoxyde d’hydrogène ; en conséquence, elles possédaient des formes de vie suffisamment similaires pour permettre un certain degré de contacts sociaux.

Sur le quatrième caillou, les Martiens n’étaient nullement troublés par le récent contact avec la Terre. Comme toujours, les nymphes bondissaient joyeusement autour de la planète, apprenant à vivre ; huit sur dix d’entre elles perdaient la vie dans ce processus. Les Martiens adultes, qui différaient énormément des nymphes tant par le corps que par l’esprit, se rassemblaient dans des villes étranges et gracieuses et étaient, malgré leurs innombrables tâches et leur riche vie intérieure, aussi calmes que les nymphes étaient turbulentes.

Les adultes n’étaient pas libérés du travail, au sens humain du terme : ils avaient toute une planète à surveiller. Il fallait dire aux plantes où et quand pousser ; les nymphes qui avaient survécu à leur apprentissage devaient être rassemblées, chéries, fertilisées ; ensuite, il fallait chérir et contempler les œufs afin de les encourager à mûrir comme il convenait, et enfin il fallait persuader les nymphes accomplies d’abandonner leurs jeux enfantins et de se métamorphoser en adultes. Oui, il fallait faire tout cela – mais cela ne constituait pas davantage la « vie » de Mars que la promenade quotidienne avec son chien ne constitue la « vie » d’un homme qui, entre deux promenades, dirige une société d’envergure mondiale – bien que pour un habitant du Bouvier ces promenades puissent sembler être la principale activité du magnat, considéré comme l’esclave de son chien.

Martiens et humains étaient tous deux des formes de vie douées de conscience, mais elles avaient suivi des chemins très différents. Tout le comportement des hommes, leurs motivations, leurs peurs et leurs espoirs étaient colorés et commandés par le tragique, étrange et splendide mode de reproduction de l’espèce humaine. La même chose valait pour Mars, mais à l’inverse. Mars possédait bien l’efficace bipolarité si commune dans cette galaxie, mais sous une forme si différente de sa manifestation terrestre que seul un biologiste aurait pu nommer cela « sexe » et qu’un psychiatre humain ne l’aurait très certainement pas appelé ainsi. Les nymphes martiennes étaient femelles, et tous les adultes étaient mâles.

Mais ils l’étaient exclusivement d’un point de vue fonctionnel, et non psychologique. La polarité homme-femme qui est à la base de l’existence humaine ne pouvait pas exister sur Mars. Le « mariage » était exclu. Les adultes étaient énormes – les premiers humains qui les virent les comparèrent à des brise-glace aux voiles déployées. Ils étaient physiquement passifs et mentalement actifs. Les nymphes étaient des sphères grasses et couvertes de fourrure, pleines d’une inépuisable énergie mais dénuées de pensée. Aucun parallèle n’était possible entre les fondements psychologiques des Martiens et des Humains. La bipolarité humaine servait à la fois de force de cohésion sociale et d’énergie motrice pour toutes les activités humaines, des sonnets aux équations nucléaires. Et s’il en est qui pensent que les psychologues exagèrent en affirmant cela, qu’ils fouillent les musées, les bibliothèques et les bureaux de brevets pour trouver les créations des eunuques.

Mars, ne fonctionnant pas sur les mêmes rythmes que la Terre, n’accorda que peu d’attention à l’Envoy et au Champion. C’étaient des événements trop récents pour avoir une signification – si les Martiens avaient eu des journaux, une édition tous les siècles terrestres eût été amplement suffisante. Le contact avec d’autres races n’était rien de nouveau pour les Martiens ; c’était déjà arrivé, cela arriverait encore. Lorsqu’une nouvelle race avait été totalement gnoquée, alors (dans un millier d’années terrestres) il serait temps d’agir, s’il en était besoin.

Sur Mars, le dernier événement d’importance était d’un tout autre ordre. Les Anciens désincarnés avaient, négligemment, pris la décision d’envoyer le petit humain pour gnoquer ce qu’il pouvait de la troisième planète, puis avaient tourné leur attention vers des questions plus sérieuses. Peu avant, environ à l’époque du Terrien César Auguste, un artiste Martien avait composé une œuvre d’art. Appelez-la poème, symphonie musicale ou traité de philosophie – c’était une suite d’émotions disposées selon une nécessité inéluctable et tragique. Peu importe dans quelle catégorie on la place, car un humain ne pourrait la comprendre que dans le sens où un aveugle de naissance peut se faire expliquer un coucher de soleil. Le point important était que l’artiste s’était accidentellement désincarné avant d’avoir achevé son chef-d’œuvre.

La désincarnation subite était rare sur Mars, car les goûts martiens en la matière exigeaient que la vie soit un tout accompli, dans lequel la mort physique intervenait à l’instant approprié, préalablement choisi. L’artiste toutefois était si préoccupé qu’il en avait oublié de rentrer lorsqu’il se mit à faire froid. Lorsqu’on remarqua son absence, c’était tout juste si son corps était encore mangeable. Il n’avait même pas remarqué qu’il se désincarnait, et avait continué à composer son œuvre.

L’art martien peut se diviser en deux catégories : celui créé par les adultes vivants, un art vigoureux, primitif et souvent révolutionnaire – et celui des Anciens, généralement conservateur, extrêmement complexe, et d’une technique infiniment plus exigeante. Ces deux sortes d’art étaient jugées séparément.

Selon quels critères fallait-il juger cette œuvre ? Elle jetait un pont entre l’incarné et le désincarné ; sa forme définitive lui avait été donnée par un Ancien – et pourtant l’artiste, avec le détachement commun aux artistes de tous les temps et de tous les lieux, avait continué à travailler comme s’il avait encore été incarné. S’agissait-il d’une nouvelle forme d’art ? Était-il possible de produire d’autres œuvres de cette sorte en désincarnant par surprise les artistes au cours de leur travail ? Les Anciens ruminaient ces possibilités passionnantes depuis des siècles, et les Martiens incarnés attendaient impatiemment leur verdict.

La question était d’autant plus importante qu’il s’agissait d’un art, dans le sens terrien du mot, religieux, et d’une grande portée émotionnelle : l’œuvre décrivait la rencontre entre les Martiens et les habitants de la cinquième planète, événement qui avait pris place il y a fort longtemps mais qui avait gardé pour les Martiens l’importance qu’une certaine crucifixion a conservée pour les humains après deux millénaires. Les Martiens avaient donc rencontré les habitants de la cinquième planète, les avaient complètement gnoqués, puis étaient passés à l’action ; il ne restait plus que les ruines de quelques astéroïdes, mais les Martiens continuaient à chérir et à louer le peuple qu’ils avaient détruit. Cette nouvelle œuvre d’art était une tentative entre bien d’autres afin de gnoquer cette expérience dans toute sa complexité et dans toute sa beauté. Mais avant de pouvoir la juger, il fallait gnoquer selon quels critères la juger.

C’était un problème joliment ardu.

Sur la troisième planète, Valentin Smith n’était pas concerné par ce problème brûlant – il en ignorait l’existence. Son tuteur Martien et les frères de ce dernier ne l’avaient pas nargué avec des choses qui n’étaient pas à sa portée. Smith connaissait la destruction de la cinquième planète de même que tout écolier humain entend parler de la bataille de Troie ou de Plymouth Rock, mais on ne lui avait jamais montré des œuvres d’art qu’il eût été incapable de gnoquer. Il avait eu droit à une éducation unique, infiniment supérieure à celle de ses petits, infiniment inférieure à celle d’un adulte ; son tuteur et les Anciens qui le conseillaient s’étaient passagèrement intéressés aux facultés de ce petit étranger. Les résultats leur en avaient appris davantage sur la race humaine que celle-ci n’en savait elle-même, car Smith avait sans difficulté gnoqué bien des choses que les humains ignorent.

Pour le moment, Smith était heureux. Il avait acquis un nouveau frère d’eau en la personne de Jubal, ainsi que de nombreux amis et vivait des expériences kaléidoscopiques si nombreuses que, n’ayant pas le temps de les gnoquer toutes, il les mettait en réserve pour les revivre lorsqu’il en aurait le loisir.

Son frère Jubal lui dit qu’il gnoquerait plus rapidement ce lieu étrange et beau s’il apprenait à lire. Il y consacra donc une journée entière ; Jill lui montrait les mots et les prononçait. Ce fut pour lui un sacrifice énorme, car il dut ce jour-là renoncer à la piscine – et nager (une fois qu’il se fut mis dans la tête que c’était permis) était non seulement délicieux, mais lui procurait une extase religieuse presque insupportable. Si Jill et Jubal ne l’avaient pas exigé, il ne serait jamais sorti de la piscine.

Comme il n’était permis de nager que le jour, il lisait toute la nuit. Il parcourait l’Encyclopedia Britannica et, en guise de dessert, feuilletait les ouvrages médicaux et juridiques de Jubal. Son frère Jubal le vit plongé dans un de ces livres, et l’interrogea sur ce qu’il avait lu. Cela fit penser Smith aux tests que les Anciens lui faisaient passer, et il répondit avec beaucoup de soin. Son frère parut troublé par ses réponses et il s’enfonça dans la méditation – il était certain d’avoir répondu avec les mots du livre, bien qu’il ne les gnoquât pas tous.

Mais il préférait de loin la piscine, surtout quand Jill, Myriam, Larry et les autres y étaient. Il n’apprit pas tout de suite à nager, mais découvrit qu’il pouvait faire une chose dont ils étaient incapables. Il descendit au fond et y resta plongé dans l’extase – ils l’en sortirent avec une telle hâte qu’il faillit se retirer en lui-même, mais heureusement il gnoqua qu’ils ne lui voulaient que du bien.

Par la suite, il fit une démonstration pour Jubal, et resta délicieusement longtemps au fond. Il voulut également l’apprendre à son frère Jill – mais cela la troublait trop, et il y renonça. C’était la première fois qu’il se rendait compte qu’il pouvait faire, des choses dont ils étaient incapables. Il y réfléchit longuement, tentant d’en gnoquer toutes les implications.


Smith était heureux ; Harshaw ne l’était pas. Il ne changea rien à son mode de vie, et ne fit pas de plans pour Smith : ni programme d’études ni examens médicaux réguliers. Seule Gillian supervisait ses activités – trop, au goût de Harshaw, qui n’aimait pas que l’éducation des mâles fût confiée à des femelles.

En fait, Gillian ne faisait guère plus que lui apprendre à se tenir en société. Il mangeait à table maintenant, s’habillait seul, se conformait aux coutumes fort libres de la maisonnée, et imitait tout comme un singe. La première fois qu’il mangea avec les autres, il ne se servit que de la cuiller et Jill dut lui couper sa viande. Dès la fin du repas, il essayait de faire comme les autres. Et le lendemain, il imitait avec précision les façons de faire de Jill, y compris les maniérismes superflus.

Harshaw ne fut jamais tenté de conduire une « expérience » Smith, avec contrôles réguliers, mesures et courbes de progrès, même lorsqu’il eut découvert que Smith avait appris tout seul à lire à une vitesse électronique et se souvenait de tout. Harshaw avait l’arrogante humilité d’un homme qui en sait suffisamment pour être conscient de sa profonde ignorance ; il ne voyait pas l’utilité de « mesurer » des choses dont il ignorait la nature.

Certes, Harshaw prenait plaisir à voir cet animal unique devenir la copie conforme d’un être humain, mais il n’était pas vraiment heureux.

De même que le secrétaire général Douglas, il attendait que la bombe explosât.

Ayant été contraint d’agir parce qu’il s’attendait à être attaqué, cela l’ennuyait fort qu’il ne se passât rien. Nom d’une pipe, les flics fédéraux étaient-ils stupides au point de ne pas pouvoir retrouver la trace d’une petite inconsciente traversant le pays avec un « cadavre » dans une voiture qui n’était même pas à elle ? Ou bien ne se manifestaient-ils pas, mais surveillaient-ils discrètement son château fort ? Cette idée le faisait bondir, et lui répugnait autant que si le gouvernement avait ouvert son courrier.

Et qui sait s’il ne le faisait pas ! Le Gouvernement ! Trois quarts de parasites et un quart d’idiots et d’incapables. Oh, Harshaw admettait que l’homme, animal social, ne pouvait se passer d’un gouvernement – pas plus qu’un individu ne peut échapper à l’esclavage de la digestion. Mais un mal nécessaire n’en devient pas pour autant un bien. Qu’ils aillent se faire… !

Il était possible, probable même, que l’administration savait où se trouvait l’Homme de Mars et s’abstenait volontairement d’intervenir.

Jusqu’à quand ? Et jusqu’à quand sa « bombe » serait-elle utilisable ?

Et où diable était ce jeune imbécile de Ben Caxton ?


Jill Boardman le tira de ces pensées excédantes. « Jubal ?

— Hein ? Ah, c’est vous, les beaux yeux. Désolé, j’étais préoccupé. Asseyez-vous. Vous buvez quelque chose ?

— Non merci. Jubal… je suis inquiète.

— C’est normal. C’était un joli plongeon. Vous devriez recommencer. »

Jill se mordit les lèvres ; elle ressemblait à une adolescente prise en faute. « Non, écoutez-moi, Jubal ! Je suis terriblement inquiète.

— Séchez-vous, dans ce cas. Le vent est un peu frais.

— Je n’ai pas froid. Jubal… Cela vous ennuierait que je laisse Smith ici ? »

Jubal leva un sourcil. « Certainement pas. Les filles prendront soin de lui. Vous partez ? » Elle évita son regard. « Oui.

— Hum… Vous êtes la bienvenue ici, vous savez. Mais si vous le désirez vraiment…

— Mais je ne le désire pas !

— Eh bien alors, restez.

— Je ne peux pas !

— Playback, s’il vous plaît. Je n’ai pas suivi.

— Comprenez-moi, Jubal. J’adore vivre ici, et vous avez été adorable avec nous. Mais je ne peux pas rester. Il faut que j’aille à la recherche de Ben. »

Harshaw dit un mot fort grossier, puis : « Et comment comptez-vous faire ? »

Elle fit la moue. « Je ne sais pas. Mais je ne peux pas rester à paresser au soleil quand Ben a disparu.

— Voyons, Gillian. Ben est un grand garçon. Vous n’êtes pas sa mère – ni sa femme, d’ailleurs. À quel titre voulez-vous agir ainsi ? »

Jill tortilla un brin d’herbe entre ses doigts de pied. « Je sais que je n’ai aucun droit sur lui, mais je sais. Je sais que si j’avais disparu… Ben me chercherait jusqu’à ce qu’il m’ait trouvée. Par conséquent, je dois aller à sa recherche ! »

Jubal maudit tous les dieux responsables des folies humaines puis lui dit : « Bien, bien. Essayons de mettre un peu de logique dans tout cela. Avez-vous l’intention de faire appel à des détectives ? »

Elle prit un air malheureux. « Je suppose que c’est ce qu’il faut faire. Ils prennent cher ?

— Très. »

Jill sentit sa gorge se serrer. « Est-ce que… est-ce qu’ils me laisseraient payer par mensualités ?

— Ils n’acceptent que les paiements cash d’avance. Allons, mon enfant, ne soyez pas triste. Je n’ai soulevé cette question qu’afin d’en disposer. J’ai déjà fait appel aux meilleurs qui existent. Il me paraît donc inutile que vous vous endettiez pour en engager de moins bons.

— Vous ne me l’aviez pas dit !

— Cela me paraissait inutile.

— Mais Jubal… qu’ont-ils trouvé ?

— Rien, admit-il, il m’a donc paru superflu de vous désespérer en vous le disant. » Jubal se renfrogna. « Au début, je pensais que vous vous inquiétiez inutilement, et que Kilgallen avait raison. Mais j’ai changé d’avis. Ce benêt de Kilgallen a effectivement reçu un message de Ben : mon détective l’a vu, photographié, et a vérifié qu’il avait bien été envoyé.

— Mais pourquoi Ben ne m’a-t-il rien envoyé ? dit Jill avec surprise. Cela ne lui ressemble pas. Ben est très attentionné. »

Jubal réprima un gémissement. « Voyons, Gillian, faites fonctionner votre cervelle. Le fait qu’il y ait marqué “Cigarettes” sur un paquet ne prouve pas qu’il en contienne. Vous êtes arrivée ici vendredi. Le message a été envoyé jeudi, donc la veille, à 10 h 34, du bureau Paoli de Philadelphie. La réception a été instantanée : le bureau de Ben a son propre téléscripteur. Et pourquoi Ben aurait-il envoyé un message imprimé à son propre bureau, pendant les heures de travail, au lieu de téléphoner ?

— Cela me paraît curieux en effet… Il aurait été plus simple de téléphoner.

— Sans doute. Mais vous n’êtes pas Ben. Je pourrais vous donner une douzaine de raisons : pour éviter les malentendus, pour en conserver une trace – peut-être à des fins juridiques –, pour envoyer un message différé. Bref, Kilgallen n’a pas trouvé cela curieux. Après tout, si Ben a fait les frais d’un récepteur, c’est pour s’en servir.

« Toutefois, continua Jubal, à en croire le message, Ben se serait trouvé jeudi à 10 h 30 à Paoli. Or, Jill, le message n’a pas été envoyé de Philadelphie.

— Mais comment…

— Un moment. On peut ou bien déposer les messages à une poste ou bien les téléphoner. S’ils sont déposés directement, on peut faire transmettre en fac-similé un texte écrit à la main ou du moins la signature. Par contre, si on les téléphone, ils sont dactylographiés avant d’être transmis.

— Je savais cela.

— Et cela ne vous suggère rien, Jill ?

— Euh… Jubal, je suis trop inquiète pour être capable de penser.

— Cessez de battre votre coulpe. Moi non plus, je ne me serais pas méfié. Mais le détective qui travaille pour moi est un individu particulièrement méfiant. Il est allé à Paoli, muni d’un message fabriqué d’après la photo prise clandestinement sous le nez de Kilgallen – et de papiers lui donnant l’identité de ce même Kilgallen, qui était le destinataire du message. Et là, avec son regard sincère et ses façons paternelles, il a réussi à tirer d’une jeune employée des renseignements que normalement elle n’aurait dû divulguer que devant un tribunal, et sous serment ; c’est bien triste. En général, elle ne se souvient de rien ; les messages entrent par ses oreilles, ressortent par ses doigts et ne laissent d’autre trace que les microfilms conservés dans les archives. Mais il se trouve que cette dame est une fanatique de Ben – elle lit ses articles tous les soirs. Ce qui, soit dit en passant, est un vice hideux…» Jubal cligna des yeux. « La suivante ! »

Anne apparut, ruisselante. « Vous me ferez penser, lui dit Jubal, à écrire un article sur l’habitude compulsive de la lecture des journaux. Le thème central sera que la plupart des névroses ont leur origine dans l’habitude malsaine de se vautrer dans les ennuis de cinq milliards d’étrangers. Titre : « Bavardage à responsabilité illimitée. »

— Vous devenez morbide, patron.

— Oh non, je suis le seul qui ne le devienne pas. Veillez à ce que je l’écrive dans la semaine qui vient. Et maintenant, disparaissez ; je suis occupé. » Il se retourna vers Gillian. « Elle remarqua donc le nom de Ben, tout émue de parler à un de ses héros… mais dépitée parce qu’il n’avait payé que pour le son, et qu’elle ne put donc le voir. Elle se souvient bien… elle se souvient en particulier que le message a été payé en argent liquide d’une cabine publique de Washington.

— Washington ? répéta Jill. Mais pourquoi Ben appellerait-il de…

— N’est-ce pas ? D’une cabine de Washington, il peut joindre son assistant, image et son, plus facilement, pour moins cher, et plus rapidement qu’en téléphonant à Philadelphie un message destiné à être renvoyé à Washington. C’est stupide. Ou bien c’est une mystification volontaire. Ben est aussi à son aise dans la mystification qu’une mariée dans les baisers. Il n’est pas devenu le plumitif le plus habile dans le métier en montrant son jeu.

— Ben n’est pas un plumitif ! C’est un grand journaliste !

— Désolé, mais je suis un peu sourd de cette oreille. Évidemment, il a pu croire que son téléphone était surveillé, mais que son photo-récepteur ne l’était pas. Ou bien, au contraire, croire que tous deux étaient surveillés, et utiliser ce stratagème pour donner l’impression qu’il était réellement parti. Dans ce cas, ajouta Jubal, nous ne le servirions guère en le retrouvant. Peut-être même mettrions-nous sa vie en danger.

— Non, Jubal !

— Si, Jubal, rétorqua-t-il lentement. Ben est toujours allé jusqu’à la limite ; c’est ce qui a fait sa réputation. Jill… jamais il ne s’est occupé d’une affaire plus dangereuse. Si sa disparition est volontaire, voulez-vous attirer l’attention sur lui ? Kilgallen le couvre : ses articles paraissent régulièrement chaque jour.

— Ce sont des articles écrits d’avance !

— Évidemment. Ou bien c’est Kilgallen qui les écrit. Officiellement, Caxton est toujours au travail. Peut-être l’a-t-il voulu, et ne vous a-t-il pas contacté parce que le danger aurait été trop grand. Alors, qu’en pensez-vous ? »

Jill se couvrit le visage de ses mains. « Oh, Jubal… je ne sais vraiment plus quoi faire !

— Allons, pas de théâtre, lui dit-il sur un ton bourru. Le pire qui puisse lui arriver, c’est la mort… et c’est ce qui nous attend tous, que ce soit dans des jours, des semaines ou des années. Parlez-en à Mike. Il a moins peur de la « désincarnation » que d’une réprimande. Eh ! Si je lui disais que j’avais l’intention de le manger rôti ce soir, il me remercierait d’une voix étranglée de gratitude.

— Je sais, dit Jill avec une petite voix, mais je ne partage pas ses convictions philosophiques.

— Moi non plus, acquiesça Harshaw joyeusement, mais je commence à les comprendre, et elles sont consolantes pour un homme de mon âge. La faculté d’accueillir l’inévitable avec joie… toute ma vie durant je l’ai cultivée. Mais ce bébé, qui a à peine l’âge de voter et qui n’a même pas le réflexe de se mettre hors du chemin d’un cheval au galop, m’a convaincu que j’en étais tout juste à l’école maternelle. Vous m’aviez demandé si Mike était le bienvenu. Mais mon enfant, je tiens absolument à le retenir ici jusqu’à ce que j’aie découvert tout ce qu’il sait et que je ne sais pas ! Cette histoire de « désincarnation », par exemple, n’a rien à voir avec le « désir de mort » des freudiens ni avec ces histoires de « même la plus lente rivière…» Cela ressemblerait plutôt au mot de Stevenson « Heureux j’ai vécu, et heureux je meurs ; mon testament est fait, je me couche…» Quoique je le soupçonne fort d’avoir écrit cela dans l’euphorie caractéristique des phtisiques. Mais Mike m’a presque convaincu qu’il sait de quoi il parle.

— Je n’en sais rien, répondit Jill d’une voix terne. Mais je suis inquiète pour Ben.

— Moi aussi, avoua Jubal. Jill… je ne pense pas que Ben se cache.

— Mais vous veniez de dire…

— Désolé. Mais mes espions ne se sont pas limités au bureau de Ben et à la poste de Philadelphie. Jeudi matin, Ben s’est présenté au Centre médical Bethesda en compagnie d’un avocat et d’un Juste Témoin – James Oliver Cavendish, si ce nom vous dit quelque chose.

— Malheureusement pas.

— Peu importe. Le fait qu’il ait engagé Cavendish montre la gravité de la situation – on ne va pas chasser le lièvre avec un fusil pour éléphants. On leur fit voir l’« Homme de Mars »…

Gillian eut un sursaut de surprise. « C’est impossible !

— Jill, vous contestez la déclaration d’un Juste Témoin… et pas n’importe lequel. Si Cavendish le dit, c’est irréfutable.

— Peu m’importe si c’est Cavendish ou saint Jean l’Évangéliste ! Il n’a pas mis les pieds dans mon service jeudi matin !

— Vous ne m’avez pas bien écouté. Je n’ai jamais dit qu’ils ont vu Mike, mais qu’on leur a montré l’« Homme de Mars ». Le faux, évidemment, celui qui est apparu à la stéréo.

— Ah oui, bien sûr ! Et Ben les a confondus ! »

Jubal parut peiné. « Non, petite fille, Ben ne les a pas confondus. Ni Cavendish d’ailleurs – du moins, il ne le dira jamais. Vous connaissez les habitudes des Témoins.

— À vrai dire, non. Je n’ai jamais eu affaire à eux.

— Vraiment ? Anne ! »

Anne était sur le plongeoir. Elle se tourna vers eux, et Jubal lui cria : « Anne ! La maison sur cette colline… pouvez-vous voir de quelle couleur elle est peinte ? »

Anne regarda, puis répondit : « De ce côté, elle est blanche. »

« Vous voyez, Jill. Il ne lui viendrait pas à l’idée d’en inférer qu’elle est également blanche de l’autre côté. Tous les chevaux du roi ne pourraient la contraindre à avancer une opinion. Il faudrait qu’elle en ait fait le tour, et encore se garderait-elle bien de supposer qu’elle est restée blanche après son départ.

— Anne est un Juste Témoin ?

— Licenciée, droit d’exercice illimité et admise à certifier devant la Haute cour. Demandez-lui une fois pourquoi elle n’exerce plus. Mais abandonnez tous vos autres projets ce jour-là. Cette sacrée fille vous dira la vérité, rien que la vérité et toute la vérité, ce qui prend beaucoup de temps. Revenons-en à Cavendish. Ben lui avait demandé un témoignage public complet, sans restriction privées. Lorsqu’on interrogea Cavendish, il répondit donc dans le moindre détail. Le plus intéressant, d’ailleurs, est ce qu’il ne dit pas. Il ne dit pas une seule fois que l’homme qu’ils ont vu n’était pas l’Homme de Mars, mais pas un mot n’indique que Cavendish était convaincu qu’il l’était. Si vous le connaissiez, cela vous suffirait comme preuve. De plus, si Cavendish avait vu Mike, il l’aurait décrit avec un tel luxe de détails que nous l’aurions certainement reconnu. Or, il décrit, par exemple, les oreilles de l’homme qu’on leur a montré… et la description ne correspond pas à Mike. C.Q.F.D. : on leur a montré un faux, et Cavendish le sait, bien que sa profession lui interdise d’exprimer ses opinions.

— Je vous l’avais dit. Ils ne sont jamais venus dans mon service.

— Ce n’est pas tout. Cela s’est passé des heures avant votre évasion réussie ; ils sont arrivés en présence du faux Homme de Mars jeudi matin à 9 h 14. À ce moment, donc, le gouvernement avait Mike sous la main ; ils auraient pu le montrer, mais ils ont préféré courir le risque de montrer une doublure au Juste Témoin le plus renommé de tout le pays. Pourquoi ?

— C’est à moi que vous le demandez ? répondit Jill. Je n’en sais rien. Ben m’avait dit qu’il comptait demander à Mike s’il désirait quitter l’hôpital – et l’aider à le faire s’il répondait affirmativement.

— Et Ben l’a fait – mais avec le faux.

— Soit, Jubal, mais ils ne pouvaient pas savoir qu’il avait cette intention… et de toute façon, Mike ne serait pas parti avec Ben.

— Il est parti avec vous, pourtant.

— Oui, mais j’étais son « frère d’eau ». Il a cette idée stupide qu’il peut faire entière confiance en toute personne avec laquelle il a partagé un verre d’eau. Avec un « frère d’eau » il est docile comme un mouton ; avec quiconque d’autre, têtu comme une mule. Ben n’aurait pas pu le faire bouger d’un pas. » Elle ajouta : « Maintenant, ce serait peut-être différent ; il change terriblement vite.

— Oh, oui. Trop vite, peut-être. Je n’ai jamais vu des tissus musculaires se développer aussi rapidement. Mais revenons à nos moutons. Cavendish dit que Ben l’a déposé, ainsi que l’avocat, un certain Frisby, à neuf heures trente et une, et que Ben a gardé le taxi. Une heure plus tard, il – ou quelqu’un qui se faisait passer pour lui – a téléphoné ce message à Philadelphie.

— Vous ne croyez pas que c’était Ben ?

— Franchement, non. Cavendish a donné le numéro du taxi, et mes détectives ont essayé de consulter sa bande enregistreuse. Si Ben avait payé avec sa carte de crédit, son numéro aurait été enregistré et, même s’il avait payé en monnaie, on aurait pu reconstituer l’itinéraire du taxi.

— Et alors ? »

Harshaw haussa les épaules. « L’enregistrement indique que ce taxi n’était pas en service jeudi matin, car il était immobilisé pour réparations. Donc, ou bien un Juste Témoin s’est mal souvenu du numéro d’un taxi, ou bien quelqu’un a trafiqué l’enregistrement… Sans doute un jury déciderait-il que même un Témoin peut se tromper en lisant un numéro, particulièrement si on ne lui avait pas demandé de s’en souvenir. Mais je ne le crois pas – pas avec un Témoin comme Cavendish. S’il n’est pas certain d’une chose, il la passe sous silence. »

Harshaw fit une grimace. « Ah, Jill, vous m’obligez à remuer tout cela, et je vous assure que cela ne m’amuse pas ! Mais, même en admettant que Ben soit l’auteur du message, il n’a certainement pas pu modifier la bande enregistreuse du taxi. Et pourquoi l’aurait-il fait, d’ailleurs ? Il est allé quelque part, et une personne qui a accès aux enregistrements d’un moyen de transport public s’est donné beaucoup de mal pour cacher l’endroit où il est allé… et a envoyé un message truqué pour que nul ne se doute qu’il avait disparu.

— Disparu ! Vous voulez dire kidnappé !

— Doucement, Jill. « Kidnappé » est un bien vilain mot.

— Mais c’est le seul qui convienne. Et vous restez sans rien faire, alors que vous devriez le crier sur les toits !

— Doucement, Jill ! Ben est peut-être mort ! » Gillian s’effondra, et murmura : « Oui.

— Mais tant que nous n’aurons pas vu ses os, supposons qu’il ne l’est pas. Jill, quel est le plus grand danger pour quelqu’un qui a été kidnappé ? C’est de faire du battage – parce qu’un kidnappeur à qui l’on fait peur tue presque toujours sa victime. »

Gillian paraissait tellement malheureuse qu’il radoucit son ton.

« Je dois hélas avouer qu’il me paraît vraisemblable que Ben est mort. Cela fait trop longtemps qu’il a disparu. Mais nous avons décidé de supposer qu’il est toujours en vie. Et vous avez l’intention d’aller à sa recherche. Et comment le ferez-vous, Gillian, sans accroître le risque de le faire tuer par les inconnus qui le détiennent ?

— Comment ? Mais nous savons qui ils sont !

— Vraiment ?

— Mais bien sûr ! Ce sont les mêmes qui tenaient Mike prisonnier – le gouvernement ! »

Harshaw secoua la tête. « Ce n’est qu’une hypothèse. Ben s’est fait beaucoup d’ennemis avec ses articles, et tous ne sont pas dans le gouvernement. Toutefois… Harshaw fit une moue désabusée, votre hypothèse est la seule dont nous puissions partir. Mais elle est trop générale. “Le gouvernement”, cela représente plusieurs millions d’individus. La question que nous devons nous poser est : “À qui a-t-il marché sur les pieds ?”

— Mais je vous l’ai dit, Jubal, de même que Ben me l’avait dit : le secrétaire général lui-même.

— Non, dit Harshaw catégoriquement. Quoi qu’il se soit passé, si c’est tant soit peu brutal ou illégal, ce n’est pas le secrétaire général, même s’il en bénéficie. Personne ne pourra même prouver qu’il était au courant. Il est d’ailleurs probable qu’il ne le sait pas, surtout s’il y a eu des violences. Ce que nous devons essayer de savoir, c’est quel membre du Q.G. personnel du secrétaire général a pris cette opération en main. Et je pense que ce n’est pas aussi impossible qu’on pourrait le croire. Lorsqu’on montra le faux Homme de Mars à Ben, un des assistants de Douglas était présent – il essaya d’abord de l’en dissuader, puis l’accompagna. Et il se trouve justement que ce même gangster de haut vol a lui aussi disparu jeudi dernier. Je ne pense pas que ce soit une coïncidence, car c’est lui qui s’occupait du faux « Homme de Mars ». Si nous le trouvons, nous trouverons peut-être aussi Ben. Son nom est Gilbert Berquist, et j’ai des raisons de…

— Berquist ?

— C’est cela. J’ai des raisons de… Jill, qu’est-ce que vous avez ? Ne vous évanouissez pas, ou je vous balance dans la piscine !

— Jubal… Ce Berquist… Y a-t-il plusieurs Berquist ?

— Hein ? Il a l’air d’un drôle d’oiseau. Il n’y en a sans doute qu’un. En tout cas, il n’y en a qu’un parmi les assistants personnels de Douglas. Vous le connaissez ?

— Je ne sais pas. Mais si c’est le même, je pense qu’il est inutile de le chercher.

— Oui… allons, parlez, mon petit.

— Je suis terriblement désolée, Jubal, mais… je ne vous avais pas tout dit.

— Les gens disent rarement tout. Allez, je vous écoute ! »

D’une voix balbutiante, Gillian lui raconta la disparition des deux hommes. « Et voilà, conclut-elle tristement. Et ensuite, j’ai hurlé – Mike a pris peur et est tombé dans cet état cataleptique… et j’ai eu un mal terrible à arriver jusqu’ici. Mais cela, je vous l’ai déjà dit.

— Hum… oui, mais j’aurais aimé que vous me disiez également cela. »

Jill rougit jusqu’aux oreilles. « Je ne pensais pas que vous me croiriez. Et puis j’avais peur. Ils peuvent quelque chose contre nous, Jubal ?

— Comment ? demanda-t-il avec surprise.

— Je veux dire, nous envoyer en prison, par exemple.

— Voyons, chère Jill ! Ce n’est pas un crime que d’assister à un miracle. Ni d’en accomplir un, d’ailleurs. Mais ce problème a plus d’aspects qu’un chat n’a de poils. Laissez-moi réfléchir. »

Jubal resta silencieux dix bonnes minutes, puis rouvrit les yeux. « Je ne vois pas votre enfant à problèmes. Il est sans doute au fond de la piscine.

— En effet.

— Alors, plongez et ramenez-le. Je l’attends dans mon bureau. Je voudrais voir s’il peut refaire cela… et je ne veux pas de public. Ou plutôt, si : dites à Anne de mettre sa robe de Témoin – j’ai besoin d’elle en sa capacité officielle. Et je veux également Duke.

— Oui, patron.

— Vous n’avez pas le droit de m’appeler « patron » ; vous n’avez pas de salaire déductible.

— Oui, Jubal.

— J’aimerais avoir sous la main quelqu’un dont l’absence passerait inaperçue. Mike peut-il faire son tour de passe-passe avec des objets inanimés ?

— Je l’ignore.

— Nous verrons bien. Allez vite le chercher… Ah, quel moyen rêvé de se débarrasser de – non, il ne faut pas succomber à la tentation. À tout de suite, ma petite Jill. »

12

Lorsque Jill monta, quelques minutes plus tard, Anne était déjà là, vêtue de la robe blanche de sa guilde. Sans un mot, Jill prit une chaise et attendit : Jubal dictait à Dorcas. Sans même lever les yeux à son entrée, il continua :

«… du corps affalé, imbibant un coin du tapis et formant près de la cheminée une petite mare rouge foncé qui attira bientôt l’attention de deux mouches paresseuses. Miss Simpson porta la main à sa bouche. « Mon Dieu ! s’exclama-t-elle d’une voix catastrophée. Le tapis préféré de papa !… Et papa lui-même, si je ne me trompe pas. » Voilà, Dorcas. Fin de chapitre et fin de la première livraison. Au courrier. »

Dorcas sortit avec un sourire destiné à Jill. « Où est Mike ? demanda Jubal.

— Il arrive dans un moment, répondit Gillian. Il s’habille.

— Pourquoi faire ? demanda Jubal non sans irritation. Nous n’attendons pas d’invités.

— Mais… c’est nécessaire.

— Pourquoi ? Il est aussi bien comme ça. Allez le chercher.

— Je vous en prie, Jubal. Il faut qu’il apprenne.

— Peuh ! Vous projetez sur lui votre petite moralité bourgeoise et puritaine.

— Absolument pas ! Mais il faut qu’il apprenne nos coutumes.

— Coutumes, morale… Où est la différence ? Mais enfin, femme, par la grâce de Dieu et de notre droiture intérieure, nous avons ici une personnalité vierge des tabous pervers de notre tribu, et voilà que vous voulez en faire une copie de n’importe quel conformiste de quatrième ordre de ce pays en proie à la peur ! Pourquoi ne pas aller jusqu’au bout ? Achetez-lui donc une serviette d’homme d’affaires.

— Je ne fais rien de la sorte. J’essaie simplement de lui éviter les ennuis. C’est pour son propre bien. »

Jubal renifla bruyamment. « C’est ce qu’ils expliquèrent au chat avant de le couper.

— Oh ! » Jill se donna le temps de compter jusqu’à dix, puis dit : « C’est votre maison, docteur Harshaw, et nous vous devons beaucoup. Je vais le chercher immédiatement. » Elle se leva.

« Arrêtez, Jill.

— Pardon ?

— Rasseyez-vous – et n’essayez pas de devenir aussi désagréable que moi ; vous manquez d’entraînement. Et laissez-moi mettre une chose au point : vous ne me devez n’en. C’est impossible, car je ne fais jamais une chose qui ne me plaît pas. Personne, d’ailleurs, mais moi, je le sais. N’essayez donc pas d’inventer une dette qui n’existe pas, sinon vous allez finir par éprouver de la reconnaissance, ce qui est le premier pas vers la dégradation morale totale. Vous gnoquez cela ? »

Jill se mordit les lèvres, puis sourit. « Je ne sais pas exactement ce que veut dire « gnoquer ».

— Ni moi, mais j’ai l’intention de demander des leçons à Mike. Ce que je dis est sérieux. « Reconnaissance » est un euphémisme pour ressentiment. De la part de la plupart des gens, cela m’importe peu – mais venant d’adorables fillettes comme vous, c’est déplaisant.

— Mais voyons, Jubal, je n’éprouve aucun ressentiment contre vous !

— Je l’espère… mais cela viendra, si vous n’extirpez pas de votre esprit l’illusion que vous me devez quelque chose. Les Japonais ont plusieurs façons de dire « merci » – et toutes à des degrés divers, se traduisent par rancune ou ressentiment La langue anglaise n’a malheureusement pas la même honnêteté, et peut définir des sentiments que le système nerveux humain lui, ne connaît pas.

— Jubal, vous êtes un cynique. Je vous suis reconnaissante et je continuerai à l’être.

— Et vous êtes une jeune fille sentimentale. Nous sommes donc complémentaires. Allons à Atlantic City passer un week-end de débauche illicite. Rien que nous deux ?

— Jubal ! dit Gillian sur un ton de reproche.

— Vous voyez jusqu’où va votre gratitude ?

— Oh, mais je suis prête. Quand partons-nous ?

— Nous aurions dû partir il y a quarante ans. D’autre part, vous avez raison : il faut que Mike apprenne nos coutumes. Il doit ôter ses chaussures avant d’entrer dans une mosquée, garder son chapeau dans une synagogue et couvrir sa nudité lorsque le tabou l’exige, ou nos chamanes le brûleront pour déviationnisme. Mais, mon enfant, par les innombrables aspects d’Ahriman, ne lui lavez pas le cerveau. Qu’il apprenne à faire ces choses, mais qu’il les fasse avec cynisme.

— Je ne suis pas certaine d’en être capable. Mike semble totalement dénué de cynisme.

— Vraiment ? Je vous aiderai. Ne devrait-il pas être prêt ?

— Je vais voir.

— Un moment, Jill. Je vous avais expliqué pourquoi je ne tenais pas à accuser quiconque d’avoir enlevé Ben. Ainsi, s’il est illégalement détenu (pour dire les choses en termes galants), personne n’éprouvera le besoin de se débarrasser de lui pour supprimer une preuve gênante. Mais j’ai pris d’autres mesures, le soir de votre arrivée. Vous connaissez votre Bible ?

— Pas très bien, à vrai dire.

— C’est un tort ; on y trouve des conseils forts précieux.

«… celui qui fait le mal hait la lumière…» Ce doit être dans Jean, Jésus parlant à Nicodème. Je m’attendais à ce qu’on tente de nous arracher Mike, car il semblait peu probable que vous les ayez dépistés. Nous sommes dans un lieu solitaire et ne possédons pas d’artillerie lourde. Il n’y a qu’une arme qui puisse les faire reculer : la lumière. Les feux aveuglants de la publicité. J’ai donc fait en sorte d’assurer un maximum de publicité à tout ce qui se passerait ici – pas quelques journalistes faciles à réduire au silence, mais des chaînes couvrant le globe entier. Peu importent les détails techniques – ce qui importe c’est que, s’il y a de la bagarre ici, elle sera enregistrée par trois chaînes de stéréovision. »

Harshaw se renfrogna. « Oui, mais voilà… je ne peux pas attendre indéfiniment. Au départ, mon principal souci était d’agir le plus vite possible, car je m’attendais à des ennuis immédiats. Maintenant, par contre, je pense qu’il va falloir précipiter l’action si nous voulons avoir droit aux feux de l’actualité.

— Mais comment, Jubal ?

— Cela fait trois jours que je me casse la tête à ce propos. Vous m’avez peut-être donné une petite idée en me racontant ce qui s’était passé dans l’appartement de Ben.

— Désolée de ne pas vous l’avoir dit plus tôt, Jubal. Je pensais que personne ne le croirait, et je suis heureuse que vous l’ayez fait.

— Je n’ai jamais dit que je vous croyais.

— Comment ? Mais…

— Je pense que vous m’avez dit la vérité, Jill, mais un rêve aussi est une expérience vraie, de même qu’une illusion hypnotique. Mais ce qui se passera ici dans l’heure qui vient sera vu par un Juste Témoin ainsi que par des caméras qui…» Il appuya sur un bouton. «… enregistreront tout. Je ne pense pas qu’Anne puisse être hypnotisée dans l’exercice de ses fonctions, et je parierai n’importe quoi que les caméras ne le peuvent pas. Nous allons voir de quel genre de vérité il s’agit. Et ensuite, nous verrons comment contraindre les autorités à abattre leurs cartes… et peut-être aussi comment aider Ben. Allez chercher Mike. »

Le retard de Mike n’avait rien de mystérieux. Il avait noué ensemble les lacets de ses deux chaussures ; en se levant, il était tombé et en se débattant avait serré les nœuds à ne plus pouvoir les défaire. Il lui fallut beaucoup de temps pour analyser la situation et y porter remède. Il ne se rendait pas compte qu’il avait mis longtemps, mais était ennuyé de ne pas avoir reproduit correctement une chose que Jill lui avait apprise. Lorsqu’elle vint le chercher il lui avoua son échec, bien qu’il l’eût déjà réparé.

Elle le consola, lui donna un coup de peigne, et l’entraîna. Harshaw l’accueillit par un « Hello, fils ! Asseyez-vous.

— Hello, Jubal », répondit gravement Valentin Michaël Smith. Puis il s’assit et – attendit.

« Alors, mon garçon, lui demanda Harshaw. Qu’avez-vous appris de neuf aujourd’hui ? »

Smith sourit de contentement, puis répondit, comme toujours après une pause : « J’ai aujourd’hui appris à faire un plongeon. C’est une sorte de saut pour entrer dans notre eau en…

— Je sais, je vous ai vu. Il faut garder les orteils bien en avant, les chevilles jointes, et les genoux droits. »

Smith prit un air malheureux. « Je ne l’ai pas bien fait ?

— Vous l’avez très bien fait, pour une première fois. Regardez Dorcas. »

Smith parut réfléchir à cela. « L’eau gnoque Dorcas. Elle le chérit. »

— « La » chérit. Dorcas, c’est « la », pas « le ».

— « La », corrigea Smith. J’ai donc parlé faussement ? J’ai lu dans le Webster, Nouveau Dictionnaire international de la langue anglaise, troisième édition, édité à Springfields, Massachusetts, qu’en parlant le genre masculin inclut le genre féminin. Et dans la Loi des Contrats de Hagworth, cinquième édition, Chicago, Illinois, 1978, il est dit page 1012…

— Arrêtez, se hâta de dire Harshaw. Les formes masculines comprennent les féminines lorsqu’on parle en général, ou de plusieurs personnes, mais pas lorsqu’on parle d’une seule personne. Dorcas est toujours « elle » ou « la », jamais « il » ou « le ».

— Je m’en souviendrai.

— Je vous le conseille – sinon Dorcas pourrait avoir envie de vous prouver jusqu’à quel point elle est féminine. » Harshaw demeura un moment songeur. « Jill, est-ce qu’il dort avec vous ? Ou avec l’une de vous ? »

Elle hésita, puis répondit simplement : « Pour autant que je sache, Mike ne dort jamais.

— Vous évitez ma question.

— Vous pouvez supposer que c’est volontaire. En tout cas, il ne couche pas avec moi.

— Oui… enfin diable, cela m’intéresse d’un point de vue purement scientifique. Alors, Mike, qu’avez-vous appris d’autre ?

— J’ai appris deux façons de lacer mes chaussures. L’une n’est bonne que pour s’allonger, l’autre pour marcher. J’ai aussi appris des conjugaisons : je suis, tu es, il est, nous sommes, vous êtes, ils sont. J’étais, tu étais…

— Bien, bien, ça suffit. Quoi d’autre ? »

Mike eut un sourire joyeux. « Et hier j’apprends à conduire le tracteur, merveilleusement, merveilleusement et avec beauté.

— Hein ? » Jubal se tourna vers Jill. « Quand ?

— Hier, pendant que vous faisiez la sieste. Mais ne vous inquiétez pas. Duke fait très attention à ce qu’il ne se fasse pas mal.

— Hum… apparemment, il ne s’est rien fait. Et vous avez lu, Mike ?

— Oui, Jubal.

— Quoi ?

— J’ai lu, récita Mike, trois nouveaux volumes de l’Encyclopédie, de Maryb à Mushe, de Mushr à Ozone, et de P à Planti. Je me suis arrêté parce que vous m’aviez dit de ne pas en lire trop en une fois. Ensuite, j’ai lu La très excellente et lamentable tragédie de Roméo et Juliette, par maître William Shakespeare, de Londres. Ensuite, j’ai lu les Mémoires de Jacques Casanova de Seingalt, traduites en anglais par Arthur Machen. Ensuite, j’ai lu L’Art de l’interrogatoire contradictoire, par Francis Wellman. Ensuite, j’ai essayé de gnoquer ce que j’avais lu, puis Jill est venue me dire que je devais descendre déjeuner.

— Et l’avez-vous gnoqué ? »

Smith parut ennuyé. « Je ne sais pas, Jubal.

— Qu’est-ce qui vous embête ?

— Je ne gnoque pas toute la plénitude de ce que je lis. Dans l’histoire écrite par maître William Shakespeare, j’étais empli de joie à la mort de Roméo. Puis, j’ai continué à lire et ai appris qu’il s’était désincarné trop tôt. C’est du moins ce que j’ai cru gnoquer. Pourquoi ?

— C’était un stupide jeune imbécile.

— Pardon ?

— Rien. Je ne sais pas, Mike. »

Mike réfléchit, puis marmonna quelque chose en martien et ajouta : « Je ne suis qu’un œuf.

— Quoi ? Vous dites toujours cela lorsque vous voulez demander une faveur, Mike. Qu’est-ce que vous voulez ? »

Smith hésita, puis se décida : « Jubal, mon frère, pourriez-vous demander à Roméo pourquoi il s’est désincarné ? Je ne peux pas le lui demander : je ne suis qu’un œuf. Mais vous le pouvez… et ensuite vous m’apprendrez à le gnoquer. »

Jubal comprit que Mike croyait que Roméo avait réellement vécu et parvint à saisir qu’il s’attendait à ce qu’il conjurât le fantôme de Roméo pour lui demander des explications sur la conduite qu’il avait eu de son vivant. Mais lui expliquer que les Capulets et les Montaigus n’avaient jamais existé matériellement ne fut pas chose facile. Le concept de fiction était totalement étranger à Mike – il ne pouvait s’appuyer sur rien. Les tentatives d’explication de Jubal lui furent si pénibles que Jill craignit qu’il ne se roulât en boule.

Mike sentit que cela devenait dangereusement nécessaire ; il avait appris qu’il ne devait pas avoir recours à ce refuge en présence d’amis, car (à l’exception du docteur Nelson) cela leur occasionnait des troubles émotifs. Il fit donc un énorme effort pour ralentir son cœur et calmer ses émotions, puis dit en souriant : « Je vais attendre de le gnoquer tout seul.

— Parfait, acquiesça Jubal. Mais dorénavant, avant de lire quelque chose, demandez-moi, ou demandez à Jill ou à quelqu’un d’autre, si c’est de la fiction ou pas. Je ne tiens pas à ce que vous vous mélangiez les idées.

— Je demanderai, Jubal. » Mike décida que, lorsqu’il aurait gnoqué cette étrange idée, il devrait la rapporter dans sa plénitude aux Anciens… et se surprit à se demander si les Anciens savaient ce qu’était la « fiction ». L’idée qu’il pouvait exister une chose aussi étrange pour les Anciens qu’elle l’était pour lui était tellement révolutionnaire qu’il en oublia presque le bizarre concept de fiction et le mit de côté pour le méditer une autre fois.

«… mais, disait son frère Jubal, je ne vous ai pas fait venir pour discuter littérature. Mike, vous vous souvenez du jour où Jill vous a emmené de l’hôpital ?

— Hôpital ? répéta Smith.

— Je ne suis pas certaine, intervint Jill, que Mike sache que c’était un hôpital. Laissez-moi essayer.

— Allez-y.

— Mike – vous souvenez-vous que vous viviez seul dans une chambre, avant que je ne vous mette des habits et ne vous emmène avec moi ?

— Oui, Jill.

— Puis, nous sommes allés dans un autre lieu. Je vous ai déshabillé et vous ai donné un bain. »

Smith sourit à ce souvenir. « Oui. C’était un grand bonheur.

— Ensuite, je vous ai séché, et deux hommes sont arrivés. » Son sourire s’effaça. Il se mit à trembler et se ramassa sur lui-même.

« Cessez cela, Mike ! Je vous interdis !

— Oui, Jill, répondit docilement Smith en faisant un effort gigantesque pour contrôler son corps.

— « Écoutez, Mike, je voudrais que vous repensiez à ce moment, – mais ne devenez pas triste. Il y avait deux hommes. L’un d’eux vous a forcé à aller dans le living.

— La chambre avec l’herbe joyeuse.

— C’est cela. Il vous poussait et j’ai voulu l’arrêter. Il m’a frappé. Puis, il disparut. Vous souvenez-vous ?

— Vous n’êtes pas fâchée ?

— Mais non ! Pas du tout. Cet homme disparut, et ensuite l’autre leva un pistolet vers moi – et il disparut aussi. J’avais peur, mais je n’étais pas fâchée.

— Et vous n’êtes pas fâchée maintenant ?

— Mais mon gentil Mike – je n’ai jamais été fâchée contre vous. Jubal et moi voulons savoir ce qui s’est passé. Les deux hommes étaient là – vous avez fait quelque chose… et ils ont disparu. Qu’avez-vous fait ? Pouvez-vous nous le dire ?

— Je vais dire. L’homme – le grand homme – vous a frappé… et j’ai eu peur, aussi. Alors, je…» Il coassa quelque chose en martien, puis secoua la tête : « Je ne sais pas les mots.

— Mike, dit Jubal. Pouvez-vous nous l’expliquer lentement ?

— Je vais essayer. Il y a une chose devant moi. C’est une chose mauvaise, elle ne doit pas être. Alors, j’avance la main…» Il plissa le front. « C’est facile. Il est beaucoup plus dur de nouer des lacets. Mais il n’y a pas de mots. Je suis vraiment désolé… Peut-être les mots sont-ils dans Plant à Raym, ou Rayn à Sarr, ou Sars à Sorc ? Je vais les lire cette nuit et vous le dirai au petit déjeuner.

— Peut-être, dit Jubal. Un moment, Mike. » Il alla chercher dans un coin de la pièce une caisse qui avait contenu des bouteilles de cognac. « Pouvez-vous faire disparaître cela ?

— C’est une mauvaise chose ?

— Admettons que ce le soit.

— Mais, Jubal… Il faut que je sache que c’est une mauvaise chose. Ceci est une boîte. Je ne gnoque pas qu’elle existe mal.

— Oui… et si je la prenais pour la lancer sur Jill ? » Smith répondit avec une douceur teintée de tristesse :

« Jubal, vous n’allez pas faire ça à Jill.

— Euh… non, bien sûr. Jill, voulez-vous me la lancer ? Fort. Que cela m’enlève au moins un morceau de peau si Mike ne peut pas me protéger.

— Cette idée ne me plaît guère, Jubal.

— Allons, c’est dans l’intérêt de la science… et de Ben Caxton.

— Mais…» Jill se leva d’un bond, saisit la caisse et la lui lança à la tête. Jubal fit face – mais ses réflexes furent plus forts que lui : il se baissa.

« Raté, dit-il. Sapristi ! J’aurais dû suivre la caisse des yeux. » Il regarda Smith. « Qu’est-ce qui ne va pas, Mike ? »

L’Homme de Mars paraissait très malheureux et tremblait de tout son corps. Jill passa un bras autour de ses épaules. « Voilà, mon gentil Mike, c’est très bien. Vous avez merveilleusement réussi ! Elle n’est pas arrivée jusqu’à Jubal. Elle a tout simplement disparu.

— Je m’en doutais, dit Jubal en regardant tout autour de lui. Anne, vous regardiez ?

— Oui.

— Qu’avez-vous vu ?

— La boîte n’a pas simplement disparu. Le processus a duré quelques dixièmes de seconde. De l’endroit où j’étais assise, elle a d’abord rapetissé, comme si elle s’éloignait. Mais elle n’est jamais sortie de la pièce. Je ne l’ai pas perdue de vue, jusqu’au moment où elle a disparu.

— Où est-elle allée ?

— C’est tout ce que je puis dire.

— Oui… Nous passerons les films plus tard. Mais je suis convaincu. Mike…

— Oui, Jubal ?

— Où est cette boîte ?

— La boîte est…» Il s’interrompit. « De nouveau, je n’ai pas les mots. Désolé.

— Et je suis confus. Dites, mon garçon, pourriez-vous aller la rechercher ?

— Pardon ?

— Vous l’avez fait partir. Pouvez-vous la faire revenir ?

— Comment le ferais-je ? La boîte n’est pas. »

Jubal resta songeur. « Si cette méthode devient populaire, il faudra changer les lois concernant le corps du délit. J’ai une petite liste… qu’importe. Mike, à quelle distance devez-vous vous trouver ?

— Pardon ?

— Si vous aviez été dans le hall et moi près de la fenêtre, ce qui fait… dix mètres, disons, auriez-vous pu l’arrêter ? »

Smith parut sincèrement surpris. « Bien sûr.

— Hum… venez avec moi à la fenêtre. Et si Jill et moi avions été de l’autre côté de la piscine, là-bas, auriez-vous pu empêcher la boîte de m’atteindre ?

— Oui, Jubal.

— Bien. Et si nous avions été près du portail, à quatre cents mètres ? Est-ce trop loin ? »

Smith hésita. « Ce n’est pas la distance, Jubal. Ni le fait de voir. C’est le fait de savoir.

— Bien… Voyons si je gnoque. La distance n’importe pas. Vous n’avez même pas besoin de voir l’objet. Si vous savez qu’une mauvaise chose va se passer, vous pouvez l’empêcher. Exact ?

— Presque, dit Smith, un peu gêné, mais je ne suis pas sorti du nid depuis longtemps. Pour savoir, je dois voir. Un Ancien n’a pas besoin d’yeux pour savoir : il sait. Il gnoque. Il agit. Désolé.

— Je ne sais pas pourquoi vous êtes toujours désolé, dit Jubal, excédé. Le haut ministre de la Paix vous aurait déclaré ultra-secret depuis déjà dix minutes.

— Pardon ?

— Peu importe. » Jubal alla prendre un lourd cendrier sur son bureau. « Visez bien, mais pas au visage, Jill. Mike, allez dans le couloir.

— Jubal… mon frère… je vous en prie, non !

— Qu’est-ce qui se passe ? Je veux simplement une autre démonstration. Et cette fois, je ne détournerai pas les yeux.

— Jubal ?

— Oui, Jill ?

— Je gnoque ce qui chiffonne Mike.

— Dites.

— « Nous sommes ses frères d’eau, Jubal, et cela le choque que j’essaie de vous faire du mal. Une telle situation doit être contraire à la morale martienne.

— Eh, on devrait peut-être me faire passer devant la commission des activités antimartiennes.

— Je ne plaisantais pas, Jubal.

— Moi non plus. Nous allons arranger cela. » Il tendit le cendrier à Mike. « Vous sentez comme il est lourd ? Et ces arêtes sont très coupantes. »

Smith examina l’objet avec précaution. Harshaw continua : « Je vais le lancer en l’air. Et il va retomber sur ma tête. »

Mike le regarda avec effroi. « Mon frère… vous allez vous désincarner maintenant ?

— Hein ? Non, surtout pas ! Mais cela va me faire très mal… à moins que vous ne l’arrêtiez. Allons-y ! » Harshaw lança le cendrier jusqu’à quelques centimètres du haut plafond.

Le cendrier suspendit sa trajectoire et s’immobilisa.

Harshaw le regarda fixement ; il se sentait coincé dans un film arrêté sur l’image. « Anne, dit-il, la gorge serrée, que voyez-vous ? »

Elle répondit d’une voix imperturbable : « Ce cendrier est à environ douze centimètres du plafond. Apparemment, rien ne le soutient. » Elle ajouta : « C’est, du moins, ce que je crois voir, Jubal… mais si les caméras ne montrent pas la même chose, je déchire ma patente.

— Jill ?

— Il flotte…»

Jubal alla s’asseoir sans quitter le cendrier des yeux. « Pourquoi n’a-t-il pas disparu, Mike ?

— Mais, Jubal…, s’excusa Mike, vous m’aviez dit de l’arrêter – pas de le faire partir. Lorsque j’avais fait partir la boîte, vous vouliez qu’elle soit de nouveau. Ai-je mal fait ?

— Non, non, vous avez fait exactement ce qu’il fallait. J’oublie toujours que vous prenez tout ce que l’on vous dit à la lettre. » Harshaw se promit bien, le jour où il serait en colère contre lui, de ne jamais lui dire des choses comme « Disparaissez ! » ou bien « Allez au diable ! » Qui sait ce qu’il serait capable de faire…

« J’en suis heureux, dit Smith simplement. Désolé de ne pas avoir pu faire revenir cette boîte. Et deux fois désolé d’avoir gâché de la nourriture. C’était alors une nécessité. Ou j’avais cru le gnoquer.

— Hein ? Quelle nourriture ? »

Jill se hâta d’intervenir : « Il parle de Berquist, Jubal, et de l’homme qui était avec lui.

— Ah oui, » dit Harshaw, en se disant que sa notion de nourriture n’était pas encore assez martienne. « Ne vous inquiétez pas de ce gâchis de « nourriture », Mike. L’inspection des viandes ne les aurait certainement pas laissé passer. D’ailleurs, ajouta-t-il, se souvenant des conventions fédérales sur le « long cochon », ils les auraient sûrement rejetés comme non comestibles. Et c’était en effet nécessaire. Vous en avez gnoqué la plénitude, et vous avez bien agi.

— Je suis très soulagé, répondit Mike. Seul un Ancien peut être certain d’agir bien à un embranchement… et j’ai beaucoup à apprendre et beaucoup à grandir avant de rejoindre les Anciens. Jubal ? Je peux le bouger ? Cela me fatigue.

— Vous voulez le faire disparaître ? Allez-y.

— Mais je ne peux pas.

— Pourquoi ?

— Il n’est plus au-dessus de votre tête. Je ne gnoque pas de mal en lui.

— Bien, bien. Bougez-le, alors. » Harshaw regarda, et vit le cendrier, non pas reprendre une situation « mauvaise » au-dessus de sa tête, mais descendre lentement vers le bureau, puis s’y poser doucement.

« Je vous remercie, Jubal, dit Smith cérémonieusement.

— Comment ? Mais c’est moi qui vous remercie ! « Harshaw prit le cendrier dans sa main. Il n’avait changé en rien. « Oh oui, je vous remercie ! C’est l’expérience la plus stupéfiante que j’aie vécu depuis que cette fille m’amena dans sa chambre… Bref. Anne. Vous avez étudié à Rhine ?

— Oui.

— Y avez-vous vu des expériences de lévitation ?

— J’ai vu pratiquer ce qu’ils nomment télékinésie, avec des dés – mais je ne suis pas mathématicienne, et ne pourrais certifier que c’était vraiment de la télékinésie.

— Par les cornes du diable ! Vous refuseriez de dire que le soleil s’est levé si le ciel est couvert.

— Comment le pourrais-je ? Quelqu’un aurait pu éclairer les nuages artificiellement. Une de mes camarades de classe était capable de faire léviter des objets de la taille d’une épingle à nourrice, mais il fallait qu’elle ait bu au moins trois verres d’alcool avant. Et je n’ai jamais pu examiner le phénomène objectivement… parce que j’avais bu aussi.

— Vous n’avez donc jamais rien vu de pareil ?

— Non.

— Bon… Je n’ai plus besoin de vous professionnellement. Si vous voulez rester, ôter votre robe et accrochez-la dans un coin.

— Merci. Mais, tenant compte de votre sermon sur les mosquées et les synagogues, je préfère aller me changer dans ma chambre.

— À votre aise. Profitez-en pour réveiller Duke et lui dire que je voudrais faire marcher les caméras.

— Oui, patron. J’espère qu’il ne se passera rien d’intéressant avant mon retour. » Elle alla vers la porte.

« Je ne vous promets rien. Mike, allez vous asseoir à mon bureau. Bien. Pouvez-vous soulever ce cendrier ? Montrez-moi.

— Oui, Jubal. » Smith prit l’objet dans sa main. « Mais non !

— J’ai mal agi ?

— C’était de ma faute. Je voulais savoir si vous pouviez le soulever sans le toucher.

— Oui, Jubal.

— Alors ? Êtes-vous fatigué ?

— Non, Jubal.

— Que se passe-t-il, alors ? Doit-il être « mauvais » ?

— Non, Jubal.

— Jubal, intervint Jill, vous ne lui avez pas dit de le faire – vous vous êtes contenté de demander s’il le pouvait.

— Ah, fit Jubal d’un air contrit. Mike, s’il vous plaît, voudriez-vous soulever ce cendrier à vingt centimètres au-dessus de la table sans le toucher.

— Oui, Jubal. » Le cendrier s’éleva puis s’immobilisa. « Voulez-vous mesurer, Jubal ? Si j’ai mal fait, je vais le rebouger.

— Mais non, c’est très bien. Tenez-le là, et dites-moi quand cela vous fatiguera.

— Je le dirai.

— Pouvez-vous aussi soulever autre chose ? Ce crayon, par exemple ? Faites-le si vous le pouvez.

— Oui, Jubal. » Le crayon alla se ranger près du cendrier. Sur la demande de Harshaw, plusieurs autres objets vinrent les rejoindre. Anne revint, prit un siège et regarda en silence, puis Duke arriva, portant un escabeau. Il jeta d’abord un vague coup d’œil, puis y regarda de plus près, mais ne fit aucun commentaire. Mike finit par dire d’une voix hésitante : « Je ne sais pas, Jubal. Je… je suis un idiot dans ces choses.

— Ne vous fatiguez pas trop.

— Je peux en penser un de plus. Je l’espère. » Un presse-papiers bougea, s’éleva – et les dix ou douze objets flottants retombèrent d’un commun accord. « Oh, Jubal… je suis profondément désolé. »

Harshaw lui tapota l’épaule. « Vous devriez être fier, Mike. Ce que vous avez fait est plus difficile que… que de nouer des lacets ou de faire un plongeon. Vous avez agi “merveilleusement, merveilleusement et avec beauté”. Vous gnoquez ? »

Mike parut surpris. « Je ne dois pas être honteux ?

— Non, vous devriez être fier.

— Oui, Jubal, dit-il avec satisfaction. Je suis fier.

— Très bien. Je ne peux même pas soulever un seul cendrier sans le toucher, Mike. »

Smith parut stupéfait. « Vous ne savez pas ?

— Non. Pouvez-vous m’apprendre ?

— Oui, Jubal. Vous…» Il s’interrompit, visiblement embarrassé. « Encore une fois, pas de mots. Je vais lire et lire et lire jusqu’à ce que je les trouve. Ensuite, j’apprendrai à mon frère.

— Ne le prenez pas trop à cœur.

— Pardon ?

— Ne soyez pas déçu si vous ne trouvez pas les mots. Ils n’existent peut-être pas dans notre langue. »

Smith resta songeur. « Alors, j’apprendrai à mon frère le langage de mon nid.

— Vous arrivez cinquante ans trop tard.

— J’ai fait quelque chose de mal ?

— Pas du tout. Vous devriez plutôt l’apprendre à Jill.

— Cela me fait mal à la gorge, objecta Jill.

— Gargarisez-vous avec de l’aspirine. Voilà une bien faible excuse, infirmière. Je vous engage comme assistante de recherches sur la linguistique martienne… ce qui comprendra éventuellement des Services spéciaux. Anne, occupez-vous des formalités – et assurez-vous que son salaire soit déduit de mes revenus imposables.

— Dois-je l’antidater ? Elle nous aide déjà à la cuisine.

— Ne m’embêtez pas avec les détails.

— Mais Jubal, protesta Jill, je ne pense pas pouvoir apprendre le martien !

— Vous pouvez toujours essayer.

— Mais…

— Que disiez-vous à propos de « gratitude » ? Vous acceptez ou non ? »

Jill se mordit les lèvres. « J’accepte… patron. » Smith lui toucha timidement la main. « Jill… Je vous apprendrai. »

Jill lui caressa affectueusement la sienne. « Merci, Mike. » Elle se tourna vers Harshaw. « Je vais l’apprendre rien que pour vous embêter !

— Ah, voilà un mobile que je gnoque ! Vous l’apprendrez. Mike, que savez-vous faire encore dont nous soyons incapables ? »

— Je ne sais pas, répondit Smith.

— Comment le saurait-il, protesta Jill, puisqu’il ignore ce que nous savons ou ne savons pas faire ?

— Oui, bien sûr… Anne, changez son titre en « assistante de recherches sur la langue, la culture, et les techniques martiennes ». En apprenant leur langue, vous découvrirez sans doute des choses différentes, complètement différentes – n’oubliez pas de me les signaler. Et vous aussi, Mike, si vous remarquez une chose que vous pouvez faire et que nous ne pouvons pas faire, dites-le moi.

— Je le dirai, Jubal. Quelles choses ?

— Je ne sais pas. Des choses comme ce que vous venez de faire, ou comme rester très longtemps au fond de la piscine. Euh… Duke !

— J’ai les mains pleines de pellicule, patron.

— Cela ne vous empêche pas de parler, non ? J’ai remarqué que l’eau de la piscine était trouble.

— Je sais. Je vais mettre du précipitant ce soir et la vider demain matin.

— Que donne l’analyse ?

— On pourrait la boire à table. Mais son aspect est vilain.

— N’y touchez pas, alors. Je vous dirai quand je voudrai que vous la changiez.

— Personne n’aime nager dans de l’eau de vaisselle, patron.

— Les dégoûtés ne sont pas obligés d’y aller. Et cessez de discuter. Les films sont prêts ?

— Dans cinq minutes.

— Parfait. Mike, savez-vous ce que c’est qu’un pistolet ?

— Un pistolet, répondit Mike avec sérieux, est une bouche à feu destinée à lancer des projectiles grâce à la force d’un explosif tel que la poudre à canon ; il consiste en un tube, ou canon, fermé à une extrémité, où se…

— Bien, bien. Vous le gnoquez ?

— Je n’en suis pas certain.

— En avez-vous déjà vu un ?

— Je ne sais pas.

— Mais si, intervint Jill. Repensez à cette chambre au tapis d’herbe où un homme m’a frappée – mais ne vous inquiétez pas !

— Oui, je me souviens.

— Et l’autre homme dirigeait un objet vers moi.

— Oh oui. Un mauvais objet.

— C’était un pistolet.

— J’avais pensé que le mot pour cette mauvaise chose était « pistolet ». Le Webster, Nouveau dictionnaire international de la langue anglaise, troisième édition, publié à…

— C’est bien, lui dit Harshaw. Et maintenant, fils, écoutez-moi bien. Si quelqu’un pointe un pistolet sur Jill, que ferez-vous ? »

Smith attendit plus longtemps que de coutume avant de répondre : « Vous ne vous fâcherez pas si je gâche de la nourriture ?

— Non. Personne ne vous en voudrait dans ces circonstances. Mais je voudrais savoir autre chose. Pourriez-vous faire disparaître le pistolet sans faire disparaître l’homme ? »

Smith considéra le problème. « Conserver la nourriture ?

— Je ne pensais pas à cela. Pourriez-vous faire disparaître le pistolet sans faire de mal à l’homme ?

— Il n’aurait pas mal, Jubal. Je ferais disparaître le pistolet et j’arrêterais simplement l’homme. Il ne sentirait aucune douleur. Il se désincarnerait simplement. La nourriture ne se gâterait pas. »

Harshaw poussa un soupir. « Je n’en doute pas. Mais pourriez-vous seulement faire disparaître le pistolet ? Sans tuer l’homme ni l’« arrêter », en le laissant vivre ? »

Smith considéra ce nouveau problème. « Ce serait plus facile que de faire les deux à la fois ; mais, Jubal, si je le laisse incarné il pourrait encore faire du mal à Jill. C’est du moins ce que je gnoque. »

Harshaw prit le temps de se remémorer que ce bébé innocent n’était ni un bébé ni innocent – que c’était un membre sophistiqué d’une culture qui, il commençait à s’en rendre compte, était, de bien des façons mystérieuses, très supérieure à la culture humaine… et que ces remarques naïves venaient en fait d’une sorte de « surhomme ». Il lui répondit en choisissant soigneusement ses mots, car il pensait à une expérience non dénuée de danger.

« Mike, si vous arrivez à un « embranchement » où vous devez protéger Jill, faites-le.

— Certainement, Jubal.

— Et ne vous inquiétez pas si vous gâchez de la nourriture. Ne vous inquiétez de rien. Protégez Jill.

— Toujours je protégerai Jill.

— Parfait. Mais supposons qu’un homme lève un pistolet – ou le tienne simplement dans sa main. Et supposons que vous ne veuillez pas le tuer… mais qu’il soit nécessaire de faire partir le pistolet. Le pourriez-vous ?

— Je crois que je gnoque. Un pistolet est une mauvaise chose. Mais il peut être nécessaire que l’homme reste incarné. » Il réfléchit brièvement. « Je peux le faire.

— Bien, Mike. Je vais vous montrer un pistolet. Un pistolet est une chose mauvaise.

— Un pistolet est une chose mauvaise. Je le ferai partir.

— Mais pas dès que vous le verrez !

— Non ?

— Non. Je vais lever le pistolet sur vous. Avant qu’il ne soit vraiment dirigé vers vous, faites-le disparaître. Mais ne m’arrêtez pas, ne me faites pas de mal, ne me tuez pas, ne me faites rien. Et ne me gâchez pas en tant que nourriture, non plus.

— Jamais ! s’exclama Mike avec indignation. Lorsque vous vous désincarnerez, mon frère Jubal, j’espère avoir le grand honneur de manger de vous, vous louant et vous chérissant à chaque bouchée… jusqu’à ce que je vous gnoque avec plénitude. »

Réprimant un réflexe, Harshaw répondit gravement : « Merci, Mike.

— C’est moi qui dois vous remercier, mon frère – et s’il arrivait que je sois choisi avant vous, j’espère que vous me trouveriez digne d’être gnoqué – ainsi que Jill. Vous me partageriez avec Jill ? Je vous en prie ! »

Harshaw jeta un coup d’œil à Jill et vit qu’elle était restée imperturbable – déformation professionnelle d’infirmière, se dit-il. « Oui, je vous partagerai avec Jill, promit-il. Mais aucun de nous ne deviendra nourriture avant longtemps. Bien. Je vais vous montrer ce pistolet – et vous attendrez mon ordre… mais soyez très prudent, car j’ai encore beaucoup de choses à faire avant de me désincarner.

— Je serai prudent, mon frère.

— Très bien. » Harshaw ouvrit un tiroir. « Regardez, Mike. Vous voyez le pistolet ? Je vais le prendre. Mais ne faites rien avant que je ne vous le dise. » Harshaw sortit l’arme, un ancien pistolet de police, et commença à lever le bras. « Préparez-vous, Mike. Maintenant ! » Harshaw fit un énorme effort pour viser Smith.

Sa main était vide.

« Parfait ! s’exclama Jubal d’une voix tremblante. Vous l’avez eu avant que je n’aie pu viser.

— Je suis heureux.

— Moi aussi. Duke, la caméra enregistrait toujours ?

— Oui.

— Bien. » Il poussa un soupir de soulagement. « C’est tout, les enfants ! La classe est terminée.

— Patron ? demanda Anne. Vous me direz ce qu’il y a dans les films ?

— Vous voulez rester pour les voir ?

— Oh non ! Je ne pourrais pas revoir les parties dont j’ai témoigné. Mais je voudrais savoir – ça ne presse pas – si j’ai passé le test.

— D’accord. »

13

Après leur départ, Harshaw donna des ordres à Duke ; il finit par lui dire : « Mais enfin, Duke, pourquoi faites-vous cette tête ?

— Patron… quand est-ce qu’on va se débarrasser de ce vampire ?

— Vampire ? Espèce de sale petit provincial !

— D’accord, je sais que je suis du Kansas. Mais il n’y a jamais eu de cannibalisme au Kansas. Tant qu’il ne sera pas parti, je mange à la cuisine.

— Vraiment ? dit Harshaw sur un ton glacial. Anne peut vous préparer votre feuille de paie en cinq minutes. Et il ne vous en faudra pas plus de dix pour emballer vos comics et votre chemise de rechange. »

Duke cessa de monter le projecteur. « Je n’ai pas dit que je démissionnais.

— Pour moi, c’est ce que cela signifie, fiston.

— Mais pourquoi diable ? Ça m’arrive souvent de manger à la cuisine.

— En d’autres circonstances. Sous mon toit, personne ne refuse de manger à ma table parce qu’il ne veut pas manger en compagnie d’un de mes invités. Je suis un membre d’une race presque éteinte, un gentleman de la vieille roche – ce qui signifie que lorsque cela me convient je peux devenir un beau salaud. Et cela me convient en ce moment précis… ce qui signifie qu’aucun rustre ignare et superstitieux n’a le droit de me dire qui est digne de manger à ma table. Je dîne avec des publicains et avec des pécheurs, et cela ne concerne que moi. Mais je ne romps pas le pain avec des pharisiens.

— Je devrais vous ficher ma main sur la figure, dit Duke lentement, et je le ferais, si vous n’aviez pas deux fois mon âge.

— Que cela ne vous arrête pas. Je suis peut-être plus costaud que vous ne le pensez. Sinon, le bruit attirera les autres. Vous pensez pouvoir vous tirer de l’Homme de Mars ?

— Lui ? Je pourrais le casser en deux d’une seule main !

— Peut-être… à condition de pouvoir mettre cette main sur lui.

— Quoi ?

— Vous m’avez vu diriger un pistolet vers lui. Où est ce pistolet, Duke ? Trouvez-le. Et ensuite, dites-moi si vous êtes toujours certain de pouvoir casser Mike en deux. Mais d’abord, trouvez-moi ce pistolet. »

Duke revint à son projecteur. « Un quelconque tour dépasse-passe. Les films le montreront.

— Cessez de tripoter ce projecteur, Duke. Et asseyez-vous. Je m’en occuperai après votre départ.

— Comment ? Je ne veux pas que vous touchiez au projecteur, Jubal ! Vous le déréglez à chaque coup.

— Je vous ai demandé de vous asseoir.

— Mais…

— Si cela m’amuse de le bousiller, cela ne regarde que moi. Je n’accepte pas un service de la part d’un homme qui vient de me donner sa démission.

— Mais je ne l’ai pas donnée, enfin ! Vous vous êtes fâché et m’avez fichu dehors – sans aucune raison.

— Asseyez-vous Duke, répéta Harshaw calmement, et laissez-moi essayer de vous sauver la vie. Ou alors, décampez le plus vite possible. Ne faites pas vos bagages – vous risqueriez de mourir avant.

— De quoi parlez-vous ?

— Vous m’avez parfaitement entendu. Il importe peu que vous ayez donné votre démission ou que je vous aie congédié – votre engagement a pris fin du moment où vous avez refusé de manger à ma table. Néanmoins, je trouverais déplaisant que vous vous fassiez tuer sous mon toit. Je veux donc faire mon possible pour l’éviter. »

Duke secoua la tête avec stupéfaction et s’assit. Harshaw continua : « Êtes-vous frère d’eau avec Mike ? »

Duke haussa les épaules. « J’ai entendu parler de cette bêtise, et si vous voulez mon avis…

— Ce n’est pas une bêtise, et vous n’êtes pas compétent pour donner un avis. » Harshaw fronça les sourcils. « Duke, je ne veux pas vous mettre à la porte. Vous maintenez tous les gadgets en état de marche et m’évitez un tas d’ennuis dus à mon ignorance en mécanique. Mais il faut que je vous fasse partir d’ici sain et sauf – ensuite, il faudra que je voie qui d’autre n’est pas un de ses frères d’eau… et fasse en sorte qu’il le devienne, ou bien que je le renvoie aussi. » Jubal se mordilla la lèvre. « Il suffirait peut-être de lui faire promettre de ne faire de mal à personne sans mon autorisation. Hum… non, il y a trop de chahut ici, et Mike a tendance à interpréter les choses de travers. Si vous – ou plutôt Larry, puisque vous ne serez plus là, s’amusait à jeter Jill dans la piscine, il pourrait se retrouver en compagnie de ce pistolet avant que je ne puisse expliquer à Mike que Jill n’était pas en danger. Larry a le droit de vivre sa vie sans qu’elle soit brusquement interrompue à cause de ma négligence. J’ai toujours cru que chacun causait sa propre perte, mais ce n’est pas une excuse pour donner une capsule de dynamite à un bébé.

— Patron, dit Duke lentement, vous perdez les pédales. Mike ne ferait de mal à personne. Bah, ses histoires de cannibalisme me donnent envie de vomir, mais ne me comprenez pas mal – c’est un sauvage, mais ce n’est pas de sa faute. Il est doux comme un agneau, je vous assure.

— Vous croyez vraiment ?

— J’en suis certain.

— Bien. Vous avez des pistolets dans votre chambre. Je vous dis qu’il est dangereux. La chasse aux Martiens est ouverte ; prenez un pistolet, descendez à la piscine et tuez-le. Ne vous inquiétez pas de la loi ; je vous garantis que vous ne serez pas poursuivi. Allez-y, faites-le.

— Jubal… vous ne parlez pas sérieusement ?

— Non, pas vraiment. Parce que vous ne le pourriez pas. Si vous essayiez, votre revolver irait rejoindre mon pistolet – et vous aussi peut-être. Vous ne savez pas ce que vous faites. Mike n’est pas doux comme un agneau, et il n’est pas un sauvage. Je pense plutôt que nous sommes les sauvages. Vous avez déjà élevé des serpents ?

— Hein ?… Non.

— Je l’ai fait quand j’étais gosse. Un hiver en Floride, j’ai attrapé ce que je croyais être un serpent écarlate. Vous en avez déjà vu ?

— Je n’aime pas les serpents.

— Encore un préjugé. La plupart des serpents sont inoffensifs, utiles, et très amusants à élever. Le serpent écarlate est magnifique – rouge, noir et jaune – docile et facile à apprivoiser. Je savais comment éviter de faire peur aux serpents pour ne pas les inciter à mordre – même la morsure des serpents non venimeux peut être fort désagréable. Ce bébé était ma plus belle prise. Je l’emmenais partout avec moi pour le montrer aux gens, et le laissais s’enrouler autour de mon bras.

« Un jour, je montrai ma collection à un herpétologiste du zoo de Tampa. Il devint presque hystérique. Mon favori n’était pas un serpent écarlate, mais un jeune serpent-corail – le serpent le plus dangereux d’Amérique du Nord. Vous voyez ce que je voulais vous faire comprendre ?

— Qu’il est dangereux d’élever des serpents ? J’aurais pu vous le dire.

— Nom d’une pipe ! J’avais également des serpents à sonnettes et des vipères. Un serpent venimeux n’est pas plus dangereux qu’un pistolet chargé – à condition de le manier comme il convient. Ce qui rendait ce serpent dangereux, c’était que j’ignorais ce dont il était capable. Si, dans mon ignorance, j’avais commis une erreur, il m’aurait tué d’une façon aussi naturelle et innocente qu’un petit chat donne un coup de griffe. Voilà ce que j’essaie de vous faire comprendre au sujet de Mike. Apparemment, c’est un jeune homme peu musclé, maladroit, fantastiquement ignorant mais intelligent, docile et avide d’apprendre. Mais, comme mon serpent, Mike est plus que ce qu’il paraît être. Si Mike ne vous fait pas confiance, il peut devenir bien plus dangereux que mon serpent-corail. Surtout s’il pense que vous allez faire du mal à un de ses frères, tels que Jill ou moi. »

Harshaw secoua la tête. « Duke, si vous m’aviez vraiment flanqué un coup de poing et si Mike était arrivé à ce moment-là, vous seriez mort avant même de le savoir, et sans que j’eusse pu l’empêcher. Mike se serait excusé d’avoir « gâché de la nourriture », à savoir votre carcasse musclée. Mais il ne se serait pas senti coupable de vous avoir tué : vous l’auriez contraint à prendre cette mesure nécessaire, et de peu d’importance, même pour vous. Car, voyez-vous, Mike croit que votre âme est immortelle.

— Moi aussi je le crois ! s’indigna Duke. Mais…

— Vraiment ? s’étonna Jubal.

— Mais certainement ! Je ne vais pas souvent à l’église, mais j’ai été élevé comme il faut. J’ai la foi.

— J’avoue ne jamais avoir compris comment Dieu pouvait s’attendre à ce que ses créatures trouvassent la seule vraie religion par la foi – c’est une façon bien négligente de diriger un univers. Mais, puisque vous croyez en l’immortalité, la probabilité que vos préjugés causeront votre départ de ce monde n’a pas de quoi nous inquiéter. Désirez-vous être enterré ou incinéré ?

— Par pitié, Jubal, cessez de vous payer ma tête.

— Je suis très sérieux. Puisque vous persistez à croire qu’un serpent-corail est aussi inoffensif qu’un simple serpent écarlate, je ne peux pas garantir votre sécurité. La moindre erreur pourra vous être fatale. Mais je vous promets d’empêcher Mike de vous manger. »

Duke répondit par un flot de paroles grossières et incohérentes. Lorsqu’il eut terminé, Harshaw dit avec humeur : « Bien, bien. Arrangez-vous avec Mike comme vous le voudrez. » Harshaw se pencha au-dessus du projecteur. « Je tiens à voir ces films. Aïe ! Cette saleté a failli me coincer le doigt.

— Il ne fallait pas forcer. Attendez…» Duke termina le montage, puis introduisit une bobine. Aucun des deux hommes n’aborda de nouveau la question de savoir s’il travaillait encore pour Jubal. Le projecteur était un poste stéréo avec adaptateur pour recevoir des films 4 mm stéréo plus son. Une minute plus tard, ils regardaient les événements qui devaient conduire à la disparition de la caisse.

Jubal vit la caisse voler vers sa tête, puis disparaître à mi-chemin. « Anne sera heureuse de savoir que les caméras confirment ce qu’elle a vu. Repassez la scène au ralenti. Duke.

— D’accord. » Il rembobina le film, puis annonça : « Ralenti au dixième. »

Duke éteignit le son, devenu inutile. La caisse flotta lentement des mains de Jill vers la tête de Jubal. Puis, grâce au ralenti, on put la voir diminuer de plus en plus jusqu’à sa disparition.

« Vous pouvez ralentir encore davantage, Duke ?

— Un moment. Quelque chose cloche dans le stéréo.

— Quoi ?

— Du diable si je le sais. Ça avait l’air normal, mais au ralenti l’effet de perspective était inversé. La boîte s’éloignait très vite, mais paraissait immobile par rapport au mur. La parallaxe…

— Peu importe, Duke. Passez donc la bobine prise par l’autre caméra.

— Ah oui, je vois… cela nous donnera la scène vue sous un autre angle et nous verrons ce qui clochait. » Duke changea le chargeur. « Je passe le début à vitesse normale, puis je ralentis la fin ?

— D’accord. »

La scène était identique, mais vue d’un point différent. Lorsque Jill empoigna la caisse, Duke mit le ralenti et ils la virent de nouveau rapetisser puis disparaître.

« Ce sont les caméras ! jura Duke. La deuxième est cassée aussi.

— Ah ?

— Mais oui. Celle-ci était de côté et nous aurions dû voir la boîte traverser le champ puis disparaître de l’image. Mais nous la voyons de nouveau s’éloigner comme si nous étions face à elle. C’est aussi ce que vous avez vu ?

— Oui, répondit Jubal. Elle s’éloignait droit devant nous.

— Mais ce n’est pas possible… pas sous deux angles différents.

— Qu’est-ce que cela veut dire, « pas possible » ? C’est ainsi que cela s’est passé. » Harshaw ajouta : « Je me demande ce que nous aurions vu si nous avions utilisé des radars doppler à la place des caméras.

— En tout cas, je vais les démonter pièce par pièce.

— Ne vous en donnez pas la peine.

— Mais…

— Les caméras sont en parfait état, Duke. Dites-moi, qu’est-ce qui se trouve à quatre-vingt-dix degrés de n’importe quoi d’autre ?

— Je n’aime pas les devinettes.

— Ce n’en est pas une. Cela me fait d’ailleurs penser à Mr. Carré au Pays-Plat[1], mais je vais y répondre. Qu’est-ce qui est perpendiculaire à tout ce qui l’entoure ? Réponse : deux corps, un pistolet et une caisse vide.

— Patron, vous vous moquez de moi.

— C’est pourtant parfaitement clair. Essayez de croire en ce que vous voyez au lieu de penser que les caméras sont fautives parce que vous n’avez pas vu ce que vous vous attendiez à voir. Passons aux autres films. »

Ils ne lui apprirent rien de nouveau. Le cendrier suspendu près du plafond était hors du champ, mais sa lente descente avait été enregistrée. L’image du pistolet était très petite mais il semblait qu’il avait disparu au loin sans bouger de sa main – ce qui était d’ailleurs normal puisqu’il n’avait cessé de le tenir fermement… si « normal » est le mot qui convient.

« Duke, je veux des copies de tous ces films. »

Duke hésita. « Je travaille toujours ici ?

— Comment ? Ah, ça… En tout cas, interdiction formelle de manger à la cuisine. Écoutez-moi, Duke, et essayez d’oublier vos préjugés.

— Je vous écoute.

— Lorsque Mike m’a demandé le privilège de manger ma vieille carcasse coriace, il me faisait le plus grand honneur qu’il connaisse – selon les seules règles qu’il connaisse. Ce qu’il a appris sur les genoux de sa mère, pour ainsi dire. Il me faisait un grand compliment, et me demandait une faveur. Peu importe ce qu’on pense au Kansas ; Mike se sert des valeurs apprises sur Mars.

— Je choisis le Kansas.

— Moi aussi, admit Jubal. Mais nous ne l’avons pas choisi librement – pas plus que Mike. On ne se débarrasse pas du conditionnement de l’enfance. Mettez-vous dans la tête que si vous aviez été élevé par les Martiens, vous auriez la même attitude que Mike à l’égard de ce genre de cannibalisme. »

Duke secoua la tête. « Je ne marche pas, Jubal. Sûr, bien des choses s’expliquent parce qu’il a eu le malheur d’être élevé par des primitifs. Mais cela, c’est autre chose. C’est un instinct.

— Instinct ? Pfui !

— Mais si. Ma mère ne m’a jamais appris à ne pas être cannibale. Enfin ! J’ai toujours su que c’était un péché. Mon estomac se retourne rien que d’y penser. C’est un instinct fondamental. »

Jubal poussa un gémissement. « Ah, Duke, comment avez-vous pu si bien apprendre la mécanique sans jamais savoir comment vous fonctionnez vous-même ? Votre maman n’a pas eu besoin de vous dire : « Il ne faut pas manger tes petits camarades, mon chéri ; ça ne se fait pas », parce que vous avez bu cette notion dans la culture ambiante. Comme moi. Des blagues sur les cannibales et les missionnaires, des dessins humoristiques, contes de fées, récits d’épouvante et la suite. Ça ne peut pas être un instinct, fiston. Historiquement, le cannibalisme est une coutume largement répandue dans toute l’humanité. Vos ancêtres, mes ancêtres, tout le monde…

— Vos ancêtres, peut-être.

— Dites-moi, Duke, avez-vous du sang indien ?

— Oui, un huitième. Et alors ?

— Et alors ? Il y avait sans doute encore des cannibales dans votre famille alors qu’il n’y en avait plus depuis longtemps dans la mienne !

— Hein ? Espèce de vieux chauve… !

— Calmez-vous ! Le cannibalisme rituel était commun dans toutes les cultures aborigènes d’Amérique. D’autre part, nous pouvons fort bien avoir une pointe de sang congolais – et nous y revoilà. Mais même si nous étions de race « purement » nord-européenne (une notion stupide car les écarts conjugaux ont toujours été plus fréquents qu’on ne veut bien l’admettre) la question serait seulement de savoir de quels cannibales nous descendons. L’humanité entière dément l’« instinct » dont vous parlez.

— D’accord, d’accord. Je sais qu’on ne peut pas discuter avec vous – vous déformez toujours les faits. Admettons que nous descendions de sauvages qui ne savaient pas que c’était mal – mais maintenant, nous sommes devenus civilisés. Moi, du moins. »

Jubal eut un sourire épanoui. « Ce qui implique que je ne le suis pas. En fait, je considère notre tabou contre le cannibalisme comme une excellente chose… parce que nous ne sommes pas civilisés.

— Quoi !

— Si nous n’avions pas un tabou si fort que vous le prenez pour un instinct, je pourrais faire une longue liste de gens auxquels je préférerais ne pas tourner le dos, surtout au prix où est le bifteck de nos jours. »

Duke daigna sourire. « Je préférerais ne pas le risquer avec mon ex-belle-mère.

— Et notre charmant voisin du sud, qui se préoccupe si peu du bétail des autres pendant la saison de chasse ? Je veux bien parier que nous finirions dans son freezer. Mais j’ai confiance en Mike, parce que Mike, lui, est civilisé. »

Duke ouvrit de grands yeux.

« Mike est totalement civilisé, à la martienne. Duke, j’ai suffisamment discuté avec lui pour savoir que la coutume martienne n’est pas la loi de la jungle. Ils mangent leurs morts au lieu de les enterrer, de les brûler ou de les exposer aux vautours ; c’est une coutume profondément religieuse. Jamais on ne coupe un Martien en morceaux contre sa volonté. En fait, le concept même de meurtre leur est inconnu. Un Martien meurt lorsqu’il l’a décidé, après en avoir discuté avec ses amis et obtenu le consentement des fantômes de ses ancêtres. Ayant décidé de mourir, il le fait, aussi simplement que vous fermez les yeux. Pas de violence, pas de maladie, même pas un abus de somnifères. En une seconde, de vivant qu’il était, il devient un fantôme. Et alors, ses amis mangent ce qui ne peut plus lui servir, en le « gnoquant » comme dirait Mike et en louant ses vertus tout en étalant la moutarde. Le fantôme assiste au festin ; c’est une sorte de bar mitzvah ou de cérémonie de confirmation par laquelle le fantôme accède au statut d’« Ancien » – une sorte de vénérable homme d’État en retraite, si je comprends bien. »

Duke fit une grimace. « Quels ramassis de superstitions !

— Pour Mike, c’est une cérémonie joyeuse et solennelle. » Duke renifla bruyamment. « Voyons, Jubal, vous ne croyez pas en ces histoires de fantômes, quand même ? C’est du cannibalisme combiné avec une continuation de la hiérarchie sociale dans l’au-delà.

— Je n’irai pas jusque-là, mais j’avoue que je trouve ces « Anciens » un peu difficiles à avaler. Pourtant, Mike en parle comme nous parlerions du voisin d’en face. Quant au reste… Duke, de quelle Église faites-vous partie ? » Lorsqu’il le lui eut dit, Jubal continua : « C’est ce que je pensais ; au Kansas, la plupart des gens font partie de celle-là ou d’autres si proches qu’on ne peut pas les distinguer entre elles. Dites-moi comment vous vous sentez lorsque vous participez au cannibalisme symbolique qui joue un si grand rôle dans le rituel de votre Église ?

— Qu’est-ce que vous racontez là ? »

Jubal le regarda solennellement. « Vous n’êtes pas allé plus loin que le catéchisme ? Vous ne preniez pas part aux cérémonies ?

— Si, bien sûr. Et j’y vais toujours – mais pas souvent.

— Je pensais que vous n’aviez peut-être pas le droit de la recevoir. Vous savez certainement de quoi je parle. » Jubal se leva. « Je ne discuterai pas des différences entre une forme de cannibalisme rituel et une autre. Mais j’ai assez perdu de temps pour essayer de vous débarrasser de vos préjugés. Vous partez ? Si oui, je vous escorte. Sinon, restez, et mangez avec le reste des cannibales. »

Duke plissa le front. « Je crois que je reste.

— Je m’en lave les mains. Vous avez vu les films. Si vous êtes assez malin pour tamiser du sable, vous devez avoir compris que ce « Martien » peut être dangereux.

— Je ne suis pas aussi stupide que vous le croyez, Jubal. Mais je ne me laisserai pas chasser d’ici par Mike. » Il ajouta : « Vous dites qu’il est dangereux. Mais je ne vais pas le provoquer. Je le trouve d’ailleurs sympathique par bien des côtés.

— Je vois que vous le sous-estimez toujours. Écoutez, Duke, si vous avez des sentiments d’amitié pour lui, la meilleure chose que vous puissiez faire c’est de lui offrir un verre d’eau. Vous comprenez. Devenez son « frère d’eau ».

— Hum… J’y réfléchirai.

— Mais ne trichez pas, Duke. Si Mike accepte votre offre, ce sera sérieux. Il vous fera entièrement confiance – ne le faites donc que si vous vous sentez prêt à avoir confiance en lui et à le soutenir, même si les choses tournent très mal. C’est tout ou rien.

— Je sais. C’est pourquoi j’avais dit que j’y réfléchirai.

— D’accord. Mais ne retardez pas trop votre décision. Je pense que cela ira mal d’ici très peu de temps. »

14

À Laputa, selon Lemuel Gulliver, aucune personne d’importance n’écoutait ou ne parlait sans l’aide d’un « climénole » aussi appelé « gifleur », car la fonction de ce serviteur était de frapper la bouche et les oreilles de son maître à l’aide d’une vessie chaque fois que, dans l’opinion dudit serviteur, il était désirable que son maître parlât ou écoutât. Il était impossible de parler avec un Laputien de la classe des maîtres sans le consentement de son climénole.

Le système du climénole était inconnu sur Mars. Les Anciens n’en avaient pas davantage besoin qu’un serpent n’a besoin de souliers. Les Martiens encore incarnés auraient pu en avoir, mais ce concept était contraire à leur règle de vie.

Un Martien ressentant le besoin de quelques minutes ou années de contemplation les prenait ; si un ami désirait lui parler, il attendait. Avec l’éternité devant soi il n’y a aucune raison de se hâter. La hâte ne leur était même pas concevable. La vitesse, la rapidité, la simultanéité, l’accélération et autres abstractions du monde de l’éternité existaient dans leurs mathématiques, mais non dans leurs émotions.

Sur la planète Terra, le système du climénole connut un lent développement. Il fut un temps où tout souverain terrestre tenait une cour publique où le plus humble pouvait venir devant lui sans intermédiaire. Il en demeura des traces longtemps après la disparition des rois – au XXe siècle encore, les portes de bien des grands étaient ouvertes à n’importe quel clochard, poivrot ou marchand ambulant. Les restes de ce principe furent embaumés dans les amendements 1 et 9 de la Constitution des États-Unis, supplantés depuis par les lois de la Fédération mondiale.

À l’époque où le Champion revint de Mars, le principe d’accès direct au souverain était lettre morte, quel que fût le système de gouvernement, et l’importance d’un personnage pouvait se voir au nombre de climénoles le séparant du vulgaire. Ils étaient connus sous les noms de secrétaires d’État, secrétaires privés, secrétaires des secrétaires privés, assistants de presse, réceptionnistes, “public-relations”, etc., mais tous étaient des « gifleurs » car tous disposaient d’un droit de veto arbitraire sur les communications venant de l’extérieur.

Ce réseau de personnages officiels créa à son tour un réseau de personnages officieux qui frappaient le grand homme sans l’autorisation des climénoles officiels à l’occasion de réceptions, en disposant d’entrées par la petite porte ou en connaissant quelque numéro de téléphone secret. On appelait ces personnages officieux « partenaire de golf », « cabinet occulte », « lobbyiste », « politicien en retraite », et ainsi de suite. Ces officieux finirent par devenir d’un accès aussi difficile que le Grand Homme lui-même, et des officieux au second degré naquirent pour tenter de contourner les précédents. Pour un personnage de première importance, le réseau officieux était aussi complexe que la phalange officielle entourant un personnage seulement « très important ».


Le docteur Jubal Harshaw, clown professionnel, révolutionnaire amateur et parasite par vocation, partageait presque l’attitude des Martiens vis-à-vis de la « hâte ». Conscient qu’il n’avait que peu de temps à vivre, et ne possédant ni la foi martienne ni celle du Kansas en l’immortalité, il avait pour but de vivre chaque moment comme une éternité dorée – sans peur et sans espoir, avec un plaisir de sybarite. À cette fin, il lui fallait quelque chose de plus grand que le tonneau de Diogène mais de plus petit que le palais de Kubilai khan : quelques hectares protégés des indiscrets par une clôture électrifiée, une maison de quelque quatorze pièces avec des secrétaires toujours prêtes à accourir et autres conforts modernes. Pour faire subsister ce nid austère et ses habitants, il fournissait un effort minimal pour des gains maximaux car il est plus facile d’être riche que pauvre. Harshaw désirait vivre dans un luxe paresseux, en faisant ce qui amusait Harshaw.

Il se sentait blessé lorsque les circonstances l’obligeaient à se hâter et n’aurait jamais avoué qu’il y prenait plaisir.

Ce matin-là, il lui fallait parler au chef de l’Exécutif de la planète. Il savait que le système des climénoles rendait une telle entreprise pratiquement impossible. Harshaw dédaignait de s’entourer de climénoles adaptés à son rang. Il répondait lui-même au téléphone s’il se trouvait à proximité, parce que chaque appel lui donnait une chance d’être grossier avec un étranger qui osait le déranger sans raison valable – valable selon la définition de Harshaw. Il savait que les conditions étaient tout autres au palais de l’Exécutif. M. le secrétaire général ne répondait pas lui-même au téléphone. Mais Harshaw avait des années d’expérience pour déjouer les coutumes des hommes. Il s’y attaqua de fort bonne humeur, tout de suite après le petit déjeuner.

Son nom lui permit de franchir lentement plusieurs couches de gifleurs. Il était suffisamment connu à sa façon pour qu’on ne le coupe jamais. De secrétaire en secrétaire, il aboutit à un jeune homme fort civil apparemment prêt à l’écouter discourir pendant des heures sur n’importe quel sujet – mais pas à le mettre en communication avec l’honorable Mr. Douglas.

Harshaw savait qu’il obtiendrait un résultat s’il affirmait avoir l’Homme de Mars chez lui – mais il doutait que ce résultat fût à sa convenance. La mention de Smith annihilerait toutes ses chances d’atteindre Douglas mais provoquerait des réactions de la part de ses subordonnés – et cela, il ne le voulait à aucun prix. La vie de Caxton était en jeu et il ne pouvait pas risquer une catastrophe à cause du manque d’autorité ou de l’excès d’ambition d’un sous-fifre.

Ce refus poli mais persistant finit par lui faire perdre patience. « Écoutez, jeune homme, si vous n’avez aucune autorité, passez-moi quelqu’un qui en a ! Donnez-moi Mr. Gilbert Berquist. »

Le jeune homme perdit son sourire, à la grande joie de Jubal ; qui profita de son avantage : « Alors ? Ne restez pas sans rien faire ! Appelez Gil sur une ligne intérieure et dites-lui que vous avez fait attendre Jubal Harshaw. »

Le visage resta impassible. « Nous n’avons pas de Mr. Berquist ici.

— Peu m’importe où il est. Cherchez-le ! Si vous ne connaissez pas Gil Berquist, demandez à votre patron. Mr. Gilbert Berquist, assistant personnel de Mr. Douglas. Si vous travaillez au palais vous l’avez vu : trente-cinq ans, un mètre quatre-vingts, cheveux cendrés clairsemés au sommet de la tête, sourit beaucoup et a des dents parfaites. Si vous n’osez pas le déranger, adressez-vous directement à votre patron. Cessez de vous ronger les ongles et agissez !

— Ne quittez pas, s’il vous plaît, dit le jeune homme, je vais me renseigner.

— Certainement. Je veux Gil. » L’image fut remplacée par des formes abstraites, et une voix mielleuse susurra : « Ne quittez pas s’il vous plaît ; ce délai ne vous sera pas facturé ; détendez-vous…» De la musique douce s’éleva. Jubal regarda autour de lui. D’un côté, hors de l’angle de vision du téléphone, Anne lisait. De l’autre, l’Homme de Mars regardait la stéréo.

Jubal se dit qu’il devrait faire remettre cette boîte obscène au sous-sol. « Qu’est-ce que vous regardez, Mike ? » lui demanda-t-il en allongeant le bras pour remettre le son.

« Je ne sais pas, Jubal », répondit Smith.

Le son confirma ce que Jubal avait craint : Mike regardait un service fostérite ; le Berger lisait des notices : « La jeune équipe Esprit et Action vous fera une démonstration ; venez nombreux, ce sera de la belle bagarre ! L’entraîneur de notre équipe, Frère Hornsby, m’a demandé de dire aux garçons de n’apporter que leurs casques, leurs gants et leurs bâtons. Nous n’allons pas punir des pécheurs cette fois ! Toutefois, les Petits Chérubins seront là avec leurs trousses de premiers secours, en cas de zèle excessif. » Le Berger sourit largement avant de continuer : « Et maintenant, Mes Enfants, une nouvelle merveilleuse ! Un message de l’Ange Ramzai pour Frère Arthur Renwick et sa brave femme Dorothée. Votre prière a été approuvée et vous monterez aux cieux jeudi matin à l’aube ! Levez-vous, Art ! Levez-vous, Dottie ! Saluez la salle ! »

La caméra montra la congrégation et se centra sur Frère et Sœur Renwick. Des applaudissements et des alléluias ! frénétiques les saluèrent et il répondit en levant les poings comme un boxeur tandis que sa femme toute rougissante essuyait une larme.

La caméra revint au Berger qui leva la main pour demander le silence. « La fête du Bon Voyage commencera à minuit, heure de fermeture des portes. Arrivez donc de bonne heure, et que ce soit la fête la plus gaie que notre congrégation ait connue ; nous sommes tous fiers d’Art et de Dottie. Les services funéraires auront lieu trente minutes après l’aube, et seront immédiatement suivis d’un petit déjeuner pour ceux qui travaillent tôt. » Puis, le Berger devint sévère et sa tête s’agrandit jusqu’à occuper tout l’écran. « Après notre dernier Bon Voyage, le sacristain a trouvé dans une des Chambres Heureuses une bouteille vide – d’une marque distillée par des pécheurs. C’est du passé, n’en parlons plus. Le frère qui avait commis cet écart s’est confessé et a fait sept fois pénitence, refusant même d’acheter l’indulgence habituelle. Mais réfléchissez bien, Mes Enfants, cela vaut-il la peine de risquer son bonheur éternel pour gagner quelques sous sur une marchandise profane ? Regardez toujours s’il y a bien le saint Sceau d’Agrément de l’évêque Digby, et ne laissez pas un pécheur vous convaincre d’acheter quelque chose de « tout aussi bon ». Ceux qui nous soutiennent ont droit à notre soutien. Excusez-moi, Frère Art, d’aborder un tel sujet…

— Non, non, Berger, allez-y !

— … en un jour aussi fortuné. Mais nous ne devons jamais oublier…» Jubal ferma le son.

« Mike, vous n’avez pas besoin de cela.

— Non ?

— Eh bien…» Oh, il fallait bien qu’il l’apprît un jour ou l’autre. « Non, allez-y, Mike. Mais parlez-m’en après.

— Oui, Jubal. »

Harshaw allait ajouter quelque chose pour lutter contre sa tendance à prendre à la lettre tout ce qu’il entendait, mais la musique cessa et une image apparut sur l’écran du téléphone – celle d’un homme d’une quarantaine d’années, que Jubal étiqueta immédiatement « flic ».

« Vous n’êtes pas Gil Berquist, dit-il avec agressivité.

— Que lui voulez-vous ? »

Jubal prit un air peiné. « Lui parler. Dites-moi, mon ami, vous êtes fonctionnaire ? » L’homme hésita. « Oui. Et vous devez…

— Je ne « dois » rien du tout ! Je suis un citoyen et vous êtes payé grâce à mes impôts. Depuis ce matin, j’essaie de donner un simple coup de téléphone, et on me passe d’un bovin à cervelle de moucheron à l’autre… et maintenant vous ! Donnez-moi vos nom, titre et numéro d’identification. Ensuite, je parlerai à Mr. Berquist.

— Vous n’avez pas répondu à ma question.

— Allons, allons, rien ne m’y oblige. Je suis un simple citoyen. Vous pas – et n’importe quel citoyen a le droit de vous demander ces renseignements. O’Kelly contre État de Californie, 1972. J’exige que vous vous identifiez : nom, titre, numéro matricule. »

L’homme répondit d’une voix neutre : « Vous êtes le docteur Jubal Harshaw. Vous appelez de…

— Ah, voilà pourquoi ça a été si long ! C’est stupide. Je suis dans l’annuaire, et chacun sait qui je suis. À condition de savoir lire. Vous savez lire ?

— Docteur Harshaw, je suis un officier de police et je vous demande de coopérer avec moi. Pour quelle raison…

— Doucement, monsieur ! Je suis avocat. Un citoyen n’est contraint de coopérer avec la police que dans certaines conditions. Par exemple, lors de la poursuite d’un malfaiteur – et même dans ce cas, l’officier de police doit justifier de ses titres. Qui poursuivez-vous, monsieur ? Allez-vous plonger à travers ce fichu instrument ? Deuxièmement, on peut demander à un citoyen de collaborer dans des limites raisonnables et légales au déroulement d’une enquête de police…

— Il s’agit d’une enquête.

— Sur quoi, monsieur ? Avant de pouvoir demander mon aide, vous devez vous identifier, prouver votre bonne foi, indiquer vos intentions et, si je l’exige, citer le code et prouver qu’il existe une « nécessité raisonnable ». Vous n’avez rien fait de tout cela. Je désire parler à Mr. Berquist. »

L’homme avait visiblement du mal à se maîtriser, mais il répondit : « Je suis le capitaine Heinrich du Bureau fédéral des S.S. Le fait que vous m’ayez contacté en appelant le palais de l’Exécutif devrait suffire à prouver la véracité de mes dires. Toutefois…» Il sortit un portefeuille, l’ouvrit et le tendit vers l’objectif. Harshaw y jeta un coup d’œil.

« Fort bien, capitaine, grommela-t-il. Et maintenant, pourriez-vous m’expliquer pourquoi vous m’empêchez de parler à Mr. Berquist ?

— Mr. Berquist n’est pas disponible.

— Il fallait me le dire plus tôt ! Transmettez donc mon appel à une personne du rang de Berquist, c’est-à-dire à un des collaborateurs directs du secrétaire général. Je me refuse à être envoyé sur les roses par un quelconque sous-fifre qui n’a même pas l’autorité de se moucher tout seul. Si Gil n’est pas là, passez-moi quelqu’un d’un rang au moins égal, et vite !

— Vous avez essayé de joindre le secrétaire général ?

— Exactement.

— Pourriez-vous m’expliquer ce que vous lui voulez ?

— Je ne le pourrai pas. Êtes-vous un collaborateur confidentiel du secrétaire général ? Êtes-vous dans ses secrets ?

— La question n’est pas là.

— La question est précisément là. En tant qu’officier de police, vous devriez le savoir. J’expliquerai, à une personne qui ait la confiance de Mr. Douglas et qui ait droit de regard sur les documents secrets, juste ce qu’il faut pour m’assurer que le secrétaire général accepte mon appel. Êtes-vous certain qu’il soit impossible de joindre Mr. Berquist ?

— Absolument certain.

— Alors, quelqu’un d’autre – mais du même rang.

— Si c’est secret à ce point, vous ne devriez pas vous fier au téléphone.

— Mon cher capitaine ! Puisque vous avez fait suivre cet appel, vous devriez savoir que mon téléphone est équipé pour recevoir des appels en sécurité maximale. »

Négligeant de répondre à cela, l’officier S.S. dit : « Docteur, je vais être franc. Tant que vous n’aurez pas expliqué la raison de votre appel, vous n’arriverez nulle part. Si vous rappelez, on vous redonnera mon bureau. Appelez cent fois, appelez dans un mois – ce sera pareil. Jusqu’à ce que vous coopériez avec nous. »

Jubal sourit. « Ce n’est plus nécessaire, car vous avez laissé échapper – par hasard, ou intentionnellement ? – le renseignement dont nous avions besoin avant d’agir… s’il le faut. Je peux les retenir jusqu’à ce soir… mais le mot de passe n’est plus « Berquist ».

— De quoi parlez-vous ?

— Je vous en prie, cher capitaine – pas sur un circuit non brouillé. Mais vous savez, ou devriez savoir, que je suis un philosophuncule de première classe en service actif.

— Répétez cela ?

— Vous n’avez donc pas étudié l’amphigouri ? On se demande ce qu’on vous apprend à l’école ! Retournez à votre bilboquet ; je n’ai pas besoin de vous. » Jubal ferma le circuit et régla l’appareil pour dix minutes de refus. « Venez, les enfants », dit-il, puis il retourna paresser près de la piscine. Il demanda à Anne d’avoir sa robe de Témoin à portée de la main, à Mike de ne pas trop s’éloigner et donna à Myriam des instructions concernant le téléphone, puis s’installa dans sa chaise longue.

Il n’était pas mécontent de lui. Il ne s’était pas attendu à joindre Douglas du premier coup, et sa reconnaissance avait révélé un point faible dans la muraille entourant le secrétaire général. Il espérait que sa passe d’armes avec Heinrich lui vaudrait un appel provenant de plus haut.

Sinon, le petit échange de compliments avec le S.S. était fort satisfaisant en lui-même. Harshaw tenait que certains pieds sont faits pour marcher dessus, afin d’améliorer la race, d’augmenter le bien général et de minimiser l’antique insolence de la bureaucratie. Et il était évident que Heinrich avait de tels pieds.

Mais combien de temps lui restait-il ? En plus de l’écroulement imminent de sa « bombe » et de la promesse qu’il avait faite à Jill de s’occuper de Caxton, un nouvel événement sollicitait son attention : Duke était parti.

Parti pour la journée ou parti pour de bon (ou pour le mal), il n’en savait rien. Au dîner, il était là. Au petit déjeuner, on ne l’avait pas vu. En soi, cela n’avait rien d’extraordinaire, et personne ne semblait s’inquiéter de son absence.

Jubal regarda en direction de Mike, qui s’entraînait à plonger exactement comme Dorcas. Il s’était volontairement abstenu de l’interroger sur le sort de Duke. Il est des vérités qu’il vaut mieux ignorer. Il regretta sa faiblesse. « Mike, venez voir.

— Oui, Jubal. » L’Homme de Mars sortit de la piscine et trotta vers lui comme un chien fidèle. Harshaw le regarda – il devait avoir pris au moins dix kilos depuis son arrivée, et rien que du muscle. « Mike, savez-vous où est Duke ?

— Non, Jubal. »

Ce problème était donc réglé. Mike ne savait pas mentir. Oh, mais ce n’était pas si simple. Après tout, il ignorait aussi « où » se trouvait la caisse qu’il avait escamotée. « Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois, Mike ?

— Ce matin, au moment de faire le petit déjeuner, je l’ai vu monter quand Jill et moi descendions. » Il ajouta avec fierté : « J’ai aidé à cuire.

— Et vous ne l’avez pas revu depuis ?

— Je ne l’ai pas revu, Jubal. J’ai fièrement brûlé des toasts.

— Je n’en doute pas. Vous allez faire un bon mari, si vous ne faites pas attention.

— Oh, j’ai brûlé en faisant très attention.

— Jubal ?

— Oui, Anne ?

— Duke a déjeuné tôt puis a filé en ville. Je croyais que vous le saviez. »

Jubal se sentit soulagé. Non qu’il tienne à Duke – oh non ! Cela faisait des années qu’il évitait soigneusement de s’attacher à qui que ce soit. Mais cela l’aurait embêté. Un peu, du moins.

Quel statut violait-on en tournant un homme à quatre-vingt-dix degrés de tout le reste ?

Ce n’était pas un meurtre, tant qu’il s’agissait d’autodéfense ou de la défense d’une personne menacée, comme dans le cas de Jill. Peut-être pourrait-on appliquer les lois de l’État de Pennsylvanie contre la sorcellerie ? L’acte d’accusation risquerait d’être prometteur.

Pourrait-on intenter une action contre lui pour avoir hébergé l’Homme de Mars ? À quel titre ? Il faudrait mettre au point de nouvelles lois. Mike avait déjà porté un rude coup à la médecine et à la physique, bien que les praticiens n’en fussent pas encore conscients. Harshaw se souvint de la tragédie que la relativité avait été pour bien des savants. Incapables de la digérer, ils s’étaient réfugiés dans une vaine colère contre Einstein. La vieille garde ne peut que mourir pour faire place à des esprits nouveaux.

Son grand-père lui avait dit que la même chose s’était passée en médecine avec la découverte des microbes ; bien des médecins étaient descendus dans la tombe en traitant Pasteur de crétin, de menteur et pire encore – sans daigner examiner des preuves dont leur « bon sens » affirmait l’impossibilité.

Eh bien, il était probable que Mike causerait un chaos plus grand que Pasteur et Einstein réunis. Ce qui le fit penser… « Larry ! Où est Larry ?

— Ici, annonça le haut-parleur, à l’atelier.

— Vous avez le bouton d’alarme ?

— Bien sûr. Je dors même avec, comme vous me l’avez demandé !

— Bon, montez vite et donnez-le à Anne. Anne gardez-le avec votre robe.

— J’arrive, patron, répondit Larry. C’est bientôt le compte à rebours ?

— Faites ce que je vous demande et ne vous inquiétez pas du reste. » L’Homme de Mars était toujours devant lui, immobile comme une statue. Une statue ?… Jubal fouilla dans sa mémoire. Oui, le David de Michel-Ange ! Tout y était, les mains et les pieds minuscules, le visage serein et sensuel, les cheveux ondulés et trop longs. « C’est bien, Mike. C’était tout.

— Oui, Jubal. » Mais il ne s’en alla pas.

« Vous voulez quelque chose ? lui demanda Jubal.

— À propos de cette fichue boîte à gueulantes… Vous m’aviez dit de vous en parler après.

— Ah oui. » Harshaw se souvint avec écœurement de l’émission fostérite. « Mais cela s’appelle un récepteur de stéréovision, pas une « fichue boîte à gueulantes ».

— Ce n’est pas une fichue boîte à gueulantes ? dit Mike avec surprise. Je vous avais mal entendu ?

C’est une fichue boîte à gueulantes, mais vous devez l’appeler récepteur de stéréovision.

— Je l’appellerai récepteur de stéréovision. Mais pourquoi, Jubal ? Je ne gnoque pas. »

Harshaw soupira. Il avait trop souvent monté ces escaliers-là. Chaque conversation avec Smith révélait des traits du comportement humain impossibles à justifier par la logique, et toute tentative d’explication risquait de se prolonger pendant des heures. « Je ne le gnoque pas moi-même, Mike, admit-il, mais Jill veut que vous le disiez ainsi.

— Je le ferai, Jubal ; Jill le veut.

— Parlez-moi de ce que vous avez vu et entendu – et de ce que vous en gnoquez. »

Mike se souvenait du moindre mot et de la moindre image, y compris la publicité. Comme il avait presque terminé l’encyclopédie, il avait lu les articles sur Religion, Christianisme, Islam, Judaïsme, Confucianisme, Bouddhisme, et sujets annexes. Et il n’en avait rien gnoqué.

Jubal apprit que : a) Mike ignorait que le service fostérite fût religieux ; b) il se souvenait de ce qu’il avait lu sur les religions mais l’avait classé pour méditation ultérieure, n’y ayant rien compris ; c) bien qu’il pût citer les définitions du dictionnaire, il n’avait qu’une notion extrêmement vague de la signification de la religion ; d) le langage martien ne contenait aucun mot correspondant à une quelconque de ces définitions ; e) les coutumes que Jubal avait expliquées à Duke comme étant des « cérémonies religieuses » martiennes n’en étaient pas ; pour Mike, c’étaient des sujets aussi prosaïques qu’un comptoir d’épicerie pour Jubal ; f) dans le langage martien, il était impossible de séparer les concepts humains de « religion », « philosophie » et « science » et, comme Mike pensait en martien, il était incapable de faire la différence. Toutes ces questions étaient des « enseignements » donnés par les « Anciens ». Il ignorait ce que signifiait « doute » ou « recherche » (de nouveau, pas de mot martien) ; les Anciens étaient infaillibles, et donnaient les réponses à toutes les questions, qu’il s’agisse du temps qu’il fera demain ou de téléologie cosmique. Mike avait vu les prévisions météo et avait supposé qu’il s’agissait de messages provenant des « Anciens » humains. Il avait la même opinion concernant les auteurs de l’Encyclopedia Britannica.

Mais le pire, c’était que Mike avait gnoqué le service fostérite comme l’annonce de la désincarnation imminente de deux humains qui allaient rejoindre les « Anciens », et cela le passionnait au plus haut point. Avait-il gnoqué juste ? Mike savait que son anglais était imparfait, et qu’il commettait des erreurs par ignorance, « n’étant qu’un œuf ». Mais avait-il gnoqué cela correctement ? Il était très désireux de rencontrer les « Anciens » humains, car il avait beaucoup de questions à leur poser. Était-ce une occasion ? Ou n’était-il pas encore prêt ?

Jubal fut sauvé par Dorcas, qui arrivait avec des sandwiches et du café. Il mangea en silence, à la grande satisfaction de Smith, pour qui nourriture et méditation allaient de pair. Jubal se maudissait d’avoir laissé Mike regarder la stéréo. Certes, il fallait qu’il fasse connaissance avec les religions – impossible de l’éviter s’il allait vivre sur cette planète de dingues. Mais pas les Fostérites comme première expérience !

Agnostique jusqu’à la dévotion, Jubal mettait toutes les religions, de l’animisme des Bochimans du Kalahari à la foi la plus intellectuelle, sur le même plan. Mais affectivement, il en détestait certaines plus que d’autres. L’Église de la Nouvelle Révélation, en particulier, le faisait grincer des dents. Cette prétention vulgaire à la gnose par une ligne directe, l’arrogante intolérance des Fostérites, leurs réunions ressemblant à des matches de football et leurs services relevant de la promotion des ventes le déprimaient profondément. Si les gens veulent absolument aller à l’église, pourquoi ne peuvent-ils pas au moins le faire avec une certaine dignité, comme les catholiques, les quakers ou les adeptes de la science chrétienne ?

Si Dieu existait (question sur laquelle Jubal demeurait neutre) et s’il désirait être adoré (proposition que Jubal trouvait invraisemblable mais néanmoins, vu sa propre ignorance, possible) il semblait plus qu’improbable qu’un Dieu assez puissant pour former des galaxies pût se satisfaire des incongruités grotesques des Fostérites.

Mais, avec une honnêteté farouche, Jubal admettait qu’il était possible que les Fostérites possédassent la vérité, rien que la vérité et toute la vérité. L’univers était un lieu, pour dire le moins, stupide… mais l’explication la moins probable qu’on en donnait était la non-explication du hasard, selon laquelle des « on ne sait quoi » abstraits deviennent « comme par hasard » des atonie, qui « comme par hasard » s’unissent de façons qui « comme par hasard » ressemblent à des lois et que quelques-unes de ces structures possèdent « comme par hasard » une conscience et que, toujours « comme par hasard », deux de celles-ci sont l’Homme de Mars et un vieux canard chauve avec Jubal à l’intérieur.

Non, il n’arrivait pas à avaler la théorie du « comme par hasard », quelque populaire qu’elle fût auprès de gens qui se disent des savants. Le hasard anarchique n’était pas une explication suffisante de l’univers – le hasard ne suffit pas à expliquer le hasard ; le pot ne peut pas se contenir lui-même.

Alors quoi ? La moins mauvaise hypothèse ne mérite pas la préférence. Le rasoir d’Occam est impuissant à disséquer l’ultime problème de la nature de l’Esprit de Dieu (autant l’appeler de ce nom, vieille canaille ; voilà au moins un monosyllabe anglo-saxon qui n’a rien de honteux – le mot en vaut bien un autre pour désigner ce qu’on ne comprend pas).

Non. Quand on ne comprend pas un problème, c’est : Non ! Jubal reconnaissait que sa longue vie ne lui avait pas permis de comprendre les problèmes fondamentaux de l’univers.

Les Fostérites étaient peut-être dans le vrai.

Mais, il se le disait avec acharnement, il lui restait deux choses : son bon goût et sa fierté. Si les Fostérites avaient un monopole sur la vérité, et si le Paradis n’était ouvert qu’aux leurs, alors lui, Jubal Harshaw, gentleman, préférait l’éternité de damnation et de tortures promise aux « pécheurs » qui refusaient la Nouvelle Révélation. Il n’était pas capable de trouver le visage nu de Dieu… mais il l’était parfaitement de trouver ses pairs – et les Fostérites ne faisaient pas le poids !

Mais il comprenait ce qui avait trompé Smith : le « retour à Dieu » des Fostérites ressemblait fortement à la « désincarnation » volontaire des Martiens, mais Jubal soupçonnait fortement que « assassinat » eût été un terme plus approprié – mais cela n’avait jamais pu être prouvé et, pudiquement, on s’abstenait d’en parler. Foster avait été le premier à « monter au ciel » au moment par lui choisi et prophétisé et depuis c’était resté pour les Fostérites la marque d’une grâce spéciale… et il y avait bien longtemps qu’aucun officier de police n’avait eu la témérité d’enquêter sur ces morts suspectes.

Jubal s’en souciait d’ailleurs fort peu ; un Fostérite mort était un bon Fostérite.

Mais il ne serait pas facile d’expliquer cela à Mike.

Inutile de tarder – une autre tasse de café ne lui faciliterait pas la tâche. « Mike, qui a fait le monde ?

— Pardon ?

— Regardez autour de vous. Tout cela, et Mars aussi. Les étoiles. Tout. Vous, moi, les autres gens. Les Anciens vous ont-ils dit qui a fait tout cela ? »

Mike prit un air stupéfait. « Non, Jubal.

— Ne vous l’êtes-vous jamais demandé ? D’où vient le soleil ? Qui a mis les étoiles dans le ciel ? Qui a tout commencé ? Le monde, l’univers… ce qui fait que nous pouvons parler ensemble ici en ce moment. » Jubal s’interrompit, surpris par ses propres paroles. Il avait voulu aborder le sujet à sa façon agnostique habituelle… mais, obéissant compulsivement à sa formation de juriste et étant, en dépit de lui-même, un avocat honnête, il se trouva défendre des vues religieuses qu’il ne partageait pas mais qui étaient admises par la plupart des hommes. Bon gré, mal gré, il défendait l’orthodoxie de sa race contre… il ne savait pas au juste contre quoi. Contre un point de vue non humain. « Comment vos Anciens répondent-ils à ces questions ?

— Je ne gnoque pas, Jubal… ce ne sont pas des « questions ». Désolé.

— Comment ? Je ne gnoque pas votre réponse. »

Mike hésita. « Je vais essayer… mais les mots sont… ne sont pas… justes. Pas « fait », pas « mis ». Une maintenant – ation. Le monde est. Le monde était. Le monde sera. Maintenant.

— Ce qui était au commencement est maintenant et sera toujours, monde sans fin…»

Mike sourit de bonheur. « Vous avez gnoqué !

— Non, grommela Jubal, je citais les paroles d’un Ancien ». Il essaya une autre approche ; il ne fallait pas commencer par l’idée d’un dieu créateur, car Mike ne comprenait pas la notion de création. Jubal n’était d’ailleurs pas du tout certain de la saisir lui-même – il y avait longtemps déjà, il avait fait un pacte avec lui-même pour postuler, les jours pairs, un univers fini et, les jours impairs, un univers incréé, infini et se mordant la queue ; chacune de ces hypothèses paradoxales annulait les paradoxes de l’autre – et Jubal se donnait un jour de vacances par an, consacré à un pur délire solipsiste. Ayant posé une question sans réponse, il s’était abstenu d’y penser depuis plus d’une génération.

Jubal décida de lui expliquer ce qu’était la religion dans le sens le plus large du mot, quitte à aborder plus tard la notion de divinité et ses divers aspects.

Mike admettait que les enseignements avaient différents ordres de grandeur, depuis les petits qu’un « œuf » pouvait gnoquer jusqu’aux grands que seul un Ancien pouvait gnoquer dans leur plénitude.

Jubal voulut faire la différence entre les petits et les grands enseignements de sorte que ces derniers prissent le sens de « questions religieuses », mais ce fut en vain. Pour Mike, certaines questions religieuses (telles que la « Création ») n’étaient pas des questions du tout, alors que d’autres (telles que la vie après la mort) lui semblaient être de « petites » questions à la portée du moindre « œuf ».

Jubal n’insista pas et passa à la multiplicité des religions humaines ; qui avaient des centaines de façons d’exprimer les « grands enseignements », chacune apportant des réponses différentes et affirmant être la seule vraie.

« Qu’est-ce que la vérité ? » demanda Mike.

(« Qu’est-ce que la vérité ? » demanda un juge romain et il alla se laver les mains. Jubal aurait aimé pouvoir l’imiter.) « Une réponse est la vérité lorsque vous parlez juste. Combien de mains ai-je, Mike ?

— Deux. » Mike se corrigea : « J’en vois deux. »

Anne leva les yeux de son livre. « En six semaines, j’en ferais un Témoin.

— Silence, Anne, c’est assez compliqué comme ça. Mike, vous avez parlé juste : j’ai deux mains. Votre réponse est la vérité. Et si vous aviez dit que j’avais sept mains ? »

Mike parut ennuyé. « Je ne gnoque pas que je puisse dire cela.

— Non, je ne pense pas. Vous ne parleriez pas juste, et votre réponse ne serait pas la vérité. Mais – écoutez-moi attentivement, Mike – chaque religion prétend être la vérité, prétend parler juste. Et pourtant leurs réponses sont aussi différentes que deux mains et sept mains. Les Fostérites disent une chose, les Bouddhistes une autre, les Musulmans une autre encore. Beaucoup de réponses, toutes différentes. »

Mike sembla faire un énorme effort. « Tous parlent juste ? Jubal, je ne gnoque pas.

— Moi non plus, Mike. »

L’Homme de Mars resta longtemps songeur, puis sourit soudain. « Je vais demander aux Fostérites d’interroger vos Anciens, et alors nous saurons, mon frère. Comment dois-je faire ? »

Quelques minutes plus tard, Jubal avait, à son grand dégoût, promis à Mike une entrevue avec un grand brailleur fostérite – et il n’avait pas réussi à entamer sa certitude que les Fostérites étaient en contact avec les « Anciens » humains. La difficulté avec Mike, c’était qu’il ignorait le mensonge – les définitions de « mensonge » et « fausseté » avaient été classées dans son esprit sans qu’il les eût le moins du monde gnoquées. On ne pouvait « parler faussement » que par accident. Ainsi, il avait pris le service fostérite pour argent comptant.

Jubal essaya de lui expliquer que toutes les religions prétendaient être en contact avec les « Anciens » d’une façon ou d’une autre, et que leurs réponses différaient néanmoins.

Mike lui répondit patiemment : « Jubal mon frère, j’essaie… mais je ne gnoque pas comment cela peut être des paroles justes. Dans mon peuple, les Anciens parlent toujours juste. Mais votre peuple…

— Un moment, Mike.

— Pardon ?

— Lorsque vous dites « mon peuple », vous parlez des Martiens. Mais vous n’êtes pas un Martien, Mike, vous êtes un homme.

— Qu’est-ce qu’un « Homme » ? »

Jubal poussa un gémissement. Oh ! Mike pourrait certainement lui citer les définitions du dictionnaire. Et il ne posait jamais de questions pour l’embêter, mais parce qu’il désirait s’informer, et s’attendait à ce que Jubal pût lui répondre. « Je suis un homme, vous êtes un homme, Larry est un homme.

— Anne n’est pas un homme ?

— Hum… Anne est un homme, un homme femelle. Une femme.

(— Merci, Jubal. – Taisez-vous, Anne)

— Un bébé est un homme ? J’ai vu des photos dans la boîte à… à la stéréovision. Un bébé n’a pas la même forme qu’Anne – et Anne n’a pas la même forme que vous… et vous n’avez pas la même forme que moi. Mais un bébé est un petit homme ?

— Euh… oui, un bébé est un homme.

— Jubal… je crois gnoquer que mon peuple – les Martiens – sont des hommes. Pas la forme. La forme n’est pas l’homme. L’homme c’est gnoquer. Je parle juste ? »

Jubal décida de démissionner de la Société de philosophie et de s’adonner à la dentelle. Que voulait dire « gnoquer » ?

Depuis une semaine il utilisait ce mot sans le gnoquer. Mais qu’était l’« Homme » ? Un bipède sans plumes ? L’image de Dieu ? Le résultat fortuit de la sélection naturelle ? L’héritier de la mort et des impôts ? Les Martiens semblaient avoir vaincu la mort, ne semblaient pas connaître l’argent, ni la propriété, ni les gouvernements dans le sens que nous donnons à ce mot – ils ne devaient donc pas avoir d’impôts.

Et pourtant, le petit avait raison. La forme ne suffit pas à définir l’homme. Elle n’a pas plus d’importance que la bouteille contenant le vin. On pouvait même enlever l’homme de sa bouteille, comme ce pauvre hère que les Russes avaient « sauvé » en mettant son cerveau dans une enveloppe transparente reliée à un véritable central téléphonique. Brrr, quelle blague affreuse. Le pauvre diable ne devait guère en apprécier l’humour.

Mais en quoi, du point de vue d’un Martien, l’homme diffère-t-il des autres animaux ? Une race capable de léviter (et de quoi d’autre encore ?) serait-elle impressionnée par nos prouesses techniques ? Et à quoi donnerait-elle le premier prix ? Au barrage d’Assouan ou au grand récif de corail ? Par sa conscience-de-soi ? Pure vanité, car rien ne permettait de prouver que les baleines ou les séquoias n’étaient pas de meilleurs poètes et philosophes que les hommes.

Il y avait toutefois un domaine dans lequel l’homme était sans égal : il faisait montre d’une ingénuité illimitée pour inventer des méthodes de plus en plus efficaces pour tuer, emprisonner, tourmenter et se rendre de mille façons insupportable à lui-même. La plaisanterie la plus sinistre de la vie de l’homme c’était l’homme lui-même. Et le plus drôle était…

« L’homme est l’animal qui rit », répondit Jubal. Mike considéra gravement cette proposition. « Alors, je ne suis pas un homme.

— Hein ?

— Je ne ris pas. J’ai entendu rire et cela me fait peur. Puis, j’ai gnoqué que cela ne faisait pas mal. J’ai essayé d’apprendre…» Il rejeta la tête en arrière et émit un ricanement étranglé.

Jubal se boucha les oreilles. « Arrêtez !

— Vous voyez, dit Mike tristement. Je ne suis pas un homme.

— Doucement, mon garçon. C’est que vous n’avez pas encore appris… mais vous n’y arriverez pas en essayant. Un jour vous rirez, je vous le promets. Si vous vivez assez longtemps parmi nous, un jour vous verrez combien nous sommes amusants – et vous rirez.

— Vraiment ?

— Vraiment. Patience, cela viendra. Je vous assure… même un Martien rirait une fois qu’il nous aurait gnoqués.

— J’attendrai, acquiesça Mike placidement.

— Et en attendant, ne doutez pas que vous êtes un homme. Un homme né d’une femme et né pour souffrir… un jour vous en gnoquerez la plénitude et vous rirez, je vous le promets, car l’homme est l’animal qui rit de lui-même. Quant à vos amis Martiens, je ne sais pas. Mais je gnoque qu’il se pourrait qu’ils soient des hommes.

— Oui, Jubal. »

Harshaw pensa avec soulagement que c’était terminé. Il ne s’était pas senti aussi embarrassé depuis le jour où son père lui avait expliqué les petits oiseaux, les abeilles et les fleurs… mais bien trop tard.

L’Homme de Mars n’était pas encore satisfait. « Jubal mon frère, vous me demandiez : « Qui a fait le Monde » et je n’avais pas les mots ; je ne gnoquais pas que c’était une question. Maintenant, j’ai pensé les mots.

— Ah ?

— Vous m’avez dit « Dieu a fait le Monde. »

— Non, non ! Je vous ai dit : « Bien que les religions disent des choses très différentes, la plupart affirment que « Dieu a fait le Monde ». Je vous ai dit que je ne le gnoquais pas, mais qu’ils utilisent le mot « Dieu ». »

— Oui, Jubal. Le mot est « Dieu ». » Il ajouta : « Vous gnoquez.

— Je dois admettre que je ne gnoque pas.

— Vous gnoquez, répéta Smith fermement. J’explique. Je n’avais pas le mot. Vous gnoquez. Anne gnoque. Je gnoque. L’herbe sous mes pieds gnoque dans sa joyeuse beauté. Mais il me fallait le mot. Le mot est Dieu.

— Continuez. »

Mike désigna Jubal d’un geste triomphal. « Tu es Dieu ! »

Jubal se frappa le front. « Doux Jésus, qu’ai-je fait ? Écoutez-moi, Mike ! Vous ne m’avez pas compris. Je suis désolé. Je suis très désolé. Oubliez tout ce que j’ai dit ; nous recommencerons une autre fois. Mais…

— Tu es Dieu, répéta Mike avec sérénité. Ce qui gnoque. Anne est Dieu. Je suis Dieu. L’herbe joyeuse est Dieu. Jill gnoque en beauté toujours. Jill est Dieu. Tous, faisant et formant et créant ensemble…» Il croassa quelque chose en martien et sourit.

« D’accord, Mike. Mais cela peut attendre. Anne ! Vous avez pris cela ?

— Et comment, patron !

— Enregistrez-le. Il faudra que je travaille dessus. Je ne peux pas laisser ça comme ça. Il faudrait…» Jubal leva les yeux. « Ciel ! Tout le monde à son poste ! Anne ! Le bouton d’alarme, vite ! Mais n’appuyez pas encore ; ils ne viennent peut-être pas ici. » Il regarda de nouveau vers le sud, où deux aérocars approchaient. « Je crains que si. Mike ! Cachez-vous dans la piscine. Et souvenez-vous : tout au fond, et ne bougez pas tant que Jill ne viendra pas vous chercher.

— Oui, Jubal. »

— Tout de suite. Dépêchez-vous !

— Oui, Jubal. » Mike courut les quelques mètres qui les séparaient de la piscine, fendit l’eau et disparut avec style.

« Jill ! Plongez à sa suite puis ressortez. Vous aussi, Larry. S’ils regardaient, je veux qu’ils ne sachent plus combien de personnes étaient dans l’eau. Dorcas ! Sortez de l’eau, replongez, ressortez ! Anne ! Non, vous avez le bouton d’alarme.

— Je vais rester au bord. Qu’est-ce que je fais avec le bouton ?

— S’ils atterrissent, mettez votre robe de Témoin puis attendez. Lorsque je crierai votre nom, appuyez…» Il se protégea les yeux du soleil. « L’un d’eux va atterrir… on dirait un vrai panier à salade. Zut ! j’espérais qu’ils viendraient négocier. »

Le premier engin plana puis atterrit dans le jardin entourant la piscine ; le second se mit à décrire des cercles à basse altitude. C’étaient des véhicules de patrouille, et ils portaient le globe stylisé, insigne de la Fédération.

Anne posa le relais-radio et endossa prestement l’habit de sa profession, puis reprit la petite boîte et garda le doigt sur le bouton. La porte du premier véhicule s’ouvrit et Jubal chargea avec la belligérance d’un pékinois. « Otez ce fichu machin de mes rosiers !

— Jubal Harshaw ? demanda l’homme qui venait de descendre.

— Dites à cet âne de bouger son engin de là et de se poser sur l’herbe !

— Jubal Harshaw, j’ai un mandat d’amener contre…

— Peu m’importe que vous ayez un mandat contre le roi d’Angleterre. Otez cette ferraille de mes fleurs ! Je vais vous attaquer pour…» Jubal regarda l’homme comme s’il le voyait pour la première fois. « Ah, c’est vous, dit-il avec un mépris cinglant. Êtes-vous né idiot, Heinrich, ou avez-vous dû apprendre à le devenir ? Où cette bourrique en uniforme a-t-elle appris à voler ?

— Si vous voulez bien examiner ce mandat d’amener, dit Heinrich avec une patience étudiée. Et ensuite…

— Enlevez votre carriole de mes plates-bandes ou cela va vous coûter votre pension. »

Heinrich hésita. « Anne ! hurla Jubal. Et dites aussi à ces rustres qui descendent de faire attention où ils mettent leurs pieds ! Ce crétin aux dents proéminentes est en plein sur une Élisabeth M. Hewitt dix fois primée ! »

Heinrich tourna la tête vers ses hommes. « Doucement avec les fleurs. Paskin, vous en écrasez une. Compris ? Allez poser l’aérocar sur la pelouse ! » Il se retourna vers Harshaw. « Cela vous satisfait ?

— Lorsqu’ils auront obéi. Mais il y aura quand même des dommages à payer. Vos papiers, s’il vous plaît. Montrez-les au Juste Témoin et dites-nous à voix haute et claire vos noms, grade, organisation et numéro matricule.

— Vous savez qui je suis. J’ai un mandat d’amener au nom…

— Et j’ai un mandat pour vous tirer dessus à moins que vous ne fassiez les choses selon l’ordre et la loi ! Je ne sais pas qui vous êtes. Vous ressemblez à un fonctionnaire que j’ai vu au téléphone, mais cela ne me suffit pas pour vous identifier. Vous devez vous identifier dans les formes légales. Code mondial article 1602 paragraphe II. Et cela vaut aussi pour ces autres singes et pour le Néandertal qui pilote votre engin.

— Ce sont des officiers de police placés sous mes ordres.

— Je n’en sais rien. Ils ont pu louer ces uniformes mal taillés chez un costumier. J’exige la lettre de la loi ! Vous débarquez sans prévenir sur mes terres, vous dites être un officier de police et prétendez avoir un mandat autorisant cette intrusion. Moi, je dis que vous avez violé une propriété privée, à moins que vous ne puissiez prouver le contraire : et cela me donne le droit de vous expulser par la force… ce que je vais faire sans tarder.

— Je ne vous le conseillerais pas.

— De quel droit me conseilleriez-vous quoi que ce soit ? Si je suis blessé en essayant de faire respecter mes droits, votre action devient une attaque à main armée – si je ne m’abuse ces ânes ont des revolvers. Cela fait un procès civil plus un procès criminel. Mon ami, je vais pouvoir me faire un paillasson de votre peau ! » Jubal leva un bras maigre et serra le poing : « Hors de chez moi !

— Calmez-vous, docteur. Il en sera comme vous le demandez. » Heinrich était devenu très rouge, mais contrôlait parfaitement sa voix. Il montra son identification à Jubal, qui la regarda à peine et la lui rendit pour qu’il puisse la montrer à Anne. Puis, Heinrich déclama ses noms, prénoms, date de naissance, déclara qu’il était capitaine dans la police, bureau fédéral des Services spéciaux, et récita son long numéro matricule. Ensuite, un à un, les autres troupiers et le pilote, sur les ordres secs de Heinrich, se soumirent à la même farce.

Lorsque ce fut terminé, Jubal lui demanda avec amabilité : « Et maintenant, en quoi puis-je vous être utile, capitaine ?

— J’ai un mandat d’amener au nom de Gilbert Berquist, établi pour cette propriété et les terres l’entourant.

— Montrez-le-moi, puis montrez-le au Témoin.

— Certainement. J’ai un autre mandat au nom de Gillian Boardman.

— Qui ?

— Gillian Boardman. Elle est accusée de kidnapping.

— Seigneur Dieu !

— Et un autre au nom de Hector C. Johnson… un autre au nom de Valentin Michaël Smith… et un à votre nom, Jubal Harshaw.

— Moi ? Encore les impôts ?

— Non. Complicité de diverses choses… et en tant que témoin essentiel de divers autres faits. Je vous aurais embarqué de toute façon pour obstruction à la justice si ce mandat ne le rendait pas inutile.

— Voyons, capitaine ! J’ai collaboré sans réticence depuis que vous vous êtes identifié et avez commencé à agir de façon légale. Certes, je me réserve de vous attaquer – ainsi que vos supérieurs immédiats et le gouvernement – pour les actes illégaux commis auparavant… sans préjuger de ce que vous pourrez faire par la suite. Hum… une jolie liste de victimes. Je vois que vous avez amené un deuxième wagon. Mais une chose me paraît curieuse ; je vois que cette… Mrs. Barkmann ?… est accusée d’avoir kidnappé ce Smith… mais d’après cet autre mandat il semblerait qu’il soit accusé de s’être évadé de détention préventive. Je ne comprends pas.

— Mais si. Il s’est évadé, puis elle l’a kidnappé.

— Dieu que c’est difficile ! De faire les deux à la fois, j’entends. Et pourquoi était-il détenu ? Le mandat n’en fait pas mention.

— Que voulez-vous que j’en sache ? Il s’est évadé, voilà tout ! C’est un fugitif.

— Doux ciel ! Je pense que je vais leur offrir mes services d’avocat à tous deux. Un cas intéressant. Si une erreur a été commise – voire plusieurs – cela pourrait mener loin. »

Heinrich sourit sans humour. « Cela ne vous sera pas facile, car vous serez aussi au violon.

— Oh, pas pour longtemps. » Jubal tourna la tête vers la maison et éleva la voix. « Je pense que si le juge Holland nous écoute, la procédure d’habeas corpus sera plutôt rapide, et pour nous tous. Et, si l’Associated Press a une voiture-radio aux environs, on ne perdra pas de temps pour savoir intervenir pour sauvegarder nos droits.

— Je vois que tous les moyens vous sont bons, Harshaw.

— Diffamation, mon cher. Je prends note.

— Pour ce que cela vous servira. Nous sommes seuls.

— Vous croyez ? »

15

Valentin Michaël Smith nagea dans l’eau trouble jusqu’à l’endroit le plus profond, sous le plongeoir. Il ignorait pourquoi son frère lui avait dit de se cacher ; il ignorait même qu’il se cachait. Jubal lui avait dit de ne pas bouger jusqu’à l’arrivée de Jill ; cela suffisait.

Il se roula en boule, vida ses poumons, avala sa langue, ralentit son cœur et devint effectivement « mort » sans toutefois se désincarner. Ayant beaucoup à méditer, il choisit de ralentir sa perception du temps jusqu’à ce que les secondes passent comme des heures.

Une fois encore il n’avait pas réussi à établir la parfaite compréhension, la fusion mutuelle qui devrait exister entre frères d’eau. Il savait que c’était de sa faute et qu’il avait troublé Jubal en utilisant mal le curieux et variable langage terrestre.

Il savait que ses frères humains pouvaient supporter sans en souffrir des émotions intenses ; il regrettait néanmoins d’avoir blessé Jubal. Il avait cru gnoquer enfin un mot particulièrement difficile. Il aurait dû se méfier – il avait remarqué depuis longtemps que le sens des mots longs était très précis et stable, tandis que les mots courts étaient peu sûrs et changeaient tout le temps de signification. C’était du moins ce qu’il gnoquait. Les mots courts étaient comme de l’eau qu’on essaie de prendre avec un couteau.

Smith pensait toujours avoir bien gnoqué le mot « Dieu » ; la confusion venait du mauvais choix des autres termes. C’était une notion si simple que même un petit pouvait l’expliquer – en martien. Le problème était de trouver les mots humains justes pour exprimer ce qu’il dirait en martien.

Il s’agissait pourtant d’une notion si simple… Peut-être ferait-il mieux d’attendre que les Anciens humains lui expliquent plutôt que de jongler avec des mots pleins de traîtrise. Mais il devait attendre que Jubal s’en occupe, car il n’était encore qu’un œuf.

Il regretta fugitivement de ne pouvoir assister à la désincarnation de frère Art et de sœur Dottie.

Puis il se mit en devoir de revoir le Webster, Nouveau Dictionnaire international de la langue anglaise, publié à Springfields, Massachusetts.

De très, très loin, Smith sentit que ses frères d’eau avaient des ennuis. Il s’arrêta entre sorbe et sorbet. Devait-il quitter l’eau de la vie pour aller les rejoindre afin de gnoquer et partager leurs ennuis ? Normalement, cela n’aurait pas posé de problème ; les ennuis se partagent dans une joyeuse fraternité.

Mais Jubal lui avait dit d’attendre.

Il se remémora ses mots, pour s’assurer qu’il les avait bien gnoqués. Oui, il avait bien gnoqué : il devait attendre jusqu’à l’arrivée de Jill.

Mais il était trop inquiet pour revenir à sa chasse aux mots. Puis, une idée lui vint, pleine d’une joyeuse audace. Il en aurait tremblé si son corps avait été prêt.

Jubal lui avait dit de mettre son corps sous l’eau et de ne pas en bouger jusqu’à l’arrivée de Jill… mais lui avait-il dit de rester avec son corps ?

Smith y réfléchit longuement, se méfiant de la traîtrise des mots. Il en conclut que Jubal ne lui avait pas dit de rester avec son corps… ce qui lui permettait d’aller partager les ennuis de ses frères.

Smith décida d’aller se promener.

Il était confondu par sa propre audace, car il ne l’avait encore jamais fait seul. Toujours un Ancien l’accompagnait, le surveillant, s’assurant que son corps était en sécurité, l’empêchant de devenir désorienté, ne le quittant pas tant qu’il n’avait pas rejoint son corps.

Il n’y avait pas d’Ancien pour l’aider maintenant, mais Smith était certain de pouvoir le faire d’une façon qui honorerait son maître. Il vérifia donc toutes les parties de son corps, s’assura qu’il ne se gâterait pas pendant son absence, puis, prudemment, le quitta, ne laissant en arrière que cette minuscule partie de lui-même nécessaire pour le garder.

Il se leva et monta sur les bords de la piscine, prenant garde d’agir comme si son corps était avec lui, précaution nécessaire pour ne pas perdre de vue piscine, corps et tout ; au risque d’aller vagabonder en des lieux d’où il ne saurait pas revenir.

Smith regarda autour de lui.

Un aérocar atterrissait juste dans le jardin ; sous lui, des êtres se plaignaient de subir des insultes, des indignités. Que sentait-il ? L’herbe est faite pour marcher dessus, mais pas les fleurs – c’était mal.

Mais ce n’était pas tout. Un homme sortait du véhicule, s’apprêtant à mettre un pied à terre, et Jubal courait vers lui. Smith voyait la colère que Jubal projetait sur l’homme – une rafale si violente que si les deux êtres avaient été des Martiens tous deux se seraient désincarnés.

Smith songea à ce qu’il devrait faire pour aider son frère si cela devenait nécessaire, puis tourna son attention vers les autres.

Dorcas sortait de la piscine ; elle était inquiète, mais pas trop. Smith sentit sa confiance en Jubal. Larry venait juste de sortir et les gouttes d’eau qu’il avait secouées n’étaient pas encore retombées. Larry était plutôt amusé ; sa confiance en Jubal était absolue. Myriam était près de lui : son humeur oscillait entre celle de Dorcas et celle de Larry. Un peu à l’écart, se tenait Anne, vêtue du long vêtement blanc. Smith ne put gnoquer entièrement son état d’âme, mais il sentit en elle l’inflexible discipline des Anciens. Cela le surprit, car Anne était toujours douce et chaleureuse.

Il vit qu’elle regardait attentivement Jubal et était prête à l’aider. De même que Larry !… et Dorcas !… et Myriam ! Smith apprit avec émerveillement qu’ils étaient tous frères d’eau avec Jubal – et donc avec lui ! Cette illumination soudaine le troubla tellement qu’il faillit perdre son orientation. Il se calma et prit le temps de les louer et de les chérir, l’un après l’autre puis tous ensemble.

Jill sortait de l’eau, et il sut qu’elle avait plongé pour s’assurer qu’il était en sécurité… mais il se rendit compte que Jill demeurait très soucieuse bien qu’elle sût qu’il était protégé par les eaux de la vie. Cela l’inquiéta fort et il pensa s’approcher d’elle pour lui faire sentir sa présence et partager son inquiétude.

Il l’aurait fait s’il n’avait ressenti une légère culpabilité : il n’était pas certain que Jubal désirât qu’il se promène tandis que son corps était dans la piscine. Il opta pour un compromis : il partagerait leur inquiétude mais ne leur ferait connaître sa présence que si cela devenait nécessaire.

Smith considéra ensuite l’homme qui était descendu de l’aérocar. Il eut un mouvement de recul en sentant ses émotions mais se força à les analyser en détail.

Dans une sorte de poche pendue à sa ceinture, l’homme portait un pistolet.

Du moins Smith était-il presque certain que c’était un pistolet. Il l’examina en détail, le comparant aux pistolets qu’il avait vus et à la définition du Webster, Nouveau dictionnaire international de la langue anglaise, publié à Springfields, Massachusetts.

Oui, c’était un pistolet – non seulement par sa forme, mais par l’aura mauvaise qui l’entourait et le pénétrait.

Devait-il le virer pour qu’il aille ailleurs, emportant son mal avec lui ? Le faire avant qu’il n’ait approché de Jubal ? Smith sentit qu’il le devrait… mais Jubal lui avait dit un jour de ne pas faire cela à un pistolet avant qu’il ne le lui demandât.

Il sut qu’il se trouvait à un embranchement exigeant un choix, mais résolut de rester à la fourche de l’embranchement jusqu’à ce qu’il ait tout gnoqué. Il était en effet possible que Jubal, sachant qu’un embranchement était proche, l’eût envoyé au fond de la piscine pour l’empêcher de mal agir.

Il attendit donc… mais sans cesser de surveiller ce pistolet. N’étant pas limité par ses yeux, et pouvant voir tout autour de lui si nécessaire, il continua à surveiller l’homme et le pistolet tout en inspectant l’intérieur du véhicule.

Il n’aurait jamais cru qu’il pouvait exister tant de mal ! Il y avait d’autres hommes. Tous sauf un se précipitaient vers la porte. Leurs esprits sentaient comme une meute de Khauga poursuivant une nymphe imprudente… et tous tenaient à la main des objets lourds de mal.

Smith savait – il l’avait dit à Jubal – que la forme n’est pas déterminante ; pour gnoquer il fallait remonter jusqu’à l’essence. Son peuple passait par cinq formes principales : œuf, nymphe, petit, adulte – et les Anciens, qui n’avaient d’ailleurs pas de forme. Et pourtant, l’essence des Anciens préexistait déjà dans l’œuf.

Ces choses ressemblaient à des pistolets, mais Smith ne supposa pas pour autant que c’en étaient. Il en examina un très attentivement. Il était plus grand que les pistolets qu’il avait vus, sa forme était un peu différente, et ses détails très différents.

Oui, c’était un pistolet.

Il examina tous les autres objets avec le même soin. C’étaient des pistolets.

L’homme resté assis portait en bandoulière un petit pistolet.

Au véhicule même étaient fixés deux énormes pistolets – ainsi que d’autres objets que Smith ne put gnoquer mais dont il sentit l’essence mauvaise.

Il songea à donner un coup de pouce au véhicule et à tout ce qu’il contenait, à le culbuter… Mais, en plus de son inhibition contre le fait de gâcher de la nourriture, il savait qu’il ne gnoquait pas ce qui se passait. Il valait mieux ne pas se hâter, observer attentivement et partager l’embranchement avec Jubal en suivant ce qu’il ferait ou dirait… et si l’action juste consistait à demeurer passif, il retournerait à son corps lorsque l’embranchement serait passé et en discuterait plus tard avec Jubal.

Il ressortit du véhicule, regarda et écouta.

L’homme qui était sorti le premier s’approcha de Jubal et lui parla de choses que Smith dut se contenter de classer sans les avoir gnoquées. Les autres hommes sortirent et s’éloignèrent dans diverses directions. Smith élargit son attention afin de les englober tous. Puis le véhicule s’éleva, recula et se reposa plus loin, ce qui soulagea fortement les êtres sur lesquels il s’était posé ; Smith gnoqua de pair avec eux, essayant de les consoler.

L’homme tendit des papiers à Jubal puis à Anne. Smith les lut avec elle. Il reconnut à la forme des mots qu’ils concernaient le rituel humain de guérison et d’équilibre – rituel qu’il ne connaissait que par la bibliothèque juridique de Jubal et qu’il ne gnoquait pas. Les papiers ne paraissaient d’ailleurs pas inquiéter Jubal – le mal était ailleurs. Il fut tout joyeux en reconnaissant son propre nom humain sur deux de ces papiers ; un curieux frisson le traversait chaque fois qu’il lisait son nom, un peu comme s’il se fût trouvé simultanément en deux lieux différents, ce qui n’était pourtant possible qu’à un Ancien.

Jubal et l’homme approchèrent de la piscine, suivis de près par Anne. Smith relâcha un peu son appréhension du temps pour les voir avancer plus vite, la maintenant juste assez tendue pour pouvoir continuer à surveiller tous les hommes à la fois. Deux hommes vinrent se joindre au petit groupe.

Le premier homme s’arrêta près des amis de Jubal, sur les bords de la piscine ; il les regarda, sortit une photo de sa poche, la regarda puis regarda Jill. Smith sentit la peur monter et devint très alerte. Jubal lui avait dit : « Protégez Jill. Ne vous inquiétez pas de gâcher de la nourriture ; ne vous inquiétez de rien du tout. Protégez Jill. »

Il l’aurait protégée en tout cas, même au risque de mal agir. Mais la demande expresse de Jubal lui permettait d’agir en toute liberté d’esprit.

Lorsque l’homme désigna Jill et que deux autres hommes avancèrent vers elle avec leurs pistolets sentant le mal, Smith agit par l’intermédiaire de son double et leur donna le petit coup de pouce qui fait basculer les gens et les choses.

Le premier homme ouvrit la bouche et regarda l’endroit où ils avaient disparu. Puis, il dégaina son pistolet – et disparut à son tour.

Les quatre hommes qui s’étaient éparpillés se mirent à courir vers la piscine. Smith aurait voulu éviter de les basculer. Il sentit que Jubal aurait préféré qu’il les arrêtât simplement. Mais il est déjà difficile d’arrêter un simple cendrier – et Smith n’avait pas son corps. Un Ancien aurait pu le faire, mais Smith fit ce qu’il pouvait – et ce qu’il fallait.

Quatre coups de pouce légers comme plume – et ils disparurent.

Il sentit un mal très fort venir du véhicule – et gnoqua une rapide décision. Le véhicule et son pilote disparurent.

Il faillit ne pas tenir compte du véhicule qui patrouillait pour couvrir les autres. Smith croyait déjà que c’était terminé lorsqu’il sentit le mal s’accroître. Il leva les yeux.

Le deuxième aérocar s’apprêtait à atterrir.

Smith étira le temps jusqu’à l’extrême limite et monta jusqu’au véhicule, l’inspecta soigneusement ; gnoqua qu’il était empli de choses mauvaises… et le bascula dans le jamais. Puis il rejoignit le groupe assemblé près de la piscine.

Ses amis semblaient très agités ; Dorcas sanglotait et Jill la soutenait et la consolait. Seule Anne semblait indemne des émotions que Smith sentait bouillonner autour de lui. Mais le mal était parti, entièrement, ainsi que les ennuis qui avaient interrompu ses méditations. Il savait que Jill guérirait Dorcas plus vite que quiconque : Jill gnoquait toujours pleinement et immédiatement la peine d’autrui. Troublé par toutes ces émotions, ne sachant pas s’il avait agi de façon entièrement juste à cet embranchement, ignorant ce que Jubal allait gnoquer à ce propos, Smith pensa qu’il était libre de partir. Il se glissa dans la piscine, trouva son corps, gnoqua qu’il était tel qu’il l’avait laissé – et le réintégra.

Il songea à contempler les événements de cet embranchement ; mais ils étaient trop récents. Il n’était pas prêt à les accueillir, ni à louer et chérir les hommes qu’il avait été contraint de déplacer. Il revint donc avec joie à la tâche interrompue : sorbe, sorbet, sorbetière…

Il en était à « tinctorial » et allait aborder « tinette » lorsqu’il sentit Jill approcher. Il remit sa langue en place et se prépara, sachant que son frère Jill ne pouvait demeurer longtemps sous l’eau.

Lorsqu’elle le toucha, il prit son visage dans ses mains et l’embrassa. C’était un geste qu’il avait appris depuis très peu de temps et qu’il ne gnoquait pas parfaitement. Il donnait le sentiment de proximité de la cérémonie de l’eau… et autre chose encore… une chose qu’il désirait gnoquer dans sa parfaite plénitude.

16

Harshaw n’attendit pas que Gillian ramenât son enfant à problèmes à la surface ; il laissa des ordres pour donner un sédatif à Dorcas et monta à son cabinet de travail, laissant à Anne le soin d’expliquer (ou non) les événements de ces dix dernières minutes. « La suivante ! » cria-t-il tout en avançant d’un bon pas vers la maison.

Myriam le rattrapa à la course. « Ce doit être moi, haleta-t-elle. Mais dites-moi, patron, que diable…

— Chut, pas un mot.

— Mais patron…

— Silence ! Dans une semaine, nous demanderons à Anne de nous raconter ce qui s’est passé. Mais pour le moment la terre entière doit être en train de nous téléphoner et les arbres doivent grouiller de reporters ; je voudrais me servir du téléphone tant que la ligne est libre. Êtes-vous le genre de femelle qui s’effondre lorsqu’on a besoin d’elle ? À propos, d’ailleurs – prenez note de soustraire du salaire de Dorcas le temps qu’elle a passé à avoir une crise de nerfs.

— Patron ! Si vous osez faire cela, nous démissionnons. Toutes.

— Ta-ta-ta.

— J’aurais eu une crise de nerfs moi-même si elle ne m’avait pas devancée. Elle ajouta : « Je crois d’ailleurs que ça vient. »

Harshaw la regarda en souriant. « Allez-y, si vous tenez à recevoir une fessée. Bien, Dorcas aura droit à une prime pour « service dangereux ». Et tout le monde d’ailleurs. Surtout moi. Je l’ai bien méritée.

— Qui paiera votre prime ?

— Le contribuable. Nous trouverons bien un moyen… Ça y est ! » Ils étaient arrivés dans le cabinet de travail et le téléphone sonnait déjà. Il s’assit et accepta l’appel. « Ici Jubal Harshaw. Qui diable êtes-vous ?

— Ça va, répondit le visage. Vous ne me faites pas peur. Comment va ? »

Harshaw reconnut Thomas Mackenzie, directeur de production du réseau New World. Il se radoucit un peu. « Pas trop mal, Tom. Mais je suis très bousculé, alors…

— Vous, bousculé ? Essayez ma journée de quarante-huit heures. Vous croyez vraiment qu’il y aura quelque chose pour nous ? Peu m’importe le matériel, mais je paie trois équipes techniques à se tourner les pouces en attendant votre appel. Nous apprécions vos scénarios et j’espère que nous en utiliserons plus que jamais, et je suis prêt à vous faire n’importe quelle faveur, mais je ne sais pas quoi dire au vérificateur des comptes. »

Harshaw n’en croyait pas ses oreilles. « Ce petit reportage en direct ne vous a pas suffi ?

— Quel reportage ? »

Harshaw comprit que les caméras de New World n’avaient rien capté des événements récents. Il esquiva les questions de Mackenzie, certain que des réponses véridiques l’auraient convaincu que le pauvre vieux Harshaw perdait les pédales.

Ils se mirent simplement d’accord pour enlever caméras et équipement annexe s’il ne se passait rien d’intéressant dans les vingt-quatre heures.

Lorsque l’écran fut redevenu blanc, Harshaw ordonna : « Dites à Larry de venir. Avec le bouton d’alarme ; Anne doit toujours l’avoir. » Il téléphona encore deux fois, et put s’assurer qu’aucun autre réseau de stéréo n’avait suivi l’arrivée du détachement des Services spéciaux ni les événements qui avaient suivi. Pas de doute : le signal du « bouton d’alarme » n’avait pas été transmis aux divers réseaux.

Larry lui donna le petit relais radio portatif. « C’est cela que vous vouliez, patron ?

— Oui, je tenais à lui tirer la langue. Que cela nous soit une leçon, Larry : il ne faut jamais se fier à un mécanisme plus compliqué qu’une fourchette.

— Oui, patron. C’est tout ?

— Y a-t-il moyen de vérifier le fonctionnement de ce machin sans tirer tous les caméramen du lit ?

— Bien sûr. L’émetteur installé dans le grenier a un interrupteur prévu à cet usage. On coupe le circuit, on essaie le bouton : s’il marche une lampe s’allume et c’est tout. Et pour tester l’émetteur il suffit de les appeler directement en disant qu’il s’agit d’un essai.

— Et si ça ne marche pas, pourrez-vous voir d’où ça vient ?

— Peut-être, dit Larry dubitativement. S’il s’agit simplement d’un faux contact. La mécanique, c’est l’affaire de Duke ; moi, je suis plutôt du type intellectuel.

— Je sais, mon vieux Larry. Le sens pratique n’est pas notre fort. Enfin, faites ce que vous pouvez.

— Ce sera tout, Jubal ?

— Et si vous rencontrez l’homme qui a inventé la roue, envoyez-le-moi ! »

Jubal considéra la possibilité que Duke ait saboté le relais mais la rejeta, puis se demanda ce qui s’était réellement passé dans le jardin et comment Mike avait fait – tout en restant sous trois mètres d’eau.

Ce qu’il avait vu la veille ici même était, intellectuellement, tout aussi stupéfiant ; mais pas affectivement. Une souris est un miracle biologique au même titre qu’un éléphant – mais quand même, un éléphant c’est plus gros.

Voir une caisse vide disparaître dans le néant impliquait évidemment qu’une voiture de patrouille pouvait disparaître avec ses occupants – mais l’un de ces événements vous fichait un rude coup de matraque, l’autre pas.

À quoi bon pleurer sur la perte de quelques Cosaques. Certes, admit Jubal, il y a des flics honnêtes… il en connaissait. Les gardes-côtes étaient un exemple de ce que les policiers devraient être, et étaient heureusement souvent.

Mais pour être dans les S.S., il fallait avoir le goût du crime et du sadisme dans l’âme. C’était la Gestapo. Des troupes de choc au service du premier politicien venu, à condition qu’il soit au pouvoir. Jubal aspirait au jour où un avocat pourrait invoquer les Droits de l’Homme sans être vaincu par une quelconque supercherie juridique du gouvernement.

Bref… Et maintenant ? Le détachement de Heinrich était certainement en contact radio avec sa base ; sa disparition ne passerait donc pas inaperçue. Il fallait s’attendre à l’arrivée de nouveaux troupiers S.S. – ils étaient peut-être déjà en route si le deuxième aérocar avait été interrompu au milieu d’une communication. « Myriam…

— Oui, patron ?

— Je voudrais tout de suite Mike, Jill et Anne. Ensuite, allez chercher Larry – sans doute dans l’atelier – et revenez avec lui, en verrouillant derrière vous les portes et fenêtres du rez-de-chaussée.

— Encore de la bagarre ?

— Ne perdez pas de temps, mon petit. »

Si les singes arrivaient – non, quand ils arriveraient – leur chef devrait prendre la décision de pénétrer de force dans une maison fermée ; dans ce cas, il faudrait sans doute les laisser aux bons soins de Mike. Mais cette petite guerre ne pouvait pas s’éterniser. Ce qui signifiait qu’il devait atteindre le secrétaire général.

Comment ?

Appeler le palais ? Heinrich avait sans doute dit vrai, et on lui repasserait, sinon Heinrich, du moins le gradé S.S. qui aurait pris sa place. Après tout, pourquoi pas ? Ils seraient surpris de recevoir un coup de fil d’un homme pour l’arrestation duquel ils venaient d’envoyer deux escadrons. Peut-être parviendrait-il à se frayer un chemin jusqu’à leur chef, le commandant machin-chose, ce type au visage de furet bien nourri – ah oui, Twitchell. Le commandant en chef des S.S. aurait certainement accès au grand patron.

Mauvais. Inutile de perdre du temps à expliquer à un homme qui croit en la suprématie des armes qu’on possède mieux. Twitchell enverrait hommes et armes jusqu’à ce qu’il ait épuisé ses dernières réserves plutôt que d’admettre qu’il était impuissant à arrêter un homme dont on savait où il se trouvait.

Quand on ne peut pas entrer par la grande porte, on essaie la porte de service – c’est de la politique élémentaire. Ben l’aurait sûrement tiré d’affaire.

Mais c’était précisément l’absence de Ben qui était la cause de tout ce rodéo. À qui s’adresser alors ?

Nom d’une pipe ! Dire qu’il était au bout du fil il y a cinq minutes. Il redemanda Tom Mackenzie ; il dut passer par trois couches de « climénoles » mais heureusement on le connaissait. Sur ces entrefaites, les autres arrivèrent. Myriam lui écrivit sur un bloc : « Portes et fenêtres verrouillées. »

Jubal fit un signe d’assentiment et écrivit en dessous : « Larry – bouton d’alarme ? » puis se tourna vers l’écran. « Désolé de vous déranger de nouveau, Tom.

— C’est un plaisir, Jubal.

— Tom, comment feriez-vous si vous vouliez parler au secrétaire général Douglas ?

— Hein ? J’appellerais son secrétaire de presse, Jim Sanforth. Je ne parlerais même pas à Douglas : Jim se chargerait de tout.

— Mais si vous teniez à avoir Douglas en personne ?

— Je demanderais à Jim d’arranger ça. Mais il serait plus rapide d’exposer mon problème à Jim. Vous comprenez, Jubal, notre réseau est utile à l’administration – et ils le savent. Mais nous préférons ne pas trop tirer sur la ficelle.

— Mais si vous aviez absolument besoin de parler à Douglas, dans les dix minutes ? »

Mackenzie leva les sourcils. « Dans ce cas, j’expliquerais à Jim la raison…

— Non.

— Soyez raisonnable, Jubal.

— C’est justement ce que je ne peux pas être. Supposez que vous ayez surpris Sanforth la main dans le tiroir-caisse ; vous ne pourriez pas lui dire de quoi il s’agit. Il faudrait que vous parliez à Douglas lui-même. »

Mackenzie poussa un soupir. « Dans ce cas, je dirais à Jim que j’ai besoin de parler au patron – et que s’il refuse, mon réseau retirerait son soutien au gouvernement.

— D’accord, Tom – faites-le.

— Quoi ?

— Appelez le palais sur un autre appareil et branchez-moi dès que vous l’aurez. Il faut que je parle immédiatement au secrétaire général ! »

Mackenzie prit un air peiné « Jubal, mon ami…

— Cela veut dire que vous refusez.

— Cela veut dire que je ne peux pas. Vous avez rêvé d’une situation hypothétique dans laquelle le – excusez-moi – dirigeant d’un réseau stéréo mondial pouvait parler au secrétaire général. Je pourrais peut-être y parvenir, à la rigueur, mais le faire au nom de quelqu’un d’autre, non. Écoutez-moi, Jubal. J’ai beaucoup de respect pour vous. Nous détesterions vous perdre et nous sommes désagréablement conscients du fait qu’aucun contrat ne vous lie à nous. Mais je ne peux pas. On ne téléphone au chef du gouvernement mondial que s’il veut vous parler.

— Et si je vous signais un contrat d’exclusivité de sept ans ? »

À voir Mackenzie, on aurait cru qu’il avait une rage de dents. « Je ne pourrais toujours pas. Je perdrais mon travail – et vous seriez obligé d’honorer le contrat. »

Jubal pensa un moment à lui montrer Mike. Mais la chaîne de Mackenzie avait retransmis les programmes avec le faux Homme de Mars. Ou bien Mackenzie était dans le coup, ou bien, ce que Harshaw croyait, il était honnête et refuserait de croire qu’il s’était laissé prendre à une supercherie. « N’en parlons plus, Tom. Mais vous connaissez bien le gouvernement. Qui appelle Douglas quand il en a envie ? À part Sanforth, bien sûr.

— Personne.

— Enfin voyons, personne ne vit dans un vide ! Il doit y avoir des gens qui peuvent l’obtenir sans se faire rabrouer par des secrétaires.

— Les membres de son cabinet peut-être. Et encore pas tous.

— Je n’en connais aucun. Mais à part les politiciens. Qui peut l’appeler sur une ligne privée pour l’inviter à faire une partie de poker ?

— Vous n’êtes pas exigeant… Voyons. Il y a Jake Allenby.

— Nous nous sommes rencontrés. Il ne m’aime pas. Je ne l’aime pas. Il le sait.

— Douglas a peu d’amis intimes. Sa femme décourage… Dites-donc, Jubal, que pensez-vous de l’astrologie ?

— Je préfère le cognac.

— C’est une question de goût. Oui… Écoutez-moi bien, Jubal : si jamais vous laissez entendre que je vous ai parlé de cela, je vous tords le cou.

— Enregistré. Je vous écoute.

— Eh bien, Agnès Douglas préfère l’astrologie… et je sais où elle se fournit. Son astrologue peut l’appeler à n’importe quel moment – et, croyez-moi, Mrs. Douglas se fait écouter du secrétaire général. Vous pouvez appeler son astrologue… ensuite, à vous de jouer.

— Je ne pense pas avoir d’astrologue dans mon carnet… comment s’appelle-t-il ?

— Elle. Elle s’appelle Alexandra Vesant, de Washington. Cela s’écrit V, E, S, A, N, T.

— Tom, dit Jubal, tout joyeux, vous m’avez rendu un grand service !

— Je l’espère. Rien pour moi ?

— Un moment. » Il regarda le papier que Myriam lui tendait, et lut : Larry dit que l’émetteur n’émet plus – il ne sait pas pourquoi. Jubal continua : « Le reportage promis n’a pas eu lieu à cause d’une panne d’émetteur. »

— Je vous envoie quelqu’un.

— Merci. Merci deux fois. »

Jubal appela ensuite Washington, demandant à l’opératrice de brouiller la communication si le numéro destinataire était équipé pour cela. Il ne fut pas surpris d’apprendre que tel était le cas. Peu après, Mme Alexandra Vesant, très digne, apparut sur l’écran. Jubal lui sourit : « Hello, Rube ! »

Elle parut d’abord surprise, puis son visage s’éclaira.

« Mais c’est cette vieille canaille de doc Harshaw ! Dieu, que ça fait du bien de vous voir ! Où donc vous cachiez-vous ?

— Exactement, Becky – je me cache. Ils en veulent à ma peau.

— Que puis-je faire pour vous aider ? Vous avez besoin d’argent ?

— J’en ai plus qu’il ne m’en faut, Becky. Non, c’est bien plus grave que cela – et personne ne peut m’aider, sauf le secrétaire général. Il faut que je lui parle – et sans perdre un instant. »

Elle resta sans expression. « C’est beaucoup demander, doc.

— Je sais, Becky. J’ai essayé de le joindre… pas moyen. Mais ne vous en mêlez pas, ma bonne Becky… parole, je suis dangereux. J’espérais que vous pourriez peut-être me donner un conseil… un numéro où je pourrais l’atteindre. Mais je ne veux pas que vous soyez impliquée. Il vous arriverait du mal, et je n’oserais plus jamais regarder le professeur dans les yeux – paix soit à son âme.

— Je sais ce que le professeur voudrait que je fasse, dit-elle sur un ton sans réplique. Cessez ces bêtises. Le professeur disait toujours que vous étiez le seul toubib digne de toucher à un homme. Il n’a jamais oublié Elkton.

— N’en parlons plus, Becky. J’ai été payé.

— Vous lui avez sauvé la vie ce jour-là.

— Mais non. C’était sa volonté de vivre, et vos soins dévoués.

— Doc, nous perdons du temps. À quel point est-ce grave ?

— Ils mettent le tout pour le tout… et tous ceux qui m’entourent seront touchés. Il y a un mandat fédéral contre moi ; ils savent où je suis et je ne peux pas prendre la fuite. C’est une question de minutes… et seul Mr Douglas peut quelque chose pour moi.

— Vous serez libéré. Je vous le garantis.

— Je n’en doute pas,… mais cela risque de prendre quelques heures. C’est la « petite pièce du fond », Becky. Je suis trop vieux pour une séance.

— Oui, mais… Oh la la ! Vous ne pouvez pas me donner quelques détails ? Si je pouvais établir un horoscope, je saurais quoi faire. Vous êtes mercurien, évidemment, puisque vous êtes médecin. Mais il faudrait que je sache dans quelle maison…

— Vous n’aurez pas le temps. » Harshaw réfléchit rapidement. Pouvait-il lui faire confiance ? « Becky, le simple fait de savoir vous mettrait dans les mêmes draps que moi.

— Dites-le moi. Je ne me suis encore jamais fait avoir, et vous le savez.

— Soit. Ma planète est Mercure, mais les ennuis viennent de Mars. »

Elle lui jeta un regard perçant. « Comment cela ?

— Vous regardez les informations. Ils disent que l’homme de Mars est dans les Andes. C’est faux. C’est juste une histoire qu’on fait gober au public. »

Becky fut moins surprise que Jubal ne s’y était attendu. « Et quel rôle jouez-vous dans cette affaire, doc ?

— Cette triste planète grouille de gens qui veulent mettre la main sur ce garçon, Becky. Ils veulent se servir de lui, en faire une attraction de foire. Mais il est mon client, et je ne marche pas. Mon seul espoir est de pouvoir parler à Mr. Douglas.

— L’homme de Mars est votre client ? Vous pouvez le montrer ?

— Oui, mais seulement à Mr. Douglas. Vous savez ce que c’est, Becky – le maire a beau être un bon garçon qui adore les enfants et les animaux, mais il ne sait pas tout ce que font ses sous-fifres, surtout s’ils emmènent quelqu’un dans cette petite pièce du fond.

— On sait ce que sont les flics !

— Il faudrait que je marchande avec Mr. Douglas avant qu’ils ne m’emmènent.

— Vous voulez lui parler, rien d’autre ?

— Oui. Écoutez, je vous donne mon numéro, et j’espère qu’on m’appellera avant leur arrivée. Si ça ne marche pas, merci quand même, Becky. Je sais que vous aurez fait tout votre possible.

— Ne coupez pas !

— Comment ?

— Gardez la ligne. Si j’ai de la chance, on pourra vous brancher directement, cela fera gagner du temps. Ne quittez pas, doc. »

Mme Vesant alla appeler Agnès Douglas d’un autre poste. Elle lui parla avec une calme confiance, lui faisant observer que c’était l’événement prévu par les étoiles – fidèle au rendez-vous. C’était le moment critique où Agnès devait guider son mari, utilisant son intuition féminine pour s’assurer qu’il agirait sagement et sans tarder. « Ah, chère Agnès, c’est une configuration qui ne se répétera pas avant un millier d’années – Mars, Vénus et Mercure formant une trinité parfaite, dominée par Vénus lors de son passage au méridien. Vous comprenez donc…

— Allie, dites-moi ce que les étoiles veulent que je fasse. Vous savez bien que je ne comprends pas la partie scientifique. »

Cela n’avait d’ailleurs rien de surprenant, car la configuration annoncée ne pouvait exister. Mme Vesant n’avait pas eu le temps de calculer un horoscope, et improvisait. Mais cela ne la troublait nullement : elle exprimait une « haute vérité », donnait de bons conseils et aidait ses amis. Elle était tout particulièrement enchantée de pouvoir aider deux amis à la fois. « Mais si, chère Agnès, vous comprenez. Vous avez un talent inné pour ces choses. Vous êtes, comme toujours, Vénus ; Mars est particulièrement fort, étant à la fois votre mari et ce jeune homme. Mercure est le docteur Harshaw. Pour compenser le déséquilibre de Mars, Vénus doit soutenir Mercure jusqu’à ce que la crise soit passée. Mais il ne reste que très peu de temps : Vénus atteindra son méridien dans seulement sept minutes, et ensuite son influence décroîtra. Il faut agir vite.

— Vous auriez dû me prévenir plus tôt.

— Chère Agnès, depuis ce matin j’attends à côté du téléphone, prête à agir. Les étoiles nous disent la nature de chaque crise, mais jamais ses détails précis. Mais il est encore temps ! J’ai le docteur Harshaw en ligne. Il suffit de les amener face à face – avant que Vénus n’atteigne son méridien.

— Oui… Bien, Allie. Il va falloir que je le tire d’une de ses stupides conférences. À quel numéro pourrons-nous joindre ce docteur Harshaw ? À moins que vous ne puissiez faire suivre l’appel ?

— Je peux le transférer d’ici. Allez chercher Mr. Douglas. Vite, Agnès !

— Je me dépêche. »

Lorsque Agnès Douglas eut disparu de l’écran, Becky alla vers un troisième appareil. Le téléphone représentait la plus grosse part de ses frais professionnels. Fredonnant gaiement, elle appela son agent de change.

17

Dès que Becky eut disparu, Jubal se renfonça dans son fauteuil. « La suivante ! dit-il.

— Je suis là, patron, répondit Myriam.

— C’est pour le groupe « Expérience Vécue ». Spécifiez bien que la narratrice devra avoir une voix de contralto très sexy…

— Je devrais peut-être me proposer ?

— Non, pas sexy à ce point. Comme nom de plume… trouvez quelque chose dans la liste des noms de famille inexistants fournie par le bureau du recensement, et ajoutez-y un prénom bien féminin, de préférence se terminant en « a ».

— Sale individu ! Et aucune de nous n’a un nom en « a » !

— Mes pauvres petites ! Ah, Angela. Angela ira parfaitement. Titre : « J’ai épousé un Martien. » On commence : Toute ma vie j’avais rêvé de devenir astronaute. Paragraphe. Quand j’étais encore toute petite, avec des taches de rousseur sur le nez et des étoiles plein les yeux, je collectionnais les boîtes d’allumettes tout comme mes frères et je criais quand maman ne voulait pas que je garde mon casque de Cadet de l’Espace pour aller me coucher. Paragraphe. En ces jours heureux je n’imaginais pas sous quelle forme étrange, à la fois douce et amère, mon ambition allait…

— Patron !

— Oui, Dorcas ?

— En voilà deux cargaisons qui arrivent.

— La suite une autre fois. Myriam, restez au téléphone. » Jubal alla à la fenêtre et vit deux aérocars qui s’apprêtaient à atterrir. « Larry, verrouillez notre porte. Anne, votre robe. Jill, restez près de Mike. Mike, faites ce que Jill vous dira.

— Oui, Jubal. Je le ferai.

— Jill, ne le lâchez que si c’est vraiment nécessaire. Et je préférerais qu’il s’en tienne aux pistolets.

— Oui, Jubal.

— Cette liquidation sans discrimination doit cesser.

— Téléphone, patron !

— Restez tous en dehors de l’image ! » Il s’assit devant l’appareil.

Un visage parfaitement neutre le regarda. « Docteur Harshaw ?

— Oui.

— Le secrétaire général va vous parler.

— Bien. »

L’image quelque peu ébouriffée de son Excellence l’Honorable Joseph Edgerton Douglas, secrétaire général de la Fédération mondiale des Nations libres, apparut. « Docteur Harshaw ? On me dit que vous aviez besoin de me parler ?

— Non.

— Pardon ?

— En termes plus exacts, monsieur le secrétaire, c’est vous qui avez besoin de me parler. »

Douglas parut surpris, puis sourit. « Je vous donne dix secondes pour le prouver, docteur.

— Fort bien, monsieur. Je suis l’avocat de l’Homme de Mars. »

Douglas parut avoir retrouvé tous ses esprits. « Répétez ?

— Je suis l’avocat de Valentin Michaël Smith. Cela facilitera peut-être les choses si vous me considérez comme l’ambassadeur de facto de Mars… dans l’esprit de la Décision de Larkin.

— Vous avez perdu la raison !

— Quoi qu’il en soit, je représente l’Homme de Mars, et il est prêt à négocier.

— L’homme de Mars est en Équateur.

— Je vous en prie, monsieur le secrétaire. Smith, le vrai Valentin Michaël Smith, pas celui qui a été présenté aux informations, s’est échappé jeudi dernier du Centre médical Bethesda, en compagnie de l’infirmière Gillian Boardman. Il a retrouvé sa liberté, et désire la conserver. Si vos services vous ont affirmé autre chose, c’est qu’on vous a menti. »

Douglas devint songeur. Il écouta ce que lui disait une personne se trouvant hors de l’image, puis reprit : « Même si ce que vous dites est vrai, docteur, vous ne pouvez pas parler au nom du jeune Smith. Il est confié à la garde de l’État. »

Jubal secoua la tête. « Impossible. La Décision de Larkin.

— Je suis moi-même avocat, et je vous assure…

— En tant qu’avocat, je forme mes propres opinions – et je protège mon client.

— Je pensais que vous n’étiez que conseil juridique ?

— Je suis inscrit au barreau et admis à plaider devant la Haute Cour. » Jubal entendit un bruit sourd monter du rez-de-chaussée et quitta l’écran des yeux. Larry lui murmura : « Je pense que c’est la porte d’entrée. Voulez-vous que j’aille voir ? »

Jubal secoua la tête. « Monsieur le secrétaire, le temps presse. Vos hommes – des voyous des S.S. – ont pénétré de force dans ma maison. Ferez-vous cesser ces actes intolérables, afin que nous puissions négocier ? Ou devrons-nous en débattre devant la Haute cour avec toute la boue que cela soulèvera ? »

De nouveau, le secrétaire consulta un personnage invisible. « Docteur, si la police des Services spéciaux essaie de vous arrêter, je vous assure que j’en ignorais tout. Je…

— Si vous écoutez bien, vous les entendrez monter mes escaliers ! Mike ! Anne ! Venez ici ! » Jubal poussa sa chaise de côté pour qu’ils puissent être dans l’angle de l’objectif. « Monsieur le secrétaire général, voici l’Homme de Mars ! » Il ne présenta pas Anne bien entendu, mais la robe blanche témoignant de sa probité la rendait suffisamment visible.

Douglas regarda fixement Smith, qui parut mal à l’aise. « Jubal…

— Un petit moment, Mike. Alors, monsieur le secrétaire ? Vos hommes ont fait irruption dans ma maison – et je les entends frapper à la porte de cette pièce. » Jubal tourna la tête. « Ouvrez la porte, Larry. » Il posa sa main sur l’épaule de Mike. « Tout ira bien, mon garçon. Ne vous inquiétez pas.

— Oui, Jubal. Cet homme – je l’ai connu.

— Et il vous connaît. » Par-dessus son épaule, Jubal cria : « Allez-y, entrez, sergent ! »

Un sergent S.S. se tenait dans l’entrée, pistolet au poing. Il cria : « Major ! Ils sont ici ! »

Jubal fut soulagé de voir que le major en question arrivait sans avoir dégainé son arme. Depuis qu’il avait vu le pistolet du sergent, Mike tremblait et, bien que Jubal n’eût aucun amour particulier pour ces sbires, il ne désirait pas que Mike fît étalage de ses pouvoirs.

Le major regarda autour de lui. « Vous êtes Jubal Harshaw ?

— Oui. Approchez. Votre patron veut vous voir.

— Trêve de plaisanteries. Allez, venez. Et je veux aussi…

— Venez ici ! Le secrétaire général désire vous dire un mot. »

Le major S.S. sursauta, avança vers l’écran, le regarda puis se mit au garde-à-vous et salua. Douglas parut satisfait. « Nom, rang, et mission.

— Monsieur le secrétaire. Major C.D. Bloch, Services spéciaux, Escadron Cœur-au-Ventre, stationné dans l’enclave.

— Que faites-vous ici ?

— C’est assez compliqué, monsieur le secrétaire. Je…

— Alors, simplifiez. Je vous écoute, major.

— Oui, monsieur le secrétaire. J’ai agi conformément aux ordres. Voyez-vous…

— Je ne vois absolument pas.

— Il y a une heure et demie un détachement aéroporté a été envoyé ici pour effectuer plusieurs arrestations. Le contact radio ayant été interrompu, on m’a envoyé pour leur porter assistance.

— Sur l’ordre de qui ?

— Euh… sur l’ordre du commandant, monsieur le secrétaire.

— Avez-vous retrouvé le détachement précédent ?

— Non, monsieur le secrétaire. Aucune trace. » Douglas regarda Harshaw. « Avez-vous vu ce premier détachement, docteur ?

— Je n’ai pas la charge de surveiller vos serviteurs, monsieur le secrétaire général.

— Ce n’est pas une réponse.

— Effectivement pas. Et ceci n’est pas un interrogatoire. Je me refuserais d’ailleurs de m’y soumettre autrement que dans les formes légales. J’agis au nom de mon client ; je ne suis pas la bonne d’enfants de ces… euh, personnes en uniforme. Mais d’après ce que j’ai vu, je pense qu’ils seraient incapables de retrouver un cochon dans une baignoire.

— Hum… c’est possible. Major, rassemblez vos hommes et retournez à votre cantonnement.

— À vos ordres, monsieur le secrétaire. » Le major salua.

« Un moment, intervint Harshaw. Ces hommes ont fait irruption dans ma maison. J’exige de voir leur mandat.

— Ah ! Major, montrez-lui votre mandat. »

Le major Bloch rougit jusqu’aux oreilles. « Monsieur le secrétaire, il est entre les mains de l’officier commandant le premier détachement. »

Douglas ouvrit de grands yeux. « Jeune homme… voulez-vous dire que vous avez pénétré dans la demeure d’un citoyen sans mandat ?

— Mais monsieur le secrétaire, vous ne comprenez pas… il y a des mandats. Le capitaine Heinrich les a. » Il se mit au garde-à-vous.

Douglas prit un air dégoûté. « Retournez à votre cantonnement et mettez-vous aux arrêts. Je vous reverrai.

— À vos ordres, monsieur le secrétaire.

— Attendez, dit Harshaw. J’exerce mon droit d’effectuer une arrestation. Je vais le faire mettre dans les locaux de la gendarmerie locale, pour effraction à main armée.

Douglas sourcilla. « Est-ce vraiment nécessaire ?

— Je le pense. Il est parfois très difficile de retrouver ces individus, et je préfère qu’il ne quitte pas notre juridiction locale. En dehors de l’aspect criminel, il faudra également estimer les dommages matériels.

— Je vous donne l’assurance que vous serez pleinement dédommagé.

— Merci. Mais qu’est-ce qui empêchera un autre plaisantin en uniforme de venir prendre la relève ? Il n’aurait même pas besoin d’enfoncer la porte ! Mon palais est violé, ouvert au premier venu. Monsieur le secrétaire, seuls les quelques moments de répit que m’a laissé ma porte solide ont empêché ce chenapan de m’entraîner avant que je puisse vous atteindre… et vous l’avez entendu dire qu’il y en avait un autre en liberté – avec, du moins il le prétend, des mandats d’amener.

— J’ignore tout de ce mandat, docteur.

— De ces mandats. Il a dit « des mandats pour plusieurs arrestations ». Peut-être « lettres de cachet » serait-il un terme plus approprié.

— C’est une grave accusation.

— La situation est grave.

— Docteur, je vous l’ai dit, j’ignore tout de ces mandats, s’ils existent vraiment. Mais je vous assure en mon nom personnel que je vais sans tarder faire rechercher où et par qui ils ont été délivrés, et agir selon ce que l’équité exigera. Puis-je en dire davantage ?

— Vous pouvez en dire bien davantage. Je peux facilement reconstituer la façon dont ces mandats ont été délivrés. Dans un excès de zèle, un membre de vos services les a fait rédiger par un juge docile… afin de se saisir de ma personne et de celle de mes hôtes pour pouvoir nous interroger loin de votre vue – loin de la vue de tous les hommes, monsieur le secrétaire ! Nous discuterons de toutes les questions litigieuses avec vous… mais nous nous refusons à être interrogés par des individus comme celui-là…» Jubal montra le major du pouce. «… Dans quelque petite pièce sans fenêtres ! Monsieur le secrétaire, j’espère que vous nous ferez justice… mais si ces mandats ne sont pas immédiatement annulés, si je n’obtiens pas l’assurance formelle que l’Homme de Mars, l’infirmière Boardman et moi-même serons laissés en paix et libres d’aller et venir comme bon nous semble, alors…» Jubal haussa les épaules en signe d’impuissance, « nous serons contraints de trouver un champion prêt à défendre notre cause. Il existe, en dehors du gouvernement, des personnes et des puissances qui s’intéressent de très près à l’Homme de Mars.

— C’est une menace.

— Non, monsieur le secrétaire. C’est une supplique. Nous désirons négocier. Mais nous ne le pouvons pas tant que nous sommes traqués. Je vous en supplie, rappelez vos chiens ! »

Douglas évita son regard. « Ces mandats, s’ils existent, ne seront pas exécutés. Ils seront annulés dès que j’aurai retrouvé leur trace.

— Merci, monsieur le secrétaire. »

Douglas regarda le major Bloch. « Vous insistez toujours pour l’arrêter sur place ?

— Ah, lui ? Ce n’est qu’un imbécile en uniforme. Laissons également tomber les dommages et intérêts. Nous avons à discuter de questions plus importantes.

— Vous pouvez disposer, major. » L’officier S.S. salua et sortit instantanément. Douglas continua : « Ces questions ne peuvent pas se régler par téléphone.

— Je suis absolument d’accord.

— Vous et… votre client serez mes hôtes au Palais. Je vais vous envoyer mon yacht. Pouvez vous être prêts dans une heure ? »

Harshaw secoua la tête. « Je vous remercie, monsieur le secrétaire, mais nous passerons la nuit ici. Le moment venu, je trouverai bien un traîneau ou quelque chose. Inutile d’envoyer votre yacht.

— Allons, docteur ! Comme vous l’avez fait remarquer, nos conversations seront quasi diplomatiques, ce que j’entérine en proposant ce protocole. Vous serez mes invités officiels.

— Mon client a suffisamment goûté à l’hospitalité officielle, voyez-vous, et il a eu un mal du diable à y échapper. »

Le visage de Douglas se figea. « Est-ce que vous impliquez…

— Je n’implique rien du tout. Smith en a assez vu, et il n’a pas l’habitude du cérémonial officiel. Il dormira bien mieux ici. Et moi aussi. Je suis un vieil homme, monsieur le secrétaire, et je préfère dormir dans mon lit. Je pourrais également vous faire remarquer qu’il n’est pas certain que les pourparlers aboutissent – et dans ce cas il serait embarrassant que nous soyons vos hôtes. »

Le secrétaire général prit un air sévère. « Encore des menaces ! Je croyais que vous me faisiez confiance, docteur ? Je vous ai distinctement entendu dire que vous étiez « prêt à négocier ».

— Je vous fais confiance, monsieur le secrétaire (… tant que je pourrai montrer les dents !) et nous sommes prêts à négocier – mais dans le sens original de ce mot, pas dans le sens moderne de « chercher l’apaisement ». Et je vous promets que nous serons raisonnables. Toutefois, nous ne pouvons commencer les discussions dans l’immédiat. Il nous manque encore un facteur et nous devons attendre ; j’ignore malheureusement combien de temps.

— Expliquez-vous.

— Nous supposons que l’administration sera représentée par une délégation de votre choix – et nous avons le même privilège.

— Certainement. Mais pour parler affaires, il vaut mieux ne pas être trop nombreux. Je dirigerai notre délégation, et deux ou trois assistants me suffiront : le Conseiller juridique, nos experts en loi spatiale…

— Notre groupe sera également réduit : Smith, moi-même, un Juste Témoin…

— À quoi bon, voyons !

— Un Témoin ne vous gênera pas. Et un ou deux autres – mais il nous manque un homme. Mes instructions précisent qu’un certain Ben Caxton doit être présent… et je n’arrive pas à le trouver. »

Ayant manœuvré longtemps afin de pouvoir lancer cette réplique, Jubal se tut et attendit. Douglas fronça les sourcils. « Ben Caxton ? Quand même pas cette espèce de journaliste ?

— Le Caxton dont je parle a une colonne dans un grand quotidien.

— Hors de question !

— Alors, dit Harshaw, je regrette. Ce sera tout. Mes instructions sont formelles. Désolé de vous avoir fait perdre votre temps. Excusez-moi. » Il avança le bras comme pour couper la communication.

— Attendez !

— Monsieur le secrétaire ?

— Je n’ai pas fini de parler !

— Que monsieur le secrétaire général veuille m’excuser. J’attendrai qu’il nous donne congé.

— Bien, bien ; passons, docteur. Est-ce que vous lisez les ordures que ce journal publie ?

— Dieu m’en préserve !

— Hélas, j’y suis contraint. Il est hors de question d’amener des journalistes. Nous les verrons lorsque tout sera terminé. Et même si nous en admettions, Caxton serait exclus. Cet homme est venimeux… un intrigant de la pire espèce.

— Nous n’avons rien contre la publicité, monsieur le secrétaire. En fait, nous l’exigeons.

— C’est ridicule !

— Il se peut. Mais je défends de mon mieux les intérêts de mon client. Si nous parvenons à un accord concernant l’Homme de Mars et sa planète natale, je désire que tous les habitants de cette planète sachent comment nous sommes parvenus à cet accord et en quoi il consiste. Dans le cas contraire, le public doit savoir pourquoi les pourparlers auront échoué. Il n’y aura pas de Chambre secrète, monsieur le secrétaire.

— Il n’a jamais été question de cela, voyons ! Je désirais simplement pouvoir discuter dans le calme et dans l’ordre.

— Le calme pourra être préservé. Les journalistes resteront dehors, mais pas leurs caméras ni leurs microphones. À ce propos, d’ailleurs – mon client et moi allons être interviewés vers la fin de la journée par les réseaux stéréo, et j’annoncerai que nous demandons des pourparlers publics.

— Comment ? Vous ne devez pas donner d’interviews maintenant ! Ce serait contraire à l’esprit même de la discussion.

— Je ne vois pas en quoi. Suggérez-vous qu’un citoyen doit vous demander l’autorisation de parler à la presse ?

— Non, certainement pas, mais…

— Je crains qu’il ne soit trop tard. Toutes les dispositions ont été prises, et seule une arrivée massive de vos apaches pourrait empêcher l’interview. Je ne l’avais d’ailleurs mentionné que pour vous permettre de faire diffuser un communiqué indiquant – à l’avance – que l’Homme de Mars est de retour et se repose dans les Poconos. Ainsi, le gouvernement ne paraîtra pas pris par surprise. Vous me suivez ?

— Très bien. » Douglas regarda fixement Harshaw. « Un moment, s’il vous plaît. » Il quitta l’écran.

Harshaw fit signe à Larry d’approcher et posa une main sur le micro. « Écoutez, mon vieux, murmura-t-il. Avec cet émetteur en panne, tout ce que j’ai dit est du bluff. J’ignore s’il est parti pour rédiger ce communiqué… ou pour nous remettre les poulets aux trousses. Courez, essayez de joindre Tom Mackenzie sur un autre appareil et dites-lui que s’il ne fait pas remettre son installation en état de marche il ratera l’histoire la plus sensationnelle depuis la chute de Troie. Soyez prudent : les environs doivent grouiller de flics.

— Où est-ce que j’appelle Mackenzie ?

— C’est…» Douglas était revenu sur l’écran. « Demandez à Myriam.

— J’ai suivi votre conseil, docteur Harshaw. Le communiqué suit à peu près vos termes… avec des détails à l’appui. » Douglas eut son bon sourire officiel. « J’ai ajouté que le gouvernement allait discuter des relations interplanétaires avec l’homme de Mars dès qu’il se serait reposé des fatigues du voyage, et que ces conversations seront publiques, très publiques. » Son sourire se fit glacial ; il ne ressemblait plus du tout au bon vieux Joe Douglas.

Harshaw ne put réprimer un sourire admiratif. Le vieux bandit avait réussi à transformer sa défaite en une victoire du gouvernement. « C’est parfait, monsieur le secrétaire ! Nous vous appuierons sur toute la ligne.

— Merci. Pour en revenir à ce Caxton… l’admission de la presse ne s’applique pas à lui. Il pourra regarder à la stéréo et fabriquer ses mensonges à partir de là. Mais il ne sera pas présent.

— Dans ce cas, il n’y aura pas de conversations, quoi que vous ayez annoncé à la presse.

— Vous m’avez mal compris, docteur. La présence de cet homme me serait une insulte. Je ne veux pas de lui. C’est ma prérogative personnelle.

— Vous avez raison, monsieur le secrétaire. C’est en effet une question de prérogative personnelle.

— Ce détail est donc réglé.

— Vous m’avez mal compris. Il s’agit bien d’une prérogative personnelle. Mais pas de la vôtre. De celle de Smith.

— Vous disiez ?

— Vous avez la prérogative de choisir vos conseillers – et si vous ameniez le diable en personne nous ne nous plaindrions pas. Smith a la prérogative de choisir ses conseillers et d’exiger leur présence. Si Caxton n’assiste pas aux discussions, nous ne viendrons pas. Nous serons à une toute autre conférence. Une conférence où vous ne seriez pas le bienvenu. Même si vous parlez le hindi. »

Harshaw pensa que, cliniquement, il était mauvais pour un homme de cet âge de se mettre en colère. Enfin, Douglas parla – en s’adressant à Smith.

Mike était resté en vue, aussi immobile et silencieux que le Témoin. Douglas lui dit : « Voyons, Smith, vous insistez vraiment sur cette condition ridicule ? »

Harshaw intervint instantanément : « Ne répondez pas, Mike ! » Puis, à Douglas : « Voyons, monsieur le secrétaire ! Et les Canons ? Vous n’avez pas le droit de demander à mon client la raison des instructions qu’il m’a données. Et le cas est d’autant plus grave que mon client n’a appris l’anglais que récemment et ne peut pas se défendre contre vous. Lorsque vous aurez appris le martien, je vous autoriserai à l’interroger… dans sa langue. Mais aujourd’hui, non. »

Douglas plissa le front. « Je pourrais faire vérifier de quels Canons vous avez abusé, mais je n’en ai pas le temps ; j’ai un gouvernement à diriger. Je cède, donc. Mais ne me demandez pas de serrer la main à ce Caxton.

— Comme il vous plaira. Mais pour en revenir à notre point de départ : je n’ai pas pu trouver Caxton. »

Douglas éclata de rire. « Vous avez insisté pour conserver une prérogative que je trouve offensante. Soit, amenez qui vous voudrez. Mais cherchez-le vous-même !

— Ce que vous dites est raisonnable, monsieur le secrétaire. Mais pourriez-vous accorder une faveur à l’Homme de Mars ?

— Hein ? Quelle faveur ?

— Les pourparlers ne commenceront que lorsque nous aurons trouvé Caxton ; cela n’est pas sujet à discussion. Mais c’est précisément ce que je n’ai pas pu faire. Je ne suis qu’un simple citoyen.

— Où voulez-vous en venir ?

— J’ai dit beaucoup de mal des Services spéciaux – mettez cela sur le compte d’un vieil homme irascible dont on venait d’enfoncer la porte. Mais je sais que leur efficacité est incomparable… et ils peuvent obtenir la coopération de toutes les forces de police. Si vous, monsieur le secrétaire, appeliez le commandant de vos S.S. et lui demandiez de trouver immédiatement un certain homme… vous obtiendriez plus de résultat en une heure que moi en un siècle.

— Et pourquoi diable alerterais-je toutes les polices afin de retrouver un vulgaire journaliste à scandales ?

— Je vous l’ai dit. C’est une faveur que je vous demande au nom de l’Homme de Mars.

— C’est… c’est ridicule, mais… bon, d’accord. » Douglas regarda Smith. « C’est une faveur que je vous accorde. J’espère que vous serez aussi coopératifs lorsque nous en viendrons aux faits. »

Ce fut Jubal qui répondit : « Je vous donne l’assurance que cela facilitera énormément les choses.

— Je ne peux évidemment rien vous promettre. Vous dites que cet homme a disparu. Il s’est peut-être fait écraser par un camion. »

Harshaw s’assombrit. « Espérons que ce n’est pas le cas. Pour nous tous.

— Comment cela ?

— J’ai tenté de faire entrevoir cette possibilité à mon client, mais il ne veut pas en entendre parler. » Harshaw soupira. « Ce serait un beau gâchis. Oh oui ! Si nous ne retrouvons pas Caxton, nous serons tous dans de beaux draps.

— Soit… je ferai tout mon possible. Mais n’attendez pas de miracles, docteur.

— Je n’en attends pas, monsieur le secrétaire. Mais mon client ; il a une optique martienne, et s’attend à des miracles. Prions pour qu’il y en ait un.

— Je vous tiendrai au courant. Je ne peux en dire plus. »

Harshaw s’inclina sans se lever. « Serviteur, Monsieur. »

Lorsque l’image de Douglas eut disparu, Jubal se leva… et se retrouva dans les bras de Gillian. « Oh ! Jubal ! Vous avez été merveilleux.

— Nous ne sommes pas sortis de l’auberge, mon enfant.

— On ne pouvait pas faire plus que vous n’avez fait pour tenter de sauver Ben. » Elle l’embrassa.

« Hé, pas de ça ! J’ai abandonné quand vous n’étiez pas encore née. Respectez mes cheveux blancs. » Il l’embrassa doucement mais en insistant. « Juste pour m’enlever le goût de Douglas. De gentillesses en rosseries, cela m’a donné la nausée. Allez donner une bise à Mike. Il l’a bien mérité, pour avoir écouté mes mensonges sans broncher.

— Avec plaisir ! » Jill lâcha Harshaw et alla enlacer l’Homme de Mars. « De merveilleux mensonges, Jubal. » Elle embrassa Mike.

Jubal observa Mike, qui prenait l’initiative d’un second baiser – solennellement, mais pas en novice. Harshaw lui donna la note Assez Bien, avec Excellent pour l’effort.

« Fils, lui dit-il, vous me stupéfiez. J’aurais cru que vous vous rouleriez en boule.

— C’est ce que je fis, répondit Mike sans lâcher Jill, au temps du premier baiser.

— Bien ! Mes félicitations, Jill. C’est pour quand ?

— Jubal, je refuse de devenir la victime de vos plaisanteries, mais je vous aime quand même. Mike a été un peu bouleversé la première fois, mais plus maintenant – comme vous pouvez en juger.

— Oui, dit Mike. C’est une bonne chose. Un bon rapprochement pour frères d’eau. Je vais vous montrer. » Il lâcha Jill.

Jubal leva la main. « Non.

— Non ?

— Vous seriez déçu, fils. Ce n’est un bon rapprochement que si vous le faites avec une fille jeune et jolie, comme Jill.

— Vous parlez vrai, mon frère Jubal ?

— Je parle très vrai. Embrassez les filles tant que vous voudrez. Ça vaut mille fois le bridge.

— Pardon ?

— C’est un excellent moyen de se rapprocher… avec des filles. Hum…» Jubal regarda à la ronde. « Je me demande si ce phénomène primitif se répéterait. Dorcas, je voudrais votre aide pour une expérience scientifique.

— Allez au diable, patron ! Je ne suis pas un cobaye.

— Cela viendra, n’ayez crainte. Ne faites pas la difficile, Dorcas. Mike n’a pas de maladies contagieuses, sans quoi je ne le laisserais pas aller dans la piscine. À propos : Myriam, quand Larry reviendra, vous lui direz de la nettoyer ; nous n’avons plus besoin d’eau trouble. Alors, Dorcas ?

— Et qu’est-ce qui vous prouve que ce serait la première fois ?

— Oui, évidemment… Mike, avez-vous déjà embrassé Dorcas ?

— Non, Jubal. Je n’ai appris qu’aujourd’hui qu’elle était mon frère.

— Car elle l’est ?

— Oui. Dorcas et Anne, Myriam et Larry. Ils sont tous vos frère d’eau, Jubal mon frère.

— Mmmm… en essence, oui.

— Oui. C’est l’essence, le fait de gnoquer – pas le partage de l’eau. Je parle vrai ?

— Très vrai, Mike.

— Ils sont vos frères. » Mike s’interrompit pour chercher ses mots. « Dans un ensemble caténaire, ils sont donc aussi mes frères. » Il regarda Dorcas. « Le rapprochement est bon entre frères.

— Alors, Dorcas ? demanda Jubal.

— Comment ? Oh Dieux ! Vous êtes l’homme le plus taquin du monde. Mais Mike n’est pas taquin. Il est adorable. » Elle alla vers lui et se leva sur la pointe des pieds. « Embrassez-moi, Mike ».

Mike le fit. Pendant quelques secondes, ils se « rapprochèrent. »

Dorcas s’évanouit, et Jubal la rattrapa juste à temps. Jill dut parler sévèrement à Mike pour l’empêcher de se retirer. Puis Dorcas reprit ses esprits et assura Mike que tout allait bien et qu’elle serait heureuse de se rapprocher de nouveau – mais qu’elle avait besoin de reprendre son souffle. « Oh, là là ! »

Myriam avait suivi la scène, les yeux écarquillés. « Je me demande si j’oserais ? »

Anne s’interposa. « Par ordre d’âge, Myriam. Patron, vous n’avez plus besoin de moi comme Témoin ?

— Pas pour le moment.

— Alors, tenez ma robe. Vous voulez parier ?

— Comment ?

— Sept contre deux que je ne m’évanouirai pas. Et ça m’est égal de perdre.

— Marché conclus.

— En dollars, pas en centaines. Mike… rapprochons-nous beaucoup. »

Anne dut abandonner pour cause d’asphyxie. Mike, avec son entraînement martien, aurait pu se passer d’oxygène pendant bien plus longtemps. Elle reprit son souffle et dit : « J’étais mal placée. Patron, je vais vous donner une deuxième chance. »

Elle tendit de nouveau son visage à Mike, mais Myriam lui tapa sur l’épaule. « Terminé.

— Ne soyez pas si avide.

— Terminé, j’ai dit. Reprenez la file d’attente.

— Bon, bon ! » Anne lui fit place. Myriam approcha, souriante, sans un mot. Ils se rapprochèrent et continuèrent à se rapprocher.

— « La suivante ! »

Myriam se retourna. « Vous ne voyez pas que je suis occupée ?

— Apparemment. Poussez-vous, alors, que je puisse répondre au téléphone.

— Je vous jure que je ne l’avais pas entendu.

— Cela ne m’étonne pas. Mais nous devons préserver un minimum de dignité. C’est peut-être le secrétaire général. »

C’était Mackenzie. « Que se passe-t-il, Jubal ?

— Vous avez des ennuis ?

— Je viens de recevoir un coup de fil d’un homme qui me demande de tout laisser tomber parce que vous avez quelque chose pour moi. Je vous ai fait envoyer une unité mobile…

— Pas arrivée.

— Je sais. Ils se sont égarés quelque part au nord de chez vous, mais nous leur avons envoyé une estafette et ils devraient arriver d’un moment à l’autre. J’ai déjà essayé de vous appeler, mais cela ne répondait pas. J’ai raté quelque chose ?

— Non, non. » Damnation, il aurait dû laisser quelqu’un observer le stéréo. Douglas s’était-il engagé ? Ou allait-il leur envoyer une nouvelle cargaison de policiers pendant qu’ils faisaient joujou avec le téléphone ? Jubal, tu deviens sénile. « Y a-t-il eu une information importante depuis une heure ?

— Non, je ne… ah ! si : le palais annonce que l’Homme de Mars est de retour et se repose dans les… Jubal ! Espèce de petit cachotier ! Est-ce que vous…

— Un moment. Mike, venez ici. Anne, mettez votre robe.

— C’est fait, patron.

— Mr. Mackenzie, je vous présente l’Homme de Mars. » Mackenzie ouvrit la bouche toute grande. « Attendez ! Le temps de faire venir une caméra. Nous allons le prendre directement sur le téléphone – et nous reprendrons en stéréo dès que mes bonshommes seront arrivés. Mais c’est sérieux, Jubal ? Vous ne me jouez pas un tour ?

— Avec un Juste Témoin à côté de moi ? Notez que je ne vous force pas la main. Nous devrions attendre qu’Argus et Trans-Planet soient là.

— Jubal ! Vous ne pouvez pas me faire ça !

— Et je ne vous le ferai pas. L’accord conclu avec vous tous était que vous deviez enregistrer à mon signal, et utiliser les images si elles avaient un intérêt d’actualité. Je n’ai pas promis de ne pas donner des interviews en plus. » Jubal ajouta : « Non seulement vous nous avez prêté du matériel, mais vous nous avez apporté une aide précieuse. Tom. Je ne saurais vous dire à quel point.

— Ce numéro de téléphone ?

— Exactement. Mais ne parlons pas de cela. Vous pourrez m’interroger en privé… l’année prochaine.

— Oh non ! Motus sur ce sujet, même entre nous.

— Une dernière chose. Ces messages dont je vous avais confié la garde. Renvoyez-les moi.

— Ah, ces messages ! D’accord. Je les avais gardés sous clef parce que vous aviez tellement l’air d’y tenir. Bon. Jubal, la caméra est sur vous. Nous pouvons commencer ?

— Allez-y !

— Cette émission-, je la fais moi-même. » Il se tourna vers une caméra invisible. « Dernière minute ! Votre reporter de N.W. est toujours et partout le premier ! L’Homme de Mars vient de nous téléphoner, et veut vous parler ! Coupez. Cabine, insérez une publicité. Jubal, y a-t-il des questions spéciales à poser ?

— Ne demandez rien sur l’Amérique du Sud. La natation est un sujet passe-partout. Vous pouvez m’interroger sur ses projets.

— Fin de coupure. Mes amis, vous voici face à face avec Valentin Michaël Smith, l’Homme de Mars ! Comme N.W., toujours et partout le premier, vous l’avait annoncé tout à l’heure, Mr. Smith est juste de retour des Andes, et nous lui souhaitons la bienvenue au nom de tous nos auditeurs ! Saluez vos amis, Mr. Smith…»

(« Regardez le téléphone en souriant, Mike, et saluez de la main. »)

— Merci, Valentin Michaël Smith. Nous sommes heureux de vous voir bronzé et en bonne forme. Il paraît que vous avez appris à nager ?

— Patron ! Des visiteurs. Je crois, du moins.

— Coupez ! après le mot « nager ». Qu’est-ce qui se passe, Jubal ?

— Je vais aller voir. Jill, occupez-vous de Mike – c’est peut-être le quartier général. »

C’étaient l’unité mobile de N.W. qui atterrissait – de nouveau sur les rosiers –, Larry qui revenait après avoir téléphoné à Mackenzie, et Duke, de retour de la ville. Mackenzie décida de terminer rapidement l’interview téléphonée, car il était maintenant assuré d’avoir la couleur et le relief. Le personnel de l’unité mobile profita de ce moment de répit pour vérifier l’équipement fixe. Larry et Duke les accompagnèrent.

L’interview se termina par des inanités, Jubal arrêtant au vol les questions que Mike ne pouvait pas comprendre. Mackenzie demanda aux auditeurs de ne pas quitter l’écoute et leur promit une interview en couleur et relief. Puis il demanda à ses techniciens de lui faire leur rapport.

« Tout fonctionne à la perfection, Mr. Mackenzie.

— Pourquoi est-ce que cela n’a pas marché, alors ? »

Le technicien jeta un coup d’œil vers Duke et Larry. « Cela fonctionne mieux quand il y a du courant. Le disjoncteur était fermé. »

Jubal dut intervenir pour faire cesser une discussion dont l’objet était de déterminer si oui ou non Duke avait dit à Larry qu’il fallait réenclencher le disjoncteur avant de pouvoir utiliser l’équipement. Peu lui importait de savoir qui avait tort – il était de plus en plus convaincu que la technologie avait atteint son sommet avec la Ford modèle T et que depuis c’était la décadence. Puis, ils eurent droit à l’interview en stéréo et couleur. Mike en profita pour saluer ses amis du Champion, y compris un petit discours en martien à l’intention du docteur Mahmoud.

Quand ce fut terminé, Jubal régla le téléphone pour deux heures de refus. Il se sentait extrêmement las et se demanda s’il vieillissait. « Où en est le dîner ? Qui était censé s’en occuper ce soir ? Mesdemoiselles, vous négligez vos devoirs les plus élémentaires.

— C’était mon tour ce soir, répondit Jill, mais…

— Toujours des excuses !

— Voyons, patron, intervint Anne vivement, vous nous avez tenues enfermées ici tout l’après-midi. Comment voulez-vous qu’on ait pu s’occuper du dîner ?

— Ça c’est votre problème, répondit Jubal avec entêtement. Je désire des repas chauds et servis à l’heure, jusqu’à la dernière sonnerie des trompettes de l’Apocalypse. De plus…

— De plus, compléta Anne, il n’est que 7 h 40 et nous avons largement le temps de préparer le dîner pour 8 heures. Et cessez de pleurnicher comme un bébé.

— Seulement 8 h moins 20 ? On dirait qu’une semaine a passé depuis le déjeuner. Et ça ne nous laisse guère de temps pour prendre l’apéritif.

— Pauvre Jubal !

— Apportez-moi quelque chose à boire. Pour tout le monde ! Je propose qu’on saute le dîner. J’ai surtout envie de prendre une cuite du tonnerre. Anne, il y a ce qu’il faut pour un smôrgasbord ?

— Largement.

— Faites-en dégeler un bon assortiment et chacun se servira à son goût. Qu’est-ce que c’est que toutes ces discussions ! »

Anne se pencha pour l’embrasser sur sa calvitie. « Patron, vous avez agi noblement. Nous allons vous nourrir, vous enivrer et puis vous border dans votre lit. Attendez, Jill, je viens vous aider.

— Je peux aider aussi ? demanda Smith, les yeux brillants.

— Bien sûr, Mike. Vous porterez les plateaux. La nuit est chaude, Jubal. Nous servirons le dîner près de la piscine.

— Parfait. » Lorsqu’ils furent partis, il demanda à Duke : « Où diable aviez-vous disparu ?

— Je réfléchissais.

— Ce n’est pas rentable, et cela rend malheureux. Vous avez obtenu des résultats ?

— Oui, dit Duke. J’ai décidé que ce que Mike mangeait était son affaire.

— Félicitations ! Le désir de ne pas se mêler des affaires des autres représente quatre-vingts pour cent de la sagesse humaine.

— Vous vous en mêlez pourtant beaucoup.

— Je ne prétends pas être sage.

— Dites, Jubal. Si j’offrais un verre de lait à Mike, cela lui irait comme cérémonie d’initiation ?

— Je crois. Voyez-vous, Duke, la seule caractéristique humaine que possède Mike est un immense désir de se faire aimer. Mais je voudrais vous faire comprendre que c’est une décision grave. J’étais devenu son frère d’eau avant de comprendre ce que cela impliquait – et je me suis retrouvé dans les responsabilités jusqu’au cou. Vous vous engagez à ne jamais lui mentir, à ne jamais le tromper, à le soutenir quoiqu’il arrive. Réfléchissez-y bien.

— J’ai réfléchi, Jubal. Il y a quelque chose en Mike qui vous donne envie de veiller sur lui.

— Je sais. C’est sans doute la première fois que vous rencontrez l’honnêteté. L’innocence. Mike n’a pas goûté au fruit de l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal… et nous ne comprenons donc pas comment il fonctionne. Bien. Espérons que vous ne le regretterez pas. » Jubal leva les yeux sur Larry qui arrivait. « Je croyais que vous étiez en train de le distiller.

— Je ne trouvais pas le tire-bouchon.

— Toujours la mécanique. Duke, vous trouverez des verres derrière l’Anatomie de la Mélancolie.

— Je sais.

— Buvons vite un petit verre avant de nous y mettre sérieusement. » Jubal emplit les verres et leva le sien. « À la fraternité des alcooliques… la plus digne de la fragile âme humaine.

— À votre santé.

— À la vôtre. »

Jubal but d’un trait. « Ah ! » fit-il avec satisfaction, puis rota. « Offrez-en un peu à Mike, Duke, qu’il apprenne comme il est bon d’être humain. Cela me met en humeur créatrice ! La suivante !

— C’est moi, dit Myriam, qui arrivait. Mais…

— Je disais donc : «… Je n’imaginais pas sous quelle forme étrange, à la fois douce et amère, mon ambition allait…»

— Ne vous donnez pas la peine. J’ai terminé cette histoire pendant que vous bavardiez avec le secrétaire général.

— Alors, ce n’est plus votre tour. Envoyez-la.

— Vous ne voulez pas la lire ? Il faut de toute façon que je modifie quelques passages. Le fait d’avoir embrassé Mike m’a donné de nouvelles idées. »

Jubal frissonna. » La lire ? Grands Dieux ! C’est déjà assez terrible d’avoir à l’écrire. Et je ne veux pas de modifications, surtout pas pour se rapprocher des faits. Une « histoire vraie », mon enfant, ne doit pas être ternie par la moindre ombre de vérité.

— D’accord, patron. Anne vous fait dire que tout est prêt à la piscine. »

La soirée se poursuivit à grand renfort de liquides, sans oublier les petits poissons et autres comestibles Scandinaves. Sur l’invitation de Jubal, Mike prit du cognac. Trouvant le résultat troublant, il ajouta de l’oxygène à l’éthanol dans un processus interne de fermentation inversée, et convertit l’alcool en glucose et en eau.

Jubal le vit devenir ivre – puis redevenir sobre presque immédiatement. Essayant de comprendre ce qui se passait, il lui en offrit un autre verre – que Mike accepta car c’était son frère d’eau qui le lui donnait. Il en absorba une quantité invraisemblable sans en paraître le moins du monde affecté. Jubal abandonna.


Lorsqu’il lui demanda ce qu’il avait fait, Mike pensa qu’il parlait du raid des S.S., à propos duquel il ressentait une culpabilité latente. Il essaya de s’expliquer pour, si possible, se faire pardonner de Jubal.

Lorsqu’il eut compris de quoi Smith parlait – et il y mit un certain temps car, en dépit d’années d’habitude, il n’était pas, lui, insensible aux effets de l’alcool – Jubal l’interrompit : « Mais non, fils, je ne veux pas le savoir. Vous avez agi comme il fallait, c’était parfait. Mais…» Il lui fit de gros yeux «… ne m’en parlez pas. N’en parlez à personne.

— Non ?

— Non. C’est ce que j’ai vu de plus stupéfiant depuis que mon oncle à deux têtes se contredit lui-même. Une explication gâcherait tout.

— Je ne gnoque pas.

— Moi non plus. Buvons. »

Les journalistes commençaient à arriver. Jubal les reçut avec courtoisie et les invita à boire, à manger et à s’amuser – mais à s’abstenir d’importuner l’Homme de Mars ou lui-même.

Ceux qui ne prenaient pas garde à ce conseil se retrouvaient dans la piscine.

Jubal chargea Duke et Larry d’administrer les baptêmes. Quelques-uns se fâchèrent, tandis que d’autres, avec le fanatisme des prosélytes, prêtaient main forte à l’équipe des maîtres nageurs. Jubal dut les empêcher d’immerger pour la troisième fois le doyen des journalistes du New York Times.

Tard dans la soirée. Dorcas vint vers Jubal et lui murmura à l’oreille : « Téléphone, Patron.

— Prenez le message.

— Il faut que vous y alliez vous-même.

— Avec une hache, oui ! Cela fait longtemps que je veux me débarrasser de cette vierge implacable. Duke, allez me chercher une hache.

— Patron ! C’est l’homme à qui vous avez longuement parlé cet après-midi.

— Ah. Il fallait le dire plus tôt. « Jubal monta les escaliers d’un pas lourd, verrouilla la porte derrière lui et s’installa devant l’appareil. Le visage inexpressif d’un nouvel acolyte de Douglas fut bientôt remplacé par celui du secrétaire général lui-même. « Vous avez mis bien longtemps à venir au téléphone.

— C’est mon téléphone, Monsieur le secrétaire. Il arrive que je ne réponde pas du tout.

— Il semble, en effet. Pourquoi ne m’aviez-vous pas dit que votre Caxton était un alcoolique ?

— L’est-il ?

— C’est le moins qu’on puisse dire ! Il a fait la noce, et était en train de se remettre dans un tripot de Sonora.

— Je suis heureux d’apprendre qu’il ait été retrouvé. Merci, monsieur le secrétaire.

— Il a été arrêté sous l’inculpation de vagabondage, mais la charge ne sera pas retenue – nous le confions à vos soins.

— Je ne sais comment vous remercier.

— Oh, mais c’est un cadeau à double tranchant ! Je vous le fais remettre dans l’état où on l’a trouvé : sale, pas rasé et, me dit-on, sentant l’alcool à dix lieues à la ronde. Je tiens à ce que vous voyez de quel genre d’individu il s’agit.

— Fort bien, monsieur le secrétaire. Quand arrivera-t-il ?

— Un courrier à quitté Nogalas il y a quelque temps. À Mach 4, il ne devrait pas mettre longtemps. Le pilote a ordre de vous le remettre contre reçu.

— Ce sera fait.

— Quant au reste, docteur, je m’en lave les mains. Je compte sur vous et sur votre client, que vous ameniez cet ivrogne ou non.

— C’est entendu. Quand ?

— Demain matin, 10 heures ?

— Il faut battre le fer pendant qu’il est chaud. Nous y serons. »

Jubal redescendit. « Jill ! Venez voir, mon enfant.

— Oui, Jubal. » Elle trotta vers lui, suivie par un journaliste.

Jubal le renvoya d’un geste de la main. « C’est confidentiel, dit-il avec fermeté. Un événement familial.

— Dans la famille de qui ?

— Un décès dans la vôtre. Allez, décampez ! » Le journaliste partit en riant. Jubal se pencha vers Jill et lui dit avec douceur. « Il est vivant.

— Ben ?

— Oui. Il sera ici très bientôt.

— Oh, Jubal ! » Elle éclata en sanglots.

Il la prit par les épaules. « Calmez-vous. Allez à l’intérieur jusqu’à ce que vous ayez repris contrôle de vous-même.

— Oui, patron.

— Allez pleurer sur votre oreiller, puis lavez-vous le visage. » Jubal retourna à la piscine. « Silence tout le monde ! J’ai une nouvelle importante à vous annoncer. Votre venue nous a fait très plaisir – mais la soirée est terminée ! »

— Ouh !

— Jetez-le dans la piscine. Je suis un vieil homme et j’ai besoin de repos. De même que toute ma famille. Duke, rebouchez les bouteilles. Les filles, débarrassez les tables ! »

Quelques-uns protestèrent, mais leurs collègues plus sérieux les calmèrent. En dix minutes, ils se retrouvèrent seuls.

Vingt minutes plus tard, Caxton arriva. L’officier des S.S. fit signer à Harshaw un reçu préparé d’avance et repartit, tandis que Jill sanglotait sur l’épaule de Ben.

Jubal le regarda de la tête aux pieds. « On me dit que vous êtes ivre depuis une semaine ? »

Ben poussa un juron sans cesser de caresser le dos de Jill. « J’suis saoul. Complètement saoul. Mais j’ai pas bu un seul verre.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Sais pas. Je sais pas ! »

Une heure plus tard, Jubal lui avait pompé le contenu de l’estomac et fait des piqûres pour neutraliser l’effet de l’alcool et des barbituriques. Il était lavé, rasé, vêtu de vêtements empruntés et avait fait la connaissance de l’Homme de Mars. On le mit rapidement au courant des événements récents, tandis qu’il mangeait un repas léger en buvant du lait.

Ben ne put rien leur dire. Pour lui, la semaine écoulée n’avait pas existé. Il avait perdu connaissance à Washington ; on l’avait réveillé à Mexico. « Évidemment, je sais ce qui s’est passé. Ils m’ont drogué, mis dans une pièce sombre… et m’ont soutiré tout ce que je pouvais leur dire. Mais je ne peux rien prouver. Et je suis sûr que le Jefe du village et la patronne de cette boîte – et d’autres sans doute – témoigneront de la façon dont le gringo a passé cette semaine. Et je ne peux rien y faire.

— Alors, ne faites rien, lui conseilla Jubal. Laissez couler et soyez heureux.

— Du diable si je ne ferai rien ! Je vais…

— Ta-ta-ta. Vous êtes vivant, Ben… Je vous jure que j’aurais parié le contraire. Et Douglas va faire exactement ce que nous désirons – et avec plaisir, encore.

— Je voudrais en parler. Je pense…

— Je pense que vous allez aller vous coucher. Avec un bon verre de lait chaud pour masquer le goût de l’Ingrédient secret du bon vieux Docteur Harshaw contre les cuites secrètes. »

Bientôt, Caxton ronflait tout son saoul. En montant se coucher, Jubal rencontra Anne dans le couloir. Il hocha la tête avec lassitude : « Quelle journée, ma petite Anne.

— Oui. Je n’aurais pas voulu la manquer, mais je n’aimerais pas la revivre. Allez vite dormir, Jubal.

— Dans un moment. Dites-moi, Anne, qu’y a-t-il de si particulier dans la façon dont ce garçon embrasse ? »

Anne fit des yeux rêveurs, puis sourit. « Vous auriez dû essayer, patron.

— Je suis trop vieux pour changer. Mais tout ce qui concerne Mike m’intéresse. C’est vraiment différent ? »

Anne pesa sa réponse. « Oui.

— En quoi ?

— Mike donne toute son attention au baiser qu’il vous donne.

— Ne me faites pas rire ! Moi aussi. Dans le temps, du moins. »

Anne secoua la tête. « Pas vrai. J’ai été embrassée par des hommes qui s’y connaissaient, et qui faisaient ça très bien. Mais ils ne donnent pas toute leur attention à ce qu’ils font. Ils ne le peuvent pas. Ils ont beau faire de leur mieux, mais une partie de leur esprit est toujours ailleurs. L’autobus qu’ils ont raté, ou bien s’ils vont se payer la fille, ou leur technique pour embrasser, ou bien des ennuis de travail, d’argent, ou la crainte que quelqu’un ne les voie… il y a toujours quelque chose. Mike, lui, n’a pas de technique… mais quand il vous embrasse, il ne fait rien d’autre. Vous êtes tout son univers… et ce moment est éternel car il ne fait pas de projets et ne va nulle part. Il vous embrasse, c’est tout. » Elle frémit. « Cela vous submerge.

— Mmm… fit Jubal dubitativement.

— Ne vous moquez pas, vieux débauché. Vous ne pouvez pas comprendre.

— Non. Désolé, je ne comprendrai jamais. Bonne nuit. À propos, d’ailleurs… j’ai dit à Mike de verrouiller sa porte. »

Elle lui fit une grimace. « Empêcheur de danser en rond !

— Il apprend bien assez vite comme cela. Inutile de le brusquer. »

18

La conférence fut retardée de vingt-quatre heures, ce qui donna à Caxton le temps de récupérer, d’apprendre d’autres détails sur sa semaine escamotée et de se « rapprocher » de l’Homme de Mars, car Mike gnoqua rapidement que Jill et Ben étaient « frères d’eau » ; après avoir consulté Jill, il offrit solennellement un verre d’eau à Ben.

Jill avait mis Ben au courant. Cela lui causa bien des affres de conscience. Il était tourmenté par un sentiment désagréable : l’intimité existant entre Jill et Mike l’irritait. Cette semaine de mort vivant avait entamé ses habitudes de célibataire. Dès qu’il put trouver un moment pour être seul avec Jill, il lui demanda de nouveau de l’épouser.

Jill évita son regard. « Je vous en prie, Ben.

— Mais pourquoi ? J’ai un travail régulier, je suis en bonne santé – ou du moins je le serai dès que j’aurai éliminé leurs drogues de « vérité »… et, comme ce n’est pas encore fait, je me sens précisément poussé à dire la vérité. Je vous aime, Jill. Je veux vous épouser et masser vos pauvres pieds fatigués. Est-ce que je suis trop vieux ? Avez-vous l’intention d’épouser quelqu’un d’autre ?

— Non, ni l’un ni l’autre ! Ben chéri… je vous aime. Mais ne me demandez pas cela maintenant. J’ai… des responsabilités. »

Il ne parvint pas à l’en faire démordre.

Il finit par se rendre compte que l’Homme de Mars n’était pas son rival : il était le patient de Jill. Et un homme qui épouse une infirmière doit accepter le fait que les infirmières éprouvent des sentiments maternels envers ceux qui sont confiés à leur charge. Non seulement l’accepter, mais l’aimer, car si Gillian n’avait pas eu le caractère qui faisait d’elle une infirmière, il ne l’aurait sans doute pas aimée. Car ce n’était pas seulement le balancement de ses hanches ni la dimension de ses glandes mammaires ! Il n’était pas du type infantile qui ne s’intéresse qu’à ces détails. C’était elle qu’il aimait.

Puisque ce qu’elle était impliquait qu’il dût s’effacer derrière des patients qui avaient besoin d’elle, il n’allait pas, cré nom, être jaloux ! Non. Mike était un brave gosse – aussi innocent et dénué de malice que Jill le lui avait décrit.

Et il ne lui offrait pas un lit de roses : la vie n’est pas toujours facile pour la femme d’un journaliste. Il lui arrivait d’être absent des semaines entières, et ses horaires étaient pour le moins irréguliers. Il n’aimerait pas que Jill se plaigne tout le temps. Mais elle ne le ferait pas. Ce n’était pas lui qui allait commencer.

Étant parvenu à ces conclusions, il accepta sans arrière-pensée l’eau que Mike lui offrait.

Jubal, lui, mit cette journée de répit à profit pour dresser des plans. « Ben, lorsque vous m’avez mis cette affaire sur le dos, j’avais prévenu Gillian que je ne lèverais pas le petit doigt pour défendre les prétendus « droits » de ce garçon. J’ai changé d’avis. Nous n’allons pas laisser le gouvernement empocher le butin.

— En tout cas pas ce gouvernement !

— Ni le prochain. Il sera pire. Ben, vous sous-estimez Joe Douglas.

— Un politicien de bas étage, avec une morale à l’avenant !

— Oui. Et ignorant comme ce n’est pas permis. Mais il est également un président mondial consciencieux – plus que nous ne le méritons. J’aimerais bien jouer au poker avec lui… je suis certain qu’il ne triche pas et paie avec le sourire. C’est parfois un beau salopard, mais dans l’ensemble il est d’une honnêteté passable.

— Du diable si je vous comprends, Jubal. Vous m’avez dit que vous étiez presque certain que Douglas m’avait fait tuer… et en réalité il ne s’en est pas fallu de beaucoup. Vous avez jonglé avec des œufs pour m’en tirer vivant, et Dieu sait que je vous en suis reconnaissant ! Mais je ne peux quand même pas oublier que Douglas était derrière tout cela ! Ce n’est pas de sa faute si je suis en vie ! Il aurait certainement préféré me voir mort.

— Sans doute, oui. Ce qui est fait est fait – n’y pensez plus.

— Moi, oublier cela !

— Vous seriez bien bête de ne pas le faire. Vous ne pouvez rien prouver. Et ne me chargez pas du fardeau de votre gratitude. Je ne l’ai pas fait pour vous.

— Hein ?

— Je l’ai fait pour une petite fille qui allait s’élancer dans la nature tête la première et se serait peut-être fait tuer. Je l’ai fait parce qu’elle était mon invitée et que je lui tenais lieu de parents. Je l’ai fait parce qu’elle était pleine d’ardeur et de courage, mais bien trop ignorante pour fourrer son nez dans ce genre d’affaires. Mais vous, mon doux et cynique ami, vous connaissez tout à ce genre d’affaires, et si par inattention vous vous y laissez prendre, de quel droit interférerais-je avec votre karma ?

— Hum… D’accord, Jubal. Et vous pouvez aller au diable – pour avoir tripoté mon karma. Si j’en ai un.

— C’est une question très controversée. Aux dernières nouvelles, les partisans du libre arbitre et ceux de la prédestination étaient à égalité à la quatrième reprise. Dans un cas comme dans l’autre, je n’ai aucun désir de réveiller un homme qui s’est endormi dans le caniveau. Faire le bien, c’est comme traiter les hémophiles. Le seul véritable traitement est de les laisser saigner à mort avant qu’ils ne donnent le jour à d’autres hémophiles.

— On pourrait les stériliser.

— Je ne tiens pas à jouer au bon Dieu. Mais nous nous éloignons de notre sujet. Douglas n’a pas voulu vous faire assassiner.

— Qui a dit cela ?

— L’infaillible Jubal Harshaw, parlant ex cathedra du haut de son nombril. Mon garçon, lorsqu’un shérif bat un prisonnier à mort, il y a mille chances contre une pour que le commissaire du comté ne l’ait pas permis, s’il avait été au courant. Au pire, ils ferment les yeux – après – plutôt que de soulever un tas de boue. L’assassinat n’a jamais été une pratique admise dans ce pays.

— Je vous montrerai les dossiers que j’ai rassemblés sur un certain nombre de morts suspectes. »

Jubal fit un geste de dénégation. « J’ai dit que ce n’était pas une pratique admise. Certes, nous avons toujours eu des assassinats – depuis des cas célèbres comme celui de Huey Long jusqu’à des hommes battus à mort qui font tout juste un entrefilet en huitième page. Mais cela n’a jamais été une ligne de conduite, et si vous êtes vivant c’est que ce n’est pas celle de Joe Douglas. Ils vous ont escamoté, vous ont soutiré tout ce qu’ils pouvaient tirer et ils auraient pu se débarrasser de vous aussi facilement qu’on jette une souris dans les toilettes. Mais leur patron n’aime pas ces jeux de vilains et, s’il était convaincu que telle était leur intention, cela leur coûterait leur place, sinon leur tête. »

Jubal s’interrompit le temps de vider son verre. « Ces bandits ne sont qu’un instrument – mais pas une garde prétorienne qui choisit les Césars. Alors, qui voulez-vous pour César ? Joe l’avocat dont la formation remonte au temps où ce pays était une nation et non une satrapie dans un empire polyglotte… Douglas, qui ne tolère pas l’assassinat ? Ou bien voulez-vous le ficher dehors – nous le pouvons, rien qu’en le dupant habilement – et le remplacer par un secrétaire général venant d’un pays où la vie humaine vaut peu de chose et où l’assassinat est une tradition ? Et dans ce cas, Ben, qu’est-ce qui arrivera au prochain journaliste un peu trop indiscret, le jour où il s’aventurera dans une ruelle mal éclairée ?

Caxton ne répondit pas.

« Comme je l’ai dit, les S.S. ne sont qu’un instrument. On trouve toujours des hommes qui aiment les sales besognes. Et si vous finissez par lui coûter sa majorité, elles deviendront de plus en plus sales.

— Jubal, essayez-vous de me convaincre de ne pas critiquer le gouvernement ?

— Non. Les taons ont un rôle à jouer. Mais avant de jeter les canailles actuelles à la porte, il est bon de regarder d’un peu plus près les canailles qui les remplaceraient. La démocratie est un système bien médiocre ; la seule chose que l’on puisse dire en sa faveur c’est qu’elle vaut huit fois mieux que n’importe quel autre. Son pire défaut est que ses leaders reflètent leurs électeurs – cela nous donne un niveau bien bas, mais que voulez-vous ? Regardez bien Douglas et dites-vous que dans son ignorance, dans sa stupidité et dans son égocentrisme il ressemble à ses compatriotes tout en étant un peu au-dessus de la moyenne. Puis, considérez l’homme qui le remplacera si son gouvernement tombe.

— Il y a peu de différence.

— Il y a toujours une différence ! Et il y a beaucoup plus loin entre « mauvais » et « pire » qu’entre « bon » et « meilleur ».

— Et alors ? Que voulez-vous que je fasse ?

— Rien, répondit Harshaw. Laissez-moi diriger les opérations. Et abstenez-vous d’éreinter Joe Douglas – louez-le peut-être pour sa « modération digne d’un homme d’État ».

— Vous me faites vomir !

— Prenez votre chapeau. Je vais vous dire ce que je compte faire. Le principe essentiel lorsqu’on veut chevaucher un tigre c’est de bien tenir ses oreilles.

— Cessez d’être pompeux.

— Cessez d’être obtus et laissez-moi parler. Mike à l’infortune d’avoir hérité d’une fortune qui aurait fait rêver Crésus… et en plus il peut prétendre à un pouvoir politique dans des conditions sans précédent depuis que le secrétaire Fall fut condamné pour avoir reçu un pot-de-vin que Doheny fut acquitté d’avoir versé. Pour moi, ces histoires de « Prince de droit » sont de la pure stupidité, et je ne considère pas que sa fortune lui appartienne réellement : il ne l’a pas produite. Et même s’il l’avait gagnée, le concept de « propriété » n’est pas aussi naturel et évident que la plupart des gens le pensent.

— Répétez voir !

— La propriété est une abstraction hautement sophistiquée, une relation à proprement parler mystique. Dieu sait que nos juristes ont rendu ce mystère compliqué à souhait, mais je n’en ai vraiment compris la subtilité qu’en apprenant le point de vue martien. Les Martiens ne possèdent rien… même pas leurs corps.

— Doucement, Jubal. Même les animaux ont des possessions. Et les Martiens sont loin d’être des animaux ; ils sont civilisés, ils ont des villes et un tas de choses.

— Je sais… les renards ont leurs terriers et les oiseaux leurs nids. Personne ne sait mieux distinguer le mien du tien qu’un chien de garde. Mais pas les Martiens. À moins que vous ne baptisiez « propriété » la possession commune de tout par des millions ou des milliards de citoyens « anciens » – ce que vous nommeriez des fantômes, mon ami.

— Dites-donc, Jubal, qu’est-ce que c’est que ces « Anciens » ?

— Vous voulez la version officielle ?

— Non. Votre opinion personnelle.

— Je pense que ce sont de pieuses niaiseries tout juste bonnes à fertiliser le gazon – une superstition qu’on lui a inculquée si tôt qu’il ne peut plus s’en débarrasser.

— Jill en parle comme si elle y croyait.

— Vous m’entendrez parler de même. Simple politesse. Une de mes meilleures amies croit en l’astrologie ; je ne songerais jamais à l’offenser en lui disant ce que j’en pense réellement. On n’a jamais réussi à sonder la capacité qu’ont les hommes de croire ce qui me paraît hautement improbable – des tables tournantes à la supériorité de leurs enfants. Je considère la foi comme une preuve de paresse intellectuelle, mais la foi qu’a Mike dans les « Anciens » n’est pas plus irrationnelle que de croire que la dynamique de l’univers peut être neutralisée par des prières, pour demander la pluie par exemple.

— J’avoue croire en la possibilité de l’immortalité. Mais je suis content que le fantôme de mon grand-père ne vienne pas m’imposer ses volontés. C’était un vieux gredin plutôt capricieux.

— Le mien aussi. Ainsi que moi, d’ailleurs. Mais pour quelle raison un citoyen perdrait-il tous ses droits simplement parce qu’il est mort ? Dans le quartier où j’ai grandi, on faisait largement voter les morts – c’était presque martien. En tout état de cause, notre Mike ne peut rien posséder, car les « Anciens » possèdent déjà tout. J’ai eu beaucoup de mal à lui expliquer qu’il possédait plus d’un million d’actions de la Lunar Enterprises, plus le propulseur de Lyle, sans compter des biens et effets divers. Mais peu lui importe que leurs propriétaires précédents soient morts : ils sont donc devenus des « Anciens » et il ne mettrait pour rien au monde son nez dans leurs affaires.

— Il est juridiquement incompétent.

— Eh bien sûr ! Il est incapable de gérer ses possessions parce qu’il ne croit pas en la mystique de la propriété – pas plus que je ne crois en ses fantômes. Ben, Mike ne possède rien d’autre que sa brosse à dents – et il ne sait même pas qu’elle est à lui. Si vous la preniez, il supposerait que les « Anciens » ont autorisé le transfert. »

Jubal haussa les épaules. « Il est donc incompétent. Par conséquent, je n’admettrai pas que l’on mette sa compétence en doute. Car… qui nommerait-on comme tuteur ?

— Douglas, ou un de ses hommes de paille.

— Vous croyez vraiment, Ben ? Songez à la composition de la Haute Cour. Le tuteur ne s’appellerait-il pas plutôt Savvonavong ? Ou Nadi ? Ou Kee ?

— Aïe… vous avez peut-être raison.

— Et dans ce cas, notre ami ne vivrait peut-être pas longtemps. Ou alors il atteindrait un âge avancé dans quelque parc enchanteur d’où il lui serait plus difficile de sortir que de l’hôpital Bethesda.

— Que comptez-vous faire ?

— Le pouvoir que Mike possède nominalement est trop dangereux. Donc, nous allons le neutraliser.

— Comment et à qui donnerez-vous une pareille fortune ?

— Nous ne la donnerons pas. Cela romprait l’équilibre des puissances, et toute tentative dans ce sens aboutirait à une contestation de la compétence de Mike. Non. Nous allons laisser courir le tigre à une vitesse d’enfer tout en nous cramponnant à ses oreilles. Ben, je vais vous esquisser ce que je veux faire. Et ensuite, je compte sur vous pour essayer d’y trouver des failles. Pas le côté juridique – cela, je m’en charge. Je voudrais savoir si c’est politiquement faisable. Et maintenant, écoutez-moi bien…»

19

Le lendemain matin, la délégation diplomatique martienne se mit en route pour le palais de l’Exécutif. Le nullement prétentieux prétendant au trône martien ne se souciait guère du but de leur voyage – il y prenait tout simplement plaisir. Harshaw avait loué un « Lévrier volant ». Mike était assis dans l’astrodôme, entre Jill et Dorcas, et regardait avec de grands yeux tout ce que les filles lui montraient. Le siège était conçu pour deux, et il s’ensuivait un « rapprochement » fort réchauffant. Il avait un bras autour de l’épaule de Jill et l’autre autour de celle de Dorcas. Il regardait, écoutait, et essayait de tout gnoquer. Il n’aurait pas été plus heureux sous cinq mètres d’eau.

C’était sa première vision de la civilisation terrestre. Il n’en avait rien vu à sa descente du Champion ; dix jours auparavant, il avait fait un bref parcours en taxi, mais n’avait rien gnoqué du tout. Depuis, il avait vécu entre la piscine, le jardin et la maison. Il ne s’était même pas aventuré jusqu’aux grilles de la propriété.

Mais il était devenu très sophistiqué : il savait ce qu’était une fenêtre, comprenait que la bulle qui l’entourait était faite pour regarder, et qu’il voyait des villes. Avec l’aide de ses compagnes, il trouva sur la carte l’endroit où ils étaient. Il n’avait appris que récemment que les humains possédaient des cartes. La première fois qu’il avait gnoqué une carte humaine, il avait été pris d’un délicieux mal du pays. Certes, elle était statique et morte comparée à celles qu’il connaissait – mais c’était une carte. Et même les cartes humaines étaient d’essence martienne. Il aimait beaucoup les cartes.

Il vit près de trois cents kilomètres de paysage, surtout urbain, et en savoura le moindre centimètre. Il fut stupéfait par l’étendue des métropoles humaines, et par leur activité fébrile. Elles étaient si différentes des villes de son peuple, mi-monastères, mi-jardins. Il lui semblait que les villes humaines devaient s’user presque instantanément, si pleines d’expérience que seuls les plus forts parmi les Anciens pourraient supporter de visiter leurs rues désertes pour gnoquer et contempler les innombrables couches d’événements et d’émotions qui s’y étaient déposées. En de rares occasions, à la fois terribles et merveilleuses, il avait visité chez lui des villes abandonnées ; mais ses maîtres, gnoquant qu’il n’était pas assez fort, avaient fait cesser cette pratique.

Il demanda à Jill et Dorcas l’âge de la ville qu’ils survolaient. Elle avait été fondée il y avait deux cents années terrestres. Comme les unités de temps terrestres n’avaient pas vraiment de sens pour lui, il les convertit en années et en nombres martiens : trois années pleines plus trois années d’attente (34+33 = 108 années martiennes).

C’était beau et terrifiant à la fois ! Ces gens devaient se préparer à abandonner la ville à ses pensées, avant qu’elle ne s’écroule sous le fardeau et ne soit plus… et pourtant, par le nombre des années, la ville n’était encore qu’un œuf.

Mike se promit de revenir à Washington dans un siècle ou deux pour parcourir ses rues vides et tenter de se rapprocher de sa couleur et de sa beauté infinie, gnoquant avidement jusqu’à ce qu’il soit Washington et que la ville soit lui-même – s’il en avait la force. Il classa la pensée, sachant qu’il devrait grandir, grandir beaucoup avant d’avoir la force de louer et de chérir l’incommensurable angoisse de la ville.

Le pilote du Lévrier vira vers l’est car la circulation était déviée à cause d’un afflux imprévu de véhicules (causé d’ailleurs par la présence de Mike), et Mike vit la mer.

Jill dut lui dire que c’était de l’eau, et Dorcas précisa que c’était l’océan Atlantique et lui en montra l’étendue sur la carte. Depuis qu’il était un petit, Mike savait que la troisième planète à partir du soleil était presque entièrement couverte par l’eau de la vie, et il avait appris récemment que ses habitants se souciaient apparemment fort peu de cette richesse. Il avait franchi le difficile obstacle de comprendre l’orthodoxie martienne selon laquelle l’eau n’était pas indispensable a la cérémonie de l’eau – l’eau était un symbole représentant une essence, belle mais non indispensable.

Et maintenant, Mike découvrit que la connaissance abstraite n’est pas comparable à la réalité physique ; la vue de l’Atlantique l’emplit d’un tel effroi que Jill dut le tancer vertement pour l’empêcher de se « retirer ».

Mike coupa court à son émotion, puis regarda l’eau qui s’étendait à l’infini et essaya de la mesurer jusqu’à ce que sa tête bourdonnât de trois et de puissances de trois et de sur-puissances de puissances.

Lorsqu’ils atterrirent sur le toit du palais, Jubal leur cria : « Et n’oubliez pas, les filles ! Formez un cercle autour de lui et n’ayez pas de scrupules pour donner des coups de talon ou de coude. Anne, vous serez en robe, mais n’hésitez pas à leur marcher sur les pieds s’ils vous serrent de trop près.

— Cessez de vous énerver, patron. Personne ne serre un Témoin de trop près – de toute façon, je porte des talons aiguille et je pèse plus lourd que vous.

— D’accord. Renvoyez Larry avec le bus dès que possible.

— C’est gnoqué, patron. Cessez de frétiller.

— Je frétillerai tant qu’il me plaira. Allons-y. » Harshaw, les quatre filles, Mike et Caxton descendirent et le bus repartit. L’aire d’atterrissage n’était pas trop congestionnée, mais quand même loin d’être vide. Un homme s’avança vers eux et dit cordialement : « Docteur Harshaw ? Je suis Tom Bradley, premier assistant du secrétaire général. Je vais vous accompagner au bureau de Mr. Douglas. Il va vous recevoir avant le début de la conférence.

— Non. »

Bradley cligna des yeux. « J’ai dû mal me faire comprendre. Ce sont les instructions du secrétaire général. Bien entendu, Mr. Smith – je veux dire l’Homme de Mars peut vous accompagner.

— Non. Nous allons à la salle de conférences. Faites-nous conduire, s’il vous plaît. En attendant, j’ai un travail pour vous. Myriam, la lettre.

— Mais docteur Harshaw…

— J’ai dit : « Non ! » Vous devez immédiatement remettre cette lettre à Mr. Douglas, et me rapporter ce reçu. » Il apposa sa signature sur le dos de la lettre que Myriam lui tendait, puis la remit à Bradley. « Dites-lui de la lire immédiatement – avant la conférence.

— Mais le secrétaire général désire…

— Le secrétaire général désire lire cette lettre. Je suis doué de double vue, jeune homme, et je vous prédis que vous ne serez plus ici demain si vous tardez à la lui remettre.

— Jim, occupez-vous d’eux », dit Bradley, puis il partit, la lettre en main. Jubal poussa un soupir. Il avait assez sué pour l’écrire. Anne et lui avaient passé une bonne partie de la nuit à en rédiger n versions successives. Jubal désirait en arriver à un règlement public – mais il ne voulait pas prendre Douglas par surprise.

En réponse à l’ordre de Bradley, un jeune homme s’avança ; Jubal le classa dans la catégorie des arrivistes qui gravitent autour des puissants et se chargent de leurs sales besognes. L’homme leur sourit : « Je suis Jim Sanforth, docteur, premier secrétaire de presse. Je m’occuperai de vos relations avec la presse – pour arranger les interviews et la suite. Je suis désolé, mais la conférence ne peut pas encore commencer. À la dernière minute, nous avons dû chercher une salle plus grande. À mon avis, il faudrait…

— À mon avis, il faudrait nous rendre immédiatement dans la salle de conférences.

— Vous ne comprenez pas, docteur. Ils sont en train d’installer des câbles, et la salle est pleine de journalistes…

— Parfait ! Cela nous donnera l’occasion de bavarder avec eux.

— Non, docteur. J’ai reçu des instructions…

— Mon jeune ami, vous pouvez prendre vos instructions et les plier jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que des coins, puis les fourrer dans votre oubliette. Nous sommes venus ici dans le seul but de prendre part à une conférence publique. Si celle-ci ne peut pas commencer, nous verrons la presse – dans la salle de conférences.

— Mais…

— L’Homme de Mars va prendre froid sur ce toit. » Harshaw éleva la voix. « Quelqu’un aurait-il la bonté de nous conduire à cette salle de conférences ? »

Sanforth avala sa salive. « Soit, docteur. Si vous voulez me suivre. »

Il y avait en effet une véritable cohue de journalistes et de techniciens. On avait déjà disposé une grande table ovale et plusieurs petites tables, ainsi que des sièges à profusion. Quelqu’un reconnut Mike et les protestations de Sanforth ne purent empêcher la foule de les entourer. Grâce à ses amazones, Mike put approcher de la grande table. Jubal le fit asseoir entre Dorcas et Jill ; Myriam et le Juste Témoin prirent place derrière lui. Cela fait, Jubal laissa le champ libre aux journalistes et aux photographes. Mike avait été prévenu que les gens agiraient de façon curieuse et Jubal lui avait expressément demandé de ne prendre aucune décision (telle que de faire disparaître des personnes ou des objets) à moins que Jill ne le lui demandât.

Mike fit gravement front à la confusion ; Jill lui tenait la main et cela le rassurait.

Jubal n’avait rien contre les photos, au contraire. Quant aux questions, il ne les craignait pas. Une semaine de discussions avec lui l’avait convaincu qu’aucun journaliste ne pourrait tirer quoi que ce soit de Mike sans l’aide d’un expert. Son habitude de répondre littéralement neutraliserait toutes les tentatives pour le faire parler.

À la plupart des questions, Mike répondait par « Je ne sais pas » ou par « Pardon ? »

Un correspondant de Reuter, anticipant des difficultés concernant son statut d’héritier, tenta de sonder la compétence de Mike : « Mr. Smith, que savez-vous sur la législation de l’héritage ? »

Mike savait qu’il avait du mal à gnoquer le concept humain de propriété et en particulier les notions de legs et d’héritage. Il s’en tint donc à la lettre de la loi – Jubal reconnut sans peine le chapitre I de l’ouvrage du célèbre juriste Ely : Legs et Héritage.

Mike récita ce qu’il avait lu, avec précision et sans aucune expression, page après page, tandis qu’un grand silence se faisait et que son interrogateur le regardait avec des yeux ronds.

Jubal le laissa continuer jusqu’à ce que les journalistes en aient appris plus qu’ils ne désiraient sur la dot et le douaire, les parents consanguins et utérins, le per stirpes et le per capita, et finit par lui dire : « Cela suffit, Mike. »

Mike parut surpris. « Ce n’est pas tout.

— Plus tard. Quelqu’un a-t-il une question sur un autre sujet ? »

Un journaliste d’un journal londonien du dimanche en trouva une qui devait être chère au portefeuille de son patron : « Mr. Smith, il paraît que vous aimez les filles. Avez-vous déjà embrassé une fille ?

— Oui.

— Vous aimez cela ?

— Oui.

— En quoi est-ce que cela vous a plu ? »

Mike hésita à peine. « C’est bon d’embrasser les filles, répondit-il, ça vaut mille fois le bridge. »

Les applaudissements lui firent peur – mais il sentait que Jill et Dorcas n’avaient pas peur ; bien au contraire : elles essayaient de réprimer cette expression bruyante de la joie qu’il ne parvenait pas à maîtriser. Il se calma donc et attendit.

Il fut sauvé des autres questions et connut une grande joie en voyant arriver un personnage familier. « Docteur Mahmoud mon frère ! » Il continua à parler de façon exubérante – en martien.

Le sémanticien du Champion fit de grands signes avec ses bras, sourit et répondit dans le même langage rauque tout en fendant la foule. Ils continuèrent à parler en symboles phonétiques non humains, Mike en un torrent passionné, Mahmoud plus lentement, avec des sons pareils à ceux que produirait un rhinocéros fonçant dans de la tôle d’acier.

Les journalistes laissèrent faire ; certains enregistraient pour faire « couleur locale ». L’un d’eux finit par s’impatienter. « Docteur Mahmoud ! De quoi parlez-vous ? »

Mahmoud répondit dans un anglais d’Oxford sec et précis. « Je lui dis surtout : “Doucement, mon garçon, parlez plus lentement, cela ira aussi bien.”

— Et que dit-il ?

— Le reste est personnel, privé, et dénué de tout intérêt. Des salutations, vous savez, des souvenirs. Entre vieux amis. » Et il continua à bavarder – en martien.

Mike racontait à son frère tout ce qui s’était passé depuis la dernière fois qu’ils s’étaient vus, de façon à ce qu’ils puissent se gnoquer de plus près – mais ses concepts étaient martiens et il lui parlait surtout de ses nouveaux frères d’eau et de leurs saveurs respectives… la douce eau qu’était Jill… la profondeur d’Anne… le fait étrange et pas entièrement gnoqué que Jubal ait tantôt le goût d’un œuf, tantôt celui d’un Ancien mais n’était ni l’un ni l’autre… l’ingnoquable immensité de l’océan…

Mahmoud avait moins à raconter car, selon les critères martiens, il lui était arrivé moins de choses – un excès dionysiaque dont il n’était pas très fier, une longue journée passée face contre terre dans la mosquée de Suleiman, dont il n’avait pas encore gnoqué le résultat et préférait ne pas parler. Mais pas de nouveaux frères d’eau.

Il réussit à faire taire Mike et tendit la main à Jubal. « Vous êtes le docteur Harshaw. Valentin Michaël pense nous avoir présentés – et à sa façon, il l’a fait. »

Harshaw l’examina pendant qu’ils se serraient la main. Il ressemblait à un gentleman britannique sportif, des vêtements de tweed coûteux et apparemment quelconques jusqu’à la moustache grise impeccablement taillée… mais son teint était olivâtre et les gènes qui avaient produit ce nez provenaient certainement du Levant. Harshaw n’aimait pas les falsifications et préférait du pain de maïs rassis à la plus parfaite « entrecôte » synthétique.

Mais Mike le traitait en ami. « Ami » il était, donc, jusqu’à preuve du contraire.

Aux yeux de Mahmoud, Harshaw apparaissait comme le modèle type de sa conception du « yankee » : vulgaire, vêtu trop peu strictement pour la circonstance, parlant trop fort, vraisemblablement ignare et très certainement provincial. Et, de plus, avocat et homme de l’art ; dans l’expérience de Mahmoud, tous les Américains de ces catégories étaient peu cultivés et d’esprit étroit – de vulgaires techniciens. Il avait une profonde aversion pour tout ce qui était américain. Leur incroyable Babel de religions polythéistes, leur cuisine (cuisine !), leurs manières, leur architecture bâtarde et leurs arts maladifs et leur aveugle et arrogante croyance en leur supériorité, longtemps après que leur soleil se soit couché. Et leurs femmes. Leurs femmes surtout. Impudiques, pleines d’assurance, avec leurs corps maigres et affamés qui le faisaient néanmoins, et de façon troublante, songer aux houris. Et quatre d’entre elles entouraient Mike, dans une réunion d’où les femmes auraient dû être bannies.

Mais Valentin Michaël les présentait – y compris ces trop visibles créatures féminines – les présentait avec fierté et empressement comme ses frères d’eau, créant ainsi pour Mahmoud une obligation plus astreignante que s’ils eussent été les fils du frère de son père. Mahmoud comprenait la nature de ces liens pour l’avoir observée chez les Martiens, et n’avait pas besoin de la traduire maladroitement par « ensemble caténaire », ni même par « les choses identiques à une certaine chose sont identiques entre elles ». Il avait vu les Martiens chez eux ; il connaissait leur pauvreté (selon les critères terrestres) ; il avait eu un aperçu de leur richesse culturelle et en avait pressenti l’immensité. Et enfin, il avait gnoqué l’importance suprême que les Martiens accordent aux relations interpersonnelles.

Aucune échappatoire n’était possible – il avait partagé l’eau avec Valentin Michaël et devait justifier la foi que son ami avait en lui… en espérant que ces Yankees n’étaient pas aussi superficiels qu’ils le paraissaient.

Il leur sourit donc chaleureusement. « Valentin Michaël m’a expliqué non sans fierté que vous étiez tous en… (Mahmoud utilisa un mot martien)… avec lui.

— Comment ?

— Fraternité de l’eau. Vous comprenez ?

— Je gnoque. »

Mahmoud doutait que Harshaw le gnoquât réellement, mais continua sans se troubler. « Comme je suis lié à lui de la même manière, je demande à être considéré comme un membre de la famille. Je connais votre nom, docteur, et je pense que voici Mr. Caxton – j’ai vu votre photo en tête d’un de vos articles, Mr. Caxton. Mais voyons si je place bien ces jeunes dames. Je suppose que voici Anne.

— Oui, mais elle est en robe.

— Bien sûr. Je lui présenterai donc mes respects plus tard. » Harshaw lui présenta les autres… et Jill le stupéfia en s’adressant à lui dans la forme honorifique correcte convenant entre frères d’eau. Elle parlait trois octaves plus haut que les Martiens mais avec une grande pureté (si l’on peut dire, vu la raucité du langage) d’accent. Elle ne savait en fait utiliser qu’une douzaine de mots et commençait à en comprendre une centaine – mais elle connaissait cette formule à la perfection parce qu’elle l’utilisait quotidiennement avec Mike.

Les yeux du docteur Mahmoud s’agrandirent. Ces gens n’étaient peut-être pas de simples barbares non circoncis… cette jeune femme avait une intuition plus qu’ordinaire. Il répondit à Jill par la formule honorifique qui convenait et lui baisa la main.

Jill vit que Mike était aux anges ; elle parvint à croasser la plus courte des neuf réponses possibles ; elle ne la gnoquait d’ailleurs pas, et n’aurait jamais songé à suggérer en anglais son plus proche équivalent biologique humain… en tout cas pas à un homme qu’on venait de lui présenter !

Mahmoud, qui comprenait, lui, la prit dans son sens symbolique et non dans sa signification littérale, d’ailleurs humainement impossible, et donna la réponse qui convenait. Mais Jill avait passé la limite de ses possibilités. Elle ne le comprit pas et ne put même pas lui répondre en anglais.

Mais elle eut une soudaine inspiration. Des cruches emplies d’eau et des verres étaient disposés à intervalles sur la table. Elle emplit un verre, regarda Mahmoud dans les yeux et lui dit avec conviction : « Voici de l’eau. Notre nid est le vôtre. » Elle y trempa les lèvres puis le lui tendit.

Il répondit en martien puis, voyant qu’elle ne comprenait pas traduisit : « Qui partage l’eau partage tout. » Il but une gorgée et allait lui rendre le verre, puis se reprit et le tendit à Harshaw.

« Je ne parle pas martien, mon ami… mais je vous remercie pour l’eau. Puissiez-vous ne jamais avoir soif. » Il en but un bon tiers, s’exclama d’aise, puis passa le verre à Ben.

Caxton regarda Mahmoud et dit sobrement : « Rapprochons-nous. L’eau de la vie nous rapproche. » Il but une petite gorgée et tendit le verre à Dorcas.

Malgré ce qui avait précédé, Dorcas hésita. « Docteur Mahmoud… vous savez combien Mike prend cela au sérieux ?

— Certainement, mademoiselle.

— Eh bien… c’est tout aussi sérieux pour nous. Vous comprenez ? Vous… gnoquez ?

— Je le gnoque dans sa plénitude… sans quoi j’aurais refusé de boire.

— Très bien. Puissiez-vous toujours boire profondément. Et que nos œufs partagent le même nid. » Des larmes se mirent à couler sur ses joues. Elle but et se hâta de passer le verre à Myriam.

« Maîtrise-toi », lui murmura Myriam. Puis elle s’adressa à Mike. « Avec cette eau nous accueillons notre frère », puis ajouta à l’intention de Mahmoud : « Le nid, l’eau, la vie. » Elle but. « Vous êtes notre frère. » Elle lui redonna le verre.

Mahmoud but ce qui restait et parla, mais en arabe : « Et si tu mêles tes affaires aux leurs, ils seront tes frères. »

— Amen », dit Jubal.

Le docteur Mahmoud lui jeta un coup d’œil perçant, mais décida de ne pas lui demander s’il avait compris. Ce n’était ni le moment ni le lieu pour aborder un sujet qui pourrait le conduire à révéler ses doutes et ses difficultés. Néanmoins, comme toujours, le rituel de l’eau lui avait réchauffé l’âme… bien que cela fleurât l’hérésie.

L’arrivée de l’assistant-chef du protocole coupa court à ses pensées. « Docteur Mahmoud, n’est-ce pas ? Votre place est à cette petite table, docteur. Venez avec moi. »

Mahmoud sourit. « Non, ma place est ici. Dorcas, cela vous ennuie que je me mette entre vous et Valentin Michaël ?

— Pas du tout, docteur. Je vais me pousser. »

L’assistant-chef du protocole tapait presque du pied. « Je vous en prie, docteur Mahmoud ! Le tableau vous place à la table C ! Le secrétaire général va arriver d’un moment à l’autre – et il y a un désordre fou, la salle grouille littéralement de journalistes… je ne sais vraiment plus quoi faire !

— Alors, allez le faire ailleurs, mon mignon, suggéra Jubal.

— Comment ? Et qui êtes-vous, vous ? Êtes-vous sur la liste ? » Il se plongea soucieusement dans la lecture de son précieux tableau.

« Et qui êtes-vous ? rétorqua Jubal. Le maître d’hôtel ? Je suis Jubal Harshaw. Si mon nom ne figure pas sur votre liste vous pouvez la déchirer en morceaux. Et d’autre part, mon jeune ami, si l’Homme de Mars désire avoir le docteur Mahmoud près de lui, cela résout la question.

— Mais ce n’est pas possible ! La table de conférence est réservée aux ministres, chefs de délégation, magistrats de la Haute cour et personnalités d’un rang égal. Il en arrive tout le temps, et je ne sais vraiment plus les mettre. Et à l’Homme de Mars, bien sûr.

— Bien sûr, acquiesça Jubal.

— Bien sûr, et le docteur Mahmoud doit être placé derrière le secrétaire général afin de lui servir d’interprète. On peut dire que vous ne me facilitez pas la besogne.

— Je vais vous la faciliter. » Jubal lui arracha le papier des mains. « Voyons voir cela… L’Homme de Mars sera assis juste en face du secrétaire général… là. » Jubal sortit un stylo et attaqua le tableau. « Et toute cette moitié, d’ici à là, appartient à l’Homme de Mars et à sa délégation. » Jubal contourna la moitié de la table d’un large trait noir et effaça les noms marqués sur cette moitié. « Voilà. La moitié de votre travail est faite. Je me charge de la répartition des sièges de notre côté. »

L’officier du protocole était trop atterré pour pouvoir parler. Il ouvrit la bouche mais aucun son n’en sortit. Jubal le regarda avec bienveillance. « Qu’est-ce qui ne va pas ? Ah oui, j’avais oublié d’authentifier cela…» Il griffonna sous les modifications : « J. Harshaw, pour V.M. Smith. » « Voilà, mon garçon. Allez vite montrer cela à votre sergent et dites-lui de consulter le protocole des visites officielles des chefs de planètes amies. »

L’homme partit sans même prendre le temps de refermer la bouche. Il revint peu après, précédé d’un homme plus âgé. Le nouveau-venu leur parla du ton péremptoire de quelqu’un qui connaît son affaire : « Docteur Harshaw ? Je suis LaRue, chef du protocole. Vous faut-il réellement la moitié de la table ? J’avais cru comprendre que votre délégation était peu importante.

— Là n’est pas la question. »

LaRue se permit un bref sourire. « Je crains que ce ne soit justement la question. Je n’ai déjà pas assez de place. Presque toutes les personnalités de premier plan ont tenu à venir. Si vous attendez d’autres personnalités – et bien que vous ne me l’ayez pas notifié au préalable – je ferai placer une table derrière les deux sièges réservés à Mr. Smith et à vous-même.

— Non.

— Désolé, mais il est impossible de faire autrement.

— Moi aussi, je suis désolé – pour vous. Si la moitié de la table principale ne nous est pas réservée, nous partons. Dites au secrétaire général que vous avez fait rater sa conférence en étant grossier avec l’Homme de Mars.

— Vous ne parlez pas sérieusement ?

— Je n’ai pas été assez clair ?

— Je… je pensais que vous vouliez plaisanter.

— Je ne peux pas m’offrir le luxe de plaisanter, mon ami. Ou bien Smith est le premier personnage d’une autre planète rendant visite au premier de celle-ci – et dans ce cas il a droit à tous les assistants et à toutes les ballerines que vous pourrez dénicher – ou bien il est un simple touriste et n’a droit à aucun égard particulier. C’est l’un ou l’autre. Regardez autour de vous et comptez toutes les « personnalités de premier plan », comme vous les appelez, qui ont choisi de venir et demandez-vous s’ils seraient venus si, pour eux, Smith n’était qu’un simple touriste.

— Il n’y a pas de précédent », dit LaRue lentement.

Jubal renifla bruyamment. « J’ai assisté à la visite du chef de la délégation de la République lunaire – allez donc lui dire qu’il n’y a pas de précédent. Et puis baissez-vous vite ! Je me suis laissé dire qu’il avait l’humeur plutôt vive. Mais je suis un vieil homme, voyez-vous, et j’ai peu dormi cette nuit. Ce n’est pas à moi de vous apprendre votre métier. Dites à Mr. Douglas que nous le rencontrerons un autre jour… lorsqu’il sera prêt à nous recevoir comme il convient. Venez, Mike. » Il commença laborieusement à se lever.

« Non, non, docteur Harshaw ! se hâta de dire LaRue. Nous allons débarrasser ce côté de la table. Je vais… Je vais faire quelque chose. Elle est à vous.

— Voilà qui est mieux. » Harshaw ne se rassit pas complètement. « Mais où est le drapeau de Mars ? Et nous rendra-t-on les honneurs ?

— Je ne vois pas très bien…

— Je n’ai jamais eu tant de mal à me faire comprendre qu’aujourd’hui. Regardez là-bas. Voyez, au-dessus du siège réservé au secrétaire général, flotte la bannière de la Fédération. Mais ici, je ne vois rien.

— J’avoue que vous me prenez par surprise, dit LaRue. J’ignorais que les Martiens aient un drapeau.

— Ils n’en ont pas. Et vous ne pourriez certainement pas hisser ce qu’ils utilisent en ces occasions. (Je ne sais même pas ce dont il pourrait s’agir, mais cela n’a pas l’ombre d’une importance !) Nous allons donc vous aider. Papier, Myriam…» Il esquissa un rectangle au milieu duquel il dessina le symbole traditionnel de la planète, un cercle traversé d’une flèche pointant vers l’angle supérieur droit. « Voilà. Vous laisserez le champ blanc et porterez le symbole en rouge. Ce devrait évidemment être brodé sur de la soie, mais avec un morceau de drap et un peu de peinture n’importe quel boy-scout devrait pouvoir en improviser un. Vous avez fait du scoutisme ?

— Euh… il y a longtemps.

— Parfait. Vous connaissez la devise des Scouts. Et maintenant, quant aux honneurs… vous jouerez Salut, Paix souveraine à l’entrée du secrétaire ?

— C’est une obligation.

— Il faudra donc faire suivre l’hymne de Mars.

— Comment serait-ce possible, même s’il existe ? Nos musiciens… Voyons, soyez raisonnable, docteur Harshaw.

— Mais je suis raisonnable, mon jeune ami. Nous sommes venus ici pour une petite réunion sans cérémonie. Nous arrivons et nous trouvons un vrai cirque. Dans un cirque, il faut des éléphants. Je comprends fort bien que vous ne puissiez pas faire jouer de la musique martienne. Que diriez-vous de la Symphonie des Neuf Planètes ? Vous gnoquez ? Pardon, vous y êtes ? Prenez au début du mouvement sur Mars, et jouez-en assez de mesures pour qu’on le reconnaisse. »

LaRue parut songeur. « Ce serait évidemment possible, docteur Harshaw… mais je ne vois pas comment je pourrais vous promettre des honneurs souverains, même improvisés. Je… je ne pense pas avoir autorité pour le faire.

— Ni les tripes, dit Harshaw sur un ton amer. Fort bien. Nous n’avons pas demandé tout ce cirque – dites à Mr. Douglas que nous reviendrons quand il sera moins occupé. Cela nous a fait plaisir de bavarder avec vous. Venez nous dire bonjour quand nous reviendrons, si vous êtes toujours là » Il recommença à se lever péniblement comme s’il était trop vieux et trop faible pour pouvoir le faire sans mal.

« Je vous en prie, docteur Harshaw, dit LaRue, ne partez pas ! Hum… le secrétaire ne viendra que lorsque je lui aurai fait savoir que tout est prêt… Je vais voir ce que je peux faire. D’accord ? »

Harshaw se laissa retomber avec un gémissement. « À votre aise. Encore une chose, pendant que vous êtes là. J’ai entendu un chahut il y a un moment – d’après ce que j’ai pu saisir, c’étaient des membres de l’équipage du Champion qui voulaient entrer. Ce sont des amis de Smith : ouvrez-leur les portes. Cela nous aidera à remplir notre moitié de la table. » Harshaw soupira et se massa un rein.

« Fort bien, docteur, dit LaRue sèchement avant de s’éloigner.

— Patron, murmura Myriam. Vous êtes-vous démis une vertèbre en faisant les pieds au mur avant-hier soir ?

— Silence, femme, ou je vous donne la fessée. » Jubal regarda avec satisfaction la salle qui continuait à s’emplir de personnalités. Il avait dit à Douglas qu’il désirait une « petite réunion sans formalités », certain que l’occasion attirerait les puissants et les avides comme la lumière attire les papillons. Et maintenant, Mike allait être traité en souverain par ces nababs – sous les yeux du monde entier. Qu’ils essaient de le bousculer après cela !

Sanforth mettait les journalistes à la porte et l’infortuné assistant-chef du protocole s’arrachait les cheveux en faisant le compte des chaises et celui des invités, qui continuaient d’ailleurs a affluer. Jubal en conclut que Douglas n’avait jamais eu l’intention de commencer avant 11 heures et que tout le monde en avait été informé – l’heure supplémentaire donnée à Jubal devant être consacrée à la réunion préliminaire qu’il avait refusée. Fort bien : ce délai l’avait servi.

Le leader de la Coalition orientale fit son entrée. Mr. Kung avait volontairement renoncé au statut de chef de délégation et était venu en tant que simple membre de l’Assemblée, mais Jubal ne fut pas surpris de voir que l’assistant-chef du protocole laissait tout tomber et se précipitait pour faire asseoir le principal ennemi politique de Douglas à la grande table, non loin du siège de secrétaire général ; cela renforça Jubal dans son opinion que Douglas n’était pas un imbécile.

Le docteur Nelson, médecin du Champion et le capitaine van Tromp arrivèrent ensemble et furent salués avec joie par Mike. Jubal s’en réjouit, car cela donnait à Mike quelque chose à faire devant les caméras, au lieu de rester assis comme un pantin. Il en profita pour redistribuer les sièges. Il mit Mike en face du secrétaire général et prit place à sa gauche, pour pouvoir le toucher. Comme Mike n’avait qu’une notion très brumeuse des convenances, Jubal avait convenu de signes aussi imperceptibles que ceux utilisés avec un cheval de haute école : « debout », « assis », « saluez », « serrez la main ». Et comme Mike n’était pas un cheval, son « dressage » n’avait pris que cinq minutes.

Mahmoud abandonna ses compagnons d’équipage et vint parler à Jubal. « Docteur – le capitaine et le médecin de bord sont également frères d’eau de notre frère, et Valentin Michaël aurait voulu le confirmer par un nouveau rituel. Je lui ai conseillé d’attendre. Êtes-vous d’accord ?

— Oui, certainement. Pas dans cette foule. » Cré nom, combien de frères Mike avait-il encore ? « Peut-être viendrez-vous tous trois bavarder et manger un morceau avec nous quand ça sera terminé ?

— J’en suis très honoré. Mes deux compagnons viendront certainement aussi.

— Très bien. Dites-moi, docteur Mahmoud, connaissez-vous d’autres frères de votre jeune frère qui ne se seraient pas encore manifestés ?

— Non. Pas du Champion, en tout cas. » Mahmoud s’abstint de poser la question complémentaire ; cela aurait risqué de montrer combien il avait été déconcerté de se découvrir d’aussi nombreux engagements fraternels. « Je vais le dire à Sven et au patron. »

Harshaw vit le nonce du pape entrer et prendre place a la grande table. Il sourit en lui-même. Si ce sot aux longues oreilles, LaRue, avait encore des doutes sur la nature officielle de cette réunion, il ferait bien de les rejeter !

Un homme lui tapa sur l’épaule. « C’est ici que perche l’Homme de Mars ?

— Oui, répondit Jubal aussi sec.

— Je suis Tom Boone – ou plutôt le sénateur Boone, et j’ai un message pour lui de la part de l’évêque suprême Digby. »

Jubal fit fonctionner son cortex au rythme réservé aux grandes occasions. « Jubal Harshaw, sénateur…» Il fit signe à Mike de se lever et de serrer la main du nouveau-venu. «… Et voici Mr Smith. Mike, je vous présente le sénateur Boone. »

— Enchanté, sénateur Boone », dit Mike dans le plus parfait style « leçons de maintien ». Il regarda Boone avec intérêt. Il avait fallu lui expliquer que, malgré les apparences, « sénateur » ne signifiait pas « Ancien ». Cela l’intéressait néanmoins beaucoup de voir un « sénateur ». Mais il ne le gnoqua pas.

« Fort bien, merci, Mr Smith. Je ne vais pas vous prendre longtemps ; je crois d’ailleurs que la sauterie va commencer. L’évêque suprême Digby vous invite personnellement à assister au culte du Tabernacle de l’Archange Foster de l’Église de la Nouvelle Révélation. »

— Pardon ? »

Jubal intervint. « Comme vous le savez, sénateur, presque tout – tout, en fait – est nouveau ici pour l’Homme de Mars. Mais il se trouve qu’il a vu un de vos services à la stéréovision…

— Pas pareil.

— Je sais bien. Cela l’a beaucoup intéressé et il m’a posé nombre de questions – je n’ai pas pu répondre à toutes…»

Boone lui jeta un regard perçant. « Vous n’êtes pas un fidèle ?

— Je dois admettre que non.

— Venez aussi. Il y a toujours de l’espoir pour un pécheur.

— Merci, je n’y manquerai pas. (Et comment ! Je ne vais pas laisser Mike aller seul dans votre piège !)

— Dimanche prochain donc. Je le dirai à l’évêque Digby.

— Dimanche prochain si possible, précisa Jubal. Si nous ne sommes pas en prison. »

Boone eut un large sourire. « Y’a toujours ça, hein ? Envoyez-moi un mot, ou à l’évêque suprême, et vous n’y resterez pas longtemps. » Il balaya la salle du regard. « On dirait que ça manque de chaises. Un simple sénateur comme moi n’a guère de chances avec tous ces gros bonnets partout.

— Peut-être nous ferez-vous l’honneur de vous joindre à nous, sénateur ? lui dit Jubal doucereusement. À cette table ?

— Hein ? Oh, merci, monsieur ! Un fauteuil de ring… Ça ne vous embête pas ?

— Si vous ne craignez pas les implications d’être assis avec la délégation martienne, ajouta Harshaw. Je ne voudrais pas vous mettre dans une situation embarrassante. »

Boone hésita à peine un instant. « Mais pas du tout ! En fait, soit dit entre vous et moi, l’évêque est très, très intéressé par ce jeune homme.

— Fort bien. Il y a une place à côté du capitaine van Tromp ; vous le connaissez sans doute.

— Van Tromp ? Sûr. Vieux copains, on s’connaît bien. Je l’ai rencontré à une réception. » Le sénateur Boone salua Smith de la tête et alla prendre place d’un air avantageux.

Les arrivées se faisaient moins nombreuses. Jubal suivit une interminable discussion sur une question de sièges. À la fin, n’y tenant plus, il parla avec Mike et s’assura que, même s’il n’en comprenait pas la raison, il savait du moins ce que Jubal voulait de lui.

« Oui, Jubal, je le ferai.

— Merci, fils. » Jubal se leva et s’approcha d’un groupe de trois hommes : l’assistant-chef du protocole, le chef de la délégation uruguayenne, et un homme déconcerté et courroucé. L’Uruguayen disait : «… Si vous l’acceptez, vous devrez trouver une place pour tous les chefs d’État locaux, et il y en a au moins quatre-vingts. Nous sommes en territoire fédéral et aucun chef d’État n’a la préséance sur un autre. Si vous commencez à faire des exceptions…»

Jubal l’interrompit en s’adressant au troisième homme : « Monsieur…» Il attendit qu’on lui prêtât attention, puis continua : «… l’Homme de Mars m’a chargé de vous demander de lui faire le grand honneur de prendre place près de lui… si votre présence n’est pas requise ailleurs. »

L’homme fut d’abord surpris, puis sourit franchement. « Mais certainement… C’est un arrangement parfaitement satisfaisant. »

Les deux autres, fonctionnaire du palais et dignitaire uruguayen, se mirent à protester, mais Jubal leur tourna le dos. « Hâtons-nous, monsieur, nous n’avons plus beaucoup de temps. » Il avait vu entrer des hommes portant une sorte de pied pour arbre de Noël et une étoffe sanglante – certainement le « drapeau martien ». Mike se leva lorsqu’ils approchèrent.

Jubal dit : « Permettez-moi de vous présenter Valentin Michaël Smith. Michaël… le président des États-Unis ! » Mike s’inclina très bas.

Ils eurent tout juste le temps de l’installer à la droite de Mike tandis que l’on hissait le drapeau improvisé derrière eux. La musique retentit, tous les assistants se levèrent, et une voix proclama :

« Le secrétaire général ! »

20

Jubal avait songé à laisser Mike assis pendant que Douglas ferait son entrée, mais avait rejeté cette idée : il n’essayait pas de mettre Mike au-dessus de Douglas, mais simplement d’établir la rencontre sur un pied d’égalité. En se levant, il fit donc signe à Mike de faire de même. Aux premières mesures de Salut, Paix souveraine, une grande porte s’ouvrit au fond de la salle et Douglas apparut. Il rejoignit sa place et commença à s’asseoir.

Instantanément, Jubal fit signe à Mike de faire de même ; le résultat fut que les deux hommes s’assirent simultanément. Après une pause respectueuse, le reste de la salle les imita.

Jubal retint son souffle. LaRue n’avait pas vraiment promis. Est-ce que…

Le fortissimo du mouvement de « Mars » emplit la salle : le thème des Dieux Guerriers qui surprend même l’audience la plus blasée. Regardant Douglas droit dans les yeux, Jubal se leva prestement.

Douglas se leva aussi, à peine plus lentement.

Mais Mike resta assis, car Jubal ne lui avait pas fait signe. Il n’était nullement embarrassé que tous les autres assistants se soient levés en même temps que le secrétaire général. Mike n’y comprenait rien, se contentant de faire ce que Jubal lui demandait.

Jubal y avait longuement réfléchi. Si l’on faisait droit à sa demande de jouer l’« hymne martien », comment Mike devrait-il se comporter ? Tout dépendait du rôle exact qu’il jouait dans cette comédie…

La musique cessa. Sur un signe de Jubal, Mike se leva, salua brièvement et se rassit – pratiquement au moment où Douglas et le reste de l’assistance se rasseyaient, ce qu’ils firent d’ailleurs sans perdre un instant, conscients du fait énorme que Mike était resté assis pendant que l’on jouait son « hymne ».

Jubal soupira de soulagement. Cela avait marché. Il y avait bien des années déjà, il avait pu voir un des derniers membres de cette espèce en voie d’extinction (une reine en exercice) assister à une parade – et avait remarqué que cette royale personne avait salué après que l’on eut joué l’hymne national, en signe de reconnaissance de l’hommage qui venait de lui être rendu.

Mais le chef d’une démocratie écoute l’hymne national de son pays debout, comme n’importe quel citoyen, car il n’est pas un souverain.

Comme Jubal l’avait déjà fait remarquer, c’était l’un ou l’autre. Ou bien Mike était un simple citoyen, auquel cas ce gymkhana n’aurait pas dû exister – ou, de par la théorie inhérente à la Décision de Larkin, le gosse était souverain de plein droit. Jubal fut tenté d’offrir une pincée de tabac à priser a LaRue. Il y en avait en tout cas un qui avait compris : le nonce du pape gardait un visage impassible, mais ses yeux brillaient de malice.

Douglas prit la parole. « Mr. Smith, nous sommes honorés et heureux que vous soyez notre hôte. Nous espérons que vous considérez que la Terre est votre patrie tout autant que votre planète natale, notre voisine – notre bonne voisine – Mars. » Il continua ainsi, dans un style plaisant et arrondi. Il souhaita la bienvenue à Mike… mais l’on n’aurait su dire si c’était en tant que souverain, que touriste ou que citoyen rentrant chez lui après une longue absence.

Jubal ne cessait d’observer Douglas, guettant un signe qui prouverait qu’il avait reçu sa lettre. Mais celui-ci évitait de le regarder. Enfin, il parvint à la conclusion de son discours, n’ayant rien dit, mais l’ayant dit bien.

« Maintenant, Mike, » dit Jubal.

Smith répondit au secrétaire général – en martien.

Il arrêta soudain le flot de paroles rauques et, dit gravement : « Monsieur le secrétaire général de la fédération des Nations libres de la planète Terre…» Puis continua en martien.

Et de nouveau en anglais : «… nous vous remercions pour votre accueil. Nous saluons les peuples de la Terre de la part des Anciens de Mars…» Puis de nouveau en martien.

Jubal trouvait que la tirade sur les « Anciens » faisait très noble. L’idée de faire alterner les versions anglaise et martienne était de Jill – et Jubal constata avec joie que ce truc transformait un petit discours aussi vide de sens qu’une promesse électorale en quelque chose d’aussi ronflant et impressionnant qu’un opéra wagnérien… et d’aussi difficile à comprendre !

Mike prenait cela avec une parfaite équanimité. Il récitait la version anglaise apprise par cœur avec la même facilité qu’il s’exprimait en martien. Cela faisait visiblement plaisir à ses frères d’eau, et il était heureux de leur faire plaisir.

Quelqu’un toucha l’épaule de Jubal et lui mit une enveloppe dans la main, en murmurant : « De la part du secrétaire général. » Jubal se retourna et vit Bradley s’esquiver sur la pointe des pieds. Il ouvrit l’enveloppe et jeta un coup d’œil sur son contenu.

La note consistait en un seul mot : « Oui », et était signée « J.E.D. » dans la fameuse encre verte.

En levant les yeux, Jubal vit que Douglas le regardait. Il lui fit un petit signe de tête et Douglas détourna les yeux La conférence était terminée. Il ne restait plus qu’à l’annoncer au monde.

Mike en était à la conclusion, aussi sonore et vide que le reste. Jubal reconnut ses propres mots : «… se rapprocher pour le bénéfice mutuel des deux mondes…» Et : «… à chaque race selon sa nature…» Douglas remercia l’Homme de Mars brièvement mais avec chaleur.

Jubal se leva. « Monsieur le secrétaire général…

— Oui, docteur Harshaw ?

— Mr Smith est ici à un double titre. Pareil aux princes d’autrefois qui traversaient les immensités inexplorées avec leurs navires et leurs caravanes, il est venu nous apporter les vœux des anciennes puissances de Mars. Mais il est aussi un être humain, citoyen de la Fédération et des États-Unis d’Amérique. À ce titre, il a des droits, des propriétés et des obligations. » Jubal secoua la tête. « Et ils sont lourds. Ayant la charge de le défendre en tant que citoyen et être humain, je me suis creusé la tête pour comprendre ses affaires et dois avouer qu’il ne m’a même pas été possible de faire l’inventaire de toutes ses possessions – et encore moins de remplir sa déclaration de revenus. »

Jubal s’interrompit pour éternuer. « Je suis âgé, et ne vivrai peut-être pas assez longtemps pour venir à bout de cette tache. Vous savez que mon client n’a pas l’expérience des affaires dans le sens humain – les Martiens ont un tout autre point de vue sur ces choses. Mais c’est un jeune homme d’une grande intelligence ; chacun sait que ses parents étaient des génies ; bon sang ne saurait mentir. Il est hors de doute que d’ici à quelques années il pourrait, s’il le désirait, se débrouiller fort bien sans l’aide d’un vieil avocat fatigué. Toutefois ces problèmes doivent être réglés maintenant. Les affaires n’attendent pas.

« Mais il est davantage attiré par l’histoire, les arts et les coutumes de sa seconde patrie que par d’interminables histoires d’obligations, d’émissions d’actions et de royalties – et en cela, je pense, il est sage. Mr. Smith possède une sagesse innée qui ne cesse de m’étonner… ainsi que tous ceux qui l’ont approché. Lorsque je lui ai exposé la situation, il m’a fixé de son clair regard et a dit : “Ce n’est pas un problème, Jubal ; nous allons demander à Mr. Douglas.” Jubal s’interrompit puis reprit sur un ton soucieux. « Le reste est personnel, monsieur le secrétaire. Il serait sans doute préférable que je vous voie en privé ? Et que ces messieurs et dames puissent disposer de leur temps ?

— Continuez, docteur Harshaw », dit Douglas. Il ajouta : « Le protocole est suspendu. Quiconque désire partir est libre de le faire. »

Personne ne bougea. « Soit. » Jubal continua : « Pour tout dire en une phrase, Mr. Smith veut vous mandater pour administrer ses biens. »

Douglas feignit l’étonnement de façon fort convaincante. « C’est une bien lourde charge, docteur.

— Je le sais, monsieur le secrétaire. Je lui ai fait observer que vous étiez l’homme le plus occupé de la planète et que vous n’aviez pas le temps de s’occuper de ses affaires. » Jubal secoua la tête et sourit. « Mais cela ne l’a nullement impressionné. Il semble que sur Mars plus une personne est occupée, plus on en attend d’elle. Mr Smith s’est contenté de dire : « Demandons-lui. » Je vous le demande donc. Bien entendu, nous n’attendons pas une réponse immédiate – c’est une autre particularité des Martiens : ils ne sont jamais pressés. Et ils n’aiment pas compliquer les choses. Pas de contrat, pas d’apurements périodiques, rien de tout ce fatras. Un pouvoir par écrit si vous le désirez. Peu lui importe d’ailleurs : il le ferait tout aussi bien oralement et sur-le-champ. C’est de nouveau une caractéristique martienne : lorsqu’ils vous font confiance, ils vous font totalement confiance. Ah oui !… je devrais quand même ajouter ceci : Mr. Smith ne présente pas cette requête au secrétaire général ; il vous demande à vous, Joseph Edgerton Douglas, personnellement, de lui rendre ce service. Si vous vous retirez de la vie publique, cela n’en sera nullement affecté. Et ce n’est nullement transmissible à votre successeur. C’est en vous qu’il a confiance, et non en un éventuel inconnu qui prendrait votre place dans le bureau octogonal de ce palais. »

Douglas fit un signe d’assentiment. « Quelle que soit ma réponse, je suis très honoré… je vous le dis en toute humilité.

— Si vous ne voulez ou ne pouvez pas accepter, ou désirez vous décharger par la suite de ce fardeau, Mr. Smith a fait un second choix – en la personne de Ben Caxton. Levez-vous, Ben, qu’on vous voie. Et dans le cas où aucun de vous deux n’accepterait, nous ferions appel à… peu importe pour le moment ; qu’il suffise de savoir qu’il existe plusieurs choix successifs. Euh… voyons…» Jubal paraissait perdu. « Je n’ai plus l’habitude de parler si longtemps. Myriam, vous avez ce papier où nous avions mis quelques notes ? »

Jubal prit la feuille qu’elle lui tendait. « Donnez-moi aussi les autres exemplaires. » Elle lui passa une épaisse liasse de papiers. « C’est un aide-mémoire que nous avions préparé pour vous, monsieur le secrétaire – ou pour Caxton, selon. Hum-hum… voyons… ah oui, à charge de se payer ce qu’il estime juste, mais pas moins de… bref, une somme considérable, mais cela ne regarde personne, réellement. À charge de déposer des fonds sur un compte courant afin de subvenir aux besoins de la première partie contractante – oui, j’avais pensé que vous feriez appel à la banque de Shanghaï pour déposer les fonds et, disons, à Lloyd’s comme agent d’affaires… ou le contraire, d’ailleurs, uniquement pour protéger votre nom et votre réputation. Mais Mr. Smith ne désire aucune obligation contractuelle, simplement un transfert de pouvoirs illimités, révocable par chacune des parties. Mais je ne vais pas vous lire tout ceci ; c’est bien pourquoi nous l’avons mis par écrit. » Jubal parcourut la salle d’un regard aveugle. « Myriam, ayez donc la bonté d’aller porter ceci au secrétaire général. Ah, et les autres copies. Je vais vous les donner aussi. Vous voudrez peut-être les distribuer… à moins que vous n’en ayez besoin vous-même. Ah, oui, il faudrait quand même en donner une à Mr. Caxton. Tenez, Ben. »

Jubal promena un regard anxieux autour de lui. « Eh bien… je crois que c’est tout, monsieur le secrétaire. Vous vouliez nous dire quelque chose ?

— Un moment, s’il vous plaît. Mr. Smith ?

— Oui, Mr. Douglas ?

— Est-ce bien cela que vous voulez ? Désirez-vous que je fasse tout ce qui est dit sur ce papier ? »

Jubal retint son souffle et évita de regarder son client. Mike avait été préparé à une question de cet ordre… mais il avait été impossible de prévoir sous quelle forme elle serait posée, et donc d’éviter à coup sûr un faux pas de Mike dû à son habitude de tout prendre à la lettre.

« Oui, Mr. Douglas. » Sa voix résonna dans la salle – et dans un milliard de chambres d’un bout à l’autre de la planète.

« Vous désirez que je prenne vos affaires en main ?

— Je vous en prie, Mr. Douglas. Ce serait une grande bonté. Je vous remercie. »

Douglas cilla une fois. « Bon. Ce ne saurait être plus clair. Docteur, je réserve ma réponse – mais je vous la donnerai sous peu.

— Merci, Mr. Douglas. En mon nom et en celui de mon client. »

Douglas commença à se lever, mais la voix de Kung l’interrompit : « Un moment ! Et la Décision de Larkin ? »

Jubal attrapa la question au vol. « Ah oui, la Décision de Larkin. J’ai entendu dire un tas de bêtises irresponsables à ce propos… Oui, Mr. Kung ?

— Je vous pose la question. Ou à… votre client. Ou au secrétaire général.

— Puis-je répondre, monsieur le secrétaire ? demanda Jubal.

— Faites, je vous prie.

— Merci. » Jubal sortit son mouchoir et se moucha longuement, sur un accord mineur situé trois octaves au-dessous du la. Puis, fixant Kung d’un seul œil, il dit sur un ton solennel : « Monsieur le Sénateur, c’est à vous que je m’adresse – car je sais que je n’ai pas de raison de m’adresser au gouvernement en la personne du secrétaire général. Il y a longtemps, lorsque j’étais un petit garçon, un autre petit garçon et moi formâmes un club. Qui dit club, dit règles… et la première, qui passa à l’unanimité, fut que nous devions dorénavant appeler nos mères respectives « Rouspéteuse ». C’était stupide, bien sûr… mais nous étions très jeunes. Vous pouvez deviner le résultat, Mr. Kung ?

— Je préfère m’abstenir, docteur Harshaw.

— J’appliquai notre décision une fois, et une seule. J’avertis mon copain à temps pour qu’il évite de commettre la même erreur. Ce que cela me coûta, ce fut une bonne fessée avec une baguette de saule. Ainsi finit la « Décision Rouspéteuse ». »

Jubal s’éclaircit la gorge. « Prévoyant que quelqu’un finirait par soulever cette question inexistante, je tentai d’expliquer la Décision de Larkin à mon client. Il eut le plus grand mal à admettre qu’il se trouverait quelqu’un pour penser que cette fiction légale pouvait s’appliquer à Mars. Après tout, Mars est habitée par une race ancienne et sage – bien plus ancienne que la nôtre, monsieur, et peut-être plus sage. Et, lorsqu’il finit par comprendre de quoi il retournait, il fut amusé. Rien de plus, monsieur : amusé, et tolérant. Une fois – une seule – je sous-estimai le pouvoir qu’avait ma mère de punir mon impudence. Je m’en tirai à bon compte. Mais nous ne pouvons pas nous permettre d’être impudents à l’échelle interplanétaire Avant de nous partager des territoires qui ne nous appartiennent pas, il serait sage de nous assurer en quoi consiste la « baguette de saule » de la panoplie martienne. »

Kung ne paraissait pas très convaincu. « Mais si la Décision de Larkin n’est qu’une bêtise de petit garçon, Mr. Harshaw pourquoi a-t-on rendu des honneurs souverains à Mr. Smith ? »

Jubal haussa les épaules. « Il faudrait demander cela au gouvernement, pas à moi. Je puis du moins vous dire comment je les ai interprétés : il m’a semblé que c’était une politesse élémentaire… a l’égard des Anciens de Mars.

— Excusez-moi ?

— Ces honneurs ne reflétaient pas bêtement la Décision de Larkin. Dans un sens qui dépasse la compréhension humaine, Mr. Smith est la Planète Mars ! »

Kung ne broncha pas. « Continuez.

— Ou, plus précisément, la race martienne. En la personne de Smith, ce sont les Anciens de Mars qui nous rendent visite. Les honneurs qu’on lui rend sont des honneurs qu’on leur rend. Et cela est vrai dans un sens littéral, bien qu’incompréhensible pour nous. Nous avons fait montre de prudence en rendant aujourd’hui honneur à nos voisins – mais pas dans l’esprit de la Décision de Larkin. Aucune personne compétente n’a jamais soutenu que ce précédent pouvait s’appliquer à une planète habitée. Et j’irai jusqu’à dire qu’aucune ne le fera jamais. » Il leva les yeux comme pour implorer le ciel de lui venir en aide « Soyez assuré, Mr. Kung, que les anciens souverains de Mars savent comment nous avons traité leur ambassadeur. Et je suis certain que le gouvernement de cette planète a agi sagement – vous apprendrez sans doute un jour qu’il a également agi avec prudence. »

Kung dit d’une voix doucereuse : « Si vous vouliez me faire peur, docteur, vous n’avez pas réussi.

— Je ne m’y attendais pas. Mais, heureusement pour le salut de notre planète, votre opinion n’a pas force de décision. » Jubal se tourna vers Douglas. « Monsieur le secrétaire… Cela fait des années que je n’ai pas fait une aussi longue apparition publique… et j’avoue être fatigué. Pouvons-nous nous retirer, en attendant votre décision ? »

21

La réunion fut ajournée. Jubal aurait voulu faire sortir le plus vite possible son petit troupeau, mais son dessein fut contrarié par le président des États-Unis et le sénateur Boone. Tous deux comprenaient la valeur qu’il y avait à être vus en compagnie de l’Homme de Mars, et ils étaient vivement conscients que les yeux du monde étaient fixés sur eux.

Déjà le troupeau des politiciens avides approchait.

Jubal se hâta de dire : « Monsieur le président, sénateur… nous partons immédiatement déjeuner. Si vous voulez vous joindre à nous ? » Il valait mieux en avoir deux en privé que douze en public – et il fallait faire sortir Mike d’ici avant que quelque chose ne cloche.

À son grand soulagement, tous deux étaient attendus ailleurs, mais Jubal ne s’en tira pas sans avoir promis d’amener Mike à cet obscène rite fostérite, ainsi d’ailleurs qu’à la Maison-Blanche. Si nécessaire, Mike pourrait avoir une maladie diplomatique. « En avant, les filles ! »

Elles escortèrent Mike jusqu’au toit. Anne venait en proue, avec sa grande taille, sa beauté de Valkyrie, et son impressionnante cape de Témoin. Jubal, Ben et les officiers du Champion couvraient leurs arrières. Larry les attendait avec le bus ; quelques minutes plus tard, le pilote les laissa sur le toit du New Mayflower. Des journalistes les y attendaient, mais les filles ne lâchèrent pas Mike jusqu’à l’appartement que Duke avait retenu. Elles prenaient visiblement plaisir à leur rôle ; Myriam et Dorcas témoignaient d’une férocité qui fit penser Jubal à des chattes défendant leur petit. Tout journaliste approchant à moins d’un mètre risquait un coup de pied dans les tibias.

Des troupiers des S.S. emplissaient le couloir et un officier montait la garde devant leur porte.

Jubal sentit ses cheveux se hérisser, mais il réalisa que leur présence signifiait que Douglas jouait le jeu. La lettre qu’il lui avait fait porter avant la conférence comportait un appel lui demandant d’utiliser son pouvoir pour protéger la tranquillité de Mike, pour que le pauvre garçon puisse vivre une vie normale.

« Jill ! cria Jubal. C’est un ordre. Surveillez Mike !

— D’accord, patron. »

L’officier qui était à la porte salua. Jubal lui jeta un coup d’œil. « Tiens ! Comment va, major ? Enfoncé quelques portes ces jours-ci ? »

Le major Bloch devint très rouge mais ne répondit rien. Jubal se demanda si on l’avait mis là par mesure punitive. Duke les attendait à l’intérieur. « Asseyons-nous, messieurs, dit Jubal. Tout est en ordre, Duke ? »

Duke haussa les épaules. « Personne n’est venu installer des micros secrets depuis mon arrivée. Mais il est toujours possible de piéger une turne sans qu’on puisse le repérer.

— Oui, oui, je sais. Mais je voulais savoir où en étaient les provisions. J’ai faim, mon garçon, et soif ! Et nous avons trois invités de plus.

— Ah, ça. J’ai assisté au déchargement. Tout est à la cuisine. Vous êtes bien méfiant, patron.

— Je vous conseille de le devenir si vous voulez vivre aussi vieux que moi.

— Je n’y tiens pas particulièrement.

— Question de goût. Ça m’a plu, dans l’ensemble. Allons, les filles, remuez-vous un peu. La première qui me donnera quelque chose à boire sautera son prochain tour. Après avoir servi nos hôtes, bien entendu. Asseyez-vous, messieurs. Quel est votre poison favori, Sven ? L’akvavit ? Larry, descendez donc en acheter deux bouteilles. Et du gin Bols pour le capitaine.

— Inutile, Jubal, dit Nelson. Je prendrai plutôt du scotch.

— Moi de même, dit van Tromp.

— Il y en assez pour noyer un cheval. Et vous, docteur Mahmoud ? Les filles ont certainement prévu des boissons non alcoolisées. »

Mahmoud soupira de regret. « Je ne devrais pas être tenté par les boissons fortes…

— Permettez. » Jubal le regarda attentivement. « Vous venez d’être soumis à une rude tension nerveuse, mon ami. N’ayant pas de méprobamate, je me vois contraint de vous prescrire deux onces d’alcool éthylique à quarante degrés ; répéter la dose si nécessaire. Quel parfum préférez-vous ? »

Le visage de Mahmoud s’éclaira. « Merci, docteur, mais je suis capable de porter le poids de mes péchés. Du gin, s’il vous plaît, avec un verre d’eau. Ou de la vodka. Ce que vous aurez.

— Ou de l’alcool pharmaceutique, ajouta Nelson. Ce salaud boit n’importe quoi – et le regrette après.

— Oui, je le regrette, dit Mahmoud avec sérieux. C’est un péché.

— Ne le taquinez pas, Sven, dit Jubal avec brusquerie. S’il tire davantage de plaisir de ses péchés en les regrettant, cela ne regarde que lui. Et les victuailles ? J’ai vu Anne mettre un jambon dans un des paniers – et il y a peut-être d’autres aliments impurs. Voulez-vous que j’aille vérifier ? »

Mahmoud secoua la tête. « Je ne suis pas traditionaliste, Jubal. Ces commandements datent d’une époque où les besoins étaient différents. Les temps ont changé.

— Oui…, dit Jubal avec tristesse. Pour le mieux ou pour le pire ? Peu importe d’ailleurs ; ils changeront encore. Mangez ce qu’il vous plaira, mon frère – Dieu pardonne les péchés de nécessité.

— Merci. Mais je mange assez rarement au milieu de la journée.

— Je vous le conseillerais pourtant, sinon ma prescription dépassera l’effet prévu. Par ailleurs, ces mômes qui travaillent pour moi font pas mal de fautes d’orthographe, mais elles sont d’excellentes cuisinières. »

Myriam arrivait justement avec un plateau chargé de boissons. « Vous devriez mettre cela par écrit, patron.

— Hein ? » Il se retourna prestement. « Je vous apprendrai, moi ! Vous resterez après la classe et m’écrirez mille fois : « Je n’écouterai plus jamais aux portes.

— Oui, patron. Tenez, capitaine… docteur Nelson… et pour vous, docteur Mahmoud. Avec un verre d’eau, n’est-ce pas ?

— Oui, Myriam. Merci beaucoup.

— Service typique à la Harshaw. Rapide, mais pas très soigné. Tenez, et voilà le vôtre, patron.

— Vous avez mis de l’eau dedans !

— Ce sont les ordres d’Anne. Vous êtes trop fatigué pour le prendre on the rocks. »

Jubal prit un air souffrant. « Vous voyez ce que je dois supporter, messieurs ? Nous n’aurions jamais dû leur donner le droit de vote. Myriam, vous me ferez ces mille fois en sanscrit.

— Oui, patron. » Elle lui caressa la tête. « Allons, buvez, mon ami ; vous l’avez bien mérité. Nous sommes fiers de vous.

— À la cuisine, femme ! Tout le monde a à boire ? Où est Ben ?

— Il téléphone à son journal – un verre à la main.

— Très bien. Nous n’avons plus besoin de vous – dites à Mike de venir, si vous voulez bien. Messieurs ! Me ke aloha pau ole! » Ils burent.

« Mike nous aide à la cuisine. Je crois qu’il deviendra un maître d’hôtel quand il sera grand.

— Tiens ? Je vous croyais partie. Dites-lui de venir quand même ; le docteur Nelson voudrait l’examiner.

— Cela ne presse pas. Votre scotch est excellent, Jubal, mais je n’ai pas compris votre toast.

— Désolé. C’était du polynésien : « Que notre amitié soit éternelle. » Cela cadre parfaitement avec la cérémonie de l’eau. À propos, messieurs, Larry et Duke sont également les frères de Mike, mais ne vous faites pas de mauvais sang. Ils ne savent pas faire la cuisine… mais ce sont des compagnons précieux par une nuit noire dans une ruelle mal famée.

— Si vous vous portez garant d’eux, dit van Tromp, faites-les entrer, puis condamnez la porte. Et maintenant, buvons à nos compagnes.

— C’est cela ! s’exclama Nelson. À nos quatre beautés. Skaal ! » Ils burent à leurs frères d’eau féminins, et Nelson continua : « Où les trouvez-vous, Jubal ?

— Je les élève dans ma cave. Mais dès qu’elles sont à point, il arrive quelque roublard de citadin pour les épouser. Je joue perdant.

— Je compatis, convint Nelson.

— Merci. J’espère que vous êtes tous mariés, messieurs ?

Mahmoud ne l’était pas. Jubal lui jeta un regard sombre.

« Me ferez-vous la grâce de vous désincarner ? Après déjeuner – quand même pas sur un estomac vide.

— N’ayez crainte. Je suis un célibataire invétéré.

— Allons, allons ! J’ai bien vu que Dorcas vous faisait des yeux doux… et vous ronronniez comme un chat.

— Je vous assure que je ne représente aucune menace. » Mahmoud songea à lui dire qu’il ne se marierait jamais en dehors de sa religion, mais craignit qu’un gentil ne le prenne mal. « Ne faites jamais une suggestion pareille à Mike, Jubal. Il ne gnoquerait pas que vous plaisantez – et vous auriez peut-être un cadavre sur les bras. Je ne suis pas certain que Mike peut se penser mort, mais il essaierait certainement.

— J’en suis même certain, affirma Nelson. Dites-moi, docteur – je veux dire Jubal, n’avez-vous rien remarqué de curieux à propos du métabolisme de Mike ?

— Disons plutôt que je n’ai rien remarqué qui ne fût pas curieux.

— Exactement. »

Jubal se tourna vers Mahmoud. « Mais ne craignez pas que j’invite Mike à se suicider. Je gnoque qu’il ne gnoque pas la plaisanterie… mais je ne gnoque pas « gnoquer ». Vous parlez le martien, n’est-ce pas ?

— Un peu.

— Couramment. Je vous ai entendu. Gnoquez-vous « gnoquer » ?

— Non. C’est le mot le plus important de leur langue – et je pense mettre des années à essayer de le comprendre ; cela m’étonnerait d’ailleurs que j’y réussisse. Il faut penser en martien pour gnoquer le mot « gnoquer ». Peut-être avez-vous remarqué que Mike aborde certaines idées de façon plutôt contradictoire ?

— Et comment ! Ma pauvre tête !

— Et la mienne, donc ! »


« Ah ! fit Jubal. À manger ! Il était temps. Posez-ça là et gardez un silence respectueux. Continuez, docteur. À moins que vous ne préfériez remettre ça à une autre fois, maintenant que Mike est présent ?

— Absolument pas. » Mahmoud s’adressa à Mike en martien.

Il lui répondit avec un sourire radieux, puis son expression redevint neutre et il donna son attention au contenu de son assiette. « Je lui ai expliqué ce que je voulais faire, et il m’a dit que je parlerai juste – ce qui n’était pas une opinion mais l’énoncé d’un fait, d’une nécessité. J’espère que si je me trompe, il le remarquera et me corrigera… mais j’en doute. Mike pense en martien, ce qui lui donne une « conception du monde » différente de la nôtre. Vous me suivez ?

— Je gnoque, répondit Jubal. Le langage modèle nos idées et nos concepts.

— Oui, mais… vous parlez arabe, docteur ?

— Fort mal. J’ai fait mon temps comme médecin militaire en Afrique du Nord. Mais je le lis toujours, car je préfère la parole du prophète dans sa version originale.

— Comme il convient. Le Koran ne peut être traduit – la « conception du monde » change quoi qu’on fasse. Vous comprendrez donc combien l’anglais m’a semblé difficile. Pas seulement parce que les inflexions de ma langue maternelle sont plus simples, mais parce que la « carte » change. L’anglais est la langue humaine la plus vaste : sa variété, sa subtilité et la complexité irrationnelle de ses expressions lui permettent d’exprimer des choses qu’on ne peut dire en aucune autre langue. Cela a failli me rendre fou… jusqu’à ce que j’aie appris à penser en anglais, ce qui superposa une nouvelle « mappemonde » à celle dont j’avais l’habitude ; meilleure peut-être, plus détaillée en tout cas.

« Cependant, il existe des choses que l’on peut exprimer en arabe mais pas en anglais.

— C’est bien pourquoi je continue à lire le Koran dans le texte.

— Oui. Mais le martien est tellement plus complexe que l’anglais – et tellement différent dans sa façon de donner une image abstraite de l’univers – que, comparés à lui, l’anglais et l’arabe peuvent être mis sur le même plan. Un Anglais et un Arabe peuvent apprendre à penser dans leurs langues réciproques, mais je ne suis nullement certain qu’il nous sera jamais possible de penser en martien (à moins de l’apprendre de la même façon que Mike). Ce que je parle est en fait une sorte de petit nègre martien.

« Prenez ce mot « gnoquer ». Son sens littéral, qui remonte je pense à l’origine de la pensée martienne, et qui éclaire toute leur « mappemonde », est fort simple. « Gnoquer » signifie « boire ».

— Comment ? s’étonna Jubal. Mike n’utilise jamais ce mot lorsqu’il est question de boire. Il…

— Attendez une minute.

Mahmoud parla à Mike en martien. Mike parut légèrement surprit, et dit : « Gnoquer est boire.

— Mais, continua Mahmoud, Mike aurait dit pareil pour une centaine d’autres mots anglais, dont certains nous paraîtraient même antithétiques. « Gnoquer » embrasse tous ces concepts. Il signifie « peur », il signifie « amour », il signifie « haine » – une haine juste, car selon la conception martienne, on ne peut haïr une chose que si on la gnoque, que si on la comprend au point de devenir un avec elle ; alors, on peut la haïr, en se haïssant soi-même. Ce qui implique que vous l’aimez également, et la chérissez sans arrière-pensée. Alors, vous pouvez haïr… et, du moins je le pense, la haine martienne est un sentiment si noir que son plus proche équivalent humain serait une légère aversion. »

Mahmoud se passa la main sur le visage. « Gnoquer signifie « identiquement égal ». Le cliché humain « J’en souffre plus que vous » a une saveur martienne. Les Martiens semblent savoir instinctivement ce que nous avons péniblement appris grâce à la physique moderne : que, par le processus même de l’observation, l’observateur modifie ce qu’il observe. Gnoquer signifie comprendre si complètement que l’observateur devient l’observé – se fond en lui, se mélange, se marie, perd son identité dans une expérience commune. Cela englobe presque tout ce que nous entendons par religion, philosophie et science – mais ne signifie pas pour nous davantage que ce que la couleur peut signifier pour un aveugle de naissance. » Mahmoud s’interrompit un moment avant de continuer : Si je vous coupais en morceaux, Jubal, pour en faire un ragoût, vous et le ragoût me gnoqueriez ; lorsque je vous mangerais, nous gnoquerions ensemble, rien ne serait perdu et il importerait peu de savoir lequel de nous deux mange l’autre.

— Moi, cela m’importerait, dit Jubal fermement.

— C’est que vous n’êtes pas martien. » Il s’interrompit pour parler à Mike en martien.

Mike fit un signe d’assentiment. « Vous avez parle juste, mon frère Mahmoud. Je l’avais dit. Tu es Dieu. »

Mahmoud haussa les épaules en signe d’impuissance « Vous voyez ? Tout ce que je récolte, c’est un blasphème. Nous ne pensons pas en martien. Nous ne le pouvons pas.

— Tu es Dieu, approuva Mike. Dieu gnoque.

— Changeons de sujet ! Jubal, puis-je compter sur notre fraternité pour avoir encore un peu de gin ?

— J’y vais ! » dit Dorcas.

L’atmosphère était celle d’un pique-nique en famille. C’était dû pour beaucoup à la simplicité de Jubal, mais aussi au fait que les nouveaux venus étaient tous de la même qualité : érudits, célèbres, n’ayant plus à lutter. Même le docteur Mahmoud, presque toujours sur ses gardes ; en compagnie de ceux qui n’étaient pas adeptes de la seule vrai foi, était détendu. Cela lui avait fait énormément plaisir que Jubal lût la parole du Prophète… et, en y regardant a deux fois les femmes de la maisonnée de Jubal étaient moins maigres qu’il ne l’avait pensé. La brune en particulier… il rejeta cette pensée de son esprit : il était un invité.

Il lui plaisait également de constater que les femmes ne bavardaient pas et n’intervenaient pas dans la conversation des hommes, mais étaient promptes à faire montre d’une chaleureuse hospitalité. Il avait d’abord été choqué par le manque de respect de Myriam envers son maître – puis il reconnut qu’il s’agissait de cette liberté que l’on permet aux chats et aux enfants dans l’intimité de la maison.

Jubal leur expliquait qu’ils ne faisaient rien d’autre que d’attendre le secrétaire général : « Si ses intentions sont sérieuses, il ne tardera pas à nous faire signe. Si nous étions restés au palais, il aurait été tenté de marchander. Ici, nous pourrons refuser.

« Marchander quoi ? demanda van Tromp. Vous lui avez donné ce qu’il désirait.

— Non, pas tout. Douglas aurait certainement préféré que ce soit irrévocable… et non pas dépendant de sa bonne conduite, avec le pouvoir revenant à un homme qu’il déteste – ce chenapan au sourire enjôleur, notre frère Ben. Et il n’est pas le seul à vouloir marchander. Ce débonnaire Bouddha de Kung, par exemple – il hait mes tripes, parce que je lui ai coupé l’herbe sous le pied. Mais s’il parvient à imaginer un marché susceptible de nous tenter, il nous le proposera. Nous nous tenons donc soigneusement à l’écart. C’est à cause de Kung que nous mangeons et buvons uniquement ce que nous avons amené.

— Cela vous inquiète vraiment ? s’étonna Nelson. Je pensais que vous étiez un gourmet qui ne supporte de manger que sa propre cuisine. Je ne peux imaginer d’être empoisonné dans un hôtel de cette catégorie.

— Personne ne songe à vous empoisonner, Sven… mais il se pourrait que votre femme touche votre assurance sur la vie parce que vous auriez mangé la même chose que Mike.

— Vous le croyez réellement ?

— Je veux bien vous commander tout ce que vous voudrez, Sven, mais ni Mike ni moi n’y toucherons. Ils savent où nous sommes et ont eu deux heures pour agir – je suppose a priori que n’importe quel employé ou garçon est à la solde de Kung… ou de quelque autre. Mon principal souci est de maintenir ce garçon en vie tant que nous n’aurons pas stérilisé le pouvoir qu’il représente. »

Jubal plissa le front. « Considérez la « veuve noire ». C’est une petite bête timide, utile, et la plus jolie des araignées. Mais l’infortunée bestiole a le malheur d’être trop dangereuse pour sa taille. Par conséquent, tout le monde la tue.

« La pauvre araignée n’y est pour rien : elle ne peut pas se défaire de son pouvoir venimeux.

« Mike se trouve dans un dilemme analogue. Il est moins joli qu’une « veuve noire »…

— Comment ! s’exclama Dorcas avec indignation. Quelle vilaine chose à dire ! C’est si faux !

— Je n’ai pas vos préjugés glandulaires, mon entant. Joli ou non, Mike ne peut pas se débarrasser de cet argent, et il est dangereux pour lui de le posséder. La Haute cour n’est pas aussi apolitique qu’on pourrait le souhaiter… quoique leur méthode serait plutôt de le mettre en prison que de le tuer, sort que je trouve personnellement pire. Et je ne parle pas d’autres parties intéressées qui n’auront pas manque de se demander quel effet cela aurait sur leurs fortunes si Mike était l’invité d’honneur à un enterrement de première classe…

— Téléphone, patron.

— Je ne réponds pas.

— C’est de la part de Becky.

— Il fallait le dire plus tôt ! » Jubal se précipita vers l’appareil où l’attendait l’image de Mme Vesant. « Becky ! Je suis content de vous voir, mon petit !

— Hello, doc. J’ai vu votre numéro.

— Ça passait bien ?

— Je n’ai jamais vu tour plus expert, doc. La profession a perdu un grand orateur – il aurait fallu que vous ayez un jumeau.

— Vous me faites un grand compliment, Becky. » Il réfléchit rapidement. « Mais c’est vous qui avez tout mis en scène ; je n’ai fait qu’encaisser la recette – et elle est grosse. Dites votre chiffre, Becky. »

Mme Vesant se rembrunit. « Jubal, vous me blessez.

— Voyons, Becky ! C’est facile d’applaudir – mais lorsqu’on est sincère, cela prend la forme d’une épaisse liasse de billets verts. C’est l’Homme de Mars qui paie la note et, croyez-moi, il peut se le permettre. » Il sourit. « De ma part, vous n’aurez qu’un baiser et une étreinte à vous faire craquer les côtes. »

Mme Vesant se détendit et sourit à son tour. « Je me souviens comme vous me caressiez les reins en m’assurant que le professeur allait s’en tirer – ah ! vous avez toujours su ce qu’il fallait à la santé du corps.

— Je n’ai jamais agi de façon aussi peu conforme a l’éthique de ma profession.

— Et vous le saviez bien. Vous n’étiez pas du tout paternel.

— C’était peut-être le traitement qu’il vous fallait. J’ai abandonné tout cela, d’ailleurs – mais je ferai une exception dans votre cas.

— Je vous le conseille.

— Et je vous conseille de penser à la note. N’oubliez pas les zéros.

— Vous savez, doc, il y a d’autres moyens de se faire payer… vous avez vu les cours de la Bourse ?

— Non, mais ne me les dites pas. Venez plutôt prendre un verre.

— Ce serait avec plaisir, mais j’ai promis à… un client important de me tenir à sa disposition.

— Je vois. Becky, se pourrait-il que les étoiles montrent qu’il serait de l’intérêt général que cette question soit réglée aujourd’hui même ? Peut-être juste après la fermeture de la Bourse ? »

Elle prit un air songeur. « Je vais les consulter.

— Ça serait bien. Et venez nous voir. Le garçon vous plaira. Il est étrange comme des bretelles de serpent et doux comme un baiser volé.

— Je… je viendrai. Merci, doc. »

Ils se dirent au revoir. Jubal trouva le docteur Nelson en train d’examiner Mike dans une des chambres. Le médecin paraissait fort déconcerté. « Docteur Jubal… j’ai examiné ce patient il y a seulement dix jours. Dites-moi où il a acquis ces muscles.

— C’est très simple. Nous avons envoyé un coupon découpé dans « Rut, le magazine de l’homme. » Vous savez, cette annonce disait comment un maigrelet de quarante kilos peut…

— Je vous en prie, docteur.

— Demandez-lui. »

Nelson le fit, et Mike répondit : « Je les ai pensés.

— Et voilà, dit Jubal. Il les a « pensés ». Lorsqu’il est arrivé, il y a une semaine, il était mou, flasque et pâle. On aurait cru qu’il avait grandi dans une cave – et je suis près de le penser. Je lui ai donc dit de devenir fort. Il l’a fait.

— Il a pris de l’exercice ? demanda Nelson dubitativement.

— Il a nagé dans la piscine.

— Quelques jours de natation ne vous transforment pas en un homme qui fait des haltères depuis des années ! » Nelson plissa le front. « Je sais que Mike contrôle ses muscles dits « involontaires, » mais il y a des précédents. Tandis que ceci nous conduit à supposer…

— Docteur, dit Jubal doucement, pourquoi ne pas simplement admettre que vous ne le gnoquez pas ? »

Nelson soupira. « Autant. Vous pouvez vous rhabiller, Michaël ! »


Un peu plus tard, Jubal s’ouvrit aux trois officiers du Champion. « Le côté financier était simple : il fallait immobiliser l’argent de Mike de façon à empêcher toute lutte, même s’il mourait : j’ai dit à Douglas que le décès de Mike mettrait un terme à sa gestion, tandis qu’une rumeur provenant d’une source généralement digne de foi – moi – a atteint Kung et d’autres, disant que la mort de Mike donnerait un contrôle permanent à Douglas. Évidemment, si j’étais sorcier, j’aurais débarrassé notre jeune ami de sa fortune, jusqu’au dernier centime. Mais…

— Pourquoi, Jubal ? » L’interrompit van Tromp. Harshaw le regarda avec stupéfaction. « Êtes-vous riche, capitaine ? Je veux dire, vraiment riche ?

— Moi ? » Van Tromp renifla de dédain. « J’ai mon salaire, une maison hypothéquée et deux filles à l’université. J’aimerais bien être riche !

— Je ne pense pas.

— Hein ? Vous ne diriez pas cela si vous aviez des enfants qui poursuivent leurs études.

— J’en ai poussé quatre jusqu’au bout de leurs études – j’étais dans les dettes jusqu’au cou. L’une est devenue une étoile dans sa profession – sous son nom de femme mariée, parce que je suis pour elle un vieux fainéant et non un souvenir révéré. Les autres n’oublient pas mon anniversaire et ne m’embêtent pas ; l’éducation ne leur a fait aucun mal. Je ne parle d’elles, d’ailleurs, que pour prouver qu’un père a souvent besoin de plus qu’il n’a. Mais vous pouvez certainement trouver une firme qui vous paiera trois ou quatre fois ce que vous touchez maintenant, rien que pour avoir votre nom sur son papier à en-tête. On a dû vous faire des propositions ?

— Là n’est pas la question, répondit van Tromp avec raideur. J’ai ma carrière.

— Ce qui signifie que l’attrait de l’argent ne vous fera pas renoncer à commander des vaisseaux spatiaux.

— Un peu d’argent en plus ne me déplairait pas !

— Un peu ne sert à rien. Les filles peuvent toujours dépenser dix pour cent de plus que ce que l’on gagne dans n’importe quelle profession. C’est une loi de la nature, dorénavant baptisée « Loi de Harshaw ». Mais, capitaine, la vraie richesse, celle qui exige un bataillon de conseillers fiscaux pour résister aux impôts, vous coulerait tout aussi sûrement que si vous donniez votre démission.

— Pensez-vous ! Je mettrais tout en actions et je toucherais les coupons.

— Non, pas si vous étiez du type à faire fortune. Ce n’est pas difficile, d’ailleurs : il suffit d’y consacrer toute sa vie. Jamais danseuse étoile n’a travaillé plus dur. Mais ce n’est pas votre genre, capitaine. Vous ne voulez pas faire de l’argent ; vous voulez seulement le dépenser.

— Parfaitement exact ! Je ne vois donc pas pourquoi vous tenez tellement à débarrasser Mike de sa fortune.

— Parce qu’une grande fortune est une malédiction, à moins qu’on ne prenne plaisir à la gagner. Et même alors, cela a de sérieux inconvénients.

— Balivernes ! Jubal, vous ressemblez à un gardien de harem essayant de convaincre un homme intact des avantages qu’il y a à être eunuque.

— C’est possible, admit Jubal. L’esprit a une capacité illimitée de rationaliser ses propres insuffisances, et je ne fais pas exception à la règle. Comme vous, je ne m’intéresse à l’argent que pour le dépenser ; il m’est donc impossible de devenir riche. Par contre, je n’ai jamais eu de mal à réunir les modestes sommes nécessaires à satisfaire mes vices ; il suffit d’un peu de savoir-faire. Mais une vraie fortune ? Vous avez vu cette farce. Aurais-je pu la récrire de façon à empocher la galette – en devenant son fondé de pouvoirs et en me servant à ma guise, sans que Douglas proteste ? Mike me fait entièrement confiance : nous sommes frères par l’eau. Aurais-je pu lui voler sa fortune ?

— Sacré nom, Jubal !… je pense que oui !

— C’est même certain, parce que notre secrétaire général n’est pas plus assoiffé d’argent que vous ou moi. C’est l’attrait du pouvoir qui le pousse – un son de cloche auquel je suis sourd. Il aurait suffi que je lui garantisse (avec élégance bien sûr !) que nous continuerions à soutenir son gouvernement. »

Jubal frissonna. « J’ai même cru qu’il me faudrait en passer par-là pour protéger Smith des vautours, et j’avoue avoir été pris de panique. Vous ne savez pas quel maître impitoyable peut être une grande fortune. On est entouré de mendiants comme à Bombay, chacun demandant sa part. On devient méfiant ; les amis se font rares : ceux qui auraient pu le devenir sont trop délicats pour être bousculés par les mendiants, ou trop fiers pour courir le risque d’être confondus avec eux.

« Pire encore, votre famille est perpétuellement en danger. Vos filles ont-elles déjà été menacées de kidnapping, capitaine ?

— Comment ? Dieu merci, non !

— Si vous possédiez la fortune qui a échu à Mike, vous les feriez garder jour et nuit… et pourtant vous ne connaîtriez pas le repos, car vous ne seriez pas sûr des gardes. Repensez aux cent derniers kidnappings dont la presse a parlé. Souvenez-vous dans combien de cas étaient impliqués de fidèles employés ou serviteurs… et combien peu de victimes en sont sorties vivantes. L’argent a-t-il pour vous des attraits qui valent le risque de voir vos filles la corde au cou ?

— Je pense que je vais garder ma maison hypothéquée, dit van Tromp avec conviction.

— Amen. Je veux vivre ma vie, dormir dans mon lit – sans être emm… ! Je croyais pourtant être obligé de passer les années qui me restent dans un bureau gardé et barricadé, travaillant de longues heures pour défendre les intérêts financiers de Mike.

« Puis, j’eus une inspiration. Douglas a des bureaux, des barricades, des hommes de main. Comme, pour assurer la liberté de Mike, nous abandonnions de toute façon le pouvoir que sa fortune représentait, pourquoi ne pas faire payer Douglas, pourquoi ne pas le laisser se casser la tête ? Je ne crains pas qu’il vole Mike. Seuls les politiciens de second ordre sont avides d’argent, et Douglas n’est pas un minus. Cessez de faire cette tête, Ben, et espérez qu’il ne se déchargera jamais de ce fardeau sur vous.

« Je m’en suis donc déchargé sur Douglas, et je peux retourner à mon jardin. C’était en fait très simple, mais cette fameuse Décision de Larkin me tourmentait.

— Là, Jubal, dit Caxton, je crois que vous avez fait fausse route. Ces stupides « honneurs souverains » rendus à Mike ! Vous auriez simplement dû le faire renoncer aux droits, s’il y en avait, que lui donnait cette ridicule théorie de Larkin.

— Mon petit Ben… ce que vous écrivez dans votre journal est parfois lisible.

— Oh, merci ! C’est merveilleux, j’ai un admirateur de plus !

— Mais vos conceptions stratégiques sont dignes de l’homme de Néandertal.

— J’aime mieux ça, dit Caxton. J’ai craint un moment que vous ne deveniez gâteux.

— Lorsque cela arrivera, tirez-moi une balle dans la tête ; je vous en serai reconnaissant. Dites-moi, capitaine, combien d’hommes avez-vous laissés sur Mars ?

— Vingt-trois.

— Et quel est leur statut à l’égard de la Décision de Larkin ? »

Van Tromp fit la moue. « Je ne suis pas censé en parler.

— N’en parlez pas, alors. Nous le déduirons des faits.

— Capitaine, dit le docteur Nelson, je suis redevenu simple civil et je dirai ce qui me plaît…

— Moi de même, ajouta Mahmoud.

— Ils savent ce qu’ils peuvent faire avec ma nomination d’officier de réserve. De quel droit le gouvernement nous dirait-il de ne pas parler ? Tous ces bureaucrates qui n’ont jamais mis le pied sur Mars…

— N’insistez pas, Sven. J’ai l’intention de parler – nous sommes frères par l’eau. Mais je préférerais que ceci ne soit pas imprimé, Ben.

— Si cela peut soulager vos scrupules, je vais aller rejoindre Mike et les filles.

— Non, restez, je vous prie. Le gouvernement est dans tous ses états à propos de cette colonie. Tous les hommes ont cédé leurs droits « de Larkin » au gouvernement. La présence de Mike sur Mars a tout embrouillé. Je ne suis pas juriste, mais j’ai compris que, si Mike abandonnait lui aussi ses droits, le gouvernement aurait les mains libres lorsqu’il s’agira de partager les richesses de Mars.

— Quelles richesses ? demanda Caxton. Écoutez, capitaine, je ne veux pas sous-estimer la valeur de votre exploit, mais d’après tout ce que j’ai entendu dire, Mars n’a aucune valeur pour les hommes. Est-ce exact, ou les rapports sur cette question sont-ils encore classés « à brûler après lecture » ? »

Van Tromp secoua la tête. « Non, les rapports techniques ont été libérés. Ce que vous dites est vrai, Ben, mais au début la Lune n’était qu’un amas de rochers sans valeur.

— Touché ! admit Caxton. Dommage que mon grand-papa n’ait pas acheté des actions de la Lunar Enterprises. » Il ajouta : « Mais Mars est habitée. »

Van Tromp prit un air malheureux. « Oui, mais… dites-lui, Mahmoud.

— Les colons humains trouveront beaucoup d’espaces libres sur Mars, dit ce dernier, et, dans la mesure où j’ai pu m’en rendre compte, les Martiens n’interviendront pas En ce moment même, nous hissons notre drapeau et proclamons l’extraterritorialité. Oui. Mais notre statut sera peut-être celui de ces fourmis que l’on regarde vivre sous des cloches de verre dans les classes de sciences naturelles. Je ne connais pas notre position exacte. »

Jubal lui jeta un regard approbateur. « J’ignorais tout de la situation… mais je savais que le gouvernement tenait absolument à s’approprier ces droits. Supposant qu’il était aussi ignorant que moi, j’allai de l’avant. De l’audace, toujours de l’audace ! ».

Jubal eut un sourire satisfait. « J’ai été absolument éhonté ce matin. Le gouvernement voulait les « droits de Larkin » de Mike et avait une peur bleue que nous fassions un marché avec quelqu’un d’autre. Je me suis donc servi de leur rapacité et de leur peur pour aboutir à cette ultime absurdité née d’une invraisemblable théorie légale : la reconnaissance, exprimée par un protocole qui ne trompe pas, de la souveraineté de Mike !

— Et par-là, dit Ben sèchement, vous vous êtes mis dans de beaux draps.

— Ben, Ben, le gronda Jubal. En couronnant Mike, ils sont allés jusqu’au bout de leur propre logique. Est-il utile de vous faire remarquer à ce propos que, en dépit du vieil adage sur les têtes couronnées, il est infiniment moins dangereux d’être un roi publiquement reconnu que d’être un prétendant obligé de se cacher ? Ces quelques mesures de musique et cette vieille taie d’oreiller ont beaucoup fait pour améliorer la position de Mike. Mais celle-ci n’en était pas pour autant devenue facile. On le reconnaissait souverain de Mars au titre des boniments juridiques du précédent Larkin… avec le pouvoir d’accorder des concessions, de vendre des droits ou des enclaves, ad nauseam. Il devait donc, ou bien jouer ce jeu et être soumis à des pressions bien pires que celles qui accompagnent la richesse… ou bien abdiquer et remettre ses « droits selon Larkin » à ceux qui occupent actuellement Mars, ce qui revient à dire à Douglas. »

Jubal prit un air désolé. « Je détestais ces alternatives autant l’une que l’autre. Je refusai, messieurs, de laisser prendre mon client au piège de cette farce. Il fallait, en ce qui concerne Mars, rendre la Décision de Larkin nulle et non avenue, et cela sans recourir à l’arbitrage de la Haute cour. »

Il eut un sourire radieux. « Je me suis donc contredit de la façon la plus éhontée. On a rendu les honneurs souverains à Mike sous les yeux du monde entier ; mais on peut également rendre ces honneurs à l’alter ego d’un souverain : à son ambassadeur. J’affirmai donc avec conviction que Mike n’était pas un roi de pacotille selon un précédent qui n’entrait pas en ligne de compte… mais l’ambassadeur de la grande nation martienne ! » Il haussa les épaules. « Du pur bluff, bien sûr. Mais je me fondais sur ma certitude que les autres – Douglas, Kung – n’en savaient pas plus que moi. » Jubal regarda ses hôtes. « Et j’ai risqué ce bluff parce que vous, vous les frères d’eau de Mike, étiez là. Si vous ne me contredisiez pas, ils étaient forcés de prendre ce que je disais pour argent comptant. Mike était bien l’ambassadeur de Mars sur Terre et la Décision de Larkin était lettre morte.

— Espérons que cela durera, dit le capitaine van Tromp avec calme. Personnellement, je n’avais pas pris vos déclarations pour des mensonges.

— Allons donc ! J’improvisais, je disais n’importe quoi !

— Peu importe. Je pense que vous avez dit la vérité. » Le capitaine du Champion hésita. « Sauf que je ne nommerais pas Mike un ambassadeur… mais plutôt une force d’invasion. »

Caxton ouvrit la bouche de stupéfaction. Harshaw demanda à van Tromp : « Dans quel sens, capitaine ?

— Je me corrige, d’ailleurs. Mike est plutôt un éclaireur effectuant une reconnaissance pour ses maîtres martiens. Ne vous méprenez pas : j’aime autant Mike que vous. Mais il n’a aucune raison d’être loyal envers la Terre. » Le capitaine hocha la tête. « Tout le monde croit qu’un homme trouvé sur Mars aurait sauté avec joie sur cette occasion de rentrer « chez lui ». Mais il n’en était pas ainsi… n’est-ce pas, Sven ?

— Mike ne voulait pas en entendre parler, confirma Nelson. Nous ne pouvions pas l’approcher ; il avait peur. Puis, les Martiens lui dirent de venir avec nous… Il se comporta comme un soldat qui obéit aux ordres reçus tout en mourant de peur.

— Un moment, capitaine, protesta Caxton. Mars, nous envahir ? Mars ? Mais ce serait comme si nous attaquions Jupiter ! Nous avons deux fois et demie la gravité de Mars – Jupiter a deux fois et demie la nôtre. Les différences de pression, de température, d’atmosphère, etc., sont comparables. Nous ne pourrions pas vivre sur Jupiter… et je ne vois pas comment les Martiens pourraient supporter nos conditions. Est-ce exact, capitaine ?

— En gros, oui, acquiesça van Tromp.

— Et pourquoi attaquerions-nous Jupiter, ou Mars nous attaquerait-elle ?

— Vous êtes au courant du projet de tête de pont sur Jupiter ?

— Une proposition purement chimérique. C’est irréalisable.

— Les vols spatiaux l’étaient il n’y a pas si longtemps. Les ingénieurs ont calculé que, en utilisant tout ce que nous avons appris par l’exploration des océans et en équipant les hommes de combinaisons à mouvements assistés, il serait possible de s’attaquer à Jupiter. Et ne croyez pas que les Martiens soient moins malins que nous. Vous auriez dû voir leurs villes.

— Admettons, soupira Caxton. Mais je ne vois pas pourquoi ils se donneraient tout ce mal.

— Capitaine ?

— Oui, Jubal ?

— Je vois une autre objection. Vous connaissez la classification des cultures en apolliniennes et dionysiaques ?

— D’une façon très générale, oui.

— Il me semble que les Martiens iraient jusqu’à qualifier la culture Zuni de dionysiaque. Je ne suis pas allé sur Mars, mais j’ai beaucoup parlé avec Mike. Il a été élevé dans une culture purement apollinienne – et de telles cultures ne sont pas agressives.

— Je ne m’y fierais pas trop.

— Il y a des preuves à l’appui de ce que dit Jubal, intervint Mahmoud. On peut analyser une culture d’après son langage, et les Martiens n’ont aucun mot pour « guerre ». Ni pour « arme », ni pour « lutter »… je n’en connais aucun, du moins. Lorsqu’un mot ne figure pas dans le langage d’une culture, c’est que ce à quoi il se rapporte n’existe pas.

— Allons donc, Mahmoud ! Les animaux se battent – les fourmis font même la guerre. Ont-elles des mots pour la désigner ?

— Elles en auraient, insista Mahmoud, si elles possédaient un langage. Une race qui verbalise a un mot pour chaque concept et en crée de nouveaux dès que de nouveaux concepts apparaissent. Un système nerveux capable de se servir de mots ne peut éviter de le faire. Si les Martiens connaissaient la guerre, ils auraient un terme pour la désigner.

— Il y a une façon de trancher la question, suggéra Jubal. Appelons Mike.

— Un moment, dit van Tromp. Il y a de longues années que j’ai appris à ne jamais discuter avec un spécialiste… mais j’ai également appris que l’histoire est une longue liste de spécialistes qui étaient dans l’erreur la plus totale. Désolé, Mahmoud.

— Ce que vous dites est exact, capitaine, mais en l’occurrence je sais que je ne me trompe pas.

— Mike pourra seulement nous dire s’il connaît un certain mot… Autant demander à un gosse de trois ans de définir le mot « calcul ». Ne nous éloignons donc pas des faits. Sven ? Nous pouvons leur parler d’Agnew ?

— C’est à vous d’en décider, capitaine.

— Bien… Ceci est exclusivement entre frères d’eau, messieurs. Le lieutenant Agnew était notre second officier médical. Brillant, à en croire Sven. Mais il détestait les Martiens. Dès qu’il était apparu que ces derniers étaient pacifiques, j’avais donné à mes hommes des ordres interdisant le port des armes.

« Agnew leur désobéit. Nous n’avons du moins jamais retrouvé son arme, et ceux qui furent les derniers à le voir disent qu’il la portait. Mon livre de bord porte pour seule mention : « Disparu et présumé mort. »

« Deux membres de l’équipage virent Agnew s’engager dans un passage situé entre deux énormes rochers. Puis ils virent un Martien s’engager dans la même direction. Connaissant la singularité du docteur Agnew, ils hâtèrent le pas pour le rejoindre.

« Les deux hommes entendirent un coup de feu. L’un d’eux affirme être arrivé à l’entrée du passage à temps pour voir Agnew, au-delà du Martien. Et puis, il ne le vit plus. Le second dit qu’en arrivant il vit seulement le Martien faire voile vers la sortie du défilé, puis continuer son chemin. Le Martien parti, ils purent avoir une vue dégagée de tout l’espace compris entre les deux rochers… c’était un cul-de-sac, vide.

« Et voilà, messieurs, c’est tout. Aidé par la faible gravité martienne, Agnew aurait-il pu sauter par-dessus les rochers et disparaître de l’autre côté ? J’ai essayé : c’est absolument impossible. Les hommes portaient des appareils respiratoires – peut-être le premier était-il ivre à cause d’un débit d’oxygène fautif ? Je ne mentionne cette possibilité que parce qu’elle est plus vraisemblable que sa déclaration, selon laquelle il aurait vu Agnew disparaître en une fraction de seconde. Je lui conseillai de faire vérifier son appareil respiratoire.

« Je pensais qu’Agnew finirait par se manifester, et comptais bien le réprimander vertement pour être sorti armer.

« Mais il ne revint pas, et nous ne le retrouvâmes pas davantage. Ma méfiance à l’égard des Martiens date de cet incident. Je n’ai plus jamais pu les considérer comme des créatures énormes, douces, inoffensives et plutôt comiques, bien qu’ils ne nous aient jamais créé d’ennuis et nous aient toujours donné ce que nous désirions, une fois que Mahmoud eut appris à le leur demander. Je m’efforçais de minimiser l’incident – on ne peut pas risquer de créer une panique chez des hommes qui sont à cent millions de milles de chez eux. Je ne pus évidemment pas dissimuler le fait que le docteur Agnew avait disparu ; la compagnie le fit rechercher. Mais j’évitai soigneusement toute suggestion de mystère : il s’était perdu dans les rochers, son oxygène s’était épuisé, il avait été enseveli par un glissement de terrain… Je m’en servis pour édicter certaines règles : ne jamais sortir seul, garder le contact radio, vérifier les appareils respiratoires. Je ne demandai pas à l’homme qui l’avait vu disparaître de se taire – je lui fis simplement comprendre que son histoire était ridicule, et que son compagnon ne la confirmait pas. Je pense que la version officielle a prévalu. »

Mahmoud le regarda, puis dit lentement : « C’est la première fois que j’entends dire qu’il y avait là quelque chose de mystérieux. Et, n’étant pas superstitieux, je préfère votre version « officielle ».

— C’est exactement ce que je désirais, dit van Tromp. Seuls Sven et moi-même étions au courant de cette histoire insensée. Mais quand même…» Le capitaine parut soudainement vieilli. « Il m’arrive de me réveiller la nuit et de me demander « Qu’est-il arrivé à Agnew ? ». »

Jubal ne fit aucun commentaire. Jill avait-elle parlé à Ben de Berquist et de son compagnon ? Quelqu’un lui avait-il raconté la bataille de la piscine ? Il y avait peu de chances. Les gosses savaient tous que la version officielle était que le premier détachement n’était jamais arrivé, car ils avaient suivi l’appel de Douglas au téléphone.

Avant tout, il ne fallait pas faire d’histoires et essayer de faire comprendre à Mike qu’il ne devait pas faire disparaître les étrangers déplaisants !

Jubal fut tiré de ces pensées désagréables par l’arrivée d’Anne. « Patron, Mr. Bradley est là. Vous savez, le « premier assistant du secrétaire général. »

— Vous ne l’avez pas fait entrer, j’espère ?

— Non. Il dit qu’il a des papiers à vous remettre et qu’il attendra la réponse.

— Qu’il les passe par le clapet. Il ne faut pas oublier que nous sommes l’ambassade martienne.

— Je le laisse donc dehors ?

— Anne, je sais que vous êtes très bien élevée, mais il existe des situations où l’impolitesse paie. Nous ne céderons pas d’un pouce jusqu’à ce que nous ayons obtenu ce que nous voulons.

— Bien, patron. »

Il y avait une épaisse liasse de copies d’un seul et même document. Jubal fit venir tout le monde et les distribua à la ronde. « Lisez-le bien. J’offre un sucre d’orge pour tout piège, échappatoire ou ambiguïté. »

Au bout d’un long moment, il rompit le silence : « Douglas est un politicien honnête – il joue le jeu.

— On dirait, en effet, agréa Caxton.

— Oui… ? » Mais personne ne réclama son sucre d’orge : Douglas s’était contenté de ratifier l’accord proposé. « Bien. Paraphons tous les exemplaires. Myriam, le cachet. Au fait, dites donc à Bradley d’entrer, il signera aussi… et nous pourrons lui offrir un verre. Duke, avertissez la direction que nous partons. Et faites venir notre bus. Sven, capitaine, Mahmoud… nous partons comme Lot quitta Sodome… pourquoi ne viendriez-vous pas vous reposer à la campagne avec nous ? Il y a plus de lits qu’il n’en faut, cuisine maison et pas de surprises. »

Les hommes mariés demandèrent à différer l’invitation. Le docteur Mahmoud l’accepta. La cérémonie de la signature fut fort longue, car Mike prenait plaisir à dessiner artistement chaque lettre. Lorsque tout fut signé, les restes du pique-nique étaient déjà chargés sur le « Lévrier volant » et la note de l’hôtel leur avait été remise.

Jubal jeta un coup d’œil sur le respectable total et écrivit au bas de la facture : Approuvé pour paiement – J. Harshaw, pour V.M. Smith, et la tendit à Bradley.

« Tenez, c’est pour votre patron. »

Bradley eut un haut-le-corps. « Comment ?

— Oh, il le confiera sans doute à son chef du protocole. Je ne connais pas bien la procédure. »

Bradley accepta la facture. « Oui, dit-il lentement. LaRue s’en chargera. Je la lui transmettrai.

— Merci, Mr Bradley – merci pour tout ! »

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