PREMIÈRE PARTIE

1

Paulette Lestafier n'était pas si folle qu'on le disait. Bien sûr qu'elle reconnaissait les jours puisqu'elle n'avait plus que ça à faire désormais. Les compter, les attendre et les oublier. Elle savait très bien que c'était mercredi aujourd'hui. D'ailleurs elle était prête ! Elle avait mis son manteau, pris son panier et réuni ses coupons de réductions. Elle avait même entendu la voiture de la Yvonne au loin... Mais voilà, son chat était devant la porte, il avait faim et c'est en se penchant pour reposer son bol qu'elle était tombée en se cognant la tête contre la première marche de l'escalier.

Paulette Lestafier tombait souvent, mais c'était son secret. Il ne fallait pas en parler, à personne.

« À personne, tu m'entends ? » se menaçait-elle en silence. « Ni à Yvonne, ni au médecin et encore moins à ton garçon... »

Il fallait se relever lentement, attendre que les objets redeviennent normaux, se frictionner avec du Synthol et cacher ces maudits bleus.

Les bleus de Paulette n'étaient jamais bleus. Ils étaient jaunes, verts ou violacés et restaient longtemps sur son corps. Bien trop longtemps. Plusieurs mois quelquefois... C'était difficile de les cacher. Les bonnes gens lui demandaient pourquoi elle s'habillait toujours

comme en plein hiver, pourquoi elle portait des bas et

ne quittait jamais son gilet.

Le petit, surtout, la tourmentait avec ça :

— Alors Mémé ? C'est quoi ce travail ? Enlève-moi

tout ce bazar, tu vas crever de chaud !

Non, Paulette Lestafier n'était pas folle du tout. Elle savait que ses bleus énormes qui ne partaient jamais allaient lui causer bien des ennuis un jour...

Elle savait comment finissent les vieilles femmes inutiles comme elle. Celles qui laissent venir le chiendent dans leur potager et se tiennent aux meubles pour ne pas tomber. Les vieilles qui n'arrivent pas à passer un fil dans le chas d'une aiguille et ne se souviennent même plus de comment on monte le son du poste. Celles qui essayent tous les boutons de la télécommande et finissent par débrancher l'appareil en pleurant de rage.

Des larmes minuscules et amères.

La tête dans les mains devant une télé morte.

Alors quoi ? Plus rien ? Plus jamais de bruit dans cette maison ? Plus de voix ? Jamais ? Sous prétexte qu'on a oublié la couleur du bouton ? Il t'avait mis des gommettes pourtant, le petit... Il te les avait collées les gommettes ! Une pour les chaînes, une pour le son et une pour éteindre ! Allons, Paulette ! Cesse de pleurer comme ça et regarde donc les gommettes !

Arrêtez de me crier dessus vous autres... Elles sont parties depuis longtemps, les gommettes... Elles se sont décollées presque tout de suite... Ça fait des mois que je cherche le bouton, que j'entends plus rien, que je vois juste les images avec un tout petit murmure...

Criez donc pas comme ça, vous allez me rendre sourde encore en plus...

2

— Paulette ? Paulette, vous êtes là ?

Yvonne pestait. Elle avait froid, resserrait son châle contre sa poitrine et pestait de nouveau. Elle n'aimait pas l'idée d'arriver en retard au supermarché.

Ça non.

Elle retourna vers sa voiture en soupirant, coupa le contact et prit son bonnet.

La Paulette devait être au fond du jardin. La Paulette était toujours au fond de son jardin. Assise sur un banc près de ses clapiers vides. Elle se tenait là, des heures entières, du matin jusqu'au soir peut-être, droite, immobile, patiente, les mains posées sur les genoux et le regard absent.

La Paulette causait toute seule, interpellait les morts et priait les vivants.

Parlait aux fleurs, à ses pieds de salades, aux mésanges et à son ombre. La Paulette perdait la tête et ne reconnaissait plus les jours. Aujourd'hui, c'était mercredi et le mercredi c'était les courses. Yvonne, qui passait la prendre toutes les semaines depuis plus de dix ans, soulevait le loquet du portillon en gémissant : « Si c'est pas malheureux ça... »

Si c'est pas malheureux de vieillir, si c'est pas malheureux d'être si seule et si c'est pas malheureux d'arriver en retard à l'Inter et de ne plus trouver de Caddies près des caisses... Mais non. Le jardin était vide. La mégère commençait à s'inquiéter. Elle alla derrière la maison et mit ses mains en œillères contre le carreau pour s'enquérir du silence.

« Doux Jésus ! » s'exclama-t-elle, en apercevant le corps de son amie étendu sur le carrelage de la cuisine.

Sous le coup de l'émotion, la bonne femme se signa n'importe comment, confondit le Fils avec le Saint-Esprit, jura aussi un peu et alla chercher un outil dans la remise. C'est avec une binette qu'elle brisa la vitre et au prix d'un effort magnifique qu'elle se hissa jusque sur le rebord de la fenêtre.

Elle eut du mal à traverser la pièce, s'agenouilla et souleva le visage de la vieille dame qui baignait dans une flaque rose où le lait et le sang s'étaient déjà mélangés.

— Ho ! Paulette ! Vous êtes morte ? Vous êtes morte, là?

Le chat lapait le sol en ronronnant, se moquant bien du drame, des convenances et des éclats de verre tout autour.

3

Yvonne n'y tenait pas trop mais les pompiers lui avaient demandé de monter dans le camion avec eux pour régler des problèmes administratifs et les conditions d'entrée aux urgences :

— Vous la connaissez c'te dame ? Elle s'était offusquée :

— Je crois bien que je la connais ! On était à la communale ensemble !

— Alors montez.

— Et ma voiture ?

— Elle va pas s'envoler votre voiture ! On vous ramènera tout à l'heure...

— Bon... fit-elle résignée, j'irai en courses tantôt...

C'était bien malcommode là-dedans. On lui avait indiqué un tabouret minuscule à côté du brancard où elle s'était calée tant bien que mal. Elle serrait fort son sac à main et manquait de tomber à chaque tournant.

Un jeune homme était avec elle. Il gueulait parce qu'il ne trouvait pas de veine dans le bras de la malade et Yvonne n'aimait pas ces manières :

— Gueulez pas comme ça, marmonnait-elle, gueulez pas comme ça... Qu'est-ce que vous lui voulez d'abord ?

— La mettre sous perf.

— Sous quoi ?

Au regard du garçon, elle sut qu'il valait mieux la mettre en veilleuse et continua son petit monologue dans sa barbe : « Regardez-moi ça, comment qu'il lui triture le bras, non mais regardez-moi ça... Quelle misère... Je préfère ne pas voir... Sainte Marie, priez pour... Hé ! Mais vous lui faites mal là ! »

Il se tenait debout et réglait une petite molette sur le fil. Yvonne comptait les bulles et priait n'importe comment. Le bruit de la sirène l'empêchait de se concentrer.

Elle avait pris sur son genou la main de son amie et la lissait comme si c'était le bas de sa jupe, mécaniquement. Le chagrin et l'effroi l'empêchaient d'être plus tendre...

Yvonne Carminot soupirait, regardait ces rides, ces cals, ces taches sombres par endroits, ces ongles fins encore, mais durs, mais sales et fendus. Elle avait posé la sienne à côté et les comparait. Certes elle était plus jeune pour sa part et plus dodue aussi, mais surtout, elle avait eu moins de peine ici-bas. Elle avait travaillé moins dur et reçu davantage de caresses... Elle, il y avait bien longtemps qu'elle ne s'échinait plus au jardin... Son mari continuait les patates, mais pour le reste, c'était beaucoup mieux à l'Inter. Les légumes étaient propres et elle n'était plus obligée de dépiauter le cœur des laitues à cause des limaces... Et puis elle avait son monde : son Gilbert, sa Nathalie et les petites à cajoler... Alors que la Paulette, qu'est-ce qu'il lui restait à elle ? Rien. Rien de bon. Un mari mort, une traînée de fille et un gamin qui venait jamais la voir. Que des soucis, que des souvenirs comme un chapelet de petites misères...

Yvonne Carminot était songeuse : alors c'était ça, une vie ? Ça pesait si léger ? C'était si ingrat ? La Paulette pourtant... Quelle belle femme c'était ! Et comme elle était bonne ! Comme elle rayonnait autrefois... Et alors ? Où ce que c'était donc parti tout ça ?

À ce moment-là, les lèvres de la vieille dame se mirent à bouger. En un instant, Yvonne chassa tout ce bazar de philosophie qui l'encombrait :

— Paulette, c'est Yvonne. Tout va bien ma Paulette... J'étais venue pour les commissions et...

— Je suis morte ? Ça y est, je suis morte ? murmura-t-elle.

— Bien sûr que non, ma Paulette ! Bien sûr que non ! Vous êtes pas morte, voyons !

— Ah, fit l'autre en refermant les yeux, ah...

Ce « ah » était affreux. Petite syllabe déçue, découragée et déjà résignée.

Ah, je ne suis pas morte... Ah bon... Ah tant pis... Ah excusez-moi...

Yvonne n'était pas de cet avis :

— Allons ! Il faut vivre ma Paulette ! Il faut vivre, tout de même !

La vieille dame secoua la tête de droite à gauche. À peine et tout doucement. Minuscule regret triste et têtu. Minuscule révolte.

La première peut-être...

Puis ce fut le silence. Yvonne ne savait plus quoi dire. Elle se moucha et reprit la main de son amie avec plus de délicatesse.

— Ils vont me mettre dans une maison, n'est-ce pas ? Yvonne sursauta :

— Mais non, ils vont pas vous mettre dans une maison ! Mais non ! Et pourquoi que vous dites ça ? Ils vont vous soigner et puis voilà ! Dans quelques jours vous serez chez vous !

— Non. Je sais bien que non...

— Ah ! ça par exemple, mais voilà autre chose ! Et pourquoi donc, mon petit bonhomme ?

Le pompier lui fit un geste de la main pour lui demander de parler moins fort.

— Et mon chat ?

— Je m'en occuperai de votre chat... Soyez sans crainte.

— Et mon Franck ?

— On va l'appeler votre gars, on va l'appeler de suite. Je vais m'en charger.

— Je ne retrouve plus son numéro. Je l'ai perdu...

— Je le retrouverai, moi !

— Mais il ne faut pas le déranger, hein... Il travaille dur, vous savez...

— Oui Paulette, je sais bien. Je lui laisserai un message. Vous savez comment c'est aujourd'hui... Les gamins, ils ont tous un portable... On ne les dérange plus maintenant...

— Vous lui direz que... que je... que... La vieille dame s'étranglait.

Alors que le véhicule amorçait sa montée dans la côte de l'hôpital, Paulette Lestafier murmura en pleurant : « Mon jardin... Ma maison... Ramenez-moi dans ma maison s'il vous plaît... »

Yvonne et le jeune brancardier s'étaient déjà levés.

4

— À quand remontent vos dernières règles ?

Elle était déjà derrière le paravent en train de se battre avec les jambes de son jean. Elle soupira. Elle savait qu'il allait lui poser cette question. Elle le savait. Elle avait prévu son coup pourtant... Elle avait attaché ses cheveux avec une barrette en argent bien lourde et était montée sur cette putain de balance en serrant les poings et en se tassant le plus possible. Elle avait même sautillé un peu pour repousser l'aiguille... Mais non, ça n'avait pas suffi et elle allait avoir droit à sa petite leçon de morale...

Elle l'avait vu à son sourcil tout à l'heure quand il lui avait palpé l'abdomen. Ses côtes, ses hanches trop saillantes, ses seins ridicules et ses cuisses creuses, tout cela le contrariait.

Elle finissait de boucler son ceinturon tranquillement. Elle n'avait rien à craindre cette fois-ci. On était à la médecine du travail, plus au collège. Un baratin pour la forme et elle serait dehors.

— Alors ?

Elle était assise en face de lui à présent et lui souriait.

C'était son arme fatale, sa botte secrète, son petit truc en plumes. Sourire à un interlocuteur qui vous embarrasse, on n'a pas encore trouvé mieux pour passer à autre chose. Hélas, le bougre était allé à la même école... Il avait posé ses coudes, croisé ses mains et posé par-dessus tout ça un autre sourire désarmant. Elle était bonne pour répondre. Elle aurait dû s'en douter d'ailleurs, il était mignon et elle n'avait pas pu s'empêcher de fermer les yeux quand il avait posé ses mains sur son ventre...

— Alors ? Sans mentir, hein ? Sinon, je préfère que vous ne me répondiez pas.

— Longtemps...

— Évidemment, grimaça-t-il, évidemment... Quarante-huit kilos pour un mètre soixante-treize, à ce train-là vous allez bientôt passer entre la colle et le papier...

— Le papier de quoi ? fit-elle naïvement.

— Euh... de l'affiche...

— Ah ! De l'affiche ! Excusez-moi, je ne connaissais pas cette expression...

Il allait répondre quelque chose et puis non. Il s'est baissé pour prendre une ordonnance en soupirant avant de la regarder de nouveau droit dans les yeux :

— Vous ne vous nourrissez pas ?

— Bien sûr que si je me nourris !

Une grande lassitude l'envahit soudain. Elle en avait marre de tous ces débats sur son poids, elle en avait sa claque. Bientôt vingt-sept ans qu'on lui prenait la tête avec ça. Est-ce qu'on ne pouvait pas parler d'autre chose ? Elle était là, merde ! Elle était vivante. Bien vivante. Aussi active que les autres. Aussi gaie, aussi triste, aussi courageuse, aussi sensible et aussi décourageante que n'importe quelle fille. Il y avait quelqu'un là-dedans ! Il y avait quelqu'un...

De grâce, est-ce qu'on ne pouvait pas lui parler d'autre chose aujourd'hui ?

— Vous êtes d'accord, n'est-ce pas ? Quarante-huit kilos, ça ne fait pas bien lourd...

— Oui, acquiesça-t-elle vaincue, oui... Je suis d'accord... Il y a longtemps que je n'étais pas descendue aussi bas... Je...

— Vous ?

— Non. Rien.

— Dites-moi.

— Je... J'ai connu des moments plus fastes, je crois... Il ne réagissait pas.

— Vous me le remplissez, ce certificat ?

— Oui, oui, je vais vous le faire, répondit-il en s'ébrouant, euh... C'est quoi cette société déjà ?

— Laquelle ?

— Celle-ci, là où nous sommes, enfin la vôtre...

— Touclean.

— Pardon ?

— Touclean.

— T majuscule o-u-c-1-i-n-e, épela-t-il.

— Non, c-1-e-a-n, rectifia-t-elle. Je sais, ce n'est pas très logique, il aurait mieux valu « Toupropre », mais je pense qu'ils aimaient bien ce côté yankee, vous voyez... C'est plus pro, plus... wondeurfoule drim tim...

Il ne voyait pas.

— C'est quoi exactement ?

— Pardon ?

— Cette société ?

Elle s'adossa en tendant ses bras devant elle pour s'étirer et c'est avec une voix d'hôtesse de l'air qu'elle déclina, le plus sérieusement du monde, les tenants et les aboutissants de ses nouvelles fonctions :

— Touclean, mesdames et messieurs, répond à toutes vos exigences en matière de propreté. Particuliers, professionnels, bureaux, syndics, cabinets, agences, hôpitaux, habitats, immeubles ou ateliers, Touclean est là pour vous satisfaire. Touclean range, Touclean nettoie, Touclean balaie, Touclean aspire, Touclean cire, Touclean frotte, Touclean désinfecte, Touclean fait briller, Touclean embellit, Touclean assainit et Touclean désodorise. Horaires à votre convenance. Souplesse. Discrétion. Travail soigné et tarifs étudiés. Touclean, des professionnels à votre service !

Elle avait débité cet admirable laïus d'une traite et sans reprendre son souffle. Son petit french docteur en resta tout abasourdi :

— C'est un gag ?

— Bien sûr que non. D'ailleurs vous allez la voir la dream team, elle est derrière la porte...

— Vous faites quoi au juste ?

— Je viens de vous le dire.

— Non, mais vous... Vous !

— Moi ? Eh bien, je range, je nettoie, je balaie, j'aspire, je cire et tout le bazar.

— Vous êtes femme de mén... ?

— Ttt... technicienne de surface, je préfère...

Il ne savait pas si c'était du lard ou du cochon.

— Pourquoi vous faites ça ? Elle écarquilla les yeux.

— Non, mais je m'entends, pourquoi « ça » ? Pourquoi pas autre chose ?

— Pourquoi pas ?

— Vous n'avez pas envie d'exercer une activité plus...

euh...

— Gratifiante ?

— Oui.

— Non.

Il est resté comme ça encore un moment, le crayon en l'air et la bouche entrouverte puis a regardé le cadran de sa montre pour y lire la date et l'a interrogée sans lever le nez :

— Nom?

— Fauque.

— Prénom ?

— Camille.

— Date de naissance ?

— 17 février 1977.

— Tenez, mademoiselle Fauque, vous êtes apte au travail...

— Formidable. Je vous dois combien ?

— Rien, c'est... euh... C'est Touclean qui paye.

— Aaaah Touclean ! reprit-elle en se levant et dans un grand geste théâtral, me voilà apte à nettoyer des chiottes, c'est merveilleux...

Il la raccompagna jusqu'à la porte. Il ne souriait plus et avait remis son masque de grand ponte consciencieux.

En même temps qu'il appuyait sur la poignée, il lui tendit la main :

— Quelques kilos quand même ? Pour me faire plaisir...

Elle secoua la tête. Ça ne marchait plus ces trucs-là avec elle. Le chantage et les bons sentiments, elle en avait eu sa dose.

— On verra ce qu'on peut faire, elle a dit. On verra... Samia est entrée après elle.

Elle descendit les marches du camion en tâtant sa veste à la recherche d'une cigarette. La grosse Mamadou et Carine étaient assises sur un banc à commenter les passants et à râler parce qu'elles voulaient rentrer chez elles.

— Alors ? a rigolé Mamadou, qu'est-ce que tu trafiquais là-deu-dans ? J'ai mon RER, moi ! Il t'a maraboutée ou quoi ?

Camille s'est assise sur le sol et lui a souri. Pas le même genre. Un sourire transparent, cette fois. Sa Mamadou, elle ne faisait pas sa maligne avec elle, elle était bien trop forte...

— Il est sympa ? a demandé Carine en crachant une rognure d'ongle.

— Super.

— Ah, je le savais bien ! exulta Mamadou, je m'en doutais bien de ça ! Hein que je te l'ai dit à toi et à Sylvie, qu'elle était toute nue là-deu-dans !

— Il va te faire monter sur sa balance...

— Qui ? Moi ? a crié Mamadou. Moi ? Il croit que je vais monter sur sa balance !

Mamadou devait peser dans les cent kilos au bas mot, elle se frappait les cuisses :

— Jamais de la vie ! Si je grimpe là-deu-ssus, je l'écrabouille et lui avec ! Et quoi d'autre encore ?

— Il va te faire des piqûres, a lâché Carine.

— Des piqûres deu quoi d'abord ?

— Mais non, la rassura Camille, mais non, il va juste écouter ton cœur et tes poumons...

— Ça, ça va.

— Il va te toucher le ventre aussi...

— Mais voyons, se renfrognait-elle, mais voyons, bonjour chez lui. S'il touche à mon ventre, je le mange tout cru... C'est bon les petits docteurs blancs...

Elle forçait son accent et se frottait le boubou.

— Oh oui, c'est du bon miam-miam ça... C'est mes ancêtres qui me l'ont dit. Avec du manioc et des crêtes

de poule... Mmm...

— Et la Bredart, qu'est-ce qu'il va lui faire à elle ?

La Bredart, Josy de son prénom, était leur garce, leur vicieuse, leur chieuse de service et leur tête de Turc à toutes. Accessoirement c'était aussi leur chef. Leur « Chef principale de chantier » comme il était clairement indiqué sur son badge. La Bredart leur pourrissait l'existence, dans la limite de ses moyens disponibles certes, mais déjà, c'était relativement fatigant...

— À elle, rien. Quand il sentira son odeur, il lui demandera de se rhabiller illico.

Carine n'avait pas tort. Josy Bredart, en plus de toutes les qualités énumérées ci-dessus, transpirait beaucoup.

Puis ce fut le tour de Carine et Mamadou sortit de son cabas une liasse de papiers qu'elle posa sur les genoux de Camille. Celle-ci lui avait promis d'y jeter un œil et essayait de déchiffrer tout ce merdier :

— C'est quoi ça ?

— C'est la CAF !

— Non, mais tous ces noms, là ?

— Ben c'est ma famille dis donc !

— Ta quelle famille ?

— Ma quelle famille, ma quelle famille ? Ben, la mienne ! Réfléchis dans ta tête Camille !

— Tous ces noms, c'est ta famille ?

— Tous, opina-t-elle fièrement.

— Mais t'en as combien de gamins ?

— À moi j'en ai cinq et mon frère, il en a quatre...

— Mais pourquoi ils sont tous là ?

— Où, là ?

— Euh... Sur le papier.

— C'est plus commode parce que mon frère et ma belle-sœur habitent chez nous et comme on a la même boîte aux lettres alors...

— Non mais, ça va pas là... Ils disent que ça ne va pas... Que tu peux pas avoir neuf enfants...

— Et pourquoi je pourrais pas ? s'indigna-t-elle, ma mère, elle en a bien douze, elle !

— Attends, t'excite pas Mamadou, je te dis juste ce qu'il y a marqué. Ils te demandent d'éclaircir la situation et de venir te présenter avec ton livret de famille.

— Et pourquoi alors ?

— Ben je pense que c'est pas légal votre truc... Je ne crois pas que ton frère et toi, vous ayez le droit de réunir vos enfants sur la même déclaration...

— Oui, mais mon frère, il a rien, lui !

— Il travaille ?

— Bien sûr qu'il travaille ! Il fait les autoroutes !

— Et ta belle-sœur ?

Mamadou plissa du nez :

— Elle, elle fait rien, elle ! Rien de rien, je te dis. Elle bouge pas, cette méchante grognasse, elle remue jamais son gros cul !

Camille souriait intérieurement, visualisant mal ce que pouvait être un « gros cul » aux yeux de Mamadou...

— Ils ont des papiers tous les deux ?

— Mais oui !

— Eh ben alors, ils peuvent faire une déclaration séparée...

— Mais ma belle sœur, elle veut pas y aller à la CAF et mon frère, il travaille la nuit, alors le jour, il dort, tu

vois...

— Je vois. Mais en ce moment, tu reçois les allocs pour combien d'enfants ?

— Pour quatre.

— Pour quatre ?

— Oui, c'est ce que je veux te dire depuis le début, mais toi, t'es comme tous les Blancs, t'as toujours raison et t'écoutes jamais !

Camille souffla un petit vent énervé.

— Le problème que je voulais te dire, c'est qu'ils ont oublié ma Sissi...

— C'est le numéro combien Massissi ?

— C'est pas un numéro, idiote ! bouillait la grosse femme, c'est ma dernière ! La petite Sissi...

— Ah ! Sissi !

— Oui.

— Et pourquoi, elle y est pas, elle ?

— Dis donc, Camille, tu le fais exprès ou quoi ? C'est ma question que je te pose depuis tout à l'heure !

Elle ne savait plus quoi dire...

— Le mieux ce serait d'aller à la CAF avec ton frère ou ta belle-sœur et tous vos papiers et de vous expliquer avec la dame...

— Pourquoi tu dis « la dame » ? Laquelle d'abord ?

— N'importe laquelle ! s'emporta Camille.

— Ah, bon ben d'accord, ben t'énerve pas comme ça. Moi je te demandais cette question parce que je croyais que tu la connaissais...

— Mamadou, je ne connais personne à la CAF. Je n'y suis jamais allée de ma vie, tu comprends ?

Elle lui rendit son bordel, il y avait même des pubs, des photos de voitures et des factures de téléphone.

Elle l'entendit grognonner : « Elle dit la dame alors moi je lui demande quelle dame, c'est normal parce qu'il y a des messieurs aussi, alors comment elle peut savoir, elle, si elle y a jamais été, comment elle peut savoir qu'il y a que des dames ? Y en a des messieurs aussi... C'est madame Je sais tout ou quoi ? »

— Hé ? Tu boudes là ?

— Non, je boude pas. Tu dis juste que tu vas m'aider et pis tu m'aides pas. Et voilà ! Et c'est tout !

— J'irai avec vous.

— À la CAF ?

— Oui.

— Tu parleras à la dame ?

— Oui.

— Et si c'est pas elle ?

Camille envisagea de perdre un peu de son flegme quand Samia réapparut :

— C'est ton tour, Mamadou... Tiens, dit-elle en se retournant, c'est le numéro du toubib...

— Pour quoi faire ?

— Pour quoi faire ? Pour quoi faire ? J'en sais rien, moi ! Pour jouer au docteur pardi ! C'est lui qui m'a demandé de te le donner...

Il avait noté son numéro de portable sur une ordonnance et noté : Je vous prescris un bon dîner, rappelez-moi.

Camille Fauque en fit une boulette et la jeta dans le caniveau.

— Tu sais, toi, ajouta Mamadou en se relevant pesamment et en la désignant de son index, si tu m'arranges le coup avec ma Sissi, je demanderai à mon frère de te faire venir l'être aimé...

— Je croyais qu'il faisait les autoroutes ton frère ?

— Les autoroutes, les envoûtements et les désenvoûtements.

Camille leva les yeux au ciel.

— Et moi ? coupa Samia, il peut m'en trouver un, de mec, à moi ?

Mamadou passa devant elle en griffant l'air devant son visage :

— Toi la maudite, tu me rends d'abord mon seau et puis on se reparle après !

— Merde, tu fais chier avec ça ! C'est pas ton seau que j'ai, c'est le mien ! Il était rouge ton seau !

— Maudite, va, siffla l'autre en s'éloignant, maudi-teu...

Elle n'avait pas fini de grimper les marches que le camion tanguait déjà. Bon courage là-dedans, souriait Camille en attrapant son sac. Bon courage...

— On y va ?

— Je vous suis.

— Qu'est-ce que tu fais ? Tu prends le métro avec nous ?

— Non. Je rentre à pied.

— Ah c'est vrai que t'habites dans les beaux quartiers, toi...

— Tu parles...

— Allez, à d'main...

— Salut les filles.

Camille était invitée à dîner chez Pierre et Mathilde. Elle laissa un message pour annuler et fut soulagée de tomber sur leur répondeur.

La si légère Camille Fauque s'éloigna donc. Seulement retenue au macadam par le poids de son sac à dos et par celui, plus difficile à exprimer, des pierres et des cailloux qui s'amoncelaient à l'intérieur de son corps. Voilà ce qu'elle aurait dû raconter au médecin du travail tout à l'heure. Si elle en avait eu l'envie... Ou la force ? Ou le temps peut-être ? Le temps sûrement, se rassurait-elle sans trop y croire. Le temps était une notion qu'elle n'arrivait plus à appréhender. Trop de semaines et de mois s'étaient écoulés sans qu'elle y prenne part d'aucune manière et sa tirade de tout à l'heure, ce monologue absurde où elle essayait de se persuader qu'elle était aussi vaillante qu'une autre n'était que pur mensonge.

Quel mot avait-elle employé déjà ? « Vivante », c'est ça ? C'était ridicule, Camille Fauque n'était pas vivante.

Camille Fauque était un fantôme qui travaillait la nuit et entassait des cailloux le jour. Qui se déplaçait lentement, parlait peu et s'esquivait avec grâce. Camille Fauque était une jeune femme toujours de dos, fragile et insaisissable.

Il ne fallait pas se fier à la scène précédente, si légère en apparence. Si facile. Si aisée. Camille Fauque mentait. Elle se contentait de donner le change, se forçait, se contraignait et répondait présente pour ne pas se faire remarquer.

Elle repensait à ce docteur pourtant... Elle se moquait bien de son numéro de portable mais songeait qu'elle avait peut-être laissé passer sa chance... Il avait l'air patient celui-là, et plus attentif que les autres... Peut-être qu'elle aurait dû... Elle avait failli à un moment... Elle était fatiguée, elle aurait dû poser ses coudes sur le bureau elle aussi, et lui raconter la vérité. Lui dire que si elle ne mangeait plus, ou si peu, c'est parce que des cailloux prenaient toute la place dans son ventre. Qu'elle se réveillait chaque jour avec l'impression de mâcher du gravier, qu'elle n'avait pas encore ouvert les yeux, que déjà, elle étouffait. Que déjà le monde qui l'entourait n'avait plus aucune importance et que chaque nouvelle journée était comme un poids impossible à soulever. Alors, elle pleurait. Non pas qu'elle fût triste, mais pour faire passer tout ça. Les larmes, ce liquide finalement, l'aidaient à digérer sa caillasse et lui permettaient de respirer à nouveau.

L'aurait-il entendue ? L'aurait-il comprise ? Évidemment. Et c'était la raison pour laquelle elle s'était tue.

Elle ne voulait pas finir comme sa mère. Elle refusait de tirer sur sa pelote. Si elle commençait, elle ne savait pas où cela la mènerait. Trop loin, beaucoup trop loin, trop profond et trop sombre. Pour le coup, elle n'avait pas le courage de se retourner.

De donner le change, oui, mais pas de se retourner.

Elle entra dans le Franprix en bas de chez elle et se fit violence pour acheter des choses à manger. Elle le fit en hommage à la bienveillance de ce jeune médecin et pour le rire de Mamadou. Le rire énorme de cette femme, ce travail débile chez Touclean, la Bredart, les histoires abracadabrantes de Carine, les engueulades, les cigarettes échangées, la fatigue physique, leurs fous rires imbéciles et leurs méchantes humeurs quelquefois, tout cela l'aidait à vivre. L'aidait à vivre, oui.

Elle tourna plusieurs fois autour des rayons avant de se décider, acheta des bananes, quatre yaourts et deux bouteilles d'eau.

Elle aperçut le zigoto de son immeuble. Ce grand garçon étrange avec ses lunettes rafistolées au sparadrap, ses pantalons feu de plancher et ses manières martiennes. À peine avait-il saisi un article, qu'il le reposait aussitôt, faisait quelques pas puis se ravisait, le reprenait, secouait la tête et finissait par quitter précipitamment la queue quand c'était son tour devant les caisses pour aller le remettre à sa place. Une fois même, elle l'avait vu sortir du magasin puis entrer de nouveau pour acheter le pot de mayonnaise qu'il s'était refusé l'instant précédent. Drôle de clown triste qui amusait la galerie, bégayait devant les vendeuses et lui serrait le cœur.

Elle le croisait quelquefois dans la rue ou devant leur porte cochère et tout n'était que complications, émotions et sujets d'angoisse. Cette fois encore, il gémissait devant le digicode.

— Un problème ? demanda-t-elle.

— Ah ! Oh ! Euh ! Pardon ! (Il se tordait les mains.) Bonsoir mademoiselle, pardonnez-moi de euh... de vous importuner, je... Je vous importune, n'est-ce pas ?

C'était horrible ce truc-là. Elle ne savait jamais si elle devait en rire ou avoir pitié. Cette timidité maladive, sa façon de parler super alambiquée, les mots qu'il employait et ses gestes toujours spaces la mettaient affreusement mal à l'aise.

— Non, non, pas de problème ! Vous avez oublié le code ?

— Diantre non. Enfin pas que je sache... enfin je... je n'avais pas considéré les choses sous cet angle... Mon Dieu, je...

— Ils l'ont changé peut-être ?

— Vous y songez sérieusement ? lui demanda-t-il comme si elle venait de lui annoncer la fin du monde.

— On va bien voir... 342B7...

Le cliquetis de la porte se fit entendre.

— Oh, comme je suis confus... Comme je suis confus... Je... C'est pourtant ce que j'avais fait, moi aussi... Je ne comprends pas...

— Pas de problème, lui dit-elle en s'appuyant sur la porte.

Il fit un geste brusque pour la pousser à sa place et, voulant passer son bras au-dessus d'elle, manqua son but et lui donna un grand coup derrière la tête.

— Misère ! Je ne vous ai pas fait mal au moins ? Comme je suis maladroit, vraiment, je vous prie de m'excuser... Je...

— Pas de problème, répéta-t-elle pour la troisième fois.

Il ne bougeait pas.

— Euh... supplia-t-elle enfin, est-ce que vous pouvez enlever votre pied parce que vous me coincez la cheville, là, et j'ai extrêmement mal...

Elle riait. C'était nerveux.

Quand ils furent dans le hall, il se précipita vers la porte vitrée pour lui permettre de passer sans encombre:

— Hélas, je ne monte pas par-là, se désola-t-elle en lui indiquant le fond de la cour.

— Vous logez dans la cour ?

— Euh... pas vraiment... sous les toits plutôt...

— Ah ! parfait... (Il tirait sur l'anse de son sac qui s'était coincé dans la poignée en laiton.) Ce... Ce doit être bien plaisant...

— Euh... oui, grimaça-t-elle en s'éloignant rapidement, c'est une façon de voir les choses...

— Bonne soirée mademoiselle, lui cria-t-il, et... saluez vos parents pour moi !

Ses parents... Il était taré, ce mec... Elle se souvenait qu'une nuit, puisque c'était toujours au milieu de la nuit qu'elle rentrait habituellement, elle l'avait surpris dans le hall, en pyjama et en bottes de chasse avec une boîte de croquettes à la main. Il était tout retourné et lui demandait si elle n'avait pas vu un chat. Elle répondit par la négative et fit quelques pas avec lui dans la cour à la recherche dudit matou. « Il est comment ? » s'en-quit-elle, « Hélas, je l'ignore... », « Vous ne savez pas comment est votre chat ? » Il se figea : « Pourquoi le saurais-je ? Je n'ai jamais eu de chat, moi ! » Elle était claquée et le planta là en secouant la tête. Ce type était décidément trop flippant.

« Les beaux quartiers... » Elle repensait à la phrase de Carine en gravissant la première marche des cent soixante-douze autres qui la séparaient de son gourbi. Les beaux quartiers, t'as raison... Elle logeait au septième étage de l'escalier de service d'un immeuble cossu qui donnait sur le Champ-de-Mars et, en ce sens oui, on pouvait dire qu'elle habitait un endroit chic puisqu'en se juchant sur un tabouret et en se penchant dangereusement sur la droite, on pouvait apercevoir, c'était exact, le haut de la tour Eiffel. Mais pour le reste ma cocotte, pour le reste, ce n'était pas vraiment ça...

Elle se tenait à la rampe en crachant ses poumons et en tirant derrière elle ses bouteilles d'eau. Elle essayait de ne pas s'arrêter. Jamais. À aucun étage. Une nuit, cela lui était arrivé et elle n'avait pas pu se relever. Elle s'était assise au quatrième et s'était endormie la tête sur les genoux. Le réveil fut pénible. Elle était frigorifiée et mit plusieurs secondes avant de comprendre où elle se trouvait.

Craignant un orage elle avait fermé le vasistas avant de partir et soupira en imaginant la fournaise là-haut... Quand il pleuvait, elle était mouillée, quand il faisait beau comme aujourd'hui, elle étouffait et l'hiver, elle grelottait. Camille connaissait ces conditions climatiques sur le bout des doigts puisqu'elle vivait là depuis plus d'un an. Elle ne se plaignait pas, ce perchoir avait été inespéré et elle se souvenait encore de la mine embarrassée de Pierre Kessler le jour où il poussa la porte de ce débarras devant elle en lui tendant la clef.

C'était minuscule, sale, encombré et providentiel.

Quand il l'avait recueillie une semaine auparavant sur le pas de sa porte, affamée, hagarde et silencieuse, Camille Fauque venait de passer plusieurs nuits dans la rue.

Il avait eu peur d'abord, en apercevant cette ombre sur son palier :

— Pierre ?

— Qui est là ?

— Pierre... gémit la voix.

— Qui êtes-vous ?

Il appuya sur le minuteur et sa peur devint plus grande encore :

— Camille ? C'est toi ?

— Pierre, sanglota-t-elle en poussant devant elle une petite valise, il faut que vous me gardiez ça... C'est mon matos vous comprenez et je vais me le faire voler... Je vais tout me faire voler... Tout, tout... Je ne veux pas qu'ils me prennent mes outils parce que sinon, je crève, moi... Vous comprenez ? Je crève...

Il crut qu'elle délirait :

— Camille ! Mais de quoi tu parles ? Et d'où tu viens ? Entre !

Mathilde était apparue derrière lui et la jeune femme s'effondra sur leur paillasson.

Ils la déshabillèrent et la couchèrent dans la chambre du fond. Pierre Kessler avait tiré une chaise près du lit et la regardait, effrayé.

— Elle dort ?

— J'ai l'impression...

— Qu'est-ce qui s'est passé ?

— Je n'en sais rien.

— Mais regarde dans quel état elle est !

— Chuuut...

Elle se réveilla au milieu de la nuit le lendemain et se fit couler un bain très lentement pour ne pas les réveiller. Pierre et Mathilde, qui ne dormaient pas, jugèrent préférable de la laisser tranquille. Ils la gardèrent ainsi quelques jours, lui laissèrent un double des clefs et ne lui posèrent aucune question. Cet homme et cette femme étaient une bénédiction.

Quand il lui proposa de l'installer dans une chambre de bonne qu'il avait conservée dans l'immeuble de ses parents bien après leur mort, il sortit de sous son lit la petite valise écossaise qui l'avait menée jusqu'à eux :

— Tiens, lui dit-il. Camille secoua la tête :

— Je préfère la laisser ic...

— Pas question, la coupa-t-il sèchement, tu la prends avec toi. Elle n'a rien à faire chez nous !

Mathilde l'accompagna dans une grande surface, l'aida à choisir une lampe, un matelas, du linge, quelques casseroles, une plaque électrique et un minuscule frigidaire.

— Tu as de l'argent ? lui demanda-t-elle avant de la laisser partir.

— Oui.

— Ça ira ma grande ?

— Oui, répéta, Camille en retenant ses larmes.

— Tu veux garder nos clefs ?

— Non, non, ça ira. Je... qu'est-ce que je peux dire... qu'est-ce que...

Elle pleurait.

— Ne dis rien.

— Merci ?

— Oui, fit Mathilde en l'attirant contre elle, merci, ça va, c'est bien.

Ils vinrent la voir quelques jours plus tard.

La montée des marches les avait épuisés et ils s'affalèrent sur le matelas.

Pierre riait, disait que cela lui rappelait sa jeunesse et entonnait « La bohêêê-meu ». Ils burent du Champagne dans des gobelets en plastique et Mathilde sortit d'un gros sac tout un tas de victuailles merveilleuses. Le Champagne et la bienveillance aidant, ils osèrent quelques questions. Elle répondit à certaines, ils n'insistèrent pas.

Alors qu'ils étaient sur le point de partir et que Mathilde avait déjà descendu quelques marches, Pierre Kessler se retourna et la saisit par les poignets :

— Il faut travailler, Camille... Tu dois travailler maintenant...

Elle baissa les yeux :

— J'ai l'impression d'en avoir beaucoup fait ces derniers temps... Beaucoup, beaucoup...

Il resserra son étreinte, lui fit presque mal.

— Ce n'était pas du travail et tu le sais très bien ! Elle leva la tête et soutint son regard :

— C'est pour ça que vous m'avez aidée ? Pour me dire ça ?

— Non. Camille tremblait.

— Non, répéta-t-il en la délivrant, non. Ne dis pas de bêtises. Tu sais très bien que nous t'avons toujours considérée comme notre propre fille...

— Prodigue ou prodige ? Il lui sourit et ajouta :

— Travaille. Tu n'as pas le choix de toute façon...

Elle referma la porte, rangea leur dînette et trouva un gros catalogue de chez Sennelier au fond du sac. Ton compte est toujours ouvert... lui rappelait un Post-it. Elle n'eut pas le courage de le feuilleter et but la fin de la bouteille au goulot.

Elle lui avait obéi. Elle travaillait. Aujourd'hui, elle nettoyait la merde des autres et cela lui convenait parfaitement.

En effet, on crevait de chaud là-dedans... Super Josy les avait prévenues la veille : « Vous plaignez pas, les filles, on est en train de vivre nos derniers beaux jours, après ce sera l'hiver et on se pèlera les miches ! Alors vous plaignez pas, hein ! »

Elle avait raison pour une fois. C'était la fin du mois de septembre et les jours raccourcissaient à vue d'œil. Camille songea qu'elle devrait s'organiser autrement cette année, se coucher plus tôt et se relever dans l'après-midi pour voir le soleil. Ce genre de pensée la surprit elle-même et c'est avec une certaine nonchalance qu'elle enclencha son répondeur :

« C'est maman. Enfin... ricana la voix, je ne sais plus si tu vois de qui je parle... Maman, tu sais ? C'est ce mot-là que prononcent les gentils enfants quand ils s'adressent à leur génitrice, je crois... Parce que tu as une mère, Camille, tu t'en souviens ? Excuse-moi de te rappeler ce mauvais souvenir, mais comme c'est le troisième message que je te laisse depuis mardi... Je voulais juste savoir si l'on déjeunait toujours ens... »

Camille l'interrompit et remit le yaourt qu'elle venait d'entamer dans le frigidaire. Elle s'assit en tailleur, attrapa son tabac et fit un effort pour se rouler une cigarette. Ses mains la trahissaient. Elle s'y reprit à plusieurs fois pour rouler son papier sans le déchirer. Se concentrait sur ses gestes comme s'il n'y avait rien eu de plus important au monde et se mordait les lèvres jusqu'au sang. C'était trop injuste. Trop injuste d'en chier comme ça à cause d'une feuille de papier alors qu'elle venait de vivre une journée presque normale. Elle avait parlé, écouté, ri, sociabilisé même. Elle avait minaudé devant ce docteur et fait une promesse à Mamadou. Ça n'avait l'air de rien, et pourtant... Il y avait bien longtemps qu'elle n'avait plus rien promis. Jamais. À personne. Et voilà que quelques phrases sorties d'une machine lui déglinguaient la tête, l'entraînaient en arrière et l'obligeaient à s'étendre, broyée qu'elle était sous le poids d'improbables gravats...

5

— Monsieur Lestafier !

— Oui, chef !

— Téléphone...

— Non, chef !

— Quoi, non ?

— Suis occupé, chef ! demandez qu'on rappelle plus tard...

Le bonhomme secoua la tête et retourna dans l'espèce de placard qui lui tenait lieu de bureau derrière le passe.

— Lestafier !

— Oui, chef !

— C'est votre grand-mère... Ricanements dans l'assemblée.

— Dites-lui que je la rappellerai, répéta le garçon qui désossait un morceau de viande.

— Vous faites chier, Lestafier ! Venez prendre ce putain de téléphone ! Je ne suis pas la demoiselle des postes, moi !

Le jeune homme s'essuya les mains avec le torchon qui pendait à son tablier, épongea son front sur sa manche et dit au garçon qui travaillait sur la planche d'à côté, en faisant mine de le saigner :

— Toi, tu touches à rien, sinon... couic...

— C'est bon, fit l'autre, va commander tes cadeaux de Noël, y a Mamie qu'attend...

— Connard, va...

Il entra dans le bureau et prit le combiné en soupirant :

— Mémé ?

— Bonjour Franck... Ce n'est pas ta grand-mère, c'est madame Carminot à l'appareil...

— Madame Carminot ?

— Oh ! qu'est-ce que j'ai eu comme mal à te retrouver... J'ai d'abord appelé aux Grands Comptoirs et puis on m'a dit que tu n'y travaillais plus, alors j'ai app...

— Qu'est-ce qui se passe ? la coupa-t-il brusquement.

— Mon Dieu, c'est Paulette...

— Attendez. Bougez pas.

Il se leva, ferma la porte, reprit l'appareil, s'assit, hocha la tête, pâlit, chercha sur le bureau de quoi écrire, dit encore quelques mots et raccrocha. Il enleva sa toque, prit sa tête dans ses mains, ferma les yeux et resta ainsi plusieurs minutes. Le chef le dévisageait à travers la porte vitrée. Il finit par fourrer le morceau de papier dans sa poche et sortit.

— Ça va mon gars ?

— Ça va, chef...

— Rien de grave ?

— Le col du fémur...

— Ah ! fit l'autre, c'est fréquent chez les vieux... Ma mère, ça lui est arrivé y a dix ans et vous la verriez aujourd'hui... Un vrai lapin de garenne !

— Dites, chef...

— On dirait que tu vas me demander ta journée, toi...

— Non, je vais faire le service de midi et je ferai ma mise en place de ce soir pendant ma pause, mais j'aimerais bien quitter après...

— Et qui c'est qui fera le chaud ce soir ?

— Guillaume. Il peut le faire, lui...

— Il saura ?

— Oui, chef.

— Qu'est-ce qu'y m'dit qu'y saura ?

— Moi, chef.

L'autre grimaça, apostropha un garçon qui passait par là et lui ordonna de changer de chemise. Il se tourna de nouveau vers son chef de partie et ajouta :

— Allez-y, mais je vous préviens, Lestafier, s'il y a une couille pendant le service de ce soir, si j'ai une seule remarque à faire, une seule, vous m'entendez ? C'est sur vous que ça retombera, on est bien d'accord ?

— On est bien d'accord, chef.

Il retourna à sa place et reprit son couteau.

— Lestafier ! Allez d'abord vous laver les mains ! On n'est pas en province ici !

— Fais chier, murmura-t-il en fermant les yeux. Faites tous chier...

Il se remit au travail en silence. Au bout d'un moment son commis osa :

— Ça va ?

— Non.

— J'ai entendu ce que tu disais au gros... Le col du fémur, c'est ça ?

— Ouais.

— C'est grave ?

— Nan, j'crois pas, mais le problème c'est que je suis tout seul...

— Tout seul pour quoi ?

— Pour tout.

Guillaume ne comprit pas mais préféra le laisser tranquille avec ses emmerdes.

— Si tu m'as entendu parler avec le vieux, ça veut dire que t'as compris pour ce soir... t

— Yes.

— Tu pourras assurer ?

— Ça se monnaye...

Ils continuèrent de travailler en silence, l'un penché sur ses lapins, l'autre sur son carré d'agneau.

— Ma bécane...

— Quoi ?

— Je te la prête dimanche...

— La nouvelle ?

— Ouais.

— Eh ben, siffla l'autre, il l'aime sa mamie... OK. Ça marche.

Franck eut un rictus amer.

— Merci.

— Hé?

— Quoi ?

— Elle est où ta vieille ?

— À Tours.

— Et alors ? T'en auras besoin de ton solex dimanche, si tu dois aller la voir ?

— Je peux m'arranger autrement... La voix du chef les interrompit :

— Silence, s'il vous plaît messieurs ! Silence ! Guillaume affûta son couteau et profita du bruit

pour murmurer :

— C'est bon, va... Tu me la prêteras quand elle sera guérie...

— Merci.

— Ne me remercie pas. Je vais te piquer ton poste à la place...

Franck Lestafier hocha la tête en souriant.

Il ne prononça plus une seule parole. Le service lui parut plus long que d'habitude. Il avait du mal à se concentrer, aboyait quand le chef envoyait les bons et tâchait de ne pas se brûler. Il faillit rater la cuisson d'une côte de bœuf et ne cessait de s'insulter à voix basse. Il songeait au merdier qu'allait être sa vie pendant quelques semaines. C'était déjà compliqué de penser à elle et d'aller la voir quand elle était en bonne santé, alors là... Quelle chienlit, putain... Il ne manquait plus que ça... Il venait de se payer une moto hors de prix avec un crédit long comme son bras et s'était engagé dans de nombreux extras pour payer les traites. Où est-ce qu'il allait bien pouvoir la caser au milieu de tout ça ? Enfin... Il n'osait pas se l'avouer, mais il était content de l'aubaine aussi... Le gros Titi venait de lui débrider son engin et il allait pouvoir l'essayer sur l'autoroute...

Si tout allait bien, il allait se régaler et serait là-bas en à peine plus d'une heure...

Il resta donc seul en cuisine pendant la coupure avec les gars de la plonge. Passa ses fonds, fit l'inventaire de sa marchandise, numérota des morceaux de viande et laissa une longue note à l'attention de Guillaume. Il n'avait pas le temps de repasser chez lui, il prit donc une douche aux vestiaires, chercha un produit pour nettoyer sa visière et quitta les lieux l'esprit confus.

Heureux et soucieux à la fois.

6

Il était moins de six heures quand il planta sa béquille sur le parking de l'hôpital.

La dame de l'accueil lui annonça que le temps des visites était passé et qu'il pouvait revenir le lendemain à partir de dix heures. Il insista, elle se raidit.

Il posa son casque et ses gants sur le comptoir :

— Attendez, attendez... On ne s'est pas bien compris, là... essayait-il d'articuler sans s'énerver, j'arrive de Paris et je dois repartir tout à l'heure, alors si vous pouviez me...

Une infirmière apparut :

— Que se passe-t-il ? Celle-ci lui en imposait plus.

— Bonjour euh... excusez-moi de déranger, mais je dois voir ma grand-mère qui est arrivée hier en urgence et je...

— Votre nom ?

— Lestafier.

— Ah ! Oui ! elle fit un signe à sa collègue. Suivez-moi...

Elle lui expliqua brièvement la situation, commenta l'opération, évoqua la période de rééducation et lui demanda des détails sur le mode de vie de la patiente. Il avait du mal à percuter, soudain gêné par l'odeur du lieu et par le bruit du moteur qui continuait de bourdonner à son oreille.

— Le voilà votre petit-fils ! annonça gaiement l'infirmière en ouvrant la porte, Vous voyez ? Je vous l'avais bien dit qu'il viendrait ! Bon, je vous laisse, ajouta-t-elle, passez me voir dans mon bureau sinon on ne vous laissera pas sortir...

Il n'eut pas la présence d'esprit de la remercier. Ce qu'il voyait là, dans ce lit, lui brisa le cœur.

Il se retourna d'abord pour retrouver un peu de contenance. Défit son blouson, son pull, et chercha du regard un endroit où les accrocher.

— Il fait chaud, ici, non ? Sa voix était bizarre.

— Ça va ?

La vieille dame, qui essayait vaillamment de lui sourire, ferma les yeux et se mit à pleurer.

Ils lui avaient retiré son dentier. Ses joues semblaient affreusement creuses et sa lèvre supérieure flottait à l'intérieur de sa bouche.

— Alors ? Tu as encore fait la folle, c'est ça ? Prendre ce ton badin exigeait de lui un effort surhumain.

— J'ai parlé avec l'infirmière, tu sais, et elle m'a dit que l'opération s'était très bien passée. Te voilà avec un joli morceau de ferraille à présent...

— Ils vont me mettre dans un hospice...

— Mais non ! Qu'est-ce que tu nous chantes là ? Tu vas rester ici quelques jours et après tu iras dans une maison de convalescence. C'est pas un hospice, c'est comme un hôpital mais en moins grand. Ils vont te chouchouter et t'aider à remarcher et après, hop, au jardin la Paulette !

— Ça va durer combien de jours ?

— Quelques semaines... Après, ça dépendra de toi... Il faudra que tu t'appliques...

— Tu viendras me voir ?

— Bien sûr que je viendrai ! J'ai une belle moto, tu sais...

— Tu ne roules pas trop vite au moins ?

— Tttt, une vraie tortue...

— Menteur...

Elle lui souriait dans ses larmes.

— Arrête ça, même, sinon je vais chialer, moi aussi...

— Non, pas toi. Tu ne pleures jamais, toi... Même quand t'étais minot, même le jour où tu t'es retourné le bras, je ne t'ai jamais vu verser une larme...

— Arrête quand même.

Il n'osait pas lui prendre la main à cause des tuyaux.

— Franck ?

— Je suis là, mémé...

— J'ai mal.

— C'est normal, ça va passer, il faut que tu dormes un peu.

— J'ai trop mal.

— Je le dirai à l'infirmière avant de partir, je lui demanderai de te soulager...

— Tu vas pas partir tout de suite ?

— Mais non !

— Parle-moi un peu. Parle-moi de toi...

— Attends, je vais éteindre... Elle est trop moche cette lumière...

Franck remonta le store, et la chambre, qui était orientée à l'ouest, baigna soudain dans une douce pénombre. Il bougea ensuite le fauteuil de place pour se trouver du côté de la bonne main et la prit entre les siennes.

Il eut du mal, d'abord, à trouver ses mots, lui qui n'avait jamais su parler ni se raconter... Il commença par des bricoles, le temps qu'il faisait à Paris, la pollution, la couleur de sa Suzuki, le descriptif des menus et toutes ces bêtises.

Et puis, aidé en cela par le déclin du jour et le visage presque apaisé de sa grand-mère, il trouva des souvenirs plus précis et des confidences moins faciles. Il lui raconta pourquoi il s'était séparé de sa petite amie et comment s'appelait celle qu'il avait dans le collimateur, ses progrès en cuisine, sa fatigue... Il imita son nouveau colocataire et entendit sa grand-mère rire doucement.

— Tu exagères...

— Je te jure que non ! Tu le verras quand tu viendras nous voir et tu comprendras...

— Oh, mais je n'ai pas envie de monter à Paris, moi...

— Alors on viendra, nous, et tu nous prépareras un bon repas !

— Tu crois ?

— Oui. Tu lui feras ton gâteau de pommes de terre...

— Oh, non pas ça... C'est trop rustique...

Il parla ensuite de l'ambiance du restaurant, des coups de gueule du chef, de ce jour où un ministre était venu les féliciter en cuisine, de la dextérité du jeune Takumi et du prix de la truffe. Il lui donna des nouvelles de Momo et de madame Mandel. Il se tut enfin pour écouter son souffle et comprit qu'elle s'était endormie. Il se leva sans faire de bruit.

Au moment où il allait passer la porte, elle le rappela :

— Franck ?

— Oui?

— Je n'ai pas prévenu ta mère, tu sais...

— T'as bien fait.

— Je...

— Chut, il faut dormir maintenant, plus tu dormiras et plus vite tu seras sur pied.

— J'ai bien fait ?

Il hocha la tête et posa un doigt sur sa bouche.

— Oui. Allez, dors maintenant...

Il se sentit agressé par la violence des néons et mit un temps fou à retrouver son chemin. L'infirmière de tout à l'heure le happa au passage.

Elle lui désigna une chaise et ouvrit le dossier qui le concernait. Elle commença par lui poser quelques questions pratiques et administratives, mais le garçon ne réagissait pas.

— Ça va ?

— Fatigué...

— Vous n'avez rien mangé ?

— Non, je...

— Attendez. On a ce qu'il faut ici...

Elle sortit de son tiroir une boîte de sardines et un paquet de biscottes.

— Ça ira ?

— Et vous ?

— Pas de problème ! Regardez ! J'ai plein de gâteaux ! Un petit coup de jaja avec ça ?

— Non merci. Je vais prendre un Coca au distributeur...

— Allez-y, moi je me sers un petit verre pour vous accompagner, mais... motus, hein ?

Il mangea un peu, répondit à toutes ses questions et reprit son barda.

— Elle dit qu'elle a mal...

— Ça ira mieux demain. On a mis des anti-inflammatoires dans sa perfusion et elle se réveillera en meilleure forme...

— Merci.

— C'est mon métier.

— Je parlais des sardines...

Il roula vite, s'effondra et s'étouffa dans son oreiller pour ne pas craquer. Pas maintenant. Il avait tenu le coup si longtemps... Il pouvait lutter encore un peu...

7

— Café ?

— Non, Coca s'il vous plaît.

Camille le but à petites gorgées. Elle s'était accoudée dans un café en face du restaurant où sa mère lui avait donné rendez-vous. Elle avait posé ses deux mains bien à plat de chaque côté du verre et fermait les yeux en respirant lentement. Ces déjeuners, si espacés fussent-ils, lui bousillaient toujours les intestins. Elle en ressortait pliée en deux, chancelante et comme écorchée vive. Comme si sa mère s'appliquait, avec une méticulosité sadique et probablement inconsciente, quoique, à gratter les croûtes et à rouvrir, une à une, des milliers de petites cicatrices. Camille l'aperçut dans le miroir derrière les bouteilles, qui franchissait les portes du Paradis de Jade. Elle fuma une cigarette, descendit aux toilettes, paya sa consommation et traversa la rue. Les mains dans les poches et les poches croisées sur son ventre.

Elle aperçut sa silhouette voûtée et vint s'asseoir en face d'elle en prenant une longue inspiration :

— Bonjour m'man !

— Tu ne m'embrasses pas ? fit la voix.

— Bonjour, maman, articula-t-elle plus lentement.

— Ça va ?

— Pourquoi tu me demandes ça ?

Camille s'agrippa au bord de la table pour ne pas se relever immédiatement.

— Je te demande ça parce que c'est en général ce que les gens se disent quand ils se rencontrent...

— Je ne suis pas « les gens », moi...

— Tu es quoi, alors ?

— Oh, je t'en prie, ne commence pas, hein ! Camille détourna la tête et regarda la décoration

immonde, faite de stucs et de bas-reliefs pseudo asiatiques. Les incrustations d'écaille et de nacre étaient en plastique et la laque en formica jaune.

— C'est joli ici...

— Non, c'est affreux. Mais je n'ai pas les moyens de t'inviter à la Tour d'Argent, figure-toi. D'ailleurs, même si je les avais, je ne t'y emmènerais pas... Avec ce que tu manges, ce serait de l'argent jeté par les fenêtres...

Ambiance.

Elle se mit à ricaner amèrement :

— Note bien, tu pourrais y aller sans moi parce que tu en as de l'argent, toi ! Le malheur des uns fait le bonh...

— Arrête ça tout de suite, menaça Camille, arrête ça ou je m'en vais. Si tu as besoin d'argent, tu me le dis et je t'en prête.

— C'est vrai que mademoiselle travaille... Un bon travail... Intéressant en plus... Femme de ménage... Ce n'est pas croyable venant de quelqu'un d'aussi bordélique... Tu ne cesseras jamais de m'étonner, tu sais ?

— Stop, maman, stop. On ne peut pas continuer comme ça. On ne peut pas, tu comprends ? Enfin, moi, je ne peux pas. Trouve autre chose, s'il te plaît. Trouve autre chose...

— Tu avais un beau métier et tu as tout gâché...

— Un beau métier... N'importe quoi... Et je ne le regrette pas en plus, je n'étais pas heureuse là-bas...

— Tu n'y serais pas restée toute ta vie... Et puis qu'est-ce que ça veut dire « heureuse » ? C'est le nouveau mot à la mode, ça... Heureuse ! Heureuse ! Si tu crois qu'on est sur cette terre pour batifoler et cueillir des coquelicots, tu es bien naïve, ma fille...

— Non, non, rassure-toi, je ne crois pas ça. J'ai été à bonne école et je sais qu'on est là pour en chier. Tu me l'as assez répété...

— Vous avez choisi ? leur demanda la serveuse. Camille l'aurait embrassée.

Sa mère étala ses pilules sur la table et les compta du doigt.

— T'en as pas marre de prendre toutes ces merdes ?

— Ne parle pas de ce que tu ne connais pas. Si je ne les avais pas, je ne serais plus là depuis longtemps...

— Qu'est-ce que tu en sais d'abord ? Et pourquoi tu n'enlèves jamais ces lunettes affreuses ? Y a pas de soleil ici...

— Je suis mieux avec. Comme ça je vois le monde tel qu'il est...

Camille décida de lui sourire et lui tapota la main. C'était ça ou lui sauter à la gorge pour l'étrangler.

Sa mère se dérida, gémit un peu, évoqua sa solitude, son dos, la bêtise de ses collègues et les misères de la copropriété. Elle mangeait avec appétit et fronça les sourcils quand sa fille commanda une autre bière.

— Tu bois trop.

— Ça c'est vrai ! Allez, trinque avec moi ! Pour une fois que tu ne dis pas de bêtises...

— Tu ne viens jamais me voir...

— Et là ? Je fais quoi, là ?

— Toujours le dernier mot, pas vrai ? Comme ton père...

Camille se figea.

— Ah ! tu n'aimes pas quand je te parle de lui, hein ? déclara-t-elle triomphante.

— Maman, je t'en prie... Ne va pas dans cette direction...

— Je vais où je veux. Tu ne finis pas ton assiette ?

— Non.

Sa mère secoua la tête en signe de désapprobation.

— Regarde-toi... On dirait un squelette... Si tu crois que tu donnes envie aux garçons...

— Maman...

— Quoi « maman » ? C'est normal que je me fasse du souci pour toi, on ne met pas des enfants au monde pour les voir dépérir !

— Tu m'as mise au monde pour quoi, toi ?

En même temps qu'elle prononçait cette phrase, Camille sut qu'elle était allée trop loin et qu'elle allait avoir droit à la grande scène du 8. Un numéro sans surprise, mille fois répété et parfaitement au point : chantage affectif, larmes de crocodile et menace de suicide. Placés ou dans l'ordre.

Sa mère pleura, lui reprocha de l'avoir abandonnée tout comme l'avait fait son père quinze ans auparavant, lui rappela qu'elle n'avait pas de cœur et lui demanda ce qui la retenait sur cette terre.

— Donne-moi une seule raison d'être encore ici, une seule ?

Camille se roulait une cigarette.

— Tu m'as entendue ?

— Oui.

— Alors ?

— Merci, ma chérie, merci. Ta réponse est on ne peut plus claire...

Elle renifla, posa deux tickets-restaurant sur la table et s'en alla.

Ne pas s'en émouvoir surtout, le départ précipité ayant toujours été l'apothéose, le tombé de rideau en quelque sorte, de la grande scène du 8.

D'habitude l'artiste attend la fin du dessert, mais c'est vrai qu'on était dans un chinois aujourd'hui et que sa mère n'aimait pas particulièrement leurs beignets, litchis et autres nougats trop sucrés...

Oui, ne pas s'émouvoir.

C'était un exercice difficile, mais Camille avait rodé son petit kit de survie depuis le temps... Elle fit donc comme d'habitude et tenta de se concentrer pour se répéter mentalement certaines vérités. Quelques phrases simplissimes et pleines de bon sens. Petites béquilles bricolées à la va-vite qui lui permettaient de continuer à la voir... Parce que ces rencontres forcées, ces conversations absurdes et destructrices n'auraient aucun sens finalement si elle n'avait pas la certitude que sa mère y trouvait son compte. Or, hélas, Catherine Fauque y trouvait parfaitement son compte. Se racler les bottes sur la tête de sa fille lui procurait un grand réconfort. Et même si elle abrégeait souvent leurs rencontres dans un mouvement de drapé outragé, elle s'en trouvait toujours satisfaite. Satisfaite et repue. Emportant avec elle sa bonne foi abjecte, ses triomphes pathétiques et son comptant de mauvais grain à moudre jusqu'à la prochaine fois.

Camille avait mis du temps à comprendre cela et d'ailleurs, elle ne l'avait pas compris toute seule. On l'y avait aidée. Certaines personnes dans son entourage, autrefois surtout, quand elle était encore trop jeune pour la juger, lui avaient donné des clefs pour comprendre l'attitude de sa mère. Oui mais voilà, c'était autrefois, et tous ces gens qui avaient veillé sur elle n'étaient plus là désormais...

Et aujourd'hui, elle morflait la petite.

Drôlement.

8

On avait débarrassé la table et le restaurant se vidait. Camille ne bougeait pas. Elle fumait et commandait des cafés pour ne pas être mise à la porte.

Il y avait un monsieur édenté dans le fond, un vieil Asiatique qui parlait et riait tout seul.

La jeune fille qui les avait servies se tenait derrière le bar. Elle essuyait des verres et lui adressait, de temps à autre, quelques remontrances dans leur langue. Le vieux se renfrognait, se taisait un moment puis reprenait son monologue idiot.

— Vous allez fermer ? demanda Camille.

— Non, répondit-elle en déposant un bol devant le vieux, on ne sert plus, mais on reste ouvert. Vous voulez un autre café ?

— Non, non merci. Je peux rester encore un peu ?

— Mais, oui, restez ! Tant que vous êtes là, ça l'occupe !

— Vous voulez dire que c'est moi qui le fais rire comme ça ?

— Vous ou n'importe qui...

Camille dévisagea le vieil homme et lui rendit son sourire.

L'angoisse dans laquelle sa mère l'avait plongée s'estompa peu à peu. Elle écoutait les bruits d'eau et de casseroles échappés de la cuisine, la radio, ces refrains incompréhensibles aux sonorités pointues que la jeune fille reprenait en se dandinant, elle observait le vieux qui attrapait de longs vermicelles avec ses baguettes en se mettant du bouillon plein le menton et eut soudain l'impression de se trouver dans la salle à manger d'une vraie maison...

Hormis une tasse de café et son paquet de tabac, il n'y avait plus rien devant elle. Elle les posa sur la table d'à côté et commença à lisser la nappe.

Lentement, très lentement, elle passait et repassait le plat de sa main sur le papier de mauvaise qualité, rêche et taché par endroits.

Elle fit ce geste pendant de longues minutes.

Son esprit s'apaisa et les battements de son cœur devinrent plus rapides.

Elle avait peur.

Elle devait essayer. Tu dois essayer. Oui mais, il y a si longtemps que je...

Chut, se murmura-t-elle, chut, je suis là. Tout ira bien, ma grande. Regarde, c'est le moment ou jamais... Allez... N'aie pas peur...

Elle souleva sa main à quelques centimètres de la table et attendit que ses tremblements cessent. C'est bien, tu vois... Elle attrapa son sac à dos et farfouilla à l'intérieur, il était là.

Elle sortit le coffret en bois et le posa sur la table. Elle l'ouvrit, prit une petite pierre rectangulaire et la passa sur sa joue, c'était doux et tiède. Elle défit ensuite un tissu bleu et en sortit un bâton à encre, une forte odeur de santal s'en dégagea, enfin, elle déroula un napperon en lattes de bambou où dormaient deux pinceaux.

Le plus gros était en poil de chèvre, l'autre, beaucoup plus fin, en soie de porc.

Elle se leva, prit une carafe d'eau sur le comptoir, deux annuaires et fit une petite courbette au vieux fou.

Elle plaça les annuaires sur son siège de façon à pouvoir étendre le bras sans toucher la table, versa quelques gouttes d'eau sur la pierre en ardoise et commença à broyer son encre. La voix de son maître lui revint à l'oreille : Tourne ta pierre très lentement, petite Camille... Oh ! plus lentement encore ! Et plus longtemps ! Deux cents fois peut-être, car, vois-tu, en faisant cela tu assouplis ton poignet et prépare ton esprit à de grandes choses... Ne pense plus à rien, ne me regarde pas, malheureuse ! Concentre-toi sur ton poignet, il te dictera ton premier trait et seul le premier trait compte, c'est lui qui donnera vie et souffle à ton dessin...

Quand l'encre fut prête, elle lui désobéit et commença par de petits exercices dans un coin de la nappe pour se réapproprier des souvenirs trop lointains. Elle fit d'abord cinq taches, de la plus noire à la plus diluée pour se remémorer les couleurs de l'encre, essaya ensuite différents traits et réalisa qu'elle les avait presque tous oubliés. En demeuraient certains : la corde défaite, le cheveu, la goutte de pluie, le fil enroulé et les poils de bœuf. Vinrent ensuite les points. Son maître lui en avait enseigné plus de vingt, elle n'en retrouva que quatre : le rond, le rocher, le riz et le frisson.

Assez. Tu es prête maintenant... Elle saisit le pinceau le plus fin entre son pouce et son majeur, tendit son bras au-dessus de la nappe et attendit encore quelques secondes.

Le vieux, qui n'avait rien perdu de son manège, l'encouragea en fermant les yeux.

Camille Fauque sortit d'un long sommeil avec un moineau, puis deux, puis trois, puis une volée d'oiseaux à l'œil moqueur.

Elle n'avait rien dessiné depuis plus d'un an.

* * *

Enfant, elle parlait peu, encore moins qu'aujourd'hui. Sa mère l'avait obligée à suivre des leçons de piano et elle détestait ça. Une fois, alors que son professeur était en retard, elle avait pris un gros marqueur et avait dessiné, consciencieusement, un doigt sur chacune des touches. Sa mère lui avait dévissé le cou et son père, pour calmer tout le monde, était revenu le week-end suivant avec l'adresse d'un peintre qui donnait des cours une fois par semaine.

Son père mourut peu de temps après et Camille n'ouvrit plus jamais la bouche. Même pendant ses cours de dessin avec ce monsieur Doughton (elle disait Dougue-ton) qu'elle aimait tant, elle ne parlait plus.

Le vieil Anglais ne s'en formalisa pas et continua de lui indiquer des sujets ou de lui enseigner des techniques en silence. Il montrait l'exemple et elle l'imitait, se bornant à hocher la tête pour dire oui ou non. Entre eux, et dans cet endroit seulement, tout allait bien. Son mutisme même semblait les arranger. Il n'avait pas à chercher ses mots en français et elle se concentrait plus facilement que ses condisciples.

Un jour pourtant, alors que tous les autres élèves étaient partis, il brisa leur accord tacite et lui adressa la parole pendant qu'elle s'amusait avec des pastels :

— Tu sais, Camille, à qui tu me fais penser ? Elle secoua la tête.

— Eh bien, tu me rappelles un peintre chinois qui s'appelait Chu Ta... Tu veux que je te raconte son histoire ?

Camille fit oui, mais il s'était retourné pour éteindre sa bouilloire.

— Je ne t'entends pas Camille... Tu ne veux pas que je te la raconte ?

Il la dévisageait à présent.

— Réponds-moi, petite fille. Elle lui jeta un regard noir.

— Pardon ?

— Si, articula-t-elle enfin.

Il ferma les yeux en signe de contentement, se servit un bol et vint s'asseoir près d'elle.

— Quand il était enfant, Chu Ta était très heureux... Il but une gorgée de thé.

— C'était un prince de la dynastie des Ming... Sa famille était très riche et très puissante. Son père et son grand-père étaient des peintres et des calligraphies célèbres et le petit Chu Ta avait hérité de leurs talents. Figure-toi qu'un jour, alors qu'il n'avait pas huit ans, il dessina une fleur, une simple fleur de lotus couchée sur un étang... Son dessin était si beau, si beau, que sa mère décida de l'accrocher dans leur salon. Elle affirmait que grâce à lui, on sentait une petite brise fraîche dans cette grande pièce et que même, on pouvait respirer le parfum de la fleur quand on passait devant. Tu te rends compte ? Même le parfum ! Et sa mère ne devait pas être commode... Avec un mari et un père peintres, elle en avait vu d'autres...

Il se pencha de nouveau sur son bol.

— Ainsi grandit Ta, dans l'insouciance, le plaisir et la certitude d'être un jour, lui aussi, un grand artiste... Hélas, quand il eut dix-huit ans, les Mandchous prirent le pouvoir à la place des Ming. Les Mandchous étaient des gens cruels et brutaux qui n'aimaient pas les peintres et les écrivains. Ils leur interdirent donc de travailler. C'était là la pire chose qu'on puisse leur imposer, tu t'en doutes bien... La famille de Chu Ta ne connut plus jamais la paix et son père mourut de désespoir. Du jour au lendemain, son fils, qui était un coquin, qui aimait rire, chanter, dire des bêtises ou réciter de longs poèmes fit une chose incroyable... Oh ! mais qui vient là ? demanda monsieur Doughton, avisant son chat qui s'était posé sur le rebord de la fenêtre et commençant avec lui, exprès, une longue conversation bébête.

— Qu'est-ce qu'il a fait ? finit-elle par murmurer.

Il cacha son sourire dans les broussailles de sa barbe et continua comme si de rien n'était :

— Il a fait une chose incroyable. Une chose que tu ne devineras jamais... Il a décidé de se taire pour toujours. Pour toujours, tu m'entends ? Plus un seul mot ne sortirait de sa bouche ! Il était écœuré par l'attitude des gens autour de lui, ceux qui reniaient leurs traditions et leurs croyances pour être bien vus des Mandchous et il ne voulait plus jamais leur adresser la parole. Qu'ils aillent au diable ! Tous ! Ces esclaves ! Ces lâches ! Alors, il écrivit le mot Muet sur la porte de sa maison et si certaines personnes essayaient de lui parler quand même, il déployait devant son visage un éventail où il avait aussi écrit Muet et l'agitait dans tous les sens pour les faire fuir...

La petite fille buvait ses paroles.

— Le problème, c'est que personne ne peut vivre sans s'exprimer. Personne... C'est impossible... Alors Chu Ta, qui avait comme tout le monde, comme toi et moi par exemple, beaucoup de choses à dire, eut une idée géniale. Il partit dans les montagnes, loin de tous ces gens qui l'avaient trahi et se mit à dessiner... Désormais, c'était ainsi qu'il allait s'exprimer et communiquer avec le reste du monde : à travers ses dessins... Tu veux les voir ?

Il alla chercher un grand livre blanc et noir dans sa bibliothèque et le posa devant elle :

— Regarde comme c'est beau... Comme c'est simple... Juste un trait, et voilà... Une fleur, un poisson, une sauterelle... Regarde ce canard, comme il a l'air fâché et ces montagnes, là, dans la brume... Regarde comment il a dessiné la brume... Comme si ce n'était rien, que du vide... Et ces poussins, là ? Ils ont l'air si doux qu'on a envie de les caresser. Regarde, son encre est comme un duvet... Son encre est douce... Camille souriait.

— Tu veux que je t'apprenne à dessiner comme lui ? Elle hocha la tête.

— Tu veux que je t'apprenne ?

— Oui.

Quand tout fut prêt, quand il eut fini de lui montrer comment tenir le pinceau et de lui expliquer cette histoire de premier trait si important, elle resta un moment perplexe. Elle n'avait pas bien saisi et croyait qu'il fallait exécuter tout le dessin d'un seul tenant sans lever la main. C'était impossible.

Elle réfléchit longtemps à un sujet, regarda autour d'elle et avança le bras.

Elle fit un long trait ondulé, une bosse, une pointe, une autre pointe, descendit son pinceau en un long déhanché et revint sur la première ondulation. Comme son professeur ne regardait pas, elle en profita pour tricher, leva le pinceau pour ajouter une grosse tache noire et six petites ratures. Elle préférait lui désobéir plutôt que de dessiner un chat sans moustache.

Malcolm, son modèle, dormait toujours sur la fenêtre et Camille, dans un souci de vérité, termina donc son dessin par un fin rectangle autour du chat.

Elle se leva ensuite pour aller le caresser et, quand elle se retourna, elle remarqua que son professeur la dévisageait d'une drôle de façon, presque méchamment :

— C'est toi qui as fait ça ?

Il avait donc vu sur son dessin qu'elle avait levé le pinceau plusieurs fois... Elle grimaça.

— C'est toi qui as fait ça, Camille ?

— Oui...

— Viens par là, s'il te plaît.

Elle s'avança, pas très fière, et s'assit près de lui.

Il pleurait :

— C'est magnifique ce que tu as fait là, tu sais... Magnifique... On l'entend ronronner ton chat... Oh, Camille...

Il avait sorti un gros mouchoir, plein de taches de peinture, et se mouchait bruyamment.

— Écoute-moi, petite fille, je ne suis qu'un vieux bonhomme et un mauvais peintre qui plus est, mais écoute-moi bien... Je sais que la vie n'est pas facile pour toi, j'imagine que ce n'est pas toujours drôle à la maison et j'ai appris aussi pour ton papa, mais... Non, ne pleure pas... Tiens, prends mon mouchoir... Mais il y a une chose que je dois te dire : les gens qui s'arrêtent de parler deviennent fous. Chu Ta, par exemple, je ne te l'ai pas dit tout à l'heure, mais il est devenu fou et très malheureux aussi... Très, très malheureux et très, très fou. Il n'a retrouvé la paix que lorsqu'il était un vieillard. Tu ne vas pas attendre d'être une vieillarde, toi, n'est-ce pas ? Dis-moi que non. Tu es très douée, tu sais ? Tu es la plus douée de tous les élèves que j'aie jamais eus, mais ce n'est pas une raison, Camille... Ce n'est pas une raison... Le monde d'aujourd'hui n'est plus comme celui de Chu Ta et tu dois te remettre à parler. Tu es obligée, tu comprends ? Sinon, ils vont t'enfermer avec de vrais fous et personne ne verra jamais tous tes beaux dessins...

L'arrivée de sa mère les interrompit. Camille se leva et la prévint, d'une voix rauque et saccadée :

— Attends-moi... Je n'ai pas fini de ranger mes affaires...

Un jour, il n'y a pas très longtemps, elle reçut un paquet mal ficelé accompagné d'un petit mot :

Bonjour,

Je m'appelle Eileen Wilson. Mon nom ne dit probablement rien à vous, mais j'étais l'amie de Cecil Doughton qui fut votre professeur de dessin autrefois. J'ai le triste de vous annoncer que Cecil a quitté nous il y a deux mois de cela. Je sais que vous appréciez que je vous dise (pardonnez mon pauvre français) que nous l'avons enterré dans son région du Dartmoor qu'il aimait tant beaucoup dans une cimetère auquel la vue est très belle. J'ai mis ses brosses et ses peintures dans le terre avec lui.

Avant de mourir, il m'avait demander de vous donner ceci. Je crois qu'il sera joyeux si vous l'user en pensant à lui.

Eileen W.

Camille ne put retenir ses larmes en découvrant le matériel de peinture chinoise de son vieux professeur, celui-là même dont elle se servait à présent...

* * *

Intriguée, la serveuse vint récupérer la tasse vide et jeta un œil sur la nappe. Camille venait d'y dessiner une multitude de bambous. Leurs tiges et leurs feuilles étaient ce qu'il y avait de plus difficile à réaliser. Une feuille, petite, une simple feuille qui se balance dans le vent exigeait de ces maîtres des années de travail, une vie entière, parfois... Joue avec les contrastes. Tu n'as qu'une couleur à ta disposition et pourtant tu peux tout suggérer... Concentre-toi mieux. Si tu veux que je te grave ton sceau un jour, tu dois me faire des feuilles bien plus légères que ça...

Le support, de mauvaise qualité, se gondolait et buvait l'encre beaucoup trop rapidement.

— Vous permettez ? demanda la jeune fille.

Elle lui tendait un paquet de nappes vierges. Camille se recula et posa son travail sur le sol. Le vieux gémissait, la serveuse l'engueula.

— Qu'est-ce qu'il dit ?

— Il râle parce qu'il ne peut pas voir ce que vous faites...

Elle ajouta :

— C'est mon grand-oncle... Il est paralysé...

— Dites-lui que le prochain sera pour lui...

La jeune fille revint vers le bar et prononça quelques paroles à son intention. Il se calma et regarda Camille sévèrement.

Elle le dévisagea longuement puis dessina, sur toute la surface de la nappe, un petit bonhomme hilare qui lui ressemblait et qui courait le long d'une rizière. Elle n'était jamais allée en Asie, mais improvisa, en arrière-plan, une montagne dans la brume, des pins, des rochers et même la petite cabane de Chu Ta sur un promontoire. Elle l'avait croqué avec sa casquette Nike et sa veste de survêtement, mais l'avait laissé jambes nues, seulement vêtu du pagne traditionnel. Elle ajouta quelques gerbes d'eau qui giclaient sous ses pieds et une bande de gamins lancés à sa poursuite.

Elle se recula pour juger son travail.

Beaucoup de détails la contrariaient bien sûr, mais enfin, il avait l'air heureux, vraiment heureux, alors elle plaça une assiette sous la nappe comme support, ouvrit le petit pot de cinabre rouge et y apposa son sceau au milieu à droite. Elle se leva, débarrassa la table du vieux et revint chercher son dessin qu'elle posa devant lui.

Il ne réagissait pas.

Oups, se dit-elle, j'ai dû faire une gaffe, là...

Quand sa petite-nièce revint de la cuisine, il poussa une longue plainte douloureuse.

— Je suis désolée, dit Camille, je croyais que... Elle fit un geste pour l'interrompre, alla chercher une grosse paire de lunettes derrière le comptoir et les glissa sous la casquette. Il se pencha cérémonieusement et se mit à rire. Un rire d'enfant, cristallin et gai. Il pleura aussi et rit de nouveau en se balançant et en croisant ses bras sur sa poitrine.

— Il veut boire du saké avec vous.

— Super...

Elle apporta une bouteille, il hurla, elle soupira et repartit en cuisine.

Elle revint avec un autre flacon, suivie du reste de la famille. Une dame mûre, deux hommes d'une quarantaine d'années et un adolescent. Ce ne fut que rires, cris, courbettes et effusions en tout genre. Les hommes lui tapaient sur l'épaule et le gamin lui claquait la paume de la main à la manière des sportifs.

Chacun retourna ensuite à son poste et la jeune fille déposa deux petits verres devant eux. Le vieux la salua puis vida sa coupe avant de la remplir de nouveau.

— Je vous préviens, il va vous raconter sa vie...

— Pas de problème, fit Camille, Houuuh... c'est fort, non ?

L'autre s'éloigna en riant.

Ils étaient seuls à présent. L'ancêtre jacassait et Camille l'écoutait gravement en opinant seulement du nez à chaque fois qu'il lui présentait la bouteille.

Elle eut du mal à se relever et à récupérer ses affaires. Alors qu'elle se tenait près de la sortie, après s'être maintes et maintes fois courbée pour prendre congé du bonhomme, la jeune fille vint vers elle pour l'aider à tirer la poignée de la porte qu'elle s'obstinait à pousser en riant bêtement depuis un bon moment.

— Vous êtes ici chez vous, d'accord ? Vous pouvez venir manger quand vous voulez. Si vous ne venez pas, il sera fâché... Et triste aussi...

Quand elle arriva au boulot, elle était complètement pétée.

Samia s'excitait :

— Oh, toi, t'as trouvé un mec ?

— Oui, avoua Camille, penaude.

— C'est vrai ?

— Oui.

— Nan... C'est pas vrai... Il est comment ? Il est mignon ?

— Super mignon.

— Nan, trop cool, ça... Il a quel âge ?

— Quatre-vingt-douze ans.

— Arrête tes conneries, idiote, il a quel âge ?

— Bon, les filles... C'est quand vous voulez, hein ! La Josy indiquait le cadran de sa montre.

Camille s'éloigna en gloussant et en se prenant les pieds dans le tuyau de son aspirateur.

9

Plus de trois semaines s'étaient écoulées. Franck, qui travaillait tous les dimanches comme extra dans un autre restaurant sur les Champs, se rendait chaque lundi au chevet de sa grand-mère.

Elle se trouvait désormais dans une maison de convalescence à quelques kilomètres au nord de la ville et guettait son arrivée dès le lever du jour.

Lui, par contre, était obligé de régler son réveil. Il descendait comme un zombi jusqu'au troquet du coin, buvait deux ou trois cafés d'affilée, enfourchait sa moto et venait se rendormir auprès d'elle sur un affreux fauteuil en skaï noir.

Quand on lui amenait son plateau-repas, la vieille dame posait son index sur sa bouche et indiquait, d'un mouvement de tête, le gros bébé enroulé sur lui-même qui lui tenait compagnie. Elle le couvait du regard et veillait à ce que son blouson reste bien en place sur sa poitrine.

Elle était heureuse. Il était là. Bien là. Rien qu'à elle...

Elle n'osait pas appeler l'infirmière pour lui demander de remonter son lit, saisissait sa fourchette délicatement et mangeait en silence. Elle cachait des choses dans sa table de nuit, des morceaux de pain, sa portion de fromage et quelques fruits pour les lui donner quand il se réveillerait. Ensuite, elle repoussait la tablette tout doucement et croisait ses mains sur son ventre en souriant.

Elle fermait les yeux et somnolait, bercée par le souffle de son petit homme et les débordements du passé. Elle l'avait perdu tant de fois déjà... Tant de fois... Il lui semblait qu'elle avait passé sa vie à aller le chercher... Au fond du jardin, dans les arbres, chez les voisins, caché dans des étables ou affalé devant leur télévision, puis au café bien sûr, et maintenant sur des petits bouts de papier où il lui avait griffonné des numéros de téléphone qui n'étaient jamais les bons...

Elle avait fait tout ce qu'elle avait pu pourtant... Elle l'avait nourri, embrassé, câliné, rassuré, houspillé, puni et consolé, mais tout cela n'avait servi à rien... À peine sut-il marcher ce gamin-là, qu'il prit la poudre d'escampette et quand il eut trois poils au menton, c'était fini. Il était parti.

Elle grimaçait parfois au milieu de ses rêveries. Ses lèvres tremblaient. Trop de chagrins, trop de gâchis, et tellement de regrets... Il y avait eu des moments si durs, si durs... Oh, mais non, il ne fallait plus y penser, d'ailleurs il se réveillait, les cheveux en bataille et la joue balafrée par la couture du fauteuil :

— Il est quelle heure ?

— Bientôt cinq heures...

— Oh, putain, déjà ?

— Franck, pourquoi tu dis toujours putain ?

— Oh, saperlipopette, déjà ?

— Tu as faim ?

— Ça va, soif plutôt... Je vais aller faire un tour... Et voilà, songea la vieille dame, voilà...

— Tu t'en vas ?

— Mais non, j'm'en vais pas, pu... perlipopette !

— Si tu croises un monsieur roux avec une blouse blanche, tu pourras lui demander quand est-ce que je sors d'ici ?

— Ouais, ouais, fit-il en passant la porte.

— Un grand avec des lunettes et une... Il était déjà dans le couloir.

— Alors ?

— Je l'ai pas vu...

— Ah?

— Allez mémé... lui dit-il gentiment, tu vas pas te remettre à chialer quand même ?

— Non, mais je... Je pense à mon chat, à mes oiseaux... Et puis il a plu toute la semaine et je me fais du mouron pour mes outils... Comme je ne les ai pas rangés, ils vont rouiller, c'est sûr...

— Je passerai à la maison en repartant et j'irai les mettre à l'abri...

— Franck ?

— Oui?

— Emmène-moi avec toi...

— Oh... Me fais pas ce coup-là à chaque fois... J'en peux plus...

Elle se reprit :

— Les outils...

— Quoi ?

— Il faudrait les passer à l'huile de pied de bœuf... Il la regarda en gonflant ses joues :

— Hé, si j'ai le temps, hein ? Bon, c'est pas le tout, mais on a notre cours de gym, nous... Il est où ton déambulateur ?

— Je ne sais pas.

— Mémé...

— Derrière la porte.

— Allez, debout la vieille, je vais t'en montrer des oiseaux, moi !

— Pfff, y en a pas ici. Y a que des vautours et des charognards...

Franck souriait. Il aimait bien la mauvaise foi de sa grand-mère.

— Ça va ?

— Non.

— Qu'est-ce qui cloche encore ?

— J'ai mal.

— T'as mal où ?

— Partout.

— Partout, ça se peut pas, c'est pas vrai. Trouve-moi un endroit précis.

— J'ai mal dans ma tête.

— C'est normal. On en est tous là va... Allez, montre-moi plutôt tes copines...

— Non, tourne. Celles-ci je ne veux pas les voir, je ne peux pas les souffrir.

— Et lui, là, le vieux avec son blazer, il est pas mal, non ?

— Ce n'est pas un blazer, gros bêta, c'est son pyjama, en plus il est sourd comme un pot... Et prétentieux avec ça...

Elle posait un pied devant l'autre et disait du mal de ses petits camarades, tout allait bien.

— Allez, j'y vais...

— Maintenant ?

— Oui, maintenant. Si tu veux que je m'occupe de ta binette... Je me lève tôt moi demain figure-toi et j'ai personne pour m'amener mon petit déjeuner au lit...

— Tu me téléphoneras ? Il hocha la tête.

— Tu dis ça et puis tu ne le fais jamais...

— J'ai pas le temps.

— Juste bonjour et tu raccroches.

— D'accord. Au fait, je ne sais pas si je pourrai venir la semaine prochaine... Y a mon chef qui nous emmène en goguette...

— Où donc ?

— Au Moulin-Rouge.

— C'est vrai ?

— Mais non, c'est pas vrai ! On va dans le Limousin rendre visite au gars qui nous vend ses bêtes...

— Quelle drôle d'idée...

— C'est mon chef, ça... Il dit que c'est important...

— Tu ne viendras pas alors ?

— Je ne sais pas.

— Franck ?

— Oui...

— Le médecin...

— Je sais, le rouquin, j'essaye de le choper... Et tu fais bien tes exercices, hein ? Parce que le kiné n'est pas très content à ce que j'ai pu comprendre...

Avisant la mine étonnée de sa grand-mère, il ajouta, facétieux :

— Tu vois que ça m'arrive de téléphoner...

Il rangea les outils, mangea les dernières fraises du potager et s'assit un moment dans le jardin. Le chat vint s'entortiller dans ses jambes en râlant.

— T'inquiète pas, gros père, t'inquiète pas. Elle va revenir...

La sonnerie de son portable le tira de sa torpeur. C'était une fille. Il fit le coq, elle gloussa.

Elle proposait d'aller au cinéma.

Il roula à plus de cent soixante-dix pendant tout le trajet en cherchant une astuce pour la sauter sans être obligé de se cogner le film. Il n'aimait pas trop le cinéma. Il s'endormait toujours avant la fin.

10

Vers la mi-novembre, alors que le froid commençait son méchant travail de sape, Camille se décida enfin à se rendre dans un Brico quelconque pour améliorer ses conditions de survie. Elle y passa un samedi entier, traîna dans tous les rayons, toucha les panneaux de bois, admira les outils, les clous, les vis, les poignées de porte, les tringles à rideaux, les pots de peintures, les moulures, les cabines de douche et autres mitigeurs chromés. Elle alla ensuite au rayon jardinage et fit l'inventaire de tout ce qui la laissait rêveuse : gants, bottillons en caoutchouc, serfouettes, grillage à poules, godets à semis, or brun et sachets de graines en tout genre. Elle passa autant de temps à inspecter la marchandise qu'à observer les clients. La dame enceinte au milieu des papiers peints pastel, ce jeune couple qui s'engueulait à propos d'une applique hideuse ou ce fringant préretraité en chaussures TBS avec son carnet à spirale dans une main et son mètre de menuisier dans l'autre.

Le pilon de la vie lui avait appris à se méfier des certitudes et des projets d'avenir, mais il y avait une chose dont Camille était sûre : un jour, dans très très longtemps, quand elle serait bien vieille, encore plus vieille que maintenant, avec des cheveux blancs, des milliers de rides et des taches brunes sur les mains, elle aurait sa maison à elle. Une vraie maison avec une bassine en cuivre pour faire des confitures et des sablés dans une boîte en fer-blanc cachée au fond d'un buffet. Une longue table de ferme, bien épaisse, et des rideaux de cretonne. Elle souriait. Elle n'avait aucune idée de ce qu'était la cretonne, ni même si cela lui plairait mais elle aimait ces mots : rideaux de cretonne... Elle aurait des chambres d'amis et, qui sait ? peut-être des amis ? Un jardin coquet, des poules qui lui donneraient de bons œufs à la coque, des chats pour courir après les mulots et des chiens pour courir après les chats. Un petit carré de plantes aromatiques, une cheminée, des fauteuils défoncés et des livres tout autour. Des nappes blanches, des ronds de serviettes chinés dans des brocantes, un appareil à musique pour écouter les mêmes opéras que son papa et une cuisinière à charbon où elle laisserait mijoter de bons bœufs carottes toute la matinée...

De bons bœufs carottes... n'importe quoi...

Une petite maison comme celles que dessinent les enfants, avec une porte et deux fenêtres de chaque côté. Vieillotte, discrète, silencieuse, envahie par la vigne vierge et les rosiers grimpants. Une maison avec des gendarmes sur le perron, ces petites bêtes noires et rouges qui vont toujours collées deux par deux. Un perron bien chaud qui aurait emmagasiné toute la chaleur du jour et sur lequel elle s'assiérait le soir, pour guetter le retour du héron...

Et puis une vieille serre qui lui tiendrait lieu d'atelier... Enfin ça, ce n'était pas sûr... Jusqu'à présent, ses mains l'avaient toujours trahie et peut-être valait-il mieux ne plus compter sur elles...

Peut-être que l'apaisement ne pouvait pas passer par là finalement ?

Par où alors ? Par où, s'angoissait-elle soudain.

Par où ?

Elle se ressaisit aussitôt et interpella un vendeur avant de perdre pied. La petite chaumière au fond des bois, c'était bien joli, mais en attendant, elle se les gelait au fond d'un couloir humide et ce jeune homme en polo jaune vif serait sûrement capable de l'aider :

— Vous dites que l'air passe au travers ?

— Oui.

— C'est un Velux ?

— Non, un vasistas.

— Ça existe encore ces machins-là ?

— Hélas...

— Tenez, voilà ce qu'il vous faut...

Il lui tendit un rouleau de bourrelet à clouter spécial « calfeutrage fenêtres » en mousse gainée PVC, durable, lavable et étanche. Un vrai bonheur.

— Vous avez une agrafeuse ?

— Non.

— Un marteau ? des clous ?

— Non.

Elle le suivait comme un petit chien dans tout le magasin pendant qu'il remplissait son panier.

— Et pour me chauffer ?

— Qu'est-ce que vous avez pour le moment ?

— Un radiateur électrique qui saute pendant la nuit et qui pue en plus !

Il prit son rôle très au sérieux et lui fit un cours magistral.

D'un ton docte, il vanta, commenta et compara les mérites des soufflants, des rayonnants, des infrarouges, des céramiques, des bains d'huile et des convecteurs. Elle en eut le tournis.

— Qu'est-ce que je prends alors ?

— Ah, ben ça, c'est vous qui voyez...

— Mais justement... Je ne vois pas.

— Prenez un bain d'huile, c'est pas trop cher et ça chauffe bien. Le Oléo de Calor, il est pas mal...

— Il a des roulettes ?

— Euh... hésita-t-il en inspectant la fiche technique... thermostat mécanique, range-cordon, puissance modulable, humidificateur intégré, blablabla, roulettes! Oui mademoiselle !

— Super. Comme ça je pourrais le mettre près de mon lit...

— Euh... Si je puis me permettre... Vous savez, un garçon c'est bien aussi... Dans un lit, ça réchauffe...

— Oui, mais ça n'a pas de range-cordon...

— Hé non... Il souriait.

En l'accompagnant vers son guichet pour le bon de garantie, elle aperçut une fausse cheminée avec de fausses braises, des fausses bûches, de fausses flammes et de faux chenets.

— Oh ! Et ça ? C'est quoi ?

— Une cheminée électrique, mais je ne vous la conseille pas, c'est de l'arnaque...

— Si, si ! Montrez-moi !

C'était la Sherbone, un modèle anglais. Il n'y avait qu'eux pour inventer une chose aussi laide et aussi kitsch. Selon l'allure de chauffe (1 000 ou 2 000 watts) les flammes montaient plus ou moins haut. Camille était aux anges :

— C'est génial, on dirait une vraie !

— Vous avez vu le prix ?

— Non.

— 532 euros, c'est n'importe quoi... Un gadget débile... Ne vous faites pas avoir...

— De toute façon, en euros je comprends rien...

— C'est pas difficile pourtant, comptez presque 3 500 balles pour un truc qui vous chauffera moins bien que le Calor à moins de 600 francs...

— Je le veux.

Ce garçon était plein de bon sens et notre cigale ferma les yeux en tendant sa carte bleue. Au point où elle en était, elle s'offrit aussi le service de livraison. Quand elle annonça qu'elle vivait au septième sans ascenseur, la dame la regarda de travers et la prévint que ce serait dix euros de plus...

— Sans problème, répondit-elle en serrant les fesses.

Il avait raison. C'était n'importe quoi.

Oui, c'était n'importe quoi, mais l'endroit où elle vivait ne valait guère mieux. Quinze mètres carrés sous les toits, ce qui lui en laissait donc six pour se tenir debout, un matelas posé à même le sol, un minuscule point d'eau dans un angle qui évoquait plutôt une pissotière et qui lui seryait d'évier et de salle de bains. Un portant pour penderie et deux cartons empilés en guise d'étagères. Une plaque électrique posée sur une table de camping. Un mini-Frigidaire qui jouait aussi le rôle de plan de travail, de salle à manger et de table basse. Deux tabourets, un halogène, un petit miroir et un autre carton comme placard de cuisine. Quoi d'autre encore ? La valise écossaise où elle avait entreposé le peu de matériel qui lui restait, trois cartons à dessin et... Non, c'était tout. Voilà pour le tour du propriétaire.

Les chiottes étaient à la turque au bout du couloir à droite et la douche était au-dessus des chiottes. Il suffisait juste de poser sur le trou le caillebotis moisi prévu à cet usage...

Pas de voisins ou peut-être un fantôme puisqu'elle entendait parfois des murmures derrière la porte n° 12. Un cadenas sur la sienne et le nom de l'ancienne locataire en jolies lettres violettes punaisé sur le chambranle : Louise Leduc.

Petite bonne du siècle précédent...

Non, Camille ne regrettait pas sa cheminée bien que son prix représentât presque la moitié de son salaire... Ah ! quand même... Bah... pour ce qu'elle en faisait de son salaire... Elle rêvassait dans l'autobus en se demandant qui elle pourrait bien inviter pour l'inaugurer...

Quelques jours plus tard, elle tenait son lascar :

— Vous savez, j'ai une cheminée !

— Pardon ? Ah ! Oh ! C'est vous... Bonjour mademoiselle. Triste temps, n'est-ce pas ?

— Vous l'avez dit ! Et pourquoi vous enlevez votre bonnet alors ?

— Eh bien euh... Je... Je vous saluais, n'est-ce pas ?

— Mais non voyons, remettez-le ! Vous allez attraper la crève ! Je vous cherchais justement. Je voulais vous inviter à dîner au coin du feu un de ces soirs...

— Moi ? s'étrangla-t-il.

— Oui ! Vous !

— Oh, non, mais je... euh... Pourquoi ? Vraiment c'est...

— C'est quoi ? lâcha-t-elle soudain fatiguée, alors qu'ils étaient tous les deux en train de grelotter devant leur épicerie préférée.

— C'est... euh...

— C'est pas possible ?

— Non, c'est... C'est trop d'honneur !

— Ah ! s'amusait-ellè, c'est trop d'honneur... Mais non, vous verrez, ce sera très simple. C'est d'accord alors ?

— Eh bien, oui... je... je serais ravi de partager votre table...

— Euh... Ce n'est pas vraiment une table, vous savez...

— Ah bon ?

— Plutôt un pique-nique... Un petit repas à la bonne franquette...

— Très bien, j'adore les pique-niques ! Je peux même venir avec mon plaid et mon panier, si vous voulez...

— Votre panier de quoi ?

— Mon panier de pique-nique !

— Un truc avec de la vaisselle ?

— Des assiettes en effet, des couverts, une nappe, quatre serviettes, un tire-bou...

— Oh oui, très bonne idée ! Je n'ai rien de tout cela ! Mais quand ? Ce soir ?

— Eh bien, ce soir... enfin... je... — Vous quoi ?

— C'est-à-dire que je n'ai pas prévenu mon colocataire...

— Je vois. Mais il peut venir aussi, ce n'est pas un problème.

— Lui ? s'étonna-t-il, non... pas lui. D'abord je ne sais pas si... Enfin si c'est un garçon très convenable... Je... Entendons-nous, je ne parle pas de ses mœurs, même si... enfin... je ne les partage pas, voyez-vous, non, je pense plutôt à... Oh, et puis il n'est pas là ce soir. Ni aucun autre soir d'ailleurs...

— Récapitulons, s'agaça Camille, vous ne pouvez pas venir parce que vous n'avez pas prévenu votre coloc' qui n'est jamais là de toute façon, c'est bien ça ?

Il piquait du nez et tripotait les boutons de son manteau.

— Hé, je ne vous force pas, hein ? Vous n'êtes pas obligé d'accepter, vous savez...

— C'est que...

— C'est que quoi ?

— Non, rien. Je viendrai.

— Ce soir ou demain. Parce qu'après je retravaille jusqu'à la fin de la semaine...

— D'accord, murmura-t-il, d'accord, demain... Vous... Vous serez là, n'est-ce pas ?

Elle secoua la tête.

— Mais vous êtes vraiment compliqué, vous ! Bien sûr que je serai là puisque je vous invite !

Il lui sourit gauchement.

— À demain alors ?

— À demain mademoiselle.

— Vers huit heures ?

— A vingt heures précises, je le note.

Il s'inclina et tourna les talons.

— Hé!

— Pardon ?

— Il faut prendre l'escalier de service. J'habite au septième, la porte n° 16, vous verrez, c'est la troisième sur votre gauche...

D'un mouvement du bonnet, il lui fit savoir qu'il avait entendu.

11

— Entrez, entrez ! Mais vous êtes magnifique !

— Oh, rougit-il, ce n'est qu'un canotier... Il appartenait à mon grand-oncle et, pour un pique-nique, j'ai pensé que...

Camille n'en croyait pas ses yeux. Le canotier n'était que la cerise sur le gâteau. Il avait glissé une canne à pommeau d'argent sous son bras, était vêtu d'un costume clair avec un nœud papillon rouge et lui tendait une énorme malle en osier.

— C'est ça, votre panier ?

— Oui, mais attendez, j'ai encore quelque chose... Il alla au fond du couloir et revint avec un bouquet

de roses.

— Comme c'est gentil...

— Vous savez, ce ne sont pas de vraies fleurs...

— Pardon ?

— Non, elles viennent d'Uruguay, je crois... J'aurais préféré de vraies roses de jardin, mais en plein hiver, c'est... c'est...

— C'est impossible.

— Voilà ! C'est impossible !

— Allons, entrez, faites comme chez vous.

Il était si grand qu'il dut s'asseoir tout de suite. Il fit un effort pour trouver ses mots mais pour une fois, ce n'était pas un problème de bégaiement, plutôt de... stupéfaction.

— C'est... C'est...

— C'est petit.

— Non, c'est, comment dirais-je... C'est coquet. Oui, c'est tout à fait coquet et... pittoresque, n'est-ce pas ?

— Très pittoresque, répéta Camille en riant. Il resta silencieux un moment.

— Vraiment ? Vous vivez là ?

— Euh, oui...

— Complètement ?

— Complètement.

— Toute l'année ?

— Toute l'année.

— C'est petit, non ?

— Je m'appelle Camille Fauque.

— Bien sûr, enchanté. Philibert Marquet de la Dur-bellière annonça-t-il en se relevant et en se cognant la tête contre le plafond.

— Tout ça ?

— Hé, oui...

— Vous avez un surnom ?

— Pas que je sache...

— Vous avez vu ma cheminée ?

— Pardon ?

— Là... Ma cheminée...

— Ah la voilà ! Très bien... ajouta-t-il en se rasseyant et en allongeant ses jambes devant les flammes en plastique, très très bien... On se croirait dans un cottage anglais, n'est-il pas ?

Camille était contente. Elle ne s'était pas trompée. C'était un drôle de coco, mais un être parfait, ce garçon-là...

— Elle est belle, non ?

— Magnifique ! Elle tire bien au moins ?

— Impeccable.

— Et pour le bois ?

— Oh, vous savez, avec la tempête... Il suffit de se baisser aujourd'hui...

— Hélas, je ne le sais que trop bien... Vous verriez les sous-bois chez mes parents... Un vrai désastre... Mais là, c'est quoi ? C'est du chêne, non ?

— Bravo !

Ils se sourirent.

— Un verre de vin, ça ira ?

— C'est parfait.

Camille fut émerveillée par le contenu de la malle. Il ne manquait rien, les assiettes étaient en porcelaine, les couverts en vermeil et les verres en cristal. Il y avait même une salière, un poivrier, un huilier, des tasses à café, à thé, des serviettes en lin brodées, un légumier, une saucière, un compotier, une boîte pour les cure-dents, un sucrier, des couverts à poisson et une chocolatière. Le tout était gravé aux armes de la famille de son hôte.

— Je n'ai jamais rien vu d'aussi joli...

— Vous comprenez pourquoi je ne pouvais pas venir hier... Si vous saviez les heures que j'ai passées à la nettoyer et à tout faire briller...

— Il fallait me le dire !

— Vous pensez vraiment que si j'avais prétexté : « Pas ce soir, j'ai ma malle à rafraîchir », vous ne m'auriez pas pris pour un fou ?

Elle se garda bien du moindre commentaire.

Ils déplièrent une nappe sur le sol et Philibert Machin chose mit le couvert.

Ils s'assirent en tailleur, ravis, enjoués, comme deux gamins qui inaugureraient leur nouvelle dînette, faisant mille manières et autant d'efforts pour ne rien casser. Camille, qui ne savait pas cuisiner, était allée chez Gou-betzkoï et avait choisi un assortiment de taramas, de saumons, de poissons marinés et de confitures d'oignons. Ils remplirent consciencieusement tous les petits raviers du grand-oncle et inaugurèrent une sorte de grille-pain très ingénieux, fabriqué avec un vieux couvercle et du papier d'aluminium, pour réchauffer les blinis sur la plaque électrique. La vodka était posée dans la gouttière et il suffisait de soulever le vasistas pour se resservir. Ces allées et venues refroidissaient la pièce, certes, mais la cheminée crépitait et tirait du feu de Dieu.

Comme d'habitude, Camille but plus qu'elle ne mangea.

— Ça ne vous dérange pas si je fume ?

— Je vous en prie... Par contre, j'aimerais allonger mes jambes parce que je me sens tout ankylosé...

— Mettez-vous sur mon lit...

— B... bien sûr que non, je... Je n'en ferai rien...

À la moindre émotion, il reperdait ses mots et tous ses moyens.

— Mais, si, allez-y ! En fait, c'est un canapé-lit...

— Dans ce cas...

— Nous pourrions peut-être nous tutoyer, Philibert ?

Il devint pâle.

— Oh, non, je... En ce qui me concerne, j'en serais bien incapable, mais vous... Vous...

— Stop ! Extinction des feux là-haut ! Je n'ai rien dit ! Je n'ai rien dit ! En plus, je trouve que c'est très bien le vouvoiement, c'est très charmant, très...

— Pittoresque ?

— Voilà !

Philibert ne mangeait pas beaucoup lui non plus, mais il était si lent et si précautionneux que notre parfaite petite ménagère se félicita d'avoir prévu un repas froid. Elle avait aussi acheté du fromage blanc pour le dessert. En vérité, elle était restée paralysée devant la vitrine d'un pâtissier, totalement décontenancée et incapable de choisir le moindre gâteau. Elle sortit sa petite cafetière italienne et but son jus dans une tasse si fine qu'elle était certaine de pouvoir la briser en la croquant.

Ils n'étaient pas bavards. Ils n'avaient plus l'habitude de partager leurs repas. Le protocole ne fut donc pas très au point et tous deux eurent du mal à se dépêtrer de leur solitude... Mais c'était des gens bien élevés et ils firent un effort pour porter beau. S'égayèrent, trinquèrent, évoquèrent le quartier. Les caissières du Franprix — Philibert aimait la blonde, Camille lui préférait la aubergine -, les touristes, les jeux de lumière sur la tour Eiffel et les crottes de chien. Contre toute attente, son hôte s'avéra être un causeur parfait, relançant sans cesse la conversation et picorant çà et là mille sujets futiles et plaisants. Il était passionné d'histoire de France et lui avoua qu'il passait le plus clair de son temps dans les geôles de Louis XI, dans l'antichambre de François Ier, à la table de paysans vendéens au Moyen Âge ou à la Conciergerie avec Marie-Antoinette, femme pour laquelle il nourrissait une véritable passion. Elle lançait un thème ou une époque et il lui apprenait une foule de détails piquants. Les costumes, les intrigues de la Cour, le montant de la gabelle ou la généalogie des Capétiens.

C'était très amusant.

Elle avait l'impression d'être sur le site Internet d'Alain Decaux.

Un clic, un résumé.

— Et vous êtes professeur ou quelque chose comme ça?

— Non, je... C'est-à-dire que je... Je travaille dans un musée...

— Vous êtes conservateur ?

— Quel bien grand mot ! Non, je m'occupe plutôt du service commercial...

— Ah... acquiesça-t-elle gravement, ce doit être passionnant... Dans quel musée ?

— Ça dépend, je tourne... Et vous ?

— Oh, moi... C'est moins intéressant, hélas, je travaille dans des bureaux...

Avisant sa mine dépitée, il eut le tact de ne pas s'attarder sur le sujet.

— J'ai du bon fromage blanc avec de la confiture d'abricot, ça vous dit ?

— Avec joie ! Et vous ?

— Je vous remercie, toutes ces petites choses russes m'ont calée...

— Vous n'êtes pas bien grosse...

Craignant d'avoir prononcé un mot blessant, il ajouta aussitôt :

— Mais vous êtes... euh... gracieuse... Votre visage me fait songer à celui de Diane de Poitiers...

— Elle était jolie ?

— Oh ! Plus que jolie ! Il rosit. Je... Vous... Vous n'êtes jamais allée au château d'Anet ?

— Non.

— Vous devriez... C'est un endroit merveilleux qui lui a été offert par son amant, le roi Henri II...

— Ah bon ?

— Oui, c'est très beau, une espèce d'hymne à l'amour où leurs initiales sont entrelacées partout. Dans la pierre, le marbre, la fonte, le bois et sur son tombeau. Et puis émouvant aussi... Si je me souviens bien, ses pots à onguents et ses brosses à cheveux sont toujours là, dans son cabinet de toilette. Je vous y emmènerai un jour...

— Quand ?

— Au printemps peut-être ?

— Pour un pique-nique ?

— Cela va de soi...

Ils restèrent silencieux un moment. Camille essaya de ne pas remarquer ses souliers troués et Philibert fit de même avec les taches de salpêtre qui couraient le long des murs. Ils se contentaient de laper leur vodka à petites gorgées.

— Camille ?

— Oui.

— Vraiment, vous vivez ici tous les jours ?

— Oui.

— Mais euh... pour euh... Enfin... Les lieux d'aisances...

— Sur le palier.

— Ah?

— Vous voulez vous y rendre ?

— Non, non, je me demandais juste.

— Vous vous faites du souci pour moi ?

— Non, enfin... si... C'est... tellement Spartiate,

quoi...

— Vous êtes gentil... Mais ça va. Ça va, je vous rassure, et puis j'ai une belle cheminée maintenant !

Lui n'avait plus l'air si enthousiaste.

— Quel âge avez-vous ? Si ce n'est pas trop indiscret bien sûr...

— Vingt-six ans. J'en aurai vingt-sept en février...

— Comme ma petite sœur...

— Vous avez une sœur ?

— Pas une, six !

— Six sœurs !

— Oui. Et un frère...

— Et vous vivez seul à Paris ?

— Oui, enfin avec mon colocataire...

— Vous vous entendez bien ? Comme il ne répondait pas, elle insista :

— Pas très bien ?

— Si, si... ça va ! On ne se voit jamais de toute façon...

— Ah?

— Disons que ce n'est pas exactement le château d'Anet, quoi !

Elle riait.

— Il travaille ?

— Il ne fait que ça. Il travaille, il dort, il travaille, il dort. Et quand il ne dort pas, il ramène des filles... C'est un curieux personnage qui ne sait pas s'exprimer autrement qu'en aboyant. J'ai du mal à comprendre ce qu'elles lui trouvent. Enfin, j'ai bien mon idée sur la question, mais bon...

— Qu'est-ce qu'il fait ?

— Il est cuisinier.

— Ah ? Et il vous prépare de bons petits plats au moins ?

— Jamais. Je ne l'ai jamais vu dans la cuisine. Sauf le matin pour fustiger ma pauvre cafetière...

— C'est un de vos amis ?

— Fichtre non ! Je l'ai découvert par une annonce, un petit mot sur le comptoir de la boulangerie d'en face : Jeune cuisinier au Vert Galant cherche chambre pour faire la sieste l'après-midi pendant sa coupure. Au début, il ne venait que quelques heures par jour et puis voilà, il est là maintenant...

— Ça vous contrarie ?

— Pas du tout ! C'est même moi qui lui ai proposé... Parce que, vous verrez, pour le coup, c'est un peu trop grand chez moi... Et puis il sait tout faire. Moi qui ne suis pas fichu de changer une ampoule, ça m'arrange bien... Il sait tout faire et c'est un fieffé gredin ma foi... Depuis qu'il est là, ma note d'électricité a fondu comme neige au soleil...

— Il a bidouillé le compteur ?

— Il bidouille tout ce qu'il touche, j'ai l'impression... Je ne sais pas ce qu'il vaut comme cuisinier, mais comme bricoleur, il se pose là. Et comme tout tombe en ruine chez moi... Non... et puis je l'aime bien quand même... Je n'ai jamais eu l'occasion de parler avec lui, mais j'ai l'impression qu'il... Enfin, je n'en sais rien... Quelquefois, j'ai la sensation de vivre sous le même toit qu'un mutant...

— Comme dans Alien ?

— Pardon ?

— Non. Rien.

Sigourney Weaver n'ayant jamais fricoté avec un roi, elle préféra laisser tomber l'affaire...

Ils rangèrent ensemble. Avisant son minuscule lavabo, Philibert la supplia de lui laisser nettoyer la vaisselle. Son musée étant fermé le lundi, il n'aurait que ça à faire le lendemain... Ils se quittèrent cérémonieusement.

— La prochaine fois, c'est vous qui viendrez...

— Avec plaisir.

— Mais je n'ai pas de cheminée, hélas...

— Hé ! Tout le monde n'a pas la chance d'avoir un

cottage à Paris...

— Camille ?

— Oui.

— Vous faites attention à vous, n'est-ce pas ?

— J'essaye. Mais vous aussi, Philibert...

— Je... J...

— Quoi ?

— Il faut que je vous dise... La vérité, c'est que je ne travaille pas vraiment dans un musée, vous savez... Plutôt à l'extérieur... Enfin dans des boutiques, quoi... Je... Je vends des cartes postales...

— Et moi, je ne travaille pas vraiment dans un bureau, vous savez... Plutôt à l'extérieur aussi... Je fais des ménages...

Ils échangèrent un sourire fataliste et se quittèrent tout penauds.

Tout penauds et soulagés.

Ce fut un dîner russe très réussi.

12

— Qu'est-ce qu'on entend ?

— T'inquiète, c'est le grand Duduche...

— Mais qu'est-ce qu'il fout ? On dirait qu'il inonde la cuisine...

— Laisse tomber, on s'en tape... Viens plutôt par là toi...

— Non, laisse-moi.

— Allez, viens quoi... Viens... Pourquoi t'enlèves pas ton tee-shirt ?

— J'ai froid.

— Viens je te dis.

— Il est bizarre, non ?

— Complètement givré... Tu l'aurais vu partir tout à l'heure, avec sa canne et son chapeau de clown... J'ai cru qu'il allait à un bal costumé...

— Il allait où ?

— Voir une fille, je crois...

— Une fille !

— Ouais, je crois, j'en sais rien... On s'en fout... Allez, retourne-toi, merde...

— Laisse-moi.

— Hé, Aurélie, tu fais chier à la fin...

— Aurélia, pas Aurélie.

— Aurélia, Aurélie, c'est pareil. Bon... Et tes chaussettes, tu vas les garder toute la nuit aussi ?

13

Alors que c'était formellement interdit, strictly forbidden, Camille posait ses vêtements sur le linteau de sa cheminée, restait au lit le plus longtemps possible, s'habillait sous sa couette et réchauffait les boutons de son jean entre ses mains avant de l'enfiler.

Le bourrelet en PVC n'avait pas l'air très efficace et elle avait dû changer son matelas de place pour ne plus sentir l'affreux courant d'air qui lui vrillait le front. Maintenant son lit était contre la porte et c'était tout un binz pour entrer et sortir. Elle était sans cesse en train de le tirer ici ou là pour faire trois pas. Quelle misère, songeait-elle, quelle misère... Et puis, ça y est, elle avait craqué, elle faisait pipi dans son lavabo en se tenant au mur pour ne pas risquer de le desceller. Quant à ses bains turcs, n'en parlons pas...

Elle était donc sale. Enfin sale peut-être pas, mais moins propre que d'habitude. Une ou deux fois par semaine, elle se rendait chez les Kessler quand elle était sûre de ne pas les trouver. Elle connaissait les horaires de leur femme de ménage et cette dernière lui tendait une grande serviette-éponge en soupirant. Personne n'était dupe. Elle repartait toujours avec un petit frichti ou une couverture supplémentaire... Un jour pourtant, Mathilde avait réussi à la coincer alors qu'elle était en train de se sécher les cheveux :

— Tu ne veux pas revenir vivre ici un moment ? Tu pourrais reprendre ta chambre ?

— Non, je vous remercie, je vous remercie tous les deux, mais ça va. Je suis bien...

— Tu travailles ?

Camille ferma les yeux.

— Oui, oui...

— Tu en es où ? Tu as besoin d'argent ? Donne-nous quelque chose, Pierre pourrait te faire une avance, tu sais...

— Non. Je n'ai rien terminé pour le moment...

— Et toutes les toiles qui sont chez ta mère ?

— Je ne sais pas... Il faudrait les trier... Je n'ai pas envie...

— Et tes autoportraits ?

— Ils ne sont pas à vendre.

— Qu'est-ce que tu fabriques exactement ?

— Des bricoles...

— Tu es passée quai Voltaire ?

— Pas encore.

— Camille ?

— Oui.

— Tu ne veux pas éteindre ce fichu séchoir ? Qu'on s'entende un peu ?

— Je suis pressée.

— Tu fais quoi exactement ?

— Pardon ?

— C'est quoi ta vie, là... Ça ressemble à quoi en ce moment ?

Pour ne plus jamais avoir à répondre à ce genre de question, Camille dévala les escaliers de leur immeuble quatre à quatre et poussa la porte du premier coiffeur venu.

14

— Rasez-moi, demanda-t-elle au jeune homme qui se trouvait au-dessus d'elle dans le miroir.

— Pardon ?

— Je voudrais que vous me rasiez la tête, s'il vous plaît.

— La boule à zéro ?

— Oui.

— Non. Je ne peux pas faire ça...

— Si, si, vous pouvez. Prenez votre tondeuse et allez-y.

— Non, c'est pas l'armée ici. Je veux bien vous couper très court, mais pas la boule à zéro. C'est pas le genre de la maison... Hein Carlo ?

Carlo lisait Tiercé Magazine derrière sa caisse.

— De quoi ?

— La petite dame, elle veut qu'on la tonde... L'autre esquissa un geste qui voulait dire à peu près

j'en ai rien à foutre, je viens de perdre dix euros dans la septième, alors me faites pas chier...

— Cinq millimètres...

— Pardon ?

— Je vous la fais à cinq millimètres sinon vous n'oserez même plus sortir d'ici...

— J'ai mon bonnet.

— J'ai mes principes.

Camille lui sourit, hocha la tête en signe d'acquiescement et sentit le crissement des lames sur sa nuque. Des mèches de cheveux s'éparpillaient sur le sol pendant qu'elle dévisageait la drôle de personne qui lui faisait face. Elle ne la reconnaissait pas, ne se souvenait plus à quoi elle ressemblait l'instant précédent. Elle s'en moquait. Désormais, ce serait beaucoup moins galère pour elle d'aller prendre une douche sur le palier et c'était la seule chose qui comptait.

Elle interpella son reflet en silence : Alors ? C'était ça le programme ? Se démerder, quitte à s'enlaidir, quitte à se perdre de vue, pour ne jamais rien devoir à personne ?

Non, sérieusement ? C'était ça ?

Elle passa sa main sur son crâne râpeux et eut très envie de pleurer.

— Ça vous plaît ?

— Non.

— Je vous avais prévenue...

— Je sais.

— Ça repoussera...

— Vous croyez ?

— J'en suis sûr.

— Encore un de vos principes...

— Je peux vous demander un stylo ?

— Carlo ?

— Mmm...

— Un stylo pour la jeune fille...

— On ne prend pas de chèque à moins de quinze euros...

— Non, non, c'est pour autre chose...

Camille prit son bloc et dessina ce qu'elle voyait dans la glace.

Une fille chauve au regard dur tenant dans sa main le crayon d'un turfiste aigri sous le regard amusé d'un garçon qui s'appuyait sur son manche à balai. Elle nota son âge et se leva pour payer.

— C'est moi, là ?

— Oui.

— Mince, vous dessinez vachement bien !

— J'essaye...

15

Le pompier, ce n'était pas le même que la dernière fois, Yvonne l'aurait reconnu, tournait inlassablement sa petite cuillère dans son bol :

— Il est trop chaud ?

— Pardon ?

— Le café ? Il est trop chaud ?

— Non, ça va, merci. Bon, ben, c'est pas le tout, mais il faut que je fasse mon rapport, moi...

Paulette restait prostrée à l'autre bout de la table. Son compte était bon.

16

— Tu avais des poux ? lui demanda Mamadou. Camille était en train d'enfiler sa blouse. Elle n'avait

pas envie de parler. Trop de cailloux, trop froid, trop fragile.

— Tu fais la gueule ?

Elle secoua la tête, sortit son chariot du local à poubelles et se dirigea vers les ascenseurs.

— Tu montes au cinquième ?

— Hon hon...

— Eh pourquoi c'est toujours toi qui fais le cinquième ? C'est pas normal ça ! Faut pas te laisser faire ! Tu veux que je lui parle à la chef ? Moi, je m'en fous deu gueuler tu sais ! Oh, mais oui ! Je m'en fous bien !

— Non merci. Le cinquième ou un autre, pour moi c'est pareil...

Les filles n'aiment pas cet étage parce que c'était celui des chefs et des bureaux fermés. Les autres, les «aupènes spaices» comme disait la Bredart, étaient plus faciles et surtout plus rapides à nettoyer. Il suffisait de vider les poubelles, d'aligner les fauteuils contre les murs et de passer un grand coup d'aspirateur. On pouvait même y aller gaiement et se permettre de cogner dans les pieds des meubles parce que c'était de la camelote et que tout le monde s'en fichait.

Au cinquième, chaque pièce exigeait tout un cérémonial assez fastidieux : vider les poubelles, les cendriers, purger les déchiqueteuses à papier, nettoyer les bureaux avec la consigne de ne toucher à rien, de ne pas déplacer le moindre trombone, et se taper en plus, les petits salons attenants et les bureaux des secrétaires. Ces garces qui collaient des Post-it partout comme si elles s'adressaient à leur propre femme de ménage, elles qui n'étaient même pas foutues de s'en payer une à la maison... Et vous me ferez ci et vous me ferez ça, et la dernière fois, vous avez bougé cette lampe et cassé ce truc et gnagnagna... Le genre de réflexions sans intérêt qui avaient le don d'irriter Carine ou Samia au plus haut point, mais qui laissaient Camille totalement indifférente. Quand un mot était trop pète-sec, elle écrivait en dessous : Moi pas comprendre le français et le recollait bien au milieu de l'écran.

Aux étages inférieurs, les cols blancs rangeaient à peu près leur bordel, mais ici, c'était plus chic de tout laisser en plan. Histoire de montrer qu'on était débordé, que l'on était parti à contrecœur sans doute, mais que l'on pouvait revenir à n'importe quel moment reprendre sa place, son poste et ses responsabilités au Grand Gouvernail de ce monde. Bon, pourquoi pas... soupirait Camille. Admettons. À chacun ses chimères... Mais il y en avait un, là-bas, tout au bout du couloir sur la gauche, qui commençait à les lui briser menu. Grand ponte ou pas, ce mec-là était un goret et ça commençait à bien faire. En plus d'être crade, son bureau puait le mépris.

Dix fois, cent fois peut-être, elle avait vidé et jeté d'innombrables gobelets où flottaient toujours quelques mégots et récupéré des morceaux de sandwichs rassis sans même y songer, mais ce soir, non. Ce soir, elle n'avait pas envie. Elle rassembla donc tous les déchets de ce type, ses vieux patchs pleins de poils, ses miasmes, ses chewing-gums collés sur le reboni de son cendrier, ses allumettes et ses boulettes de papier, en fit un petit tas sur son beau sous-main en peau de zébu et laissa une note à son attention : Monsieur vous êtes un porc et je vous prie désormais de laisser cet endroit aussi propre que possible. P.-S. : regardez à vos pieds, il y a cette chose si commode qu'on appelle une poubelle... Elle agrémenta sa tirade d'un méchant dessin où l'on apercevait un petit cochon en costume trois pièces qui se penchait pour voir quelle étrangeté se cachait donc sous son bureau. Elle alla ensuite retrouver ses collègues pour les aider à finir le hall.

— Pourquoi tu te marres comme ça ? s'étonna Carine.

— Pour rien.

— T'es vraiment bizarre, toi...

— Qu'est-ce qu'on fait après ?

— Les escaliers du B...

— Encore ? Mais on vient de les faire ! Carine leva les épaules.

— On y va ?

— Non. On doit attendre Super Josy pour le rapport...

— Le rapport de quoi ?

— J'sais pas. Il paraît qu'on utilise trop de produit...

— Faudrait savoir... L'autre jour, on n'en mettait pas assez... Je vais m'en griller une sur le trottoir, tu viens ?

— Fait trop froid...

Camille sortit donc seule, s'adossa à un réverbère. « ... 02-12-03... 00:34... -4 °C... » défilaient en lettres lumineuses sur la devanture d'un opticien.

Elle sut alors ce qu'elle aurait dû répondre à Mathilde Kessler tout à l'heure quand celle-ci lui avait demandé, avec une pointe d'agacement dans la voix, à quoi ressemblait sa vie en ce moment.

« ... 02-12-03... 00:34... -4 °C... »

Voilà.

À ça.

17

— Je sais ! Je le sais bien ! Mais pourquoi vous dramatisez tout comme ça ? C'est n'importe quoi, à la fin !

— Écoute, mon petit Franck, premièrement, tu vas me parler sur un autre ton, et deuxièmement tu es mal placé pour me faire la leçon. Moi, ça fait presque douze ans que je m'en occupe, que je passe la voir plusieurs fois par semaine, que je l'emmène en ville et que je prends soin d'elle. Plus de douze ans, tu m'entends ? Et jusque-là, on ne peut pas dire que tu t'en sois trop mêlé... Jamais un remerciement, jamais un signe de reconnaissance, jamais rien. Même l'autre fois, quand je l'ai accompagnée à l'hôpital et que je suis venue la voir tous les jours au début, ça ne t'aurait pas effleuré de me passer un petit coup de téléphone ou de m'en-voyer une fleur, hein ? Bon, ça tombe bien parce que c'est pas pour toi que je le fais, c'est pour elle. Parce que c'est quelqu'un de bien ta grand-mère... De bien, tu comprends ? Je te blâme pas mon petit gars, tu es jeune, tu habites loin et tu as ta vie, mais quelquefois, tu sais, ça me pèse, tout ça. Ça me pèse... Moi aussi, j'ai ma famille, mes soucis et mes petits ennuis de santé alors, je te le dis tout net : tu dois prendre tes responsabilités maintenant...

— Vous voulez que je lui bousille sa vie et que je la mette en fourrière juste parce qu'elle a oublié une casserole sur le feu, c'est ça ?

— Voyons ! Tu parles d'elle comme si c'était un chien !

— Non, c'est pas d'elle que je parle ! Et vous savez très bien de quoi je parle ! Vous savez très bien que si je la mets dans un mouroir, elle va pas tenir le choc ! Merde ! Vous avez bien vu la comédie qu'elle nous a fait la dernière fois!

— Tu n'es pas obligé d'être grossier, tu sais ?

— Excusez-moi, madame Carminot, excusez-moi... Mais je sais plus où j'en suis... Je... Je peux pas lui faire ça vous comprenez ? Pour moi, ce serait comme de latuer...

— Si elle reste toute seule, c'est elle qui va se tuer...

— Et alors ? Est-ce que ce serait pas mieux ?

— Ça, c'est ta façon d'envisager les choses, mais moi, je ne marche pas dans cette combine. Si le facteur n'était pas arrivé au bon moment l'autre jour, c'était toute la maison qui brûlait et le problème, c'est qu'il ne sera pas toujours là, le facteur... Et moi non plus, Franck... Moi non plus... C'est devenu trop lourd tout ça... C'est trop de responsabilités... À chaque fois que j'arrive chez vous, je me demande ce que je vais trouver et les jours où je ne passe pas, je n'arrive pas à m'en-dormir. Quand je lui téléphone et qu'elle ne répond pas, ça me rend malade et je finis toujours par y aller pour voir un peu ses égarements. Son accident l'a détraquée, ce n'est plus la même femme aujourd'hui. Elle traîne en robe de chambre toute la journée, ne mange plus, ne parle plus, ne lit plus son courrier... Pas plus tard qu'hier, je l'ai encore retrouvée en combinaison dans le jardin... Elle était complètement frigorifiée, la pauvre... Non, je ne vis plus, je suis toujours en train de m'ima-giner le pire... On ne peut pas la laisser comme ça... On ne peut pas. Tu dois faire quelque chose...

— Franck ? Allô ? Franck, tu es là ?

— Oui...

— Faut se faire une raison, mon petit...

— Non. Je veux bien la foutre à l'hospice puisque j'ai pas le choix, mais y faut pas me demander de me faire une raison, ça c'est pas possible.

— Fourrière, mouroir, hospice... Pourquoi tu ne dis pas « maison de retraite » tout simplement ?

— Parce que je sais bien comment ça va se finir...

— Ne dis pas ça, il y a des endroits très bien. La mère de mon mari par exemple, eh bien elle...

— Et vous Yvonne ? Est-ce que vous ne pouvez pas vous en occuper pour de bon ? Je vous payerai... Je vous donnerai tout ce que vous voulez...

— Non, c'est gentil, mais non, je suis trop vieille. Je ne veux pas assumer ça, j'ai déjà mon Gilbert à m'oc-cuper... Et puis elle a besoin d'un suivi médical...

— Je croyais que c'était votre amie ?

— Ça l'est.

— C'est votre amie, mais ça ne vous gêne pas de la pousser dans la tombe...

— Franck, retire tout de suite ce que tu viens de dire !

— Vous êtes tous les mêmes... Vous, ma mère, les autres, tous ! Vous dites que vous aimez les gens, mais dès qu'il s'agit de remonter vos manches, y a plus personne...

— Je t'en prie, ne me mets pas dans le même sac que ta mère ! Ah, ça, non ! Comme tu es ingrat, mon garçon... Ingrat et méchant !

Elle raccrocha.

Il n'était que quinze heures mais il sut qu'il ne pourrait pas dormir.

Il était épuisé.

Il frappa la table, il frappa le mur, il cogna dans tout ce qui était à sa portée.

Il se mit en tenue pour aller courir et s'effondra sur le premier banc venu.

Ce ne fut qu'un petit gémissement d'abord, comme si quelqu'un venait de le pincer, puis tout son corps le lâcha. Il se mit à trembler de la tête aux pieds, sa poitrine s'ouvrit en deux et libéra un énorme sanglot. Il ne voulait pas, il ne voulait pas, putain. Mais il n'était plus capable de se contrôler. Il pleura comme un gros bébé, comme un pauvre naze, comme un mec qui s'apprêtait à dézinguer la seule personne au monde qui l'avait jamais aimé. Qu'il avait jamais aimée.

Il était plié en deux, laminé par le chagrin et tout barbouillé de morve.

Quand il admit enfin qu'il n'y avait rien à faire pour arrêter ça, il enroula son pull autour de sa tête et croisa les bras.

Il avait mal, il avait froid, il avait honte.

Il resta sous la douche, les yeux fermés et le visage tendu jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'eau chaude. Il se coupa en se rasant parce qu'il n'avait pas le courage de rester devant la glace. Il ne voulait pas y penser. Pas maintenant. Plus maintenant. Les digues étaient fragiles et s'il se laissait aller, des milliers d'images viendraient lui ravager la tête. Sa mémé, il ne l'avait jamais vue autre part que dans cette maison. Au jardin, le matin, dans sa cuisine le reste du temps et assise auprès de son lit, le soir...

Quand il était enfant, il souffrait d'insomnie, cauchemardait, hurlait, l'appelait et lui soutenait que lorsqu'elle fermait la porte, ses jambes partaient dans un trou et qu'il devait s'accrocher aux barreaux du lit pour ne pas les suivre. Toutes les institutrices lui avaient suggéré de consulter un psychologue, les voisines hochaient la tête gravement et lui conseillaient plutôt de le mener au rebouteux pour qu'il lui remette les nerfs en place. Quant à son mari, lui, il voulait l'empêcher de monter. C'est toi qui nous le gâtes ! il disait, c'est toi qui le détraques ce gamin ! Bon sang, t'as qu'à moins l'aimer aussi ! T'as qu'à le laisser chialer un moment, d'abord y pissera moins et tu verras qu'y s'endormira quand même...

Elle disait oui oui gentiment à tout le monde mais n'écoutait personne. Elle lui préparait un verre de lait chaud sucré avec un peu d'eau de fleur d'oranger, lui soutenait la tête pendant qu'il buvait et s'asseyait sur une chaise. Là, tu vois, juste à côté. Elle croisait les bras, soupirait et s'assoupissait avec lui. Avant lui souvent. Ce n'était pas grave, tant qu'elle était là, ça allait. Il pouvait allonger ses jambes...

— Je te préviens, y a plus d'eau chaude... lâcha Franck.

— Ah, c'est ennuyeux... Je suis confus, tu...

— Mais arrête de t'excuser, merde ! C'est moi qui l'ai vidé le ballon, OK ? C'est moi. Alors t'excuse pas !

— Pardon, je croyais que...

— Oh, et puis tu fais chier à la fin, si tu veux toujours faire la carpette, c'est ton problème après tout...

Il quitta la pièce et alla repasser sa tenue. Il fallait absolument qu'il se rachète des vestes parce qu'il n'arrivait plus à assurer un bon roulement. Il n'avait pas le temps. Jamais le temps. Jamais le temps de rien faire, merde !

Il n'avait qu'un jour de libre par semaine, il n'allait quand même pas le passer dans une maison de vieux à Pétaouchnoque, à regarder sa grand-mère chialer !

L'autre s'était déjà installé dans son fauteuil avec ses parchemins et tout son bordel d'écussons.

— Philibert...

— Pardon ?

— Écoute... euh... Je m'excuse pour tout à l'heure, je... J'ai des galères en ce moment, et je suis à cran, tu vois... En plus j'suis crevé...

— C'est sans importance...

— Si, c'est important.

— Ce qui est important, vois-tu, c'est de dire « excuse-moi » et pas « je m'excuse ». Tu ne peux pas t'excuser tout seul, linguistiquement ce n'est pas correct...

Franck le dévisagea un moment avant de secouer la tête:

— T'es vraiment un drôle de zigue, toi...

Avant de passer la porte, il ajouta :

— Hé, tu regarderas dans le frigo, je t'ai ramené un truc. Je ne sais plus ce que c'est... Du canard, je crois...

Philibert remercia un courant d'air. Notre charretier était déjà dans l'entrée en train de pester parce qu'il ne retrouvait pas ses clefs.

Il assura son service sans prononcer la moindre parole, ne broncha pas quand le chef vint lui prendre la casserole des mains pour faire son intéressant, serra les dents quand on lui renvoya un magret pas assez cuit et frotta sa plaque de chauffe pour la nettoyer comme s'il avait voulu récupérer des copeaux de fonte.

La cuisine se vida et il attendit dans un coin que son pote Kermadec ait fini de trier ses nappes et de compter ses serviettes. Quand ce dernier l'avisa, assis dans un coin en train de feuilleter Moto Journal, il l'interrogea du menton :

— Qu'est-ce qui veut, le cuistot ?

Lestafier renversa sa tête en arrière et mit son pouce devant sa bouche.

— J'arrive. Encore trois bricoles et je suis à toi...

Ils avaient l'intention de faire la tournée des bars, mais Franck était déjà ivre mort en sortant du second.

Il retomba dans un trou cette nuit-là, mais pas celui de son enfance. Un autre.

18

— Bon, ben, c'était pour m'excuser quoi... Enfin, pour vous les demander...

— Me demander quoi, mon gars ?

— Ben des excuses...

— Je t'ai déjà pardonné, va... Tu ne les pensais pas tes paroles, je le sais bien, mais y faut que tu fasses attention quand même... Tu sais, faut en prendre soin des gens qui sont corrects avec toi... Tu le verras en vieillissant que tu n'en croiseras pas tant que ça...

— Vous savez, j'ai réfléchi à ce que vous m'avez dit hier et même si ça m'arrache la bouche de vous le dire, je sais bien que c'est vous qui avez raison...

— Bien sûr que j'ai raison... Je les connais bien les vieux, j'en vois toute la journée par ici...

— Alors euh...

— Quoi ?

— Le problème, c'est que j'ai pas le temps de m'en occuper, je veux dire de trouver une place et tout ça...

— Tu veux que je m'en charge ?

— Je peux vous payer vos heures, vous savez...

— Ne recommence pas avec tes grossièretés, petit bezot, je veux bien t'aider, mais c'est toi qui dois lui annoncer. C'est à toi de lui expliquer la situation...

— Vous viendrez avec moi ?

— Je veux bien, si ça t'arrange, mais tu sais, moi, elle sait parfaitement ce que j'en pense... Depuis le temps que je lui monte le bourrichon...

— Il faut lui trouver quelque chose de classe, hein ? Avec une belle chambre et un grand parc surtout...

— C'est très cher, ça, tu sais...

— Cher comment ?

— Plus d'un million par mois...

— Euh... Attendez, Yvonne, vous parlez en quoi, là ? C'est les euros maintenant...

— Oh, les euros... Moi, je te parle comme j'ai l'habitude de parler et pour une bonne maison, il faut compter plus d'un million ancien par mois...

— Franck ?

— C'est... C'est ce que je gagne...

— Tu dois aller à la CAF pour demander une allocation logement, voir ce que représente la retraite de ton grand-père, et puis monter un dossier APA auprès du Conseil général...

— C'est quoi l'apa ?

— C'est une aide pour les personnes dépendantes ou handicapées.

— Mais... Elle est pas vraiment handicapée, si ?

— Non, mais il faudra qu'elle joue le jeu quand ils lui enverront un expert. Faudra pas qu'elle ait l'air trop vaillante, sinon vous toucherez pas grand-chose...

— Oh, putain, quel bordel... Pardon.

— Je me bouche les oreilles.

— J'aurai jamais le temps de remplir tous ces papiers... Vous voulez bien débroussailler un peu le terrain pour moi ?

— Ne t'inquiète pas, je vais lancer le sujet au Club vendredi prochain, et je suis sûre de faire un tabac !

— Je vous remercie, madame Carminot...

— Penses-tu... C'est bien le moins, va...

— Bon, ben, je vais aller bosser, moi...

— Y paraît que tu cuisines comme un chef maintenant ?

— Qui c'est qui vous a dit ça ?

— Madame Mandel...

— Ah...

— Oh, là là, si tu savais... Elle en parle encore ! Tu leur avais fait un lièvre à la royale, ce soir-là...

— Je me rappelle plus.

— Elle, elle s'en souvient, tu peux me croire ! Dis-moi, Franck ?

— Oui?

— Je sais bien que ce ne sont pas mes affaires, mais... Ta mère ?

— Ma mère, quoi ?

— Je ne sais pas, mais je me disais qu'il faudrait peut-être la contacter, elle aussi... Elle pourrait peut-être t'aider à payer...

— Là, c'est vous qui êtes grossière Yvonne, c'est pas faute de l'avoir connue, pourtant...

— Tu sais, les gens changent quelquefois...

— Pas elle.

— Non. Pas elle... Bon, j'y vais, je suis à la bourre...

— Au revoir, mon petit.

— Euh?

— Oui?

— Essayez de trouver un peu moins cher quand même...

— Je vais voir, je te dirai...

— Merci.

Il faisait si froid ce jour-là que Franck fut content de retrouver la chaleur de la cuisine et son poste de galérien. Le chef était de bonne humeur. On avait encore refusé du monde et il venait d'apprendre qu'il aurait une bonne critique dans un magazine de bourges.

— Avec ce temps, mes enfants, on va en dépoter du foie gras et des grands crus ce soir ! Ah, c'est fini les salades, les chiffonnades et toutes ces conneries ! C'est bien fini ! Je veux du beau, je veux du bon et je veux que les clients ressortent d'ici avec dix degrés de plus ! Allez ! Mettez-moi le feu, mes petits gars !

19

Camille eut du mal à descendre les escaliers. Elle était percluse de courbatures et souffrait d'une migraine épouvantable. Comme si quelqu'un lui avait enfoncé un couteau dans l'œil droit et s'amusait à tourner délicatement la lame au moindre de ses mouvements. Arrivée dans le hall, elle se tint au mur pour retrouver l'équilibre. Elle grelottait, elle étouffait. Elle songea un moment à retourner se coucher mais l'idée de remonter ses sept étages lui parut moins surmontable encore que celle d'aller travailler. Au moins, dans le métro, elle pourrait s'asseoir...

Au moment où elle franchissait le porche, elle buta contre un ours. C'était son voisin vêtu d'une longue pelisse.

— Oh pardon monsieur, s'excusa-t-il, je... Il leva les yeux.

— Camille, c'est vous ?

N'ayant pas le courage d'assurer la moindre causette, elle fila sous son bras.

— Camille ! Camille !

Elle piqua du nez dans son écharpe et accéléra le pas. Cet effort l'obligea bientôt à s'appuyer sur un horodateur pour ne pas tomber.

— Camille, ça va ? Mon Dieu, mais... Qu'avez-vous fait à vos cheveux ? Oh, mais quelle mine, vous avez... Quelle mine épouvantable ! Et vos cheveux ? Vos si beaux cheveux...

— Je dois y aller, là, je suis déjà en retard...

— Mais il fait un froid de gueux, mon amie ! Ne marchez pas tête nue, vous risqueriez de mourir... Tenez, prenez ma chapka au moins...

Camille fit un effort pour sourire.

— Elle appartenait à votre oncle aussi ?

— Diantre, non ! Plutôt à mon bisaïeul, celui qui a accompagné ce petit général dans ses campagnes de Russie...

Il lui enfonça son chapeau jusqu'aux sourcils.

— Vous voulez dire que ce truc-là a fait Austerlitz ? se força-t-elle à plaisanter.

— Parfaitement ! La Berezina aussi, hélas... Mais vous êtes toute pâle... Vous êtes sûre que vous vous sentez bien ?

— Un peu fatiguée...

— Dites-moi, Camille, vous n'avez pas trop froid là-haut ?

— Je ne sais pas... Bon, je... J'y vais là... Merci pour la toque.

Engourdie par la chaleur de la rame, elle s'endormit et ne se réveilla qu'au bout de la ligne. Elle s'assit dans l'autre sens et enfonça son bonnet d'ours sur ses yeux pour pleurer d'épuisement. Oh, ce vieux truc puait affreusement...

Quand, enfin, elle sortit à la bonne station, le froid qui la saisit fut si cinglant qu'elle dut s'asseoir sous un Abribus. Elle se coucha en travers et demanda au jeune homme qui se trouvait près d'elle de lui happer un taxi.

Elle remonta chez elle sur les genoux et tomba de tout son long sur son matelas. Elle n'eut pas le courage de se déshabiller et songea, l’espace d'une seconde, à mourir sur-le-champ. Qui le saurait ? Qui s'en soucierait ? Qui la pleurerait ? Elle grelottait de chaleur et sa sueur l'enveloppa d'un linceul glacé.

20

Philibert se releva vers deux heures du matin pour aller boire un verre d'eau. Le carrelage de la cuisine était gelé et le vent cognait méchamment contre les carreaux de la fenêtre. Il fixa un moment l'avenue désolée en murmurant des bribes d'enfance... Voici venir l'hiver, tueur des pauvres gens... Le thermomètre extérieur affichait moins six et il ne pouvait s'empêcher de penser à ce petit bout de femme là-haut. Dormait-elle, elle ? Et qu'avait-elle fait de sa chevelure, la malheureuse ?

Il devait faire quelque chose. Il ne pouvait pas la laisser comme ça. Oui, mais son éducation, ses bonnes manières, sa discrétion enfin, l'emberlificotaient dans d'infinies palabres...

Était-ce bien convenable de déranger une jeune fille en pleine nuit ? Comment allait-elle le prendre ? Et puis, peut-être qu'elle n'était pas seule après tout ? Et si elle était nue ? Oh, non... Il préférait ne pas y songer... Et comme dans Tintin, l'ange et le démon se chamaillaient sur l'oreiller d'à côté.

Enfin... Les personnages étaient un peu différents...

Un ange frigorifié disait : « Voyons, mais elle meurt de froid cette petite... » et l'autre, les ailés pincées, lui rétorquait : « Je sais bien mon ami, mais cela ne se fait pas. Vous irez prendre de ses nouvelles demain matin. Dormez maintenant, je vous prie. »

Il assista à leur petite querelle sans y prendre part, se retourna dix fois, vingt fois, les pria de se taire et finit par leur voler leur oreiller pour ne plus les entendre.

À trois heures cinquante-quatre, il chercha ses chaussettes dans le noir.

Le rai de lumière qui filtrait sous sa porte lui redonna du courage.

— Mademoiselle Camille ? Puis, à peine plus fort :

— Camille ? Camille ? C'est Philibert... Pas de réponse. Il essaya une dernière fois avant de rebrousser chemin. Il était déjà au bout du couloir quand il entendit un son étouffé.

— Camille, vous êtes là ? Je me faisais du souci pour vous et je... Je...

— ... porte... ouverte... gémit-elle.

La soupente était glacée. Il eut du mal à entrer à cause du matelas et buta contre un tas de chiffons. Il s'agenouilla. Souleva une couverture, puis une autre, puis une couette et tomba enfin sur son visage. Elle était trempée.

Il posa sa main sur son front :

— Mais vous avez une fièvre de cheval ! Vous ne pouvez pas rester comme ça... Pas ici... Pas toute seule... Et votre cheminée ?

— ... pas eu le courage de la déplacer...

— Vous permettez que je vous emmène avec moi ?

— Où?

— Chez moi.

— Pas envie de bouger...

— Je vais vous prendre dans mes bras.

— Comme un prince charmant ?

Il lui sourit :

— Allons bon, vous êtes si fiévreuse que vous délirez à présent...

Il tira le matelas au milieu de la pièce, lui défit ses grosses chaussures et la souleva aussi peu délicatement que possible.

— Hélas, je ne suis pas aussi fort qu'un vrai prince... Euh... Vous pouvez essayer de passer vos bras autour de mon cou, s'il vous plaît ?

Elle laissa tomber sa tête sur son épaule et il fut dérouté par l'odeur aigre qui émanait de sa nuque.

L'enlèvement fut désastreux. Il cognait sa belle dans les tournants et manquait de tomber à chaque marche. Heureusement, il avait pensé à prendre la clef de la porte de service et n'eut que trois étages à descendre. Il traversa l'office, la cuisine, faillit la faire tomber dix fois dans le corridor et la déposa enfin sur le lit de sa tante Edmée.

— Écoutez-moi, je dois vous découvrir un peu, j'imagine... Je... Enfin, vous... Enfin, c'est très embarrassant, quoi...

Elle avait fermé les yeux.

Bon.

Philibert Marquet de la Durbellière se trouvait là dans une situation fort critique.

Il songea aux exploits de ses ancêtres mais la Convention de 1793, la prise de Cholet, le courage de Cathelineau et la vaillance de La Rochejaquelein lui semblèrent bien peu de chose tout à coup...

L'ange courroucé était maintenant perché sur son épaule avec son guide de la Baronne Staffe sous le bras. Il s'en donnait à cœur joie : « Eh bien, mon ami, vous êtes content de vous, n'est-ce pas ? Ah ! Il est bien, là, notre preux chevalier ! Mes félicitations, vraiment... Et maintenant ? Qu'est-ce qu'on fait, à présent ? » Philibert était totalement désorienté. Camille murmura :

— ... soif...

Son sauveur se précipita dans la cuisine, mais l'autre rabat-joie l'attendait au bord de l'évier : « Mais, oui ! Mais continuez... Et le dragon alors ? Vous n'y allez pas, combattre le dragon ? », « Oh, toi, ta gueule ! » lui répondit Philibert. Il n'en revenait pas et repartit au chevet de sa malade le cœur plus léger. Finalement ce n'était pas si compliqué. C'est Franck qui avait raison : quelquefois un bon juron valait mieux qu'un long discours. Ainsi ragaillardi, il la fit boire et prit son courage à deux mains : il la déshabilla.

Ce ne fut pas facile car elle était plus couverte qu'un oignon. Il lui ôta d'abord son manteau, puis sa veste en jean. Vint ensuite un pull, un deuxième, un col roulé et enfin, une espèce de liquette à manches longues. Bon, se dit-il, je ne peux pas la lui laisser, on pourrait presque l'essorer... Bon, tant pis, je verrai son... Enfin son soutien... Horreur ! Par tous les saints du ciel ! Elle n'en portait pas ! Vite, il rabattit le drap sur sa poitrine. Bien... Le bas maintenant... Il était plus à l'aise car il pouvait manœuvrer à tâtons en passant par-dessous la couverture. Il tira de toutes ses forces sur les jambes de son pantalon. Dieu soit loué, la petite culotte n'était pas venue avec...

— Camille ? Vous avez le courage de prendre une douche ?

Pas de réponse.

Il secoua la tête de désapprobation, alla dans la salle de bains, remplit un broc d'eau chaude dans lequel il versa un peu d'eau de Cologne et s'arma d'un gant de toilette.

Courage, soldat !

Il défit le drap et la rafraîchit du bout du gant d'abord, puis plus vaillamment.

Il lui frotta la tête, le cou, le visage, le dos, les aisselles, les seins puisqu'il le fallait, et pouvait-on appeler cela des seins, d'ailleurs ? Le ventre et les jambes. Pour le reste, ma foi, elle verrait... Il essora le gant et le posa sur son front.

Il lui fallait de l'aspirine à présent... Il empoigna si fort le tiroir de la cuisine qu'il en renversa tout le contenu sur le sol. Fichtre. De l'aspirine, de l'aspirine...

Franck se tenait sur le pas de la porte, le bras passé sous son tee-shirt en train de se gratter le bas-ventre :

— Houâââ, fit-il en bâillant, qu'est-ce qui se passe ici ? C'est quoi tout ce merdier ?

— Je cherche de l'aspirine...

— Dans le placard...

— Merci.

— T'as mal au crâne ?

— Non, c'est pour une amie...

— Ta copine du septième ?

— Oui. Franck ricana :

— Attends, t'étais avec elle, là ? T'étais là-haut ?

— Oui. Pousse-toi, s'il te plaît...

— Arrête, j'y crois pas... Ben t'es plus puceau alors !

Ses sarcasmes le poursuivaient dans le couloir :

— Hé ? Elle te fait le coup de la migraine dès le premier soir, c'est ça ? Putain, ben t'es mal barré, mon gars...

Philibert referma la porte derrière lui, se retourna et murmura distinctement : « Ta gueule à toi aussi... »

Il attendit que le comprimé ait rendu toutes ses bulles puis la dérangea une dernière fois. Il crut l'entendre chuchoter « papa... ». À moins que ce ne fût « pas... pas... » car elle n'avait probablement plus soif. Il ne savait pas.

Il remouilla le gant, tira les draps et resta là un moment.

Interdit, effrayé et fier de lui.

Oui, fier de lui.

21

Camille fut réveillée par la musique de U2. Elle crut d'abord être chez les Kessler et s'assoupit de nouveau. Non, s'embrouillait-elle, non, ce n'était pas possible ça... Ni Pierre, ni Mathilde, ni leur bonne ne pouvaient balancer Bono à plein volume de cette manière. Il y avait un truc qui ne collait pas, là... Elle ouvrit lentement les yeux, gémit à cause de son crâne et attendit dans la pénombre de pouvoir reconnaître quelque chose.

Mais où était-elle ? Qu'est-ce que... ?

Elle tourna la tête. Tout son corps regimbait. Ses muscles, ses articulations et son peu de chair lui refusaient le moindre mouvement. Elle serra les dents et se releva de quelques centimètres. Elle frissonnait et était de nouveau couverte de transpiration.

Son sang lui battait les tempes. Elle attendit un moment, immobile et les yeux clos, que la douleur s'apaise.

Elle rouvrit délicatement les paupières et constata qu'elle se trouvait dans un lit étrange. Le jour passait à peine entre les interstices des volets intérieurs et d'énormes rideaux en velours, à moitié décrochés de leur tringle, pendaient misérablement de chaque côté. Une cheminée en marbre lui faisait face, surplombée d'un miroir tout piqueté. La pièce était tendue d'un tissu à fleurs dont elle ne distinguait pas très bien les couleurs. Il y avait des tableaux partout. Des portraits d'homme et de femmes vêtus de noir qui semblaient aussi étonnés qu'elle de la trouver là. Elle se tourna ensuite vers la table de nuit et aperçut une très jolie carafe gravée à côté d'un verre à moutarde Scoubidou. Elle mourait de soif et la carafe était remplie d'eau, mais elle n'osa pas y toucher : à quel siècle l'avait-on remplie ?

Où était-elle bon sang, et qui l'avait amenée dans ce musée ?

Il y avait une feuille de papier pliée en deux contre un bougeoir : « Je n'ai pas osé vous déranger ce matin. Je suis parti travailler. Je reviens vers sept heures. Vos vêtements sont plies sur la bergère. Il y a du canard dans le réfrigérateur et une bouteille d'eau minérale au pied du lit. Philibert. »

Philibert ? Mais qu'est-ce qu'elle fichait dans le pieu de ce garçon ?

Au secours.

Elle se concentra pour retrouver les bribes d'une improbable débauche, mais ses souvenirs n'allaient pas au-delà du boulevard Brune... Elle était assise, pliée en deux sous un Abribus et suppliait un grand type avec un manteau sombre de lui appeler un taxi... Était-ce Philibert ? Non, pourtant... Non, ce n'était pas lui, elle s'en serait souvenue...

Quelqu'un venait d'éteindre la musique. Elle entendit encore des pas, des grognements, une porte qui claquait, une deuxième et puis plus rien. Le silence.

Elle avait une envie pressante mais attendit encore un moment, attentive au moindre bruit et déjà épuisée à l'idée de bouger sa pauvre carcasse.

Elle poussa les draps et souleva l'édredon qui lui sembla peser aussi lourd qu'un âne mort.

Au contact du plancher, ses orteils se recroquevillèrent. Deux babouches en chevreau l'attendaient à la lisière du tapis. Elle se leva, vit qu'elle était vêtue d'un haut de pyjama d'homme, enfila les chaussons et mit sa veste en jean sur ses épaules.

Elle tourna la poignée tout doucement et se retrouva dans un immense couloir, très sombre, d'au moins quinze mètres de long.

Elle chercha les toilettes...

Non, là, c'était un placard, ici une chambre d'enfant avec deux lits jumeaux et un cheval à bascule tout mité. Ici... Elle ne savait pas... Un bureau peut-être ? Il y avait tant de livres posés sur une table devant la fenêtre que le jour n'entrait qu'à peine. Un sabre et une écharpe blanche étaient pendus au mur ainsi qu'une queue de cheval accrochée au bout d'un anneau en laiton. Une vraie queue d'un vrai cheval. C'était assez spécial comme relique...

Là ! Les toilettes !

Le battant était en bois ainsi que la poignée de la chasse d'eau. La cuvette, vu son âge, avait dû voir des générations de popotins en crinolines... Camille eut quelques réticences d'abord, mais non, tout cela fonctionnait parfaitement. Le bruit de la chasse était déroutant. Comme si les chutes du Niagara venaient de lui tomber sur la tête...

Elle avait le vertige, mais continua son périple à la recherche d'une boîte d'aspirine. Elle entra dans une chambre où régnait un bazar indescriptible. Des vêtements traînaient partout au milieu de magazines, de canettes vides et de feuilles volantes : bulletins de paye, fiches techniques de cuisine, manuel d'entretien GSXR ainsi que différentes relances du Trésor public. On avait posé sur le joli lit Louis XVI une horrible couette bariolée et du matos à fumette attendait son heure sur la fine marqueterie de la table de nuit. Bon, ça sentait le fauve là-dedans...

La cuisine se trouvait tout au bout du couloir. C'était une pièce froide, grise, triste, avec un vieux carrelage pâle rehaussé de cabochons noirs. Les plans de travail étaient en marbre et les placards presque tous vides. Rien, si ce n'était la présence bruyante d'un antique Frigidaire, ne pouvait laisser supposer que des gens vivaient là... Elle trouva le tube de comprimés, prit un verre près de l'évier et s'assit sur une chaise en formica. La hauteur sous plafond était vertigineuse et le blanc des murs retint son attention. Ce devait être une peinture très ancienne, à base de plomb, et les années lui avaient donné une patine veloutée. Ni cassé, ni coquille d'œuf, c'était le blanc du riz au lait ou des entremets fades de la cantine... Elle procéda mentalement à quelques mélanges et se promit de revenir un jour avec deux ou trois tubes pour y voir plus clair. Elle se perdit dans l'appartement et crut qu'elle n'allait jamais retrouver sa chambre. Elle s'écroula sur le lit, songea un instant à appeler l'autre commère de chez Touclean et s'endormit aussitôt.

22

— Ça va ?

— C'est vous Philibert ?

— Oui...

— Je suis dans votre lit, là ?

— Mon lit ? Mais, mais... Mais non, voyons... Jamais je...

— Je suis où ?

— Dans les appartements de ma tante Edmée, Tante Mée, pour les intimes... Comment vous sentez-vous, ma chère ?

— Épuisée. J'ai l'impression d'être passée sous un rouleau compresseur...

— J'ai appelé un médecin...

— Oh, mais non, il ne fallait pas !

— Il ne fallait pas ?

— Oh... Et puis si... Vous avez bien fait... J'aurai besoin d'un arrêt de travail de toute façon...

— J'ai mis de la soupe à chauffer...

— Je n'ai pas faim...

— Vous vous forcerez. Il faut vous retaper un peu sinon votre corps ne sera pas suffisamment vaillant pour bouter le virus hors des frontières... Pourquoi vous souriez ?

— Parce que vous parlez comme si c'était la Guerre de Cent Ans...

— Ce sera un peu moins long, j'espère ! Ah, tiens, vous entendez ? Ce doit être le médecin...

— Philibert ?

— Oui?

— Je n'ai rien, là... Pas de chéquier, pas d'argent, rien...

— Ne vous inquiétez pas. On s arrangera plus tard... Au moment du traité de paix...

23

— Alors ?

— Elle dort.

— Ah?

— C'est un membre de votre famille ?

— Une amie...

— Une amie comment ?

— Eh bien, c'est euh... une voisine, enfin u... une voisine amie, s'embrouilla Philibert.

— Vous la connaissez bien ?

— Non. Pas très bien.

— Elle vit seule ?

— Oui.

Le médecin grimaça.

— Quelque chose vous préoccupe ?

— On peut dire ça comme ça... Vous avez une table ? Un endroit où je puisse m'asseoir ?

Philibert le conduisit dans la cuisine. Le médecin sortit son bloc d'ordonnances.

— Vous connaissez son nom ?

— Fauque, je crois...

— Vous croyez ou vous en êtes sûr ?

— Son âge ?

— Vingt-six ans.

— Sûr?

— Oui.

— Elle travaille ?

— Oui, dans une société d'entretien.

— Pardon ?

— Elle nettoie des bureaux...

— On parle bien de la même ? De la jeune femme qui se repose dans le grand lit à la polonaise tout au bout du couloir ?

— Oui.

— Vous connaissez son emploi du temps ?

— Elle travaille la nuit.

— La nuit ?

— Enfin, le soir... quand les bureaux sont vides...

— Vous semblez contrarié ? osa Philibert.

— Je le suis. Elle est à bout votre copine... À bout de forces, vraiment... Vous vous en étiez rendu compte ?

— Non, enfin si... Je voyais bien qu'elle avait une petite mine, mais je... Enfin, je ne la connais pas très bien vous voyez, je... Je suis juste allé la chercher la nuit dernière parce qu'elle n'a pas de chauffage et que...

— Écoutez-moi, je vais vous dire les choses franchement : étant donné son état d'anémie, son poids et sa tension, je pourrais la faire hospitaliser sur-le-champ, seulement quand j'ai évoqué cette possibilité, elle a eu l'air si paniquée que... Enfin, je n'ai pas de dossier, vous comprenez ? Je ne connais ni son passé, ni ses antécédents et je ne veux rien précipiter, mais quand elle ira mieux, elle devra se plier à une série d'examens, c'est évident...

Philibert se tordait les mains.

— En attendant, une chose est sûre : vous devez la requinquer. Vous devez absolument la forcer à se nourrir et à dormir, autrement... Bon, je l'arrête dix jours pour le moment. Voilà aussi pour le Doliprane et la vitamine C, mais, je vous le répète : tout cela ne remplacera jamais une entrecôte saignante, un bon plat de pâtes, des légumes et des fruits frais, vous comprenez ?

— Oui.

— Elle a de la famille à Paris ?

— Je ne sais pas. Et sa fièvre ?

— Une bonne grippe. Il n'y a rien à faire... Attendre que ça passe... Veillez à ce qu'elle ne se couvre pas trop, évitez les courants d'air et obligez-la à garder le lit pendant quelques jours...

— Bon...

— C'est vous qui avez l'air préoccupé maintenant ! Soit, j'ai noirci le tableau, mais... pas tant que ça en réalité... Vous allez être vigilant n'est-ce pas ?

— Oui.

— Dites-moi, c'est chez vous ici ?

— Euh, oui...

— Il y a combien de mètres carrés en tout ?

— Un peu plus de trois cents...

— Eh bien ! siffla-t-il, je vais peut-être vous sembler indiscret, mais vous faites quoi dans la vie, vous ?

— Arche de Noé.

— Pardon ?

— Non, rien. Je vous dois combien ?

24

— Camille, vous dormez ?

— Non.

— Regardez, j'ai une surprise pour vous...

Il ouvrit la porte et poussa devant lui sa cheminée synthétique.

— J'ai pensé que cela vous ferait plaisir...

— Oh... C'est gentil, mais je ne vais pas rester là, vous savez... Je vais remonter demain...

— Non.

— Quoi non ?

— Vous remonterez avec le baromètre, en attendant vous restez ici pour vous reposer, c'est le docteur qui l'a dit. Et il vous a arrêtée dix jours...

— Tant que ça ?

— Eh oui...

— Il faut que je l'envoie...

— Pardon ?

— L'arrêt de travail...

— Je vais vous chercher une enveloppe.

— Non, mais... Je ne veux pas rester si longtemps, je... Je ne veux pas.

— Vous préférez aller à l'hôpital ?

— Ne plaisantez pas avec ça...

— Je ne plaisante pas, Camille.

Elle se mit à pleurer.

— Vous les empêcherez, hein ?

— Vous vous rappelez de la Guerre de Vendée ?

— Euh... Pas plus que ça, non...

— Je vous prêterai des livres... En attendant souvenez-vous que vous êtes chez les Marquet de la Durbellière et que l'on ne craint pas les Bleus par ici !

— Les Bleus ?

— La République. Ils veulent vous mettre dans un hôpital public, pas vrai ?

— Sûrement...

— Alors vous n'avez rien à craindre. Je jetterai de l'huile bouillante sur les brancardiers depuis le haut de la cage d'escalier !

— Vous êtes complètement brindezingue...

— On l'est tous un peu, non ? Pourquoi vous vous êtes rasé la tête, vous ?

— Parce que je n'avais plus le courage de me laver les cheveux sur le palier...

— Vous vous souvenez de ce que je vous avais dit à propos de Diane de Poitiers ?

— Oui.

— Eh bien, je viens de retrouver quelque chose dans ma bibliothèque, attendez...

Il revint avec un livre de poche défraîchi, s'assit au bord du lit et se racla la gorge :

Toute la Cour — sauf Madame d'Étampes, bien entendu (je vous dirai pourquoi tout à l'heure) — était d'accord pour la trouver adorablement belle. On copiait sa démarche, ses gestes, ses coiffures. Elle servit, d'ailleurs, à établir les canons de la beauté, dont toutes les femmes, pendant cent ans, cherchèrent furieusement à se rapprocher :

Trois choses blanches : la peau, les dents, les mains.

Trois noires : les yeux, les sourcils, les paupières.

Trois rouges : les lèvres, les joues, les ongles.

Trois longues : le corps, les cheveux, les mains.

Trois courtes : les dents, les oreilles, les pieds.

Trois étroites : la bouche, la taille, l'entrée du pied.

Trois grosses : les bras, les cuisses, le gros de la jambe.

Trois petites : le tétin, le nez, la tête.

C'est joliment dit, n'est-ce pas ?

— Et vous trouvez que je lui ressemble ?

— Oui, enfin sur certains critères... Il était rouge comme une tomate.

— Pa... pas tous bien sûr, mais vou... vous voyez, c'est une question d'allure, de gra... grâce, de... de...

— C'est vous qui m'avez déshabillée ?

Ses lunettes étaient tombées sur ses genoux et il se mit à bé... bégayer comme jamais.

— Je... je... Oui enfin, je... je... Très cha... chastement, je le vous pra... promets, je vous ai da... d'abord bor... bordée, je...

Elle lui tendit ses binocles.

— Hé, ne vous mettez pas dans des états pareils ! Je voulais juste savoir, c'est tout... Euh... Il était là, l'autre ?

— Qu... qui ça ?

— Le cuisinier...

— Non. Bien sûr que non, voyons...

— J'aime mieux ça... Oooh... J'ai si mal au crâne...

— Je vais descendre à la pharmacie... Vous avez besoin de quelque chose d'autre ?

— Non. Merci.

— Très bien. Ah, oui, il faut que je vous dise... Nous n'avons pas le téléphone ici... Mais si vous voulez prévenir quelqu'un, Franck a un portable dans sa chambre et...

— Ça va, merci. Moi aussi j'ai un portable... Il faudra juste que je récupère mon chargeur là-haut...

— J'irai si vous voulez...

— Non, non, ça peut attendre...

— Soit.

— Philibert ?

— Oui?

— Merci.

— Allons...

Il se tenait debout devant elle avec son pantalon trop court, sa veste trop cintrée et ses bras trop longs.

— C'est la première fois depuis très longtemps qu'on s'occupe de moi comme ça...

— Allons...

— Si, c'est vrai... Je veux dire... sans rien attendre en retour... Parce que vous... Vous n'attendez rien, n'est-ce pas ?

Il était outré :

— Non, mais qu'a... qu'allez-vous i... imaginer?

Elle avait déjà refermé les yeux.

— Je n'imagine rien, je vous le dis : je n'ai rien à donner.

25

Elle ne savait plus quel jour on était. Samedi ? Dimanche ? Elle n'avait pas dormi comme ça depuis des années.

Philibert venait de passer pour lui proposer un bol de soupe.

— Je vais me lever. Je vais venir réinstaller dans la cuisine avec vous...

— Vous êtes sûre ?

— Mais oui ! Je ne suis pas en sucre tout de même !

— D'accord, mais ne venez pas dans la cuisine, il y fait trop froid. Attendez-moi dans le petit salon bleu...

— Pardon ?

— Ah, oui, c'est vrai... Suis-je bête ! Il n'est plus vraiment bleu aujourd'hui puisqu'il est vide... La pièce qui donne sur l'entrée, vous voyez ?

— Là où il y a un canapé ?

— Oh, un canapé, c'est beaucoup dire... C'est Franck qui l'a trouvé sur le trottoir un soir et qui l'a remonté avec l'un de ses amis... Il est très laid mais bien commode, je l'avoue...

— Dites-moi, Philibert, qu'est-ce que c'est exactement cet endroit ? On est chez qui, là ? Et pourquoi vous vivez comme dans un squat ?

— Pardon ?

— Comme si vous campiez ?

— Oh, c'est une sordide histoire d'héritage hélas... Comme on en trouve partout... Même dans les meilleures familles, vous savez...

Il semblait sincèrement contrarié.

— Nous sommes ici chez ma grand-mère maternelle qui est morte l'année passée et en attendant que la succession soit réglée, mon père m'a demandé de venir réinstaller ici, pour éviter les... Comment vous disiez déjà ?

— Les squatters ?

— Voilà, les squatters ! Mais pas ces garçons drogués avec des épingles à nourrice dans le nez, non, des gens bien mieux habillés et beaucoup moins élégants : nos cousins germains...

— Vos cousins ont des vues sur cet endroit ?

— Je crois qu'ils ont même déjà dépensé l'argent qu'ils pensaient en tirer les pauvres ! Un conseil de famille s'est donc réuni chez le notaire à l'issue duquel on m'a désigné comme portier, gardien et veilleur de nuit. Bien sûr, il y a eu quelques manœuvres d'intimidation au début... D'ailleurs beaucoup de meubles se sont volatilisés comme vous avez pu le constater et j'ai souvent ouvert la porte aux huissiers, mais tout semble être rentré dans l'ordre à présent... Maintenant, c'est au notaire et aux avocats de régler cette accablante affaire...

— Vous êtes là pour combien de temps ?

— Je ne sais pas.

— Et vos parents acceptent que vous hébergiez des inconnus comme le cuisinier ou moi ?

— Pour vous, ils n'auront pas besoin de le savoir, j'imagine... Quant à Franck, ils étaient plutôt soulagés... Ils savent combien je suis empoté... Mais, bon, ils sont loin d'imaginer à quoi il ressemble et... Heureusement ! Ils croient que je l'ai rencontré par l'intermédiaire de la paroisse !

Il riait.

— Vous leur avez menti ?

— Disons que j'ai été pour le moins... évasif...

Elle avait tant fondu qu'elle pouvait rentrer le bas de sa chemise dans son jean sans être obligée de le déboutonner.

Elle avait l'air d'un fantôme. Elle se fit une grimace dans le grand miroir de sa chambre pour se prouver le contraire, noua son foulard en soie autour de son cou, passa sa veste et s'aventura dans cet incroyable dédale haussmannien.

Elle finit par retrouver l'affreux canapé défoncé et fit le tour de la pièce pour apercevoir les arbres couverts de givre sur le Champ-de-Mars.

Alors qu'elle se retournait, tranquillement, l'esprit encore embrumé et les mains dans les poches, elle sursauta et ne put' s'empêcher de pousser un petit cri idiot.

Un grand type, tout de cuir noir vêtu, botté et casqué se tenait juste derrière elle.

— Euh, bonjour... finit-elle par articuler. L'autre ne répondit rien et tourna les talons.

Il avait enlevé son casque dans le couloir et entra dans la cuisine en se frottant les cheveux :

— Hé Philou, dis voir, c'est quoi la tantouse dans le salon, là ? C'est un de tes copains scout ou quoi ?

— Pardon ?

— Le pédé qu'est derrière mon canapé...

Philibert, qui était déjà passablement énervé par l'ampleur de son désastre culinaire, perdit un peu de son aristocratique nonchalance :

— Le pédé, comme tu dis, s'appelle Camille, recti-fia-t-il d'une voix blanche, c'est mon amie et je te prie de te comporter en gentleman car j'ai l'intention de l'héberger ici quelque temps...

— Oh, ça va... T'énerve pas comme ça... C'est une fille tu dis ? On parle bien du même lascar ? Le petit maigrichon sans cheveux ?

— C'est une jeune fille en effet...

— T'es sûr ?

Philibert ferma les yeux.

— C'est lui, ta copine ? Enfin c'est elle ? Dis donc, tu lui prépares quoi, là ? Des doubitchous confits ?

— C'est une soupe, figure-toi...

— Ça ? Une soupe ?

— Parfaitement. Une soupe poireaux pommes de terre de chez Liebig...

— C'est de la merde. En plus tu l'as laissée brûler, ça va être dégueulasse... T'as rajouté quoi là-dedans ? ajouta-t-il horrifié, en soulevant le couvercle.

— Euh... de la Vache Qui Rit et des morceaux de pain de mie...

— Pourquoi t'as fait ça ? s'inquiéta-t-il.

— C'est le médecin... Il m'a demandé de la retaper...

— Eh ben, si elle se retape avec ce truc-là, chapeau ! À mon avis, tu vas plutôt la faire caner, oui...

Sur ce, il attrapa une bière dans le Frigidaire et alla s'enfermer dans sa chambre.

Quand Philibert rejoignit sa protégée, elle était encore un peu décontenancée :

— C'est lui ?

— Oui, murmura-t-il en posant son grand plateau sur un carton.

— Il n'enlève jamais son casque ?

— Si, mais quand il rentre le lundi soir, il est toujours exécrable... En général, j'évite de le croiser ce jour-là...

— C'est parce qu'il a trop de travail ?

— Non justement, il ne travaille pas le lundi... Je ne sais pas ce qu'il fait... Il part assez tôt le matin et revient toujours dans une humeur de dogue... Problèmes familiaux, je crois... Tenez, servez-vous pendant que c'est chaud...

— Euh... Qu'est-ce que c'est ?

— Une soupe.

— Ah ? fit Camille en essayant de touiller l'étrange brouet.

— Une soupe à ma façon... Une espèce de bortsch si vous préférez...

— Aaah... Parfait... répéta-t-elle en riant.

Cette fois encore, c'était nerveux.

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