QUATRIÈME PARTIE

1

C'est une hypothèse. L'histoire n'ira pas assez loin pour le confirmer. Et puis nos certitudes ne tiennent jamais debout. Un jour on voudrait mourir et le lendemain on réalise qu'il suffisait de descendre quelques marches pour trouver le commutateur et y voir un peu plus clair... Pourtant ces quatre-là s'apprêtaient à vivre ce qui allait rester, peut-être, comme les plus beaux jours de leurs vies.

A partir de ce moment précis où ils sont en train de lui montrer sa nouvelle maison en guettant, mi-émus, mi-inquiets, ses réactions et ses commentaires (elle n'en fera pas) et jusqu'au prochain badaboum du destin -ce plaisantin — un vent tiède soufflera sur leurs visages fatigués.

Une caresse, une trêve, un baume.

Sentimental healing comme dirait l'autre...

Dans la famille Bras Cassés, nous avions désormais la grand-mère, et même si la tribu n'était pas complète, elle ne le serait jamais, ils n'avaient pas l'intention de se laisser abattre.

Aux sept familles, ils étaient dans les choux ? Eh bien parlons poker ! Là, ils étaient servis et l'on appelait cela un carré. Bon, un carré d'as, peut-être pas... Trop de bosses, de bafouillages et de coutures dans tous les sens pour y prétendre mais... Hé ! Un carré !

Ce n'étaient pas de très bons joueurs, hélas...

Même concentrés. Même déterminés à garder la main pour une fois, comment demander à un chouan désarmé, à une fée fragile, à un garçon taillé dans l'échine et à une vieille dame couverte de bleus de savoir bluffer ?

Impossible.

Bah... tant pis... Une petite mise et des gains ridicules valaient toujours mieux que de se coucher...

2

Camille n'alla pas jusqu'au bout de son préavis : Josy B. sentait décidément trop mauvais. Elle devait passer au siège (ce mot...) pour négocier son départ et pouvoir toucher son... Comment disaient-ils déjà ?.. Son solde de tout compte. Elle avait travaillé plus d'un an et n'avait jamais pris de vacances. Elle soupesa le pour et le contre et décida de s'asseoir dessus.

Mamadou lui en voulait :

— Alors toi... Alors toi... ne cessa-t-elle de répéter le dernier soir en lui donnant des coups de balai dans les jambes. Alors toi...

— Alors moi, quoi ? s'énerva Camille au bout de la centième fois. Finis ta phrase, merde ! Moi quoi ?

L' autre secoua la tête tristement :

— Alors toi... rien.

Camille changea de pièce.

Elle habitait dans la direction opposée, mais monta dans la même rame déserte qu'elle et la força à se pousser un peu pour partager la même banquette. Elles étaient comme Astérix et Obélix quand ils sont fâchés. Elle lui donna un petit coup de coude dans le gras et l'autre l'envoya presque dinguer par terre.

Elles recommencèrent plusieurs fois.

— Hé Mamadou... Fais pas la gueule...

— Je fais pas la gueule et je t'interdis deu m'appeler Mamadou encore une fois. Je m'appelle pas Mamadou! Je déteste ce nom ! C'est les filles du boulot qui me traitent comme ça mais je m'appelle pas du tout Mamadou. Et comme tu n'es plus une fille du boulot que je sache, je t'interdis deu me traiter comme ça une seule fois deu plus, tu as compris ?

— Ah bon ? Ben tu t'appelles comment alors ?

— Je te le dirai pas.

— Écoute Mam... euh ma chère... à toi, je vais dire la vérité : je ne pars pas à cause de Josy. Je ne pars pas à cause du boulot. Je ne pars pas pour le plaisir de partir. Je ne pars pas à cause de l'argent. La vérité c'est... que je pars parce que j'ai un autre métier... Un métier que... enfin, je crois... je... Je ne suis pas sûre, hein... mais un métier où je suis meilleure qu'ici et... où je crois que je pourrais être plus heureuse...

Silence.

— Et puis ce n'est pas la seule raison... Je m'occupe d'une vieille dame maintenant et je ne veux plus partir le soir, tu comprends ? J'ai peur qu'elle tombe...

Silence.

— Bon, ben je vais descendre, hein... Parce que sinon je serai encore bonne pour payer le tacos...

L'autre lui tira sur le bras et la rassit de force.

— Reste encore je te dis. Il est que minuit trente quatre...

— C'est quoi ?

— Pardon?

— Ton autre métier, c'est quoi ?

Camille lui tendit son carnet.

— Tiens, lâcha-t-elle en le lui rendant, c'est bien. Je suis d'accord alors. Tu peux y aller maintenant mais quand même... J'étais bien contente deu te connaître, petite sauterelle, ajouta-t-elle en se retournant.

— J'ai encore un service à te demander, Mama...

- Tu veux que mon Léopold, il te fasse le succès

garanti et l'attraction de clientèle aussi ?

- Non. Je voudrais que tu poses pour moi...

— Que je pose quoi ?

- Ben, toi ! Que tu me serves de modèle...

— Moi?

— Oui.

— Tu te moques ou quoi dis donc ?

— Depuis le premier jour où je t'ai vue, à l'époque on travaillait à Neuilly, je me souviens... J'ai envie de faire ton portrait...

— Arrête Camille ! Je ne suis même pas belle, moi !

— Pour moi si.

Silence.

— Pour toi si ?

— Pour moi si...

— Qu'est-ce qui est beau là-deudans ? demanda-t-elle en avisant du doigt son reflet dans la vitre noire. Hein ? Où c'est ce que tu dis ?

— Si j'arrive à faire ton portrait, si je le réussis, on verra dedans tout ce que tu m'as raconté depuis qu'on se connaît... Tout... On verra ta mère et ton père. Et tes enfants. Et la mer. Et... comment elle s'appelait déjà ?

— De qui ?

— Ta petite chèvre ?

— Bouli...

— On verra Bouli. Et ta cousine qui est morte et... Et tout le reste...

- Tu parles comme mon frère, toi ! Tu jacasses des drôles deu fantaisies dis donc !

Silence.

- Mais... je ne suis pas sûre de le réussir...

- Ah bon ? Note que si on voit pas ma Bouli sur ma tête ça m'arrange aussi ! rigola-t-elle. Mais... Ce que tu me demandes, là, c'est long, non ?

- Oui.

- Alors je peux pas...

- Tu as mon numéro... Dépose un jour ou deux chez Touclean et viens me voir. Je te payerai tes heures... On paye toujours ses modèles... C'est un métier, tu sais... Bon, je te quitte, là. On... on s'embrasse pas?

L'autre l'étouffa sur son cœur.

— Comment tu t'appelles Mamadou ?

— Je te le dirai pas. Je l'aime pas mon nom...

Camille courut le long du quai en mimant un téléphone contre son oreille. Son ancienne collègue fit un geste las de la main. Oublie-moi, petite toubab, oublie-moi. Tu m'as déjà oubliée d'ailleurs...

3

Les premiers jours, Paulette ne quitta pas sa chambre. Elle avait peur de déranger, elle avait peur de se perdre, elle avait peur de tomber (ils avaient oublié son déambulateur) et surtout, elle avait peur de regretter son coup de tête.

Souvent, elle s'emmêlait les pinceaux, affirmait qu'elle passait de très bonnes vacances et leur demandait quand ils avaient l'intention de la ramener chez elle...

— C'est où chez toi ? s'agaçait Franck.

— Voyons tu sais bien... à la maison... chez moi...

Il quittait la pièce en soupirant :

— Je vous l'avais dit que c'était une connerie... En plus, elle perd la boule maintenant...

Camille regardait Philibert et Philibert regardait ailleurs.

— Paulette ?

- Ah, c'est toi, mon petit... Tu... comment tu t'appelles déjà ?

- Camille...

- C'est ça ! Qu'est-ce que tu veux, ma petite fille ?

Camille s'adressa à elle sans détour et lui parla assez durement. Lui rappela d'où elle venait, pourquoi elle était avec eux, ce qu'ils avaient et allaient encore changer dans leurs modes de vie pour lui tenir compagnie. Elle ajouta mille autres détails cinglants qui laissèrent la vieille dame totalement démunie :

— Je ne retournerai jamais chez moi, alors ?

— Non.

— Ah?

— Venez avec moi, Paulette...

Camille la prit par la main et recommença la visite. Plus lentement cette fois. Elle enfonça quelques clous au passage :

— Ici, ce sont les toilettes... Vous voyez, Franck est en train d'installer des poignées sur le mur pour que vous puissiez vous tenir...

— Conneries... grommelait-il.

— Ici, c'est la cuisine... Elle est grande, hein ? Et puis elle est froide... C'est pour ça que j'ai rafistolé la table roulante hier... Pour vous permettre de prendre vos repas dans votre chambre...

— ... ou dans le salon, précisa Philibert, vous n'êtes pas obligée de rester enfermée toute la journée, vous savez...

— Bon, le couloir... Il est très long mais vous pouvez vous tenir aux boiseries, n'est-ce pas ? Si vous avez besoin d'aide, on ira à la pharmacie louer un autre machin à roulettes...

— Oui, je préfère...

— Pas de problème ! On a déjà un motard dans la maison...

— Ici, la salle de bains... Et c'est là qu'il faut parler sérieusement, Paulette... Tenez, asseyez-vous sur la chaise... Levez les yeux... Regardez comme elle est belle...

— Très belle. J'en ai jamais vu des comme ça par chez nous...

— Bon. Eh bien vous savez ce qu'il va faire votre petit-fils demain avec ses amis ?

— Non...

- Ils vont la saccager. Ils vont installer une cabine de douche pour vous parce que la baignoire est trop haute à enjamber. Alors, avant qu'il ne soit trop tard, il faut vous décider pour de bon. Soit vous restez et les garçons se mettent au travail, soit vous n'avez pas très envie de rester, et il n'y a pas de problème, vous faites ce que vous voulez, Paulette, mais il faut nous le dire maintenant, vous comprenez ?

— Vous comprenez ? répéta Philibert.

La vieille dame soupira, tripota le coin de son gilet pendant quelques secondes qui leur parurent une éternité puis releva la tête et s'inquiéta :

— Vous avez pensé au tabouret ?

— Pardon ?

— Je suis pas complètement impotente, vous savez... Je peux très bien me doucher toute seule, mais il faut me mettre un tabouret, sans quoi...

Philibert fit mine d'écrire sur sa main :

— Un tabouret pour la petite dame du fond ! Je le note ! Et quoi d'autre, je vous prie ?

Elle sourit :

— Rien d'autre...

— Rien d'autre ?

Elle se lâcha enfin :

— Si. J'aimerais bien mon Télé Star, mes mots croisés, des aiguilles et de la laine pour la petite, une boîte de Nivéa parce que j'ai oublié la mienne, des bonbons, un petit poste sur ma table de nuit, des choses qui bullent pour mon dentier, des jarretières, des chaussons et une robe de chambre plus chaude parce que c'est plein de courants d'air ici, des garnitures, de la poudre, mon flacon d'eau de Cologne que Franck a oublié l'autre jour, un oreiller supplémentaire, une loupe et aussi que vous me bougiez le fauteuil devant la fenêtre et...

- Et ? s'inquiéta Philibert.

- Et c'est tout, ma foi...

Franck qui les avait rejoints avec sa boîte à outils tapa sur l'épaule de son collègue :

— Putain mon gars, nous voilà avec deux princesses maintenant...

— Attention ! l'engueula Camille, tu mets de la poussière partout, là...

— Et cesse de jurer comme ça s'il te plaît ! ajouta sa grand-mère.

Il s'éloigna en tramant les pieds :

— Oooh bônneu mèrrre... Ça va être chaud... On est mal, là, mon pote, on est mal... Moi, je retourne au taf, c'est plus calme. Si y en a qui fait les courses, ramenez-moi des patates que j'aie de quoi vous faire un hachis... Et les bonnes cette fois, hein ! Vous regardez... Pommes de terre à purée... C'est pas compliqué, c'est marqué sur le filet...

« On est mal, là, on est mal... », avait-il pressenti et il s'était gouré. Jamais de leurs vies ils n'allèrent aussi bien au contraire.

Dit comme ça, c'est un peu cucul évidemment, mais bon, c'était la vérité et il y avait bien longtemps que le ridicule ne les tuait plus : pour la première fois et tous autant qu'ils étaient, ils eurent l'impression d'avoir une vraie famille.

Mieux qu'une vraie d'ailleurs, une choisie, une voulue, une pour laquelle ils s'étaient battus et qui ne leur demandait rien d'autre en échange que d'être heureux ensemble. Même pas heureux d'ailleurs, ils n'étaient plus si exigeants. D'être ensemble, c'est tout. Et déjà c'était inespéré.

4

Après l'épisode de la salle de bains, Paulette ne fut plus la même. Elle trouva ses marques et se fondit dans le souk ambiant avec une aisance étonnante. Peut-être avait-elle eu besoin d'une preuve justement ? D'une preuve qu'elle était attendue et bienvenue dans cet immense appartement vide où les volets se fermaient de l'intérieur et où personne n'avait touché à la poussière depuis la Restauration. S'ils installaient une douche rien que pour elle, alors... Elle avait failli perdre pied parce que deux ou trois objets lui manquaient et Camille repensa souvent à cette scène. Comment les gens allaient mal, souvent à cause de quelques bricoles, et comment tout aurait pu se dégrader à la vitesse grand V s'il ny avait pas eu là un grand garçon patient qui avait demandé « Quoi d'autre ? » en tenant un calepin imaginaire... À quoi ça tenait finalement ? À un mauvais journal, à une loupe et deux ou trois flacons... C'était vertigineux... Petite philosophie à trois francs six sous qui l'enchantait et s'avéra être autrement plus complexe quand elles se retrouvèrent toutes les deux au rayon dentifrice du Franprix à lire les notices des Stéradent, Polident, Fixadent et autres colles miracles...

- Et... Paulette euh... ce que vous appelez des... des «garnitures», c'est...

- Tu ne vas tout de même pas m'obliger à mettre une couche comme ils donnaient là-bas sous prétexte que c'est moins cher ! s'indigna-t-elle.

— Ah ! des garnitures ! répéta Camille, soulagée D'accord... Je n'y étais pas du tout, là...

Le Franprix, parlons-en, elles le connaissaient par cœur aujourd'hui et bientôt il devint ringard, même! C'était au Monoprix qu'elles trottaient à pas menus avec leur Caddie à roulettes et leur liste de courses établie par Franck la veille au soir...

Ah ! Le Monop'...

Toute leur vie...

Paulette se réveillait toujours la première et attendait que l'un des deux garçons lui amène son petit déjeuner au lit. Quand c'était Philibert qui s'en chargeait, c'était sur un plateau avec la pince à sucre, une serviette brodée et un petit pot à lait. Il l'aidait ensuite à se relever, lui regonflait ses oreillers et tirait les rideaux en se fendant d'un petit commentaire sur le temps. Jamais un homme n'avait été aussi prévenant avec elle et ce qui devait arriver arriva : elle se mit à l'adorer elle aussi. Quand c'était Franck, c'était euh... plus rustique. Il lui déposait son bol de Ricoré sur sa table de nuit et ripait sur sa joue pour l'embrasser en râlant parce qu'il était déjà en retard.

— T'as pas envie de pisser là ?

— J'attends la petite...

— Hé mémé, c'est bon, là ! Lâche-la un peu ! Ça se trouve elle va dormir encore une heure ! Tu vas pas te retenir pendant tout ce temps...

Imperturbable, elle répétait :

— Je l'attends.

Franck s'éloignait en grognonnant.

Eh ben, attends-la, va... Attends-la... C'est dégueulasse y en a plus que pour toi maintenant... Moi aussi, je l'attends, merde ! Qu'est-ce qui faut que je fasse ? Que je me pète les deux jambes pour qu'elle me fasse des risettes à moi aussi ? Fait chier la Mary Poppins, fait chier...

Elle sortait justement de sa chambre en s'étirant :

- Qu'est-ce tu ronchonnes encore ?

— Rien. Je vis avec le prince Charles et sœur Emmanuelle et je m'éclate comme une bête. Pousse-toi, je suis en retard... Au fait?

— Quoi ?

— Donne ton bras voir... Mais c'est très bien ça ! s'égaya-t-il en la palpant. Dis donc, la grosse... Méfie-toi... Tu vas passer à la casserole un de ces jours...

— Même pas en rêve, le cuistot. Même pas en rêve.

— Mais oui ma caille, c'est ça...

C'était vrai, le monde était beaucoup plus gai.

Il revint avec sa veste sous le bras :

— Mercredi prochain...

— Quoi mercredi prochain ?

— Ce sera Mercredi gras parce que mardi j'aurai trop de boulot, et tu m'attends pour dîner...

— A minuit ?

— J'essaierai de rentrer plus tôt et je te ferai des crêpes comme tu n'en as jamais mangé de ta vie...

— Ah ! J'ai eu peur ! j'ai cru que t'avais choisi ce jour-là pour me sauter !

— Je te fais des crêpes et après je te saute.

— Parfait.

Parfait ? Ah, il était mal ce con... Qu'est-ce qu'il allait faire jusqu'à mercredi ? Se cogner dans tous les réverbères, rater ses sauces et s'acheter de nouveaux sous-vêtements? Putain mais c'était pas vrai, ça ! D'une manière ou d'une autre elle finirait par avoir sa peau, cette saleté! L'angoisse.... Pourvu que ce soit de la bonne... Dans le doute il décida de s'acheter un nouveau caleçon quand même...

Ouais... Eh ben ça va y aller le Grand Marnier, c'est moi qui vous le dis, ça va aller... Et ce que je flambe pas, je le bois.

Camille venait ensuite la rejoindre avec son bol de thé. Elle s'asseyait sur le lit, tirait l'édredon et elles attendaient que les garçons soient partis pour regarder le TéléAchat. Elles s'extasiaient, gloussaient, raillaient les tenues des potiches et Paulette, qui n'avait pas encore imprimé le passage à l'euro, s'étonnait que la vie soit si peu chère à Paris. Le temps n'existait plus, s'étirait mollement de la bouilloire au Monoprix et de Monoprix au marchand de journaux.

Elles avaient l'impression d'être en vacances. Les premières depuis des années pour Camille et depuis toujours pour la vieille dame. Elles s'entendaient bien, se comprenaient à mi-mot et rajeunissaient toutes les deux à mesure que les jours rallongeaient.

Camille était devenue ce que la caisse d'allocations familiales appelle une « auxiliaire de vie ». Ces trois mots lui allaient bien et elle compensait son ignorance gériatrique en adoptant un ton direct et des mots crus qui les désinhibaient toutes les deux.

— Allez-y, ma petite Paulette, allez-y... Je vous nettoierai les fesses au jet...

— Tu es sûre ?

— Mais oui !

— Ça ne te dégoûte pas ?

— Mais non.

L'installation d'une cabine de douche s'étant avérée trop compliquée, Franck avait fabriqué une marche anti-dérapante pour escalader la baignoire et coupé les pieds d'une vieille chaise sur laquelle Camille déposait une serviette-éponge avant d'y asseoir sa protégée.

— Oh... gémissait-elle, mais moi ça me gêne... Tu ne peux pas savoir comme je suis mal à l'aise de t'imposer ça...

— Allons...

— Ce vieux corps, là, ça ne te dégoûte pas ? Tu es sûre ?

- Vous savez, je... Je crois que je n'ai pas la même approche que vous... Je... J'ai pris des cours d'anatomie, j'ai dessiné des nus au moins aussi âgés que vous et je n'ai pas de problème de pudeur... Enfin, si, mais pas celui-là. Je ne sais pas comment vous l'expliquer... Mais quand je vous regarde, je ne me dis pas : herk, ces rides, ses seins qui pendouillent, ce ventre mou, ces poils blancs, ce zizi flasque ou ces genoux cagneux... Non, pas du tout... Je vais peut-être vous vexer mais votre corps m'intéresse indépendamment de vous. Je pense boulot, technique, lumière, contours, barbaque à circonvenir... Je songe à certains tableaux... Les vieilles folles de Goya, des allégories de la Mort, la mère de Rembrandt ou sa prophétesse Anne... Excusez-moi, Paulette, c'est affreux tout ce que je vous raconte là mais... en vérité, je vous regarde très froidement !

— Comme une bête curieuse ?

— Il y a un peu de ça... Comme une curiosité plutôt...

— Et alors ?

— Alors rien.

— Tu vas me dessiner moi aussi ?

— Oui.

Silence.

— Oui, si vous me le permettez... Je voudrais vous dessiner jusqu'à ce que je vous connaisse par cœur. Jusqu'à ce que vous n'en puissiez plus de me sentir autour de vous...

— Je te le permettrai, mais là, vraiment je... Tu n'es même pas ma fille ni rien et je... Oh, que... comme je suis confuse...

Camille s'était finalement déshabillée et mise à genoux devant elle sur l'émail grisâtre :

- Lavez-moi.

- Pardon ?

- Prenez le savon, le gant et lavez-moi, Paulette.

Elle s'exécuta et, grelottant à moitié sur son prie-Dieu aquatique, tendit le bras vers le dos de la jeune fille :

— Hé ! Plus fort que ça !

— Mon Dieu, tu es si jeune... Quand je pense que j'étais comme toi autrefois... Bien sûr, je n'étais pas aussi menue mais...

— Vous voulez dire maigre ? la coupa Camille en se retenant à la robinetterie.

— Non, non, je pensais « menue » vraiment... Quand Franck m'a parlé de toi la première fois, je me rappelle, il n'avait que ce mot-là à la bouche : « Oh, mémé, elle est si maigre... Si tu voyais comme elle est maigre... mais maintenant que je te vois telle que tu es, là, je ne suis pas d'accord avec lui. Tu n'es pas maigre, tu es fine. Tu me fais penser à cette jeune femme dans le livre du Grand Meaulnes... Tu sais ? Comment s'appelait-elle déjà ? Aide-moi...

— Je ne l'ai pas lu.

— Elle avait un nom noble elle aussi... Ah, c'est trop bête...

— On ira voir à la bibliothèque... Allez-y ! Plus bas aussi ! Y a pas de raison ! Et attendez, je vais me retourner maintenant... Voilà... Vous voyez ? On est dans le même bateau, ma vieille ! Pourquoi vous me regardez comme ça ?

— Je... C'est cette cicatrice, là...

— Oh, ça ? C'est rien...

— Non... Ce n'est pas rien... Qu'est-ce qui t'est arrivé ?

— Rien je vous dis.

Et, de ce jour, il ne fut plus jamais question d'épiderme entre elles deux.

Camille l'aidait à s'asseoir sur la lunette puis sous la douche et la savonnait en parlant d'autre chose. Les shampoings s'avérèrent plus délicats. À chaque fois qu'elle fermait les yeux, la vieille dame perdait l'équilibre et partait en arrière. Au bout de quelques essais catastrophiques, elles décidèrent de prendre un abonnement chez un coiffeur. Pas dans le quartier oú ils étaient tous hors de prix (« Qui c'est ça, Myriam? lui répondit ce crétin de Franck, je connais pas de Myriam, moi...») mais tout au bout d'une ligne d'autobus. Camille étudia son plan, suivit du doigt les parcours de la RATP, visa l'exotisme, éplucha les pages jaunes, demanda des devis pour une mise en plis hebdomadaire et jeta son dévolu sur un petit salon de la rue des Pyrénées, dernière zone de tarification du 69.

En vérité, la différence de prix ne justifiait pas une telle expédition mais c'était une si jolie promenade...

Et tous les vendredis, dès l'aube, à l'heure où blanchit etc., elle installait une Paulette toute fripée près de la vitre et assurait les commentaires de Paris by day en attrapant au vol — sur son carnet et selon les embouteillages — un couple de caniches en manteaux Burberry sur le pont Royal, l'espèce de cervelas qui ornait les murs du Louvre, les cages et les buis du quai de la Mégisserie, le socle du Génie de la Bastille ou le haut des caveaux du Père-Lachaise, ensuite elle lisait des histoires de princesses enceintes et de chanteurs abandonnés pendant que son amie bichait sous le casque. Elles déjeunaient dans un café de la place Gambetta. Pas dans le Gambetta justement, un endroit un peu trop branchouille à leur goût mais au Bar du Métro qui sentait bon le tabac froid, les millionnaires perdants et le garçon irritable.

Paulette, qui se souvenait de son catéchisme, prenait invariablement une truite aux amandes, et Camille, qui n'avait aucune morale, mordait dans un croque-mosieur en fermant les yeux. Elles commandaient un pichet, mais oui, et trinquaient de bon cœur. À nous ! Au retour, elle s'asseyait en face d'elle et dessinait exactement les mêmes choses mais dans le regard d'une petite dame toute pimpante et trop laquée qui n'osait pas s'appuyer contre la vitre de peur de froisser ses superbes frisettes mauves. (Johanna, la coiffeuse, l'avait convaincue de changer de couleur : « Alors, c'est d'accord? Je vous fais l'Opaline Cendrée, hein ? Regardez, c'est le numéro 34, là... » Paulette voulait interroger Camille du regard mais celle-ci était plongée dans une affaire de liposuccion ratée. « Ça ne va pas rendre trop triste ? » s'inquiéta-t-elle « Triste ? Mais non ! Ce sera très gai au contraire ! »)

En effet, ce... c'était le mot. C'était très gai et, ce jour-là, elles descendirent à l'angle du quai Voltaire pour acheter, entre autres, un nouveau demi-godet d'aquarelle chez Sennelier.

Les cheveux de Paulette étaient passés du Rose Doré très dilué au Violet de Windsor.

Ah ! Tout de suite... C'était beaucoup plus chic...

Les autres jours, c'était Monoprix donc. Elles mettaient plus d'une heure à parcourir deux cents mètres, goûtaient la nouvelle Danette, répondaient à des sondages idiots, essayaient des rouges à lèvres ou d'affreux foulards en mousseline. Elles traînaient, jacassaient, s'arrêtaient en chemin, commentaient l'allure des grandes bourgeoises du VIIe et la gaieté des adolescentes. Leurs fous rires, leurs histoires abracadabrantes, les sonneries de leurs portables et leurs sacs à dos tout cliquetants de babioles. Elles s'amusaient, soupiraient, se moquaient et se relevaient précautionneusement. Elles avaient le temps, la vie devant elles...

5

Quand Franck n'assurait pas l'intendance, c'est Camille qui s'y collait. Au bout de quelques assiettes de pâtes trop cuites, de Picard raté et d'omelettes brûlées, Paulette se mit en tête de lui inculquer certaines notions de cuisine. Elle restait assise devant la gazinière et lui apprit des mots aussi simples que : bouquet garni, cocotte en fonte, poêle chaude et court-bouillon. Sa vue était mauvaise, mais, à l'odeur, elle lui indiquait la marche à suivre... Les oignons, les lardons, tes morceaux de viande, là, c'est bien, top. Mouille-moi tout ça... Vas-y, je te dirai... Top !

— C'est bien. Je ne dis pas que je ferai de toi un cordon-bleu, mais enfin...

— Et Franck ?

— Franck quoi ?

- C'est vous qui lui avez tout appris ?

- Pas tout, non ! Je lui ai donné le goût, j'imagine... Mais les grandes choses, ce n'est pas moi... Je lui ai appris la cuisine de ménage... Des plats simples, rustiques et bon marché... Quand mon mari a été arrêté à cause de son cœur, je suis entrée dans une maison bourgeoise comme cuisinière...

— Et il venait avec vous ?

- Eh oui! Que voulais-tu que j'en fasse quand il était petit? Bon et puis après, il n'est plus venu bien sûr... Après...

— Après quoi ?

— Bah, tu sais bien comment ça se passe... Après, j'avais du mal à savoir où il tramait... Mais... Il était doué. Il avait le goût à ça. En cuisine, c'était le seul endroit où il était à peu près calme...

— C'est toujours vrai.

— Tu l'as vu ?

— Oui. Il m'a prise comme extra l'autre jour et... je ne l'ai pas reconnu !

— Tu vois... Pourtant si tu savais le drame que ça a été quand on l'a envoyé en apprentissage... Comme il nous en a voulu...

— Qu'est-ce qu'il voulait faire, lui ?

— Rien. Des bêtises... Camille, tu bois trop !

— Vous voulez rire ! Je ne bois plus rien depuis que vous êtes là ! Tenez, un petit coup de jaja, c'est bon pour les artères. C'est pas moi qui le dis, c'est le corps médical...

— Bon... un petit verre alors...

— Eh ben ? Ne faites pas cette tête ! Vous avez le vin triste ?

— Non, les souvenirs...

— C'était dur ?

— Par moments, oui...

— C'est lui qui était dur ?

— Lui, la vie...

— Il m'a raconté...

— Quoi ?

— Sa mère... Le jour où elle est venue le reprendre, tout ça...

— Tu... Tu vois, le pire quand on vieillit, ce... Tiens, ressers-moi un verre, va... Ce n'est pas tant le corps qui fiche le camp, non, ce sont les remords... Comment ils reviennent vous hanter, vous torturer... Le jour... la nuit... Tout le temps... Il arrive un moment où tu ne sais plus si tu dois garder les yeux ouverts ou bien les fermer pour les chasser... Il arrive un moment où... Dieu sait que j'ai essayé pourtant... J'ai essayé de comprendre pourquoi ça n'avait pas collé, pourquoi tout était allé de travers, tout... Tout... Et...

— Et?

Elle tremblait :

- Je n'y arrive pas. Je ne comprends pas. Je...

Elle pleurait :

- Par où je commence ?

— D'abord, je me suis mariée tard... Oh ! Comme les autres, j'ai eu mon histoire d'amour tu sais... Et puis non... Finalement j'ai épousé un gentil garçon pour faire plaisir à tout le monde. Mes soeurs étaient en ménage depuis longtemps et je... Enfin, je me suis mariée moi aussi...

« Mais les enfants ne venaient pas... Tous les mois, je maudissais mon ventre et pleurais en faisant bouillir mon linge. J'ai vu des docteurs, je suis même venue ici, à Paris, pour me laisser examiner... J'ai vu des rebouteux, des sorciers, des vieilles affreuses qui me demandaient des choses impossibles... Des choses que j'ai faites, Camille, que j'ai faites sans broncher... Sacrifier des agnelles à la pleine lune, bu leur sang, avalé des... Oh, non... C'était vraiment barbare, crois-moi... C'était un autre siècle... On disait de moi que j'étais tachée. Et puis les pèlerinages... Tous les ans, j'allais au Blanc, placer un doigt dans le trou de saint Génitour, après j'allais gratter saint Greluchon à Gargilesse... Tu ris ?

— Ce sont ces noms...

- Et ce n'est pas fini, attends... Il fallait déposer un ex-voto en cire représentant l'enfant désiré au saint Grenouillard de Preuilly...

— Grenouillard ?

- Grenouillard, comme je te le dis ! Ah ! Ils étaient beaux mes bébés de cire, tu peux me croire... De vraies poupees... Il ne leur manquait plus que la parole... Et puis un jour, alors que je m'étais résignée depuis longtemps, je suis tombée enceinte... J'avais bien plus de trente ans... Tu ne t'en rends pas compte, mais j'étais vieille déjà... C'était Nadine, la mère de Franck... Comme on l'a gâtée, comme on l'a couvée, comme on l'a chouchoutée cette gamine... Cette reine... On lui a gâté le caractère il faut croire... On l'a trop aimée... Ou mal aimée... On lui a passé tous ses caprices... Tous sauf le dernier... J'ai refusé de lui prêter l'argent qu'elle me demandait pour se faire avorter... Je ne pouvais pas tu comprends ? Je ne pouvais pas. J'avais trop souffert. Ce n'était pas la religion, ce n'était pas la morale, ce n'était pas les commérages qui me retenaient. C'était la rage. La rage. La tache. J'aurais préféré la tuer elle, plutôt que de l'aider à se crever le ventre... Est-ce que... Est-ce que j'ai eu tort ? Réponds-moi, toi. Combien de vies fichues en l'air par ma faute ? Combien de souffrances ? Combien de...

— Chut.

Camille lui frottait la cuisse.

— Chut...

— Donc elle... Elle l'a eu ce petit, et puis elle me l'a laissé... « Tiens, qu'elle m'a dit, puisque tu le voulais, le v'là ! T'es contente maintenant ? »

Elle avait fermé les yeux et répétait en hoquetant :

— « T'es contente maintenant ? » qu'elle me répétait en faisant sa valise, « t'es contente ? ». Comment on peut dire des choses pareilles ? Comment on peut oublier des choses pareilles ? Pourquoi est-ce que je dormirais la nuit maintenant que je ne me casse plus les reins et que je ne travaille plus jusqu'au bout de ma fatigue, hein ? Dis-le-moi. Dis-le-moi... Elle l'a laissé, elle est revenue quelques mois plus tard, elle l'a repris et elle l'a ramené encore. On devenait tous fous. Surtout Maurice, mon mari... Je crois qu'elle l'a mené jusqu'au bord de sa patience d'homme... Elle a dû le pousser encore un peu, le reprendre encore une fois, revenir chercher de l'argent pour le nourrir, soi-disant, et s'enfuir dans la nuit en l'oubliant. Un jour, un jour de trop, elle s'est ramenée la bouche en cœur et il l'a reçue avec le fusil.• « Je veux plus te voir, qu'il lui a dit, t'es qu'une traînée. Tu nous fais honte et tu le mérites pas ce petit. Tu le verras pas d'abord. Ni aujourd'hui, ni jamais. Allez, disparais maintenant. Laisse-nous en paix. » Camille... C'était ma gamine... Une gamine que j'avais attendue tous les jours pendant plus de dix ans... Une gamine que j'avais adorée. Adorée... Comment je lui avais fri-cassé le museau à celle-ci... Je l'ai léchée tant que j'ai pu... Une petite à qui on avait tout payé. Tout ! Les plus jolies robes. Les vacances à la mer, à la montagne, les meilleures écoles... Tout ce qu'on avait de bon en nous, c'était pour elle. Et ce que je te raconte là, ça se passait dans un village minuscule... Elle est partie mais tous ceux qui l'avaient connue depuis toute minote et qui se cachaient derrière leurs volets pour voir le Maurice en rogne, ils sont restés, eux. Et j'ai continué de les croiser. Le lendemain et le surlendemain et le jour d'après encore... C'était... C'était inhumain... C'était l'Enfer sur la terre. La compassion des bonnes gens il n'y a rien de pire au monde... Celles qui vous disent je prie pour vous en essayant de vous tirer les vers du nez et ceux qui apprennent à votre mari à boire en lui répétant qu'ils auraient agi tout pareil crénom de Dieu ! J'ai eu des envies de meurtre, crois-moi... Moi aussi je la voulais la bombe atomique !

Elle riait.

— Et puis quoi ? Il était là ce gosse. Il avait rien demandé à personne, lui... On l'a aimé, tiens. On l'a aimé tant qu'on pouvait... Et peut-être même qu'on a été trop durs à certains moments... On voulait pas recommencer les mêmes erreurs alors on en a fait d'autres... Et tu n'as pas honte, toi, de me dessiner, là, maintenant ?

— Non.

- Tu as raison. La honte ça ne mène nulle part, crois-moi... La honte que t'as elle te sert à rien. Elle est juste là pour faire plaisir aux braves gens... Après quand y referment leurs volets ou qu'y reviennent du café, y se sentent bien chez eux. Tout rengorgés, y z'enfilent leurs chaussons et se regardent en souriant. C'est pas dans leur famille que ça serait tombé toute cette chienlit, ça non ! Mais... Rassure-moi. Tu ne me fais pas avec le verre à la main, tout de même ?

— Non, sourit Camille.

Silence.

— Mais après ? Ça s'est bien passé...

— Avec le petit ? Oui... C'était un bon gamin ma foi.., Bêtiseux mais franc du collier. Quand il était pas en cuisine avec moi, il était au jardin avec son pépé... Ou à la pêche... Il était enragé mais il poussait droit malgré tout. Il poussait droit... Même si la vie ne devait pas être très amusante tous les jours avec deux vieux comme nous qu'avions perdu l'envie de causer depuis si longtemps, mais enfin... On faisait ce qu'on pouvait... On jouait... On ne tuait plus les petits chats... On l'emmenait à la ville... Au cinéma... On lui payait ses autocollants de football et des bicyclettes neuves... Il travaillait bien à l'école, tu sais... Oh ! il n'était pas le premier mais il s'appliquait... Et puis elle est revenue encore et là, on a pensé que c'était bien qu'il parte. Qu'une drôle de mère c'était toujours mieux que rien... Qu'il aurait un père, un petit frère, que c'était pas une vie de grandir dans un village à moitié mort et que pour ses études, c'était une chance d'aller à la ville... Comment on est tombés dans le panneau encore une fois... Comme des bleus. Des bégassiaux sans cervelle... La suite, tu la connais : elle l'a cassé-en deux et elle la remis dans le direct de 16 h 12...

— Et vous n'avez plus jamais eu de nouvelles ?

— Non. Sauf en rêve... En rêve, je la vois souvent-Elle rit... Elle est belle... Montre-moi ce que t'as dessiné ?

— Rien. Votre main sur la table...

— Pourquoi tu me laisses radoter ainsi ? Pourquoi tu t'intéresses à tout ça, toi ?

— J'aime bien quand les gens ouvrent leur boîte...

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas. C'est comme un autoportrait, non? Un autoportrait avec des mots...

— Et toi ?

- Moi, je ne sais pas raconter...

- Mais, pour toi non plus, ce n'est pas normal de passer tout son temps avec une vieille femme comme moi...

- Ah bon ? Et vous le savez ce qui est normal, vous ?

— Tu devrais sortir... Voir du monde... Des jeunes de ton âge ! Allez... Soulève-moi donc ce couvercle, là... Tu les as lavés les champignons ?

6

— Elle dort ? demanda Franck.

— Je crois...

— Dis donc, je viens de me faire choper par la gardienne, il faut que t'y ailles...

— On s'est encore planté dans les poubelles ?

— Non. C'est rapport au mec que t'héberges là-haut...

— Oh merde... Il a fait une connerie ?

Il écarta les bras en secouant la tête.

7

Pikou cracha sa bile et madame Perreira ouvrit sa porte-fenêtre en posant la main sur sa poitrine.

— Entrez, entrez... Assoyez-vous...

— Qu'est-ce qui se passe ?

— Assoyez-vous, je vous dis.

Camille écarta les coussins et posa une demi-fesse sur sa banquette à ramages.

— Je le vois plus...

— De qui ? Vincent ? Mais... Je l'ai croisé l'autre jour, il prenait le métro...

— L'autre jour quand ?

— Je ne sais plus... En début de semaine...

— Eh ben moi, je vous dis que je le vois plus ! Il a disparu. Avec mon Pikou qui nous réveille toutes les nuits je peux pas le manquer, vous pensez... Et là, plus rien. J'ai peur qu'y lui soit arrivé quelque chose... Faut aller voir, mon petit... Faut monter.

- Bon.

— Doux Jésus. Vous croyez qu'il est mort ?

Camille ouvrit la porte.

- Dites... S'il est mort, vous venez me voir de suite, hein? C'est que... ajouta-t-elle en tripotant sa médaille,

je voudrais pas de scandale dans l'immeuble, vous comprenez ?

8

— C'est Camille, tu m'ouvres ?

Aboiements et confusions.

— Tu m'ouvres ou je demande qu'on défonce la porte ?

— Nan, là je peux pas... fit une voix rauque. Je suis trop mal... Reviens plus tard...

— Plus tard quand ?

— Ce soir.

— T'as besoin de rien ?

— Nan. Laisse-moi.

Camille revint sur ses pas :

— Tu veux que je te sorte ton chien ?

Pas de réponse.

Elle descendit les escaliers lentement.

Elle était dans la merde.

Elle n'aurait jamais dû le faire venir ici... être généreuse avec le bien d'autrui, c'était facile... Ah, c'est sur. elle l'avait sa belle auréole aujourd'hui ! Un camé au septième, une mémé dans son lit, tout ce petit monde sous sa responsabilité et elle qui était toujours obligeé de se tenir à la rampe pour ne pas se casser la gueule. Super comme tableau... Clap, clap. Quelle gloire, vraiment. T'es contente de toi, là ? Elles te gênent pas tes ailes quand tu marches ?

Oh, vos gueules... C'est sûr quand on ne fait rien, hein?

Nan, mais on te dit ça euh... le prends pas mal, mais v en a d'autres des clodos dans la rue... Y en a un juste devant la boulangerie, tiens... Pourquoi tu le ramasses pas lui ? Parce qu'il a pas de chien ? Merde, s'il avait su...

Tu me fatigues... répondit Camille à Camille. Tu me fatigues énormément...

Allez, on va lui dire... Mais pas un gros, hein ? Un petit. Un petit bichon frisé qui tremble de froid. Ah ouais, ça serait bien ça... Ou un chiot, alors ? Un chiot recroquevillé dans son blouson... Alors là, tu craques direct. En plus, il en reste plein, des chambres, chez Philibert...

Accablée, Camille s'assit sur une marche et posa sa tête sur ses genoux.

Récapitulons.

Elle avait pas vu sa mère depuis presque un mois. Il fallait qu'elle se bouge sinon l'autre allait encore lui faire une crise de foie chimique avec Samu et sonde gastrique à la clef. Elle avait l'habitude depuis le temps, mais bon, ce n'était jamais une partie de plaisir... Après elle mettait du temps à s'en remettre... Ttt tt... Encore trop sensible cette petite...

Paulette assurait parfaitement entre 1930 et 1990 mais perdait pied entre hier et aujourd'hui et ça n'allait pas en s'arrangeant. Trop de bonheur, peut-être? C'était comme si elle se laissait aller tranquillement vers le fond... En plus, elle n'y voyait vraiment que dalle... Bon. Jusque-là ça allait... Là, elle était en train de faire la sieste et tout à l'heure Philou viendrait regarder Questions pour un champion avec elle en donnant toutes les réponses sans se tromper. Ils adoraient ça tous les deux. Parfait.

Philibert, parlons-en, c'était Louis Jouvet et Sacha Guitry dans le même frac. Il écrivait maintenant, il s'enfermait pour écrire et répétait deux soirs par semaine. Pas de nouvelles sur le front des amours? Bon. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles.

Franck... Rien de spécial. Rien de nouveau. Tout allait bien. Sa même était au chaud et sa moto aussi. Il ne revenait que l'après-midi pour dormir et continuait de travailler le dimanche. « Encore un peu, tu comprends ? Je peux pas les planter comme ça... Faut que je me trouve un remplaçant... »

Ben voyons... Un remplaçant ou une moto encore plus grosse ? Très malin, le garçon. Très malin... Pourquoi il se gênerait d'ailleurs ? Où était le problème ? Il n'avait rien demandé, lui. Et, passé les premiers jours d'euphorie, il était retombé le nez dans sa marmite. La nuit, il devait appuyer sur la tête de sa copine pendant qu'elle se relevait pour éteindre la télé de la vieille. Mais... pas de problème. Pas de problème... Elle préférerait encore ça, les documentaires sur la vessie natatoire des grondins et le dernier pissou de la tisanière à son boulot chez Touclean. Bien sûr, elle aurait pu ne pas travailler du tout, mais elle n'était pas assez forte pour assumer ça... La société l'avait bien dressée... Était-ce parce qu'elle manquait de confiance en elle ou était-ce le contraire, justement ? La peur de se retrouver dans une situation où elle pouvait gagner sa vie en la piétinant ? Il lui restait quelques contacts... Mais quoi? Se cracher dessus encore une fois ? Refermer ses carnets et reprendre une loupe ? Elle n'en avait plus le courage. Elle n'était pas devenue meilleure, elle avait vieilli. Ouf.

Non, le problème, il était trois étages plus haut... Pourquoi il avait refusé de lui ouvrir d'abord ? Parce qu'il était en transe ou parce qu'il était en manque?

Est-ce que c'était vrai cette histoire de cure? A d'autres... Du pipeau pour charmer les petites bourges et leurs concierges, oui ! Pourquoi il ne sortait que la nuit ? Pour aller se faire mettre avant de s'en coller une sous le garrot? Tous les mêmes... Des menteurs qui vous jetaient de la poudre aux yeux et festoyaient à genoux pendant que vous vous mordiez les poings jusqu'au sang, ces salauds...

Quand elle avait eu Pierre au téléphone il y a quinze jours, elle avait recommencé ses conneries : elle s'était remise à mentir, elle aussi.

« Camille. Kessler à l'appareil. Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Qui c'est ce type qui vit chez moi ? Rappelle-moi immédiatement. »

Merci la grosse Perreira, merci.

Notre-Dame de Fatima, priez pour nous.

Elle avait pris les devants :

— C'est un modèle, avait-elle annoncé avant même de le saluer, on travaille ensemble...

Coupée, la chique.

— C'est un modèle ?

- Oui.

— Tu vis avec lui ?

— Non. Je viens de vous le dire : je travaille.

— Camille... Je... J'ai tellement envie de te faire confiance aujourd'hui... Est-ce que je peux ?

— C'est pour qui ?

— Pour vous.

— Ah?

— ...

- Tu... tu...

- Je ne sais pas encore. Sanguine, j'imagine...

- Bon...

- Ben salut...

— Hé!

— Oui ?

- Qu'est-ce que t'as comme papier ?

- Du bon.

— T'es sûre ?

— C'est Daniel qui m'a servie...

— Très bien. Et sinon, ça va, toi ?

— Je m'adresse au marchand, là. Pour les risettes je vous rappellerai sur l'autre ligne.

Clic.

Elle secoua sa boîte d'allumettes en soupirant. Elle n'avait plus le choix.

Ce soir, après avoir bordé une petite vieille qui n'aurait pas sommeil de toute façon, elle remonterait ces marches et viendrait lui parler.

La dernière fois qu'elle avait essayé de retenir un toxico à la tombée de la nuit, elle s'était mangé un coup de couteau dans l'épaule... OK. C'était différent. C'était son mec, elle l'aimait et tout, mais quand même... Ça lui avait fait mal, cette petite faveur...

Merde. Plus d'allumettes. Oh misère... Notre-Dame-de Fatima et Hans Christian Andersen, restez là, bordel. Restez encore un peu.

Et comme dans l'histoire, elle se releva, tira sur les jambes de son pantalon et alla rejoindre sa grand-mère au paradis...

9

— C'est quoi ?

— Oh... dodelina Philibert, presque rien en vérité...

— Un drame antique ?

— Nooon...

— Un vaudeville ?

Il attrapa son dictionnaire :

— varice... vasouillard... vau... vaudeville... Comédie légère, fondée sur les rebondissements de l'intrigue, les quiproquos et les bons mots... Oui. C'est exactement ça, fit-il en le refermant d'un coup sec. Une comédie légère avec des bons mots.

— Ça parle de quoi ?

— De moi.

- De toi ? s'étrangla Camille, mais je croyais que c'était tabou chez vous de parler de soi ?

- Ma foi, je prends du recul, ajouta-t-il en prenant la pause.

- Et... euh... Et la barbichette, là... C'est ... C'est pour le rôle?

- Tu n'aimes pas ?

- Si, si... c'est... c'est dandy... On dirait un peu Les Brigades du Tigre, non ?

- Les quoi ?

- C'est vrai que tu découvres la télévision avec Julien Lepers, toi... Dis donc euh... Il faut que je monte là... Je vais voir mon locataire du septième... Je peux te confier Paulette ?

Il hocha la tête en lissant ses petites moustaches:

— Va, cours, vole et monte vers ton destin, mon enfant...

— Philou ?

— Oui?

— Si je suis pas redescendue dans une heure, tu pourras venir voir ?

10

La chambre était impeccablement rangée. Le lit était fait et il avait posé deux tasses et un paquet de sucre sur la table de camping. Il était assis sur une chaise, dos au mur et referma son livre quand elle gratta à la porte.

Il se leva. Ils étaient aussi embarrassés l'un que l'autre. C'était la première fois qu'ils se voyaient finalement... Un ange passa.

— Tu... Tu veux boire quelque chose ?

— Volontiers...

- Thé ? Café ? Coca ?

— Café, c'est parfait.

Camille prit place sur le tabouret et se demanda comment elle avait fait pour vivre ici pendant si longtemps. C'était si humide, si sombre, tellement... inexorable. Le plafond était si bas et les murs si sales... Non, ce n'était pas possible... Ce devait être une autre, alors ?

Il s'activait devant les plaques électriques et lui indiqua le pot de Nescafé. Barbès dormait sur le lit en ouvrant un œil de temps en temps.

Il finit par tirer la chaise et s'assit en face d'elle:

— Je suis content de te voir... Tu aurais pu venir plus tôt...

— Je n'osais pas.

— Ah?

— Tu regrettes de m'avoir amené ici, n'est-ce pas?

— Non.

— Si. Tu regrettes. Mais ne t'en fais pas... J'attends un feu vert et je partirai... C'est une question de jours maintenant.

— Tu vas où ?

— En Bretagne.

— Dans ta famille ?

— Non. Dans un centre de... De déchets humains. Nan, je suis con. Dans un centre de vie, c'est comme ça qu'il faut dire...

— ...

— C'est mon toubib qui m'a trouvé ça... Un truc où l'on fabrique de l'engrais avec des algues... Des algues, de la merde et des handicapés mentaux... Génial, non? Je serai le seul ouvrier normal. Enfin « normal », c'est relatif...

Il souriait.

— Tiens, regarde la brochure... Classieux, hein?

Deux gogols avec une fourche à la main se tenaient

devant une espèce de puisard.

— Je vais faire de l'Algo-Foresto, un truc avec du compost, des algues et du fumier de cheval... Je sens déjà que je vais adorer... Bon, y paraît qu'au début, c'est dur à cause de l'odeur mais qu'après on s'en rend même plus compte...

Il reposa la photo et s'alluma une cigarette.

— Les grandes vacances, quoi...

— T'y restes combien de temps ?

— Le temps qu'il faudra...

— T'es sous méthadone ?

— Oui.

— Depuis quand ?

Geste vague.

- Ça va ?

- Non.

- Allez... Tu vas voir la mer !

- Super... Et toi ? Pourquoi t'es là ?

- C'est la concierge... Elle pensait que t'étais mort...

— Elle va être déçue...

— C'est clair.

Ils riaient.

- Tu... T'es HIV aussi ?

— Nan. Ça c'était juste pour lui faire plaisir... Pour qu'elle s'attache à mon clebs... Nan, nan... J'ai fait ça bien. Je me suis bousillé proprement.

— C'est ta première cure ?

— Oui.

— Tu vas y arriver ?

— Oui

- ...

— J'ai eu de la chance... Il faut croiser les bonnes personnes, j'imagine... et je... je crois que je les tiens, là...

— Ton médecin ?

Ma médecin ! Oui mais pas seulement... Un psy aussi... Un vieux pépé qui m'a arraché la tête... Tu connais le V33 ?

— C'est quoi ? Un médicament ?

Non, c'est un produit pour décaper le bois...

— Ah oui ! Une bouteille vert et rouge, non ?

— Si tu le dis... Eh ben ce mec, c'est mon V33. Il met et le produit, ça brûle, ça fait des cloques et le coup d'après, il prend sa spatule et décolle toute la merde... Regarde-moi. Sous mon crâne je suis nu comme un ver !

Il n'arrivait plus à sourire, ses mains tremblaient :

- Putain, c'est dur... C'est trop dur... Je pensais pas que...

Il releva la tête.

- Et puis euh... Y a eu quelqu'un d'autre aussi... Une petite nana avec des cuisses de mouche qu'a remonté son fute avant que j'aie eu le temps d'en voir plus, hélas...

— C'est quoi ton nom ?

— Camille.

Il le répéta encore et se tourna vers le mur :

— Camille... Camille... Le jour où t'es apparue, Camille, j'avais un mauvais rencard... Il faisait trop froid et j'avais plus tellement envie de me battre, il me semble... Mais, bon. T'étais là... Alors je t'ai suivie... Je suis galant comme mec...

Silence.

— Je peux te parler encore ou t'en as marre, là ?

— Ressers-moi une tasse...

— Excuse-moi. C'est à cause du vieux... Je suis devenu un vrai moulin à paroles...

— Pas de problème, je te dis.

— Nan, mais c'est important en plus... Enfin, même pour toi, je crois que c'est important...

Elle fronça les sourcils.

— Ton aide, ta piaule, ta bouffe et tout, c'est une chose mais je te dis, j'étais vraiment dans un mauvais trip quand tu m'as trouvé... J'avais le vertige, tu comprends ? Je voulais retourner les voir, je... J'ai... Et c'est ce mec-là qui m'a sauvé. Ce mec, et tes draps.

Il le ramassa et le posa entre eux deux. Camille reconnut son livre. C'était les lettres de Van Gogh à son frère.

Elle avait oublié qu'il était là.

C'était pas faute de se l'avoir trimbalé pourtant...

— Je l'ai ouvert pour me retenir, pour m'empêcher de passer la porte, parce qu'il n'y avait rien d'autre ici et tu sais ce qu'il m'a fait ce bouquin ?

Elle secoua la tête.

— Il m'a fait ça, ça et ça.

Il l'avait repris pour se frapper le crâne et les deux joues.

- C'est là troisième fois que je le relis... Ce... C'est tout pour moi. Y a tout là-dedans... Ce type, je le connais par cœur... C'est moi. C'est mon frère. Tout ce qu'il dit, je le comprends. Comment y pète les plombs. Comment il souffre. Comment il est toujours en train de se répéter, de s'excuser, d'essayer de comprendre les autres, de se remettre en question, comment il s'est fait jeter par sa famille, ses parents qui captent rien, les séjours à l'hosto et tout ça... Je... Je vais pas te raconter ma vie, t'inquiète, mais c'est troublant, tu sais... Comment il est avec les filles, comment il tombe amoureux d'une bêcheuse, comment on l'a méprisé et le jour où il a décidé de se mettre en ménage avec cette pute, là... Celle qui était enceinte... Nan je vais pas te raconter ma vie, mais il y a des coïncidences qui m'ont fait halluciner... À part son frangin, et encore, personne ne croyait en lui. Personne. Mais lui, tout fragile et tout taré qu'il était, il y croyait, lui... Enfin... Il dit ça, qu'il a la foi, qu'il est fort et euh... La première fois que je l'ai lu, presque d'une traite tu vois, j'avais pas compris le truc en italiques à la fin...

Il le rouvrit :

- Lettre que Vincent Van Gogh portait sur lui le 29 juillet 1890... C'est seulement en lisant la préface le lendemain ou le surlendemain que j'ai compris qu'il s'était suicidé ce con. Que cette lettre il l'avait pas envoyée et je... Putain, ça m'a fait un coup, je te dis pas... Tout ce qu'il dit sur son corps, je le ressens. Toute sa souffrance, c'est pas que des mots, tu comprends ? C'est... Enfin, moi je... je m'en fous de son travail... Enfin, nan, je m'en fous pas, mais c'est pas ça que j'ai lu, Ce que j'ai lu, c'est que si t'es pas dans le rang, si t'arrives pas à être ce qu'on attend de toi, tu souffres. Tu souffres comme une bête et à la fin, tu crèves. Eh ben, non. Moi je vais pas crever. Par amitié pour lui, par fraternité, je vais pas crever... Je veux pas.

Camille était scotchée. Pchiii... Sa cendre venait de tomber dans son café.

— C'est n'importe quoi ce que je viens de dire ?

— Nan, nan, au contraire... je...

— Tu l'as lu, toi ?

— Bien sûr.

— Et tu... Ça t'a pas fait souffrir ?

— Je me suis surtout intéressée à son travail... Il s'y est mis tard... C'est un autodidacte... Un... Tu... tu les connais ses toiles ?

— Les tournesols, c'est ça ? Nan... J'y ai pensé pendant un moment, d'aller feuilleter un livre ou quoi, mais j'ai pas envie, je préfère mes images...

— Garde-le. Je te le donne.

— Tu sais... Un jour... si je m'en sors, je te remercierai. Mais là je peux pas... Je te l'ai dit, je suis raboté jusqu'au trognon. À part ce gros sac à puces, j'ai plus rien.

— Tu pars quand ?

— La semaine prochaine normalement...

— Tu veux me remercier ?

— Si je peux...

— Laisse-moi te dessiner...

— C'est tout ?

— Oui.

— Nu?

— Je préférerais...

— La vache... Tu l'as pas vu mon corps...

— Je l'imagine...

Il nouait ses baskets et son chien sautait dans tous les sens.

— Tu sors ?

— Toute la nuit... Toutes les nuits... Je marche jusqu'à épuisement, je passe prendre ma dose quotidienne à l'ouverture du service et je reviens me coucher pour tenir jusqu'au lendemain. J'ai pas encore trouvé mieux pour le moment...

Du bruit dans ie couloir. La pile à poils se figea.

— Y a quelqu'un... paniqua-t-il.

— Camille ? Tout va bien ? C'est... c'est ton preux chevalier, ma chérie...

Philibert se tenait dans l'encadrement de la porte, un sabre à la main.

— Barbes ! Couché !

— Je... Je suis ri... ridicule, là, non ?

Elle fit les présentations en riant :

— Vincent, voici Philibert Marquet de la Durbel-lière, général en chef d'une armée en déroute, puis, se retournant : Philibert, Vincent... euh... que... comme Van Gogh...

— Enchanté, répondit-il en rengainant son bazar. Ridicule et enchanté... Eh bien, je... Je vais me replier n'est-ce pas...

— Je descends avec toi, répondit Camille.

— Moi aussi.

— Tu... Tu viendras me voir ?

— Demain.

— Quand ?

- Dans l'après-midi. Euh ? Avec mon chien ?

- Avec Barbes, bien sûr...

- Ah! Barbes... se désola Philibert. Encore un fou furieux de la République, celui-là... J'aurais préféré l'abbesse de Rochechouart, tiens !

Vincent l'interrogea du regard.

Elle leva les épaules, perplexe.

Philibert, qui s'était retourné, s'offusqua :

- Parfaitement ! Et que le nom de cette pauvre Marguerite de Rochechouart de Montpipeau soit associé à ce jean-foutre est une aberration !

— De Montpipeau ? répéta Camille. Putain mais vous avez de ces noms... Au fait ? Pourquoi tu t'inscris pas à Questions pour un Champion, toi ?

— Ah ! Tu ne vas pas t'y mettre aussi ! Tu sais bien pourquoi...

— Non. Pourquoi ?

— Le temps que j'appuie sur le champignon, ce sera déjà l'heure du journal...

11

Elle ne dormit pas de la nuit. Tourna en rond, gratta la poussière, se cogna dans des fantômes, prit un bain, se leva tard, doucha Paulette, la coiffa n'importe comment, flâna un peu dans la rue de Grenelle avec elle et fut incapable d'avaler quoi que ce soit.

— Tu es bien nerveuse aujourd'hui...

— J'ai un rendez-vous important.

— Avec qui ?

— Avec moi.

— Tu vas chez le médecin ? s'inquiéta la vieille dame.

Comme à son habitude, cette dernière s'assoupit après le déjeuner. Camille lui retira sa pelote, remonta sa couverture et partit sur la pointe des pieds.

Elle s'enferma dans sa chambre, changea cent fois le tabouret de place et inspecta son matériel avec circonspection. Mal au cœur.

Franck venait de rentrer. Il était en train de vider une machine. Depuis son histoire de pull jivaro, il étendait son linge lui-même et tenait des discours de ménagère affolée à propos des sèche-linge qui usaient les fibres et niquaient les cols.

Palpitant.

C'est lui qui alla ouvrir la porte :

— Je viens pour Camille.

— Au fond du couloir...

Ensuite, il s'enferma dans sa chambre et elle lui sut gré de sa discrétion pour une fois...

Ils étaient tous les deux très mal à l'aise mais pour des raisons différentes.

Faux.

Ils étaient tous les deux mal à l'aise et pour la même raison : leurs tripes.

C'est lui qui les tira d'embarras :

— Bon, ben... On y va ? T'as une cabine ? Un paravent ? Quelque chose ?

Elle le bénit.

— T'as vu ? J'ai chauffé à fond. Tu n'auras pas froid...

— Oh ! Super, ta cheminée !

— Putain, j'ai l'impression d'être encore chez un caducée, ça m'angoisse. Je... J'enlève le slip aussi ?

— Si tu veux le garder, tu le gardes...

— Mais si je l'enlève, c'est mieux...

— Oui. De toute façon, je commence toujours par le dos...

— Merde. Je suis sûr que j'ai plein de boutons..

— T'inquiète, torse nu sous les embruns, ils vont disparaître avant que t'aies fini ton premier chargement de fumier...

— Tu sais que tu ferais une merveilleuse esthéticienne, toi ?

— C'est ça... Allez, sors de là maintenant et va t'asseoir.

— T'aurais pu me mettre devant la fenêtre au moins... Que j'aie de la distraction...

— C'est pas moi qui décide.

— Ah bon ? C'est qui ?

- La lumière. Et te plains pas, après tu seras debout...

- Pendant combien de temps ?

— Jusqu'à ce que tu tombes...

- Tu tomberas avant moi.

— Mmm, fit-elle.

Mmm façon de dire : m'étonnerait...

Elle commença par une série de croquis en lui tournant autour. Son ventre et sa main devinrent plus souples.

Lui, au contraire, se raidissait.

Quand elle était trop près, il fermait les yeux.

Avait-il des boutons ? Elle ne les vit pas. Elle vit ses muscles tendus, ses épaules fatiguées, ses cervicales qui pointaient sous sa nuque quand il baissait la tête, sa colonne vertébrale comme une longue crête érodée, sa nervosité, sa fébrilité, ses maxillaires et ses pommettes saillantes. Les trous autour de ses yeux, la forme de son crâne, son sternum, sa poitrine creuse, ses bras chétifs et tout piquetés de points sombres. L'émouvant dédale des veines sous sa peau claire et le passage de la vie sur son corps. Oui. Surtout cela : l'empreinte du gouffre, les marques de chenilles d'un gros char invisible et son extrême pudeur aussi.

Au bout d'une heure à peu près, il lui demanda s'il pouvait lire.

- Oui. Le temps que je t'apprivoise...

- T'as... t'as pas encore commencé, là ?

- Non.

- Eh ben ! Je lis à haute voix ?

- Si tu veux...

Il malaxa le livre un moment avant de le casser en deux:

- Je sens que père et mère réagissent instinctivement à mon sujet (je ne dis pas intelligemment).

« On hésite à m'accueillir à la maison, comme on hésiterait à recueillir un grand chien hirsute. Il entrera avec ses pattes — et puis, il est très hirsute.

« Il gênera tout le monde. Et il aboie bruyamment.

« Bref— c'est une sale bête.

« Bien — mais l'animal a une histoire humaine et, bien que ce ne soit qu'un chien, une âme humaine. Qui plus est une âme humaine assez sensible pour sentir ce qu'on pense de lui, alors qu'un chien ordinaire en est incapable.

« Oh ! ce chien est le fils de notre père, mais on l'a laissé courir si souvent dans la rue qu'il a dû nécessairement devenir plus hargneux. Bah ! père a oublié ce détail depuis des années, il n'y a donc plus lieu d'en parler...

Il se raclait la gorge.

— Évi... hum, pardon... Évidemment, le chien regrette à part lui d'être venu jusqu'ici; la solitude était moins grande dans la bruyère que dans cette maison, en dépit de toutes leurs gentillesses. L'animal est venu en visite dans un accès de faiblesse. J'espère qu 'on me pardonnera cette défaillance; quant à moi, j'éviterai d'y ver...

— Stop, l'interrompit-elle. Arrête, s'il te plaît. Arrête.

— Ça te gêne ?

— Oui.

— Pardon.

— Bon. Ça y est. Je te connais à présent...

Elle referma son bloc et ses haut-le-cœur l'assaillirent de nouveau. Elle leva le menton et renversa sa tête en arrière.

— Ça va ?

— ...

— Alors... Tu vas te tourner vers moi et t'asseoir en écartant les jambes et en posant tes mains comme ça.

— Il faut que je les écarte, t'es sûre ?

— Oui. Et ta main, tu vois, tu... Tu casses ton poignet et tu écartes les doigts... Attends... Bouge pas...

Elle farfouilla dans ses affaires et lui présenta la reproduction d'un tableau d'Ingres.

- Exactement comme ça...

- C'est qui ce gros ?

- Louis-François Bertin.

— C'est qui ?

— Le Bouddha de la bourgeoisie, repue, cossue et triomphante... C'est pas moi qui le dis, c'est Manet... Sublime, non ?

— Et tu veux que je me tienne comme lui ?

— Oui.

— Euh... Les... les jambes écartées donc... C'est ça ?

— Hé... Arrête avec ta queue... C'est bon... Je m'en fous, tu sais... le rassura-t-elle en feuilletant ses croquis. Tiens, regarde. La voilà...

— Oh!

Petite syllabe déçue et attendrie...

Camille s'assit et posa sa planche sur ses genoux. Elle se releva, essaya sur un chevalet, ça n'allait pas non plus. Elle s'énervait, se maudissait, savait pertinemment que tout ce merdier, c'était du n'importe quoi pour repousser le vide.

Finalement, elle fixa son papier à la verticale et décida de s'asseoir exactement à la même hauteur que son modèle.

Elle inspira une longue goulée de courage et souffla un petit vent défaillant. Elle s'était trompée, pas de sanguine. Mine de plomb, plume et lavis d'encre sépia.

Le modèle avait parlé.

Elle leva le coude. Sa main resta en suspens. Elle tremblait.

- Bouge pas surtout. Je reviens.

Elle courut jusque dans la cuisine, fit tomber des trucs, attrapa la bouteille de gin et noya sa peur. Elle ferma les yeux et se retint au bord de l'évier. Allez... Une deuxième pour la route...

Quand elle revint s'asseoir, il l'observa en souriant.

Il savait.

Quelle que soit leur soumission, ces gens-là se reconnaissent entre eux. Tous.

C'était comme une sonde... Comme un radar.

Complicité confuse et partage de l'indulgence...

— Ça va mieux ?

— Oui.

— Alors, vas-y maintenant ! On n'a pas que ça à faire, bon sang !

Il se tenait très droit. Légèrement de biais, comme l'autre. Prit sa respiration et soutint le regard de celle qui l'humiliait sans le savoir.

Sombre et lumineux.

Ravagé.

Confiant.

— Combien tu pèses, Vincent ?

— Dans les soixante...

Soixante kilos de provocation.

(Même si elle n'était pas très aimable, c'était une question intéressante : Camille Fauque avait-elle tendu la main à ce garçon pour l'aider, comme il en était convaincu, ou pour le disséquer, nu et sans défense sur une chaise de cuisine en formica rouge ?

Compassion ? Amour de l'humanité ? Vraiment ?

Est-ce que tout cela n'avait pas été prémédité ? Son installation là-haut, le Canigou, la confiance, le courroux de Pierre Kessler, la mise à pied et le pied du mur?

Les artistes sont des monstres.

Allons. Non. Ce serait trop contrariant... Laissons-lui le bénéfice du doute et taisons-nous. Cette fille n'était pas très claire mais quand elle plantait ses crocs dans le vif du sujet, c'était fulgurant. Et peut-être même que sa générosité se manifestait seulement maintenant ? Ouand ses pupilles se contractaient et qu'elle devenait impitoyable...)

Il faisait presque nuit à présent. Elle avait allumé la lumière sans s'en rendre compte et transpirait autant

que lui.

— On arrête. J'ai des crampes. J'ai mal partout.

— Non ! cria-t-elle.

Sa dureté les surprit tous les deux.

— Excuse-moi... Ne... Ne bouge pas, je t'en supplie...

— Dans mon pantalon... poche de devant... Tranxène...

Elle alla lui chercher un verre d'eau.

— Je t'en supplie... Encore un peu, tu peux t'adosser si tu veux... Je... Je sais pas travailler avec des souvenirs... Si tu pars maintenant, il est mort mon dessin... Excuse-moi, je... J'ai presque fini.

— C'est bon. Tu peux te rhabiller.

— C'est grave, docteur ?

— J'espère... murmura-t-elle.

Il revint en s'étirant, frotta son chien et lui dit quelques mots tendres derrière l'oreille. Il alluma une cigarette.

- Tu veux voir ?

— Non.

- Si.

Il resta stupéfait.

- Putain... C'est... C'est dur.

- Non. C'est tendre...

- Pourquoi tu t'es arrêtée aux chevilles ?

- Tu veux la vraie version ou celle que je vais bidouiller?

— La vraie.

— Parce que je suis nulle en pieds !

— Et l'autre ?

— Parce que... Plus grand-chose te retient, si ?

— Et mon chien alors ?

— Le voilà ton chien. Je l'ai fait par-dessus ton épaule tout à l'heure...

— Oh ! Qu'il est beau ! Qu'il est beau, qu'il est beau, qu'il est beau...

Elle arracha la feuille.

Donnez-vous du mal, ronchonna-t-elle pour de faux, tuez-vous, ressuscitez-les, offrez-leur l'immortalité et tout ce qui les émeut, c'est un crobard de leur corniaud...

Je te jure...

— T'es contente de toi ?

— Oui.

— Il faudra que je revienne ?

— Oui... Pour me dire au revoir et me donner ton adresse... Tu veux boire un coup ?

— Non. Il faut que j'aille me coucher, je ne suis pas bien, là...

En le précédant dans le couloir Camille se frappa le front :

— Paulette ! Je l'ai oubliée !

Sa chambre était vide.

Merrde...

— Un problème ?

— J'ai perdu la mémé de mon coloc...

— Regarde... Y a un mot sur la table...

On voulait pas te dérangé. Elle est avec moi. Viens dès que tu peux. P.-S. : le chien de ton pote a chié dans l'entrée.

12

Camille étendit les bras et s'envola au-dessus du Champ-de-Mars. Elle frôla la tour Eiffel, chatouilla les étoiles et vint se poser devant l'entrée de service du restaurant.

Paulette était assise dans le bureau du chef.

Dilatée de bonheur.

— Je vous avais oubliée...

— Mais non, idiote, tu travaillais... C'est fini ?

— Oui.

— Ça va ?

— J'ai faim !

— Lestafier !

— Oui, chef...

- Faites-moi un bon gros steak bien saignant pour le bureau.

Franck se re tourna. Un steak ? Mais elle n'avait plus de dents...

Quand il comprit que c'était pour Camille, son étonnement fut plus grand encore.

Ils communiquèrent par signes :

- Pour toi ?

- Ouiiii, répondit-elle en secouant la tête.

- Un gros steak ?

- Ouiiiii.

— T'es tombée sur la tête ?

— Ouiiiii.

— Hé ! T'es super mignonne quand t'es heureuse, tu sais ?

Mais ça, elle ne le comprit pas et acquiesça donc au hasard.

— Oh, oh... fit le chef, en lui tendant son assiette, j'voudrais pas dire, mais y en a qu'ont de la chance...

La pièce de viande était en forme de cœur.

— Ah qu'il est fort ce Lestafier, soupira-t-il, qu'il est fort...

— Et qu'il est beau... ajouta sa grand-mère qui le dévorait des yeux depuis deux heures.

— Ouais... J'irai pas jusque-là... Qu'est-ce que je vous sers avec ça ? Allez... Un petit côtes-du-rhône et je trinque avec vous... Et vous, Mamie ? Il est pas encore arrivé votre dessert ?

Le temps d'un coup de gueule et Paulette écornait son fondant...

— Dis donc, ajouta-t-il en faisant claquer sa langue, y s'est drôlement arrangé votre petit-fils... Je le reconnais plus...

En s'adressant à Camille :

— Qu'est-ce que vous lui avez fait ?

— Rien.

— Eh ben, c'est parfait ! Continuez comme ça ! Ça lui réussit très bien ! Nan, sérieusement... Il est bien ce petit... Il est bien...

Paulette pleurait.

— Ben quoi ? Ben qu'est-ce que j'ai dit ? Buvez, nom de Dieu ! Buvez ! Maxime...

— Oui, chef ?

— Allez me chercher une coupe de champagne, s'il vous plaît...

- Ça va mieux ?

Paulette se mouchait en s'excusant :

- Si vous saviez le chemin de croix... Il s'est fait renvoyer de son premier collège, puis du deuxième, du CAP, de ses stages, de son apprentissage, de...

— Mais c'est pas important ça ! tonna-t-il. Regardez-le, là ! Comme il maîtrise ! Ils sont tous en train d'essayer de me le débaucher ! Y finira avec un ou deux macarons aux fesses, vot' bichon !

- Pardon ? s'inquiéta Paulette.

— Les étoiles...

— Ah... et pas trois ? demanda-t-elle un peu déçue.

— Non. Trop mauvais caractère pour ça. Et trop... sentimental...

Clin d'œil à Camille.

— Au fait, elle est bonne, cette viande ?

— Délicieuse.

— Forcément... Bon, j'y vais... Si vous avez besoin de quelque chose, vous tapez au carreau.

Quand il revint à l'appartement, Franck s'arrêta d'abord aux pieds de Philibert qui rongeait un crayon sous sa lampe de chevet :

— Je te dérange ?

— Absolument pas !

— On se voit plus...

- Plus beaucoup, c'est exact... Au fait ? Tu travailles toujours le dimanche ?

- Oui.

- Eh bien passe nous voir le lundi si tu t'ennuies...

- Tu lis quoi ?

- J'écris.

- A qui ?

- J'écris un texte pour mon théâtre... Hélas, nous sommes tous contraints de monter sur scène à la fin de l'année...

- Tu nous inviteras ?

- Je ne sais pas si j'oserai...

— Hé dis-moi, euh... Ça se passe bien ?

— Pardon ?

— Entre Camille et ma vieille ?

— L'entente cordiale.

— Tu crois pas qu'elle en a marre ?

— Tu veux que je te dise vraiment ?

— Quoi ? s'inquiéta Franck.

— Non, elle n'en a pas marre mais ça viendra... Souviens-toi... Tu avais promis de la décharger deux journées par semaine... Tu avais promis de lever le pied.

— Ouais je sais mais je...

— Stop, le coupa-t-il. Épargne-moi tes arguments. Cela ne m'intéresse pas. Tu sais, il faut grandir un peu, mon vieux... C'est comme pour ça... (Il lui désignait son cahier tout raturé), qu'on le veuille ou non, un jour on est tous obligés d'y passer...

Franck se leva, pensif.

— Elle le dirait si elle en avait marre, non ?

— Tu crois ?

Il regardait à travers ses lunettes pour les nettoyer.

— Je ne sais pas... Elle est tellement mystérieuse... Son passé... Sa famille... Ses amis... On ignore tout de cette jeune personne... En ce qui me concerne, à part ses carnets je ne dispose d'aucune pièce me permettant d'émettre la moindre hypothèse sur sa biographie... Pas de courrier, pas de coups de téléphone, jamais d'invités... Imagine que nous la perdions un jour, nous ne saurions même pas vers qui nous tourner...

— Dis pas ça.

— Si, je le dis. Penses-y, Franck, elle m'a convaincu, elle est allée la chercher, elle lui a laissé sa chambre, aujourd'hui elle s'en occupe avec une douceur incroyable, même pas d'ailleurs, elle ne s'en occupe pas, elle prend soin d'elle. Elles prennent soin d'elles toutes les deux... Je les entends rire et papoter toute la journée quand je suis là. En plus, elle essaie de travailler l'après-midi et toi tu n'es même pas fichu de tenir tes engagements...

Il remit ses lorgnons et le tint en joué quelques secondes:

- Non, je ne suis pas très fier de vous, mon troufion.

Avec des pieds de plomb, il alla ensuite la border et éteindre sa télévision.

— Viens par là, souffla-t-elle.

Merde. Elle ne dormait pas.

— Je suis fière de toi, mon petit...

Ah ben faudrait savoir, songea-t-il, en posant la télécommande sur sa table de nuit.

— Allez, mémé... Dors maintenant...

— Très fière.

C'est ça, c'est ça...

La porte de la chambre de Camille était entrouverte. Il la poussa un peu et sursauta.

La lumière pâle du couloir éclairait son chevalet.

Il resta un moment immobile.

Stupéfaction, frayeur et éblouissement.

Alors c'est encore elle qui avait raison ?

On pouvait comprendre des choses sans les avoir apprises ?

Alors il n'était pas si bête finalement ? Puisque instinctivement, il avait tendu la main vers ce corps en vrac pour l'aider à se redresser, c'est qu'il n'était pas si bouché que ça, hein ?

Alignée du soir, cafard. Il l'écrasa et prit une bière.

Il la laissa tiédir.

Il n' aurait pas dû traîner dans le couloir.

Toutes ces salades, ça lui brouillait ses instruments de navigation...

Putain... Enfin, ça allait, là. Pour une fois la vie se tenait bien...

Il éloigna sa main de sa bouche prestement. Il ne se rongeait plus les ongles depuis onze jours. Sauf le petit doigt.

Mais lui ça comptait pas.

Grandir, grandir... Il n'avait fait que ça, grandir... Qu'est-ce qu'ils deviendraient, tous, si elle disparaissait ?

Il rota. Bon, ben, c'est pas le tout, mais j'ai une pâte à crêpe à préparer, moi...

Comble de la dévotion, il la battit au fouet pour ne pas les déranger, murmura quelques incantations secrètes et la laissa reposer en paix.

Il la couvrit d'un torchon propre et quitta la cuisine en se frottant les mains.

Demain, il lui offrirait des crêpes Suzette pour la retenir à tout jamais.

Hiark, hiark, hiark... Seul devant le miroir de la salle de bains, il imitait le rire démoniaque de Satanas dans Les Fous du Volant...

Houh, houh, houh... Ça c'était celui de Diabolo.

Ah là, là... Qu'est-ce qu'on s'amuse...

13

Il n'avait pas passé la nuit avec eux depuis longtemps. Il fit de beaux rêves.

Il alla chercher des croissants le lendemain matin et ils prirent leur petit déjeuner tous ensemble dans la chambre de Paulette. Le ciel était très bleu. Philibert et elle se lançaient mille civilités charmantes tandis que Franck et Camille s'agrippaient à leurs bols en silence.

Franck se demandait s'il devait changer ses draps et Camille se demandait si elle devait changer certains détails. Il essayait de croiser son regard mais elle n'était plus là. Elle était déjà rue Séguier dans le salon de Pierre et Mathilde, prête à défaillir et à s'enfuir en courant.

"Si je les change maintenant, j'oserai plus m'allonger c'taprème et si je les change après ma sieste, ça va faire un peu lourdingue, non ? Je l'entends déjà ricaner..."

"Ou alors je passe à la galerie ? Je dépose mon carton à Sophie et je me casse tout de suite après ? »

"En plus ça se trouve euh... On va même pas s'allonger... On restera debout, comme dans un film tellement on sera euh... »

« Non, ce n'est pas une bonne idée... S'il est là, il va me retenir et me forcer à m'asseoir pour en parler avec lui... Moi je veux pas parler. Je m'en fous de son blabla. Il le prend ou il le prend pas. Point. Et son blabla, y se le garde pour ses clients... »

« Je prendrai une douche au vestiaire avant de partir...»

« Je prendrai un taxi et je lui demanderai de m'attendre en double file devant la porte... »

Les soucieux, les insouciants, tous secouèrent leurs miettes en soupirant et se dispersèrent sagement.

Philibert était déjà dans l'entrée. D'une main, il tenait la porte à Franck, et de l'autre, une valise.

— Tu pars en vacances ?

— Non, ce sont des accessoires.

— Des accessoires pour quoi faire ?

— Pour mon rôle...

— Oh putain... C'est quoi ? C'est un truc de cape et d'épée ? Tu vas courir partout et tout ça ?

— Mais oui, bien sûr... Je vais me pendre au rideau et me jeter dans la foule... Allez... Passe ou je t'embroche...

Azur oblige, Camille et Paulette descendirent «au jardin ».

La vieille dame marchait de plus en plus difficilement et elles mettaient presque une heure à parcourir l'allée Adrienne-Lecouvreur. Camille avait des fourmis dans les jambes, lui donnait le bras, se calait sur ses pas menus et ne pouvait s'empêcher de sourire quand elle apercevait le panneau Réservée aux cavaliers, allure modérée... Quand elles s'arrêtaient, c'était pour prendre des touristes en photo, laisser passer les joggers ou échanger quelques mots frivoles avec d'autres marathoniens en Méphisto.

- Paulette ?

- Mon petit ?

- Ça vous choque si je vous parle d'un fauteuil roulant?

- ...

— Bon... Ça vous choque, donc...

— Je suis donc si vieille ? chuchota-t-elle.

— Non ! Pas du tout ! Au contraire ! Mais je me disais que... Comme on s'embourbe avec votre déambulateur, vous pourriez le pousser un moment, jusqu'à ce que vous soyez fatiguée, ensuite vous pourriez vous reposer et moi je vous emmènerai au bout du monde !

- ...

— Paulette... J'en ai marre de ce parc... Je ne peux plus le voir. Je crois que j'ai compté tous les cailloux, tous les bancs et toutes les canisettes... Y en a onze en tout... J'en ai marre de ces gros cars affreux, j'en ai marre de ces groupes sans imagination, j'en ai marre de croiser toujours les mêmes gens... La gueule enfarinée des gardiens et l'autre, là... Qui pue la pisse sous sa Légion d'honneur... Il y a tellement d'autres choses à voir dans Paris... Les boutiques, les impasses, les arrière-cours, les passages couverts, le Luxembourg, les bouquinistes, le jardin de Notre-Dame, le marché aux fleurs, les bords de Seine, le... Non, je vous assure, elle est magnifique, cette ville... On pourrait aller au cinéma, au concert, écouter des opérettes, mon joli bouquet de violettes et tout le bazar... Là on est coincées dans ce quartier de vieux où tous les gamins sont habillés pareil, ou toutes leurs nounous font la gueule pareil, oú tout est si prévisible... C'est nul.

Silence.

Elle pesait de plus en plus lourd sur son avant-bras.

- Bon d'accord... Je vais être franche avec vous... J'essaye de vous entortiller comme je peux mais la vérité, ce n'est pas ça. La vérité, c'est que je vous le demande comme un service... Si on a un fauteuil avec nous et que vous acceptiez de vous y poser de temps en temps, on pourrait griller les queues dans les musées et passer toujours les premières... Et moi, vous comprenez, ça m'arrangerait drôlement... Il y en a plein d'expositions que je rêve de voir mais je n'ai pas le courage de faire la queue...

— Ah ben fallait le dire tout de suite, petite bécasse! Si c'est pour te rendre service, il n'y a pas de problème! Moi je ne denjande que ça, de te faire plaisir !

Camille se mordit les joues pour ne pas sourire. Elle baissa la tête et articula un petit merci un peu trop solennel pour être honnête.

Vite, vite ! battons le fer tant qu'elle était chaude, elles galopèrent donc jusqu'à la pharmacie la plus proche.

— On travaille beaucoup avec le Classic 160 de chez Sunrise... C'est un modèle pliable qui nous donne entière satisfaction... Très léger, facile à manier, quatorze kilos... Neuf sans les roues... Repose-jambes escamotables pour passer en podale... Accoudoirs et hauteur de dossier réglables... Siège inclinable... Ah, non ça c'est avec supplément... Roues faciles à enlever. Tient dans un coffre de voiture sans problème... On peut aussi régler la profondeur de... euh...

Paulette, qu'on avait casée entre les shampoings secs et le présentoir Scholl, tirait une gueule si longue que la préparatrice n'osa pas aller jusqu'au bout de sa tirade.

— Bon, je vous laisse... J'ai du monde... Tenez, voilà la doc...

Camille s'était agenouillée derrière elle.

— Il est pas mal, non ?

— ...

— Franchement je m'attendais à pire... Il est sport comme modèle... Noir comme ça, c'est chic...

— Ben voyons... Dis-moi qu'il est seyant pendant que t'y es !

- Sunrise Médical... Ils ont de ces noms... 37... C'est chez vous ça, non ?

Paulette mit ses lunettes :

— Où?

— Euh... Chanceaux-sur-Choisille...

— Ah ! Mais oui ! Chanceaux ! Je vois très bien où c'est !

C'était dans la poche.

Merci mon Dieu. À un département près, on repartait avec un kit de pédicure et des chaussons à semelles prémoulées...

— C'est combien ?

— 558 euros hors taxe...

— Ah quand même... Mais on... on ne peut pas le louer ?

— Pas ce modèle. Pour la location, c'en est un autre. Plus robuste et plus lourd. Mais... Vous êtes à cent pourcent, non ? Madame a une mutuelle, j'imagine...

Elle eut l'impression de s'adresser à deux vieilles filles demeurées.

— Vous n'allez pas le payer, ce fauteuil ! Allez chez votre médecin et demandez-lui une prescription... Vu votre état, cela ne posera aucun problème... Tenez, je vous donne ce petit guide... Toutes les références y sont... Vous allez chez un généraliste ?

— Euh...

- S'il'il n'a pas l'habitude, montrez-lui ce code-là : 401 A02.1. Pour le reste, vous verrez ça avec votre CNAM, n'est pas?

- Ah... d'accord... euh... C'est quoi ?

Une fois sur le trottoir, Paulette chancela :

- Si tu me fais voir un docteur, il va me renvoyer à l'hospice...

- Hé! Ma Paulette, du calme... On n'ira jamais, je les déteste autant que vous, on va s'arranger... Ne vous inquiétez pas...

— Ils vont me retrouver... Ils vont me retrouver... pleurait-elle.

Elle n'eut pas d'appétit et resta prostrée sur son lit toute l'après-midi.

— Qu'est-ce qu'elle a ? s'inquiéta Franck.

— Rien. On est allées à la pharmacie pour un fauteuil et comme la bonne femme a parlé de voir un médecin, ça l'a traumatisée...

— Un fauteuil de quoi ?

— Ben... un fauteuil roulant !

— Pour quoi faire ?

— Ben pour rouler, idiot ! Pour voir du pays !

— Putain mais qu'est-ce que tu fous aussi ? Elle est bien, là ! Pourquoi tu veux la secouer comme une bouteille d'Orangina ?

— Oh... Tu commences à me gonfler, toi, tu sais? T'as qu'à t'en occuper aussi ! T'as qu'à la torcher de temps en temps, ça te remettrait les idées en place, tiens ! Pour moi, c'est pas un problème de me la coltiner, elle est adorable ta mémé, mais j'ai besoin de bouger, d'aller me balader, de m'ouvrir la tête, merde ! Pour toi, c'est sûr, c'est nickel, ça va en ce moment ? Rassure-moi, y a rien qui te contrarie ? Que ce soit Philou, Paulette ou toi, le périmètre maison-, miam-miam, boulot, dodo, ça vous suffit... Eh ben moi, non ! Moi je commence à étouffer, là ! En plus j'adore marcher et ça va être les beaux jours... Alors je te le répète : faire la garde-malade, je veux bien, mais avec l'option grand tourisme, sinon vous vous dém...

— Quoi ?

— Rien !

— Te mets pas dans cet état...

— Mais je suis obligée ! T'es tellement égoïste que si je gueule pas, tu feras jamais rien pour m'aider !

Il partit en claquant la porte et elle s'enferma dans sa chambre.

Quand elle en ressortit, ils étaient tous les deux dans l'entrée. Paulette était aux anges : son petit s'occupait d'elle.

— Allez la grosse, assieds-toi. C'est comme avec une bécane, il faut de bons réglages pour aller loin...

Il était accroupi et bidouillait toutes les manettes :

— Ils sont bien là, tes pieds ?

— Oui.

— Et tes bras ?

— Un peu trop hauts...

— Bon Camille, amène-toi. Puisque c'est toi qui vas pousser, viens par là qu'on te règle les poignées...

— Parfait. Allez faut que j'y aille... Accompagnez-moi au taf on va l'essayer...

— Y rentre dans l'ascenseur ?

— Non. Il faut le plier, s'énerva-t-il... Mais tant mieux, elle est pas impotente que je sache ?

— Broum, brrroum... Attache ta ceinture Fangio, je suis à la bourre.

Ils traversèrent le parc à toute allure. Au feu rouge, Paulette avait les cheveux en pagaille et les joues toutes roses.

— Bon allez... Je vous laisse, les filles. Envoyez-moi une carte postale quand vous serez à Katmandou...

Il avait déjà parcouru quelques mètres quand il se retourna :

- Ho! Camille ?

- T'oublies pas ce soir ?

- De quoi ?

- Les crêpes...

- Merde!

Elle avait posé sa main sur sa bouche :

- J'avais oublié... Je suis pas là.

Il venait de perdre quelques centimètres.

- En plus, c'est important... Je peux pas annuler... C'est pour le boulot...

— Et elle ?

— J'ai demandé à Philou de prendre la relève...

— Bon, ben... Tant pis, hein ? On les mangera sans toi...

Il eut le désespoir stoïque et s'éloigna en se tortillant.

L'étiquette de son nouveau slip le grattait.

14

Mathilde Daens-Kessler était la plus jolie femme que Camille ait jamais rencontrée. Très grande, beaucoup plus grande que son mari, très mince, très gaie, très cultivée. Elle foulait notre petite planète sans y prendre garde, s'intéressait à tout, s'étonnait d'un rien, s'amusait, s'indignait mollement, posait sa main sur la vôtre quelquefois, parlait toujours à voix basse, connaissait parfaitement quatre ou cinq langues et cachait son jeu derrière un sourire décourageant.

Si belle qu'elle n'eut jamais l'idée de la dessiner...

C'était trop risqué. Elle était trop vivante.

Une petite esquisse, une fois. Son profil... Le bas de sn chignon et ses boucles d'oreilles... Pierre la lui avait volée mais ce n'était pas elle. Manquait sa voix grave, son éclat et le creux de ses fossettes quand elle riait.

Elle avait la bienveillance, l’arrogance et la désinvolture de ceux qui sont nés dans des draps bien tissés. Son père avait été un grand collectionneur, elle avait toujours vécu au milieu de belles choses et n’avait jamais rien compté de sa vie, ni ses biens, ni ses amis et encore moins ses ennemis.

Elle était riche, Pierre était entreprenant.

Elle se taisait quand il parlait et rattrapait ses conneries dès qu’il avait le dos tourné. Il rabattait de jeunes poulains. Il ne se trompait jamais, c'est lui qui avait lancé Voulys et Barcarès par exemple et elle s'arrangeait pour les retenir.

Elle retenait qui elle voulait.

Leur première rencontre, Camille s'en souvenait très bien, avait eu lieu aux Beaux-Arts lors d'une exposition de travaux de fin d'année. Une espèce d'aura les précédait... Le marchand terrible et la fille de Witold Daens... On espérait leur venue, on les craignait et l'on guettait leurs moindres réactions. Elle s'était sentie misérable lorsqu'ils étaient venus les saluer, elle et sa bande de pouilleux... Elle avait baissé la tête en lui serrant la main, esquivé maladroitement quelques compliments et cherché du regard un trou de souris où disparaître enfin.

C'était en juin, il y a presque dix ans... Des hirondelles donnaient un concert dans la cour de l'école et ils buvaient un mauvais punch en écoutant pieusement les propos de Kessler. Camille n'entendait rien. Elle regardait sa femme. Ce jour-là, elle portait une tunique bleue et une large ceinture en argent où s'affolaient de minuscules grelots lorsqu'elle bougeait.

Le coup de foudre...

Ensuite ils les avaient invités dans un restaurant de la rue Dauphine et, à la fin d'un dîner bien arrosé, son petit ami l'avait sommée d'ouvrir son carton. Elle avait refusé.

Quelques mois plus tard, elle était revenue les voir. Seule.

Pierre et Mathilde possédaient des dessins de Tiepolo, de Degas et de Kandinsky mais n'avaient pas d'enfant. Camille n'osa jamais aborder ce sujet et s'abandonna dans leurs filets sans retenue. Ensuite, elle s'avéra si décevante que les mailles se distendirent...

— C'est n'importe quoi ! Tu fais n'importe quoi! l'engueulait Pierre.

- Pourquoi tu ne t'aimes pas ? Pourquoi ? ajoutait Mathilde plus doucement.

Et elle ne vint plus à leurs vernissages.

Dans l'intimité, il se désolait encore :

— Pourquoi ?

— On ne l'a pas assez aimée, répondait sa femme.

— Nous ?

— Tout le monde...

Il s'abandonnait sur son épaule en gémissant :

— Oh... Mathilde... Ma toute belle... Pourquoi tu l'as laissée filer, celle-ci ?

— Elle reviendra...

— Non. Elle va tout gâcher...

— Elle reviendra.

Elle était revenue.

— Pierre n'est pas là ?

— Non, il dîne avec ses Anglais, je ne lui ai pas dit que tu venais, j'avais envie de te voir un peu...

Puis, avisant son carton :

- Mais... Tu... tu as quelque chose là ?

- Nan, c'est rien... Un petit truc que je lui avais promis l'autre jour...

- Je peux voir ?

Camille ne répondit pas.

— Bon, je l'attendrai...

- C'est de toi ?

- Hon hon...

- Mon Dieu... Quand il va savoir que tu n'es pas venue toute seule, il va hurler de désespoir... Je vais l'appeler...

- Non, non ! répliqua Camille, laissez ! Ce n'est rien je vous dis... C'est entre nous. Une sorte de quittance de loyer...

- Très bien. Allez... À table.

Tout était beau chez eux, la vue, les objets, les tapis, les tableaux, la vaisselle, leur grille-pain, tout. Même leurs chiottes étaient belles. Sur une reproduction en plâtre, on pouvait y lire le quatrain que Mallarmé avait écrit dans les siennes :

Toi qui soulages ta tripe,

Tu peux dans ce gîte obscur,

Chanter ou fumer la pipe,

Sans mettre tes doigts au mur.

La première fois, ça l'avait tuée, ce truc-là :

— Vous... Vous avez acheté un morceau des gogues de Mallarmé ? !

— Mais non... riait Pierre, c'est parce que je connais le gars qui leur a fait le moulage... Tu connais sa maison ? À Vulaines ?

— Non.

— On t'y emmènera un jour... C'est un endroit que tu vas adorer... A-do-rer...

Et tout était à l'avenant. Même leur PQ était plus doux qu'ailleurs...

Mathilde se réjouissait :

— Que tu es belle ! Que tu as bonne mine ! Comme cela te va bien les cheveux courts ! Tu as grossi, non? Quel bonheur de te voir comme ça... Oh, quel bonheur, vraiment... Tu m'as tellement manqué, Camille... Si tu savais comme ils me fatiguent parfois, tous ces génies... Moins ils ont de talent et plus ils sont bruyants... Pierre s'en moque, il est dans son sillon, mais moi, Camille, moi... Comme je m'ennuie... Viens, assieds-toi près de moi, raconte-moi...

— Je ne sais pas raconter... Je vais vous montrer mes carnets...

Mathilde tournait les pages et elle les commentait.

Et c'est en présentant ainsi son petit monde qu'elle se rendit vraiment compte à quel point elle tenait à eux.

Philibert, Franck et Paulette étaient devenus les gens les plus importants de sa vie et elle était juste en train de le réaliser, là, maintenant, entre deux coussins persans du XVIIIe. Elle était troublée.

Entre le premier carnet et le dernier dessin qu'elle avait réalisé tout à l'heure, Paulette radieuse sur son fauteuil devant la tour Eiffel, à peine quelques mois s'étaient écoulés et pourtant ce n'était plus la même... Ce n'était plus la même personne qui tenait le crayon... Elle s'était ébrouée, elle avait mué et dynamité les blocs de granit qui l'empêchaient d'avancer depuis tant d'années...

Ce soir, des gens attendaient qu'elle revienne... Des gens qui n'en avaient rien à foutre de savoir ce qu'elle valait... Qui l'aimaient pour autre chose... Pour elle, peut-être...

Pour moi ?

Pour toi...

— Eh alors ? s'impatientait Mathilde, tu ne dis plus rien... C'est qui, elle ?

— Johanna, la coiffeuse de Paulette...

— Et ça ?

— Les bottines de Johanna... Rock'n'roll, non ? Comment une fille qui travaille debout toute la journée peut supporter, ça ? L'abnégation au service de l'élé-gance, j'imagine...

Mathilde riait. Ces grolles étaient vraiment monstrueuses...

- Et lui, là, il revient souvent, non ?

- C'est Franck, le cuisinier dont je vous parlais tout à heure justement...

- Il est beau, non ?

- Vous trouvez ?

- Oui... On dirait le jeune Farnèse peint par Titien avec dix ans de plus...

Camille leva les yeux au ciel :

— N'importe quoi...

— Mais si ! Je t'assure !

Elle s'était levée et revint avec un livre :

— Tiens. Regarde. Le même regard sombre, les mêmes narines frémissantes, le même menton en galoche, les mêmes oreilles légèrement décollées... Le même feu qui couve à l'intérieur...

— N'importe qifoi, répétait-elle en louchant sur le portrait, il a des boutons le mien...

— Oh.... Tu gâches tout !

— C'est tout ? se désola Mathilde.

— Eh oui...

— C'est bien. C'est très bien. C'est.... c'est merveilleux...

— Arrêtez...

— Ne me contredis pas, jeune fille, moi je ne sais pas faire, mais je sais regarder... À l'âge où les enfants vont voir Guignol, mon père me traînait déjà aux quatre coins du monde et me hissait sur ses épaules pour que je sois à la bonne hauteur, alors ne me contredis pas s'il te plaît... Tu me les laisses ?

— ...

— Pour Pierre...

— Bon... Mais attention, hein ? Ce sont mes feuilles de températures, ces petites choses-là...

— J'avais bien compris.

— Tu ne l'attends pas ?

— Non, je dois y aller...

— Il va être déçu...

— Ce ne sera pas la première fois... répondit Camille, fataliste.

— Tu ne m'as pas parlé de ta mère...

— C'est vrai ? s'étonna-t-elle, c'est bon signe, non?

Mathilde la mit à la porte en l'embrassant :

— Le meilleur... Allez, et n'oublie pas de revenir me voir... Avec votre bergère décapotable, c'est l'affaire de quelques quais...

- Promis.

- Et continue comme ça. Sois légère... Fais-toi plaisir... Pierre te dira sûrement le contraire, mais ne l'écoute pas surtout. Ne les écoute plus, ni lui, ni personne d'autre... Au fait ?

- Oui?

— Tu as besoin d'argent ?

Camille aurait dû dire non. Depuis vingt-sept ans, elle disait non. Non, ça va. Non, je vous remercie. Non, je n'ai besoin de rien. Non, je ne veux rien vous devoir. Non, non, laissez-moi.

— Oui.

Oui. Oui j'y crois peut-être. Oui, je ne retournerai plus faire le larbin, ni pour les Ritals, ni pour Bredart, ni pour aucun de ces connards. Oui, je voudrais travailler en paix pour la première fois de ma vie. Oui, je n'ai pas envie de me crisper à chaque fois que Franck me tend ses trois billets. Oui, j'ai changé. Oui, j'ai besoin de vous. Oui.

— Parfait. Et profites-en pour t'habiller un peu... Franchement... Cette veste en jean, tu la portais déjà il y a dix ans...

C'était vrai.

15

Elle rentra à pied en regardant les vitrines des antiquaires. Elle était justement devant les Beaux-Arts (ce destin, quel gros malin...) quand son portable sonna. Elle le referma quand elle vit que c'était Pierre qui l'appelait.

Elle marcha plus vite. Son cœur perdait les pédales.

Deuxième sonnerie. Mathilde cette fois. Elle ne prit pas non plus.

Elle rebroussa chemin et traversa la Seine. Cette petite avait le sens du romanesque et, que ce soit pour sauter de joie ou dans l'eau, le pont des Arts était encore ce qu'il y avait de mieux à Paris... Elle s'appuya contre le parapet et composa les trois chiffres de son répondeur...

Vous avez deux nouveaux messages, aujourd'hui à vingt-trois heu... Il était encore temps de laisser tomber sans faire exprès... Plouf! Oh... Quel dommage...

« Camille, rappelle-moi immédiatement où je viens te chercher par la peau du cou ! beuglait-il. Immédiatement ! Tu m'entends ? »

Aujourd'hui à vingt-trois heures trente-huit : «C'est Mathilde. Ne le rappelle pas. Ne viens pas. Je ne veux pas que tu voies ça. Il pleure comme une grosse vache, ton marchand... Il n'est pas beau à voir, je te promets... Si, il est beau... Il est très beau, même... Merci Camille, merci... Tu entends ce qu'il dit ? Attends, je lui laisse le téléphone sinon il va m'arracher l'oreille... » « Je t'expose en septembre, Fauque, et ne dis pas non parce que les invitations sont déjà part... » Le message avait été coupé.

Elle éteignit son portable, se roula une cigarette et la fuma debout entre le Louvre, l'Académie française, Notre-Dame et la Concorde.

Joli tombé de rideau...

Ensuite elle raccourcit la bandoulière de sa besace et courut à toutes jambes pour ne pas louper le dessert.

16

La cuisine sentait un peu le graillon mais toute la vaisselle avait été rangée.

Pas un bruit, toutes les lampes éteintes, pas même un rai de lumière sous les portes de leurs chambres... Pff... Elle qui était prête à bouffer la poêle pour une fois...

Elle frappa chez Franck.

Il écoutait de la musique.

Elle se posta au bout de son lit et mit ses poings sur ses hanches :

— Ben alors ? ! s'indigna-t-elle.

— On t'en a laissé quelques-unes... Je te les flamberai demain...

— Ben alors ? ! répéta-t-elle. Tu me sautes pas ?

— Ah ! ah ! Très drôle...

Elle commença à se déshabiller.

— Dis donc, mon petit père... Tu vas pas t'en tirer comme ça ! Chose promise, orgasme dû !

Il s'était redressé pour allumer sa lampe pendant qu'elle jetait ses godasses n'importe où.

— Mais qu'est-ce que tu fous ? Où tu vas, là ?

— Ben... Je me désape !

— Oh non...

— Quoi ?

- Pas comme ça... Attends... Moi ça fait des plombes que j'en rêve de ce moment...

- Éteins la lumière.

— Pourquoi ?

— J'ai peur que t'aies plus envie de moi, si tu me vois...

— Mais Camille, putain ! Arrête ! Arrête ! hurlait-il.

Petite moue contrariée :

— Tu veux plus ?

— ...

— Éteins la lumière.

— Non!

— Si!

— Je veux pas que ça se passe comme ça entre nous...

— Tu veux que ça se passe comment ? Tu veux m'emmener canoter au Bois ?

— Pardon ?

— Faire un tour en barque et me dire des poèmes pendant que je laisse traîner ma main dans l'eau...

— Viens t'asseoir à côté de moi...

— Éteins la lumière.

— D'accord...

— Éteins la musique.

— C'est tout ?

— Oui.

- C'est toi ? demanda-t-il intimidé.

— Oui.

- T'es bien là ?

- Non...

- Tiens, prends un de mes oreillers... Comment ça s'est passé ton rendez-vous ?

- Très bien.

- Tu me racontes ?

- De quoi ?

- Tout. Je veux tout savoir, ce soir... Tout. Tout. Tout.

— Tu sais, si je commence... Toi aussi, tu vas te sentir obligé de me prendre dans tes bras après...

— Ah merde... Tu t'es fait violer ?

— Non plus...

— Bon, ben... Je pourrais t'arranger ça si tu veux...

— Oh merci... C'est gentil... Euh... Je commence par où ?

Franck imita la, voix de Jacques Martin dans L'École des Fans :

— Tu viens d'où ma petite fille ?

— De Meudon...

— De Meudon ? s'exclama-t-il, mais c'est très bien, ça ! Et elle est où, ta maman ?

— Elle mange des médicaments.

— Ah bon ? Et ton papa, il est où, ton papa ?

— Il est mort.

— ...

— Ah ! Je t'avais prévenu mon gars ! T'as des préservatifs au moins ?

— Me secoue pas comme ça, Camille, je suis un peu con-con, moi, tu le sais bien... Il est mort, ton père?

— Oui.

— Comment ?

— Il est tombé dans le vide.

— ...

— Bon, je te le refais dans l'ordre... Viens plus près parce que je ne veux pas que les autres entendent...

Il remonta la couette au-dessus de leurs têtes :

— Vas-y. Personne ne peut nous voir, là...

17

Camille croisa les jambes, posa ses mains sur son ventre et entreprit un long voyage.

— J'étais une petite fille sans histoire et très sage... commença-t-elle d'une voix enfantine, je ne mangeais pas beaucoup mais je travaillais bien à l'école et je dessinais tout le temps. Je n'ai pas de frère ni de sœur. Mon papa s'appelait Jean-Louis et ma maman Catherine. Je pense qu'ils s'aimaient quand ils se sont rencontrés... Je ne sais pas, je n'ai jamais osé leur demander... Mais quand je dessinais des chevaux ou le beau visage de Johnny Depp dans 21 Jump Street, là, ils ne s'aimaient déjà plus. Ça j'en suis sûre parce que mon papa ne vivait plus avec nous. Il ne revenait que le week-end pour me voir. C'était normal qu'il parte et moi j'aurais fait pareil à sa place. D'ailleurs, le dimanche soir j'aurais bien aimé partir avec lui mais je l'aurais jamais fait parce que ma maman se serait encore

tuée. Ma maman s'est tuée plein de fois quand j'étais petite... Heureusement, souvent c'était quand j'étais pas là, et puis après... Comme j'avais grandi, il y avait moins de gêne alors euh... Une fois j'étais invitée chez une copine pour son anniversire. Le soir comme ma maman ne venait pas me chercher, une autre maman m'a déposée devant chez moi et quand je suis arrivée dans le salon, je l'ai vue qui était morte sur la moquette.

Les pompiers sont venus et je suis allée vivre chez la voisine pendant dix jours. Après mon papa il lui a dit que si elle se tuait encore une fois, il allait lui retirer ma garde alors elle a arrêté. Elle a juste continué de manger des médicaments. Mon papa m'avait dit qu'il était obligé de partir pour son travail mais ma maman, elle m'a interdit de le croire. Tous les jours, elle me répétait que c'était un menteur, un salaud, qu'il avait une autre femme et une autre petite fille à qui il faisait des câlins tous les soirs...

Elle reprit son timbre normal :

— C'est la première fois que j'en parle... Tu vois, la tienne elle t'a dézingué avant de te remettre dans un train, mais la mienne, elle me mangeait la tête tous les jours. Tous les jours... Quelquefois elle était gentille quand même... Elle m'achetait des feutres et me répétait que j'étais son seul bonheur sur cette terre...

« Quand il venait, mon père s'enfermait dans le garage avec sa Jaguar et il écoutait des opéras. C'était une vieille Jaguar qui n'avait plus de roues mais ce n'était pas grave, on allait se promener quand même... Il disait : "Je vous emmène sur la Riviera mademoiselle ?" et je m'asseyais à côté de lui. J'adorais cette voiture...

— C'était quoi comme modèle ?

— Une MK quelque chose...

— MKI ou MKII ?

— Putain t'es bien un mec, toi... J'essaye de te faire pleurer dans les chaumières et la seule chose qui t'in téresse, c'est la marque de la bagnole !

— Pardon.

— Y a pas de mal...

— Vas-y, continue...

— Pff...

— « Alors mademoiselle ? Je vous emmène sur la Riviera ? »

— Oui, sourit Camille, je veux bien... « Vous avez pris votre maillot de bain ? ajoutait-il, parfait... Et une robe du soir aussi ! Nous irons sûrement au casino... M'oubliez pas votre renard argenté, les nuits sont fraîches à Monte Carlo... » Ça sentait si bon à l'intérieur... L'odeur du cuir qui avait bien vécu... Tout était joli, je me souviens.".. Le cendrier en cristal, le miroir de courtoisie, les minuscules poignées pour descendre les vitres, l'intérieur de la boîte à gants, le bois... C'était comme un tapis volant. « Avec un peu de chance nous arriverons avant la nuit », me promettait-il. Oui, c'était ce genre d'homme mon papa, un grand rêveur qui pouvait passer les vitesses d'une voiture sur cale pendant plusieurs heures et m'emmener au bout du monde dans un garage de banlieue... C'était un fou d'opéra aussi, alors nous écoutions Don Carlos, La Traviata ou Les Noces de Figaro pendant le voyage. Il me racontait les histoires : le chagrin de Madame Butterfly, l'amour impossible de Pélléas et Mélisande, quand il lui avoue j'ai quelque chose à vous dire et qu'il n'y arrive pas, les histoires avec la comtesse et son Chérubin qui se cache tout le temps ou Alcina, la belle sorcière qui transformait ses prétendants en bêtes sauvages... J'avais toujours le droit de parler sauf quand il levait la main et dans Alcina, il la levait souvent... Tornami a vagheggiar, je n'arrive plus à l'écouter cet air-là... Il est trop gai... Mais le plus souvent, je me taisais. J'étais bien. Je pensais à l'autre petite fille. Elle n'avait pas tout ça, elle... C'etait compliqué pour moi... Maintenant, évidemment, j'y vois plus clair : un homme comme lui ne pouvait pas vivre avec une femme comme ma mère... Une femme qui débranchait la musique d'un coup sec quand c'était l'heure de passer à table et éclatait tous nos rêves comme des bulles de savon... Je ne l'ai jamais vue heu-reuse, je ne l'ai jamais vue sourire, je... Mon père, par contre, était la gentillesse et la bonté mêmes. Un peu comme Philibert... Trop gentil en tout cas pour assumer ça. L'idée d'être un salaud aux yeux de sa petite prin-cesse... Alors un jour, il est revenu vivre avec nous... Il dormait dans son bureau et partait tous les week-ends... Plus d'escapades à Salzbourg ou à Rome dans la vieille Jaguar grise, plus de casinos et plus de pique-niques au bord de la mer... Et puis un matin, il devait être fatigué, j'imagine... Très, très fatigué, et il est tombé du haut d'un immeuble...

— Il est tombé ou il a sauté ?

— C'était un homme élégant, il est tombé. Il était assureur et marchait sur le toit d'une tour pour une histoire de conduits d'aération ou je ne sais quoi, il a ouvert son dossier et n'a pas regardé où il posait les pieds...

— C'est dingue, ce truc... Qu'est-ce que t'en penses toi?

— Je ne pense pas. Après il y a eu l'enterrement et ma mère se retournait tout le temps pour voir si l'autre femme n'était pas dans le fond de l'église... Ensuite elle a vendu la Jaguar et j'ai arrêté de parler.

— Pendant combien de temps ?

— Des mois...

— Et après ? Je peux baisser le drap parce que j'étouffe, là...

— Moi aussi j'étouffais. Je suis devenue une adolescente ingrate et solitaire, j'avais mis le numéro de l'hôpital en mémoire dans le bigophone mais je n'en ai pas eu besoin... Elle s'était calmée... De suicidaire, elle était passée à déprimée. C'était un progrès. C'était plus calme Une mort lui suffisait, j'imagine... Après, je n'avais qu'une idée en tête : me tirer. Je suis partie une première fois vivre chez une copine quand j'avais dix-sept ans... Un soir, boum, ma mère et les flics devant la porte... Alors qu'elle savait très bien où j'étais cette garce... C'était relou comme disent les jeunes. Nous étions en train de dîner avec ses parents et on parlait de la guerre d'Algérie, je me souviens... Et là, toc, toc, les flics. J'étais super mal à l'aise vis-à-vis de ces gens, mais bon, je voulais pas d'histoires alors je l'ai suivie... J'ai eu dix-huit ans le 17 février 1995, le 16 à minuit une, je me suis cassée en fermant la porte tout doucement... J'ai eu mon bac et je suis entrée aux Beaux-Arts... Quatrième sur soixante-dix admis... J'avais fait un super beau dossier à partir des opéras de mon enfance... J'avais travaillé comme une bête et j'ai eu les félicitations du jury... À ce moment-là, je n'avais plus aucun contact avec ma mère et j'ai commencé à galérer parce que la vie était trop chère à Paris... Je vivais chez les uns, chez les autres... Je séchais beaucoup de cours... Je séchais la théorie et j'allais aux ateliers et puis j'ai déconné... Premièrement, je m'ennuyais un peu... Il faut dire que je n'ai pas joué le jeu : je ne me prenais pas au sérieux et du coup, je n'étais pas prise au sérieux. J'étais pas une Artiste avec un A majuscule, jetais une bonne faiseuse... Celle à qui l'on conseillait plutôt la place du Tertre pour barbouiller du Monet et des petites danseuses... Et puis euh... Je ne comprenais rien. Moi j'aimais dessiner, alors, au lieu d'écouter le blabla des profs, je faisais leur portrait et cette notion «d'arts plastiques », de happenings, d'installations, ça me gonflait. Je me rendais bien compte que je m'étais trompé de siècle. J'aurais voulu vivre au xvie ou au xviie et faire mon apprentissage dans l'atelier d'un grand maître... Préparer ses fonds, nettoyer ses pinceaux et lui broyer ses couleurs... Peut-être que je n'étais pas assez mûre ? Ou que je n'avais pas d'ego ? Ou pas le feu sacré tout simplement? Je ne sais pas... Deuxièmement, j'ai fait une mauvaise rencontre... Le truc cousu de fil blanc : la jeune bécasse avec sa boîte de pastels et ses chiffons bien pliés qui tombe amoureuse du génie méconnu. Le maudit, le prince des nuées, le veuf, le ténébreux, l'inconsolable... Une vraie image d'Épinal : chevelu, torturé, génial, souffreteux, assoiffé... Père argentin et mère hongroise, mélange détonant, culture éblouissante, vivant dans un squat et n'attendant que ça: une petite oie gaga pour lui préparer à manger pendant qu'il créait dans d'atroces souffrances... J'ai assuré. Je suis allée au marché Saint-Pierre, j'ai agrafé des mètres de tissu aux murs pour donner un petit aspect « coquet » à notre « chambrette » et j'ai cherché du travail pour faire bouillir la marmite... Enfin la marmite, euh... Le Butagaz, on va dire... J'ai laissé tomber l'école et je me suis assise en tailleur pour réfléchir à quel métier je pourrais bien faire... Et le pire, c'est que j'étais fière ! Je le regardais peindre et je me sentais importante... J'étais la sœur, la muse, la grande femme derrière le grand homme, celle qui remontait les cubis, nourrissait les disciples et vidait les cendriers...

Elle riait.

— J'étais fière et je suis devenue gardienne de musée, super maligne, non ? Bon, là, je te passe les collègues parce que j'ai touché du doigt toute la grandeur de la fonction publique mais... Je m'en foutais à vrai dire... J'étais bien. Finalement, j'y étais dans l'atelier de mon grand maître... Les toiles étaient sèches depuis longtemps mais j'ai sûrement plus appris là que dans toutes les écoles du monde... Et comme je ne dormais pas beaucoup à cette époque, je pouvais comater tranquille... Je me réchauffais... Le problème, c'est que je n'avais pas le droit de dessiner... Même sur un tout petit carnet riquiqui, même s'il n'y avait personne et Dieu sait qu'il n'y avait pas grand monde certains jours, pas question de faire autre chose que de ruminer mon sort, de sursauter quand j'entendais le tchouik tchouik des semelles d'un visiteur égaré ou de ranger mon matos en vitesse quand c'était le gling gling de son trousseau... À la fin, c'était devenu son passe-temps préféré à Séraphin Tico, Séraphin Tico, j'adore ce nom... avancer à pas de loup et me surprendre en plein délit. Ah ! Qu'est-ce qu'il était jouasse, ce crétin, quand il me forçait à ranger mon crayon ! Je le voyais qui s'éloignait en écartant les jambes pour laisser ses couilles se gonffier d'aise... Mais quand je sursautais, ça me faisait bouger et ça, ça me saoulait. Le nombre de croquis gâchés par sa faute... Ah non ! C'était plus possible ! Du coup, j'ai joué le jeu... L'apprentissage de la vie commençait à porter ses fruits : je l'ai soudoyé.

— Pardon ?

— Je l'ai payé. Je lui ai demandé combien y voulait pour me laisser travailler... Trente balles par jour? bon... Le prix d'une heure de coma au chaud ? bon... Et je les lui ai données...

- Putain...

- Ouais... Le grand Séraphin Tico... ajouta-t-elle rêveuse, maintenant qu'on a le fauteuil, j'irai lui dire bonjour un de ces jours avec Paulette...

- Pourquoi ?

— Parce que je l'aimais bien... C'était un filou honnête, lui. Pas comme l'autre zozo qui m'accueillait en faisant la gueule après une journée de boulot parce que j'avais oublié d'acheter des clopes... Et moi, comme une conne, je redescendais...

— Pourquoi tu restais avec lui ?

— Parce que je l'aimais. J'admirais son travail aussi... Il était libre, décomplexé, sûr de lui, exigeant... Tout mon contraire... Il aurait préféré crever la bouche ouverte plutôt que d'accepter le moindre compromis. J'avais à peine vingt ans, c'est moi qui l'entretenais et je le trouvais admirable.

— T'étais godiche...

— Oui... Non... Après l'adolescence que je venais de me cogner, c'était ce qui pouvait m'arriver de mieux... Il y avait fout le temps du monde, on ne parlait que d'art, que de peinture... On était ridicules oui, mais intègres aussi. On bouffait à six sur deux RMI, on pelait de froid et on faisait la queue aux bains publics mais on avait l'impression de vivre mieux que les autres... Et aussi grotesque que cela puisse sembler aujourd'hui, je crois que nous avions raison. Nous avions une passion... Ce luxe... J'étais godiche et heureuse. Quand j'en avais marre d'une salle, j'en changeais et quand je n'oubliais pas les cigarettes, c'était la fête ! On buvait beaucoup aussi... J'ai pris quelques mauvaises habitudes... Et puis j'ai rencontré les Kessler dont je t'ai parlé l'autre jour...

- Je suis sûr que c'était un bon coup... se renfrogna-t-ii.

Elle roucoula :

— Oh oui... Le meilleur du monde... Oh... Rien que d'y penser, ça me fait des frissons partout, tiens...

— Ça va, ça va... On a compris.

— Nan, soupira-t-elle, pas si terrible que ça... Passés les premiers émois post-virginaux, j'ai... je... enfin... C'était un homme égoïste, quoi...

— Aaah...

— Ouais, euh... T'es pas mal non plus dans le genre...

— Oui, mais moi je ne fume pas !

Ils se sourirent dans le noir...

— Après ça s'est dégradé... Mon amoureux me trompait... Pendant que je me tapais l'humour débile de Séraphin Tico, il se tapait des premières années, et quand on a fait la paix, il m'a avoué qu'il se droguait, oh, un peu, juste comme ça... Pour la beauté du geste... Et là, je n'ai pas du tout envie d'en parler...

— Pourquoi ?

— Parce que c'est devenu trop triste... La rapidité avec laquelle cette merde te met à genoux, c'est hallucinant... La beauté du geste, mon cul, j'ai tenu encore quelques mois et je suis retournée vivre chez ma mère. Elle ne m'avait pas vue depuis presque trois ans, elle a ouvert la porte et m'a dit : « Je te préviens, y a rien à manger. » J'ai fondu en larmes et je suis restée couchée pendant deux mois... Là, elle a été clean pour une fois... Elle avait ce qu'il faut pour me soigner, tu me diras... Et quand je me suis relevée, je suis retournée travailler À cette époque, je ne me nourrissais que de bouillies et de petits pots. Allô ! Docteur Freud ? Après le cinémascope dolby stéréo, sons, lumières et émotions en tout genre, j'ai repris une vie en minuscule et en noir et blanc. Je regardais la télé et j'avais toujours le vertige au bord des quais...

— T'y as pensé ?

— Oui. J'imaginais mon fantôme monter vers le ciel sur l'air de Tornami a vagheggiar, Te solo vuol amar... et mon papa qui m'ouvrait les bras en riant : « Ah ! vous voilà enfin mademoiselle ! Vous allez voir, c'est encore plus joli que la Riviera par ici... »

Elle pleurait.

- Non, pleure pas...

- Si. J'ai envie.

— Bon, alors pleure.

- C'est bien, t'es pas compliqué, toi...

- C'est vrai. J'ai plein de défauts mais je suis pas compliqué... Tu veux qu'on arrête ?

— Non.

— Tu veux boire quelque chose ? Un petit lait chaud avec de la fleur d'oranger comme me faisait Paulette ?

— Non, je te remercie... Où j'en étais ?

— Le vertige...

— Oui, le vertige... Honnêtement, il ne m'aurait pas fallu beaucoup plus qu'une pichenette dans le dos pour me faire basculer, mais au lieu de ça le hasard portait des gants noirs en chevreau très doux et m'a tapé sur l'épaule un matin... Ce jour-là je m'amusais avec les personnages de Watteau, j'étais pliée en deux sur ma chaise quand un homme est passé derrière moi... Je le voyais souvent... Il était toujours en train de tourner autour des étudiants et de regarder leurs dessins en douce... Je pensais que c'était un dragueur. J'avais des doutes sur sa sexualité, je le regardais tchatcher avec la jeunesse flattée et j'admirais son allure... Il avait toujours des manteaux superbes, très longs, des costumes classieux, des foulards et des écharpes en soie... C'était ma petite récré... J'étais donc recroquevillée sur mon carnet et je ne voyais que ses magnifiques chaussures, très fines et impeccablement cirées. « Pouis-je vous poser oune question indiscrète, Mademoiselle ? Avez-

vous oune moralité à toute épreuve ? » Je me demandais bien où il voulait en venir. À l'hôtel ? Mais bon... Avais-je une moralité à toute épreuve ? Moi qui corrompais Séraphin Tico et rêvais de contrarier l'œuvre du Bon dieu? "Non" ai-je répondu et, à cause de cette petite répartie crâne, je suis repartie dans un autre merdier... Incommensurable cette fois...

- Un quoi ?

- Un merdier sans nom.

— Qu'est-ce que t'as fait ?

— La même chose qu'avant... Mais au lieu de crécher dans un squat et d'être la bonniche d'un furieux, j'ai vécu dans les plus grands hôtels d'Europe et je suis devenue celle d'un escroc...

— Tu... tu t'es...

— Prostituée ? Non. Quoique...

— Qu'est-ce que tu faisais ?

— Des faux.

— Des faux billets ?

— Non, des faux dessins... Et le pire, c'est que ça m'amusait en plus ! Enfin au début... Après ça a tourné limite esclavagisme cette petite blague, mais au début, c'était très rigolo. Pour une fois que je servais à quelque chose ! Alors, je te dis, j'ai vécu dans un luxe incroyable... Rien n'était trop beau pour moi. J'avais froid ? Il m'offrait les meilleurs cachemires. Tu vois le gros pull bleu avec, une capuche que je mets tout le temps ?

— Ouais.

— Onze mille balles...

— Nooon ?

— Siiii. Et j'en avais une dizaine comme celui-là... J'avais faim ? Poï poï, room service et homard à gogo. J'avais soif ? Ma qué, champagne ! Je m'ennuyais ? Spectacles, shopping, musique ! Tout cé qué tou veux tou lé dis à Vittorio... La seule chose que je n'avais pas le droit de dire, c'est « J'arrête ». Là, il devenait mauvais le beau Vittorio... « Si tou pars, tou plonges... » Mais pourquoi je serais partie ? J'étais choyée, je m'amusais, je faisais ce que j'aimais, j'allais dans tous les musées dont j'avais rêvé, je faisais des rencontres, la nuit je me trompais de chambre... J'en suis pas sûre mais je crois même que j'ai couché avec Jeremy Irons...

— Qui c'est ?

— Oh... T'es désespérant, toi... Bon, peu importe... Je lisais, j'écoutais de la musique, je gagnais de l'argent... Avec le recul, je me dis que c'était une autre forme de suicide... Plus confortable... Je me suis coupée de la vie et du peu de gens qui m'aimaient. De Pierre et Mathilde Kessler, notamment, qui m'en ont voulu à mort, de mes anciens petits camarades, de la réalité, de la moralité, du droit chemin, de moi-même...

- Tu bossais tout le temps ?

- Tout le temps. Je n'ai pas tant produit que ça mais il fallait refaire la même chose des milliers de fois à cause de problèmes techniques... La patine, le support et tout ça... Finalement, le dessin c'était peanuts, c'était son vieillissement qui était compliqué. Je travaillais avec Jan, un Hollandais qui nous fournissait en vieux papiers. C'était son métier : parcourir le monde et revenir avec des rouleaux. Il avait un côté petit chimiste fou et cherchait sans relâche un moyen de faire du vieux avec du neuf... Je ne l'ai jamais entendu prononcer la moindre parole, un type fascinant... Et puis, j'ai perdu la notion du temps... D'une certaine manière, je me suis laissé ensuquer dans cette non-vie... Ça ne se voyait pas à l'œil nu, mais j'étais devenue une épave. Une épave chic... Le gosier en pente, des chemises sur mesure et un dégoût de ma petite personne... Je ne sais pas comment tout cela se serait terminé si Léonard ne m'avait pas sauvée...

— Léonard qui ?

— Léonard de Vinci. Là, je me suis tout de suite cabrée... Tant qu'on s'en tenait aux petits maîtres, aux esquisses d'esquisses, aux croquis de croquis ou aux repentirs de repentirs, on pouvait faire illusion auprès de marchands peu scrupuleux mais là, c'était n'importe quoi... Je l'ai dit mais on ne m'a pas écoutée... Vittorio était devenu trop gourmand... Je ne sais pas exactement ce qu'il faisait de son fric mais plus il en palpait et plus il en manquait... Il devait avoir ses faiblesses, lui aussi... Alors j'ai fermé ma gueule. Ce n'était pas mon problème après tout... Je suis retournée au Louvre, aux département des arts graphiques où j'ai pu accéder à certains documents et je les ai appris par coeur... Vittorio voulait oune petite chose. « Tou vois cette étoude, là ? Tou ti inspires d'elle, mais cet personnage-là, tou mé lé gardes..." A cette époque, on ne vivait déjà plus à l'hôtel mais dans un grand appartement meublé. Je me suis exécutée et j'ai attendu... Il était de plus en plus nerveux. Il passait des heures au téléphone, usait la moquette et crachait sur la Madone. Un matin, il est entré dans ma chambre comme un fou : « Je dois partir mais toi tou né bouges pas d'ici, d'accord ? Tou né sors pas tant que je té lé pas dit... Tou m'as compris ! Tou né bouges pas ! » Le soir, j'ai reçu un appel d'un autre mec que je connaissais pas : « Brûle tout » et il a raccroché. Bon... J'ai rassemblé des tas de mensonges et je les ai détruits dans l'évier. Et j'ai attendu encore... Plusieurs jours... Je n'osais pas sortir. Je n'osais pas regarder par la fenêtre. J'étais devenue complètement parano. Mais au bout d'une semaine, je suis partie. J'avais faim, j'avais envie de fumer, je n'avais plus rien à perdre... Je suis retournée à Meudon à pied et j'ai trouvé une maison fermée avec un panneau à vendre sur la grille. Est-ce qu'elle était morte ? J'ai escaladé le mur et dormi dans le garage. Je suis revenue à Paris. Tant que je marchais, je tenais debout. J'ai zoné autour de l'immeuble au cas où Vittorio serait revenu... Je n'avais pas de fric, pas de boussole, plus de repères, rien. J'ai passé encore deux nuits dehors dans mon cachemire à dix milles boules, j'ai demandé des clopes et je me suis fait piquer mon manteau. Le troisième soir, j'ai sonné chez Pierre et Mathilde et je me suis écroulée devant leur porte. Ils m'ont retapée et m'ont installée ici, au septième. Une semaine plus tard, j'étais encore assise par terre à me demander quel métier je pourrais bien faire... Tout ce que je savais, c'est que je ne voulais plus jamais dessiner de ma vie. Je n'étais pas non plus prête à retourner dans le monde. Les gens me faisaient peur... Alors je suis devenue technicienne de surface de nuit... J'ai vécu comme ça, un peu plus d'un an. Entre-temps, j'ai retrouvé ma mère. Elle ne m'a pas posé de questions... Je n’ai jamais su si c’était de l’indifférence ou simplement de la discrétion... Je n’ai pas creusé, je ne pouvais pas me le permettre : je n’avais plus qu’elle...

« Quelle ironie... J'avais tout fait pour la fuir et voilà... Retour à la case départ, les rêves en moins... J'ai vivoté, je m'interdisais de boire seule et cherchais une issue de secours dans mon dix mètres carrés... Et puis je suis tombée malade au début de l'hiver et Philibert m'a portée dans les escaliers jusque dans la chambre d'à côté... La suite, tu la connais...

Long silence.

— Eh ben... répéta Franck plusieurs fois. Eh ben...

Il s'était redressé et avait croisé ses bras.

— Eh ben... Tu parles d'une vie... C'est dingue... Et maintenant ? Qu'est-ce que tu vas faire, maintenant ?

— ...

Elle dormait.

Il remonta la couette jusque sous son nez, prit ses affaires et sortit sur la pointe des pieds. Maintenant qu'il la connaissait, il n'osait plus s'allonger à côté d'elle. En plus elle prenait toute la place...

Toute la place.

18

Il était perdu.

Il erra un moment dans l'appartement, se dirigea vers la cuisine, ouvrit des placards et les referma en secouant la tête.

Sur le rebord de la fenêtre, le cœur de laitue était tout ratatiné. Il le jeta aux ordures et revint s'asseoir avec un crayon pour terminer son dessin. Il hésita pour les yeux... Est-ce qu'il fallait dessiner deux points noirs au bout des cornes ou un seul en dessous ?

Putain... Même en escargot, il était nul !

Allez, un. C'était plus mignon.

Il se rhabilla. Poussa sa moto en serrant les fesses devant la loge. Pikouch le regarda passer sans broncher. C'est bien mon gars, c'est bien... Cet été t'auras un petit Lacoste pour tomber les pékinoises... Il parcourut encore plusieurs mètres avant d'oser kicker et s'élança dans la nuit.

Il prit la première à gauche et roula toujours tout droit. Arrivé à la mer, il posa son casque sur son ventre et regarda les manœuvres des marins pêcheurs. Il en profita pour dire deux trois mots à sa moto. Qu'elle comprenne un peu la situation...

Légère envie de craquer.

Trop de vent, peut-être ?

Il s'ébroua.

Voilà ! C'était ça qu'il cherchait tout à l'heure : un filtre à café ! Ses idées se remettaient en place... Il marcha donc le long du port jusqu'au premier troquet ouvert et but un jus au milieu des cirés luisants. En levant les yeux, il découvrit une vieille connaissance dans le reflet du miroir : lui-même.

— Et alors... Te v'là, toi ? s'étonnait son double en silence.

— Hé ouais...

— Qu'est-ce que tu fous là ?

— Je suis venu boire un café.

— Dis donc, t'as une sale gueule...

— Fatigué...

— Toujours en train de courir le guilledou ?

— Non.

— Allez... T'étais pas avec une fille, cette nuit ?

— C'était pas vraiment une fille...

— C'était quoi ?

— Je sais pas.

— Ho là, mon gars... Hé patronne ! Rincez-lui sa tasse, y a mon pote qui s'écaille, là ! lança le fantôme.

— Non, non... Laisse...

— Laisse quoi ?

— Tout.

— Ben qu'est-ce t'as Lestaf ? ?Mal au cœur...

—Oooh, t'es amoureux, toi ?

- Ça se pourrait...

—Hé ben ! C'est une bonne nouvelle, ça ! Exulte mon vieux ! Exulte ! Monte sur le bar ! Chante !

- Arrête.

- Mais qu'est-ce t'as ?

- Rien... Elle... Elle est bien, celle-ci... Trop bien pour moi en tout cas...

- Meuh non... C'est des conneries, ça ! Personne n'est jamais trop bien pour personne... Surtout les gonzesses!

- C’est pas une gonzesse je te dis...

— C'est un mec ? !

— Mais nan...

— C'est un androïde ? C'est Lara Croft ?

— Mieux que ça...

— Mieux que Lara Croft ? Oh poudiou ! Y a du monde au balcon, alors ?

— 85 A je dirais...

Il se souriait :

— Ah ben ouais... Si t'en pinces pour une planche à pain, t'es dans la merde, je comprends mieux, là...

— Mais nan, tu comprends rien ! se maudissait-il. D'façon t'as jamais rien compris ! T'es toujours là, à ramener ta grande gueule pour faire oublier que tu comprends rien ! Depuis que t'es gamin, tu fais chier ton monde ! Tu me fais pitié, tiens... Cette fille, quand elle me parle, y a la moitié des mots que je comprends pas, tu piges ? Je me sens comme une merde à côté d'elle. Tu verrais tout ce qu'elle a vécu déjà... Putain, moi j'assure pas, là... Je crois que je vais laisser tomber...

Le reflet fit la moue.

— Quoi ? grogna Franck.

— Trop teigneux...

— J'ai changé.

— Mais non... T'es juste fatigué...

— Ça fait vingt ans que je suis fatigué...

— Qu'est-ce qu'elle a vécu ?

— Que de la daube.

— Hé ben, c'est parfait, ça ! T'as qu'à lui proposer aut'chose !

— Quoi ?

— Ho ! Tu fais exprès ou quoi ?

— Non.

— Si. Tu fais exprès pour que je m'apitoie... Réfléchis un peu. Je suis sûr que tu vas trouver...

— J'ai peur.

— C'est bon signe.

— Oui mais si je me...

Le miroir se brouilla.

- Messieurs, gouailla la patronne, l'pain est arrivé. Oui c'est qui veut un sandwich ? Le jeune homme ?

- Merci, ça ira.

Oui, ça ira.

Dans le mur ou ailleurs...

On verra.

Ils installaient le marché. Franck acheta des fleurs au cul du camion, t'as l'appoint, mon gars ? et les aplatit sous son blouson.

Des fleurs, c'était pas mal pour commencer, non ?

T'as l'appoint mon gars ? Et comment, la vieille ! Et comment !

Et, pour la première fois de sa vie, il roula vers Paris en regardant le soleil se lever.

Philibert prenait sa douche. Il apporta son petit déjeuner à Paulette et l'embrassa en lui frictionnant les bajoues :

— Alors mémé, t'es pas bien, là ?

— Mais t'es gelé, toi ? D'où c'est que t'arrives encore ?

— Oh là... fit-il en se relevant.

Son pull puait le mimosa. Faute de vase, il découpa une bouteille en plastique avec le couteau à pain.

— Hé, Philou ?

- Attends une minute, je me dose mon Nesquick... Tu nous prépares la liste des courses ?

- Ouais... Comment ça s'écrit la riviéra ?

- Avec une majuscule et sans accent.

- Merci.

Du mimosa comme sur la rivié... Riviera... Il plia son petit mot et le déposa avec le vase près de l'escargotte.

Il se rasa.

- On en était où déjà ? demanda l'autre, de nouveau dans le miroir.

— Nan, c'est bon. Je vais me démerder...

— Bon, ben... bonne chance, hein ?

Franck grimaça.

C'était l'after-shave.

Il avait dix minutes de retard et la réunion avait déjà commencé.

— Vlà not' joli cœur... signala le chef. Il s'assit en souriant.

19

Comme à chaque fois qu'il était épuisé, il se brûla gravement. Son commis insista pour le soigner et il finit par lui tendre son bras en silence. Pas l'énergie de se plaindre, ni d'avoir mal. Machine explosée. Hors service, hors d'usage, hors d'état de nuire, hors tout...

Il revint en titubant, régla son réveil pour être sûr de ne pas dormir jusqu'au lendemain matin, se déchaussa sans défaire ses lacets et tomba sur son lit les bras en croix. Maintenant oui, sa main le lançait et il réprima un lllssch de douleur avant de sombrer.

Il dormait depuis plus d'une heure quand Camille — si légère ce ne pouvait être qu'elle — vint le voir en rêve...

Hélas, il ne vit pas si elle était nue... Elle était allongée sur lui. Cuisses contre cuisses, ventre contre ventre et épaules contre épaules.

Elle avait posé sa bouche sur son oreille et murmu?Lestafier, je vais te violer...

Il souriait dans son sommeil. D'abord parce que c'était un joli délire et ensuite parce que son souffle le chatouillait par-delà les abîmes.

- Oui... Qu'on en finisse... Je vais te violer pour avoir une bonne raison de te prendre dans mes bras...

Mais ne bouge pas surtout... Si tu te débats, je t'étouffe mon petit gars...

Il voulut tout rassembler, son corps, ses mains et ses draps pour être sûr de ne pas se réveiller mais quelqu'un le retenait par les poignets.

À la douleur, il réalisa qu'il ne rêvait pas, et, parce qu'il souffrait, il comprit son bonheur.

En posant ses paumes sur les siennes, Camille sentit le contact de la gaze :

— Tu souffres ?

— Oui.

— Tant mieux.

Et elle commença à bouger.

Lui aussi.

— Ttt ttt, se fâcha-t-elle, laisse-moi faire...

Elle recracha un bout de plastique, le chapeauta, se cala dans son cou, un peu plus bas aussi et passa ses mains sous ses reins.

Au bout de quelques allées et venues silencieuses, elle s'agrippa à ses épaules, se cambra et jouit en moins de temps qu'il ne faut pour l'écrire.

— Déjà ? demanda-t-il un peu déçu.

— Oui...

— Oh...

— J'avais trop faim...

Franck referma ses bras sur son dos.

— Pardon... ajouta-t-elle.

— Pas d'excuse qui tienne, mademoiselle... Je vais porter plainte.

— Avec plaisir...

— Non, pas tout de suite... Je suis trop bien, là... Reste comme ça, je t'en supplie... Oh merde...

— Quoi ?

— Je suis en train de te foutre de la Biafine partout...

— Tant mieux, sourit-elle, ça pourra toujours servir...

Franck ferma les yeux. Il venait de toucher le gros lot. Une fille douce, intelligente et coquine. Oh... Merci mon Dieu, merci... C'était trop beau pour être vrai.

Un peu poisseux, un peu graisseux, ils se rendormirent tous les deux, sous un drap qui sentait le stupre et la cicatrisation.

20

En se réveillant pour aller voir Paulette, Camille marcha sur son réveil et le débrancha. Personne n'osa le réveiller. Ni la maisonnée distraite, ni son chef qui prit son poste sans moufter.

Comme il devait souffrir, le pauvre...

Il sortit de sa chambre vers deux heures du matin et frappa à la porte du fond.

Il s'agenouilla au pied de son matelas.

Elle lisait.

— Hum... Hum...

Elle baissa son journal, leva la tête et fit l'étonnée:

— Un problème ?

— Euh... M'sieur l'agent, je... Je viens pour une main courante...

— On vous a volé quelque chose ?

Hé, ho, ça va ! On se calme ! Il n'allait pas répondre « mon cœur » ou une connerie dans le genre...

— C'est-à-dire que... euh... On s'est introduit chez moi hier...

— Ah bon ?

— Oui.

— Mais vous étiez là ?

— Je dormais...

— Vous avez vu quelque chose ?

- Non.

- Comme c'est fâcheux... Vous êtes bien assuré au moins?

- Non, repondit-il penaud.

Elle soupira :

- Voilà un témoignage bien vague... Je sais que ces choses-là ne sont jamais très agréables, mais... Vous savez... Le mieux ce serait encore de procéder à une reconstitution des faits...

- Ah?

— Ben oui...

D'un bond, il était sur elle. Elle hurla.

— Moi aussi j'ai la dalle, moi aussi ! J'ai rien bouffé depuis hier soir et c'est toi qui vas trinquer Mary Poppins. Putain, depuis le temps que ça gargouille là-dedans... J'vais me gêner, tiens...

Il la dévora de la tête aux pieds.

Il commença par lui picorer les taches de rousseur puis la grignota, la becqueta, la croqua, la lécha, la goba, la pignocha, la chipota, la mordilla et la rongea jusqu'à l'os. Au passage, elle prit du plaisir et le lui rendit bien.

Ils n'osaient plus s'adresser la parole ni même se regarder.

Camille se désola.

- Qu'est-ce qu'il y a ? s'inquiéta-t-il.

- Ah monsieur... Je sais, c'est trop bête, mais il m'en fallait un deuxième exemplaire pour nos archives et j'ai oublié de mettre le carbone... Il va falloir tout recommencer depuis le début...

- Maintenant ? ?

- Non. Pas maintenant. Mais il ne faudrait pas trop tarder quand même... Des fois que vous oubliiez certains détails...

- Bon... Et vous, vous... Vous croyez que je serai remboursé ?

— M'étonnerait...

— Il a tout pris, vous savez ?

— Tout ?

— Presque tout...

— Dur...

Camille était allongée sur le ventre et avait posé son menton sur ses mains.

— Tu es belle.

— Arrête... fit-elle en s'enfouissant dans le creux de ses bras.

— Nan, t'as raison, t'es pas belle, t'es... J'sais pas comment dire... T'es vivante... Tout est vivant chez toi: tes cheveux, tes yeux, tes oreilles, ton petit nez, ta grande bouche, tes mains, ton cul adorable, tes longues jambes, tes grimaces, ta voix, ta douceur, tes silences, ton... ta... tes...

— Mon organisme ?

— Ouais...

— Je suis pas belle mais mon organisme est vivant. Super, la déclaration... On me l'avait jamais faite celle-ci...

— Joue pas avec les mots, se rembrunit-il, c'est trop facile pour toi... Euh...

— Quoi ?

— J'ai encore plus faim qu'avant... Il faut vraiment que j'aille manger quelque chose, là...

— Bon eh ben, salut... Au plaisir, comme on dit.

Il paniqua :

— Tu... tu veux pas que je te ramène un truc?

— Qu'est-ce que tu me proposes ? fit-elle en s'étirant.

— Ce que tu veux...

Puis, après un temps de réflexion :

— ... Rien... Tout...

— OK. Je prends.

Il était adossé contre le mur, son plateau sur les genoux. Il déboucha une bouteille et lui tendit un verre. Elle posa son carnet.

Ils trinquèrent.

- À l'avenir...

- Non. Surtout pas. À maintenant, le corrigea-t-elle.

Aïe.

— L'avenir euh... Tu... tu le...

Elle le regarda droit dans les yeux :

— Rassure-moi, Franck, on va pas tomber amoureux quand même ?

Il fit semblant de s'étrangler.

— Am, orrgl, argh... T'es folle ou quoi ? Bien sûr que non !

— Ah ! Tu m'as fait peur... On a déjà fait tellement de bêtises tous les deux...

— Ouais, tu l'as dit. Note bien, on en est plus à une près maintenant...

— Si. Moi, si.

— Ah?

— Oui. Baisons, trinquons, allons nous promener, donnons-nous la main, attrape-moi par le cou et laisse-moi te courir si tu veux mais... Ne tombons pas amoureux... S'il te plaît...

— Très bien. Je le note.

— Tu me dessines ?

— Oui.

—Tu me dessines comment ?

- Comme je te vois...

- Je suis bien ?

- Tu me plais.

Il sauça son assiette, posa son verre et se résigna à revenir régler quelques tracasseries administratives...

Ils prirent leur temps cette fois et quand ils eurent roulé chacun de leur côté, rassasiés et au bord du gouffre, Franck s'adressa au plafond :

- D'accord Camille, je ne t'aimerai jamais.

- Merci Franck. Moi non plus.

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