TROISIÈME PARTIE

1

Il était un peu plus de onze heures quand il entra dans sa chambre le lendemain matin. Elle lui tournait le dos. Elle était encore en kimono, assise devant la fenêtre.

— Qu'est-ce tu fais ? Tu dessines ?

— Oui.

— Tu dessines quoi ?

— Le premier jour de l'année...

— Montre.

Elle releva la tête et se mordit l'intérieur des joues pour ne pas rire.

Il était vêtu d'un costume super ringue, genre Hugo Boss des années 80, un peu trop grand et un peu trop brillant, avec des épaulettes à la Goldorak, une chemise en viscose jaune moutarde et une cravate bariolée. Les chaussettes étaient assorties à la chemise et ses chaussures, en croûte de porc ammoniaquée, le faisaient

atrocement souffrir.

— Ben quoi ? grogna-t-il.

— Non, rien, t'es... T'es vachement élégant...

— C'est malin... C'est parce que j'invite ma grand-mère à déjeuner au restaurant...

— Eh ben... pouffa-t-elle, elle va être drôlement fière de sortir avec un beau garçon comme toi...

— Très drôle. Si tu savais comme ça me prend la tête... Enfin, ce sera fait...

— C'est Paulette ? Celle de l'écharpe ?

— Oui. C'est pour ça que je suis là d'ailleurs... Tu m'avais pas dit que t'avais quelque chose pour elle ?

— Si. Parfaitement.

Elle se leva, déplaça le fauteuil et alla farfouiller dans sa petite valise.

— Assieds-toi là.

— Pour quoi faire ?

— Un cadeau.

— Tu vas me dessiner ?

— Oui.

— Je ne veux pas.

— Pourquoi ?

— ...

— Tu ne sais pas ?

— J'aime pas qu'on me regarde.

— J'irai très vite.

— Non.

— Comme tu voudras... J'avais pensé qu'un petit portrait de toi, ça lui ferait plaisir... Toujours cette histoire de troc, tu sais ? Mais je n'insisterai pas. Je n'insiste jamais. C'est pas mon genre...

— Bon alors vite fait, hein ?

— Ça ne va pas...

— Quoi encore ?

— Le costume, là... La cravate et tout, ça ne va pas. Ce n'est pas toi.

— Tu veux que je me foute à poil ? ricana-t-il.

— Oh, oui, ce serait bien ! Un beau nu... répondit-elle sans ciller.

— Tu plaisantes, là ?

Il était paniqué.

— Mais oui, je plaisante... Tu es beaucoup trop vieux ! Et puis tu dois être trop poilu...

— Pas du tout ! Pas du tout ! Je suis juste poilu comme il faut !

Elle riait.

— Allez. Tombe au moins la veste et desserre ta cravate...

— Pff, j'ai mis trois plombes à faire le nœud...

— Regarde-moi. Nan, pas comme ça... On dirait que t'as un balai dans le cul, détends-toi... Je ne vais pas te manger, idiot, je vais te croquer.

— Oh, oui... fit-il suppliant, croque-moi, Camille, croque-moi...

— Parfait. Garde ce sourire niais. Pour le coup, c'est tout à fait ça...

— C'est bientôt fini ?

— Presque.

— J'en ai marre. Parle-moi. Raconte-moi une histoire pour faire passer le temps...

— De qui tu veux que je te parle, cette fois ?

— De toi...

— ...

— Qu'est-ce que tu vas faire aujourd'hui ?

— Du rangement... Un peu de repassage aussi... Et puis je vais aller me promener... La lumière est belle... Je finirai sûrement dans un café ou un salon de thé... Manger des scones à la gelée de myrtilles... Miam... Et avec un peu de chance, il y aura un chien... Je collectionne les chiens des salons de thé en ce moment... J'ai un carnet spécial pour eux, un petit Moleskine super beau... Avant j'en avais un pour les pigeons... Je suis incollable en pigeons. Ceux de Montmartre, ceux de Trafalgar Square à Londres ou de Venise, sur la place Saint-Marc, je les ai tous attrapés...

— Dis-moi...

— Oui...

— Pourquoi t'es toujours toute seule ?

— Je ne sais pas.

— Tu n'aimes pas les hommes ?

— Nous y voilà... Une fille qui n'est pas sensible à ton irrésistible charme est forcément lesbienne, c'est ça ?

— Non, non, je me demandais, c'est tout... T'es toujours habillée en moche, t'as la boule à zéro, tout ça...

Silence.

— Si, si, j'aime bien les garçons... Les filles aussi note bien, mais je préfère les garçons...

— T'as déjà couché avec des filles ?

— Oh là, là... Plein de fois !

— Tu rigoles ?

— Oui. Allez, c'est bon. Tu peux te rhabiller.

— Montre-moi.

— Tu ne vas pas te reconnaître. Les gens ne se reconnaissent jamais...

— Pourquoi t'as fait une grosse tache, là ?

— C'est l'ombre.

— Ah?

— Ça s'appelle un lavis...

— Ah ? Et ça, c'est quoi ?

— Tes rouflaquettes.

— Ah?

— Tu es déçu, hein ? Tiens, prends celui-là aussi... C'est un croquis que j'ai fait l'autre jour quand tu jouais à la Play Station...

Grand sourire :

— Alors, là d'accord ! Là c'est moi !

— Moi j'aime mieux le premier, mais bon... Tu n'as qu'à les glisser dans une BD pour les transporter...

— Donne-moi une feuille.

— Pourquoi ?

— Parce que. Moi aussi, je peux faire ton portrait si je veux...

Il la dévisagea un moment, se pencha sur ses genoux en tirant la langue et lui tendit son gribouillis.

— Alors ? fit-elle curieuse.

Il avait dessiné une spirale. Une coquille d'escargot avec un petit point noir tout au fond.

Elle ne réagissait pas.

— Le petit point, c'est toi.

— Je... J'avais compris...

Ses lèvres tremblaient.

Il lui arracha le papier des mains :

— Hé ! Ho ! Camille, c'était pour rire ! C'est n'importe quoi, ça ! C'est rien du tout !

— Oui, oui, confirma-t-elle en portant la main à son front. C'est rien du tout, j'en suis bien consciente... Allez, vas-y maintenant, tu vas être en retard...

Il enfila sa combinaison dans l'entrée et tira la porte en se donnant un grand coup de casque sur la tête.

Le petit point, c'est toi...

Trop con, le mec.

2

Pour une fois qu'il ne trimbalait pas un sac à dos plein de ravitaillement, il se coucha sur son réservoir et laissa la vitesse faire son merveilleux travail de désen-crassement : jambes plaquées, bras tendus, poitrine au chaud et casque prêt à se fissurer, il tordait son poignet au maximum pour planter là ses emmerdes et ne plus penser à rien.

Il allait vite. Beaucoup trop vite. C'était exprès. C'était pour voir.

D'aussi loin qu'il se souvienne, il avait toujours eu un moteur entre les jambes et une espèce de démangeaison au creux de la main et, d'aussi loin qu'il se souvienne, il n'avait jamais envisagé la mort comme un problème bien sérieux. Une contrariété supplémentaire tout au plus... Et encore... Puisqu'il ne serait plus là pour en pâtir, quelle importance, vraiment ?

Dès qu'il avait eu trois sous, il s'était endetté pour s'offrir des engins beaucoup trop gros pour sa petite cervelle et dès qu'il avait trois potes un peu débrouillards, il avait payé plus cher encore pour gagner quelques millimètres au compteur. Il était calme aux feux rouges, ne laissait jamais de gomme sur le bitume, ne se la mesurait pas avec d'autres et ne voyait aucun intérêt à prendre un risque idiot. Simplement, dès qu'il en avait l'occasion, il s'échappait, partait seul essorer les gaz et accabler son ange gardien.

Il aimait la vitesse. Il aimait vraiment ça. Plus que tout au monde. Plus que les filles, même. Elle lui avait offert les seuls moments heureux de sa vie : calmes, apaisants, libres... Quand il avait quatorze ans, couché sur sa meule comme un crapaud sur une boîte d'allumettes (c'était une expression de l'époque...), il était le roi des petites départementales de Touraine, à vingt ans, il s'était payé sa première grosse cylindrée d'occasion après avoir sué sang et eau tout l'été dans un mauvais bouiboui près de Saumur, et aujourd'hui, c'était devenu son seul passe-temps entre deux services : rêver d'une bécane, l'acheter, la briquer, la fatiguer, rêver d'une autre bécane, traîner chez un concessionnaire, revendre la précédente, l'acheter, la briquer, etc.

Sans la moto, il se serait probablement contenté de téléphoner plus souvent à sa vieille en priant le ciel pour qu'elle ne lui raconte pas sa vie à chaque fois...

Le problème, c'était que ça n'était plus si efficace cette affaire... Même à 200, la légèreté ne venait plus.

Même à 210, même à 220, son cerveau continuait d'usiner. Il avait beau se faufiler, biaiser, godiller, s'arracher, certaines évidences restaient collées à son blouson et continuaient de lui bouffer la tête entre deux stations d'essence.

Et aujourd'hui encore, un 1er janvier sec et brillant comme un sou neuf, sans sacoche, sans sac à dos et avec rien d'autre au programme qu'un bon gueuleton avec deux petites grands-mèrefs adorables, il s'était finalement relevé et n'avait plus eu besoin d'ouvrir la jambe pour les remercier quand des automobilistes prévenants s'écartaient en sursaut.

Il avait rendu les armes et se contentait d'aller d'un point à un autre en se repassant toujours le même vieux disque rayé : Pourquoi cette vie ? Jusqu'à quand ? Et comment faire pour en réchapper ? Pourquoi cette vie ? Jusqu'à quand ? Et comment faire pour en réchapper ? Pourquoi cette vie ? Jusqu...

Il était mort de fatigue et plutôt de bonne humeur. Il avait invité Yvonne pour la remercier et, il faut bien l'avouer, pour qu'elle se cogne la conversation à sa place. Grâce à elle, il allait pouvoir se mettre en pilotage automatique. Un petit sourire à droite, un petit sourire à gauche, quelques jurons pour leur faire plaisir et ce serait déjà l'heure du café... Le pied...

Elle passait prendre Paulette dans sa cage et ils avaient rendez-vous tous les trois à l'Hôtel des Voyageurs, un petit gastro plein de napperons et de fleurs séchées où il avait fait son apprentissage puis travaillé autrefois et où il avait laissé quelques bons souvenirs... C'était en 1990. Autant dire à mille millions d'années-lumière...

Qu'est-ce qu'il avait à l'époque ? Un Fazer Yamaha, non ?

Il zigzaguait entre les lignes blanches et avait relevé sa visière pour sentir le piquant du soleil. Il n'allait pas déménager. Pas tout de suite. Il allait pouvoir rester là, dans cet appartement trop grand où la vie était revenue un matin avec une fille de l'espace en chemise de nuit. Elle ne parlait pas beaucoup et pourtant, depuis qu'elle était là, il y avait de nouveau du bruit. Philibert sortait enfin de sa chambre et ils prenaient leur chocolat ensemble tous les matins. Il ne claquait plus les portes pour ne pas la réveiller et s'endormait plus facilement quand il l'entendait bouger dans la pièce d'à côté.

Au début, il ne pouvait pas la saquer, mais maintenant, c'était bien. Il l'avait matée...

Hé ? T'as entendu ce que tu viens de dire ? De quoi ?

Attends, fais pas l'innocent, là... Franchement Lestafier, regarde-moi dans les yeux, t'as l'impression de l'avoir matée, celle-ci ?

Euh... non...

Ah, d'accord ! Je préfère ça... Je sais que t'es pas très futé comme garçon mais quand même... Tu m'as fait peur, là !

Oh, ça va... Si on peut même plus rigoler maintenant...

3

Il se dézippa sous un arrêt d'autocar et resserra le nœud de sa cravate en passant la porte.

La patronne ouvrit grands ses bras :

— Mais qu'il est beau ! Ah ! on voit que tu t'habilles à Paris, toi ! René t'embrasse. Il passera après le service...

Yvonne se leva et sa mémé lui sourit tendrement.

— Alors les filles ? On a passé la journée chez le coiffeur à ce que je vois ?

Elles gloussèrent au-dessus de leurs kirs et s'écartèrent pour lui laisser la vue sur la Loire.

Sa mémé avait ressorti son tailleur des grands jours avec sa broche en toc et son col en poil. Le coiffeur de la maison de retraite ne l'avait pas loupée et elle était aussi saumonée que la nappe.

— Dis donc, y t'a drôlement coloriée ton coiffeur...

— C'est exactement ce que je disais, coupa Yvonne, c'est très bien cette couleur, hein, Paulette ?

Paulette hochait la tête et buvait du petit-lait en se tamponnant le coin des lèvres avec sa serviette damassée, elle mangeait son grand du regard et minaudait derrière la carte.

Tout se passa exactement comme il l'avait prévu: « oui », « non », « ah bon ? », « c'est pas vrai ? », « ben merde... », « pardon... », « putain », « oups... » et « saper-lotte » furent les seuls mots qu'il prononça, Yvonne assurant les intervalles à la perfection...

Paulette ne parlait pas beaucoup.

Elle regardait le fleuve.

Le chef vint leur tenir la jambe un moment et leur servit un vieil armagnac que ces dames refusèrent d'abord avant de le siffler comme un petit vin de messe. Il raconta à Franck des histoires de cuisiniers et lui demanda quand il reviendrait travailler par ici...

— Les Parigots, y savent pas manger... Les femmes elles font du régime et les hommes y pensent qu'à leurs notes de frais... Je suis sûr que t'as jamais d'amoureux... À midi, t'as que des hommes d'affaires qui se foutent bien de ce qu'y mangent et le soir, t'as que des couples qui fêtent leurs vingt ans de mariage en se faisant la gueule parce que leur voiture est mal garée et qu'ils ont peur de la retrouver à la fourrière... Je me trompe ?

— Oh, vous savez, moi je m'en fous... Je fais mon boulot...

— Eh ben, c'est ce que je dis ! Là-haut, tu cuisines pour ta feuille de paye... Reviens donc par ici, on ira à la pêche avec les amis...

— Vous voulez vendre, René ?

— Pff... À qui ?

Pendant qu'Yvonne allait chercher sa voiture, Franck aida sa grand-mère à trouver la manche de son imper :

— Tiens, elle m'a donné ça pour toi...

Silence.

— Ben quoi, ça te plaît pas ?

— Si... si...

Elle se remit à pleurer :

— T'es si beau, là...

Elle lui désignait le dessin qu'il n'aimait pas.

— Tu sais, elle la met tous les jours, ton écharpe...

— Menteur...

— Je te jure !

— Alors t'as raison... Elle est pas normale cette petite, ajouta-t-elle en mouchant son sourire.

— Mémé... Faut pas pleurer... On va s'en sortir...

— Oui... Les pieds devant...

— ...

— Tu sais, quelquefois je me dis que je suis prête et d'autres fois, je... Je...

— Oh... ma petite Mémé...

Et pour la première fois de sa vie, il la serra dans ses bras.

Ils se quittèrent sur le parking et il fut soulagé de n'être pas obligé de la remettre dans son trou lui-même.

Quand il remonta la béquille, sa moto lui parut plus lourde que d'habitude.

Il avait rendez-vous avec sa copine, il avait de la tune, un toit, du boulot, il venait même de trouver sa Riboul-dingue et son Filochard et pourtant, il crevait de solitude.

Quelle merde, murmura-t-il dans son casque, quelle merde... Il ne le répéta pas une troisième fois parce que ça ne servait à rien et, qu'en plus, ça mettait de la buée plein sa visière.

Quelle merde...

4

— T'as encore oublié tes cl...

Camille ne termina pas sa phrase parce qu'elle s'était trompé d'abonné. Ce n'était pas Franck, c'était la fille de l'autre jour. Celle qu'il avait jetée le soir de Noël après l'avoir sautée...

— Franck n'est pas là ?

— Non. Il est parti voir sa grand-mère...

— Il est quelle heure ?

— Euh... dans les sept heures, je crois...

— Ça t'ennuie si je l'attends ici ?

— Bien sûr que non... Entre...

— Je te dérange ?

— Pas du tout ! J'étais en train de comater devant la télé...

— Tu regardes la télé, toi ?

— Ben oui, pourquoi ?

— Je te préviens, j'ai choisi ce qu'il y avait de plus débile... Que des filles habillées en putes et des animateurs en costumes cintrés qui lisent des fiches en écartant virilement les jambes... Je crois que c'est une espèce de karaoké avec des gens célèbres mais je reconnais personne...

— Si, lui, tu le connais, c'est le mec de Star Academy...

— C'est quoi, Star Academy ?

— Ah, ouais, j'avais raison... C'est bien ce que Franck m'a dit, tu regardes jamais la télé...

— Pas tellement, non... Mais là, j'adore... J'ai l'impression de me vautrer dans une bauge bien chaude... Mmm... Ils sont tous beaux, ils arrêtent pas de se faire des bisous et les filles sont toujours en train de retenir leur rimmel quand elles chialent. Tu vas voir c'est vachement émouvant...

— Tu me fais une place ?

— Tiens... fit Camille en se poussant et en lui tendant l'autre bout de sa couette. Tu veux boire quelque chose ?

— Tu carbures à quoi, toi ?

— Bourgogne aligoté...

— Attends, je vais me chercher un verre...

— Qu'est-ce qui se passe, là ?

— Je comprends rien...

— Sers-moi un coup, je vais te dire.

Elles se racontèrent des trucs pendant les pubs. Elle s'appelait Myriam, elle venait de Chartres, elle travaillait dans un salon de coiffure rue Saint-Dominique et sous-louait un studio dans le XVe. Elles se firent du souci pour Franck, lui laissèrent un message et remontèrent le son quand l'émission reprit. À la fin de la troisième coupure, elles étaient copines.

— Tu le connais depuis quand ?

— Je sais pas... Un mois peut-être...

— C'est sérieux ?

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce qu'il fait que de parler de toi ! Nan, je plaisante... Il m'a juste dit que tu dessinais super bien... Dis, tu veux pas que je t'arrange pendant que je suis là?

— Pardon ?

— Tes cheveux ?

— Maintenant ?

— Ben ouais parce qu'après je serai trop saoule et je risque de te couper une oreille avec !

— Mais t'as rien, là, t'as même pas de ciseaux...

— Y a pas des lames de rasoir dans la salle de bains ?

— Euh... si. Il me semble que Philibert utilise encore une espèce de coupe-chou paléolithique...

— Tu vas faire quoi exactement ?

— T'adoucir...

— Ça t'ennuie si on se met devant un miroir ?

— T'as peur ? Tu veux me surveiller ?

— Non, te regarder...

Myriam l'effila et Camille les dessina.

— Tu me le donnes ?

— Non, tout ce que tu veux mais pas ça... Les autoportraits, même tronqués comme celui-là, je les garde...

— Pourquoi ?

— Je sais pas... J'ai l'impression qu'à force de me dessiner, un jour je finirai par me reconnaître...

— Quand tu te vois dans une glace, tu te reconnais pas ?

— Je me trouve toujours moche.

— Et dans tes dessins ?

— Dans mes dessins pas toujours...

— C'est mieux comme ça, non ?

— Tu m'as fait des pattes, comme à Franck...

— Ça te va bien.

— Tu connais Jean Seberg ?

— Non, c'est qui ?

— C'est une actrice. Elle était coiffée exactement comme ça, mais en blonde...

— Oh, si c'est que ça, je peux te faire blonde la prochaine fois !

— C'était une fille super mignonne... Elle vivait avec un de mes écrivains préférés.... Et puis on l'a retrouvée morte dans sa voiture un matin.... Comment une fille aussi jolie a-t-elle trouvé le courage de se détruire ? C'est injuste, non ?

— T'aurais peut-être dû la dessiner avant... Pour qu'elle se voie...

— J'avais deux ans...

— Ça aussi, c'est un truc que Franck m'a dit...

— Qu'elle s'était suicidée ?

— Non, que tu racontais plein d'histoires...

— C'est parce que j'aime bien les gens... Euh... je te dois combien ?

— Arrête...

— Je vais te faire un cadeau à la place...

Elle revint en lui tendant un livre.

— L'Angoisse du roi Salomon... C'est bien ?

— Mieux que ça encore... Tu ne veux pas réessayer de l'appeler, ça m'inquiète quand même... Il a peut-être eu un accident ?

— Pff... T'as tort de te biler... C'est juste qu'il m'a oubliée... Je commence à avoir l'habitude...

— Pourquoi tu restes avec lui, alors ?

— Pour pas être toute seule...

Elles avaient entamé une deuxième bouteille quand il enleva son casque.

— Ben qu'est-ce que vous foutez là ?

— On mate un film de cul, ricanèrent-elles. On l'a trouvé dans ta chambre... On a eu du mal à choisir, hein Mimi ? Il s'appelle comment celui-là, déjà ?

— Enlève ta langue que je pète.

— Ah, ouais c'est ça... Il est super...

— Mais qu'est-ce que c'est que ces conneries ? J'ai pas de films de cul, moi !

— Ah bon ? C'est bizarre... Quelqu'un l'aura oublié dans ta chambre peut-être ? ironisa Camille.

— Ou alors, tu t'es trompé, ajouta Myriam, tu croyais prendre Amélie Poulain et puis tu te retrouves avec Enlève ta...

— Mais qu'est-ce que c'est que... il regarda l'écran pendant qu'elles pouffèrent de plus belle. Vous êtes complètement bourrées, oui !

— Oui... firent-elles penaudes.

— Hé ? fit Camille alors qu'il quittait le salon en bougonnant.

— Quoi encore ?

— Tu montres pas à ta fiancée comme t'étais beau aujourd'hui ?

— Non. Faites pas chier.

— Oh si, supplia Myriam, montre-moi, mon chou !

— Un strip-tease, lâcha Camille.

— À poil, renchérit l'autre.

— Un strip-tease ! Un strip-tease ! Un strip-tease ! reprirent-elles en chœur.

Il secoua la tête en levant les yeux au ciel. Il essayait de prendre un air outré, mais n'y arrivait pas. Il était mort. Il avait envie de s'écrouler sur son lit et de dormir pendant une semaine.

— Un strip-tease ! Un strip-tease ! Un strip-tease !

— Très bien. Vous l'aurez voulu... Éteignez la télé et préparez les petites coupures, mes cocottes...

Il mit Sexual Healing — enfin — et commença par ses gants de motard.

Et quand revint le refrain, get up, get up, get up, let's make love tonight wake up, wake up, wake up, cause you dôû it right, il arracha d'un coup les trois derniers boutons de sa chemise jaune et la fit tournoyer au-dessus de sa tête dans un superbe et travoltesque déhanché.

Les filles tapaient du pied en se tenant les côtes.

Il ne lui restait plus que le pantalon, il se retourna et le fit glisser lentement, en donnant un petit coup de reins vers l'une puis vers l'autre et, quand apparut le haut de son slip, une large bande élastique sur laquelle on pouvait lire DIM DIM DIM, il se retourna vers Camille pour lui adresser un clin d'œil. À ce moment-là, la chanson cessa et il remonta son froc à toute vitesse.

— Bon, allez, c'est bien gentil vos bêtises, mais je vais me pieuter, moi...

— Oh...

— Quelle misère...

— J'ai faim, dit Camille.

— Moi aussi.

— Franck, on a faim...

— Eh ben la cuisine, c'est par là, tout droit puis à gauche...

Il réapparut quelques instants plus tard dans la robe de chambre écossaise de Philibert.

— Alors ? Vous mangez pas ?

— Non, tant pis. On se laisse mourir... Un Chippen-dale qui se rhabille, un cuisinier qui ne cuisine pas, on n'a vraiment pas de chance ce soir...

— Bon, soupira-t-il, qu'est-ce que vous voulez ? Du salé ou du sucré ?

— Mmmm... C'est bon...

— Ce ne sont que quelques pâtes... répondit-il, modeste, en prenant la voix de Don Patillo.

— Mais qu'est-ce que t'as mis dedans ?

— Ma foi, des petites choses...

— C'est délicieux, répéta Camille. Et comme dessert ?

— Des bananes flambées... Vous m'excuserez, mesdemoiselles, mais je fais avec les moyens du bord... Enfin, vous verrez... Le rhum, c'est pas du Old Nick de Monoprix, hein !

— Mmmm, répétèrent-elles encore en léchant leurs assiettes, et après ?

— Après c'est dodo et, pour celles que ça intéresse, ma chambre, c'est par là-bas, tout au fond à droite.

À la place, elles prirent une tisane et fumèrent une dernière cigarette pendant que Franck piquait du nez sur le canapé.

— Ah, il est beau notre Don Juan avec son healing, son baume sexuel... grinça Camille.

— Ouais, t'as raison, il est chouette...

Il souriait dans son demi-coma et mit un doigt devant sa bouche pour les prier de se taire.

Quand Camille entra dans la salle de bains, Franck et Myriam s'y trouvaient déjà. Ils étaient trop fatigués pour se la jouer après-vous-ma-chère et Camille attrapa sa brosse à dents alors que Myriam remballait la sienne en lui souhaitant bonne nuit.

Franck était penché au-dessus du lavabo en train de cracher son dentifrice, quand il se releva, leurs regards se croisèrent.

— C'est elle qui t'a fait ça ?

— Oui.

— C'est bien...

Ils sourirent à leurs reflets et cette demi-seconde-là dura plus longtemps qu'une demi-seconde normale.

— Je peux mettre ton marcel gris ? demanda Myriam depuis sa chambre.

Il se frotta énergiquement les dents et s'adressa de nouveau à la fille du miroir en se mettant du dentifrice plein le menton :

— Chegidiotchméjechegblutotjavectoigjjequegchavaisgelenviejedormirj...

— Pardon ? fit-elle en fronçant les sourcils.

Il recracha :

— Je disais : c'est plutôt idiot quand on n'a pas de toit pour dormir...

— Ah oui, fit-elle en souriant, oui c'est idiot. Vraiment...

Elle se retourna vers lui :

— Écoute-moi, Franck, j'ai un truc important à te dire... Hier je t'ai avoué que je ne tenais jamais mes résolutions, mais là, il y en a une que je voudrais qu'on prenne ensemble et qu'on respecte...

— Tu veux qu'on arrête de boire ? !

— Non.

— De fumer ?

— Non.

— Qu'est-ce que tu veux, alors ?

— Je voudrais que tu arrêtes ce petit jeu-là avec moi...

— Quel jeu ?

— Tu le sais très bien... Ton sexual planning, là, toutes tes petites allusions bien lourdes... Je... j'ai pas envie de te perdre, j'ai pas envie qu'on se fâche. J'ai envie que ça se passe bien, ici, maintenant... Que ça reste un endroit... Enfin, tu vois, un endroit où l'on soit bien tous les trois... Un lieu calme, sans embrouilles... Je... Tu... On... on ira nulle part tous les deux, tu t'en rends bien compte, non ? Enfin, je veux dire, on... Bien sûr, on pourrait coucher ensemble, oui, bon, mais après ? Nous deux, ce serait n'importe quoi et je... Enfin, ce serait dommage de tout gâcher, quoi...

Il était dans les cordes et mit plusieurs secondes avant de lui chiquer le mollet :

— Attends, de quoi tu me causes, là ? Je t'ai jamais dit que je voulais coucher avec toi ! Même si je voulais, je pourrais jamais ! T'es beaucoup trop maigre ! Comment tu veux qu'un mec ait envie de te caresser ? Touche-toi, ma vieille ! Touche-toi ! Tu délires complètement...

— Tu vois comme j'ai raison de te mettre en garde ? Tu vois comme je suis lucide ? Ça ne pourrait jamais marcher entre nous... J'essaye de te dire les choses avec le plus de tact possible et toi, tu n'as rien d'autre à me proposer en échange que ta petite agressivité de merde, ta bêtise, ta mauvaise foi et ta méchanceté. Heureusement que tu pourrais jamais me caresser ! Heureusement ! J'en veux pas de tes sales pattes rougeaudes et de tes ongles tout rongés ! Garde-les donc pour tes serveuses !

Elle se retenait à la poignée de la porte :

— Bon, ben c'est raté mon truc... J'aurais mieux fait de me taire... Oh ! je suis con... Je suis trop con... En plus, d'habitude je ne suis pas comme ça. Pas du tout... Je suis plutôt du genre à faire le gros dos et à partir sur la pointe des pieds quand ça sent le roussi...

Il s'était assis sur le bord de la baignoire.

— Oui, c'est comme ça que j'agis d'habitude... Mais, là, comme une idiote, je me suis fait violence pour te parler parce que...

Il releva la tête.

— Parce que quoi ?

— Parce que... je te l'ai dit, ça me semble important que cet appart reste un lieu paisible... Je vais avoir vingt-sept ans et pour la première fois de ma vie, j'habite un endroit où je me sens bien, où je suis heureuse de rentrer le soir et même si je n'y suis pas depuis très longtemps, tu vois, malgré toutes les horreurs que tu viens de me balancer à la gueule, je suis encore là, à piétiner mon amour-propre pour ne pas risquer de le perdre... Euh... tu comprends ce que je te dis, là, ou c'est du charabia ?

— ...

— Bon, ben... Je vais me toucher euh... me coucher...

Il ne put s'empêcher de sourire :

— Excuse-moi, Camille... Je m'y prends comme un manche avec toi...

— Oui.

— Pourquoi je suis comme ça ?

— Bonne question... Bon alors ? On l'enterre cette hache ?

— Vas-y. Je creuse déjà...

— Super. Bon, on se la fait cette bise, alors ?

— Non. Coucher avec toi à la rigueur, mais t embrasser sur la joue, surtout pas. Pour le coup, ce serait beaucoup trop dur...

— Tu es bête...

Il mit un moment avant de se relever, se recroquevilla, regarda longtemps ses doigts de pied, ses mains, ses ongles, éteignit la lumière et prit Myriam distraitement en la plaquant sur l'oreiller pour que l'autre n entende pas.

5

Même si cette conversation lui avait beaucoup coûté, même si elle s'était déshabillée ce soir-là en frôlant son corps avec plus de défiance encore, impuissante et découragée par tous ces os qui saillaient aux endroits les plus stratégiques de la féminité, les genoux, les hanches, les épaules, même si elle avait mis du temps à s'endormir en comptant ses mauvais points, elle ne la regretta pas. Dès le lendemain, à la façon dont il bougeait, dont il plaisantait, dont il était attentif sans en faire des tonnes et égoïste sans même s'en rendre compte, elle comprit que le message était passé.

La présence de Myriam dans sa vie facilita les choses, et même s'il la traitait toujours par-dessus la jambe, il découchait souvent et revenait plus détendu.

Quelquefois Camille regrettait leur petit badinage... Quelle bécasse, se disait-elle, c'était bien agréable... Mais ces accès de faiblesse ne duraient jamais longtemps. Pour avoir beaucoup craché au bassinet, elle connaissait le prix exact de la sérénité : exorbitant. Et puis qu'en était-il vraiment ? Où s'arrêtait la sincérité et où commençait le jeu avec lui ? Elle en était là de ces divagations, attablée seule devant un gratin mal décongelé, quand elle aperçut un truc bizarre sur le rebord de la fenêtre...

C'était le portrait qu'il avait fait d'elle hier.

Un cœur de laitue fraîche était posé à l'entrée de la coquille...

Elle se rassit et donna des petits coups de fourchette dans ses courgettes froides en souriant bêtement.

6

Ensemble, ils allèrent acheter un lave-linge ultra-perfectionné et se partagèrent la note. Franck bicha quand le vendeur lui rétorqua « Mais madame a entièrement raison... » et l'appela chérie pendant toute la durée de la démonstration.

— L'avantage de ces appareils combinés, pérorait le camelot, des deux en un, si vous préférez, c'est le gain de place évidemment... Hélas, on sait bien comment ça se passe pour les jeunes couples qui s'installent aujourd'hui...

— On lui dit qu'on s'est pacsé à trois dans un quatre cents mètres carrés ? murmura Camille en lui attrapant le bras.

— Chérie, je t'en prie... répondit-il agacé, laisse-moi écouter le monsieur, voyons...

Elle insista pour qu'il le branche avant le retour de Philibert, « Sinon ça va trop le stresser », et passa une après-midi entière à nettoyer une petite pièce près de la cuisine que l'on devait appeler « buanderie » autrefois...

Elle découvrit des piles et des piles de draps, de torchons brodés, de nappes, de tabliers et de serviettes en nid-d'abeille... De vieux morceaux de savons racornis et des produits tout craquelés dans des boîtes ravissantes : cristaux de soude, huile de lin, blanc d'Espagne, alcool à nettoyer les pipes, cire Saint-Wandrille, amidon Rémy, doux au toucher comme des morceaux de puzzle en velours... Une impressionnante collection de brosses de toutes tailles et de tous poils, un plumeau aussi joli qu'une ombrelle, une pince en buis pour redonner leur forme aux gants et une espèce de raquette en osier tressé pour battre les tapis.

Consciencieusement, elle alignait tous ces trésors et les consignait dans un grand cahier.

Elle s'était mis en tête de tout dessiner pour pouvoir l'offrir à Philibert le jour où il serait obligé de partir...

À chaque fois qu'elle se lançait dans un peu de rangement, elle se retrouvait assise en tailleur, plongée dans d'énormes cartons à chapeaux remplis de lettres et de photos et elle passait des heures entières avec de beaux moustachus en uniformes, de grandes dames tout juste sorties d'un tableau de Renoir et des petits garçons habillés en petites filles, posant la main droite sur un cheval à bascule à cinq ans, sur un cerceau à sept et sur une bible à douze, l'épaule un peu de biais pour montrer leurs beaux brassards de petits communiants touchés par la grâce...

Oui, elle adorait cet endroit et il n'était pas rare qu'elle sursaute en regardant sa montre, qu'elle cavale dans les couloirs du métro et qu'elle se fasse engueuler par Super Josy quand celle-ci lui indiquait le cadran de la sienne... Bah...

— Où tu vas, là ?

— Bosser, je suis super en retard...

— Couvre-toi, y pèle...

— Oui papa... Au fait... ajouta-t-elle.

— Oui ?

— C'est demain que Philou revient...

— Ah?

— J'ai pris ma soirée... Tu seras là ?

— Je sais pas...

— Bon...

— Mets au moins une échar...

La porte avait déjà claqué...

Faudrait savoir, scrogneugna-t-il, quand je la chauffe, ça va pas, quand je lui dis de se couvrir, elle se fout de ma gueule. Elle me tue, celle-là...

Nouvelle année, mêmes corvées. Mêmes cireuses trop lourdes, mêmes aspirateurs toujours bouchés, mêmes seaux numérotés (« plus d'histoires, les filles ! »), mêmes produits âprement négociés, mêmes lavabos bouchés, même Mamadou adorable, mêmes collègues fatiguées, même Jojo survoltée... Tout pareil.

Plus en forme, Camille était moins zélée. Elle avait déposé ses pierres à l'entrée, s'était remise à travailler, traquait la lumière du jour et ne voyait plus tellement de raisons de vivre à l'envers... C'était le matin qu'elle était le plus productive et comment travailler le matin quand on ne se couchait jamais avant deux ou trois heures, épuisée par un boulot aussi physique que débilitant ?

Les mains lui picotaient, son cerveau cliquetait : Philibert allait revenir, Franck était vivable, les attraits de l'appartement inestimables... Une idée lui trottait dans la tête... Une espèce de fresque... Oh, non, pas une fresque, le mot était trop gros... Mais une évocation... Oui, voilà, une évocation. Une chronique, une biographie imaginaire de l'endroit où elle vivait... Il y avait là tant de matière, tant de souvenirs... Pas seulement les objets. Pas seulement les photos mais une ambiance. Une atmosphairre comme dirait l'autre... Des murmures, quelques palpitations encore... Ces volumes, ces toiles peintes, ces moulures arrogantes, ces interrupteurs en porcelaine, ces fils dénudés, ces bouillottes en métal, ces petits pots à cataplasmes, ces embauchoirs sur mesure et toutes ces étiquettes jaunies...

La fin d'un monde...

Philibert les avait prévenus : un jour, demain peut-être ?, il faudrait partir, attraper leurs vêtements, leurs livres, leurs disques, leurs souvenirs, leurs deux Tupperware jaunes et tout abandonner.

Après ? Qui sait ? Au mieux le partage, au pire les monstres, les brocs ou Emmaùs... Bien sûr, le cartel et les hauts-de-forme trouveraient preneur, mais l'alcool à nettoyer les pipes, le tombé du rideau, la queue du cheval avec son petit ex-voto In memoriam Vénus, 1887-1912, fière alezane au nez moucheté et le fond de quinine dans son flacon bleu sur la tablette de la salle de bains, qui s'en soucierait ?

Convalescence ? Somnolence ? Douce démence ? Camille ne savait ni quand, ni comment cette idée lui était venue, mais voilà, elle s'était traficoté cette petite conviction de poche — et peut-être même était-ce le vieux Marquis qui la lui avait soufflée ? — que tout cela, cette élégance, ce monde à l'agonie, ce petit musée des arts et traditions bourgeoises, n'attendait que sa venue, son regard, sa douceur et sa plume émerveillée pour se résoudre à disparaître enfin...

Cette idée saugrenue allait et venait, disparaissait dans la journée, souvent chassée par une avalanche de rictus moqueurs : Mais ma pauvre fille... Où vas-tu, là ? Et qui es-tu, toi ? Et qui donc pourrait s'intéresser à tout cela, dis-le-moi ?

Mais la nuit... Ah ! la nuit ! Quand elle revenait de ses tours affreuses où elle avait passé le plus clair de son temps accroupie devant un seau à éponger sa goutte au nez dans une manche en nylon, quand elle s'était baissée, dix fois, cent fois, pour jeter des gobelets en plastique et des papiers sans intérêt, quand elle avait suivi des kilomètres de souterrains blafards où des tags insipides ne parvenaient pas à recouvrir ce genre de choses : Et lui ? Qu'est-ce qu'il sent quand il est en vous ?, quand elle posait ses clefs sur la console de l'entrée et qu'elle traversait ce grand appartement sur la pointe des pieds, elle ne pouvait pas ne pas les entendre : « Camille... Camille... » grinçait le parquet, « Retiens-nous... » suppliaient les vieilleries, « Morbleu ! pourquoi les Tupperware et pas nous ? » s'indignait le vieux général photographié sur son lit de mort. « C'est vrai ça ! reprenaient en chœur les boutons de cuivre et le gros-grain miteux, pourquoi ? »

Alors elle s'asseyait dans le noir et se roulait lentement une cigarette pour les apaiser. Premièrement, je m'en tape de vos Tupperware, deuxièmement, je suis là, vous n'avez qu'à me réveiller avant midi, bande de gros malins...

Et elle songeait au prince Salina, rentrant seul, à pied, après le bal... Le prince qui venait d'assister, impuissant, au déclin de son monde et qui, avisant une carcasse de bœuf sanguinolente et des épluchures le long de la chaussée, implorait le Ciel de ne pas trop tarder...

Le type du cinquième avait laissé un paquet de chocolats Mon Chéri à son attention. Grand fou, ricana Camille qui les offrit à sa chef préférée et laissa Pat Hibulaire le remercier pour elle : « Ben merci, mais dites voir... Vous en auriez pas des fourrés à la liqueur à tout hasard ? »

Que je suis drôle, soupira-t-elle en reposant son dessin, que je suis drôle.

Et c'est dans cet état d'esprit, rêveuse, moqueuse, un pied dans Le Guépard et l'autre dans la crasse, qu'elle poussa la porte du local situé derrière les ascenseurs où ils entreposaient leurs bidons de Javel et tout leur merdier.

Elle était la dernière à partir et commença à se déshabiller dans la pénombre quand elle comprit qu'elle n'était pas seule...

Son cœur s'arrêta de battre et elle sentit quelque chose de chaud filer le long de ses cuisses : elle venait de se pisser dessus.

— Y a... Y a quelqu'un ? articula-t-elle en tâtonnant le mur à la recherche de l'interrupteur.

Il était là, assis par terre, paniqué, le regard fou, les yeux creusés par la came ou par le manque, ces visages-là, elle les connaissait par cœur. Il ne bougeait pas, ne respirait plus et muselait la gueule de son chien entre ses deux mains.

Ils restèrent ainsi quelques secondes, se dévisagèrent en silence, le temps de comprendre qu'aucun des deux n'allait mourir par la faute de l'autre, et quand il écarta sa main droite pour poser un doigt sur sa bouche, Camille le replongea dans le noir.

Son cœur s'était remis à battre. N'importe comment. Elle attrapa son manteau et sortit à reculons.

— Le code ? gémit-il.

— P... pardon ?

— Le code de l'immeuble ?

Elle ne savait plus, bredouilla, le lui donna, chercha la sortie en se tenant aux murs et se retrouva dans la rue, pantelante et couverte de sueur.

Elle croisa le vigile :

— Pas chaud ce soir, hein ?

— ...

— Ça va ? On dirait que t'as vu un fantôme...

— Fatiguée...

Elle était gelée, croisa les pans de son manteau sur son bas de survêtement trempé et partit dans la mauvaise direction. Quand elle réalisa enfin où elle se trouvait, elle longea la ligne blanche pour attraper un taxi.

C'était un break luxueux qui indiquait les températures intérieures et extérieures (+ 21°, — 3°). Elle écarta les cuisses, posa son front sur la vitre et passa le restant du trajet à observer les petits tas d'humains recroquevillés sur des grilles d'aération et dans les recoins des portes cochères.

Les entêtés, les cabochards, ceux qui refusaient les couvertures en aluminium pour ne pas être pris dans le faisceau de leurs phares et qui préféraient encore le bitume tiède à la faïence de Nanterre.

Elle grimaçait.

De méchants souvenirs lui remontaient à la gorge...

Et son fantôme halluciné, alors ? Il avait l'air si jeune... Et son chien ? C'était une connerie, ça... Il ne pouvait aller nulle part avec lui... Elle aurait dû lui parler, le mettre en garde contre le gros Matrix et lui demander s'il avait faim... Non, c'était sa dope qu'il voulait... Et son clebs ? Quand est-ce qu'il l'avait eue sa dernière ration de Canigou, lui ? Elle soupira. Quelle conne... S'inquiéter d'un corniaud quand la moitié de l'humanité rêvait d'une place sur une bouche d'aération, quelle conne... Allez, va te coucher, mémère, tu me fais honte. À quoi ça rime tout ça ? Tu éteins la lumière pour ne plus le voir et après tu te morfonds à l'arrière d'une grosse berline en mâchouillant ton mouchoir en dentelle...

Va te coucher, va...

L'appartement était vide, elle chercha de l'alcool, n'importe lequel, en but suffisamment pour trouver le chemin de son oreiller et se releva dans la nuit pour aller vomir.

7

Les mains dans les poches et le nez en l'air elle sautillait sous le panneau d'affichage quand une voix familière lui donna le renseignement qu'elle cherchait :

— Train en provenance de Nantes. Arrivée quai 9 à 20 h 35. Retard de 15 minutes environ... Comme d'habitude...

— Ah ! Ben t'es là, toi ?

— Eh oui... ajouta Franck. Je suis venu tenir la chandelle... Dis donc, tu t'es faite belle ! C'est quoi ça ? c'est du rouge à lèvres ou je me trompe ?

Elle cacha son sourire derrière les trous de son écharpe.

— Tu es bête...

— Non, je suis jaloux. T'en mets jamais du rouge à lèvres pour moi...

— C'est pas du rouge, c'est un truc pour les lèvres gercées...

— Menteuse. Montre...

— Non. Tu es toujours en vacances ?

— Je recommence demain soir...

— Ah?

— Elle va bien ta grand-mère ?

— Oui.

— Tu lui as donné mon cadeau ?

— Oui.

— Et alors ?

— Alors elle a dit que pour me dessiner aussi bien, c'est que tu devais être folle de moi...

— Ben voyons...

— On va boire quelque chose ?

— Non. Je suis restée enfermée toute la journée... Je vais m'asseoir là, à regarder les gens...

— Je peux mater avec toi ?

Ils se pelotonnèrent donc sur un banc entre un kiosque à journaux et un composteur et observèrent le Grand Carrousel des usagers affolés.

— Allez ! Cours mon gars ! Cours ! Hop... Trop taaard...

— Un euro ? Non. Une clope si tu veux...

— Est-ce que tu pourrais m'expliquer pourquoi c'est toujours les filles les plus mal foutues qui portent des pantalons taille basse ? Je comprends pas, là...

— Un euro ? Hé, mais tu m'as déjà tapé tout à l'heure, vieux !

— Avise la petite mamie avec sa coiffe bigoudène, t'as ton carnet, là ? Non ? C'est dommage... Et lui ? Regarde comme il a l'air content de retrouver sa femme...

— C'est louche, fit Camille, ça doit être sa maîtresse...

— Pourquoi tu dis ça ?

— Un homme qui déboule en ville avec son baise-en-ville et qui se précipite sur une femme en manteau de fourrure en l'embrassant dans le cou... Euh, crois-moi, c'est louche...

— Pff... C'est peut-être sa femme ?

— Meuh non ! Sa femme, elle est à Quimper et elle couche les mômes à l'heure qu'il est ! Tiens, en voilà un de couple, ricana-t-elle en lui indiquant deux beaufs qui s'engueulaient devant une borne à TGV...

Il secoua la tête :

— T'es nulle...

— T'es trop sentimental...

Deux petits vieux passèrent ensuite devant eux à deux à l'heure, voûtés, tendres, précautionneux et se tenant par le bras. Franck lui donna un coup de coude :

— Ah!

— Je m'incline...

— J'adore les gares.

— Moi aussi, répondit Camille.

— Pour connaître un pays, t'as pas besoin de faire le couillon dans un autocar, y suffit de visiter les gares et les marchés et t'as tout compris...

— Tout à fait d'accord avec toi... T'es allé où déjà?

— Nulle part...

— Tu n'as jamais quitté la France ?

— J'ai passé deux mois en Suède... Cuisinier à l'ambassade... Mais c'était pendant l'hiver et j'ai rien vu. Tu peux pas boire là-bas... Y a pas de bars, y a rien...

— Ben... et la gare ? Et les marchés ?

— J'ai pas vu le jour...

— C'était bien ? Pourquoi tu te marres ?

— Pour rien...

— Raconte-moi.

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce que...

— Oh, oh... Il y a une histoire de femme derrière tout ça...

— Non.

— Menteur, je le vois à ta... à ton nez qui s'allonge...

— Bon, on s'arrache ? fit-il en lui indiquant les quais.

— Raconte-moi d'abord...

— Mais c'est rien... Des conneries...

— Tu as couché avec la femme de l'ambassadeur, c'est ça ?

— Non.

— Avec sa fille ?

— Oui ! Là ! Voilà ! T'es contente ?

— Très contente, acquiesça-t-elle en minaudant, elle était mignonne ?

— Un vrai cageot.

— Nooon ?

— Si. Même un Suédois ravitaillé au Danemark un samedi soir et pété comme un coing n'en aurait pas voulu...

— C'était quoi ? De la charité ? De l'hygiène ?

— De la cruauté...

— Raconte.

— Non. Sauf si tu me dis que tu t'es trompée et que la blonde de tout à l'heure, c'était bien sa femme...

— Je me suis trompée : la pute avec son manteau en peau de loutre, c'était bien sa femme. Ils sont mariés depuis seize ans, ils ont quatre gamins, ils s'adorent et là elle est en train de se jeter sur sa braguette dans l'ascenseur du parking en gardant un œil sur sa montre parce qu'elle a mis une blanquette à réchauffer avant de partir et qu'elle aimerait le faire jouir avant que les poireaux soient brûlés...

— Peuh... Y a pas de poireaux dans une blanquette !

— Ah bon ?

— Tu confonds avec le pot-au-feu...

— Et ta Suédoise alors ?

— Elle était pas suédoise, elle était française, je te dis... En fait, c'était sa sœur qui me chauffait... Une princesse trop gâtée... Petite péronnelle fringuée en Spice Girl et chaude comme les braises... Elle aussi, elle se faisait chier, j'imagine... Et pour passer le temps, elle venait poser son petit cul sur nos fourneaux. Elle aguichait tout le monde, trempait son doigt dans mes casseroles et le léchait lentement en me regardant par en dessous... Tu me connais, je ne suis pas compliqué comme garçon, alors un jour je te l'ai chopée à l'entre-sol et la voilà qui se met à couiner, cette conne. Qu'elle allait le dire à son père et tout ça... Oh là, là, je suis pas compliqué mais j'aime pas les allumeuses, moi... Alors je me suis tapé sa grande sœur pour lui apprendre la vie...

— C'est dégueulasse pour la moche !

— Tout est dégueulasse pour les moches, tu le sais bien...

— Et après ?

— Après je suis parti...

— Pourquoi ?

— ...

— Incident diplomatique ?

— On peut dire ça comme ça... Allez, on y va maintenant...

— Moi aussi, j'aime bien quand tu me racontes des histoires...

— Tu parles d'une histoire...

— T'en as beaucoup des comme ça ?

— Non. En général, je préfère me donner du mal pour toper les mignonnes !

— On devrait aller plus loin, gémit-elle, s'il prend les escaliers là-bas et qu'il monte vers les taxis, on va le rater...

— T'inquiète... Je le connais mon Philou... Il marche toujours tout droit jusqu'à ce qu'il se cogne dans un poteau, après il s'excuse et il lève la tête pour comprendre où est la sortie...

— T'es sûr ?

— Mais oui... Hé, c'est bon, là... T'es amoureuse ou quoi ?

— Nan, mais tu sais ce que c'est... Tu sors de ton wagon avec tout ton barda. T'es un peu groggy, un peu découragé... T'espères personne et toc, y a quelqu'un qu'est là, au bout du quai, et qui t'attend... T'as jamais rêvé de ça, toi ?

— Je rêve pas, moi...

— Je rêve pas, moi, répéta-t-elle en imitant la gouaille d'un marlou, je rêve pas et j'aime pas les allumeuses. Te v'ià prévenue, fillette...

Il était accablé.

— Tiens, regarde, ajouta-t-elle, je crois que c'est lui, là-bas...

Il était tout au bout du quai et Franck avait raison : c'était le seul qui n'avait ni jean, ni baskets, ni sac, ni bagage à roulettes. Il se tenait droit comme un i, marchait lentement, tenait d'une main une grosse valise en cuir entourée d'une sangle militaire et de l'autre un livre encore ouvert...

Camille souriait :

— Non, je ne suis pas amoureuse de lui, mais tu vois, c'est le grand frère que j'aurais rêvé avoir...

— T'es fille unique ?

— Je... Je ne sais plus... murmura-t-elle en se précipitant vers son zombi bigleux et adoré.

Bien sûr il était confus, bien sûr il bégaya, bien sûr il lâcha sa valise qui tomba sur les pieds de Camille, bien sûr il se confondit en excuses et perdit ses lunettes du même coup. Bien sûr.

— Oh, mais Camille, comme vous y allez... On croirait un petit chiot, mais, mais, mais...

— M'en parle pas, on peut plus la tenir... bougonna Franck.

— Tiens, prends sa valise, lui ordonna-t-elle pendant qu'elle se pendait à son cou, tu sais, on a une surprise pour toi...

— Une surprise, mais mon Dieu, non... Je... Je n'aime pas pas tellement les surprises, il ne fal... fallait pas...

— Hé, les tourtereaux ! Ça vous gênerait pas de marcher moins vite ? Y a votre boy qu'est fatigué, là... Putain, mais qu'est-ce que t'as mis là-dedans ? Une armure ou quoi ?

— Oh, quelques livres... Rien de plus...

— Putain, Philou, t'en as déjà des milliers, merde... Ceux-là, tu pouvais pas les laisser au château ?

— Mais, il est très en forme, notre ami... glissa-t-il, à l'oreille de Camille, ça va, vous ?

— Qui ça, nous ?

— Euh... eh bien, vous...

— Pardon ?

— T... toi ?

— Moi ? reprit-elle en souriant, très bien. Je suis contente que tu sois là...

— Moi aussi... Tout s'est bien passé ? Pas de tranchées dans l'appartement ? Pas de barbelés ? Pas de sacs de sable ?

— Aucun problème. Il a une petite amie en ce moment...

— Ah, très bien... Et les fêtes ?

— Quelles fêtes ? C'est ce soir la fête ! D'ailleurs, on va dîner quelque part... Je vous invite !

— Où ça ? ronchonna Franck.

— À la Coupole !

— Oh, non... C'est pas un restaurant, ça, c'est une usine à bouffe...

Camille fronça les sourcils :

— Si. À La Coupole. Moi, j'adore cet endroit... On n'y va pas pour manger, on y va pour le décor, poui l'ambiance, pour les gens et pour être ensemble...

— Ça veut dire quoi « on n'y va pas pour manger »? c'est la meilleure, ça !

— Eh ben si tu ne veux pas nous accompagner, tant pis, mais moi j'invite Philibert. Considérez tous les deux que c'est mon premier caprice de l'année !

— On n'aura pas de place...

— Mais si ! On attendra au bar sinon...

— Et la bibliothèque de Monsieur le Marquis ? C'est moi qui me la fade jusque là-bas ?

— On n'a qu'à la laisser à la consigne et on la récupérera au retour...

— Ben voyons... Merde, Philou ! Dis quelque chose !

— Franck ?

— Oui.

— J'ai six sœurs...

— Et alors ?

— Alors je te le dis le plus simplement du monde : abandonne. Ce que femme veut, Dieu le veut...

— Qui c'est qui dit ça ?

— La sagesse populaire...

— Et voilà ! Ça recommence ! Vous faites chier tous les deux avec vos citations...

Il se calma quand elle cala son autre bras sous le sien et, sur le boulevard Montparnasse, les badauds s'écartèrent pour les laisser passer.

De dos, ils étaient très mignons...

À gauche, le grand maigre avec sa pelisse Retraite de Russie, à droite, le petit râblé avec son blouson Lucky Strike et au milieu, une jeune fille qui pépiait, riait, sautillait et rêvait en secret d'être soulevée du sol et de les entendre dire : « À la une ! À la deux ! À la trois ! Yooouuuh... »

Elle les serrait le plus fort possible. Tout son équilibre était là aujourd'hui. Ni devant, ni derrière, mais là. Juste là. Entre ces deux coudes débonnaires...

Le grand maigre penchait légèrement la tête et le petit râblé enfonçait ses poings dans ses poches usées.

Tous les deux, et sans en être aussi conscients, pensaient exactement la même chose : nous trois, ici, maintenant, affamés, ensemble, et que vogue la galère...

Pendant les dix premières minutes, Franck fut exécrable, critiquant tour à tour, la carte, les prix, le service, le bruit, les touristes, les Parisiens, les Américains, les fumeurs, les non-fumeurs, les tableaux, les homards, sa voisine, son couteau et la statue immonde qui allait sûrement lui couper l'appétit.

Camille et Philibert se marraient.

Après une coupe de Champagne, deux verres de chablis et six huîtres, il la boucla enfin.

Philibert, qui n'avait pas l'habitude de boire, riait bêtement et sans raison. À chaque fois qu'il reposait son verre, il s'essuyait la bouche et imitait le curé de son village en se lançant dans des sermons mystiques et torturés avant de conclure : « Aaa-men, aaah que je suis heureux d'être avec vous... » Pressé par les deux autres, il leur donna des nouvelles de son petit royaume humide, de sa famille, des inondations, du réveillon chez les cousins intégristes et leur expliqua, au passage nombre d'usages et coutumes hallucinantes avec un humour pince-sans-rire qui les enchanta.

Franck, surtout, écarquillait les yeux et répétait « non ? » « non ! » « non... » toutes les dix secondes :

— Tu dis qu'ils sont fiancés depuis deux ans et qu'ils n'ont jamais... Arrête... J'y crois pas...

— Tu devrais faire du théâtre, le pressait Camille, je suis sûr que tu serais un excellent show man... Tu connais tellement de mots et tu racontes les choses avec tellement d'esprit... Tellement de distance... Tu devrais raconter le charme azimuté de vieille noblesse française ou quelque chose dans ce goût-là...

— Tu... tu crois ?

— J'en suis sûre ! Hein Franck ? Mais... tu ne m'avais pas parlé d'une fille au musée qui voulait t'emmener à ses cours ?

— C'est... c'est exact... mais, mais je bé... bégaye trop...

— Non, quand tu racontes, tu parles normalement...

— Vou... vous croyez ?

— Oui. Allez ! C'est ta bonne résolution de l'année ! trinqua Franck. Sur les planches, Monseigneur ! Et te plains pas, hein, parce que la tienne, elle est pas difficile à tenir...

Camille décortiquait leurs crabes, brisait pattes, pinces et carapaces et leur préparait de merveilleuses tartines. Depuis toute petite, elle adorait les plateaux de fruits de mer parce qu'il y avait toujours beaucoup à s'occuper et peu à manger. Avec une montagne de glace pilée entre elle et ses interlocuteurs, elle pouvait donner le change pendant tout un repas sans qu'on s'en mêle ou qu'on l'embête. Et, ce soir encore, alors qu'elle était déjà en train de héler le garçon pour une autre bouteille, elle était loin d'avoir honoré sa part. Elle s'était rincé les doigts, avait attrapé une tartine de pain de seigle et s'était adossée contre la banquette en fermant les yeux.

Clic clac.

Plus personne ne bouge.

Moment suspendu.

Bonheur.

Franck racontait des histoires de carburateur à Philibert qui l'écoutait patiemment, prouvant, une fois encore, son éducation parfaite et sa grande bonté d'âme :

— Certes, 89 euros c'est une somme, opinait-il gravement, et... qu'en pense ton ami le... Le gros...

— Le gros Titi ?

— Oui !

— Oh ben, tu sais, Titi, il s'en fout, lui... Des joints de culasse comme ça, il en a tant qu'il veut...

— Évidemment, répondit-il, sincèrement désolé, le gros Titi, c'est le gros Titi...

Il ne se moquait pas. Pas la moindre ironie là-dessous. Le gros Titi, c'était le gros Titi et puis voilà.

Camille demanda qui voulait bien partager des crêpes flambées avec elle. Philibert préférait un sorbet et Franck prit ses précautions :

— Attends... T'es quel genre de nana, toi ? Celles qui disent on partage et qui se goinfrent tout en papillotant des cils ? Celles qui disent on partage et qui chipotent le nez du gâteau ? Ou celles qui disent on partage et qui partagent vraiment ?

— Commande et tu le sauras...

— Mmmm, c'est délicieux...

— Nan, elles sont réchauffées, trop épaisses et y a trop de beurre... Je t'en ferai un jour et tu verras la différence...

— Quand tu veux...

— Quand tu seras sage.

Philibert sentait bien que le vent avait tourné, mais il ne voyait pas trop dans quel sens.

Il n'était pas le seul.

Et c'était ça qui était amusant...

Puisque Camille insistait et que ce que femme veut, etc., ils parlèrent d'argent : Qui payerait quoi, quand et comment ? Qui ferait les courses ? Combien d'étrennes pour la concierge ? Quels noms sur la boîte aux lettres ? Est-ce qu'on installait une ligne de téléphone et est-ce qu'on se laissait impressionner par les lettres excédées du Trésor public à propos de la redevance ? Et le ménage ? chacun sa chambre, OK, mais pourquoi c'était toujours elle ou Philou qui se tapaient la cuisine et la salle de bains ? À propos de la salle de bains, il faudrait une poubelle, je m'en charge... Toi Franck, pense à recycler tes canettes et ouvre la fenêtre de ta chambre de temps en temps sinon on va tous attraper des bêtes... Les chiottes idem. Prière de baisser la lunette et quand y a plus de PQ, dites-le. Et puis on pourrait se payer un aspirateur potable quand même... Le balai Bissel de la guerre de 14, ça va un moment... Euh... Quoi encore ?

— Alors mon Philou, tu comprends maintenant quand je te disais de ne pas laisser une fille s'installer chez toi ? Tu vois ce que je voulais dire ? Tu vois un peu le bordel ? Et attends, c'est qu'un début...

Philibert Marquet de La Durbellière souriait. Non, il ne voyait pas. Il venait de passer quinze jours humiliants sous le regard exaspéré de son père qui n'arrivait plus à cacher son désaveu. Un premier-né qui ne s'intéressait ni aux fermages, ni aux bois, ni aux filles, ni à la finance et encore moins à son rang social. Un incapable, un grand bêta qui vendait des cartes postales pour l'État et bégayait quand sa petite sœur lui demandait de lui passer le sel. Le seul héritier du nom et même pas fichu de garder un peu de prestance quand il s'adressait au garde-chasse. Non, il n'avait pas mérité ça, grinçait-il chaque matin en le surprenant à quatre pattes dans la chambre de Blanche en train de jouer au baigneur avec elle...

— Vous n'avez rien de mieux à faire, mon fils ?

— Non père, mais je... je... dites-moi, si vous avez be... besoin de moi, je...

Mais la porte avait claqué avant qu'il ait terminé sa phrase.

— Toi, on dira que tu feras à manger et moi j'irai chercher les courses et après on dira que tu feras des gaufres et après on ira au parc pour promener les bébés...

— D'accord, ma puce, d'accord. On dira tout ce que tu voudras...

Blanche ou Camille, pour lui, c'était la même chose : des petits bouts de filles qui l'aimaient bien et lui faisaient des bisous quelquefois. Et pour ça, il était prêt à encaisser le mépris de son père et à acheter cinquante aspirateurs s'il le fallait.

Pas de problème.

Comme il appréciait les manuscrits, serments, parchemins, cartes et autres traités, c'est lui qui poussa les tasses à café sur la table d'à côté et sortit une feuille de son cartable sur laquelle il écrivit cérémonieusement : « Charte de l'avenue Émile-Deschanel à l'usage de ses occupants et autres visit... »

Il s'interrompit :

— Et qui était cet Emile Deschanel, les enfants ?

— Un président de la République !

— Non, celui-là, c'était Paul. Emile Deschanel était un homme de lettres, professeur à la Sorbonne et limogé à cause de son ouvrage Catholicisme et socialisme... Ou le contraire, je ne sais plus... D'ailleurs ma grand-mère, ça la chiffonnait un peu le nom de cette canaille sur sa carte de visite... Bon, euh... Où en étais-je, moi ?

Il reprit point par point tout ce qui venait d'être conclu, y compris le papier-toilette et les sacs-poubelle, et fit tourner leur nouveau protocole afin que chacun puisse y ajouter ses propres conventions.

— Me voilà bien jacobin.... soupira-t-il.

Franck et Camille lâchèrent leurs verres à contrecœur et écrivirent beaucoup de bêtises...

Imperturbable, il sortit son bâton de cire à cacheter et apposa sa chevalière en bas du papelard sous le regard ahuri des deux autres puis le plia en trois et le glissa négligemment dans la poche de sa veste.

— Euh... Tu te balades toujours avec ton attirail de Louis XIV sur toi ? finit par demander Franck en secouant la tête.

— Ma cire, mon sceau, mes sels, mes écus d'or, mon blason et mes poisons... Certainement, mon cher...

Franck, qui avait reconnu un serveur, fit un tour en cuisine.

— Je maintiens, une usine à bouffe. Mais une belle usine...

Camille prit l’addition, si, si, j’insiste, vous, vous passerez l’aspirateur, ils récupérèrent la valise en enjambant encore quelques clochards ici et là, Lucky Strike enfourcha sa moto et les deux autres appelèrent un taxi.

8

Elle le guetta en vain le lendemain, le surlendemain et les jours suivants. Pas de nouvelles. Le vigile, avec lequel elle entretenait désormais un brin de causette (la couille droite de Matrix n'était pas descendue, un drame...), ne lui en apprit pas davantage. Pourtant, elle savait qu'il était dans les parages. Quand elle déposait un filet garni derrière les bidons de détergents, pain, fromage, salades Saupiquet, bananes et pâtée Fido, celui-ci disparaissait systématiquement. Jamais un poil de chien, jamais une miette et pas la moindre odeur... Pour un junkie, elle le trouvait drôlement bien organisé, à tel point qu'elle eut même un doute sur le destinataire de ses bontés... Ça se trouve, c'était l'autre taré qui nourrissait son unicouilliste à l'œil... Elle tâta un peu le terrain, mais non, Matrix ne mangeait que des croquettes enrichies à la vitamine B12 avec une cuillerée d'huile de ricin pour le poil. Les boîtes, c'était de la merde. Pourquoi qu'on donnerait à son chien un truc qu'on voudrait pas soi-même ?

Ben, oui, pourquoi ?

— Et les croquettes, c'est pareil, alors ? T'en mangerais pas...

— Bien sûr que si, j'en mange !

— C'est ça...

— Je te jure !

Le pire c'est qu'elle le croyait. Na-qu'une-couille et Na-qu'un-cervelet en train de grignoter des croquettes au poulet devant un porno dans leur cahute surchauffée au milieu de la nuit, ça pouvait le faire... Très bien, même.

Plusieurs jours s'écoulèrent ainsi. Quelquefois, il ne venait pas. La baguette avait durci et les cigarettes étaient encore là. Quelquefois, il passait et ne prenait rien d'autre que la bouffe de son chien... Trop de dope ou pas assez pour faire bombance... Quelquefois, c'est elle qui n'assurait pas... Camille ne se prenait plus la tête avec ça. Un coup d'œil rapide au fond du local pour savoir si elle devait vider sa musette et basta.

Elle avait d'autres soucis...

À l'appart, pas de problème, ça roulait, charte ou pas charte, Myriam ou pas Myriam, TOC ou pas TOC, chacun menait son petit bonhomme de chemin sans ennuyer le voisin. On se saluait chaque matin et l'on se droguait gentiment en rentrant le soir. Shit, herbe, pinard, incunables, Marie-Antoinette ou Heineken, c'était chacun son trip et Marvin pour tous.

Dans la journée, elle dessinait et, quand il était là, Philibert lui faisait la lecture ou commentait les albums de famille :

— Là c'est mon arrière-grand-père... Le jeune homme à côté, c'est son frère, l'oncle Élie, et devant ce sont leurs fox... Ils organisaient des courses de chiens et c'était monsieur le curé, là tu le vois assis devant la ligne d'arrivée, qui désignait le vainqueur.

— Ils ne s'embêtaient pas dis donc...

— Ils avaient bien raison... Deux ans plus tard ils partiront sur le front des Ardennes et six mois après ils seront morts tous les deux...

Non, c'était au boulot que ça n'allait plus... D'abord le mec du cinquième l'avait accostée un soir en lui demandant où elle avait mis son plumeau. Wouarf, wouarf, il était super content de sa blague et l'avait poursuivie à travers tout l'étage en répétant « Je suis sûr que c'est vous ! Je suis sûr que c'est vous ! » Dégage gros con, tu me gênes, là.

Non, c'est ma collègue, finit-elle par lâcher en lui indiquant Super Josy qui était?en train de compter ses varices.

Game over.

Deuxièmement, elle ne pouvait plus supporter la Bre-dart justement...

Elle était bête comme ses pieds, avait un peu de pouvoir et en abusait sans modération (chef de chantier, chez Touclean, ce n'était pas le Pentagone tout de même !), transpirait, postillonnait, était toujours en train de piquer des capuchons de Bic pour récupérer des bouts de barbaque coincés entre ses dents du fond et glissait une blague raciste à chaque étage en prenant Camille à partie puisque c'était la seule autre Blanche de l'équipe.

Camille qui se retenait souvent à sa serpillière pour ne pas la lui envoyer dans la gueule et l'avait priée l'autre jour de garder pour elle ses conneries parce qu'elle commençait à fatiguer tout le monde.

— Non, mais l'autre... Mais comment qu'ème cause celle-ci ? Qu'est-ce tu fous là d'abord, toi ? Qu'est-ce tu fous avec nous ? Tu nous espionnes ou quoi ? C'est une question que je me suis posée l'autre jour, tins... Que p'têtre bien que t'étais envoyée par les patrons pour nous espionner ou queque chose dans le genre... Je l'ai vu sur ta feuille de paye où qu'tu logeais et comment que tu parles et tout ça... T'es pas des nôtres, toi ! Tu pues la bourgeoise, tu pues le fric. Matonne, va !

Les autres filles ne réagissaient pas. Camille poussa son chariot et s'éloigna.

Elle se retourna :

— Ce qu'elle me dit, elle, j'en ai rien à foutre parce que je la méprise... Mais, vous, vous êtes vraiment nazes... C'est pour vous que j'ai ouvert ma gueule, pour qu'elle arrête de vous humilier et j'attends pas que vous me remerciiez, ça aussi j'en ai rien à foutre, mais au moins, vous pourriez venir faire les chiottes avec moi... Parce que toute bourgeoise que je suis, c'est toujours moi qui me les cogne, je vous ferai remarquer...

Mamadou fit un drôle de bruit avec sa bouche et lâcha un énorme mollard aux pieds de Josy, un truc monstrueux vraiment. Ensuite elle attrapa son seau, le balança devant elle et donna un coup dans les fesses de Camille :

— Comment une fille qui a un si petit cul peut avoir une si grande bouche ? Tu m'étonneuras toujours, toi...

Les autres ronchonnèrent à tort et à travers et se dispersèrent mollement. Pour Samia, elle s'en fichait. Pour Carine, c'était plus dur... Elle l'aimait bien, elle... Carine qui s'appelait Rachida en vrai, qui n'aimait pas son prénom et léchait le cul d'une facho. Elle irait loin, cette petite...

À partir de ce jour, la donne changea. Le travail était toujours aussi con et l'ambiance devint nauséabonde. Ça faisait beaucoup, tout ça...

Camille avait perdu des relations de travail mais était peut-être en train de gagner une amie... Mamadou l'attendait devant la bouche de métro et faisait équipe avec elle. Elle lui tenait le manche pendant qu'elle bossait pour deux. Non pas que l'autre y mît de la mauvaise volonté, mais vraiment, sincèrement, tout bêtement, elle était beaucoup trop grosse pour être efficace. Ce qui lui prenait un quart d'heure, Camille le torchait en deux minutes, et en plus, elle avait mal partout. Sans chiqué. Sa pauvre carcasse n'en pouvait plus de supporter tout ça : des cuisses monstrueuses, des seins énormes et un cœur plus gros encore. Ça regimbait là-dessous et c'était bien normal.

— Il faut que tu maigrisses Mamadou...

— C'est ça... Et toi ? Quand est-ce que tu viens manger le mafé poulet à la maison ? lui rétorquait-elle à chaque fois.

Camille lui avait proposé un marché : je bosse mais tu me fais la conversation.

Elle était loin de se douter que cette petite phrase la mènerait si loin... L'enfance au Sénégal, la mer, la poussière, les petites chèvres, les oiseaux, la misère, ses neuf frères et sœurs, le vieux Père blanc qui sortait son œil de verre pour les faire rire, l'arrivée en France en 72 avec son frère Léopold, les poubelles, son mariage raté, son mari gentil quand même, ses gosses, sa belle-sœur qui passait ses après-midi à Tati pendant qu'elle se tapait tout le boulot, l'autre qui avait encore fait caca, mais dans l'escalier cette fois, la fête souvent, les emmerdes, sa cousine germaine qui s'appelait Germaine et qui s'était pendue l'année dernière en laissant deux petites jumelles adorables, les dimanches après-midi dans la cabine téléphonique, les pagnes hollandais, les recettes de cuisine et un million d'autres images dont Camille ne se lassait jamais. Plus besoin de lire Courrier International, Senghor ou l'édition Seine-Saint-Denis du Parisien, il suffisait de frotter un peu plus fort et d'ouvrir grand les oreilles. Et quand Josy passait — c'était rare — Mamadou se baissait, donnait un petit coup de chiffon sur le sol et attendait que l'odeur soit repartie pour se relever.

Confidence après confidence, Camille osa des questions plus indiscrètes. Sa collègue lui racontait des choses affreuses, ou du moins qui lui semblaient affreuses, avec une nonchalance désarmante.

— Mais comment tu t'organises ? Comment tu tiens ? Comment tu y arrives ? C'est l'enfer ces horaires...

— Ta ta ta... Parle pas deu ce que tu connais pas. L'Enfer, c'est bien pire que ça, va... L'Enfer, c'est quand tu peux plus voir les gens que t'aimes... Tout le reste ça compte pas... Dis tu veux pas que j'aille te chercher des chiffons propres ?

— Tu peux sûrement trouver un boulot plus près... Faut pas que tes gamins y restent tout seuls le soir, on ne sait jamais ce qui peut arriver...

— Y a ma belle-sœur.

— Mais tu me dis que tu peux pas compter sur elle...

— Des fois si...

— C'est une grosse boîte Touclean, je suis sûre que tu pourrais trouver des chantiers plus près de chez toi... Tu veux que je t'aide ? Que je demande pour toi ? Que j'écrive à la direction du personnel ? fit Camille en se relevant.

— Non. Touche à rien, malheureuse ! La Josy, elle est comme elle est, mais elle ferme les yeux sur beaucoup deu choses, tu sais... Bavarde et grosse comme je suis, j'ai déjà deu la chance d'avoir du travail... Tu te souviens deu la visite médicale à la rentrée ? L'autre imbécile, le petit docteur... Il a voulu me chicaner parce que mon cœur il était trop noyé sous trop deu graisse ou je ne sais pas quoi... Eh ben, c'est elle qui m'a arrangé mon affaire, alors faut toucher à rien, je teu dis...

— Attends... On parle bien de la même, là ? De l'abrutie qu'est toujours en train de te traiter comme si t'étais la dernière des merdes ?

— Mais oui, on parle deu la même ! fit Mamadou en riant. J'en connais qu'une. Et heureusement dis donc !

— Mais tu viens de lui cracher dessus !

— Où t'as vu ça, toi ? se fâcha-t-elle, j'ai pas craché sur elle ! Je me permettrais pas dis donc...

Camille vida la déchiqueteuse en silence. La vie était un drôle de nuancier quand même...

— En tout cas, c'est gentil. T'es une gentille, toi... Il faut que tu viennes à la maison un soir pour que mon frère te fasse venir une belle vie avec un amour définitif et beaucoup d'enfants.

— Pff...

— Quoi, « pff » ? T'en voudrais pas des enfants ?

— Non.

— Dis pas ça, Camille. Tu vas faire venir le mauvais sort...

— Il est déjà venu...

Elle la dévisagea méchamment :

— Tu devrais avoir honte deu parler comme ça... T'as du travail, une maison, deux bras, deux jambes, un pays, un amoureux...

— Pardon ?

— Ah ! Ah ! exulta-t-elle, tu crois que je t'ai pas vue avec Nourdine en bas ? Toujours à lui flatter son gros chien, là... Tu crois que mes yeux y sont noyés dans deu la graisse aussi ?

Et Camille se mit à rougir.

Pour lui faire plaisir.

Nourdine qui était survolté ce soir-là et encore plus boudiné que d'habitude dans sa combinaison de justicier. Nourdine qui excitait son chien et se prenait pour l'inspecteur Harry...

— Ben qu'est-ce qui se passe, lui demanda Mamadou, pourquoi qu'y grogne comme ça ton veau ?

— Je sais pas ce que c'est, mais y a quequechose qui tourne pas rond.... Restez pas là, les filles. Restez pas par ici...

Ah ! Il était heureux là.... Il ne lui manquait plus que les Ray-Ban et la kalachnikov...

— Restez pas là, je vous dis !

— Hé, calme-toi, lui répondit-elle, te mets pas dans des états pareils...

— Laisse-moi faire mon travail, la grosse ! Je viens pas te dire comment tenir ton balai, moi !

Hum... Chassez le naturel...

Camille fit semblant de prendre le métro avec elle puis remonta les marches en empruntant l'autre sortie. Elle fit deux fois le tour du pâté de maisons et finit par les trouver dans le renfoncement d'un magasin de chaussures. Il était assis, dos à la vitrine et son chien dormait sur ses jambes.

— Ça va ? demanda-t-elle, désinvolte.

Il leva les yeux et mit un moment avant de la reconnaître :

— C'est toi ?

— Oui.

— Les provisions aussi ?

— Oui.

— Ben merci...

— ...

— Il est armé l'autre dingue ?

— J'en sais rien...

— Bon, ben... Salut...

— Je peux te montrer un endroit pour dormir si tu veux...

— Un squat ?

— Un genre...

— Y a qui dedans ?

— Personne...

— C'est loin ?

— Près de la tour Eiffel...

— Non.

— Comme tu voudras...

Elle n'avait pas avancé de trois pas qu'on entendit la sirène des flics qui s'arrêtaient devant un Nourdine surexcité. Il la rattrapa à la hauteur du boulevard :

— Tu demandes quoi en échange ?

— Rien.

Plus de métro. Ils marchèrent jusqu'à l'arrêt du Noc-tambus.

— Passe devant et laisse-moi ton chien... Toi, il te laissera pas monter avec... Comment il s'appelle ?

— Barbès...

— C'est là que je l'ai trouvé...

— Ah, ouais, comme Paddington...

Elle le prit dans ses bras et fit un grand sourire au chauffeur qui n'en avait rien à carrer.

Ils se rejoignirent au fond :

— C'est quoi comme race ?

— On est obligé de faire la conversation aussi ?

— Non.

— J'ai remis un cadenas mais c'est symbolique... Tiens, prends la clef. La perds pas surtout, j'en ai qu'une...

Elle poussa la porte et ajouta calmement :

— Y a encore des réserves dans les cartons... Du riz, de la sauce tomate et des gâteaux secs, je crois... Là tu trouveras des couvertures... Ici le radiateur électrique... Ne le mets pas trop fort sinon il saute... Il y a un chiotte à la turque sur le palier. Normalement, t'es tout seul à l'utiliser... Je dis normalement parce que j'ai déjà entendu du bruit en face, mais je n'ai jamais vu personne... Euh... Quoi encore ? Ah si ! J'ai vécu avec un toxico autrefois donc je sais exactement comment ça va se passer. Je sais qu'un jour, demain peut-être, tu auras disparu et vidé tout ce qu'il y a ici. Je sais que tu vas essayer de tout fourguer pour te payer du bon temps. Le radiateur, les plaques, le matelas, le paquet de sucre, les serviettes, tout... Bon... Je le sais. La seule chose que je te demande, c'est d'être discret. C'est pas vraiment chez moi non plus, ici... Donc je te prie de ne pas me mettre dans la merde... Si t'es encore là demain, j'irai voir la gardienne pour t'éviter des embrouilles. Voilà.

— C'est qui qui a dessiné ça ? demanda-t-il en désignant le trompe-l'œil.

Une immense fenêtre ouverte sur la Seine avec une mouette perchée sur le balcon...

— Moi...

— T'as vécu là ?

— Oui.

Barbes inspecta les lieux avec défiance puis se roula en boule sur le matelas.

— J'y vais...

— Hé?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Parce qu'il m'est arrivé exactement la même chose... J'étais dehors et quelqu'un m'a amenée ici...

— Je resterai pas longtemps...

— Je m'en fous. Ne dis rien. Vous ne dites jamais la vérité de toute façon...

— Je suis suivi à Marmottan...

— C'est ça... Allez... Fais de beaux rêves...

9

Trois jours plus tard, madame Perreira souleva ses sublimes voilages et l'interpella dans le hall :

— Dites, mademoiselle...

Merde, ça n'avait pas traîné. Fait chier... Ils lui avaient filé cinquante euros quand même...

— Bonjour.

— Oui bonjour, dites voir...

Elle grimaçait.

— C'est bien votre ami, l'autre goret ?

— Pardon ?

— Le motard, là ?

— Euh... Oui, répondit-elle soulagée. Il y a un problème ?

— Pas un ! Cinq ! Y commence à me chauffer ce garçon ! Ah ça, oui ! Y commence à me plaire ! Venez plutôt voir par là !

Elle la suivit dans la cour.

— Alors ?

— Je... Je ne vois pas...

— Les taches d'huile...

En effet, avec une bonne loupe on pouvait distinguer très nettement cinq petits points noirs sur les pavés...

— La mécanique c'est bien joli mais ça salit, alors vous lui direz de ma part que les journaux, c'est pas fait pour les chiens, compris ?

Ce problème réglé, elle se radoucit. Un petit commentaire sur le temps : « C'est très bien. Ça nous débarrasse de la vermine. » Sur le brillant des poignées en laiton : « Ça c'est sûr que pour les ravoir... Faut y aller hein ? » Sur les roues des poussettes pleines de crottes de chien. Sur la dame du cinquième qui venait de perdre son mari, la pauvre. Et elle était tout à fait calmée.

— Madame Perreira...

— C'est moi.

— Je ne sais pas si vous l'avez vu, mais j'héberge un ami au septième...

— Oh ! Je me mêle pas de vos affaires, moi ! Ça va, ça vient... Je dis pas que je comprends tout, mais enfin...

— Je vous parle de celui qui a un chien...

— Vincent ?

— Euh...

— Si, Vincent ! Le sidatique avec son petit griffon ?

Camille ne savait plus quoi dire.

— Il est venu me voir hier parce que mon Pikou gueulait comme un furieux derrière la porte alors on s'est présenté nos bêtes... Comme ça c'est plus simple... Vous savez comment ça se passe... Ils se reniflent le derrière une bonne fois pour toutes et puis nous voilà tranquilles... Ben pourquoi vous me regardez comme ça ?

— Pourquoi vous dites qu'il a le sida ?

— Doux Jésus, parce que c'est lui qui me l'a dit ! On a bu un verre de porto... Vous en voulez un, d'ailleurs ?

— Non, non... Je... je vous remercie...

— Ben, oui, c'est malheureux, mais comme j'lui disais, ça se soigne bien, maintenant... Ils ont trouvé les bons médicaments...

Elle était si perplexe qu'elle en oublia de prendre l'ascenseur. C'était quoi, ce bordel ? Pourquoi les torchons étaient pas avec les torchons et les serviettes avec

les serviettes ?

On allait où, là ?

La vie était moins compliquée quand elle n'avait que ses cailloux à empiler... Allons, ne dis pas ça, idiote... Non, t'as raison. Je ne dis pas ça.

— Qu'est-ce qui se passe ?

— Pff... Regarde mon pull... fulmina Franck. C'est cette connerie de machine, là ! Putain, je l'aimais bien celui-là en plus... Regarde ! Mais regarde ! Il est minuscule maintenant !

— Attends, je vais couper les manches et tu vas l'offrir à la concierge pour son rat...

— C'est ça, marre-toi. Un Ralph Lauren tout neuf...

— Eh ben, justement, elle sera contente ! En plus elle t'adore...

— Ah bon ?

— Elle vient encore de me le répéter à l'instant : « Ah ! Il a fière allure votre ami sur sa belle moto !

— Nan?

— Je te jure.

— Bon, ben, allons-y... Je lui descendrai en partant...

Camille se mordit les joues et customisa un chic manchon pour Pikou.

— Tu sais que tu vas avoir droit à la bise, gros veinard...

— Arrête, j'ai peur...

— Et Philou ?

— Tu veux dire Cyrano ? À son cours de théâtre...

— C'est vrai ?

— Tu l'aurais vu partir... Encore déguisé en je-ne-sais-quoi... Avec une grande cape et tout...

Ils riaient.

— Je l'adore...

— Moi aussi.

Elle alla se préparer un thé.

— T'en veux ?

— Non, merci, répliqua-t-il, il faut que j'y aille. Dis...

— Quoi ?

— T'as pas-envie d'aller te promener ?

— Pardon ?

— Depuis quand t'as pas quitté Paris ?

— Une éternité...

— Dimanche on tue le cochon, tu veux pas venir ? Je suis sûr que ça t'intéresserait... Je dis ça, c'est rapport au dessin, hein ?

— C'est où ?

— Chez des amis, dans le Cher...

— Je ne sais pas...

— Mais si ! Viens... Il faut voir ça une fois dans sa vie... Un jour ça n'existera plus, tu sais...

— Je vais réfléchir.

— C'est ça, réfléchis. C'est ta spécialité de réfléchir. Il est où mon pull ?

— Là, fit Camille en lui désignant un magnifique étui à roquétos vert pâle.

— Putain... Un Ralph Lauren en plus... Ça me tue, je te jure...

— Allez... Tu vas te faire deux amis pour la vie...

— 'Tain il a plus intérêt à pisser sur ma moto, l'autre globuleux, là !

— T'inquiète, ça va marcher, pouffa-t-elle en lui tenant la porte... Chi, chi, ch'vous l'achure, il a oune fière allurche chur cha motobécane votre amich...

Elle courut éteindre la bouilloire, prit son bloc et s'assit près du miroir. Elle se mit à rire enfin. À rire comme une folle. Une vraie gamine. Elle imaginait la scène : l'autre zozo, toujours si content de lui, en train de toquer négligemment au carreau de la loge avec son bout de feutrine et sa paire de balloches sur un plateau d'argent... Ah ! que c'était bon de rire ! Que c'était bon... Elle n'était pas coiffée, dessina ses épis, ses fossettes, sa bêtise et écrivit : Camille, Janvier 2004, prit sa douche et décida que, oui, elle irait se promener avec lui.

Elle lui devait bien ça...

Un message sur son portable. C'était sa mère... Oh, non, pas aujourd'hui... Pour effacer votre message, appuyez sur la touche étoile.

Eh ben voilà. Hop. Étoile.

Elle passa le reste de la journée en musique, avec ses trésors et sa boîte d'aquarelles. Fumait, grignotait, léchait ses poils de martre, riait toute seule et grimaça quand ce fut l'heure de la blouse.

Tu as déjà bien déblayé le terrain, songeait-elle en trottinant jusqu'à la station de métro, mais y a encore du boulot, hein ? Tu ne vas pas t'arrêter là quand même ?

Je fais ce que je peux, je fais ce que je peux...

Vas-y, on te fait confiance.

Non, non, ne me faites pas confiance, ça me stresse.

Ttt tt, allez... Dépêche-toi. Tu es déjà très en retard...

10

Philibert était malheureux. Il poursuivait Franck à travers tout l'appartement :

— Ce n'est pas raisonnable. Vous partez trop tard... Dans une heure il fera nuit... Il va geler... Non, ce n'est pas raisonnable... Partez de... demain matin...

— Demain matin, on tue le cochon.

— Mais que... quelle idée aussi ! Ca... Camille, il se tordait les mains, res... reste avec moi, je t'emmènerai au Pa... Palais des Thés...

— Ça va, bougonna Franck en glissant sa brosse à dents dans une paire de chaussettes, c'est pas le bout du monde quand même... On y sera dans une heure...

— Oh, ne... ne dis pas... pas ça... Tu... tu vas encore rou... rouler co... comme un fou...

— Mais non...

— Mais si, je... je te co... connais...

— Philou, arrête ! Je vais pas te l'abîmer, je te le jure... Tu viens, la miss ?

— Oh... Je... Je...

— Tu quoi ? fit-il excédé.

— Je n'ai que... que vous au monde...

Silence.

— Oh là là... J'y crois pas... Les violons maintenant...

Camille se mit sur la pointe des pieds pour l'embrasser :

— Moi aussi, je n'ai que toi au monde... Ne t'inquiète pas...

Franck soupira.

— Mais qui c'est qui m'a foutu une équipe de branquignols pareils ! On nage en plein mélo, là ! On va pas à la guerre, putain ! On part quarante-huit heures !

— Je te ramènerai un bon steak, lui lança Camille en s'engouffrant dans l'ascenseur.

Les portes se refermèrent sur eux.

— Hé?

— Quoi ?

— Y a pas de steaks dans le cochon...

— Ah bon ?

— Ben non.

— Ben y a quoi alors ?

Il leva les yeux au ciel.

11

Ils n'étaient pas encore à la porte d'Orléans, qu'il s'arrêta sur le bas-côté et lui fit signe de descendre :

— Attends, y a un truc qui va pas du tout, là...

— Quoi ?

— Quand je me penche, tu dois te pencher avec moi.

— Tu es sûr ?

— Mais oui, je suis sûr ! Tu vas nous foutre dans le décor avec tes conneries !

— Mais... Je croyais qu'en me penchant dans l'autre sens, je nous équilibrais...

— Putain, Camille... Je saurais pas te faire un cours de physique mais c'est une question d'axe de gravité, tu comprends ? Si on se penche ensemble, les pneus adhèrent mieux...

— T'es sûr ?

— Certain. Penche-toi avec moi. Fais-moi confiance...

— Franck ?

— Quoi encore ? T'as peur ? Il est encore temps de reprendre le métro, tu sais ?

— J'ai froid.

— Déjà ?

— Oui...

— Bon... Lâche les poignées et colle-toi contre moi... Colle-toi le plus possible et passe tes mains sous mon blouson...

— D'accord.

— Hé?

— Quoi ?

— T'en profites pas, hein ? ajouta-t-il goguenard, en lui rabattant sa visière d'un coup sec.

Cent mètres plus loin, elle était de nouveau frigorifiée, au péage elle était congelée et dans la cour de la ferme, elle fut incapable de récupérer ses bras.

Il l'aida à descendre et la soutint jusqu'à la porte.

— Ah ben, te v'ià, toi... Ben qu'est-ce tu nous amènes là?

— Une fille panée.

— Entrez donc, mais entrez, je vous dis!... Jeannine ! Vlà le Franck avec sa copine...

— Oh la petiote... se lamenta la bonne femme, ben qu'est-ce tu lui as fait ? Oh... C'est pas malheureux ça... Elle est toute bleue, la gamine... Poussez-vous, vous autres... Jean-Pierre ! Mets-y donc une chaise dans la cheminée !

Franck s'agenouilla devant elle :

— Hé, il faut que tu enlèves ton manteau maintenant...

Elle ne réagissait pas.

— Attends, je vais t'aider... Tiens, donne-moi tes pieds...

Il lui ôta ses chaussures et ses trois paires de chaussettes.

— Là... c'est bien... Allez... Le haut maintenant...

Elle était si contractée qu'il eut toutes les peines du monde à sortir ses bras des emmanchures... Voilà... Laisse-toi faire, mon petit glaçon...

— Bon Dieu ! mais donnez-lui queque chose de chaud ! cria-t-on dans l'assemblée...

Elle était le nouveau centre d'attraction.

Ou comment décongeler une Parisienne sans la casser...

— J'ai des rognons tout chauds ! tonna Jeannine.

Vent de panique dans la cheminée. Franck lui sauva la mise :

— Non, non, laissez-moi faire... Y a bien du bouillon qui traîne, par là... demanda-t-il en soulevant tous les couvercles.

— C'est la poule d'hier...

— Parfait. Je m'en occupe... Servez-lui un coup à boire pendant ce temps-là.

Au fur et à mesure qu'elle lapait son bol, ses joues reprirent des couleurs.

— Ça va mieux ?

Elle acquiesça.

— De quoi ?

— Je disais que c'était la deuxième fois que tu me préparais le meilleur bouillon du monde...

— Je t'en ferai d'autres, va... Tu viens t'asseoir à table avec nous ?

— Je peux rester encore un peu dans la cheminée ?

— Mais oui ! gueulèrent les autres, laisse-la donc ! On va la fumer comme les jambons !

Franck se releva à contrecœur...

— Tu peux bouger tes doigts ?

— Euh... oui...

— Y faut que tu dessines, hein ? Moi je veux bien te faire à manger, mais toi, tu dois dessiner... Tu dois jamais t'arrêter de dessiner, compris ?

— Maintenant ?

— Nan, pas maintenant, mais toujours...

Elle ferma les yeux.

— D'accord.

— Bon... j'y vais. Donne-moi ton verre, je vais te resservir...

Et Camille fondit peu à peu. Quand elle vint les rejoindre, ses joues étaient en feu.

Elle assista à leur conversation sans rien y comprendre et regardait leurs trognes admirables en souriant aux anges.

— Allez... Le dernier coup de gnôle et au plume ! Parce que demain, on se lève tôt les enfants ! Y a le Gaston qui sera là à sept heures...

Tout le monde se leva.

— C'est qui le Gaston ?

— C'est le tueur, murmura Franck, tu vas voir le personnage... C'est quelque chose...

— Bon ben, c'est là... ajouta Jeannine, la salle de bains est en face et je vous ai mis des serviettes propres sur la table... Ça ira ?

— Super, répondit Franck, super... Merci...

— Dis pas ça, mon grand, on est drôlement content de te voir, tu le sais bien... Et la Paulette ?

Il piqua du nez.

— Allez, allez... On n'en parle pas, fit-elle en lui serrant le bras, ça s'arrangera, va...

— Vous la reconnaîtriez pas, Jeannine...

— Parlons pas de ça, je te dis... T'es en vacances, là...

Quand elle eut refermé la porte, Camille s'inquiéta :

— Hé ! Mais y a qu'un lit...

— Bien sûr que y a qu'un lit. C'est la campagne ici, pas l'hôtel Ibis !

— Tu leur as dit qu'on était ensemble ? fulmina-t-elle.

— Mais non ! J'ai juste dit que je venais avec une copine, c'est tout !

— Ben voyons...

— Ben voyons quoi ? s'énerva-t-il.

— Une copine, ça veut dire une fille que tu sautes. Où donc avais-je la tête, moi ?

— Putain, t'es vraiment casse-couilles dans ton genre, hein ?

Il s'assit au bord du lit pendant qu'elle sortait ses affaires.

— C'est la première fois...

— Pardon ?

— C'est la première fois que j'amène quelqu'un ici.

— C'est sûr... Tuer le cochon c'est pas ce qu'il y a de plus glamour pour emballer...

— Ça n'a rien à voir avec le cochon. Ça n'a rien à voir avec toi. C'est...

— C'est quoi ?

Franck s'allongea en travers du lit et s'adressa au plafond :

— Jeannine et Jean-Pierre, y z'avaient un fils... Frédéric... Un mec super... C'était mon pote... Le seul que j'aie jamais eu d'ailleurs... On a fait l'école hôtelière ensemble et s'il avait pas été là, je serais pas là, moi non plus... Je sais pas où je serais, mais... Enfin, bref... Il est mort y a dix ans... Accident de voiture... Même pas de sa faute... Un connard qui s'est pas arrêté au stop... Alors, voilà, moi, je suis pas Fred bien sûr, mais ça y ressemble... Je viens tous les ans... Le cochon c'est prétexte... Y me regardent et puis qu'est-ce qu'y voient ? Des souvenirs, des paroles et le visage de leur gamin quand il avait même pas vingt ans... La Jeannine, elle est toujours en train de me toucher, de me peloter... Pourquoi elle fait ça, à ton avis ? Parce que je suis la preuve qu'il est encore là... Je suis sûr qu'elle nous a mis ses plus beaux draps et qu'elle est en train de se retenir à la rampe d'escalier, à l'heure qu'il est...

— C'est sa chambre ici ?

— Non. La sienne elle est fermée...

— Pourquoi tu m'as amenée alors ?

— Je te dis, pour que tu dessines et puis...

— Et puis quoi ?

— Je sais pas, j'avais envie...

Il s'ébroua.

— Et pour le pieu, c'est pas un problème... On va mettre le matelas par terre et je dormirai sur le sommier... Ça ira, princesse ?

— Ça ira.

— T'as vu Shrek ? Le dessin animé ?

— Non, pourquoi ?

— Parce que tu me fais penser à la princesse Fiona... En moins bien roulée bien sûr...

— Bien sûr.

— Allez... Tu m'aides ? Y pèsent une tonne ces matelas-là...

— T'as raison, gémit-elle. Y a quoi là-dedans ?

— Des générations de paysans morts de fatigue.

— C'est gai...

— Tu te déshabilles pas ?

— Ben si... Je suis en pyjama, là !

— Tu gardes ton pull et tes chaussettes ?

— Oui.

— J'éteins alors ?

— Ben oui !

— Tu dors ? demanda-t-elle au bout d'un moment.

— Non.

— À quoi tu penses ?

— À rien.

— À ta jeunesse ?

— Peut-être... À rien, donc. C'est bien ce que je dis...

— C'était rien ta jeunesse ?

— Pas grand-chose en tout cas...

— Pourquoi ?

— Putain... Si on commence là-dessus, on y est encore demain matin...

— Franck ?

— Oui.

— Qu'est-ce qu'elle a ta grand-mère ?

— Elle est vieille... Elle est toute seule... Toute sa vie elle a dormi dans un bon gros lit comme celui-ci avec un matelas en— laine et un crucifix au-dessus de la tête et maintenant elle est en train de se laisser mourir dans une espèce de caisson en fer merdique...

— Elle est à l'hôpital ?

— Nan, dans une maison de retraite...

— Camille ?

— Oui?

— T'as les yeux ouverts, là ?

— Oui.

— Tu sens comme/la nuit est bien noire ici ? Comme la lune est belle ? Comme les étoiles brillent ? T'entends la maison ? Les tuyaux, le bois, les armoires, l'horloge, le feu en bas, les oiseaux, les bêtes, le vent... T'entends tout ça ?

— Oui.

— Ben elle, elle les entend plus... Sa chambre donne sur un parking toujours éclairé, elle guette le bruit métallique des chariots, les conversations des aides-soignantes, ses voisins qui râlent et leurs télés qui jacassent toute la nuit. Et... Et elle en crève...

— Mais tes parents ? Y peuvent pas s'en occuper, eux ?

— Oh Camille...

— Quoi ?

— Ne m'emmène pas par là... Dors maintenant.

— J'ai pas sommeil.

— Franck ?

— Quoi encore ?

— Y sont où tes parents ?

— J'en sais rien.

— Comment ça, t'en sais rien ?

— J'en ai pas.

— ...

— Mon père, je l'ai jamais connu... Un inconnu qui s'est vidé les burnes à Tanière d'une bagnole... Et ma mère, euh...

— Quoi ?

— Ben ma mère, elle était pas très contente qu'un connard dont elle arrivait même pu à se souvenir le nom se soit vidé les burnes comme ça... alors euh...

— Quoi ?

— Ben rien...

— Rien quoi ?

— Ben elle en voulait pas...

— Du mec ?

— Nan, du petit garçon.

— C'est ta grand-mère qui t'a élevé ?

— Ma grand-mère et mon grand-père...

— Et lui, il est mort ?

— Oui.

— Tu l'as jamais revue ?

— Camille, je te jure, arrête. Sinon, tu vas te sentir; obligée de me prendre dans tes bras après...

— Si. Vas-y. C'est un risque que je veux bien prendre...

— Menteuse.

— Tu l'as jamais revue ?

— ...

— Excuse-moi. J'arrête.

Elle l'entendit qui se retournait :

— Je... Jusqu'à l'âge de dix ans, j'ai jamais eu de ses nouvelles... Enfin, si, je recevais toujours un cadeau pour mon anniversaire et pour Noël, mais j'ai appris plus tard que c'était du pipeau. Encore une combine pour m'embrouiller la tête... Une gentille combine, mais une combine quand même... Elle ne nous écrivait jamais mais je sais que ma mémé lui envoyait ma photo d'école tous les ans... Et, une année, va savoir... Je devais être plus mignon que d'habitude... Peut-être que ce jour-là, l'instituteur m'avait repeigné ? Ou que le photographe avait sorti un Mickey en plastique pour me faire sourire ? Toujours est-il que le petit gars sur la photo lui a donné des regrets et qu'elle s'est annoncée pour venir me reprendre avec elle... Je te raconte pas le bordel... Moi qui hurlais pour rester, ma mémé qui me consolait en me répétant que c'était formidable, que j'allais enfin avoir une vraie famille et qui pouvait pas s'empêcher de chialer encore plus fort que moi en m'étouffant contre ses gros seins... Mon pépé qui ne parlait plus... Nan, je te raconte pas... T'es assez maligne pour comprendre tout ça, toi, hein ? Mais crois-moi, c'était chaud...

« Après nous avoir posé quelques lapins, elle a fini par venir. Je suis monté dans sa voiture. Elle m'a montré son mari, son autre gamin et mon nouveau lit...

« Au début, ça me plaisait vachement, ce truc-là, de dormir dans un lit superposé, et puis le soir, j'ai chialé. Je lui ai dit que je voulais retourner chez moi. Elle m'a répondu que c'était ici chez moi et qu'il fallait que je me taise sinon j'allais réveiller le petit. Cette nuit-là, et toutes les autres, j'ai pissé dans mon lit. Ça l'énervait. Elle disait : je suis sûre que tu le fais exprès, tu resteras mouillé, tant pis pour toi. C'est ta grand-mère. Elle t'a pourri le caractère. Et après je suis devenu fou.

« Jusqu'à présent, j'avais vécu dans les champs, j'allais à la pêche tous les soirs après l'école, l'hiver mon pépé m'emmenait aux champignons, à la chasse, au café... J'étais toujours dehors, toujours en bottes, toujours en train de jeter mon vélo dans les buissons pour aller apprendre le métier avec les braconniers et puis me voilà dans un HLM pourri dans une banlieue de merde, coincé entre quatre murs, une télé et un autre môme qui se récoltait toutes les douceurs... Alors j'ai pété les plombs. J'ai... Non... Peu importe... Trois mois plus tard, elle m'a remis dans le train en me répétant que j'avais tout gâché...

« T'as tout gâché, t'as tout gâché... Quand je suis monté dans la Simca de mon pépé, ça résonnait encore dans ma petite tête. Et le pire, tu vois, c'est que... — C'est que quoi ?

— C'est qu'elle m'a pété en mille morceaux, cette conne... Après ça n'a plus jamais été comme avant... J'étais plus dans l'enfance, j'en voulais plus de leurs câlins et de toute cette merde... Parce que le pire qu'elle ait fait, c'était pas tellement de revenir me prendre, le pire, c'est toutes les horreurs qu'elle m'a dit sur ma grand-mère avant de me jeter encore une fois. Comment elle m'a flingue là tête avec ses bobards... Que c'était sa mère qui l'avait forcée à m'abandonner avant de la mettre à la porte. Que elle, elle avait tout fait pour m'emmener avec elle mais qu'ils avaient sorti le fusil et tout ça...

— C'était des conneries ?

— Bien sûr... Mais je le savais pas, moi, à ce moment-là... Je ne comprenais plus rien et puis, peut-être que j'avais envie de la croire aussi ? Peut-être bien que ça m'arrangeait de penser qu'on nous avait séparés de force et que si mon pépé n'avait pas sorti son tromblon, j'aurais eu la même vie que tout le monde et que personne ne m'aurait traité de fils de pute derrière l'église... Ta mère, c'est une putain qu'y disaient et toi, t'es qu'un bâtard. Des mots que je ne comprenais même pas... Pour moi, un bâtard, c'était du pain... Un vrai couillon, je te dis...

— Et après ?

— Après je suis devenu un sale cpn... J'ai fait tout; ce que j'ai pu pour me venger... Pour les faire payer de m'avoir privé d'une maman si gentille...

Il ricanait.

— J'ai bien réussi... J'ai fumé les gauloises de mon pépé, volé dans le porte-monnaie des courses, foutu l! bordel au collège, je me suis fait renvoyer et j'ai passé le plus clair de mon temps assis sur une mob ou dans les arrière-salles des cafés à monter des coups et tripoter les filles... De ces mochetés... T'aurais même pas idée... J'étais le caïd. Le meilleur. Le roi des merdeux...

— Et après ?

— Après dodo. La suite au prochain épisode...

— Alors ? T'as pas envie de me prendre dans tes bras maintenant ?

— J'hésite... T'as pas été violé quand même...

Il se pencha vers elle :

— Tant mieux. Parce que moi j'en voudrais pas de tes bras. Enfin pas comme ça... Plus comme ça... J'y ai longtemps joué à ce petit jeu-là, mais plus maintenant... Ça ne m'amuse plus. Ça marche jamais... 'Tain, mais t'as combien de couvertures, là ?

— Euh... Trois plus l'édredon...

— C'est pas normal, ça... C'est pas normal que t'aies toujours froid, que tu mettes deux heures à te remettre d'un trajet en moto... Il faut que tu grossisses, Camille...

— ...

— Toi aussi, tu... J'ai pas vraiment l'impression que t'aies un bel album de photos avec ta famille qui rigole autour de toi, si ?

— Non.

— Tu le raconteras un jour ?

— Peut-être...

— Tu sais je... je te ferai plus jamais chier avec ça...

— Avec quoi ?

— Je te parlais de Fred tout à l'heure en te disant que c'était mon seul pote, mais j'ai tort. J'en ai un autre... Pascal Lechampy, le meilleur pâtissier du monde... Retiens bien son nom, tu verras... Ce mec, c'est un dieu. Du simple sablé au saint-honoré en passant par les tartes, le chocolat, les mille-feuilles, le nougat, les choux ou n'importe quoi, tout ce qu'il touche se transforme en inoubliable. C'est bon, c'est beau, c'est fin, c'est étonnant et c'est hyper maîtrisé. J'en ai croisé des bons ouvriers dans ma vie, mais lui c'est autre chose encore... C'est la perfection. Un type adorable en plus de ça... Une crème, un Jésus, une vraie tarte au sucre... Eh ben, y se trouve que ce mec était énorme. Énormis-sime. Jusque-là, pas de problème... On en a vu d'autres... Le problème, c'est qu'il fouettait affreusement... Tu pouvais pas te tenir à côté de lui un moment sans avoir la gerbe. Bon, je te passe les détails, les moqueries, les réflexions, les savons déposés dans son casier et tout le bazar... Un jour on s'est retrouvés dans la même chambre d'hôtel parce que je l'avais accompagné à un concours pour lui servir d'assistant... La démonstration a lieu, bien sûr il la gagne, mais moi, à la fin de la journée, je te dis pas dans quel état j'étais... Je pouvais même plus respirer et j'avais l'intention de passer la nuit dans un bar plutôt que de rester une minute de plus dans son sillage... Ce qui m'étonnait quand même, c'est qu'il avait pris une douche le matin, je le savais : j'y étais. Finalement on rentre à l'hôtel, je picole pour m'anesthésier et finis par lui en parler... T'es toujours là?

— Oui, oui, je t'écoute...

— Je lui dis : Merde Pascal, tu pues. Tu pues la mort, vieux. C'est quoi ce bordel ? Tu te laves pas ou quoi ? Et là, t'as ce gros nounours, ce mec monstrueux, ce pur génie avec son gros rire et sa montagne de graisse qui se met à pleurer, à pleurer, à pleurer... Comme une fontaine... Un truc affreux, des gros sanglots de bébé et tout... Il était inconsolable, ce crétin... Putain, j'étais mal... Au bout d'un moment, le voilà qui se fout à poil, comme ça, sans prévenir... Alors, je me retourne, je vais pour aller dans la salle de bains et y m'attrape par le bras. Y me dit : « Regarde-moi, Lestaf, regarde-moi cette merde... » Putain, je... J'ai failli tourner de l'œil dis donc !

— Pourquoi ?

— D'abord son corps... C'était carrément ragoûtant. Mais surtout, et c'est ce qu'il voulait me montrer, c'était... ah... rien que d'y penser, ça me débecté encore... C'étaient des espèces de plaques, de croûtes, de ce je sais pas quoi qu'il avait entre ses plis de peau... Et c'était ça qui puait, cette espèce de gale sanguinolente... Putain, je te jure, j'ai picolé toute la nuit pour m'en remettre... En plus, il me racontait qu'il avait super mal quand il se lavait mais qu'il frottait comme un dingue pour faire partir l'odeur et qu'il s'aspergeait de parfum en serrant les dents pour ne pas pleurer... Quelle nuit, quelle angoisse, quand j'y repense...

— Et après ?

— Le lendemain, je l'ai traîné à l'hosto, aux urgences... C'était à Lyon, je me souviens... Et même le mec, il a chancelé quand il a vu ça. Il lui a nettoyé ses plaies, il lui a filé plein de trucs, une super ordonnance avec des pommades et des cachets dans tous les sens. Il lui a fait la leçon pour qu'il maigrisse et à la fin quand même, il lui a dit : « Mais pourquoi vous avez attendu si longtemps ? » Pas de réponse. Et moi, sur le quai de la gare, je suis revenu à la charge : « C'est vrai, bordel, pourquoi t'as attendu si longtemps ? » « Parce que j'avais trop honte... »„ il a répondu en baissant la tête. Et là, je me suis juré que c'était la dernière fois.

— La dernière fois que quoi ?

— Que j'emmerdais les gros... Que je les méprisais, que... Enfin, tu vois quoi, que je jugeais les gens à leur physique... Donc, et on en revient à toi... Pas de jaloux, c'est pareil pour les maigres. Et même si j'en pense pas moins, même si j'ai la certitude qu'avec quelques kilos en plus, t'aurais moins froid et que tu serais plus appétissante, je t'en parlerai plus. Parole d'ivrogne.

— Franck ?

— Hé ! On a dit qu'on dormait maintenant !

— Tu vas m'aider ?

— À quoi ? À avoir moins froid et à devenir plus appétissante ?

— Oui...

— Pas question. Pour que tu te fasses enlever par le premier blaireau qui passe... Ttt tt... Je te préfère racho et avec nous... Et je suis sûr que Philou serait bien d'accord là-dessus...

Silence.

— Un petit peu alors... Dès que je vois tes seins qui poussent trop, j'arrête.

— D'accord.

— Bon, me vlà transformé en Rika Zaraï, maintenant... Putain tu m'auras tout fait, toi... Comment on va faire ? Premièrement, tu ne fais plus les courses parce que t'achètes que des conneries. Les barres de céréales, les gâteaux secs, les Flanby, tout ça, c'est terminé. Je sais pas à quelle heure tu te lèves le matin, mais à partir de mardi, tu te souviens que c'est moi qui te nourris, vu ? Tous les jours, à trois heures quand je rentrerai, je te ramènerai une assiette... T'inquiète pas, je connais les filles, je te donnerai pas du confit de canard ou des tripoux.... Je te préparerai un bon frichti rien que pour toi.... Du poisson, des viandes grillées, des bons petits légumes, que des choses que t'aimeras.... Je te ferai des petites quantités mais tu seras obligée de tout manger sinon j'arrête. Et le soir, je serai pas là donc je t'embêterai pas, mais je t'interdis de grignoter. Je continuerai de faire une grande gamelle de soupe en début de semaine pour Philou comme j'ai toujours fait et basta. Le but, c'est que tu deviennes accro à mon picotin. Que tous les matins tu te lèves en te demandant ce qu'il y aura au menu. Bon, euh... Je te promets pas du grandiose à chaque fois, mais ce sera bien, tu verras... Et quand tu commenceras à te remplumer, je...

— Tu quoi ?

— Je te mangerai !

— Comme la sorcière dans Hânsel et Gretel ?

— Exactement. Et ce sera pas la peine de me tendre un os quand je voudrais palper ton bras parce que je suis pas miro, moi ! Maintenant, je veux plus t'entendre... Il est presque deux heures et on a une longue journée demain...

— En fait, tu te donnes des airs comme ça mais t'es un gentil, toi...

— Ta gueule.

12

— Debout le bibendum !

Il posa le plateau au pied du matelas.

— Oh ! le petit déjeuner au 1...

— T'emballe pas. C'est pas moi, c'est Jeannine. Allez, grouille, on est en retard... Et mange au moins une tartine, leste-toi un peu, sinon tu vas douiller...

À peine avait-elle mis un pied dehors, encore toute barbouillée de café au lait, qu'on lui tendit un verre de blanc.

— Allez, la petite dame ! On se donne du courage !

Ils étaient tous là, ceux d'hier soir et tous les gens du hameau, une quinzaine de personnes environ. Tous exactement comme on les imagine, entre les Deschiens et le catalogue de la Camif. Les plus vieilles en blouse et les plus jeunes en survêtement. Tapant du pied, serrant leurs verres, s'interpellant, rigolant et se taisant soudain : le Gaston venait d'arriver avec son grand couteau.

Franck assura les commentaires :

— C'est lui le tueur.

— Je m'en serais doutée...

— T'as vu ses mains ?

— Impressionnant...

— On tue deux cochons aujourd'hui. Ils sont pas cons, on les a pas nourris ce matin, donc, y savent qu'y vont y passer... Ils le sentent... Tiens, ben voilà le premier justement... T'as ton carnet ?

— Oui, oui...

Camille ne put s'empêcher de sursauter. Elle ne voyait pas ça si gros...

Ils le tirèrent jusque dans la cour, le Gaston l'assomma avec un gourdin, ils le couchèrent sur un banc; et le ligotèrent à toute vitesse en laissant la tête pendouiller. Jusque-là, ça allait parce qu'il était un peu stone, mais quand l'autre lui enfonça sa lame dans la carotide, l'horreur. Au lieu de le tuer, c'était comme s'il venait de le réveiller. Tous les bonshommes sur lui, le sang qui giclait, la mémé qui te fout une cocotte là-dessous et qui remonte sa manche pour le touiller. Sans cuillère, sans rien, à main nue. Burp. Mais ça encore ça allait, ce qui était insupportable, c'était de l'entendre... Comment il continuait de gueuler et de gueuler toujours... Plus il se vidait, plus il gueulait et plus il; gueulait, moins ça ressemblait au cri d'une bête... C'était humain presque. Des râles, des supplications... Camille serrait son carnet et les autres, ceux qui connaissaient tout ça par cœur, n'étaient pas beaucoup plus fiers... Allez ! encore un godet pour se donner du courage...

— Sans façon, merci.

— Ça va ?

— Oui.

— Tu dessines pas ?

— Non.

Camille, qui n'était pas la première bécasse venue, se raisonnait et ne fit aucun commentaire débile. Pour elle, le pire était à venir. Pour elle, le pire ce n'était pas la mort en soi. Non, ça c'était la vie après tout, mais ce qui lui parut le plus cruel, c'est quand on amena le second... Anthropomorphisme ou pas, chochotterie ou pas, on pouvait dire ce qu'on voulait, elle s'en foutait, elle eut vraiment du mal à contenir son émotion. Parce que l'autre, qui avait tout entendu, savait ce que son pote venait de subir et n'a pas attendu d'être transpercé pour gueuler comme un âne. Enfin... « comme un âne », c'est con comme expression, comme un cochon qu'on égorge plutôt...

— Merde, ils auraient pu lui boucher les oreilles quand même !

— Avec du persil ? demanda Franck en se marrant.

Et là, oui, elle dessina pour ne plus voir. Elle se concentra sur les mains du Gaston pour ne plus entendre.

Ce n'était pas bon. Elle tremblait.

Quand la sirène fut éteinte, elle mit son carnet dans sa poche et s'approcha. Ça y est, c'était fini, elle était curieuse et tendit son verre à la bouteille.

Ils les passèrent au chalumeau, odeur de cochon grillé. Là aussi, expression parfaite, au poil si j'ose dire, puis les grattèrent avec une brosse étonnante : une planche en bois sur laquelle on avait cloué des capsules de bière retournées.

Camille la dessina.

Le boucher commença son travail de découpe et elle passa derrière le banc pour ne rater aucun de ses gestes. Franck se régalait.

— C'est quoi, ça ?

— De quoi ?

— L'espèce de boule transparente et toute visqueuse, là?

— La vessie... D'ailleurs, c'est pas normal qu'elle soit si pleine... Lui, ça le gêne dans son travail...

— Mais non ! protesta l'homme de l'art, ça me gêne pas... Tiens la v'là ! ajouta-t-il en donnant un coup de couteau.

Camille s'accroupit pour la regarder. Elle était fascinée.

Des gamins armés de plateaux assuraient la navette entre le cochon encore fumant et la cuisine.

— Arrête de boire.

— Oui m'dame Rika.

— Je suis content. Tu t'es bien tenue.

— T'avais peur ?

— J'étais curieux... Bon c'est pas le tout mais j'ai du boulot...

— Où tu vas ?

— Chercher mon matos... Va te mettre au chaud, si tu veux...

Elle les trouva toutes dans la cuisine. Une rangée de ménagères guillerettes avec leurs planches en bois et leurs couteaux.

— Viens par là ! cria Jeannine. Tenez Lucienne, faites-lui une place près du poêle... Mesdames, je vous présente la copine à Franck, vous savez, c'est la gamine que je vous disais tout à l'heure... Celle qu'on a ressuscitée hier soir... Viens donc t'asseoir avec nous...

L'odeur du café se mêlait à celle de la tripaille chaude et ça rigolait là-dedans... Ça tchatchait... Un vrai poulailler.

Franck arriva. Ah ! ben le v'là ! V'là Je cuistot ! Elles se mirent à glousser de plus belle. Quand elle le vit, vêtu de sa veste blanche, Jeannine se troubla.

En passant derrière elle pour aller rejoindre les fourneaux, il lui pressa l'épaule. Elle se moucha dans son torchon et se remit à rire avec les autres.

A cet instant précis de l'histoire, Camille se demanda si elle n'était pas en train de tomber amoureuse de lui... Merde. Ce n'était pas prévu, ça... Non, non, fit-elle en attrapant une planche. Non, non, c'est parce qu'il lui avait fait son Dickens, là... Elle allait quand même pas tomber dans le panneau...

— Vous me donnez du travail ? demanda-t-elle.

Elles lui expliquèrent comment couper la viande en tout petits morceaux.

— C'est pour quoi faire ?

Les réponses fusèrent de toutes parts :

— Du saucisson ! Des saucisses ! Des andouilles ! Des pâtés ! Des rillettes !

— Et vous, vous faites quoi avec votre brosse à dents ? en se penchant vers sa voisine.

— Je lave les boyaux...

Hirk.

— Et Franck ?

— Franck y va nous faire les cuissons... Le boudin, pocher les andouilles et les friandises...

— C'est quoi les friandises ?

— La tête, la queue, les oreilles, les pieds...

Re-hirk.

Euh... Son truc de nutritionniste, on est bien d'accord que ça ne commence pas avant mardi, hein ?

Quand il remonta de la cave avec ses patates et ses oignons et qu'il la vit en train de lorgner sur ses voisines pour comprendre comment on tenait un couteau, il vint lui arracher des mains :

— Tu touches pas à ça, toi. Chacun son métier. Si tu te coupais un doigt, tu serais pas dans la merde... Chacun son métier, je te dis. Il est où ton carnet ?

Puis, s'adressant aux commères :

— Dites... Ça vous ennuie pas si elle vous dessine ?

— Ben non.

— Ben si, j'ai ma permanente qu'est toute en vrac...

— Allons, Lucienne, fais pas ta coquette ! On le sait bien que t'as une perruque !

Voilà pour l'ambiance : Club Med à la ferme...

Camille se lava donc les mains et dessina jusqu'au soir. Dedans, dehors. Le sang, l'aquarelle. Les chiens, les chats. Les gosses, les vieux. Le feu, les bouteilles. Les blouses, les gilets. Sous la table, les chaussons fourrés. Sur la table, les mains usées. Franck de dos et elle, dans le convexe flou d'une marmite en inox.

Elle offrit à chacune son portrait, petits frissons, puis demanda aux enfants de lui montrer la ferme pour prendre un peu l'air. Et dessaouler aussi...

Des mômes en sweeat-shirt Batman et bottes Le Chameau couraient dans tous les sens, attrapaient des poules en se marrant et asticotaient les chiens en traînant devant eux de longs morceaux de boyaux...

— Bradley, t'es ouf ! Démarre pas le tracteur, tu vas te faire tuer !

— Ben, c'est pour lui montrer...

— Tu t'appelles Bradley ?

— Ben oui !

Bradley, c'était le dur à cuire de la bande visiblement. Il se désapa à moitié pour lui montrer ses cicatrices.

— Si on les mettait toutes à côté, crâna-t-il, ça ferait 18 cm de couture...

Camille hocha gravement la tête et lui dessina deux Batman : Batman s'envole et Batman contre la pieuvre géante.

— Comment tu fais pour dessiner si bien ?

— Toi aussi tu dessines bien. Tout le monde dessine bien...

Le soir, banquet. Vingt-deux autour de la table et du cochon à tous les étages. Les queues et les oreilles grillaient dans la cheminée et l'on tira au sort dans quelles assiettes elles allaient tomber. Franck s'était défoncé, il commença par poser sur la table une espèce de soupe gélatineuse et très parfumée. Camille y trempa son pain, mais n'alla guère plus profond, puis ce fut le boudin, les pieds, la langue, j'en passe et des meilleures... Elle recula sa chaise de quelques centimètres et donna le change en tendant son verre au plus offrant. Après ce fut le tour des desserts, chacune ayant apporté une tarte ou un gâteau et enfin, la goutte...

— Ah.... ça ma petite demoiselle, y faut goûter à ça.... Les pimprenelles qui s'y refusent, elles restent vierges...

— Bon, ben.... Une toute petite goutte, alors...

Camille assura son dépucelage sous le regard matois de son voisin, celui qui n'avait qu'une dent et demie, et profita de la confusion générale pour aller se coucher.

Elle tomba comme une masse et s'endormit bercée par le brouhaha joyeux qui montait entre les lattes du parquet.

Elle dormait profondément quand il vint se caler contre elle. Elle grogna.

— T'inquiète pas, je suis trop saoul, je te ferai rien... murmura-t-il.

Comme elle lui tournait le dos, il posa son nez sur sa nuque et glissa un bras sous elle pour l'épouser le mieux possible. Ses petits cheveux lui chatouillaient les narines.

— Camille ?

Dormait-elle ? Faisait-elle semblant ? Pas de réponse en tout cas.

— J'aime bien être avec toi...

Petit sourire.

Rêvait-elle ? Dormait-elle ? On ne sait pas...

À midi, quand ils se réveillèrent enfin, chacun était dans son lit. Ni l'un ni l'autre ne firent le moindre commentaire.

Gueule de bois, confusion, fatigue, ils replacèrent le matelas, plièrent les draps, se succédèrent dans la salle de bains et s'habillèrent en silence.

L'escalier leur sembla bien casse-gueule et Jeannine leur tendit à chacun un gros bol de café noir sans leur adresser la parole. Deux autres dames étaient déjà au bout de la table à barboter dans la chair à saucisse. Camille tourna sa chaise devant la cheminée et but son café sans penser à rien. Manifestement, la goutte était de trop et elle fermait les yeux entre chaque gorgée. Bah... C'était le prix à payer pour ne plus être une jeune fille...

Les odeurs de cuisine lui soulevaient le cœur. Elle se releva, se servit un autre bol, prit son tabac dans la poche de son manteau et alla s'asseoir dans la cour sur le banc des cochons.

Franck vint la rejoindre au bout d'un moment.

— Je peux.

Elle se poussa.

— Mal au crâne ?

Elle acquiesça.

— Tu sais, je... Il faudrait que j'aille voir ma grand-mère maintenant... Donc, il y a trois solutions : soit je te laisse ici et je repasse te prendre dans l'après-midi, soit je t'emmène et tu m'attends quelque part, le temps de lui tenir un peu la jambe, soit je te dépose à la gare en passant et tu rentres à Paris toute seule...

Elle ne répondit pas tout de suite. Posa son bol, se roula une cigarette, l'alluma et recracha une longue taffe apaisante.

— T'en penses quoi, toi ?

— Je ne sais pas, mentit-il.

— J'ai pas très envie de rester là sans toi...

— Bon, je vais te poser à la gare, alors... Parce que vu ton état, tu vas pas supporter le trajet... On a encore plus froid quand on est fatigué...

— Très bien, répondit-elle.

Et merde...

Jeannine insista. Si, si, un morceau dans le filet, je vous l'emballe. Elle les accompagna jusqu'à la route, prit Franck dans ses bras et lui glissa quelques mots à l'oreille que Camille n'entendit pas.

Et lorsqu'il posa un pied à terre, au premier stop avant la nationale, elle remonta leurs visières :

— Je viens avec toi...

— T'es sûre ?

Elle hocha du casque et fut projetée en arrière. Oups. La vie s'accélérait d'un coup. Bon... Tant pis. Elle se coucha sur lui en serrant les dents.

13

— Tu veux m'attendre dans un café ?

— Non, non, je vais m'installer en bas...

Ils n'avaient pas fait trois pas dans le hall, qu'une dame en blouse bleu ciel se précipita sur lui. Elle le dévisagea en secouant la tête tristement :

— Elle recommence...

Franck soupira.

— Elle est dans sa chambre ?

— Oui, mais elle a encore tout empaqueté et elle refuse qu'on la touche. Elle est prostrée avec son man teau sur les genoux depuis hier soir...

— Elle a mangé ?

— Non.

— Merci.

Il se tourna vers Camille :

— Je peux te laisser mes affaires ?

— Qu'est-ce qui se passe ?

— Y se passe que la Paulette, elle commence à me gonfler avec ses conneries !

Il était blanc comme un linge.

— Je sais même plus si c'est une bonne idée d'y aller... Je suis perdu, là... Complètement paumé...

— Pourquoi elle refuse de manger ?

— Parce qu'elle croit que je vais l'emmener cette bourrique ! Elle me fait le coup à chaque fois maintenant... Oh, j'ai envie de me casser, tiens...

— Tu veux que je vienne avec toi ?

— Ça changera rien.

— Nan, ça ne changera rien mais ça fera diversion...

— Tu crois ?

— Mais, oui, allez... Viens.

Franck entra le premier et annonça d'une voix flûtée :

— Mémé... C'est moi... Je t'ai amené une surpr...

Il n'eut pas le courage de finir.

La vieille dame était assise sur son lit et regardait fixement la porte. Elle avait mis son manteau, ses souliers, son foulard et même son petit bibi noir. Une valise mal fermée était posée à ses pieds.

« Ça me fend le cœur... » Encore une expression impeccable songea Camille qui sentit le sien s'effriter soudain.

Elle était si mignonne avec ses yeux clairs et son visage pointu... Une petite souris... Une petite Célestine aux abois...

Franck fit comme si de rien n'était :

— Ben alors ! T'es encore trop couverte, toi ! plaisantait-il en la déshabillant vite fait. Pourtant c'est pas faute de chauffer... Combien y fait là-dedans ? Au moins vingt-cinq... Je leur ai dit pourtant en bas, je leur ai dit qu'y chauffaient trop, mais y m'écoutent jamais... On revient de la tue-cochon chez Jeannine et je peux te dire que même dans la pièce où y fument leurs saucisses, y fait moins chaud qu'ici... Ça va, toi ? Ben dis donc, t'en as un beau dessus-de-lit ! Ça veut dire que t'as enfin reçu ton colis de la Redoute, ça ? C'est pas trop tôt... Et pour les bas, c'est bon ? Je m'étais pas trompe ? Faut dire, t'écris si mal aussi... Moi, j'avais pas l'air d'un con quand j'ai demandé à la vendeuse de l'Eau de toilette de Monsieur Michel... La bonne femme, elle m'a regardé de travers, alors je lui ai montré ton papier. Il a fallu qu'elle aille chercher ses lunettes et tout... Oh, je te dis pas le bazar, et puis elle a trouvé finalement c'était Mont-Saint-Michel... Fallait comprendre, hein? Tiens la v'ià d'ailleurs... Une chance qu'elle soit pas cassée...

Il lui remettait ses chaussons, racontait n'importe quoi, se saoulait de paroles pour ne pas la regarder.

— C'est vous la petite Camille ? lui demanda-t-elle dans un merveilleux sourire.

— Euh... oui...

— Venez par là que je vous regarde...

Camille s'assit près d'elle.

Elle lui prit les mains :

— Mais vous êtes gelée...

— C'est la moto...

— Franck?

— Oui.

— Ben, prépare-nous un thé, voyons ! Faut la réchauffer, cette petite !

Il souffla. Merci mon Dieu. Le plus dur était passé... Il planqua ses affaires dans l'armoire et chercha la bouilloire.

— Prends des biscuits à la cuillère dans ma table de nuit... Puis se retournant : Alors, c'est vous... C'est vous, Camille... Oh, que je suis contente de vous voir...

— Moi aussi... Merci pour l'écharpe...

— Ah ben, justement, tenez...

Elle se leva et revint avec un sac plein de vieux catalogues Phildar.

— C'est Yvonne, une amie, qui me les a amenés pour vous... Dites-moi ce qui vous ferait plaisir... Mais pas de point de riz, hein ? Celui-là, je sais pas le faire...

Mars 1984. D'accord...

Camille tourna lentement les pages défraîchies.

— Celui-là, il est plaisant, non ? Elle lui indiquait un cardigan mochissime avec des torsades et des boutons dorés.

— Euh... Je préférerais un gros pull plutôt...

— Un gros pull ?

— Oui.

— Mais gros comment ?

— Ben vous savez, un genre de col roulé...

— Tournez, allez chez les hommes alors !

— Celui-là...

— Franck, mon lapin, mes lunettes...

Qu'est-ce qu'il était heureux de l'entendre parler comme ça. C'est bien, mémé, continue. Donne-moi des ordres, ridiculise-moi devant elle en me traitant comme un bébé mais ne chiale pas. Je t'en supplie. Ne chiale plus.

— Tiens... Bon ben... Je vous laisse. Je vais pisser...

— C'est ça, c'est ça, laisse-nous.

Il souriait.

Quel bonheur, mais quel bonheur...

Il referma la porte et fit des bonds dans le couloir. Il aurait embrassé la première grabataire venue. Quel pied, putain ! Il n'était plus tout seul. Il n'était plus tout seul ! « Laisse-nous », qu'elle avait dit. Mais oui les filles, je vous laisse ! Putain, je demande que ça, moi ! Je demande que ça !

Merci Camille, merci. Même si tu ne viens plus, on a trois mois de sursis avec ton putain de pull ! La laine, les couleurs, les essayages... Conversations assurées pour un bon bout de temps... Bon, c'est par où les chiottes déjà ?

Paulette s'installa dans son fauteuil et Camille se mit dos au radiateur.

— Vous êtes bien par terre ?

— Oui.

— Franck aussi, il s'installe toujours là...

— Vous avez pris un biscuit ?

— Quatre !

— C'est bien...

Elles se dévisagèrent et se dirent une foule de choses en silence. Elles se parlèrent de Franck bien sûr, des distances, de la jeunesse, de certains paysages, de la mort, de la solitude, du temps qui passe, du bonheur d'être ensemble et du cahin-caha de la vie sans prononcer la moindre parole.

Camille avait très envie de la dessiner. Son visage lui évoquait les petites herbes des talus, les violettes sauvages, les myosotis, les boutons-d'or... Son visage état ouvert, doux, lumineux, fin comme du papier japonais. Les rides du chagrin disparaissaient dans les volutes du thé et laissaient place à des milliers de petites bontés au coin des yeux.

Elle la trouvait belle.

Paulette pensait exactement la même chose. Elle était si gracieuse, cette petite, si calme, si élégante dans son accoutrement de vagabonde. Elle avait envie d'être au printemps pour lui montrer son jardin, les branches du cognassier en fleur et l'odeur du seringa. Non, elle n'était pas comme les autres.

Un ange tombé du ciel qui était obligé de porter de gros souliers de maçon pour pouvoir rester parmi nous...

— Elle est partie ? s'inquiéta Franck.

— Non, non, je suis là ! répondit Camille en levant un bras au-dessus du lit.

Paulette sourit. Pas besoin de lunettes pour voir certaines choses... Un grand apaisement lui tomba sur la poitrine. Elle devait se résigner. Elle allait se résigner. Elle devait l'accepter enfin. Pour lui. Pour elle. Pour tout le monde.

Plus de saisons, bon... Allez... C'était comme ça. C'était chacun son tour. Elle ne l'embêterait plus. Elle ne penserait plus à son jardin chaque matin, elle... Elle essayerait de ne plus penser à rien. À lui de vivre maintenant.

À lui de vivre...

Franck lui raconta la journée de la veille avec une gaieté toute neuve et Camille lui montra ses croquis.

— C'est quoi ça ?

— Une vessie de porc.

— Et ça ?

— Des bottes-chaussons-sabots révolutionnaires !

— Et ce petit ?

— Euh... je me souviens plus de son nom...

— Et ça ?

— Ça, c'est Spiderman... À ne pas confondre avec Batman surtout !

— C'est merveilleux d'être aussi douée...

— Oh, ce n'est rien...

— Je ne parlais pas de vos dessins, ma petite, je parlais de votre regard... Ah ! Voilà mon dîner ! Il faudrait songer à rentrer mes petits enfants... Il fait déjà bien noir...

Attends... C'est elle qui nous dit de partir? Franck en était sur le cul. Il était si troublé qu'il dut se tenir au rideau pour se relever et arracha la tringle.

— Merde !

— Laisse, va, et arrête de parler comme un voyou, enfin !

— J'arrête.

Il piqua du nez en souriant. Vas-y ma Paulette. Vas-y. Te gêne pas surtout. Gueule. Râle. Rouspète. Reviens Par ici.

— Camille ?

— Oui?

— Je peux vous demander une faveur ?

— Bien sûr !

— Appelez-moi quand vous êtes arrivés pour me rassurer... Lui, il m'appelle jamais et je... Ou si vous préferez, vous laissez juste sonner une fois et vous raccrochez, je comprendrai et je pourrai m'endormir...

— Promis.

Ils étaient encore dans le couloir quand Camille réaUsa qu'elle avait oublié ses gants. Elle se précipita dans la chambre et vit qu'elle était déjà devant sa fenêtre à les guetter.

— Je... mes gants...

La vieille dame aux cheveux roses n'eut pas la

cruauté de se retourner. Elle se contenta de lever la main en hochant la tête.

— C'est affreux... lâcha-t-elle pendant qu'il s'agenouillait au pied de son antivol.

— Non, dis pas ça... Elle était super bien aujourd'hui ! Grâce à toi, d'ailleurs... Merci...

— Non, c'était affreux...

Ils firent coucou à la minuscule silhouette du troisième étage et reprirent leur file d'attente dans la fourmilière. Franck se sentait plus léger. Camille, au contraire, ne trouvait plus les mots pour penser.

Il s'arrêta devant leur porte cochère sans couper le moteur.

— Tu... Tu ne rentres pas ?

— Non, fit le casque.

— Bon, ben... Salut.

14

Il devait être un peu moins de neuf heures et l'appartement était plongé dans l'obscurité.

— Philou ? T'es là ?

Elle le trouva assis dans son lit. Complètement prostré. Une couverture sur les épaules et la main prise dans un livre.

— Ça va ?

— ...

— T'es malade ?

— Je me suis fait un sang d'en... d'encre... Je vous a... attendais beau... beaucoup plu... plus tôt.

Camille soupira. Putain... Quand c'est pas l'un, c'est

l'autre...

Elle s'accouda contre la cheminée, lui tourna le dos et posa son front dans ses paumes :

— Philibert, arrête s'il te plaît. Arrête de bégayer. Ne me fais pas ça. Ne gâche pas tout. C'est la première fois que je partais depuis des années... Redresse-toi, vire ce poncho mité, pose ton livre, prends un ton détaché et dis-moi : « Alors, Camille ? Ça s'est bien passé cette petite virée ? »

— A... alors, Ca... Camille ? Ça s'est bien passé cette petite virée ?

— Très bien, je te remercie ! Et toi ? Quelle bataille aujourd'hui ?

— Pavie...

— Ah... très bien...

— Non, un désastre.

— C'est qui celle-ci ?

— Les Valois contre les Habsbourg... François Ier contre Charles Quint...

— Mais oui ! Charles Quint, je le connais ! C'est celui qui vient après Maximilien Ier dans l'Empire germanique !

— Et diantre, comment sais-tu cela, toi ?

— Ah ! ah ! Je t'en bouche un coin, pas vrai ?

Il retira ses lunettes pour se frotter les paupières.

— Ça c'est bien passé votre petite virée ?

— Haute en couleur...

— Tu me montres ton carnet ?

— Si tu te lèves... Il reste de la soupe ?

— Je crois...

— Je t'attends dans la cuisine.

— Et Franck ?

— Envolé...

— Tu le savais qu'il était orphelin ? Enfin... que sa mère l'avait abandonné ?

— J'avais cru comprendre...

Camille était trop fatiguée pour s'endormir. Elle fit rouler sa cheminée jusque dans le salon et fuma des cigarettes avec Schubert.

Le Voyage d'Hiver.

Elle se mit à pleurer et retrouvait soudain le méchant goût des cailloux au fond de sa gorge.

Papa...

Camille, stop. Va te coucher. Cette dégoulinade romantique, le froid, la fatigue, l'autre, là, qui joue avec tes nerfs... Arrête ça tout de suite. C'est n'importe quoi.

Oh, merde !

Quoi ?

J'ai oublié d'appeler Paulette...

Eh ben, vas-y !

Mais il est tard, là...

Raison de plus ! Dépêche-toi !

— C'est moi. C'est Camille... Je vous réveille ?

— Non, non...

— Je vous avais oubliée...

Silence.

— Camille ?

— Oui.

— Il faut faire attention à vous, mon petit, n'est-ce pas ?

— ...

— Camille ?

— D'à... d'accord...

Le lendemain, elle resta dans son lit jusqu'à l'heure des ménages. Quand elle se leva, elle vit l'assiette que Franck lui avait préparée sur la table avec un petit mot : « Filet mignon d'hier aux pruneaux et tagliatelles fraîches. Micro-ondes trois minutes ».

Et sans fautes dis donc...

Elle mangea debout et se sentit tout de suite mieux.

Elle gagna sa vie en silence.

Essora des serpillières, vida des cendriers et noua des sacs-poubelle.

Revint à pied.

Tapait dans ses mains pour les réchauffer.

Relevait la tête.

Réfléchissait.

Et plus elle réfléchissait, plus elle marchait vite.

Courait presque.

Il était deux heures du matin quand elle secoua Philibert:

— Il faut que je te parle.

15

— Maintenant ?

— Oui.

— M... mais, il est quelle heure, là ?

— On s'en fout, écoute-moi !

— Passe-moi mes lunettes, je te prie...

— T'as pas besoin de lunettes, on est dans le noir.

— Camille... S'il te plaît.

— Ah, merci... Avec mes lorgnons, j'entends mieux... Alors soldat ? Que me vaut cette embuscade ?

Camille prit sa respiration et vida son sac. Elle parla pendant un très long moment.

— Fin du rapport, mon colonel...

Philibert resta coi.

— Tu ne dis rien ?

— Ma foi, pour une offensive, c'est une offensive.

— Tu ne veux pas ?

— Attends, laisse-moi réfléchir...

— Un café ?

— Bonne idée. Va te faire un café que je rétrouve mes esprits...

— Et pour toi ?

Il ferma les yeux en lui faisant signe de lever le camp.

— Alors ?

— Je... Je te le dis franchement : je ne pense pas que ce soit une bonne idée...

— Ah ? fit Camille en se mordant la lèvre.

— Non.

— Pourquoi ?

— Parce que c'est trop de responsabilités.

— Trouve autre chose. J'en veux pas de cette réponse. Elle est nulle. On en crève des gens qui ne veulent pas prendre leurs responsabilités... On en crève, Philibert... Toi, tu te l'es pas posée cette question quand t'es venu me chercher là-haut alors que j'avais rien mangé depuis trois jours...

— Si. Je me la suis posée, figure-toi...

— Et alors ? Tu regrettes ?

— Non. Mais ne compare pas. Là, c'est pas du tout le même cas de figure...

— Si ! C'est exactement le même ! Silence.

— Tu sais bien que je ne suis pas chez moi, ici... On vit en sursis... Je peux recevoir une lettre recommandée demain matin me sommant de quitter les lieux dans la semaine qui suit...

— Pff... Tu sais bien comment ça se passe ces histoires de succession... Ça se trouve, t'es encore là pour dix ans...

— Pour dix ans ou pour un mois... Va savoir... Quand il y a beaucoup d'argent en jeu, même les plus grands procéduriers finissent par trouver un terrain d'entente, tu sais...

— Philou...

— Ne me regarde pas comme ça. Tu m'en demandes trop...

— Non, je te demande rien. Je te demande juste de me faire confiance...

— Camille...

— Je... Je ne vous en ai jamais parlé mais je... J'ai vraiment eu une vie de merde jusqu'à ce que je vous rencontre. Bien sûr, comparé à l'enfance de Franck, c'est peut-être pas grand-chose, mais quand même, j'ai l'impression que ça se vaut bien... Que c'était plus insidieux peut-être... Comme un goutte-à-goutte... Et puis je... Je ne sais pas comment j'ai fait... Je m'y suis prise comme une idiote probablement, mais je...

— Mais tu...

— Je... J'ai perdu tous les gens que j'aimais en cours de route et...

— Et?

— Et quand je te disais l'autre jour que je n'avais que toi au monde, ce n'était... Oh et puis, merde ! Tu vois, hier c'était mon anniversaire. J'ai eu vingt-sept ans et la seule personne qui se soit manifestée, c'est ma mère hélas. Et tu sais ce qu'elle m'a offert ? Un livre pour maigrir. C'est drôle, non ? Peut-on avoir plus d'esprit, je te le demande ? Je suis désolée de t'emmerder avec ça, mais il faut encore que tu m'aides Philibert... Encore une fois... Après je ne te demanderai plus rien, c'est promis.

— C'était ton anniversaire hier ? se lamenta-t-il. Pourquoi tu ne nous as pas prévenus ?

— On s'en fout de mon anniversaire ! Je t'ai raconté cette anecdote, c'était pour faire pleurer Margot mais en réalité, ça n'a aucune importance...

— Mais si ! Moi j'aurais bien aimé t'offrir un cadeau...

— Eh ben, vas-y : offre-le-moi maintenant.

— Si j'accepte, tu me laisseras me rendormir ?

— Oui.

— Eh bien oui, alors...

Bien sûr, il ne se rendormit pas.

16

À sept heures, le lendemain, elle était déjà sur le pied de guerre. Elle était allée à la boulangerie et avait ramené une ficelle pour son gradé préféré.

Quand celui-ci entra dans la cuisine, il la trouva accroupie sous l'évier.

— Bouh... gémit-il, les grandes manœuvres... déjà ?

— Je voulais t'apporter ton petit déjeuner au lit, mais je n'ai pas osé...

— Tu as bien fait. Je suis le seul à savoir doser mon chocolat.

— Oh, Camille... assieds-toi, tu me donnes le tournis...

— Si je m'assois, je vais encore t'annoncer quelque chose de grave...

— Misère... Reste debout, alors...

Elle s'assit en face de lui, posa ses mains sur la table et le regarda droit dans les yeux :

— Je vais me remettre au travail.

— Pardon ?

— J'ai posté ma lettre de démission tout à l'heure en descendant...

Silence.

— Philibert ?

— Oui.

— Parle. Dis-moi quelque chose...

Il abaissa son bol et se lécha les moustaches :

— Non. Là je ne peux pas. Là, tu es toute seule, ma belle...

— Je voudrais m'jnstaller dans la chambre du fond...

— Mais Camille... C'est un vrai capharnaùm, la dedans !

— Avec un milliard de mouches crevées, je sais. Mais c'est la pièce la plus lumineuse aussi, celle qui fait l'angle avec une fenêtre à l'est et l'autre au sud...

— Et le bazar ?

— Je m'en occupe...

Il soupira :

— Ce que femme veut...

— Tu verras, tu seras fier de moi...

— J'y compte bien. Et moi ?

— Quoi ?

— J'ai le droit de te demander quelque chose aussi?

— Ben oui...

Il se mit à rosir :

— I... imagine que tu... tu veuilles o... offrir un ca... cadeau à une jeune fille que tu... tu ne co... connais pas, tu... tu fais qu... quoi ?

Camille le regarda par en dessous :

— Pardon ?

— Ne... ne fais pas... pas l'idiote, tu... tu m'as très bien en... entendu...

— Je sais pas, moi, c'est pour quelle occasion ?

— Pas... pas d'occasion pa... particulière...

— C'est pour quand ?

— Sa... samedi.

— Offre-lui du Guerlain.

— Pa... pardon ?

— Du parfum...

— Je... Je ne saurai jamais choi... choisir...

— Tu veux que je vienne avec toi ?

— Si... s'il te plaît...

— Pas de problème ! On ira pendant ta pause déjeuner...

— Me... merci...

— Ca... Camille ?

— Oui?

— C'est... c'est juste une a... une amie, hein ?

Elle se leva en riant.

— Bien sûr...

Puis, avisant les chatons du calendrier des Postes :

— Oh, ben ça par exemple ! C'est la Saint-Valentin samedi. Tu le savais, toi ?

Il replongea au fond de son bol.

— Allez, je te laisse, j'ai du boulot... Je passerai te prendre au musée à midi...

Il n'était pas encore remonté à la surface et glougloutait encore dans son marc de Nesquick quand elle quitta la cuisine avec son Ajax et sa batterie d'épongés.

Quand Franck revint pour sa sieste en début d'après-midi, il trouva l'appartement désert et sens dessus dessous :

— Mais qu'est-ce que c'est que ce bordel encore ?

Il émergea vers cinq heures. Camille était en train de se battre avec un pied de lampe :

— Qu'est-ce qui se passe ici ?

— Je déménage...

— Tu vas où ? pâlit-il

— Ici, fit-elle en lui indiquant la montagne de meubles cassés et le tapis de mouches mortes, puis écartant le bras : Je te présente mon nouvel atelier...

— Nan?

— Si!

— Et ton boulot ?

— On verra...

— Et Philou ?

— Oh... Philou...

— Quoi ?

— Il est dans l'heure bleue, lui...

— Hein ?

— Non, rien.

— Tu veux un coup de main ?

— Et comment !

Avec un garçon c'était beaucoup plus facile. En une heure, il avait transporté tout le bordel dans la pièce d'à côté. Une chambre dont les fenêtres étaient condamnées pour cause de « jambages défectueux »...

Elle profita d'un moment calme — il buvait une bière fraîche en mesurant l'ampleur du travail accompli -pour envoyer sa dernière salve :

— Lundi prochain, à l'heure du déjeuner, je voudrais fêter mon anniversaire avec Philibert et toi...

— Euh... Tu veux pas faire ça le soir, plutôt ?

— Pourquoi ?

— Ben tu sais bien... Le lundi, c'est mon jour de corvée...

— Ah, oui, pardon, je me suis mal exprimée : lundi prochain, à l'heure du déjeuner, je voudrais fêter mon anniversaire avec Philibert et toi et Paulette.

— Là-bas ? À l'hospice ?

— Ben non ! Tu vas nous dégoter une petite auberge sympathique quand même !

— Et comment on y va ?

— Je m'étais dit qu'on pourrait louer une voiture...

Il se tut et réfléchit jusqu'à la dernière gorgée.

— Très bien, fit-il en pliant sa canette, le truc c'est qu'après elle sera toujours déçue quand je viendrai tous seul...

— Ça... Y a des chances...

— Faut pas te sentir obligée de faire ça pour elle, hein ?

— Non, non, c'est pour moi.

— Bon... Pour la caisse, je m'arrangerai... J'ai un pote qui sera trop content de me l'échanger contre ma bécane... C'est vraiment dégueulasse toutes ces mouches...

— J'attendais que tu sois réveille pour passer 1 aspirateur...

— Ça va, toi ?

— Ça va. Tu l'as vu ton Ralph Lauren ?

— Non.

— Ch'est choublime, lé petit chiench, elle est très countente...

— Tu vas avoir quel âge ?

— Vingt-sept ans.

— T'étais où avant ?

— Pardon ?

— Avant d'être ici, t'étais où ?

— Ben là-haut !

— Et avant ?

— On n'a pas le temps, là... Une nuit où tu seras là, je te raconterai...

— Tu dis ça et puis...

— Si, si, je me sens mieux, là... Je te raconterai la vie édifiante de Camille Fauque...

— Ça veut dire quoi, édifiante ?

— Bonne question...

— Ça veut dire « comme un édifice » ?

— Non. Ça veut dire « exemplaire » mais c'est ironique...

— Ah?

— Comme un édifice qui serait en train de se casser la gueule si tu préfères...

— Comme la tour de Pise ?

— Exactement !

— Putain, c'est chaud de vivre avec une intello...

— Mais, non ! Au contraire ! c'est très agréable !

— Nan, c'est chaud. J'ai toujours peur de faire des fautes d'orthographe... Qu'est-ce que t'as mangé à midi ?

— Un sandwich avec Philou... Mais j'ai vu que tu m'avais mis quelque chose dans le four, je le prendrai tout à l'heure... Merci au fait... C'est super bon.

— De rien. Allez, j'y vais...

— Et toi, ça va ?

— Fatigué...

— Ben dors !

— Je dors pourtant, mais je sais pas... J'ai plus la niaque... Allez... J'y retourne.

17

— Alors ça... On ne te voit plus pendant quinze ans et maintenant t'es fourré là presque tous les jours !

— Bonjour Odette.

Baisers sonores.

— Elle est là ?

— Non, pas encore...

— Bon, ben on va s'installer en l'attendant... Tenez, je vous présente des amis : Camille...

— Bonjour.

— ... et Philibert.

— Enchanté. C'est raviss...

— Ça va ! ça va ! Tu feras tes salamalecs plus tard...

— Oh, ne sois pas si nerveux !

— Je suis pas nerveux, j'ai faim. Ah, ben tiens, la voilà, justement... Bonjour mémé, bonjour Yvonne. Vous trinquez avec nous ?

— Bonjour mon petit Franck. Non je te remercie, mais j'ai du monde à la maison. Je repasse vers quelle heure ?

— On la ramènera...

— Pas trop tard, hein ? Parce que la dernière fois je me suis fait enguirlander... Faut qu'elle soit rentrée avant cinq heures et demie par...

— Oui, oui, c'est bon Yvonne, c'est bon. Boniour chez vous...

Franck souffla.

— Bon, ben mémé, voilà. Je te présente Philibert...

— Mes hommages...

Il se pencha pour lui faire le baisemain.

— Allez, on s'assoit. Mais non, Odette ! Pas de menu ! Laissez faire le chef !

— Un petit apéritif ?

— Champagne ! répondit Philibert puis, se tournant vers sa voisine» : Vous aimez le Champagne, Madame?

— Oui, oui... fit Paulette intimidée par tant de manières.

— Tenez, voilà des rillons pour patienter...

Tout le monde était un peu coincé. Heureusement les petits vins de Loire, le brochet au beurre blanc et les fromages de chèvre délièrent vite les langues. Philibert était aux petits soins pour sa voisine et Camille riait en écoutant les bêtises de Franck :

— J'avais... Pff... Quel âge j'avais, mémé ?

— Mon Dieu, c'est si vieux... Treize ? Quatorze ans?

— C'était ma première année d'apprentissage.. À l'époque, je me rappelle, y me faisait peur le René J'en menais pas large. Mais bon... Y m'en a appris des choses... Y me faisait tourner bourrique aussi... Je sais plus ce qui m'avait montré... Des spatules, je crois, et il m'avait dit :

« Celle-là, on l'appelle la grosse chatte et l'autre, c'est la petite chatte. Tu t'en souviendras, hein, quand le prof y te demandera... Parce qu'y a les bouquins d'accord, mais ça c'est les vrais termes de cuisine. C'est le vrai jargon. C'est à ça qu'on reconnaît les bons apprentis. Alors ? T'as retenu ?

— Oui, chef.

— Comment qu'elle s'appelle celle-ci ?

— La grosse chatte, chef.

— Et l'autre ?

— Ben... la petite...

— La petite quoi, Lestafier ?

— La petite chatte, chef !

— C'est bien, mon gars, c'est bien... T'iras loin. » Ah ! qu'est-ce que j'étais niais à cette époque ! Qu'est-ce qu'ils ont pu se foutre de ma gueule... Mais on rigolait pas tous les jolirs, pas vrai Odette ? Ça y allait les coups de pied au cul...

Odette, qui s'était assise avec eux, hochait la tête.

— Oh maintenant il est calmé, tu sais...

— C'est sûr ! Les gamins d'aujourd'hui, ils se laissent plus faire !

— M'en parle pas des gamins d'aujourd'hui... C'est pas difficile, on ne peut plus rien leur dire... Y boudent. Y savent faire que ça : bouder. Ça me fatigue, tiens... Ça me fatigue plus que vous quand vous aviez mis le feu aux poubelles...

— C'est vrai ! Je m'en souvenais plus du tout...

— Ben moi, je m'en souviens, je te prie de me croire !

La lumière s'éteignit. Camille souffla ses bougies et toute la salle applaudit.

Philibert s'éclipsa et revint avec un gros paquet :

— C'est de notre part à tous les deux...

— Ouais, mais son idée, précisa Franck. Si ça te plaît pas, je suis pas responsable. Moi je voulais te louer un strip-teaseur, mais il a pas voulu...

— Oh, merci ! C'est gentil !

C était une table d'aquarelliste dite « de campagne ».

Philibert lut le papier avec des trémolos dans la gorge :

— Pliante et inclinable à double plateau, stable, avec une grande surface de travail et deux tiroirs de range-ment. Elle est étudiée pour travailler assis. Elle est composée de quatre pieds, on est content... en hêtre repliables assemblés deux à deux par une traverse donnant ouverte une grande stabilité. Fermés ils assurent le blocage des tiroirs. Plateau inclinable grâce à une double crémaillère. Il est possible de ranger un bloc de papier de format maxi 68 X 52 cm. Il y a déjà quelques feuilles au cas où... Unepoignée intégrée permet le transport de l'ensemble replié. Et ce n'est pas fini, Camille... un emplacement pour une petite bouteille d'eau est prévu sous la poignée !

— On peut mettre que de l'eau ? s'inquiéta Franck.

— Mais ce n'est pas pour boire, idiot, se moqua Paulette, c'est pour mélanger les couleurs !

— Ah ben ouais, je suis con, moi...

— Ça... Ça, te plaît ? s'inquiéta Philibert.

— C'est magnifique !

— Tu... tu pré... préférais pas un ga... un garçon tout nu?

— J'ai le temps de l'essayer tout de suite ?

— Vas-y, vas-y, on attend René de toute façon...

Camille chercha sa minuscule boîte d'aquarelles dans son sac, desserra les vis et s'installa devant la baie vitrée.

Elle dessina la Loire. Lente, large, calme, imperturbable. Ses bancs de sable nonchalants, ses piquets et ses barques moisies. Un cormoran là-bas. Les joncs pâles et le bleu du ciel. Un bleu d'hiver, métallique, éclatant, frimeur, cabotinant entre deux gros nuages fatigués.

Odette était hypnotisée :

— Mais comment qu'elle fait ? Elle n'a que huit couleurs dans son petit machin !

— Je triche mais chut... Tenez. C'est pour vous.

— Oh, ben merci ! Merci ! René ! Viens voir par ici!

— Je vous offre le repas, moi !

— Oh, mais non...

— Mais si, mais si ! J'y tiens...

Quand elle se rassit avec eux, Paulette lui glissa un paquet sous la table : c'était un bonnet assorti à l'écharpe. Les mêmes trous et les mêmes couleurs. La classe.

Des chasseurs arrivèrent, Franck les suivit en cuisine avec le maître de maison et l'on tira sur la fine en commentant les gibecières. Camille s'amusait avec son cadeau et Paulette racontait sa guerre à Philibert qui avait allongé ses longues jambes et l'écoutait passionnément.

Puis ce fut la mauvaise heure, entre chien et loup, et Paulette s'assit à la place du mort.

Personne ne parlait.

Le paysage devint de plus en plus laid.

Ils contournèrent la ville et traversèrent des zones commerciales sans surprise : le supermarché, les hôtels à 29 euros avec le câble, les hangars et les garde-meubles. Enfin Franck se gara.

Tout au bout de la zone.

Philibert se leva pour lui ouvrir la porte et Camille retira son bonnet.

Paulette lui caressa la joue.

— Allez, allez... bougonna Franck, on abrège. J'ai pas envie de me faire engueuler par la mère sup, moi !

Quand il revint, la silhouette avait déjà écarté les voilages.

Il se rassit, grimaça et souffla un bon coup avant a embrayer.

H n était pas encore sorti du parking que Camille lui tapa sur l'épaule :

— Arrête-toi.

— Qu'est-ce que t'as oublié encore ?

— Arrête-toi, je te dis.

18

Il se retourna.

— Et maintenant ?

— Combien ça vous coûte ?

— Pardon ?

— Ce truc, là ? Cette maison ?

— Pourquoi tu me demandes ça ?

— Combien ?

— Dans les dix mille balles...

— Qui paye ?

— La retraite de mon pépé, sept mille cent douze francs et le Conseil général ou je ne sais plus quoi...

— Pour moi je te demande deux mille balles comme argent de poche et le reste, tu te le gardes et t'arrêtes de travailler le dimanche pour me soulager...

— Attends, de quoi tu me parles, là ?

— Philou ?

— Ah non, c'est ton idée, ma chère, minauda-t-il.

— Oui, mais c'est ta maison, mon ami...

— Hé ! Qu'est-ce qui se passe, là ? C'est quoi l'embrouille ?

Philibert alluma le plafonnier :

— Si tu veux...

Et si elle, elle veut, précisa Camille.

— ... on l'emmène avec nous, sourit Philibert.

— A... avec vous, où ? bredouilla Franck.

— Chez nous... à la maison...

— Quand... quand ça ?

— Maintenant.

— Main... maintenant ?

— Dis-moi, Camille, j'ai l'air aussi ahuri que ça quand je bégaye ?

— Non, non, le rassura-t-elle, tu n'as pas du tout ce regard idiot...

— Et qui c'est qui va s'en occuper ?

— Moi. Mais je viens de te soumettre mes conditions...

— Et ton boulot ?

— Plus de boulot ! Fini !

— Mais euh...

— Quoi ?

— Ses médicaments et tout ça...

— Ben je lui donnerai ! C'est pas dur de compter des pilules, si ?

— Et si elle tombe ?

— Ben elle tombera pas puisque je suis là !

— Mais euh... Elle... elle dormira où ?

— Je lui laisse ma chambre. Tout est prévu...

Il posa son front sur le volant.

— Et toi Philou, qu'est-ce que t'en penses ?

— Du mal au début et puis du bien. Je pense que ta vie sera beaucoup plus simple si on l'emmène...

— Mais c'est lourd un vieux !

— Tu crois ? Combien elle pèse ta petite grand-mère ? Cinquante kilos ? Même pas...

— On peut pas l'enlever comme ça ?

— Ah bon ?

— Ben non...

— S il faut payer des dommages, on payera...

— Je peux faire un tour ?

— Vas-y.

— Tu m'en roules une, Camille ?

— Tiens.

Il claqua la porte.

— C'est une connerie, conclut-il en revenant s'asseoir.

— Ça, on n'a jamais dit le contraire... Hein Philou?

— Jamais. On est lucides quand même !

— Ça vous fait pas peur ?

— Non.

— On en a vu d'autres, pas vrai ?

— Oh là !

— Vous croyez qu'elle va se plaire à Paris ?

— On ne l'emmène pas à Paris, on l'emmène chez nous !

— On lui montrera la tour Eiffel !

— Non. On lui montrera plein de choses beaucoup plus belles que la tour Eiffel...

Il soupira.

— Bon, ben, on fait comment maintenant ?

— Je m'en occupe, dit Camille.

Quand ils revinrent se garer sous ses fenêtres, était toujours là.

Camille partit en courant. Depuis la voiture, Franck et Philibert assistèrent à un numéro d'ombres chinoises : petite silhouette se retournant, silhouette plus grande à ses côtés, gestes, hochements de tête, mouvements d'épaules, Franck ne cessait de répéter : « C'est une connerie, c'est une connerie, je vous dis que c'est une connerie... Une énorme connerie... »

Philibert souriait.

Les silhouettes changèrent de place.

— Philou ?

— Mmm...

— C'est quoi cette fille ?

— Pardon ?

— Cette fille, que tu nous as trouvée, là... C'est exactement ? Un extraterrestre ?

Philibert souriait.

— Une fée...

— Ouais, c'est ça... Une fée... T'as raison.

Et... euh... Elles... elles ont une sexualité, les fées ou euh...

— Mais qu'est-ce qu'elles foutent, merde ?

La lumière s'éteignit enfin.

Camille ouvrit la fenêtre et balança une grosse valise par-dessus bord. Franck, qui était en train de se manger les doigts, sursauta :

— Putain, mais c'est une manie chez elle de jeter les trucs par la fenêtre ou quoi ?

Il riait. Il pleurait.

— Putain, mon Philou... de grosses larmes coulaient sur ses joues, ça faisait des mois que j'arrivais plus à me regarder dans une glace... T'y crois à ça ? Putain, t'y crois ? tremblait-il.

Philibert lui tendit son mouchoir.

— Tout va bien. Tout va bien. On va te la chouchouter, nous... T'inquiète pas...

Franck se moucha et avança la voiture, il se précipita vers les filles pendant que Philibert récupérait la valise.

— Non, non, restez devant jeune homme ! Vous avez des grandes jambes, vous...

Silence de mort pendant quelques kilomètres. Chacun se demandant s'il ne venait pas de faire une énorme bêtise justement... Puis, tout à coup, ingénue, Paulette chassa les nuées :

— Dites... Vous m'emmènerez au spectacle ? On ira voir des opérettes ?

Philibert se retourna en chantonnant : « Je souis Brésilien, jé de l'ol, Et j'allive dé Rio Janèl, Plous liche aujould'houi qué naguel, Palis, Palis, je té léviens encol ! »

Camille lui prit la main et Franck sourit à Camille dans le rétroviseur.

Nous quatre, ici, maintenant, dans cette Clio pourrie, libérés, ensemble, et que vogue la galère...

Tou cé que là-baaas jééé voléééééé ! reprirent-ils tous en chœur.

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