— T'as deux minutes, là ? Faut qu'on se parle...
Philibert prenait toujours du chocolat au petit déjeuner et son plaisir, c'était d'éteindre le gaz juste avant que le lait déborde. Plus qu'un rite ou une manie, c'était sa petite victoire quotidienne. Son exploit, son invisible triomphe. Le lait retombait et la journée pouvait commencer : il maîtrisait la situation.
Mais ce matin-là, déconcerté, agressé même, par le ton de son colocataire, il tourna le mauvais brûleur. Le lait se carapata et une odeur déplaisante envahit soudain la pièce.
— Pardon ?
— Je dis : il faut qu'on se parle.
— Parlons, répondit calmement Philibert en mettant sa casserole à tremper, je t'écoute...
— Elle est là pour combien de temps ?
— Plaît-il ?
— Oh, ne fais pas ton malin, hein ? Ta souris ? Elle est là pour combien de temps ?
— Aussi longtemps qu'elle le souhaitera...
— T'en pinces pour elle, c'est ça ?
— Non.
— Menteur. Je le vois bien ton petit manège... Tes belles manières, tes airs de châtelain et tout ça...
— Tu es jaloux ?
— Putain, non ! Manquerait plus que ça ! Moi, jaloux d'un tas d'os ? Hé, y a pas marqué L'abbé Pierre, là ! fit-il en désignant son front.
— Pas jaloux de moi, jaloux d'elle. Peut-être que tu te sens un peu à l'étroit ici et que tu n'as pas envie de pousser ton verre à dents de quelques centimètres sur la droite ?
— Alors, là, tout de suite... Les grandes phrases... À chaque fois que t'ouvres le bec, c'est comme si tes mots devaient rester écrits quelque part tellement qu'y sonnent bien...
— ...
— Attends, je le sais que t'es chez toi, je le sais bien, va... C'est pas ça le problème. T'invites qui tu veux, t'héberges qui tu veux, tu fais même les restos du cœur si ça te chante, mais merde, je sais pas moi... On faisait une bonne petite équipe tous les deux, non ?
— Tu trouves ?
— Ouais je trouve. D'accord j'ai mon caractère et toi t'as toutes tes obsessions débiles, tes trucs là, tes TOC, mais dans l'ensemble, ça roulait bien jusqu'à aujourd'hui...
— Et pourquoi les choses changeraient-elles ?
— Pfff... On voit bien que tu connais pas les nanas, toi... Attention, je dis pas ça pour te blesser, hein ? Mais c'est vrai, quoi... Tu mets une fille quelque part et tout de suite c'est le bordel, vieux... Tout se complique, tout devient chiant et même les meilleurs potes finissent par se faire la gueule, tu sais... Pourquoi tu ricanes, là ?
— Parce que tu t'exprimes comme... Comme un cow-boy... Je ne savais pas que j'étais ton... ton pote.
— OK, je laisse tomber. Je pense juste que t'aurais pu m'en parler avant, c'est tout.
— J'allais t'en parler.
— Quand ?
— Là, maintenant, au-dessus de mon bol, si tu m'avais laissé le temps de me le préparer...
— Je m'excuse... Enfin non, merde, je peux pas m'excuser tout seul, c'est ça ?
— Tout à fait.
— Tu pars bosser, là ?
— Oui.
— Moi aussi. Allez viens. Je te paye un chocolat en bas...
Alors qu'ils étaient déjà dans la cour, Franck sortit sa dernière cartouche :
— En plus, on sait même pas qui c'est... On sait même pas d'où elle sort, cette fille-là...
— Je vais te montrer d'où elle sort... Suis-moi.
— Ttt... Compte pas sur moi pour me taper les sept étages à pied...
— Si. Je compte sur toi justement. Suis-moi. Depuis qu'ils se connaissaient, c'était la première fois que Philibert lui demandait quelque chose. Il maugréa tant qu'il put et le suivit dans l'escalier de service.
— Putain, mais qu'est-ce qu'y caille là-dedans !
— Ce n'est rien... Attends d'être sous les toits...
Philibert défit le cadenas et poussa la porte. Franck resta silencieux quelques secondes.
— C'est là qu'elle crèche ?
— Oui.
— T'en es sûr ?
— Viens, je vais te montrer autre chose...
Il le mena au fond du couloir, donna un coup de pied dans une autre porte déglinguée et ajouta :
— Sa salle de bains... En bas, les W-C et au-dessus, la douche... Avoue que c'est ingénieux...
Ils descendirent les escaliers en silence.
Franck ne recouvra la parole qu'après son troisième café :
— Bon, juste une chose alors... Tu lui expliqueras bien pour moi, comment c'est important que je dorme l'après-midi et tout ça...
— Oui, je lui dirai. On lui dira tous les deux. Mais à mon avis, cela ne devrait pas poser de problème parce qu'elle dormira aussi...
— Pourquoi ?
— Elle travaille la nuit.
— Qu'est-ce qu'elle fait ?
— Des ménages.
— Pardon ?
— Elle est femme de ménage...
— T'es sûr ?
— Pourquoi me mentirait-elle ?
— J'sais pas, moi... Ça se trouve, elle est call-girl...
— Elle aurait plus de... De rondeurs, non ?
— Ouais, t'as raison... Hé, t'es pas con, toi ! ajouta-t-il en lui donnant une grande claque dans le dos.
— A... attention, tu... tu m'as fait lâcher mon croissant, i... idiot... Regarde, on dirait une vieille mé... méduse maintenant...
Franck s'en fichait, il lisait les titres du Parisien posé sur le comptoir.
Ils s'ébrouèrent ensemble.
— Dis-moi ?
— Quoi ?
— Elle a pas de famille, cette nana ?
— Tu vois, ça, répondit Philibert en nouant son écharpe, c'est une question que je me suis toujours refusé à te poser...
L'autre leva les yeux pour lui sourire.
En arrivant devant ses fourneaux, il demanda à son commis de lui mettre du bouillon de côté.
— Hé?
— Quoi ?
— Du bon, hein ?
Camille avait décidé de ne plus prendre le demi-comprimé de Lexpmil que le médecin lui avait prescrit chaque soir. D'une part, elle ne supportait plus cette espèce d'état semi-comateux dans lequel elle vasouillait, d'autre part, elle ne voulait pas prendre le risque de la moindre accoutumance. Pendant toute son enfance, elle avait vu sa mère hystérique à l'idée de dormir sans ses cachets et ces crises l'avaient durablement traumatisée.
Elle venait de sortir d'une énième sieste, n'avait pas la moindre idée de l'heure qu'il était mais décida de se lever, de se secouer, de s'habiller enfin pour monter chez elle et voir si elle était prête à reprendre le cours de sa petite vie dans l'état où elle l'avait laissée en partant.
En traversant la cuisine pour rejoindre l'escalier des bonnes, elle vit un mot glissé sous une bouteille remplie d'un liquide jaunâtre.
A réchauffé dans une casserole, surtout ne le faites pas bouillir. Ajouté les pâtes quand ça frémi et laissé cuire 4 minutes en remuant doucement.
Ce n'était pas l'écriture de Philibert...
Son cadenas avait été arraché et le peu qu'elle possédait sur cette terre, ses dernières attaches, son minuscule royaume, tout avait été dévasté.
D'instinct elle se précipita vers la petite valise rouge éventrée sur le sol. Non, c'était bon, ils n'avaient rien pris et ses cartons à dessin étaient toujours là...
La bouche tordue et le cœur au bord des lèvres, elle entreprit de remettre un peu d'ordre pour voir ce qu'il manquait.
Il ne lui manquait rien et pour cause, elle ne possédait rien. Si, un radio-réveil... Voilà... Tout ce carnage pour une bricole qu'elle avait dû acheter cinquante balles chez un Chinois...
Elle récupéra ses vêtements, les entassa dans un carton, se baissa pour attraper sa valise et partit sans se retourner. Elle attendit d'être dans les escaliers pour lâcher un peu de lest.
Arrivée devant la porte de l'office, elle se moucha, posa tout son barda sur le palier et s'assit sur une marche pour se rouler une cigarette. La première depuis bien longtemps... La minuterie s'était éteinte, mais ce n'était pas grave, au contraire.
Au contraire, murmurait-elle, au contraire...
Elle songeait à cette théorie fumeuse qui prétendait que tant qu'on était en train de couler, on ne pouvait rien tenter et qu'il fallait attendre de toucher le fond pour donner ce petit coup de talon salutaire qui, seul, permettait de remonter à la surface...
Bon.
Ça y était, là, non ?
Elle jeta un coup d'œil à son carton, passa sa main sur son visage anguleux et s'écarta pour laisser passer une affreuse bestiole qui courait entre deux fissures.
Euh... Rassurez-moi... Ça y était, là ?
Quand elle entra dans la cuisine, c'est lui qui sursauta :
— Ah ! Vous êtes là ? Je croyais que vous dormiez...
— Bonjour.
— Lestafier Franck.
— Camille.
— Vous... vous avez vu mon mot ?
— Oui, mais je...
— Vous êtes en train de déménager vos affaires ? Vous avez besoin d'un coup de main ?
— Non, je... Je n'ai plus que ça à vrai dire... On m'a cambriolée.
— Ben merde.
— Oui, comme vous dites... Je ne vois pas d'autres mots, là... Bon, je vais aller me recoucher, là, parce que j'ai la tête qui tourne et...
— Le consommé, vous voulez que je vous le prépare ?
— Pardon ?
— Le consommé ?
— Consommer quoi ?
— Ben le bouillon ! s'énerva-t-il.
— Oh pardon... Non. Merci. Je vais d'abord dormir un peu...
— Hé ! lui cria-t-il alors qu'elle était déjà dans le couloir, si vous avez la tête qui tourne, c'est parce que vous mangez pas assez justement !
Elle soupira. Diplomatie, diplomatie... Vu comme il avait l'air fin, ce mec-là, il valait mieux ne pas rater la première scène. Elle revint donc dans la cuisine et s'assit au bout de la table.
— Vous avez raison.
Il marmonna dans sa barbe. Faudrait savoir... Bien sûr qu'il avait raison... Et merde... Il allait être à la bourre maintenant...
Il lui tourna le dos pour s'activer.
Il versa le contenu de la casserole dans une assiette creuse et sortit du réfrigérateur un morceau de Sopalin qu'il ouvrit délicatement. C'était un truc vert qu'il cisela au-dessus du potage fumant.
— Qu'est-ce que c'est ?
— De la coriandre.
— Et ces petites nouilles, vous appelez ça comment?
— Des perles du Japon.
— Oh, c'est vrai ? C'est joli comme nom...
Il attrapa son blouson et claqua la porte d'entrée en secouant la tête : Oh, c'est vrai ? C'est joli comme nom... Trop conne, la fille.
Camille soupira et attrapa machinalement l'assiette en songeant à son voleur. Qui avait fait le coup ? Le fantôme du couloir ? Un visiteur égaré ? Était-il passé par les toits ? Reviendrait-il ? Devait-elle en parler à Pierre ?
L'odeur, le fumet plutôt, de ce bouillon, l'empêcha de gamberger plus longtemps. Mmm, c'était merveilleux et elle eut presque envie de mettre sa serviette sur sa tête pour s'en faire une inhalation. Mais qu'est-ce qu'il y avait là-dedans ? La couleur était particulière. Chaude, grasse, mordorée comme du jaune de cadmium... Avec les perles translucides et les pointes émeraude de l'herbe ciselée, c'était un vrai bonheur à regarder... Elle resta ainsi plusieurs secondes, déférente et la cuillère en suspens, puis but une première gorgée tout doucement parce que c'était très chaud.
L'enfance en moins, elle se trouva dans le même état que Marcel Proust : « attentive à ce qui se passait d'extraordinaire en elle » et termina son assiette religieusement, en fermant les yeux entre chaque cuillerée.
Peut-être était-ce simplement parce qu'elle mourait de faim sans le savoir, ou peut-être était-ce parce qu'elle se forçait à ingurgiter les soupes en carton de Philibert depuis trois jours en grimaçant, ou peut-être encore était-ce parce qu'elle avait moins fumé mais en tout cas, une chose était sûre : jamais de sa vie, elle n'avait pris autant de plaisir à manger seule. Elle se releva pour aller voir s'il restait un fond dans la casserole. Non hélas... Elle porta son assiette à sa bouche pour ne pas en perdre une goutte, fit claquer sa langue, lava son couvert et attrapa le paquet de pâtes entamé. Elle écrivit « Top ! » en alignant quelques perles sur le mot de Franck et se remit au lit en passant sa main sur son ventre bien tendu.
Merci petit Jésus.
La fin de sa convalescence passa trop vite. Elle ne voyait jamais Franck, mais savait quand il était là : portes claquées, chaîne hi-fi, télévision, conversations animées au téléphone, rires gras et jurons secs, rien de tout cela n'était naturel, elle le sentait. Il s'agitait et laissait sa vie résonner aux quatre coins de l'appartement comme un chien qui pisserait un peu partout pour marquer son territoire. Certaines fois, elle avait très envie de remonter chez elle pour retrouver son indépendance et ne plus rien devoir à personne. D'autres fois, non. D'autres fois, elle frissonnait à la seule idée de se coucher de nouveau sur le sol et de monter ses sept étages en se cramponnant à la rampe pour ne pas tomber.
C'était compliqué.
Elle ne savait plus où était sa place et puis elle aimait bien Philibert aussi... Pourquoi devrait-elle toujours se fustiger et battre sa coulpe en serrant les dents ? Pour son indépendance ? Tu parles d'une conquête... Elle n'avait eu que ce mot-là à la bouche pendant des années, et puis quoi finalement ? Pour en arriver où ? Dans ce gourbi à passer des après-midi à fumer cigarette sur cigarette en ressassant son sort ? C'était pathétique. Elle était pathétique. Elle allait avoir vingt-sept ans et n'avait rien engrangé de bon jusqu'à présent. Ni amis, ni souvenirs, ni aucune raison de s'accorder la moindre bienveillance. Qu'est-ce qui s'était passé ? Pourquoi elle n'était jamais parvenue à refermer ses mains et à garder deux ou trois choses un peu précieuses entre ses paumes ? Pourquoi ?
Elle était songeuse. Elle était reposée. Et quand ce grand ouistiti venait lui faire la lecture, quand il refermait doucement la porte en levant les yeux au ciel parce que l'autre larron écoutait sa musique « de Zoulou », elle lui souriait et s'échappait un moment de l'œil du cyclone...
Elle s'était remise à dessiner.
Comme ça.
Pour rien. Pour elle. Pour le plaisir.
Elle avait pris un carnet neuf, le dernier, et l'avait apprivoisé en commençant par consigner tout ce qui l'entourait : la cheminée, les motifs des tentures, la crémone de la fenêtre, les sourires niais de Sammy et Scoubidou, les cadres, les tableaux, le camée de la dame et la redingote sévère du monsieur. Une nature morte de ses vêtements avec la boucle de son ceinturon qui traînait par terre, les nuages, le sillon d'un avion, la cime des arbres derrière les ferronneries du balcon et un portrait d'elle depuis son lit.
À cause des taches sur le miroir et de ses cheveux courts, elle ressemblait à un gamin qui aurait eu la varicelle...
Elle dessinait de nouveau comme elle respirait. En tournant les pages sans réfléchir et en s'arrêtant seulement pour verser un peu d'encre de Chine dans une coupelle et recharger la pompe de son stylo. Elle ne s'était pas sentie aussi calme, aussi vivante, aussi simplement vivante, depuis des années...
Mais, ce qu'elle aimait par-dessus tout, c'était les attitudes de Philibert. Il était tellement pris dans ses histoires, son visage devenait soudain si expressif, si enflammé ou si abattu (ah ! cette pauvre Marie-Antoinette...) qu'elle lui avait demandé la permission de le croquer.
Bien sûr, il avait bégayé un peu pour la forme et puis avait bien vite oublié le bruit de la plume qui courait sur le papier.
Quelquefois, c'était :
— Mais Madame d'Étampes n'était pas une amoureuse du genre de Madame de Châteaubriant, la bagatelle ne lui suffisait point. Elle rêvait avant tout d'obtenir des faveurs pour elle et sa famille. Or elle avait trente frères et sœurs... Courageusement, elle se mit au travail.
« Habile, elle sut profiter de tous les moments de répit que le besoin de reprendre haleine lui laissait entre deux étreintes, pour arracher au roi, comblé et essoufflé, les nominations ou avancements qu'elle désirait.
« Finalement, tous les Pisseleu furent pourvus de charges importantes et, généralement ecclésiastiques car la maîtresse du roi avait "de la religion"...
« Antoine Seguin, son oncle maternel, devint abbé de Fleury-sur-Loire, évêque d'Orléans, cardinal, et enfin, archevêque de Toulouse. Charles de Pisseleu, son second frère, eut l'abbaye de Bourgueil et l'évêché de Condom... »
Il relevait la tête :
— De Condom... Avouez que c'est cocasse...
Et Camille se dépêchait de consigner ce sourire-là, ce ravissement amusé d'un garçon qui épluchait l'histoire de France comme d'autres feuilletteraient un magazine de cul.
Ou alors, c'était :
— ... les prisons étant devenues insuffisantes, Carrier, autocrate tout-puissant, entouré de collaborateurs dignes de lui, ouvrit de nouvelles geôles et réquisitionna des navires sur le port. Bientôt le typhus allait faire des ravages parmi les milliers d'êtres incarcérés dans des conditions abominables. La guillotine ne marchant pas assez vite, le proconsul ordonna de fusiller des milliers de prisonniers et adjoignit aux pelotons d'exécution un « corps d'enterreurs ». Puis, comme les prisonniers continuaient d'affluer dans la ville, il inventa les noyades.
« De son côté, le général de brigade Westermann écrit: "Il n'y a plus de Vendée, citoyens républicains. Elle est morte, sous notre sabre libre, avec ses femmes et ses enfants. Je viens de l'enterrer dans les marais et dans les bois de Savenay. Suivant les ordres que vous m'avez donnés, j'ai écrasé les enfants sous les pieds des chevaux et massacré les femmes qui au moins, pour celles-là, n'enfanteront plus de brigands. Je n'ai pas un prisonnier à me reprocher. " »
Et il n'y avait rien d'autre à dessiner qu'une ombre sur son visage contracté.
— Vous dessinez ou vous m'écoutez ?
— Je vous écoute en dessinant...
— Ce Westermann, là... Ce monstre qui a servi sa belle patrie toute neuve avec tant de ferveur, eh bien figurez-vous qu'il sera capturé avec Danton quelques mois plus tard et décapité avec lui...
— Pourquoi ?
— Accusé de lâcheté... C'était un tiède...
D'autres fois encore, il demandait la permission de s'asseoir dans la bergère au pied du lit et tous deux lisaient en silence.
— Philibert ?
— Mmm...
— Les cartes postales ?
— Oui...
— Ça va durer longtemps ?
— Pardon ?
— Pourquoi vous n'en faites pas votre métier ? Pourquoi vous n'essayez pas de devenir historien ou professeur ? Vous auriez le droit de vous plonger dans tous ces livres pendant vos heures de travail et même, vous seriez payé pour le faire !
Il posa son ouvrage sur le velours râpé de ses genoux osseux et enleva ses lunettes pour se frotter les yeux :
— J'ai essayé... J'ai une licence d'histoire et j'ai passé trois fois le concours d'entrée à l'École des Chartes, mais j'ai été recalé à chaque session...
— Vous n'étiez pas assez bon ?
— Oh si ! enfin... rougit-il, enfin, je crois... Je le crois humblement, mais je... Je n'ai jamais pu passer un examen... Je suis trop angoissé... À chaque fois, je perds le sommeil, la vue, mes cheveux, mes dents même !, et tous mes moyens. Je lis les sujets, je connais les réponses, mais je suis incapable d'écrire une ligne. Je reste pétrifié devant ma copie...
— Mais, vous avez eu le bac ? Et votre licence ?
— Oui, mais à quel prix... Et jamais du premier coup... Et puis c'était vraiment facile quand même... Ma licence, je l'ai obtenue sans avoir jamais mis les pieds à la Sorbonne, ou alors pour aller écouter les cours magistraux de grands professeurs que j'admirais et qui n'avaient rien à voir avec mon programme...
— Vous avez quel âge ?
— Trente-six ans.
— Mais, avec une licence, vous auriez pu enseigner à cette époque, non ?
— Vous m'imaginez dans une pièce avec trente gosses ?
— Oui.
— Non. L'idée même de m'adresser à un auditoire, si restreint soit-il, me donne des sueurs froides. Je... J'ai des problèmes de... de socialisation, je crois...
— Mais à l'école ? Quand vous étiez petit ?
— Je ne suis allé à l'école qu'à partir de la sixième. Et en pension, en plus... Ce fut une année horrible. La pire de ma vie... Comme si l'on m'avait jeté dans le grand bain sans que je sache nager...
— Et alors ?
— Alors rien. Je ne sais toujours pas nager...
— Au sens propre ou au figuré ?
— Les deux, mon général.
— On ne vous a jamais appris à nager ?
— Non. Pour quoi faire ?
— Euh... pour nager...
— Culturellement, nous sommes plutôt issus d'une génération de fantassins et d'artilleurs, vous savez...
— Qu'est-ce que c'est que vous me chantez, là ? Je ne vous parle pas de mener une bataille ! Je vous parle d'aller au bord de la mer ! Et pourquoi vous n'êtes pas allé à l'école plus tôt d'abord ?
— C'est ma mère qui nous faisait la classe...
— Comme celle de Saint Louis ?
— Exactement.
— Comment elle s'appelait déjà ?
— Blanche de Castille...
— C'est ça. Et pourquoi ? Vous habitiez trop loin ?
— Il y avait bien une école communale dans le village voisin, mais je n'y suis resté que quelques jours...
— Pourquoi ?
— Parce qu'elle était communale justement...
— Ah ! Toujours cette histoire de Bleus, c'est ça ?
— C'est ça...
— Hé, mais c'était il y a plus de deux siècles ! Les choses ont évolué depuis !
— Changé, c'est indéniable. Évolué... Je... je n'en suis pas certain...
— ...
— Je vous choque ?
— Non, non, je respecte vos... vos...
— Mes valeurs ?
— Oui, si vous voulez, si ce mot-là vous convient, mais comment vous faites pour vivre alors ?
— Je vends des cartes postales !
— C'est fou, ça... C'est dingue comme truc...
— Vous savez, par rapport à mes parents, je suis très... évolué comme vous dites, j'ai pris certaines distances tout de même...
— Ils sont comment vos parents ?
— Eh bien...
— Empaillés ? Embaumés ? Plongés dans un bocal de formol avec des fleurs de lys ?
— Il y a un peu de ça en effet... s'amusait-il.
— Rassurez-moi, ils ne se déplacent pas en chaise à porteurs tout de même ? !
— Non, mais c'est parce qu'ils ne trouvent plus de porteurs !
— Qu'est-ce qu'ils font ?
— Pardon ?
— Comme travail ? .
— Propriétaires terriens.
— C'est tout ?
— C'est beaucoup de travail, vous savez...
— Mais euh... Vous êtes très riches ?
— Non. Pas du tout. Bien au contraire...
— C'est incroyable, cette histoire... Et comment vous vous en êtes sorti en pension ?
— Grâce au Gaffiot.
— C'est qui ?
— Ce n'est personne, c'est un dictionnaire de latin très lourd que je glissais dans mon cartable et dont je me servais comme d'une fronde. J'attrapais mon sac par la bretelle, lui donnais de l'élan et... Taïaut ! je pourfendais l'ennemi...
— Et alors ?
— Alors, quoi ?
— Aujourd'hui ?
— Eh bien ma chère, aujourd'hui c'est très simple, vous avez devant les yeux un magnifique exemplaire d'Homo Dégénéraris, c'est-à-dire un être totalement inapte à la vie en société, décalé, saugrenu et parfaitement anachronique !
Il riait.
— Comment vous allez faire ?
— Je ne sais pas.
— Vous allez voir un psy ?
— Non, mais j'ai rencontré une jeune fille là où je travaille, une espèce de fofolle rigolote et fatigante qui me tanne pour que je l'accompagne un soir à son cours de théâtre. Elle, elle a écume tous les psys possibles et imaginables et me soutient que c'est encore le théâtre le plus efficace...
— Ah, bon ?
— C'est ce qu'elle dit...
— Mais sinon, vous ne sortez jamais ? Vous n'avez pas d'amis ? Aucune affinité ? Pas de... contacts avec le vingt et unième siècle ?
— Non. Pas tellement... Et vous ?
La vie reprit donc son cours. Camille bravait le froid à la nuit tombée, prenait le métro dans le sens contraire des foules laborieuses et observait tous ces visages exténués.
Ces mamans qui s'endormaient la bouche ouverte contre des vitres pleines de buée avant d'aller récupérer leurs gamins dans des zones pavillonnaires de la septième zone, ces dames couvertes de bijoux de pacotille qui tournaient sèchement les pages de leur Télé 7 Jours en humectant leurs index trop pointus, ces messieurs en mocassins souples et chaussettes fantaisie qui surlignaient d'improbables rapports en soupirant bruyamment et ces jeunes cadres à la peau grasse qui s'amusaient à casser des briques sur des portables à crédit...
Et tous les autres, ceux qui n'avaient rien de mieux à faire que de se cramponner instinctivement aux barres d'appui pour ne pas perdre l'équilibre... Ceux qui ne voyaient rien ni personne. Ni les publicités pour Noël — des jours en or, des cadeaux en or, du saumon pour rien et du foie gras au prix de gros -, ni le journal de leur voisin, ni l'autre casse-couilles avec sa main tendue et sa plainte nasillarde mille fois rabâchée, ni même cette jeune fille assise juste en face, en train d'esquisser leurs regards mornes et les plis de leurs pardessus gris...
Ensuite, elle échangeait deux ou trois mots sans importance avec le vigile de l'immeuble, se changeait en se retenant à son chariot, enfilait un pantalon de survêtement informe, une blouse en nylon turquoise Des professionnels à votre service et se réchauffait peu à peu en s'activant comme une damnée avant de reprendre un coup de froid, une énième cigarette et le dernier métro.
Quand elle l'aperçut, Super Josy enfonça profondément ses poings dans ses poches et lui décocha une ébauche de rictus presque tendre :
— Ben mince... Vlà une revenante... J'en suis pour dix euros, bougonna-t-elle.
— Pardon ?
— Un pari avec les filles... Je pensais que vous reviendriez pas...
— Pourquoi ?
— Je sais pas, un truc que je sentais comme ça... Mais bon, y a pas de problème, je payerai, hein ! Allez, c'est pas le tout, mais faut y aller. Avec ce mauvais temps, y nous dégueulassent tout. C'est à se demander s'ils ont jamais appris à se servir d'un paillasson, ces gens-là... Regardez-moi ça, vous avez vu le hall ?
Mamadou traînait les pieds :
— Oh, toi tu as dormi comme un gros bébé cette semaine, pas vrai ?
— Comment tu le sais ?
— À cause deu tes cheveux. Ils ont poussé trop vite...
— Ça va, toi ? T'as pas l'air en forme ?
— Ça va, ça va...
— T'as des soucis ?
— Oh des soucis... J'ai des gamins malades, un mari qui joue sa paye, une belle-sœur qui me tape sur le système, un voisin qu'a chié dans l'ascenseur et le téléphone qu'est coupé, mais sinon ça va...
— Pourquoi il a fait ça ?
— Qui?
— Le voisin ?
— Pourquoi j'en sais rien, mais je l'ai prévenu et la prochaine fois, il va la bouffer sa merde ! Ça tu peux me croire ! Et ça teu fait rigoler, toi...
— Qu'est-ce qu'ils ont tes enfants ?
— Y en a un qui tousse et l'autre qu'a la gastro... Bon, allez... Arrêtons deu parler deu tout ça pace que ça me fait trop de peine et quand j'ai deu la peine, je ne suis plus bonne à rien...
— Et ton frère ? Il peut pas les soigner avec tous ses grigris ?
— Et les chevaux ? Tu crois pas qu'il pourrait bien les trouver les gagnants aussi ? Oh, non, ne me parle pas deu ce bon à rien, va...
Le goret du cinquième avait dû être piqué au vif et son bureau était à peu près rangé. Camille dessina un ange de dos avec une paire d'ailes qui dépassaient du costume et une belle auréole.
Dans l'appartement aussi, chacun commençait à prendre ses marques. Les mouvements de gêne du début, ce ballet incertain et tous leurs gestes embarrassés se transformèrent peu à peu en une chorégraphie discrète et routinière.
Camille se levait en fin de matinée, mais s'arrangeait toujours pour être dans sa chambre vers quinze heures quand Franck rentrait. Ce dernier repartait vers dix-huit heures trente et croisait quelquefois Philibert dans l'escalier. Avec lui, elle prenait le thé ou un dîner léger avant d'aller travailler à son tour et ne revenait jamais avant une heure du matin.
Franck ne dormait jamais à cette heure-là, il écoutait de la musique ou regardait la télévision. Des effluves d'herbe passaient sous sa porte. Elle se demandait comment il arrivait à tenir ce rythme de fou et eut très vite une réponse : il ne le tenait pas.
Alors, fatalement, quelquefois ça pétait. Il poussait une gueulante en ouvrant la porte du réfrigérateur parce que les aliments étaient mal rangés ou mal emballés et les déposait sur la table en renversant la théière et en les traitant de tous les noms :
— Putain ! Mais combien de fois il faut que je vous le dise ? Le beurre, ça va dans un beurrier parce que ça prend toutes les odeurs ! Et le fromage aussi ! Le film alimentaire c'est pas fait pour les chiens, merde ! Et ça, c'est quoi ? de la salade ? Pourquoi vous la laissez dans son sac plastique ? Le plastique, ça abîme tout ! Je te l'ai déjà dit, Philibert ! Elles sont où toutes les boîtes que je vous ai ramenées l'autre jour ? Bon, et ça ? le citron, là... Qu'est-ce qu'il fout dans le compartiment à œufs ? Un citron entamé, ça s'emballe ou ça se retourne sur une assiette, capito ?
Ensuite il repartait avec sa bière et nos deux criminels attendaient la déflagration de la porte pour reprendre le cours de leur conversation :
— Mais elle a vraiment dit : « S'il n'y a plus de pain, donnez-leur de la brioche... »
— Bien sûr que non, voyons... Jamais elle n'aurait prononcé une ineptie pareille... C'était une femme très intelligente, vous savez...
Bien sûr, ils auraient pu poser leurs tasses en soupirant et lui rétorquer qu'il était bien nerveux pour un garçon qui ne mangeait jamais là et qui n'utilisait cet appareil que pour entreposer ses packs de Kro... Mais non, ça n'en valait pas la peine.
Puisque c'était un gueulard, eh bien qu'il gueule.
Qu'il gueule...
Et puis il n'attendait que ça. La moindre occasion de leur sauter à la gorge. À elle surtout. Il la tenait dans son viseur et prenait un air ulcéré à chaque fois qu'il la croisait. Elle avait beau passer le plus clair de son temps dans sa chambre, ils se frôlaienf parfois et elle ployait alors sous un formidable assaut d'ondes assassines qui, selon son humeur, la mettaient horriblement mal à l'aise ou lui arrachaient un demi-sourire.
— Hé, qu'est-ce qu'y a, là ? Pourquoi tu ricanes ? C'est ma gueule qui te revient pas ?
— Non, non. Pour rien, pour rien...
Et elle se dépêchait de passer à autre chose.
Elle se tenait à carreau dans les pièces communes. Laissait cet endroit aussi propre que vous désireriez le trouver en entrant, s'enfermait dans la salle de bains quand il n'était pas là, cachait toutes ses affaires de toilette, passait deux fois l'éponge plutôt qu'une sur la table de la cuisine, vidait son cendrier dans un sac en plastique qu'elle prenait soin de nouer avant de le mettre à la poubelle, essayait de se faire la plus discrète possible, rasait les plinthes, esquivait les coups et se demandait enfin si elle n'allait pas repartir plus tôt que prévu...
Elle aurait froid, tant pis, elle ne cognerait plus ce gros con, tant mieux.
Philibert se désolait :
— Mais Ca... Camille... Vous êtes beau... beaucoup trop intelligente pour vous lai... laisser impressionner par ce... ce grand escogriffe, voyons... Vou... vous êtes au-dessus de tout cela quand... quand même ?
— Non justement. Je suis exactement au même niveau. Du coup, je me prends tout dans la figure...
— Mais non ! Bien sûr que non ! Vous ne naviguez pas dans les mêmes eaux tous les deux, enfin ! Vou... vous avez dé... déjà vu son écriture ? Vous l'avez déjà entendu rire en écoutant les grossièretés de... de cet animateur débile, là ? Vous l'avez déjà vu lire autre chose que l'argus des motos d'occasion ? A... Attendez, mais il a deux ans d'âge mental, ce garçon ! Il n'y est pour rien, le pau... pauvre... J'i... j'imagine qu'il est entré dans une cuisine tout gamin et n'en est jamais sorti depuis... Allons, pre... prenez du recul... Soyez plus tolérante, plu... plus « cool » comme vous dites...
— ...
— Vous savez ce que me répondait ma mère quand j'osais évoquer — du... du bout des lèvres — le quart de la moitié des horreurs que mes petits compagnons de chambrée me faisaient su... subir ?
— Non.
— « Apprenez, mon fils, que la bave de crapaud n'atteint pas la blanche colombe. » Voilà ce qu'elle me disait...
— Et ça vous consolait ?
— Pas du tout ! Au contraire !
— Eh ben, vous voyez...
— Oui, mais vous, ce n'est pas pa... pareil. Vous n'avez plus douze ans... Et puis il n'est pas question de boire la pisse d'un pe... petit morveux...
— Ils vous ont forcé à faire ça ?
— Hélas...
— Alors oui, je comprends que la blanche colombe, hein...
— Comme vous dites, la blanche co... colombe, elle n'est ja... jamais passée. D'ailleurs, je... je la sens encore là, plaisantait-il jaune en indiquant sa pomme d'Adam.
— Ouais... On verra...
— Et puis la vérité, elle est toute bête et vous la connaissez aussi bien que moi : il est ja... jaloux. Jaloux comme un tigre. Mettez-vous à sa place aussi... Il avait l'appartement pour lui seu... seul, se baladait quand il voulait, comme il voulait, le plus souvent en caleçon ou der... derrière une jeune dinde affolée. Il pouvait gueuler, jurer, éructer à sa guise et nos rapports se limitaient à quelques échanges d'ordre pra... pratique sur l'état de la robinetterie ou les provisions de papier toilette...
« Je ne sortais quasiment jamais de ma chambre et mettais des boules Quies quand j'avais besoin de me concentrer. Il était le roi, ici... À tel point qu'il devait même avoir l'im... l'impression d'être chez lui in fine... Et puis vous voilà et patatras. Non seulement, il doit refermer sa braguette, mais en plus il subit notre complicité, nous entend rire parfois et a... attrape des bribes de conversations auxquelles il ne doit pas comprendre grand-chose... Ce doit être du... dur pour lui, vous ne croyez pas ?
— Je n'avais pas l'impression de prendre tant de place...
— Non, vou... vous êtes très discrète au contraire, mais vous voulez que... que je vous dise... Je crois que vous lui en imposez...
— Alors, c'est la meilleure ! s'exclama-t-elle. Moi ? lui en imposer ? Vous plaisantez, j'espère ? Je n'ai jamais eu l'impression d'être autant méprisée...
— Tttt... Il n'est pas très cultivé, c'est un fait, mais il est loin d'être i... idiot, ce coco-là et vous ne boxez pas exactement dans la même ca... catégorie que ses petites amies, vous savez... Vous en avez déjà croisé une de... depuis que vous êtes ici ?
— Non.
— Eh bien, vous verrez... C'est... c'est étonnant, vraiment... Quoi qu'il en soit, je vous en su... supplie, demeurez au-dessus de la mêlée. Faites-le pour moi, Camille...
— Mais je ne vais pas rester là très longtemps, vous le savez bien...
— Moi non plus. Lui non plus, mais en attendant, tâchons de vivre en bon voisinage... Le monde est déjà assez redoutable sans nous, n'est-ce pas ? Et puis vous me fai... faites bégayer quand vous dites des bé... bêtises...
Elle se leva pour éteindre la bouilloire.
— Vous, vous n'avez pas l'air convaincu...
— Si, si, je vais essayer. Mais, bon, je ne suis pas très douée dans les rapports de force... En général je jette l'éponge avant de chercher des arguments...
— Pourquoi ?
— Parce que.
— Parce que c'est moins fatigant ?
— Oui.
— Ce n'est pas une bonne stratégie, croi... croyez-moi. A long terme, ça vous perdra.
— Ça m'a déjà perdue.
— À propos de stratégie, je vais suivre une conférence pa... passionnante sur l'art militaire de Napoléon Bonaparte la semaine prochaine, vous voulez m'accompagner ?
— Non, mais allez-y, tiens, je vous écoute : parlez-moi de Napoléon...
—Ah ! Vaste sujet... Vous désirez une rondelle de ci... citron ?
— Holà, Bijou ! je ne touche plus au citron, moi ! Je ne touche plus à rien, d'ailleurs...
Il lui fit les gros yeux :
— Au... au-dessus de la mêlée, j'ai dit.
Le Temps Retrouvé, pour un endroit où ils allaient tous crever, c'était vraiment bien vu comme nom... N'importe quoi...
Franck était de mauvaise humeur. Sa grand-mère ne lui adressait plus la parole depuis qu'elle vivait ici et il était obligé de se creuser le ciboulot dès le périph' pour trouver des choses à lui raconter. La première fois, il avait été pris de court et ils s'étaient observés en chiens de faïence pendant tout l'après-midi... Finalement, il s'était posté devant la fenêtre et avait commenté à haute voix ce qui se passait sur le parking : les vieux qu'on chargeait, ceux qu'on déchargeait, les couples qui s'engueulaient, les enfants qui couraient entre les voitures, celui-là qui venait de se manger une taloche, la jeune fille qui pleurait, le roadster Porsche, la Ducati, la série 5 flambant neuve et le va-et-vient incessant des ambulances. Une journée passionnante, vraiment.
C'était madame Carminot qui avait pris en charge le déménagement et il était arrivé comme une fleur le premier lundi, sans se douter une seconde de ce qui l'attendait...
L'endroit d'abord... Finance oblige, il s'était rabattu sur une maison de retraite publique construite à la va-vite aux confins de la ville entre un Buffalo Grill et une déchetterie industrielle. Une ZAC, une ZIF, une ZUP, une merde. Une grosse merde posée au milieu de nulle part. Il s'était perdu et avait tourné pendant plus d'une heure au milieu de tous ces hangars gigantesques en cherchant un nom de rue qui n'existait pas et en s'ar rêtant à chaque rond-point pour essayer de décrypter des plans imbitables, et quand enfin, il avait béquille et enlevé son casque, il avait été presque soulevé de terre par une bourrasque de vent. « Non, mais, c'est quoi ce délire ? Depuis quand on installe les vieux dans les courants d'air ? J'ai toujours entendu dire que le vent, ça leur rongeait la tête, moi... Oh putain... Dites-moi que c'est pas vrai... Qu'elle est pas là... Pitié... Dites-moi que je me suis trompé... »
Il faisait une chaleur à crever là-dedans, et, au fur et à mesure qu'il s'était approché de sa chambre, il avait senti sa gorge se resserrer, se resserrer, se resserrer tellement qu'il lui avait fallu plusieurs minutes avant de pouvoir prononcer le moindre mot.
Tous ces vioques, moches, tristes, déprimants, geignants, gémissants avec leurs bruits de savates, de dentiers, de succion, leurs gros ventres et leurs bras squelettiques. Celui-ci avec son tuyau dans le nez, l'autre, là, qui couinait tout seul dans son coin et celle-ci, complètement recroquevillée sur son fauteuil roulant comme si elle sortait d'une crise de tétanie... On lui voyait même ses bas et sa couche...
Et cette chaleur, bordel ! Pourquoi ils ouvraient jamais les fenêtres ? Pour les faire clamser plus vite ?
Quand il était revenu la fois suivante, il avait gardé son casque jusqu'à la chambre 87 pour ne plus voir tout ça, mais une infirmière l'avait chopé et lui avait ordonné de l'enlever immédiatement parce qu'il effrayait ses pensionnaires.
Sa Mémé ne lui adressait plus la parole, mais cherchait son regard pour le soutenir, le défier et lui faire honte : « Alors ? Tu es fier de toi, mon petit ? Réponds-moi. Tu es fier de toi ? » Voilà ce qu'elle lui répétait en silence pendant qu'il soulevait les voilages et cherchait sa moto du regard.
Il était trop énervé pour pouvoir s'endormir. Il continuait de tirer le fauteuil près de son lit, cherchait des mots, des phrases, des anecdotes, des conneries et puis, de guerre lasse, finissait par allumer la télévision. Il ne la regardait pas, il regardait la pendule derrière et décomptait sa présence : dans deux heures, je me casse, dans une heure je me casse, dans vingt minutes...
Exceptionnellement, il était venu un dimanche cette semaine-là parce que Potelain n'avait pas eu besoin de ses services. Il avait traversé le hall en trombe, haussant juste les épaules en découvrant la nouvelle décoration trop criarde et tous ces pauvres vieux coiffés de chapeaux pointus.
— Qu'est-ce qui se passe, c'est carnaval ? avait-il demandé à la dame en blouse qui prenait l'ascenseur avec lui.
— On répète un petit spectacle pour Noël... Vous êtes le petit-fils de madame Lestafier, n'est-ce pas ?
— Oui.
— Elle n'est pas très coopérative votre grand-mère...
— Ah?
— Non. C'est le moins qu'on puisse dire... Une vraie tête de mule...
— Je croyais qu'elle n'était comme ça qu'avec moi. Je pensais qu'avec vous, elle était plus euh... plus facile...
— Oh, avec nous, elle est charmante. Une perle. Une merveille de gentillesse. Mais c'est avec les autres que ça se passe mal... Elle ne veut pas les voir et préfère ne pas manger plutôt que de descendre dans la salle commune...
— Alors quoi ? Elle ne mange pas ?
— Eh bien, nous avons fini par céder... Elle reste dans sa chambre...
Comme elle ne l'attendait que le lendemain, elle fut surprise de le voir et n'eut pas le temps d'enfiler son costume de vieille dame outragée. Pour une fois, elle n'était pas dans son lit, mauvaise et droite comme un piquet, elle était assise devant la fenêtre et cousait quelque chose.
— Mémé ?
Oh zut, elle aurait voulu prendre son air pincé mais n'avait pu s'empêcher de lui sourire.
— Tu regardes le paysage ?
Elle avait presque envie de lui dire la vérité : « Tu te moques de moi ? Quel paysage ? Non. Je te guette, mon petit. Je passe mes journées à te guetter... Même quand je sais que tu ne viendras pas, je suis là. Je suis toujours là... Tu sais, maintenant je reconnais le bruit de ta motocyclette au loin et j'attends de te voir enlever ton casque pour me fourrer dans mon lit et te présenter ma soupe à la grimace... » Mais elle prit sur elle et se contenta de ronchonner.
Il se laissa tomber à ses pieds et s'adossa contre le radiateur.
— Ça va ?
— Mmm.
— Qu'est-ce que tu fais ?
— ...
— Tu fais la gueule ?
— ...
Ils se tinrent par la barbichette pendant un bon quart d'heure puis il se frotta la tête, ferma les yeux, soupira, se décala un peu pour se retrouver bien en face d'elle et lâcha d'une voix monocorde :
— Écoute-moi, Paulette Lestafier, écoute-moi bien : « Tu vivais seule dans une maison que tu adorais et que j'adorais aussi. Le matin, tu te levais à l'aube, tu préparais ta Ricoré et tu la buvais en regardant la cou-leur des nuages pour savoir quel temps il allait faire. Ensuite, tu nourrissais ton petit monde, c'est ça ? Ton chat, les chats des voisins, tes rouges-gorges, tes mésanges et tous les piafs de la création. Tu prenais ton sécateur et tu faisais leur toilette à tes fleurs avant la tienne. Tu t'habillais, tu guettais le passage du facteur ou celui du boucher. Le gros Michel, cet escroc qui te coupait toujours des biftecks de 300 grammes quand tu lui en demandais 100 alors qu'il savait très bien que tu n'avais plus de dents... Oh ! mais tu ne disais rien. Tu avais trop peur qu'il oublie de klaxonner le mardi suivant... Le reste tu le faisais bouillir pour donner du goût à ton potage. Vers onze heures, tu prenais ton cabas et tu allais jusqu'au café du père Grivaud pour acheter ton journal et ton pain de deux livres. Il y avait bien longtemps que tu n'en mangeais plus, mais tu le prenais quand même... Pour l'habitude... Et pour les oiseaux... Souvent tu croisais une vieille copine qui avait lu la rubrique nécrologique avant toi et vous parliez de vos morts en soupirant. Ensuite, tu lui donnais de mes nouvelles. Même si tu n'en avais pas... Pour ces gens-là, j'étais déjà aussi célèbre que Bocuse, pas vrai ? Tu vivais seule depuis presque vingt ans, mais tu continuais de mettre une nappe propre et de te dresser un joli couvert avec un verre à pied et des fleurs dans un vase. Si je me souviens bien, au printemps, c'était des anémones, l'été des reines-marguerites et en hiver, tu achetais un bouquet sur le marché en te répétant à chaque repas qu'il était bien laid et que tu l'avais payé trop cher... L'après-midi, tu faisais une petite sieste sur le canapé et ton gros matou acceptait de venir sur tes genoux quelques instants. Tu terminais ensuite ce que tu avais entrepris dans le jardin ou au potager le matin même. Oh, le potager... Tu n'y faisais plus grand-chose, mais quand même, il te nourrissait un peu et tu bichais quand Yvonne achetait ses carottes au supermarché. Pour toi, c'était le comble du déshonneur...
« Les soirées étaient plus longuettes, n'est-ce pas ? Tu espérais que je t'appelle, mais je ne t'appelais pas, alors tu allumais la télévision et tu attendais que toutes ces bêtises finissent par t'abrutir. La publicité te réveillait en sursaut. Tu faisais le tour de la maison en serrant ton châle contre ta poitrine et tu fermais les volets. Ce bruit, le bruit des volets qui grincent dans la pénombre, tu l'entends encore aujourd'hui et je le sais parce que c'est pareil pour moi. J'habite maintenant dans une ville tellement fatigante qu'on n'entend plus rien, mais ces bruits, là, celui des volets en bois et de la porte de l'appentis, il suffit que je tende l'oreille pour les entendre...
« C'est vrai, je ne t'appelais pas, mais je pensais à toi, tu sais... Et, à chaque fois que je revenais te voir, je n'avais pas besoin des rapports de la sainte Yvonne qui me prenait à part en me tripotant le bras pour comprendre que tout ça fichait le camp... Je n'osais rien te dire, mais je le voyais bien que ton jardin n'était plus aussi propre et ton potager plus aussi droit... Je le voyais bien que t'étais plus aussi coquette, que tes cheveux avaient une couleur vraiment bizarre et que ta jupe était à l'envers. Je le remarquais que ta gazinière était sale, que les pulls super moches que tu continuais à me tricoter étaient pleins de trous, que tes deux bas n'allaient pas ensemble et que tu te cognais partout... Oui, ne me regarde pas comme ça mémé... Je les ai toujours vus tes énormes bleus que t'essayais de cacher sous tes gilets...
« J'aurais pu te prendre la tête beaucoup plus tôt avec tout ça... Te forcer à voir des médecins et t'engueuler pour que t'arrêtes de te fatiguer avec cette vieille bêche que t'arrivais même plus à soulever, j'aurais pu demander à Yvonne de te surveiller, de te fliquer et de m'en-voyer tes résultats d'analyses... Mais non, je me disais qu'il valait mieux te laisser en paix et que le jour où ça n'irait plus, eh bien au moins tu n'aurais pas de regrets, et moi non plus... Au moins tu aurais bien vécu. Heureuse. Peinarde. Jusqu'au bout.
« Maintenant, il est venu ce jour. On y est, là... et tu dois te résoudre, ma vieille. Au lieu de me faire la gueule, tu devrais plutôt penser à la chance que tu as eue de vivre plus de quatre-vingts ans dans une maison aussi belle et...
Elle pleurait.
«... et en plus tu es injuste avec moi. Est-ce que c'est de ma faute si je suis loin et si je suis tout seul ? Est-ce que c'est de ma faute, si t'es veuve ? Est-ce que c'est de ma faute si t'as pas eu d'autres enfants que ma tarée de mère pour s'occuper de toi aujourd'hui ? Est-ce que c'est de ma faute si j'ai pas de frères et sœurs pour partager nos jours de visite ?
« Nan, c'est pas de ma faute. Ma seule faute, c'est d'avoir choisi un métier aussi pourri. À part bosser comme un con, je peux rien faire et le pire, tu vois, c'est que même si je le voulais, je saurais rien faire d'autre... Je sais pas si tu t'en rends compte, mais je travaille tous les jours sauf le lundi et le lundi, je viens te voir. Allons, ne fais pas l'étonnée... Je te l'avais dit que le dimanche, je prenais des extras pour payer ma moto, alors tu vois, j'ai pas un seul jour pour faire la grasse matinée, moi... Tous les matins, j'embauche à huit heures et demie et le soir, je quitte jamais avant minuit... Du coup, je suis obligé de dormir l'après-midi pour tenir le coup.
« Alors, voilà, regarde, c'est ça, ma vie : c'est rien. Je fais rien. Je vois rien. Je connais rien et le pire, c'est que je comprends rien... Dans ce bordel, y avait qu'un truc de positif, un seul, c'était la piaule que je m'étais dégotée chez cette espèce de type bizarre dont je te parle souvent. Le noble, tu sais ? Bon, eh bien même ça, ça merde aujourd'hui... Il nous a ramené une fille qu'est là maintenant, qui vit avec nous et qui me fait caguer à un point que tu peux même pas imaginer... C'est même pas sa copine en plus ! Ce mec-là, je sais pas si y tirera son coup un jour, euh.... pardon, s'il franchira le pas un jour.... Nan, c'est juste une pauvre fille qu'il a pris sous son aile et maintenant, l'ambiance est devenue carrément lourdingue dans l'appart et je vais devoir me trouver autre chose... Bon, mais ça c'est pas grave encore, j'ai déménagé tellement de fois que j'en suis plus à une adresse près... Je m'arrangerai toujours... Par contre, pour toi, je peux pas m'arranger tu comprends ? Pour une fois, je suis avec un chef qu'est bien. Je te raconte souvent comment il gueule et tout ça, n'empêche, il est correct comme gars. Non seulement y a pas d'embrouille avec lui, mais en plus c'est un bon... J'ai vraiment l'impression de progresser avec lui, tu comprends ? Alors je peux pas le planter comme ça, en tout cas pas avant la fin du mois de juillet. Parce que je lui ai dit pour toi, tu sais... Je lui ai dit que je voulais revenir travailler au pays pour me rapprocher de toi et je sais qu'il m'aidera, mais avec le niveau que j'ai aujourd'hui, je ne veux plus accepter n'importe quoi. Si je reviens par ici, c'est soit pour être second dans un gastro, soit pour être chef dans un tradi. Je veux plus faire le larbin maintenant, j'ai assez donné... Alors tu dois être patiente et arrêter de me regarder comme ça parce que sinon, je te le dis franchement : je ne viendrai plus te voir.
« Je te le répète, j'ai qu'une journée de congé par semaine et si cette journée-là doit me déprimer, eh ben c'est la fin des haricots pour moi... En plus, ça va être les fêtes et je vais bosser encore plus que d'habitude, alors tu dois m'aider aussi, merde...
« Attends, une dernière chose... Y a une bonne femme qui m'a dit que tu voulais pas voir les autres, note bien je te comprends parce qu'y sont pas jojos les copains, mais tu pourrais au moins assurer un minimum... Ça se trouve, y a une autre Paulette, qu'est là, cachée dans sa chambre et qu'est aussi perdue que toi... Peut-être qu'elle aussi elle aimerait bien causer de son jardin et de son merveilleux petit-fils, mais comment tu veux qu'elle te trouve si tu restes là, à bouder comme une gamine ?
Elle le regardait, interloquée.
— Voilà, c'est bon. J'ai dit tout ce que j'avais sur le coeur et maintenant j'arrive plus à me relever parce que j'ai mal au c... aux fesses. Alors ? Qu'est-ce que t'es en train de coudre, là ?
— C'est toi, Franck ? C'est bien toi ? C'est la première fois de ma vie que je t'entends causer aussi longtemps... Tu n'es pas malade au moins ?
— Nan, je suis pas malade, je suis juste fatigué. J'en ai plein le dos, tu comprends ?
Elle le dévisagea longuement puis secoua la tête comme si elle sortait enfin de sa torpeur. Elle souleva son ouvrage :
— Oh, ce n'est rien... C'est à Nadège, une gentille petite qui travaille là le matin. Je lui raccommode son pull... D'ailleurs, est-ce que tu peux me passer le fil dans l'aiguille, là, parce que je ne trouve plus mes lunettes ?
— Tu veux pas te rasseoir dans ton lit que je prenne le fauteuil ?
À peine s'était-il avachi, qu'il s'endormit. Du sommeil du juste.
Le bruit du plateau le réveilla.
— C'est quoi, ça ?
— Le dîner.
— Pourquoi tu descends pas ?
— On est toujours servis dans nos chambres le soir...
— Mais il est quelle heure, là ?
— Cinq heures et demie.
— Qu'est-ce que c'est que ce délire ? Ils vous font bouffer à cinq heures et demie ?
— Oui, le dimanche c'est comme ça. Pour leur permettre de partir plus tôt...
— Pff... Mais qu'est-ce que c'est ? Ça pue, non ?
— Je ne sais pas ce que c'est et je préfère ne pas savoir...
— C'est quoi là ? Du poisson ?
— Non, on dirait plutôt un gratin de pommes de terre, tu ne crois pas ?
— Arrête, ça sent le poisson... Et ça, c'est quoi, ce truc marron, là ?
— Une compote...
— Non?
— Si, je crois...
— T'es sûre ?
— Oh, je ne sais plus...
Ils en étaient là de leur enquête quand la jeune femme réapparut :
— Ça y est ? C'est bon ? Vous avez fini ?
— Attendez, coupa Franck, mais vous venez juste de l'apporter y a deux minutes... Laissez-lui le temps de manger tranquillement quand même !
L'autre referma la porte sèchement.
— C'est tous les jours comme ça, mais c'est encore pire le dimanche... Elles sont pressées de partir... On ne peut pas leur en vouloir, hein ?
La vieille dame piqua du nez.
— Oh ma pauvre Mémé... Mais quelle merde tout ça... Quelle merde...
Elle replia sa serviette.
— Franck ?
— Ouais.
— Je te demande pardon...
— Nan, c'est moi. Rien ne se passe comme je voudrais. Mais c'est pas grave, je commence à avoir l'habitude depuis le temps...
— Je peux le prendre maintenant ?
— Oui, oui, allez-y...
— Vous féliciterez le chef, mademoiselle, ajouta Franck, vraiment, c'était délicieux...
— Bon, ben... je vais y aller, hein ?
— Tu veux bien attendre que je me mette en chemise je nuit ?
— Vas-y.
— Aide-moi à me relever...
Il entendit des bruits d'eau dans la salle de bains et se retourna pudiquement alors qu'elle se glissait sous ses draps.
— Éteins la lumière mon grand...
Elle alluma sa lampe de chevet.
— Viens, assieds-toi, là, deux minutes...
— Deux minutes hein ? J'habite pas la porte à côté, moi...
— Deux minutes.
Elle posa sa main sur son genou et lui posa la dernière question à laquelle il se serait attendu :
— Dis-moi, cette jeune fille dont tu me parlais tout à l'heure... Celle qui vit avec vous... Elle est comment ?
— Elle est conne, prétentieuse, maigre et aussi tarée que l'autre...
— Fichtre...
— Elle...
— Elle quoi ?
— On dirait une intello... Nan, on dirait pas, c'est une intello. Avec Philibert, ils sont toujours fourrés dans leurs bouquins et comme tous les intellos, ils sont capables de parler pendant des heures de trucs dont tout le monde se fout, mais en plus, ce qui est bizarre, c'est qu'elle est femme de ménage...
— Ah bon ?
— La nuit...
— La nuit ?
— Ouais... je te dis, elle est bizarre... Et tu verrais comme elle est maigre... Ça te ferait mal au cœur...
— Elle ne mange pas ?
— J'en sais rien. Je m'en fous.
— Elle s'appelle comment ?
— Camille.
— Elle est comment ?
— Je te l'ai déjà dit.
— Son visage ?
— Hé, pourquoi tu me demandes tout ça ?
— Pour te garder plus longtemps... Non, parce que ça m'intéresse.
— Eh bien, elle a les cheveux très courts, presque à ras, dans les marrons... Elle a les yeux bleus, je crois J'en sais rien... enfin clairs en tout cas. Elle... oh, et puis je m'en fous, je te dis !
— Son nez, il est comment ?
— Normal.
— ...
— Je crois bien qu'elle a des taches de rousseur aussi... Elle... pourquoi tu souris ?
— Pour rien, je t'écoute...
— Non, j'y vais, tu m'énerves, là...
— Je déteste le mois de décembre. Toutes ces fêtes, ça me déprime...
— Je sais, maman. C'est la quatrième fois que tu me le répètes depuis que je suis là...
— Ça ne te déprime pas, toi ?
— Et sinon ? Tu es allée au cinéma ?
— Qu'est-ce que tu veux que j'aille faire au cinéma ?
— Tu descends à Lyon pour Noël ?
— Bien obligée... Tu sais comment est ton oncle... Il se contrefiche bien de ce que je deviens mais si je rate sa dinde, ça va être encore toute une histoire... Tu m'accompagnes cette année ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Je travaille.
— Tu balayes les aiguilles du sapin ? demanda-t-elle sarcastique.
— Exactement.
— Tu te fous de moi ?
— Non.
— Note bien, je te comprends... Se taper tous ces cons autour d'une bûche, c'est quand même la grande misère, pas vrai ?
— Tu exagères. Ils sont gentils quand même...
— Pfff... la gentillesse, ça me déprime aussi, tiens...
— Je t'invite, fit Camille en interceptant l'addition. Je dois y aller là...
— Dis donc, tu t'es fait couper les cheveux, toi ? lui demanda sa mère devant la bouche de métro.
— Je me demandais si tu allais t'en apercevoir...
— C'est vraiment affreux. Pourquoi t'as fait ça ?
Camille dévala les escalators à toute vitesse.
De l'air, vite.
Elle sut qu'elle était là avant même de la voir. À l'odeur.
Une espèce de parfum suave et sucré qui lui souleva le cœur. Elle se dirigea vers sa chambre au pas de course et les aperçut dans le salon. Franck était avachi par terre et riait bêtement en regardant une fille se déhancher. Il avait mis la musique à fond.
— 'soir, leur lança-t-elle au passage.
En refermant sa porte, elle l'entendit marmonner : « T'occupe. On en a rien à foutre, je te dis... Allez, bouge encore, quoi... »
Ce n'était pas de la musique, c'était du bruit. Un truc de fou. Les murs, les cadres et le parquet tremblaient. Camille attendit encore quelques instants et vint les interrompre :
— Il faut que tu baisses là... On va avoir des problèmes avec les voisins...
La fille s'était immobilisée et se mit à glousser.
— Hé, Franck, c'est elle ? C'est elle ? Hé ? C'est toi la Conchita ?
Camille la dévisagea longuement. Philibert avait raison : c'était étonnant.
Un concentré de bêtise et de vulgarité. Semelles compensées, jean à fanfreluches, soutien-gorge noir, pull à trous-trous, balayage maison et lèvres en caoutchouc, rien ne manquait au tableau.
— Oui, c'est moi, puis s'adressant à Franck, baisse le son, s'il te plaît...
— Oh ! tu me fais chier... Allez... Va faire coucouche dans ton panier...
— Il n'est pas là Philibert ?
— Nan, il est avec Napoléon. Allez, va te coucher on t'a dit.
La fille riait de plus belle.
— C'est où les chiottes ? Hé, c'est où les chiottes ?
— Baisse le son ou j'appelle les flics.
— Mais ouais, c'est ça, appelle-les et arrête de nous faire chier. Allez ! Casse-toi, je te dis !
Pas de chance, Camille venait de passer quelques heures avec sa mère.
Mais ça, Franck ne pouvait pas le savoir...
Pas de chance, donc.
Elle tourna les talons, entra dans sa chambre, piétina son bordel, ouvrit la fenêtre, débrancha sa chaîne hi-fi et la balança du quatrième étage.
Elle revint dans le salon et lâcha calmement :
— C'est bon. J'ai plus besoin de les appeler...
Puis, se retournant :
— Hé... Ferme ta bouche la morue, tu vas gober une mouche.
Elle s'enferma à clef. Il tambourina, hurla, brailla, la menaça des pires représailles. Pendant ce temps-là, elle se regardait dans le miroir en souriant et y surprit un autoportrait intéressant. Hélas, elle n'était pas en état de dessiner quoi que ce soit : mains trop moites...
Elle attendit d'entendre la porte d'entrée claquer pour s'aventurer dans la cuisine, mangea un morceau et alla se coucher.
Il prit sa revanche au milieu de la nuit.
Vers quatre heures, Camille fut réveillée par le raffut langoureux qui venait de la chambre d'à côté. Il grognait, elle gémissait. Il gémissait, elle grognait.
Elle se releva et resta un moment dans le noir à se demander si le mieux ne serait pas de rassembler ses paires sur-le-champ et de regagner ses pénates.
Non, murmura-t-elle, non, ça lui ferait trop plaisir... Quel boucan, mon Dieu, mais quel boucan... Ils devaient se forcer, là, c'était pas possible... Il devait lui demander d'en rajouter... Attends, mais elle était équipée d'une pédale woua woua cette greluche ou quoi ?
Il avait gagné.
Sa décision était prise.
Elle ne put se rendormir.
Elle se leva tôt le lendemain et s'affaira en silence. Elle défit son lit, plia ses draps et chercha un grand sac pour les emporter à la laverie. Elle rassembla ses affaires et les entassa dans le même petit carton qu'à l'aller. Elle était mal. Ce n'était pas tant de retourner là-haut qui l'angoissait, mais plutôt de quitter cette chambre... L'odeur de poussière, la lumière, le bruit mat des rideaux de soie, les craquements, les abat-jour et la douceur du miroir. Cette impression étrange de se trouver hors du temps... Loin du monde... Les aïeuls de Philibert avaient fini par l'accepter et elle s'était amusée à les dessiner autrement et dans d'autres situations. Le vieux Marquis surtout, s'était révélé beaucoup plus drôle que prévu. Plus gai... Plus jeune... Elle débrancha sa cheminée et regretta l'absence d'un range-cordon. Elle n'osa pas la rouler dans le couloir et la laissa devant sa porte.
Ensuite elle prit son carnet, se prépara un bol de thé et revint s'asseoir dans la salle de bains. Elle s'était promis de l'emmener avec elle. C'était la plus jolie pièce de la maison.
Elle vira toutes les affaires de Franck, son déodorant X de Mennen pour nous les hommes, sa vieille brosse à dents de pouilleux, ses rasoirs Bic, son gel pour peau sensible — c'était la meilleure — et ses fringues qui puaient le graillon. Elle balança le tout dans la baignoire.
La première fois qu'elle était entrée dans cet endroit, elle n'avait pu s'empêcher de pousser un petit « oh ! » d'admiration et Philibert lui avait raconté qu'il s'agissait d'un modèle des établissements Porcher datant de 1894. Une lubie de son arrière-grand-mère qui était la plus coquette des Parisiennes de la Belle Époque. Un peu trop coquette d'ailleurs, à en croire les sourcils de son grand-père quand il l'évoquait et racontait ses frasques... Tout Offenbach était là...
Quand elle fut installée, tous les voisins se rassemblèrent pour porter plainte car ils craignaient qu'elle ne passât à travers le plancher, puis pour l'admirer et s'extasier. C'était la plus belle de l'immeuble et peut-être même de la rue...
Elle était intacte, ébréchée, mais intacte.
Camille s'assit sur le panier à linge sale et dessina la forme du carrelage, les frises, les arabesques, la grosse baignoire en porcelaine avec ses quatre pieds de lion griffus, les chromes fatigués, l'énorme pomme de douche qui n'avait plus rien craché depuis la guerre de 14, les porte-savons, évasés comme des bénitiers, et les porte-serviettes à moitié descellés. Les flacons vides, Shocking de Schiaparelli, Transparent d'Houbigant ou Le Chic de Molyneux, les boîtes de poudre de riz La Diaphane, les iris bleus qui couraient le long du bidet et les lavabos si travaillés, si tarabiscotés, si chargés de fleurs et d'oiseaux qu'elle avait toujours eu des scrupules à poser sa trousse de toilette hideuse sur la tablette jaunie. La cuvette des toilettes avait disparu, mais le réservoir de la chasse d'eau était toujours fixé au mur et elle termina son inventaire en reproduisant les hirondelles qui voletaient là-haut depuis plus d'un siècle.
Son carnet était presque terminé. Encore deux ou trois pages...
Elle n'eut pas le courage de le feuilleter et y vit comme un signe. Fin du carnet, fin des vacances.
Elle rinça son bol et quitta les lieux en refermant la porte tout doucement. Pendant que ses draps tournaient, elle se rendit chez Darty sous la Madeleine et racheta une chaîné à Franck. Elle ne voulait rien lui devoir. Elle n'avait pas eu le temps de voir la marque de son modèle et se laissa prendre la main par le vendeur.
Elle aimait bien ça, se laisser prendre la main...
Quand elle revint, l'appartement était vide. Ou silencieux. Elle ne chercha pas à savoir. Elle déposa le carton Sony devant la porte de son voisin de couloir, déposa les draps sur son ancien lit, salua la galerie des ancêtres, ferma ses volets et roula sa cheminée jusqu'à l'office. Elle ne trouva pas la clef. Bon, elle déposa son carton dessus, sa bouilloire, et repartit travailler.
Au fur et à mesure que le soir tombait et que le froid recommençait sa triste besogne, elle sentit sa bouche s'assécher et son ventre se durcir : les cailloux étaient revenus. Elle fit un gros effort d'imagination pour ne pas pleurer et finit par se convaincre qu'elle était comme sa mère : irritée par les fêtes.
Elle travailla seule et en silence.
Elle n'avait plus très envie de continuer le voyage. Il fallait qu'elle se rende à l'évidence. Elle n'y arrivait pas.
Elle allait remonter là-haut, dans la chambrette de Louise Leduc, et poser son sac.
Enfin.
Un petit mot sur le bureau de monsieur Lanciengoret la tira de ses sordides pensées :
Qui êtes-vous ? demandait une écriture noire et serrée.
Elle posa son pschit-pschit et ses chiffons, prit place sur l'énorme fauteuil en cuir et chercha deux feuilles blanches.
Sur la première, elle dessina une espèce de Pat Hibulaire, hirsute et édenté, qui s'appuyait sur un balai à franges en souriant méchamment. Un litron de rouge dépassait de la poche de sa blouse, Touclean, des professionnels, etc., et il affirmait : Ben, c'est moi...
Sur l'autre, elle dessina une pin-up des années 50. Main sur la hanche, bouche en cul de poule, jambe repliée et poitrine comprimée dans un joli tablier à dentelles. Elle tenait un plumeau et rétorquait : Mais non voyons... c'est moi...
Elle s'était servie d'un Stabilo pour lui mettre du rose aux joues...
À cause de ces bêtises, elle avait raté le dernier métro et revint à pied. Bah, c'était aussi bien comme ça... Un autre signe finalement... Elle avait presque touché le fond, mais pas tout à fait, c'était ça ?
Encore un effort.
Encore quelques heures dans le froid et ce serait bon.
Quand elle poussa la porte cochère, elle se souvint qu'elle n'avait pas rendu ses clefs et qu'elle devait pousser ses affaires dans l'escalier de service.
Et écrire un petit mot à son hôte peut-être ?
Elle se dirigea vers la cuisine et fut contrariée d'y apercevoir de la lumière. Sûrement le sieur Marquet de la Durbellière, chevalier à la triste figure, avec sa patate chaude dans la bouche et sa batterie d'arguments bidon pour la retenir. L'espace d'un instant, elle songea à faire demi-tour. Elle n'avait pas le courage d'écouter ses confusions. Mais bon, dans l'éventualité où elle ne mourrait pas cette nuit, elle avait besoin de son chauffage...
Il se tenait à l'autre bout de la table et tripotait la languette de sa canette.
Camille referma sa main sur la poignée et sentit ses ongles lui rentrer dans la paume.
— Je t'attendais, lui dit-il.
— Ah?
— Ouais...
— ...
— Tu ne veux pas t'asseoir ?
— Non.
Ils restèrent ainsi, silencieux, pendant un long moment.
— Tu n'as pas vu les clefs du petit escalier ? finit-elle par demander.
— Dans ma poche...
Elle soupira :
— Donne-les-moi.
— Non.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne veux pas que tu partes. C'est moi qui vais me tirer... Si t'es plus là, Philibert va me faire la gueule jusqu'à sa mort... Aujourd'hui déjà, quand il a vu ton carton, il m'a pris la tête et depuis, il est pas sorti de sa chambre... Alors je vais m'en aller. Pas pour toi, pour lui. Je peux pas lui faire ça. Il va redevenir comme il était avant et je veux pas. Il mérite pas ça. Moi, il m'a aidé quand j'étais dans la merde et je veux pas lui faire de mal. Je veux plus le voir souffrir et se tortiller comme un ver à chaque fois que quelqu'un lui pose une question, c'est plus possible, ça... Il allait déjà meux avant que t'arrives mais depuis que t'es là, il est presque normal et je sais qu'il prend moins de médocs alors... T'as pas besoin de partir... Moi, j'ai un pote qui pourra m'héberger après les fêtes...
Silence.
— Je peux te prendre une bière ?
— Vas-y.
Camille se servit un verre et s'assit en face de lui.
— Je peux m'allumer une clope ?
— Vas-y, je te'dis. Fais comme si je n'étais plus là...
— Non, ça je ne peux pas. C'est impossible... Quand tu es dans une pièce, il y a tellement d'électricité dans l'air, tellement d'agressivité que je ne peux pas être naturelle, et...
— Et quoi ?
— Et je suis comme toi, figure-toi, je suis fatiguée. Pas pour les mêmes raisons, j'imagine... Je travaille moins, mais c'est pareil. C'est autre chose, mais c'est pareil. C'est ma tête qui est fatiguée, tu comprends ? En plus, je veux partir. Je me rends bien compte que je ne suis plus capable de vivre en communauté et je...
— Tu?
— Non rien. Je suis fatiguée, je te dis. Et toi, tu n'es pas capable de t'adresser aux autres normalement. Il faut toujours que tu gueules, que tu les agresses... J'imagine que c'est à cause de ton boulot, que c'est l'ambiance des cuisines qui a déteint... ï'en sais rien... Et puis je m'en fous à vrai dire... Mais une chose est sûre : je vais vous rendre votre intimité.
— Non, c'est moi qui vous abandonne, je n'ai pas le choix, je te dis... Pour Philou, tu comptes plus, tu es devenue plus importante que moi...
— C'est la vie, ajouta-t-il en riant.
Et, pour la première fois, ils se regardèrent dans les yeux.
— Je le nourrissais mieux que toi, c'est sûr ! mais moi, j'en avais vraiment rien à foutre des cheveux blancs de Marie-Antoinette... Mais alors... rien à taper et c'est ça qui m'a perdu... Ah, au fait ! merci pour la chaîne...
Camille s'était relevée :
— C'est à peu près la même, non ?
— Sûrement...
— Formidable, conclut-elle d'une voix morne. Bon, et les clefs ?
— Quelles clefs ?
— Allez...
— Tes affaires sont de nouveau dans ta chambre et je t'ai refait ton lit.
— En portefeuille ?
— Putain, mais t'es vraiment chiante, toi, hein ?
Elle allait quitter la pièce quand il lui indiqua son carnet du menton :
— C'est toi qui fais ça ?
— Où tu l'as trouvé ?
— Hé... Du calme... Il était là, sur la table... Je l'ai juste regardé en t'attendant...
Elle allait le reprendre quand il ajouta :
— Si je te dis un truc de gentil, tu vas pas me mordre ?
— Essaye toujours...
Il le prit, tourna quelques pages, le reposa et attendit encore un moment, le temps qu'elle se retourne enfin :
— C'est super, tu sais... Super beau... Super bien dessiné... C'est... Enfin, je te dis ça... Je m'y connais pas trop, hein ? Pas du tout même. Mais ça fait presque deux heures que je t'attends là, dans cette cuisine où on se les gèle et j'ai pas vu le temps passer. Je me suis pas ennuyé une minute. Je... j'ai regardé tous ces visages là... Mon Philou et tous ces gens... Comment tu les as bien attrapés, comment tu les rends beaux... Et l'appart... Moi ça fait plus d'un an que je vis ici et je croyais qu'il était vide, enfin je voyais rien... Et toi, tu... Enfin, c'est super quoi...
— ...
— Ben pourquoi tu pleures maintenant ?
— Les nerfs, je crois...
— V'là autre chose... Tu veux encore une bière ?
— Non. Merci. Je vais aller me coucher...
Alors qu'elle était dans la salle de bains, elle l'entendit qui donnait des grands coups sur la porte de la chambre de Philibert et qui gueulait :
— « Allez, mon gars ! C'est bon. Elle s'est pas envolée ! Tu peux aller pisser maintenant ! »
Elle crut apercevoir le marquis lui sourire entre ses favoris en éteignant sa lampe et s'endormit aussitôt.
Le temps s'était radouci. Il y avait de la gaieté, de la légèreté, something in di air. Les gens couraient partout pour trouver des cadeaux et Josy B. avait refait sa teinture. Un reflet acajou de toute beauté qui mettait en valeur les montures de ses lunettes. Mamadou aussi s'était acheté un magnifique postiche. Elle leur avait fait une leçon de coiffure un soir, entre deux étages, alors qu'elles trinquaient toutes les quatre en sifflant la bouteille de mousseux payée par le pari.
— Mais combien de temps tu restes chez le coiffeur pour te faire épiler tout le front comme ça ?
— Oh... Pas très longtemps... Deux ou trois heures peut-être... Il y a des coiffures qui sont beaucoup plus longues, tu sais... Pour ma Sissi, ça a pris plus deu quatre heures...
— Plus de quatre heures ! Et qu'est-ce qu'elle fait pendant tout ce temps ? Elle est sage ?
— Bien sûr que non, elle est pas sage ! Elle fait comme nous, elle rigole, elle mange et elle nous écoute raconter nos histoires... Nous, on raconte beaucoup d'histoires... Beaucoup plus que vous...
— Et toi Carine ? Tu fais quoi pour Noël ?
— Je prends deux kilos. Et toi Camille, tu fais quoi pour Noël ?
— Je perds deux kilos... Non, je plaisante...
— T'es en famille ?
— Oui, leur mentit-elle.
— Bon, c'est pas le tout, dit Super Josy en tapotant
le cadran de sa... etc., etc.
Comment vous appelez-vous ? lut-elle sur le bureau.
Peut-être était-ce un pur hasard, mais la photo de sa femme et de ses enfants avait disparu. Tttt, il était bien prévisible, ce garçon... Elle jeta la feuille et passa l'aspirateur.
Dans l'appartement aussi, l'ambiance était moins pesante. Franck ne dormait plus là et passait comme une flèche quand il revenait s'allonger l'après-midi. Il n'avait même pas déballé sa nouvelle chaîne.
Philibert ne fit jamais la moindre allusion à ce qui s'était tramé dans son dos le soir où il était allé aux Invalides. C'était un garçon qui ne pouvait souffrir le moindre changement. Son équilibre ne tenait qu'à un fil et Camille commençait tout juste à réaliser la gravité de son acte quand il était venu la chercher cette nuit-là... Combien il avait dû se faire violence... Elle repensait aussi à ce que Franck lui avait dit à propos de ses médicaments...
Il lui annonça qu'il prenait des vacances et qu'il serait absent jusqu'à la mi-janvier.
— Vous allez dans votre château ?
— Oui.
— Ça vous fait plaisir ?
— Ma foi, je suis heureux de revoir mes sœurs...
— Comment s'appellent-elles ?
— Anne, Marie, Catherine, Isabelle, Aliénor et Blanche.
— Que des noms de reines...
— Eh oui...
— Et le vôtre ?
— Oh, moi... Je suis le vilain petit canard...
— Ne dites pas ça Philibert... Vous savez, je n'y comprends rien à toutes vos histoires d'aristocratie et je n'ai jamais été très sensible aux particules. Pour vous dire la vérité, je trouve même que c'est un peu ridicule sur les bords, un peu... désuet, mais une chose est sûre; vous, vous êtes un prince. Un vrai prince.
— Oh, rougit-il, un petit gentilhomme, un petit hobereau de province tout au plus...
— Un petit gentilhomme, oui, c'est tout à fait ça... Dites-moi, vous croyez que l'on pourra se tutoyer l'année prochaine ?
— Ah ! revoilà ma petite suffragette ! Toujours des Révolutions... J'aurais du mal à vous tutoyer, moi...
— Moi pas. Moi, j'aimerais bien vous dire : Philibert, je te remercie pour tout ce que tu as fait pour moi, parce que tu ne le sais pas, mais d'une certaine manière, tu m'as sauvé la vie...
Il ne répondit rien. Ses yeux venaient de tomber encore une fois.
Elle se leva tôt pour l'accompagner à la gare. Il était si nerveux qu'elle dut lui arracher son billet des mains pour le composter à sa place. Ils allèrent boire un chocolat mais il ne toucha pas à sa tasse. Au fur et à mesure que l'heure du départ approchait, elle voyait son visage se crisper. Ses tics l'avaient repris et c'était de nouveau le pauvre bougre du supermarché qu'elle avait en face d'elle. Un grand garçon besogneux et gauche qui était obligé de garder ses mains dans ses poches pour ne pas se griffer le visage quand il rajustait ses lunettes.
Elle posa sa main sur son bras :
— Ça va ?
— Ou... oui, tr... très bien, vou... vous sur... surveillez l'heure, n'est-ce... n'est-ce pas ?
— Chuuut, fit-elle. Hééé... Tout va bien, là... Tout va bien...
Il essaya d'acquiescer.
— Ça vous stresse à ce point de retrouver votre famille ?
— Nn... non, répondit-il en même temps qu'il faisait oui de la tête.
— Pensez à vos petites sœurs...
Il lui sourit.
— C'est laquelle votre préférée ?
— Ce... c'est la dernière...
— Blanche ?
— Oui.
— Elle est jolie ?
— Elle... Elle est plus que ça encore... Elle... elle est douce avec moi...
Ils furent bien incapables de s'embrasser, mais Philibert l'attrapa par l'épaule sur le quai :
— Vou... vous ferez bien attention à vous, n'est-ce pas ?
— Oui.
— Vous vous allez de... dans votre famille ?
— Non...
— Ah ? grimaça-t-il.
— Je n'ai pas de petite sœur pour faire passer le reste, moi...
— Ah...
Et par la fenêtre, il la sermonna :
— Sur... surtout ne vous laissez pas impressionner par notre pe... petit Escoffier, hein !
— Tut tut, le rassura-t-elle.
Il ajouta quelque chose, mais elle n'entendit rien à cause du haut-parleur. Dans le doute, elle fit oui oui de la tête et le train s'ébranla.
Elle décida de rentrer à pied et se trompa de chemin sans s'en rendre compte. Au lieu de prendre à gauche et de descendre le boulevard Montparnasse pour rejoindre l'École militaire, elle alla tout droit et se retrouva dans la rue de Rennes. C'était à cause des boutiques, des guirlandes, de l'animation...
Elle était comme un insecte, attirée par la lumière et le sang chaud des foules.
Elle avait envie d'en être, d'être comme eux, pressée, excitée, affairée. Elle avait envie d'entrer dans des magasins et d'acheter des bêtises pour gâter les gens qu'elle aimait. Elle ralentissait déjà : qui aimait-elle au fait ? Allons, allons, se reprit-elle en remontant le col de sa veste, ne commence pas s'il te plaît, il y avait Mathilde et Pierre et Philibert et tes copines de serpillières... Là, dans ce magasin de bijoux, tu trouveras sûrement un colifichet pour Mamadou, elle qui est si coquette... Et pour la première fois depuis bien longtemps, elle fit la même chose que tout le monde en même temps que tout le monde : elle se promena en calculant son treizième mois... Pour la première fois depuis bien longtemps, elle ne pensait pas au lendemain. Et ce n'était pas une expression. C'était bien du lendemain qu'il s'agissait. Du jour d'après.
Pour la première-fois depuis bien longtemps, le jour d'après lui semblait... envisageable. Oui, c'était exactement ça : envisageable. Elle avait un endroit où elle aimait vivre. Un endroit étrange et singulier, tout comme les gens qui l'habitaient. Elle serrait ses clefs dans sa poche et repensait aux semaines qui venaient de s'écouler. Elle avait fait la connaissance d'un extraterrestre. Un être généreux, décalé, qui se tenait là, à mille lieues au-dessus de la nuée et semblait n'en tirer aucune vanité. Il y avait l'autre bécassou aussi. Bon, avec lui, ce serait plus compliqué... À part ses histoires de motards et de casseroles, elle voyait mal ce que l'on pouvait en tirer, mais du moins, avait-il été ému par son carnet, enfin... ému, comme elle y allait... interpellé disons. C'était plus compliqué et ce pouvait être plus simple : le mode d'emploi semblait assez sommaire...
Oui, elle avait fait du chemin, songeait-elle en piétinant derrière les badauds.
L'année dernière à la même époque, elle était dans un état si lamentable qu'elle n'avait pas su dire son nom aux gars du Samu qui l'avaient ramassée et l'année d'avant encore, elle travaillait tellement qu'elle ne s'était pas rendu compte que c'était Noël ; son « bienfaiteur » s'étant bien gardé de le lui rappeler de crainte qu'elle ne perde la cadence... Alors quoi, elle pouvait le dire non ? Elle pouvait les prononcer ces quelques mots qui lui auraient encore arraché la bouche il n'y avait pas si longtemps : elle allait bien, elle se sentait bien et la vie était belle. Ouf, c'était dit. Allez, ne rougis pas, idiote. Ne te retourne pas. Personne ne t'a entendue murmurer ces insanités, rassure-toi.
Elle avait faim. Elle entra dans une boulangerie et s'acheta quelques chouquettes. Petites choses idéales, légères et sucrées. Elle se lécha longuement le bout des doigts avant d'oser retourner dans un magasin et trouva des bricoles pour tout le monde. Du parfum pour Mathilde, des bijoux pour les filles, une paire de gants pour Philibert et des cigares pour Pierre. Pouvait-on décemment être moins conventionnel ? Non. C'était les cadeaux de Noël les plus bêtes du monde et c'était des cadeaux parfaits.
Elle finit sa course près de la place Saint-Sulpice et entra dans une librairie. Là aussi, c'était la première fois depuis bien longtemps... Elle n'osait plus s'aventurer dans ce genre d'endroit. C'était difficile à expliquer, mais cela lui faisait trop mal, ce... c'était... Non, elle ne pouvait dire cela... Cet accablement, cette lâcheté, ce risque qu'elle ne voulait plus prendre... Entrer dans une librairie, aller au cinéma, voir les expositions ou jeter un regard aux vitrines des galeries d'art, c'était toucher du doigt sa médiocrité, sa pusillanimité, et se souvenir qu'elle avait jeté l'éponge un jour de désespoir et qu'elle ne l'avait plus retrouvée depuis...
Entrer dans n'importe lequel de ces endroits qui tenait sa légitimité de la sensibilité de quelques-uns, c'était se souvenir que sa vie était vaine...
Elle préférait les rayons du Franprix.
Qui pouvait comprendre cela ? Personne.
C'était un combat intime. Le plus invisible de tous. Le plus lancinant aussi. Et combien de nuits de rnénage, de solitude et de corvées de chiottes devrait-elle encore s'infliger pour en venir à bout ?
Elle esquiva d'abord le rayon des beaux-arts qu'elle connaissait par cœur pour l'avoir beaucoup fréquenté du temps où elle essayait d'étudier dans l'école du rnême nom, puis, plus tard, à des fins moins glorieuses... D'ailleurs, elle n'avait pas l'intention de s'y rendre. Il était trop tôt. Ou trop tard justement. C'était comme cette histoire de petit coup de talon... Peut-être qu'elle était à un moment de sa vie où elle ne devait plus compter sur l'aide des grands maîtres ?
Depuis qu'elle était en âge de tenir un crayon, on lui avait répété qu'elle était douée. Très douée. Trop douée. Très prometteuse, bien trop maligne ou trop gâtée. Souvent sincères, d'autres fois plus ambigus, ces compliments ne l'avaient menée nulle part, et aujourd'hui, alors qu'elle n'était plus bonne qu'à remplir frénétiquement des carnets de croquis comme une sangsue, elle se disait qu'elle échangerait bien ses deux barils de dextérité contre un peu de candeur. Ou contre une ardoise magique, tiens... Hop ! plus rien là-haut. Plus de technique, plus de références, plus de savoir-faire, plus rien. On recommence tout à zéro.
Alors un stylo, tu vois... ça se tient entre le pouce et l'index... D'ailleurs, non, ça se tient comme tu veux. Ensuite, ce n'est pas difficile, tu n'y penses plus. Tes mains n'existent plus. C'est ailleurs que ça se passe. Non, ça ne va pas là, c'est encore trop joli. On ne te demande pas de faire quelque chose de joli, tu sais... On s'en tape du joli. Pour ça on a les dessins d'enfants et le papier glacé des magazines. Mets donc des moufles, toi, le petit génie, la petite coquille vide, mais si, enfile-les te dis-je, et peut-être qu'enfin, tu verras, tu dessineras un cercle raté presque parfait...
Elle flâna donc parmi les livres. Elle se sentait perdue. Il y en avait tant et elle avait perdu le fil de l'ac tualité depuis si longtemps que tous ces bandeaux rouges lui donnaient le tournis. Elle regardait les couvertures, lisait les résumés, vérifiait l'âge des auteurs et grimaçait quand ils étaient nés après elle. Ce n'était pas très malin comme méthode de sélection... Elle se dirigea vers le rayon des poches. Le papier de mauvaise qualité et les petits caractères d'imprimerie l'intimidaient moins. La couverture de celui-ci, un gamin avec des lunettes de soleil, était bien laide, mais le début lui plaisait :
Si je devais ramener ma vie à un seul fait, voici ce que je dirais : j'avais sept ans quand le facteur m'a roulé sur la tête. Aucun événement n'aura été plus formateur. Mon existence chaotique, tortueuse, mon cerveau malade et ma Foi en Dieu, mes empoignades avec les joies et les peines, tout cela, d'une manière ou d'une autre, découle de cet instant, où, un matin d'été, la roue arrière gauche de la jeep de la poste a écrasé ma tête d'enfant contre le gravier brûlant de la réserve apache de San Carlos.
Oui, c'était pas mal ça... En plus le livre était bien carré, bien gros, bien dense. Il y avait des dialogues, des morceaux de lettres recopiés et de jolis sous-titres. Elle continua de le feuilleter et, à la fin du premier tiers à peu près, elle lut ceci :
« Gloria, dit Barry, adoptant son ton doctoral. Voici ton fils Edgar. Il attend depuis longtemps le moment de te revoir. »
Ma mère regarda partout, sauf dans ma direction. « Y en a encore ? » demanda-t-elle à Barry d'une petite voix flûtée qui me noua les entrailles.
Barry soupira et alla chercher une autre boîte de bière dans le frigo. « C'est la dernière, on ira en chercher plus tard. » Il la posa sur la table devant ma mère, puis il secoua légèrement le dossier de sa chaise. « Gloria, c'est ton fils, reprit-il. Il est là. »
Secouer le dossier de la chaise... C'était peut-être ça la technique ?
Quand elle tomba sur ce passage, vers la fin, elle le referma, confiante :
Franchement, je n'ai aucun mérite. Je sors avec mon carnet et les gens se déboutonnent. Je sonne à leur porte et ils me racontent leur vie, leurs petits triomphes, leurs colères et leurs regrets cachés. Quant à mon carnet, qui de toute façon n'est là que pour la frime, je le remets en général dans ma poche, et j'écoute patiemment jusqu'à ce qu'ils aient dit tout ce qu'ils avaient à dire. Après, c'est le plus facile. Je rentre à la maison, je m'installe devant mon Hermès Jubilé et je fais ce que je fais depuis près de vingt ans : je tape tous les détails intéressants.
Une tête écrabouillée dans l'enfance, une mère dans les choux et un petit carnet tout au fond de la poche...
Quelle imagination...
Un peu plus loin, elle vit le dernier album de Sempé. Elle défit son écharpe et la coinça avec son manteau entre ses jambes pour s'émerveiller plus confortablement. Elle tourna les pages lentement et, comme à chaque fois, elle eut les joues roses. Elle n'aimait rien tant que ce petit monde de grands rêveurs, la justesse du trait, les expressions des visages, les marquises des pavillons de banlieue, les parapluies des vieilles dames et l'infinie poésie des situations. Comment faisait-il ? Où trouvait-il tout cela ? Elle retrouva les cierges, les encensoirs et le grand autel baroque de sa petite bigote préférée. Cette fois, elle était assise au fond de l'église, tenait un téléphone portable et se retournait en mettant sa main devant sa bouche : « Allô, Marthe ? C'est Suzanne. Je suis à Sainte-Eulalie-de-la-Rédemption, tu veux que je demande quelque chose pour toi ? »
Du miel.
Quelques pages plus loin, un monsieur se retourna en l'entendant rire toute seule. Ce n'était rien pourtant, c'était une grosse dame qui s'adressait à un pâtissier en plein travail. Il avait une toque plissée, une mine vaguement désabusée et un petit bedon exquis. La dame disait : « Le temps a passé, j'ai refait ma vie, mais tu sais Roberto, je ne t'ai jamais oublié... » Et elle était coiffée d'un chapeau en forme de gâteau, une espèce de bavarois à la crème tout à fait semblable à ceux que le monsieur venait de confectionner...
Il n'y avait presque rien, deux ou trois griffures d'encre et pourtant, on la voyait papillonner des cils avec une certaine langueur nostalgique, avec la cruelle nonchalance de celles qui se savent encore désirables... Petites Ava Gardner de Bois-Colombes, petites femmes fatales rincées au Réjécolor...
Six minuscules traits pour dire tout cela ... Comment faisait-il ?
Camille reposa cette merveille en songeant que le monde était séparé en deux catégories : ceux qui comprenaient les dessins de Sempé et ceux qui ne les comprenaient pas. Si naïve et manichéenne qu'elle pût paraître, cette théorie lui semblait tout à fait pertinente. Pour prendre un exemple, elle connaissait une personne qui, à chaque fois qu'elle feuilletait un Paris-Match et avisait l'une de ces saynètes, ne pouvait s'empêcher de se ridiculiser : « Je ne vois vraiment pas ce qu'il y a de drôle là-dedans... Il faudra que quelqu'un m'explique un jour où l'on doit rire... » Pas de chance, cette personne était sa mère. Non... Pas de chance...
En se dirigeant vers les caisses, elle croisa le regard de Vuillard. Là encore, ce n'était pas une expression : il la regardait, elle. Avec douceur.
Autoportrait à la canne et au canotier... Elle connaissait ce tableau mais n'avait jamais vu de reproduction aussi grande. C'était la couverture d'un énorme catalogue. Ainsi donc, il y avait une exposition en ce moment ? Mais où ?
— Au Grand Palais, lui confirma l'un des vendeurs.
— Ah?
C'était étrange comme coïncidence... Elle n'avait cessé de penser à lui ces dernières semaines... Sa chambre aux tentures surchargées, le châle sur la méridienne, les coussins brodés, les tapis qui s'enchevêtraient et la lumière tamisée des lampes... Plus d'une fois, elle s'était fait cette réflexion, qu'elle avait l'impression de se trouver à l'intérieur d'une toile de Vuillard... Ce même sentiment de ventre chaud, de cocon, atemporel, rassurant, étouffant, oppressant aussi...
Elle feuilleta l'exemplaire de démonstration et fut reprise d'une crise d'admirationnite aiguë. C'était si beau... Si beau... Cette femme de dos qui ouvrait une porte... Son corsage rose, son long fourreau noir et ce déhanché parfait... Comment avait-il pu rendre ce mouvement ? Le léger déhanché d'une femme élégante vue de dos ?
En n'employant rien d'autre qu'un peu de couleur noire ?
Comment ce miracle était-il possible ?
Plus les éléments employés sont purs, plus l'œuvre est pure. En peinture, il y a deux moyens d'expression, la forme et la couleur, plus les couleurs sont pures plus pure est la beauté de l'œuvre...
Des extraits de son journal égrenaient les commentaires.
Sa sœur endormie, la nuque de Misia Sert, les nourrices dans les squares, les motifs des robes des fillettes, le portrait de Mallarmé à la mine de plomb, les études pour celui d'Yvonne Printemps, ce gentil minois carnassier, les pages griffonnées de son agenda, le sourire de Lucie Belin, sa petite amie... Figer un sourire, c'est totalement impossible et pourtant lui, il y était parvenu... Depuis presque un siècle, alors que nous venons de l'interrompre dans sa lecture, cette jeune femme nous sourit tendrement et semble nous dire : « Ah, c'est toi ? » dans un mouvement de nuque un peu las...
Et cette petite toile, là, elle ne la connaissait pas... Ce n'est pas une toile d'ailleurs, c'est un carton... L'oie... C'est génial, ce truc... Quatre bonshommes dont deux en tenue de soirée et coiffés de chapeaux hauts-de-forme qui essayaient d'attraper une oie moqueuse... Ces masses de couleurs, la brutalité des contrastes, l'incohérence des perspectives... Oh ! comme il avait dû s'amuser ce jour-là !
Une bonne heure et un torticolis plus tard, elle finit par lever le nez et regarda le prix : aïe, cinquante-neuf euros... Non. Ce n'était pas raisonnable. Le mois prochain peut-être... Pour elle, elle avait déjà une autre idée : un morceau de musique qu'elle avait entendu sur Fip l'autre matin en balayant la cuisine.
Gestes ancestraux, balai paléolithique et carrelage tout esquinté, elle ronchonnait entre deux cabochons quand la voix d'une soprano était venue lui décoller, un à un, tous les poils des avant-bras. Elle s'était approchée de l'animatrice en retenant sa respiration : Nisi Dominus, Vivaldi, Vespri Solenni per la Festa dell'Assunzione di Maria Vergine...
Bon, assez rêvé, assez bavé, assez dépensé, il était temps d'aller travailler...
Ce fut plus long ce soir-là à cause de l'arbre de Noël organisé par le comité d'entreprise de l'une des sociétés dont elles avaient la charge. Josy secoua la tête de désapprobation en avisant tout le bordel et Mamadou récupéra des dizaines de mandarines et des mini-viennoiseries pour ses enfants. Elles ratèrent toutes le dernier métro mais ce n'était pas grave : Touclean leur payait le taxi à toutes ! Byzance ! Chacune choisit son chauffeur en gloussant et elles se souhaitèrent un joyeux Noël en avance puisque seules Camille et Samia s'étaient inscrites pour le 24.
Le lendemain, dimanche, Camille déjeuna chez les Kessler. Impossible d'y couper. Ils n'étaient que tous les trois et la conversation fut plutôt gaie. Pas de questions délicates, pas de réponses ambiguës, pas de silences gênés. Une vraie trêve de Noël. Ah si ! à un moment, quand Mathilde s'inquiéta de ses conditions de survie dans leur chambre de bonne, Camille dut mentir un peu. Elle ne voulait pas évoquer son déménagement. Pas encore... Méfiance... Le petit roquet n'était pas tout à fait parti et un psychodrame pouvait bien en cacher un autre...
En soupesant son cadeau, elle assura :
— Je sais ce que c'est...
— Non.
— Si!
— Vas-y alors, dis-le... Qu'est-ce que c'est ?
Le paquet était emballé avec du papier kraft. Camille défit le bolduc, le posa bien à plat devant elle et sortit son critérium.
Pierre buvait du petit-lait. Si seulement elle pouvait s'y remettre cette bourrique...
Quand elle eut fini, elle retourna son dessin vers lui : le canotier, la barbe rousse, les yeux comme deux gros boutons de culotte, la veste sombre, l'encadrement de la porte et le pommeau vrillé, c'était exactement comme si elle venait de décalquer la couverture.
Pierre mit un moment avant de comprendre :
— Comment tu as fait ?
— J'ai passé plus d'une heure, hier, à le regarder...
— Tu l'as déjà ?
— Non.
— Ouf...
Puis:
— Tu t'y es remise ?
— Un peu...
— Comme ça ? fit-il en indiquant le portrait d'Edouard Vuillard, encore le petit chien savant ?
— Non, non... Je... Je remplis des carnets... enfin presque rien... Des petites choses, quoi...
— Tu t'amuses au moins ?
— Oui.
Il frétillait :
— Aaah parfait... Tu me montres ?
— Non.
— Et comment va ta maman ? coupa la très diplomate Mathilde. Toujours au bord du gouffre ?
— Au fond plutôt...
— Alors c'est que tout va bien, n'est-ce pas ?
— Parfaitement bien, sourit Camille.
Ils passèrent le reste de la soirée à pérorer peinture. Pierre commenta le travail de Vuillard, chercha des affinités, établit des parallèles et se perdit dans d'interminables digressions. Plusieurs fois, il. se leva pour aller chercher dans sa bibliothèque les preuves de sa perspicacité et, au bout d'un moment, Camille dut s'asseoir tout au bout du canapé pour laisser sa place à Maurice (Denis), à Pierre (Bonnard), à Félix (Vallotton) et à Henri (de Toulouse-Lautrec).
Comme marchand, il était pénible, mais comme amateur éclairé, c'était un vrai bonheur. Bien sûr, il disait des bêtises — et qui n'en disait pas en matière d'art ? — mais il les disait bien. Mathilde bâillait et Camille finissait la bouteille de Champagne. Piano ma
sano.
Quand son visage eut presque disparu derrière les volutes de son cigare, il lui proposa de la raccompagner en voiture. Elle refusa. Elle avait trop mangé et une longue marche s'imposait.
L'appartement était vide et lui sembla beaucoup trop grand, elle s'enferma dans sa chambre et passa l'autre moitié de la nuit le nez dans son cadeau.
Elle dormit quelques heures dans la matinée et rejoignit sa collègue plus tôt que d'habitude, c'était le soir de Noël et les bureaux se vidaient à cinq heures. Elles travaillèrent vite et en silence.
Samia partit la première et Camille resta un moment à plaisanter avec le vigile :
— Mais pour la barbe et le bonnet, t'étais obligé ?
— Beuh non, c'était une initiative auto-personnelle pour mettre de l'ambiance !
— Et ça a marché ?
— Pfff, tu parles... Tout le monde s'en fout... Y a qu'à mon chien que ça a fait de l'effet... Il m'a pas reconnu et il m'a grogné dessus, ce con... Je te jure, j'en ai eu des chiens cons, mais celui-là, c'est le pompon...
— Il s'appelle comment ?
— Matrix.
— C'est une chienne ?
— Non pourquoi ?
— Euh... pour rien... Bon, ben salut, hein... Joyeux Noël Matrix, fit-elle en s'adressant au gros doberman couché à ses pieds.
— Espère pas qu'il va te répondre, il comprend rien, je te dis...
— Nan, nan, répondit Camille en riant, j'espérais pas...
Ce mec, c'était Laurel et Hardy à lui tout seul.
Il était près de vingt-deux heures. Les gens étaient élégants, ils trottinaient dans tous les sens les bras chargés de paquets. Les dames avaient déjà mal aux pieds dans leurs escarpins vernis, les enfants zigzaguaient entre les plots et les messieurs consultaient leurs agendas devant des interphones.
Camille suivait tout cela avec amusement. Elle n'était pas pressée et fit la queue devant la devanture d'un traiteur chic pour s'offrir un bon dîner. Ou plutôt une bonne bouteille. Pour le reste, elle était bien embarrassée... Finalement, elle indiqua au vendeur un morceau de chèvre et deux petits pains aux noix. Bah... c'était surtout pour accompagner son pauillac...
Elle déboucha sa bouteille et la posa non loin d'un radiateur pour la chambrer. Ensuite, ce fut son tour. Elle se fit couler un bain et y resta plus d'une heure, le nez au ras de l'eau brûlante. Elle se mit en pyjama, enfila de grosses chaussettes et choisit son pull préféré. Un cachemire hors de prix... Vestige d'une époque révolue... Elle déballa la chaîne de Franck, l'installa dans le salon, se prépara un plateau, éteignit toutes les lumières et se lova sous son édredon dans le vieux canapé.
Elle survola le livret, le Nisi Dominus, c'était sur le deuxième CD. Bon, les Vêpres pour l'Ascension, ce n'était pas exactement la bonne messe et en plus, elle allait écouter les psaumes dans le désordre, c'était n'importe quoi...
Oh, et puis quelle importance ?
Quelle importance ?
Elle appuya sur le bouton de la télécommande et ferma les yeux : elle était au paradis...
Seule, dans cet appartement immense, un verre de nectar à la main, elle entendait la voix des anges.
Même les pampilles du lustre en frémissaient d'aise.
Cum dederit dilactis suis somnum.
Ecce, haereditas Domin filii : merces fructus ventris
Ça c'était la plage numéro 5 et la plage numéro 5 elle a dû l'écouter quatorze fois.
Et à la quatorzième fois encore, sa cage thoracique explosa en mille morceaux.
Un jour, alors qu'ils étaient tous les deux seuls en voiture et qu'elle venait de lui demander pourquoi il écoutait toujours la même musique, son père lui avait répondu : « La voix humaine est le plus beau de tous les instruments, le plus émouvant... Et même le plus grand virtuose du monde ne pourra jamais te donner le quart de la moitié de l'émotion procurée par une belle voix... C'est notre part de divin... C'est quelque chose que l'on comprend en vieillissant, il me semble... Enfin, moi en tout cas, j'ai mis du temps à l'admettre, mais, dis-moi... Tu veux autre chose ? Tu veux La Maman des poissons ? »
Elle avait déjà bu la moitié de la bouteille et venait d'enclencher le deuxième disque quand on ralluma la lumière.
Ce fut affreux, elle mit ses mains devant ses yeux et la musique lui sembla soudain hors de propos, les voix incongrues, nasillardes presque. En deux secondes, tout le monde se retrouva au purgatoire.
— Ben t'es là, toi ?
— ...
— T'es pas chez toi ?
— Là-haut ?
— Non, chez tes parents...
— Ben non, tu vois...
— T'as bossé aujourd'hui ?
— Oui.
— Ah ben excuse, hein, excuse... Je croyais qu'y avait personne...
- a pas de mal...
— C'est quoi ton truc ? C'est la Castafiore ?
— Non, c'est une messe...
— Ah ouais ? T'es croyante, toi ?
Il fallait absolument qu'elle le présente à son vigile... Ils allaient faire un tabac, ces deux-là... Encore mieux que les petits vieux du Muppet Show...
— Nan, pas spécialement... Tu veux bien éteindre, s'il te plaît ?
Il s'exécuta et quitta la pièce mais ce n'était plus pareil. Le charme était rompu. Elle était dégrisée et même le canapé n'avait plus sa forme de nuage. Elle essaya de se concentrer pourtant, reprit le livret et chercha où elle en était :
Deus in adiutorium meum intende
Dieu, viens à mon aide !
Oui, c'était exactement ça.
Manifestement l'autre benêt cherchait quelque chose dans la cuisine et gueulait en se vengeant sur toutes les portes des placards :
— Dis donc, t'as pas vu les deux Tupperware jaunes ?
Oh misère...
— Les grands ?
— Ouais.
— Non. J'y ai pas touché...
— Ah, fais chier... On trouve jamais rien dans cette baraque... Qu'est-ce que vous foutez avec la vaisselle ? Vous la bouffez ou quoi ?
Camille appuya sur pause en soupirant :
— Je peux te poser une question indiscrète ? Pourquoi tu cherches un Tupperware jaune à deux heures du matin le soir de Noël ?
— Parce que. J'en ai besoin.
Bon, là c'était fichu. Elle se releva et éteignit la musique.
— C'est ma chaîne ?
— Oui... Je me suis permis...
— Putain, elle est super belle... Tu t'es pas foutue de moi dis donc !
— Ben nan, je me suis pas foutue de toi dis donc.
Il ouvrit grands ses yeux de merlu :
— Pourquoi tu me répètes, là ?
— Pour rien. Joyeux Noël, Franck. Allez viens, on va la chercher ta gamelle... Là, regarde, sur le microondes...
Elle se rassit dans le canapé pendant qu'il était en train de déménager le réfrigérateur. Ensuite, il traversa la pièce sans un mot et alla prendre une douche. Camille se cacha derrière son verre : elle avait probablement vidé tout le ballon d'eau chaude...
— Putain, mais qui c'est qu'a pris toute l'eau chaude, bordel ?
Il revint une demi-heure plus tard, en jean et torse nu.
Négligemment, il attendit encore un moment avant d'enfiler son pull... Camille souriait : ce n'était plus de gros sabots à ce niveau-là, c'était des après-skis en moumoute...
— Je peux ? demanda-t-il en désignant le tapis.
— Fais comme chez toi...
— J'y crois pas, tu manges ?
— Du fromage et du raisin...
— Et avant ?
— Rien...
Il secoua la tête :
— C'est du très bon fromage, tu sais... Et du très bon raisin... Et du très bon vin aussi... Tu en veux, d'ailleurs ?
— Non, non. Merci...
Ouf, pensa-t-elle, ça lui aurait fait mal aux seins de partager son Mouton-Rothschild avec lui...
— Ça va?
— Pardon ?
— Je te demande si ça va, répéta-t-il.
— Euh... oui... Et toi ?
— Fatigué...
— Tu travailles demain ?
— Nan.
— C'est bien, comme ça tu pourras te reposer...
— Nan.
Super comme conversation...
Il s'approcha de la table basse, s'empara d'un boîtier de CD et sortit sa came :
— Je t'en roule un ?
— Non, merci.
— C'est vrai que t'es sérieuse, toi...
— J'ai choisi autre chose, fit-elle en avançant son verre...
— T'as tort.
— Pourquoi, l'alcool c'est pire que la drogue ?
— Ouais. Et tu peux me croire parce que j'en ai vu des pochetrons dans ma vie, tu sais... En plus, c'est pas de la drogue, ça... C'est une douceur, c'est comme des Quality Street pour les grands...
— Si tu le dis...
— Tu veux pas essayer ?
— Non, je me connais... Je suis sûre que je vais aimer !
— Et alors ?
— Alors rien... C'est juste que j'ai un problème de voltage... Je ne sais pas comment dire... J'ai souvent l'impression qu'il me manque un bouton... Tu sais, un truc pour régler le volume... Je vais toujours trop loin dans un sens ou dans un autre... J'arrive jamais à trouver la bonne balance et ça finit toujours mal, mes penchants...
Elle se surprit elle-même. Pourquoi se confiait-elle ainsi ? Une légère ivresse peut-être ?
— Quand je bois, je bois trop, quand je fume, je me bousille, quand j'aime, je perds la raison et quand je travaille, je me tue... Je ne sais rien faire normalement sereinement, je...
— Et quand tu détestes ?
— Ça je sais pas...
— Je croyais que tu me détestais, moi ?
— Pas encore, sourit-elle, pas encore... Tu verras quand ça arrivera... Tu verras la différence...
— Bon... Et alors ? Elle est finie ta messe ?
— Oui.
— Qu'est-ce qu'on écoute maintenant ?
— Euh... Je suis pas très sûre qu'on aime les mêmes choses à vrai dire...
— On a peut-être un truc en commun quand même... Attends... Laisse-moi réfléchir... Je suis certain de trouver un chanteur que tu vas aimer aussi...
— Vas-y, trouve.
Il se concentrait sur la préparation de son joint. Quand il fut prêt, il alla dans sa chambre et revint s'accroupir devant la chaîne.
— C'est quoi ?
— Un piège à filles...
— C'est Richard Cocciante ?
— Mais non...
— Julio Iglesias ? Luis Mariano ? Frédéric François ?
— Non.
— Herbert Léonard ?
— Chut...
— Ah ! Je sais ! Roch Voisine !
I guess I'll hâve to say... This album is dedicated to y ou...
— Nooonnn...
— Siiiiii...
— Marvin ?
— Hé ! fit-il en écartant les bras, un piège à filles... Je te l'avais dit...
— J'adore.
— Je sais...
— On est si prévisibles que ça ?
— Non, vous êtes pas du tout prévisibles malheureusement, mais Marvin, ça le fait à chaque fois. Je n'ai jamais encore rencontré une fille qui ne craque pas...
— Aucune ?
— Aucune, aucune, aucune... Sûrement que si ! Mais je m'en souviens pas. Elles ne comptaient pas... Ou alors on a pas eu l'occasion d'aller jusque-là...
— T'as connu beaucoup de filles ?
— Ça veut dire quoi, connaître ?
— Hé ! Pourquoi tu l'enlèves ?
— Parce que je me suis trompé, c'est pas ce que je voulais mettre...
— Mais si, laisse-le ! C'est mon préféré ! Tu voulais Sexual Healing, c'est ça ? Pfff, alors vous, vous êtes prévisibles... Est-ce que tu connais l'histoire de cet album au moins ?
— Lequel ?
— Here my dear.
— Non, je l'écoute pas beaucoup celui-là...
— Tu veux que je te raconte ?
— Attends... Je m'installe... File-moi un coussin...
Il alluma son pétard et s'allongea à la romaine, la tête calée sur la paume.
— Je t'écoute...
— Bon, euh... Je ne suis pas comme Philibert, hein, je te le fais en gros... Alors Here my dear, déjà, ça veut dire à peu près : Tiens, voilà ma chère...
— Ma chair comme la viande ?
— Non, ma chère comme ma chérie... rectifia-t-elle. Le premier grand amour de Marvin, c'était une fille qui s'appelait Anna Gordy. On dit que le premier amour est toujours le dernier, je ne sais pas si c'est vrai, mais pour lui en tout cas, il est clair qu'il ne serait pas devenu ce qu'il a été s'il ne l'avait pas croisée... C'était la sœur d'une grosse pointure de la Motown, le fondateur, je crois : Berry Gordy. Elle était super bien introduite dans le milieu et lui, il piaffait, il suait le talent, il avait à peine vingt ans et elle, presque le double quand ils se sont rencontrés. Bon, coup de foudre, passion romance, finances et tout le toutim, c'était parti... C'est elle qui l'a lancé, qui l'a mis sur des rails, qui l'a aidé, aiguillé, encouragé etc. Une sorte de Pygmalion, si tu veux...
— De quoi ?
— De gourou, de coach, de combustible... Ils eurent beaucoup de mal à avoir un enfant et finirent par en adopter un, ensuite, avance rapide, on est en 77 et leur couple bat de l'aile. Lui, il avait explosé, c'était une star, un dieu déjà... Et leur divorce, comme tous les divorces, fut un énorme merdier. Tu penses, les enjeux étaient faramineux... Bref, c'était sanglant et pour apaiser tout le monde et solder leurs comptes, l'avocat de Marvin suggéra que toutes les royalties de son prochain album tomberaient dans l'escarcelle de son ex. Le juge approuva et notre idole se frotta les mains : il avait dans l'idée de lui torcher une merde vite fait bien fait pour se débarrasser de cette corvée... Sauf que voilà, il ne pouvait pas... On ne peut pas brader une histoire d'amour comme ça. Enfin... Il y en a qui y arrivent très bien, mais pas lui... Plus il réfléchissait et plus il se disait que l'occasion était trop belle... ou trop minable... Alors, il s'est enfermé et a composé cette petite merveille qui retrace toute leur histoire : leur rencontre, leur passion, les premières failles, leur enfant, la jalousie, la haine, la colère... T'entends, là ? Anger quand tout se détraque ? Puis l'apaisement et le commencement d'un nouvel amour... C'est un super beau cadeau, tu ne trouves pas ? Il s'est donné à fond, il a sorti ce qu'il avait de meilleur pour un album qui ne lui rapporterait pas un rond de toute façon...
— Ça lui a plu ?
— A qui, à elle ?
— Oui.
— Non, elle a détesté. Elle était folle de rage et lui a longtemps reproché d'avoir étalé leur vie privée au grand jour... Tiens, la voilà : This is Anna s Song... T'entends comme c'est beau... Avoue que ça sent pas la revanche, ça... Que c'est encore de l'amour...
— Ouais...
— Ça te laisse pensif...
— T'y crois, toi ?
— De quoi ?
— Que le premier amour est toujours le dernier ?
— Je sais pas... J'espère que non...
Ils écoutèrent la fin du disque sans plus s'adresser la parole.
— Bon allez... Presque quatre heures, putain... Je vais être frais encore, moi, demain...
Il se releva.
— Tu vas dans ta famille ?
— Ce qu'il en reste, ouais...
— Il t'en reste pas beaucoup ?
— Comme ça, fit-il en rapprochant son pouce et son index devant son œil...
— Et toi ?
— Comme ça, répondit-elle en passant sa main pardessus sa tête.
— Bon, ben... bienvenue au club... Allez... Bonne nuit...
— Tu dors ici ?
— Ça te dérange ?
— Nan, nan, c'était juste pour savoir...
Il se retourna :
— Tu dors avec moi ?
— Pardon ?
— Nan, nan, c'était juste pour savoir...
Il se marrait.
Quand elle se leva, vers onze heures, il était déjà parti. Elle se prépara une grande théière et retourna dans son lit.
Si je devais ramener ma vie à un seul fait, voici ce que je dirais : j'avais sept ans quand le facteur m'a roulé sur la tête...
Elle s'arracha de son histoire en fin d'après-midi pour aller s'acheter du tabac. Un jour férié ce serait coton, mais peu importe, c'était surtout un prétexte pour laisser l'histoire décanter et avoir le plaisir de retrouver son nouvel ami un peu plus tard.
Les grandes avenues du VIF arrondissement étaient désertes. Elle marcha longtemps à la recherche d'un café ouvert et en profita pour appeler chez son oncle. Les jérémiades de sa mère (j'ai trop mangé, etc.) furent diluées dans la bienveillance lointaine des effusions familiales.
Beaucoup de sapins étaient déjà sur le trottoir...
Elle resta un moment à regarder les acrobates à roulettes du Trocadéro et regretta de n'avoir pas pris son carnet. Plus encore que leurs cabrioles, souvent laborieuses et sans grand intérêt, elle aimait leurs ingénieux bricolages : tremplins branlants, petits cônes fluo, canettes en lignes, palettes retournées et mille autres manières de se casser la gueule en perdant son pantalon...
Elle pensait à Philibert... Qu'était-il en train de faire à ce moment précis ?
Bientôt le soleil disparut et le froid lui tomba d'un coup sur les épaules. Elle commanda un club sandwich dans l'une de ces grandes brasseries cossues qui bordent la place et dessina sur la nappe en papier les visages blasés des minets du quartier qui comparaient les chèques de leurs bonnes mamans en retenant par la taille des filles ravissantes, léchées comme des poupées Barbie.
Elle lut encore cinq millimètres d'Edgar Mint et retraversa la Seine en frissonnant. Elle crevait de solitude.
Je crève de solitude, se répétait-elle tout bas, je crève de solitude...
Aller au cinéma peut-être ? Pff... Et avec qui parler du film ensuite ? À quoi ça sert les émotions pour soi tout seul ? Elle s'affala sur la porte cochère pour l'ouvrir et fut bien déçue de retrouver l'appartement vide.
Elle fit un peu de ménage pour changer et reprit son livre. Il n'est pas de chagrin qu'un livre ne puisse consoler, disait le grand homme. Allons voir...
Quand elle entendit le cliquetis de la serrure, elle fit celle qui s'en fichait et rassembla ses jambes sous elle en se tortillant sur le canapé.
Il était avec une fille. Une autre. Moins voyante.
Ils passèrent rapidement dans le couloir et s'enfermèrent dans sa chambre.
Camille remit de la musique pour couvrir leurs ébats.
Hum...
Les boules. C'est comme ça qu'on dit, non ? Les boules.
Finalement, elle prit son bouquin et migra dans la cuisine tout au bout de l'appartement.
Un peu plus tard, elle surprit leur conversation dans l'entrée :
— Ben tu viens pas avec moi ? s'étonnait-elle.
— Nan, je suis crevé, j'ai pas envie de sortir...
— Attends, t'es chié... Moi j'ai planté toute ma famille pour être avec toi... Tu m'avais promis qu'on irait dîner quelque part...
— Je suis crevé, je te dis...
— Au moins prendre un pot...
— T'as soif ? Tu veux une bière ?
— Pas ici...
— Oh... mais tout est fermé aujourd'hui... Et puis je bosse demain, moi !
— J'y crois pas... J'ai plus qu'à me casser, c'est ça?
— Allez, ajouta-t-il plus doucement, tu vas pas me faire une scène... Passe demain soir au reste..
— Quand ?
— Vers minuit...
— Vers minuit... N'importe quoi... Allez salut, va...
— Tu fais la gueule ?
— Salut.
Il ne s'attendait pas à la trouver dans la cuisine enroulée dans son édredon :
— T'étais là, toi ?
Elle leva les yeux sans répondre.
— Pourquoi tu me regardes comme ça ?
— Pardon ?
— Comme une merde.
— Pas du tout !
— Si, si, je le vois bien, s'énerva-t-il. Y a un problème ? Y a un truc qui te défrise, là ?
— Hé, c'est bon... Lâche-moi... Je t'ai rien dit. Je m'en tape de ta vie. Tu fais ce que tu veux ! Je suis pas ta mère !
— Bien. J'aime mieux ça...
— Qu'est-ce qu'on bouffe ? demanda-t-il en inspectant l'intérieur du Frigidaire, rien bien sûr... Y a jamais rien ici... Vous vous nourrissez de quoi avec Philibert ? pe vos bouquins ? Des mouches que vous avez encu-lées?
Camille soupira et rassembla les coins de son gros châle.
— Tu te barres ? T'as mangé, toi ?
— Oui.
— Ah ouais c'est vrai, t'as un peu grossi on dirait...
— Hé, lâcha-t-elle en se retournant, je juge pas ta vie et tu juges pas la mienne, OK ? Au fait, tu devais pas aller vivre chez un pote après les fêtes ? Si, c'est ça, hein ? Bon, alors y nous reste qu'une semaine à tenir... On devrait pouvoir y arriver, non ? Alors, écoute, le plus simple, ce serait que tu ne m'adresses plus la parole...
Un peu plus tard, il frappa à la porte de sa chambre.
— Oui?
Il balança un paquet sur son lit.
— C'est quoi ?
Il était déjà ressorti.
C'était un carré mou. Le papier était affreux, tout chiffonné, comme s'il avait déjà servi plusieurs fois et ça sentait bizarre. Une odeur de renfermé. De plateau de cantine...
Camille l'ouvrit précautionneusement et crut d'abord que c'était une serpillière. Cadeau douteux du bellâtre d'à côté. Mais, non, c'était une écharpe, très longue, très lâche et plutôt mal tricotée : un trou, un fil, deux mailles, un trou, un fil, etc. Un nouveau point peut-être ? Les couleurs étaient euh... spéciales...
Il y avait un petit mot.
Une écriture d'institutrice du début du siècle, bleu pâle, tremblante et tout en boucles, s'excusait :
Mademoiselle,
Franck n'a pas su me dire de quelle couleur étaient vos yeux alors j'ai mis un peu de tout. Je vous souhaite un Joyeux Noël.
Paulette Lestafier.
Camille se mordit la lèvre. Avec le livre des Kessler qui comptait pour du beurre puisqu'il sous-entendait encore quelque chose du genre « Eh, oui, il y en a qui font une œuvre... », c'était son seul cadeau.
Ouh qu'elle était laide... Oh qu'elle était belle...
Elle se mit debout sur son lit et la titilla autour de son cou à la manière d'un boa pour amuser le marquis.
Pou pou pi dou wouaaah...
C'était qui Paulette ? Sa maman ?
Elle termina son livre au milieu de la nuit.
Bon. Noël était passé.
De nouveau le même ronron : dodo, métro, boulot. Franck ne lui adressait plus la parole et elle l'évitait autant que possible. La nuit, il était rarement là.
Camille se bougea un peu. Elle alla voir Botticelli au Luxembourg, Zao Wou-Ki au Jeu de paume mais leva les yeux au ciel quand elle vit la file d'attente pour Vuillard. Et puis, il y avait Gauguin en face ! Quel dilemme ! Vuillard, c'était bien, mais Gauguin... Un géant ! Elle était là, comme l'ânesse de Buridan, prise entre Pont-Aven, les Marquises et la place Vintimille... C'était affreux...
Finalement elle dessina les gens dans la queue, le toit du Grand Palais et l'escalier du Petit. Une Japonaise l'aborda en la suppliant d'aller lui acheter un sac chez Vuitton. Elle lui tendait quatre billets de cinq cents euros et se trémoussait comme si c'était une question de vie ou de mort. Camille écarta les bras :
« Look... Look at me... I am too dirty... » Elle lui désignait ses croquenots, son jean trop large, son gros pull de camionneur, son écharpe insensée et la capote militaire que Philibert lui avait prêtée... « They won't let me go in the shop... » La fille grimaça, remballa ses billets et accosta quelqu'un d'autre dix mètres plus loin.
Du coup, elle fit un détour par l'avenue Montaigne. Pour voir.
Les vigiles étaient vraiment impressionnants... Elle détestait ce quartier où l'argent proposait ce qu'il avait de moins amusant à offrir : le mauvais goût, le pouvoir et l'arrogance. Elle pressa le pas devant la vitrine de chez Malo : trop de souvenirs, et rentra par les quais.
Au boulot, rien à signaler. Le froid, quand elle avait fini de pointer, était encore ce qu'il y avait de plus dur à supporter.
Elle rentrait seule, mangeait seule, dormait seule et écoutait Vivaldi en serrant ses bras autour de ses genoux.
Carine avait un plan pour le Réveillon. Elle n'avait pas du tout envie d'y aller, mais avait déjà payé ses trente euros de participation pour avoir la paix et se retrouver au pied du mur.
— Il faut sortir, se sermonnait-elle.
— Mais je n'aime pas ça...
— Pourquoi tu n'aimes pas ça ?
— Je ne sais pas...
— Tu as peur ?
— Oui.
— De quoi ?
— J'ai peur qu'on me secoue la pulpe... Et puis... J'ai aussi l'impression de sortir quand je me perds à l'intérieur de moi-même... Je me balade... C'est grand quand même...
— Tu veux rire ? C'est tout petit ! Allez, viens, elle sent le ranci ta pulpe...
Ce genre de conversation entre elle et sa pauvre conscience lui grignotait le cerveau des heures durant...
Quand elle rentra, ce soir-là, elle le trouva sur le palier :
— T'as oublié tes clefs ?
— ...
— Ça fait longtemps que tu es là ?
Il fit un geste agacé devant sa bouche pour lui rappeler qu'il ne pouvait pas parler. Elle haussa les épaules. Elle n'avait plus l'âge de jouer à ce genre de conneries.
Il alla se coucher sans prendre une douche, sans fumer, sans chercher à l'emmerder. Il était explosé.
Il sortit de sa chambre vers dix heures et demie le lendemain matin, il n'avait pas entendu son réveil et n'eut même pas l'énergie de râler. Elle était dans la cuisine, il s'assit en face d'elle, se servit un litre de café et mit un moment avant de se décider à le boire.
— Ça va ?
— Fatigué.
— Tu ne prends jamais de vacances ?
— Si. Les premiers jours de janvier... Pour mon déménagement...
Elle regarda par la fenêtre.
— Tu seras là vers quinze heures ?
— Pour t'ouvrir ?
— Oui.
— Oui.
— Tu sors jamais ?
— Si, ça m'arrive, mais là je ne vais pas sortir puisque tu ne peux pas rentrer...
Il hocha la tête comme un zombi :
— Bon, il faut que j'y aille, là, sinon je vais me faire décalquer...
Il se leva pour rincer son bol.
— C'est quoi l'adresse de ta mère ?
Il s'immobilisa devant l'évier.
— Pourquoi tu me demandes ça ?
— Pour la remercier...
— La... rrrre..., il avait un chat dans la gorge, la remercier de quoi ?
— Ben... pour l'écharpe.
— Aaaah... Mais c'est pas ma mère qui te l'a faite c'est ma mémé ! rectifia-t-il soulagé, y a que ma mémé pour tricoter aussi bien !
Camille souriait.
— Hé, t'es pas obligée de la mettre, tu sais...
— Je l'aime bien...
— J'ai pas pu m'empêcher de sursauter quand elle me l'a montrée...
Il riait.
— Et attends, toi c'est rien... Tu verrais celle de Phi-libert...
— Elle est comment ?
— Orange et verte.
— Je suis sûre qu'il la mettra... Il regrettera simplement de ne pas pouvoir lui faire un baisemain pour la remercier...
— Ouais, c'est ce que je me suis dit en repartant... Une chance que ce soit vous deux... Vous êtes les deux seules personnes au monde que je connaisse qui soient capables de porter ces horreurs sans avoir l'air ridicule...
Elle le dévisagea :
— Hé, tu t'en rends compte que tu viens de dire quelque chose de gentil, là ?
— C'est gentil de vous traiter de clowns ?
— Ah pardon... Je croyais que tu parlais de notre classe naturelle...
Il mit un moment avant de lui répondre :
— Nan, je parlais de... de votre liberté, je crois... De cette chance que vous avez de vivre en vous en foutant complète...
À ce moment-là, son portable sonna. Pas de chance, pour une fois qu'il essayait de dire un truc philosophique...
« J'arrive chef, j'arrive... Mais c'est bqn, là, je suis prêt... Eh ben, Jean-Luc il a qu'à les faire, lui... Attendez, chef, je suis en train d'essayer d'emballer une fille qu'est vachement plus intelligente que moi, alors, c'est sûr, ça prend plus de temps que d'habitude... De quoi ? Nan, je l'ai pas appelé encore... De toute façon, je vous j'ai dit qu'il pourrait pas... Je le sais qu'ils sont tous débordés, je le sais... OK, je m'en occupe... Je l'appelle tout de suite... De quoi ?... De laisser tomber avec la fille ? Ouais, vous avez sûrement raison, chef... »
— C'était mon chef, lui annonça-t-il en lui adressant un sourire niais.
— Ah bon ? s'étonna-t-elle.
Il essuya son bol, quitta les lieux et retint la porte de justesse pour l'empêcher de claquer.
D'accord cette fille était conne mais elle était loin d'être bête et c'est ça qui était bien.
Avec n'importe quelle autre nana, il aurait raccroché et puis voilà. Alors que là, il lui a dit c'était mon chef pour la faire rire, et elle, elle était tellement maligne qu'elle avait mimé l'étonnée pour lui retourner sa blague. De parler avec elle, c'était comme de jouer au ping-pong : elle tenait la cadence et t'envoyait des smashs dans les coins au moment où tu t'y attendais le moins, du coup, t'avais l'impression d'être moins con.
Il descendait les escaliers en se tenant à la rampe et entendait le cric-cric des pignons et des engrenages au-dessus de sa tête. Avec Philibert, c'était pareil, il aimait bien discuter avec lui à cause de ça...
Parce que lui, il le savait qu'il n'était pas aussi bourrin qu'il en avait l'air, mais son problème, c'était les mots justement... Il lui manquait toujours des mots alors il était obligé de s'énerver pour se faire comprendre... C'est vrai, c'était vraiment gonflant à la fin, merde !
C'était pour toutes ces raisons que ça l'ennuyait de partir... Qu'est-ce qu'il allait foutre quand il serait chez Kermadec ? Picoler, fumer, mater des DVD et feuilleter des magazines de tuning dans les chiottes ?
Super.
Retour à la case vingt ans.
Il assura son service distraitement.
La seule fille de l'univers capable de porter une écharpe tricotée par sa même tout en restant jolie, ne serait jamais pour lui.
C'était bête la vie...
Il fit un détour par la pâtisserie avant de partir, se fit engueuler parce qu'il n'avait toujours pas appelé son ancien apprenti et rentra se coucher.
Il ne dormit qu'une heure parce qu'il devait se rendre à la laverie. Il ramassa toutes ses fringues et les rassembla dans la housse de sa couette.
Décidément...
Elle était encore, là. Assise près de la machine numéro sept avec son sac de linge mouillé entre les jambes. Elle lisait.
Il s'installa en face d'elle sans qu'elle l'eût remarqué. Ça le fascinait toujours ce truc-là... Comment elle et Philibert étaient capables de se concentrer... Ça lui rappelait une pub, un type qui mangeait tranquillement son Boursin pendant que le monde s'écroulait autour de lui. Beaucoup de choses lui rappelaient une pub d'ailleurs... C'était sûrement parce qu'il avait beaucoup regardé la télé quand il était petit...
Il joua à un petit jeu : imagine que tu viens de rentrer dans cette Lavomatic pourrie de l'avenue de La Bourdonnais un 29 décembre à cinq heures de l'après-midi et que tu aperçois cette silhouette pour la première fois de ta vie, qu'est-ce que tu te dirais ?
Il se cala dans son siège en plastique, enfonça ses mains dans son blouson et plissa les yeux.
D'abord, tu penserais que c'est un mec. Comme la première fois. Peut-être pas une folle, mais un type vachement efféminé quand même... Donc t'arrêterais de mater. Quoique... Tu aurais des doutes malgré tout... À cause de ses mains, de son cou, de cette façon qu'il avait de promener l'ongle de son pouce sur sa lèvre inférieure... Oui, tu hésiterais... C'était peut-être une fille finalement ? Une fille habillée en sac. Comme si elle cherchait à cacher son corps ? Tu essayerais de regarder ailleurs mais tu ne pourrais pas t'empêcher d'y revenir. Parce qu'il y avait un truc, là... L'air était spécial autour de cette personne. Ou la lumière peut-être ?
Voilà. C'était ça.
Si tu venais d'entrer dans cette Lavomatic pourrie de l'avenue de La Bourdonnais un 29 décembre à cinq heures de l'après-midi et que tu apercevais cette silhouette sous la lumière triste des néons, tu te dirais exactement ceci : ben merde... Un ange...
Elle leva la tête à ce moment-là, le vit, resta un moment sans réagir comme si elle ne l'avait pas reconnu et finit par lui sourire. Oh, presque rien, un léger éclat, petit signe de reconnaissance entre habitués...
— C'est tes ailes ? lui demanda-t-il en désignant son sac.
— Pardon ?
— Nan, rien...
Une des sécheuses s'arrêta de tourner et elle soupira en jetant un coup d'œil à la pendule. Un clodo s'approcha de la machine, il en sortit un blouson et un sac de couchage tout effiloché.
Voilà qui était intéressant... Sa théorie mise à l'épreuve des faits... Aucune fille normalement constituée ne mettrait ses affaires à sécher après celles d'un clochard et il savait de quoi il parlait : il avait presque quinze ans de laveries automatiques dans les pattes...
Il scruta son visage.
Pas le moindre mouvement de recul ou d'hésitation, pas l'ombre d'une grimace. Elle se leva, chargea ses vêtements en vitesse et lui demanda s'il pouvait lui faire de la monnaie.
Puis elle retourna à sa place et reprit son livre.
Il était un peu déçu.
C'était chiant les gens parfaits...
Avant de se replonger dans sa lecture, elle l'interpella :
— Dis-moi...
— Oui.
— Si j'offre une machine à laver qui fait aussi séchoir à Philibert pour Noël, tu crois que tu pourras l'installer avant de partir ?
— ...
— Pourquoi,tu souris, là ? J'ai dit une bêtise ?
— Non, non...
Il fit un geste de la main :
— Tu peux pas comprendre...
— Hé, fit-elle en tapotant son majeur et son index contre sa bouche, tu fumes trop en ce moment, toi, non?
— En fait, t'es une fille normale...
— Pourquoi tu me dis ça ? Bien sûr que je suis une fille normale...
— Tu es déçu ?
— Non.
— ...
— C'est quoi ce que tu lis ?
— Un carnet de voyage...
— C'est bien ?
— Super...
— Ça raconte quoi ?
— Oh... Je ne sais pas si ça t'intéresserait...
— Nan, je te le dis carrément, ça m'intéresse pas du tout, ricana-t-il, mais j'aime bien quand tu racontes... Tu sais, je l'ai réécouté le disque de Marvin hier...
— Ah bon ?
— Ouais...
— Et alors ?
— Ben le problème, c'est que je comprends rien... C'est pour ça que je vais aller bosser à Londres d'ail, leurs... Pour apprendre l'anglais...
— Tu pars quand ?
— Normalement, je devais prendre une place après l'été, mais là, c'est le bordel... À cause de ma grand-mère justement... À cause de Paulette...
— Qu'est-ce qu'elle a ?
— Pff... j'ai pas très envie d'en parler... Raconte-moi ton livre de voyages plutôt...
Il approcha sa chaise.
— Tu connais Albrecht Durer ?
— L'écrivain ?
— Non. Le peintre.
— Jamais entendu parler...
— Si, je suis sûre que tu as vu certains de ses dessins... Il y en a qui sont très célèbres... Un lièvre... Des herbes folles... Des pissenlits...
— ...
— Moi, c'est mon dieu. Enfin... j'en ai plusieurs, mais lui c'est mon dieu numéro un... T'en as des dieux, toi?
— Euh...
— Dans ton travail ? Je sais pas, moi... Escoffier, Carême, Curnonsky ?
— Euh...
— Bocuse, Robuchon, Ducasse ?
— Ah, tu veux dire des modèles ! Oui, j'en ai mais ils ne sont pas connus... enfin moins connus... Moins bruyants, quoi... Tu connais Chapel ?
— Non.
— Pacaud ?
— Non.
— Senderens ?
— Le type de Lucas Carton ?
— Oui... C'est dingue tout ce que tu connais... Comment tu fais ?
— Attends, je le connais, comme ça, de nom, mais je n'y suis jamais allée...
— Lui, c'est un bon... J'ai même un livre dans ma chambre... Je te montrerai... Lui ou Pacaud, pour moi, ce sont des maîtres... Et s'ils sont moins connus que les autres, c'est parce qu'ils sont dans leur cuisine, justement... Enfin, je te dis ça, j'en sais rien... C'est l'idée que je m'en fais... Peut-être que je me goure complètement...
— Mais entre cuisiniers, vous parlez quand même ? Vous vous racontez vos expériences ?
— Pas tellement... On est pas très bavards, tu sais... On est trop crevés pour jacter. On se montre des trucs, des tours de mains, on échange des idées, des morceaux de recettes qu'on a piquées ici ou là, mais ça va rarement plus loin...
— C'est dommage...
— Si on savait s'exprimer, faire des belles phrases et tout ça, on ferait pas ce boulot-là, c'est clair. Enfin moi en tout cas, j'arrêterais tout de suite.
— Pourquoi ?
— Parce que... Ça rime à rien... C'est de l'esclavage... T'as vu ma vie ? C'est n'importe quoi. Bon... euh... j'aime pas du tout parler de moi... Alors, ton livre, là ?
— Oui, mon livre... Justement, c'est le journal tenu par Durer pendant son voyage aux Pays-Bas entre 1520 et 1521... Une espèce de carnet ou d'agenda... C'est surtout la preuve que j'ai bien tort de le considérer comme un dieu. La preuve que c'était un type normal lui aussi. Qui comptait ses sous, qui enrageait quand il réalisait qu'il venait de se faire rouler par les douaniers, qui laissait toujours tomber sa femme, qui ne pouvait pas s'empêcher de perdre de l'argent au jeu, qui était naïf, gourmand, macho et un peu orgueilleux aussi... Mais bon, ce n'est pas très important tout ça, au contraire, Ça le rend plus humain... Et... Euh... Je continue ?
— Oui.
— Au départ, c'est un voyage qu'il a entrepris pour un motif grave, à savoir sa survie, celle de sa famille et des gens qui travaillaient avec lui dans son atelier. Jusqu'à présent, il était sous la protection de l'Empe reur Maximilien Ier. Un type complètement mégalo qui lui avait passé une commande de folie : le représenter en tête d'un cortège extraordinaire pour l'immortaliser à tout jamais... Une œuvre qui sera finalement imprimée quelques années plus tard et qui fera plus de cinquante-quatre mètres de long... T'imagines le truc ?
« Pour Durer, c'était du pain bénit... Des années de boulot assuré... Manque de bol, le Maximilien cane peu de temps après, et du coup, sa rente annuelle est compromise... Le drame... Donc, voilà notre homme qui part sur les routes avec sa femme et sa servante sous le bras pour aller faire des risettes à Charles Quint, le futur empereur, et à Marguerite d'Autriche, la fille de son ancien protecteur, parce qu'il faut absolument que cette rente officielle soit reconduite...
« Voilà pour les circonstances... Il est donc un peu stressé au début mais ça ne l'empêche pas d'être un touriste parfait, S'émerveillant de tout, des visages, des coutumes, des vêtements, rendant visite à ses pairs, aux artisans, admirant leur travail, visitant toutes les églises, achetant tout un tas de babioles fraîchement débarquées du Nouveau Monde : un perroquet, un babouin, une écaille de tortue, des branches de corail, de la cannelle, un sabot d'élan, etc. Il est comme un gamin avec ça... Il va même faire un détour pour aller voir une baleine échouée qui se décompose au bord de la mer du Nord... Et, bien sûr, il dessine. Comme un fou. Il a cinquante ans, il est au summum de son art et quoi qu'il fasse : un perroquet, un lion, un morse, un chandelier ou le portrait de son aubergiste, c'est... C'est...
— C'est quoi ?
— Ben tiens, regarde...
— Non, non, j'y connais rien !
— Mais y a pas besoin de s'y connaître ! Regarde ce vieillard, là, comme il en impose... Et ce beau jeune homme, tu vois comme il est fier ? Comme il a l'air sûr de lui ? On dirait toi, tiens... La même morgue, les mêmes narines dilatées... — Ah, ouais ? Tu le trouves beau ?
— Un peu tête à claques, non ?
— C'est le chapeau qui fait ça...
— Ah, ouais... T'as raison, sourit-elle, ça doit être le chapeau...
— Et ce crâne, là ? Est-ce qu'il n'est pas incroyable ? On dirait qu'il nous nargue, qu'il nous provoque : « Eh... gais vous aussi, les gars... C'est ça qui vous attend... »
— Montre.
— Là. Mais ce que je préfère, ce sont ses portraits et ce qui me tue, c'est la désinvolture avec laquelle il les réalise. Ici, au cours de ce voyage, c'est surtout une monnaie d'échange, rien de plus que du troc : ton savoir-faire contre le mien, ton portrait contre un dîner, un chapelet, un colifichet pour ma. femme ou un manteau en peau de lapin... Moi, j'aurais adoré vivre à cette époque... Je trouve que le troc, c'est une économie géniale...
— Et ça se termine comment ? Il le récupère, son fric?
— Oui, mais à quel prix... La grosse Marguerite le dédaigne, elle ira même jusqu'à refuser le portrait de son père qu'il avait fait exprès pour elle, cette conne... Du coup, il le troquera contre un drap ! En plus, il est revenu malade, une saloperie qu'il a chopée en allant voir la baleine justement... La fièvre des marais, je crois... Tiens, regarde, il y a une machine de libre, là...
Il se releva en soupirant.
— Retourne-toi, j'ai pas envie que tu voies mes dessous...
— Oh, j'ai pas besoin de les voir pour les imaginer... Philibert, lui, il doit être plutôt caleçons rayés, mais toi, je suis sûre que tu portes ces petits boxer shorts de chez Hom bien moulants, avec des trucs écrits sur la ceinture...
— Que tu es forte... Allez, baisse les yeux quand même...
Il s'activa, alla chercher sa demi-bouteille de poudre et s'accouda sur la machine :
— Enfin, non, t'es pas si forte que ça... Sinon tu ferais pas des ménages, tu ferais comme ce mec, là.. Tu bosserais...
Silence.
— T'as raison... Je ne suis forte qu'en slips...
— Eh, c'est déjà pas mal, hein ?! Y a peut-être un créneau à prendre... Au fait, t'es libre le 31 ?
— T'as une fête à me proposer ?
— Non. Du boulot.
— Pourquoi, non ?
— Parce que je suis nulle !
— Attends, mais on va pas te demander de faire la cuisine ! Juste donner un coup de main pour la mise en place...
— C'est quoi la mise en place ?
— C'est tout ce que tu prépares à l'avance pour gagner du temps au moment du coup de feu...
— Et là, il faudra que je fasse quoi ?
— Éplucher des châtaignes, nettoyer des girolles, dépiauter et épépiner des grains de raisin, laver la salade... Enfin, plein de trucs sans intérêt...
— Je suis même pas sûre d'y arriver...
— Je te montrerai tout, je t'expliquerai bien...
— T'auras pas le temps...
— Non. C'est pour ça que je te brieferai avant. Je rapporterai de la came à l'appart demain et je te formerai pendant ma pause...
— ...
— Allez... Ça te fera du bieft de voir du monde... Toi tu vis qu'avec des morts, tu causes qu'avec des mecs qui sont plus là pour te répondre... T'es tout le temps toute seule... C'est normal que tu tournes pas rond...
— Je tourne pas rond ?
— Non.
— Écoute. Je te le demande comme un service... J'ai promis à mon chef que je lui trouverais quelqu'un pour nous aider, et je trouve personne... Je suis dans la merde, là...
— ...
— Allez... Un dernier effort... Après je me casse et tu ne me verras plus jamais de ta vie...
— J'avais une fête de prévue...
— Tu dois y être à quelle heure ?
— Je sais pas, vers dix heures...
— Pas de problème. Tu y seras. Je te payerai le taxi.
— Bon...
— Merci. Retourne-toi encore, mon linge est sec.
— Il faut que je m'en aille de toute façon... Je suis déjà en retard...
— OK à demain...
— Tu dors là ce soir ?
— Non.
— T'es déçue ?
— Oh, mais que tu es looouurd comme garçon...
— Attends, je dis ça, c'est pour toi, hein ! Parce que pour les slips, c'est pas sûr que t'aies raison, tu sais ?
— Attends, mais si tu savais comme je m'en fous de tes slips !
— Tant pis pour toi...
— On y va ?
— Je t'écoute. C'est quoi ça ?
— De quoi ?
— La mallette ?
— Ah ça ? C'est ma boîte à couteaux. Mes pinceaux à moi si tu préfères... Si je l'avais plus, je serais plus bon à rien, soupira-t-il. Tu vois à quoi ça tient ma vie ? À une vieille boîte qui ferme mal...
— Tu l'as depuis quand ?
— Pff... Depuis que je suis tout minot... C'était ma mémé qui me l'avait payée pour mon entrée au CAP...
— Je peux regarder ?
— Vas-y.
— Raconte-moi...
— De quoi ?
— À quoi ils servent... J'aime bien apprendre...
— Alors... Le gros, c'est le couteau de cuisine ou le couteau de chef, y sert à tout, le carré, c'est pour les os, les articulations ou pour aplatiç la viande, le tout petit, c'est le couteau d'office comme on en trouve dans toutes les cuisines, prends-le d'ailleurs, tu vas en avoir besoin... Le long, c'est l'éminceur pour tailler les légumes et les couper fin, le petit, là, c'est le couteau à dénerver pour parer et dégraisser la barbaque, et son jumeau avec la lame rigide, c'est pour la désosser, le très fin, c'est pour lever les filets de poissons, et le dernier, c'est pour trancher le jambon...
— Et ça c'est pour les affûter...
— Yes.
— Et ça ?
— Ça, c'est rien... C'est pour la déco, mais je m'en sers plus depuis longtemps...
— On fait quoi avec ?
— Des merveilles... Je te montrerai un autre jour... Bon, t'es prête là ?
— Oui.
— Tu regardes bien, hein ? Les châtaignes, je te préviens tout de suite, c'est très chiant... Là, elles ont déjà été plongées dans une eau bouillante donc elles sont plus faciles à éplucher... Enfin, normalement... Tu dois surtout pas les abîmer... Il faut que leurs petites veines restent intactes et bien visibles... Après l'écorce, y a ce machin cotonneux, là, et tu dois le retirer le plus délicatement possible...
— Mais c'est vachement long !
— Hé ! C'est la raison pour laquelle on a besoin de toi...
Il fut patient. Il lui expliqua ensuite comment nettoyer les girolles avec un torchon humide et comment gratter la terre sans les abîmer.
Elle s'amusait. Elle était douée de ses mains. Elle enrageait d'être si lente par rapport à lui, mais elle s'amusait. Les grains de raisin roulaient entre ses doigts et elle avait vite attrapé le truc pour les épépiner de la pointe du couteau.
— Bon, pour le reste, on verra demain... La salade et tout ça, ça devrait aller...
— Ton chef, il va tout de suite s'en rendre compte que je suis nulle...
— Ça c'est sûr ! Mais il a pas trop le choix de toute façon... C'est quoi ta taille ?
— Je sais pas.
— Je te trouverai un fute et une veste... Et ta pointure?
— 40.
— T'as des baskets ?
— Oui.
— C'est pas l'idéal, mais ça fera l'affaire pour une fois...
Elle se roula une cigarette pendant qu'il rangeait la cuisine.
— C'est où ta fête ?
— À Bobigny... Chez une fille qui bosse avec moi...
— Ça te fait pas peur de commencer à neuf heures demain matin ?
— Non.
— Je te préviens, y aura qu'une petite pause... Une heure maxi... Y a pas de service à midi mais on fera plus de soixante couverts le soir. Menu dégustation pour tout le monde... Ça va être quelque chose... Deux cent vingt euros par tête de pipe, je crois... J'essaierai de te libérer le plus tôt possible, mais à mon avis, t'es là jusqu'à huit heures du soir au moins...
— Et toi ?
— Pff... Moi, je préfère même pas y penser... Les réveillons, c'est toujours galère... Mais bon, c'est bien payé... D'ailleurs, pour toi aussi, je demanderai un bon ticket...
— Oh, c'est pas le problème...
— Si, si, c'est le problème. Tu verras demain soir..
.18
— Faut y aller, là... On boira un café là-bas.
— Mais je flotte complètement dans ce pantalon !
— C'est pas grave.
Ils traversèrent le Champ-de-Mars au pas de course.
Camille fut surprise par l'agitation et la concentration qui régnaient déjà dans la cuisine.
Il faisait si chaud tout à coup...
— Voilà, chef. Un petit commis tout frais...
L'autre grommela et les chassa d'un revers de la main. Franck la présenta à un grand type encore mal réveillé :
— Alors, lui, c'est Sébastien. C'est le garde-manger. C'est aussi ton chef de partie aujourd'hui et ton big boss, OK ?
— Enchantée.
— Mmmm...
— Mais c'est pas à lui que t'auras affaire, c'est à son commis...
S'adressant au garçon :
— Il s'appelle comment déjà ?
— Marc.
— Il est là ?
— Dans les chambres froides...
— Bon, je te la confie...
— Qu'est-ce qu'elle sait faire ?
— Rien. Mais, tu verras, elle le fait bien.
Et il partit se changer aux vestiaires.
— Il t'a montré pour les châtaignes ?
— Oui.
— Ben, les v'ià, ajouta-t-il en lui indiquant un tas énorme.
— Je peux m'asseoir ?
— Non.
— Pourquoi ?
— On pose pas de questions dans une cuisine, on dit « oui, monsieur » ou « oui, chef ».
— Oui, chef.
Oui gros con. Mais pourquoi elle avait accepté ce boulot ? Elle irait beaucoup plus vite, si elle était assise...
Heureusement, une cafetière tournait déjà. Elle posa son gobelet sur une étagère et se mit au travail.
Un quart d'heure plus tard — elle avait déjà mal aux mains — on s'adressa à elle :
— Ça va ?
Elle leva la tête et resta interdite.
Elle ne le reconnut pas. Pantalon nickel, veste impeccablement repassée avec sa double rangée de boutons ronds et son nom brodé en lettres bleues, petit foulard en pointe, tablier et torchon immaculés, toque bien vissée sur la tête. Elle qui ne l'avait jamais vu habillé autrement qu'en traîne-savates, elle le trouva très beau.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— Rien. Je te trouve très beau.
Et lui, là, ce grand crétin, ce péteux, ce vantard, ce petit matador de province avec sa grande gueule, sa grosse moto et son millier de bimbos cochées sur la crosse de son pétard, oui, lui, là, ne put s'empêcher de rougir.
— C'est sûrement le prestige de l'uniforme, ajouta-t-elle en souriant pour le dépêtrer de son trouble.
— Ouais, c'est... c'est sûrement ça...
Il s'éloigna en bousculant un type et en l'insultant au passage.
Personne ne parlait. On entendait seulement le tchac-tchac des couteaux, le glop-glop des gamelles, le blam-blom des portes battantes et le téléphone qui sonnait toutes les cinq minutes dans le bureau du chef.
Fascinée, Camille était partagée entre se concentrer pour ne pas se faire engueuler et lever la tête pour ne pas en perdre une miette. Elle apercevait Franck de loin et de dos. Il lui sembla plus grand et beaucoup plus calme que d'habitude. Il lui sembla qu'elle ne le connaissait pas.
À voix basse, elle demanda à son compagnon d'épluchures :
— Il fait quoi, Franck ?
— De qui ?
— Lestafier.
— Il est saucier et il supervise les viandes...
— C'est dur ?
Le boutonneux leva les yeux au ciel :
— Carrément. C'est le plus dur. Après le chef et le second, c'est lui le numéro trois dans la brigade...
— Il est bon ?
— Ouais. Il est con mais il est bon. Je dirais même qu'il est super bon. D'ailleurs, tu verras, le chef c'est toujours à lui qu'il s'adresse plutôt qu'à son second... Le second, il le surveille alors que Lestafier, il le regarde faire...
— Mais...
— Chut...
Quand le chef tapa dans ses mains pour annoncer l'heure de la pause, elle releva la tête en grimaçant. Elle avait mal à la nuque, au dos, aux poignets, aux mains, aux jambes, aux pieds et encore ailleurs mais elle ne se souvenait plus où.
— Tu manges avec nous ? lui demanda Franck.
— Je suis obligée ?
— Non.
— Alors, je préfère sortir et marcher un peu...
— Comme tu voudras...
— Ça va ? s'inquiéta-t-il.
— Oui. C'est chaud quand même... Vous bossez vachement...
— Tu veux rire ? On fait rien, là ! Y a même pas de clients !
— Eh ben...
— Tu reviens dans une heure ?
— OK.
— Sors pas tout de suite, laisse-toi refroidir un peu sinon tu vas attraper la crève...
— D'accord.
— Tu veux que je vienne avec toi ?
— Non, non. J'ai envie d'être seule...
— Il faut que tu manges quelque chose, hein ?
— Oui papa.
Il leva les épaules :
— Tsss...
Elle commanda un panini dégueulasse dans une baraque à touristes et s'assit sur un banc au pied de la tour Eiffel.
Philibert lui manquait.
Elle composa le numéro du château sur son portable.
— Bonjour, Aliénor de la Durbellière à l'appareil, fit une voix d'enfant. À qui ai-je l'honneur ?
Camille était déroutée.
— Euh... De... Pourrais-je parler à Philibert, s'il vous plaît ?
— Nous sommes à table. Puis-je prendre un message ?
— Il n'est pas là?
— Si, mais nous sommes à table. Je viens de vous le dire...
— Ah... Bon, ben... Non, rien, vous lui dites que je l'embrasse et que je lui souhaite une bonne année...
— Pouvez-vous me rappeler votre nom ?
— Camille.
— Camille tout court ?
— Oui.
— Très bien. Au revoir madame Toucourt.
Au revoir petite merdeuse.
Mais qu'est-ce que ça voulait dire ? C'était quoi ce binz ?
Pauvre Philibert...
— Dans cinq eaux différentes ?
— Oui.
— Eh ben, elle va être propre !
— C'est comme ça...
Camille passa un temps fou à trier et à nettoyer la salade. Chaque feuille devait être retournée, calibrée et inspectée à la loupe. Elle n'en n'avait jamais vu de semblables, il y en avait de toutes les tailles, de toutes les formes et de toutes les couleurs.
— C'est quoi, ça ?
— Du pourpier.
— Et ça ?
— Des pousses d'épinards.
— Et ça ?
— De la roquette.
— Et ça ?
— De la ficoïde glaciale.
— Oh, c'est joli comme nom...
— Tu sors d'où, toi ? lui demanda son voisin.
Elle n'insista pas.
Ensuite elle nettoya des fines herbes et les sécha une par une dans du papier absorbant. Elle devait les déposer dans des ramequins en inox et les filmer consciencieusement avant de les disperser dans différents meubles froids. Elle cassa des noix, des noisettes, éplucha des figues, titilla une grande quantité de girolles et roula des petites mottes de beurre entre deux spatules striées. Il ne fallait pas se tromper et déposer, sur chaque soucoupe, une boulette de beurre doux et une autre de beurre salé. Elle avait eu un doute, à un moment et avait été obligée d'en goûter une de la pointe de son couteau. Hirk, elle n'aimait pas du tout le beurre et redoubla d'attention par la suite. Les serveurs continuaient de servir des expressos à ceux qui en réclamaient et l'on sentait la pression monter d'un cran à chaque minute.
Certains n'ouvraient plus la bouche, d'autres juraient dans leurs barbes et le chef faisait office d'horloge parlante :
— Dix-sept heures vingt-huit, messieurs... Dix-huit heures trois, messieurs... Dix-huit heures dix-sept, messieurs... Comme s'il avait à cœur de les stresser au maximum.
Elle n'avait plus rien à faire et s'appuyait à sa table de travail en soulevant un pied puis l'autre pour soulager ses jambes. Le type à côté d'elle s'entraînait à faire des arabesques de sauce autour d'une tranche de foie gras sur des assiettes rectangulaires. D'un geste aérien, il secouait une petite cuillère et soupirait en avisant ses zigzags. Ça n'allait jamais. C'était beau pourtant...
— Qu'est-ce que tu veux faire ?
— Je ne sais pas... Un truc un peu original...
— Je peux essayer ?
— Vas-y.
— J'ai peur de gâcher...
—— Non, non, tu peux y aller, c'est un vieux fond, c'est juste pour m'entraîner...
Les quatre premières tentatives furent lamentables, à la cinquième, elle avait attrapé le coup de main...
— Ah, mais c'est très bien ça... Tu pourrais le refaire ?
— Non, rit-elle, j'ai bien peur que non... Mais... Vous avez pas des seringues ou quelque chose dans le genre?
— Euh...
— Des petites poches à douille ?
— Si. Regarde dans le tiroir...
— Tu me la remplis ?
— Pour quoi faire ?
— Juste une idée, comme ça...
Elle se pencha, tira la langue et dessina trois petites oies.
L'autre appela le chef pour lui montrer.
— Qu'est-ce que c'est que ces conneries ? Allons... On n'est pas chez Disney, les enfants !
Il s'éloigna en secouant la tête.
Camille haussa les épaules, penaude, et retourna s'occuper de ses salades.
— C'est pas de la cuisine, ça... C'est du gadget... continua-t-il de ronchonner depuis l'autre bout de la pièce, et vous savez le pire ? Vous savez ce qui me tue ? C'est que ces couillons-là, ils vont adorer... Aujourd'hui, c'est ça qui veulent les gens : du gadget ! Oh, et puis c'est jour de fête après tout... Allez mademoiselle vous allez me faire le plaisir de me barbouiller votre basse-cour sur une soixantaine d'assiettes... Au galop, mon petit !
— Réponds « oui, chef », lui chuchota-t-il.
— Oui, chef !
— Je vais jamais y arriver... se lamenta Camille.
— Tu n'as qu'à en faire qu'une à chaque fois...
— À gauche ou à droite ?
— À gauche, ça sera plus logique...
— Ça fait un peu morbide, non ?
— Nan, c'est marrant... De. toute façon, t'as plus le choix maintenant...
— J'aurais mieux fait de me taire...
— Principe numéro un. T'auras au moins appris ça... Tiens, voilà le bon jus...
— Pourquoi il est rouge ?
— Il est à base de betterave... Vas-y, je te passe les assiettes...
Ils échangèrent leur place. Elle dessinait, il tranchait le bloc de foie gras, le disposait, le saupoudrait de fleur de sel et de poivre grossièrement concassé puis passait l'assiette à un troisième larron qui disposait la salade avec des gestes d'orfèvre.
— Qu'est-ce qu'ils font, tous ?
— Ils vont manger... On ira plus tard... C'est nous qui ouvrons le bal, on descendra quand ce sera leur tour... Tu m'aideras pour les huîtres aussi ?
— Il faut les ouvrir ? !
— Non, non, juste les faire belles... Au fait, c'est toi qui as pelé les pommes vertes ?
— Oui. Elles sont là... Oh, merde ! On dirait plutôt un dindon, mon truc...
— Pardon. J'arrête de te parler.
Franck passa près d'eux en fronçant les sourcils. Il les trouva bien dissipés. Ou bien gais.
Ça ne lui plaisait pas trop cette affaire-là...
— On s'amuse bien ? demanda-t-il, moqueur.
— On fait ce qu'on peut...
— Rassure-moi... ça se réchauffe pas au moins ?
— Pourquoi il t'a dit ça ?
— Laisse, c'est un truc entre nous... Ceux qui font le chaud se sentent investis d'une mission suprême, alors que nous, là, même si on se donne un mal de chien, ils nous mépriseront toujours. On ne touche pas au feu, nous... Tu le connais bien, Lestafier ?
— Non.
— Ah ouais, ça m'étonnait aussi...
— De quoi ?
— Nan, rien...
Pendant que les autres étaient partis dîner, deux Blacks nettoyèrent le sol à grande eau et passèrent plusieurs coups de raclette pour le faire sécher plus vite. Le chef discutait avec un type super élégant dans son bureau.
— C'est déjà un client ?
— Non, c'est le maître d'hôtel...
— Eh ben... Il est drôlement classe...
— En salle, ils sont tous beaux... Au début du service, c'est nous qui sommes propres et eux qui passent l'aspirateur en tee-shirt et plus le temps passe, plus la tendance s'inverse : on pue, on devient crades et eux ils passent devant nous, frais comme des gardons, avec leurs brushings et leurs costumes impeccables...
Franck vint la voir alors qu'elle finissait sa dernière rangée d'assiettes :
— Tu peux y aller si tu veux...
— Ben, non... Je n'ai plus envie de partir maintenant... J'aurais l'impression de louper le spectacle...
— T'as encore du taf pour elle ?
— Tu parles ! Autant qu'elle veut ! Elle peut prendre la salamandre...
— C'est quoi ? demanda Camille.
— C'est ce truc-là, cette espèce de gril qui monte et qui descend... Tu veux t'occuper des toasts ?
— Pas de problème... Euh... à propos, j'ai le temps de m'en griller une ?
— Vas-y, descends. Franck l'accompagna.
— Ça va ?
— Super. Il est très gentil ce Sébastien finalement...
— Ouaif...
— ...
— Pourquoi tu fais cette tête, là ?
— Parce que... J'ai voulu parler à Philibert tout a l'heure pour lui souhaiter la bonne année et je me suis fait jeter par une petite morveuse...
— Attends, je vais l'appeler, moi...
— Non. Ils seront de nouveau à table à cette heure-là...
— Laisse-moi faire...
— Allô... Excusez-moi de vous déranger, Franck de Lestafier à l'appareil, le colocataire de Philibert... Oui... C'est cela même... Bonjour madame... Pourrais-je lui parler, je vous prie, c'est à propos du chauffe-eau... Oui... Voilà... au revoir madame...
Il adressa un clin d'œil à Camille qui souriait en recrachant sa fumée.
— Philou ! C'est toi mon gros lapin ? Bonne année mon trésor ! Je t'embrasse pas mais je te passe ta petite princesse. De quoi ? Mais on en a rien à foutre du chauffe-eau ! Allez, bonne année, bonne santé et plein de bisous à tes sœurs. Enfin... Seulement celles qui ont des gros nichons, hein !
Camille prit l'appareil en plissant les yeux. Non, le chauffe-eau n'avait rien. Oui, moi aussi je vous embrasse. Non, Franck ne l'avait pas enfermée dans un placard. Oui, elle aussi, elle pensait souvent à lui. Non, elle n'était pas encore allée faire ses prises de sang. Oui, vous aussi Philibert, je vous souhaite une bonne santé...
— Il avait une bonne voix, non ? ajouta Franck.
— Il n'a bégayé que huit fois.
— C'est bien ce que je dis.
Quand ils revinrent prendre leurs postes, le vent tourna. Ceux qui n'avaient pas mis leur toque l'ajustèrent et le chef posa son ventre sur le passe et croisa ses bras par-dessus. On n'entendait plus une mouche voler.
— Messieurs, au travail...
C'était comme si la pièce prenait un degré Celsius par seconde. Chacun s'agitait en prenant soin de ne pas gêner le voisin. Les visages étaient contractés. Des jurons mal étouffés fusaient ici ou là. Certains restaient assez calmes, d'autres, comme ce Japonais, là, semblaient au bord de l'implosion.
Des serveurs attendaient à la queue leu leu devant le passe pendant que le chef se penchait sur chaque assiette en l'inspectant furieusement. Le garçon qui se tenait en face de lui se servait d'une minuscule éponge pour nettoyer d'éventuelles traces de doigt ou de sauce sur les rebords et, quand le gros hochait la tête, un serveur soulevait le grand plateau argenté en serrant les dents.
Camille s'occupait des amuse-bouches avec Marc. Elle déposait des trucs sur une assiette, des espèces de chips ou d'écorces de quelque chose un peu roux. Elle n'osait plus poser de questions. Ensuite elle arrangeait des brins de ciboulette.
— Va plus vite, on n'a pas le temps de fignoler ce soir...
Elle trouva un morceau de ficelle pour retenir son pantalon et pestait parce que sa toque en papier ne cessait de lui tomber sur les yeux. Son voisin sortit une petite agrafeuse de sa boîte à couteaux :
— Tiens...
— Merci.
Elle écouta ensuite l'un des serveurs qui lui expliquait comment préparer les tranches de pain de mie brioché en triangles en coupant les bords :
— Tu les veux grillés comment ?
— Ben... Bien dorés, quoi...
— Vas-y, fais-moi un modèle. Montre-moi exactement la couleur que tu veux...
— La couleur, la couleur... On voit pas ça à la couleur, c'est une question de feeling...
— Ben, moi, je marche à la couleur, alors fais-moi un modèle sinon je vais être trop stressée.
Elle prit sa mission très à cœur et ne fut jamais prise au dépourvu. Les serveurs attrapaient ses toasts en les glissant dans les plis d'une serviette. Elle aurait bien aimé un petit compliment : « Oh ! Camille, quels merveilleux toasts tu nous fais là ! » mais bon...
Elle apercevait Franck, toujours de dos, il s'agitait au-dessus de ses fourneaux comme un batteur devant son instrument : un coup de couvercle par-ci, un coup de couvercle par-là, une cuillerée par-ci, une cuillerée par-là. Le grand maigre, le second à ce qu'elle avait pu comprendre, ne cessait de lui poser des questions auxquelles il répondait rarement et par onomatopées. Toutes ses casseroles étaient en cuivre et il était obligé de s'aider d'un torchon pour les attraper. Il devait se brûler quelquefois car elle le voyait secouer sa main avant de la porter à sa bouche.
Le chef s'énervait. Ça n'allait pas assez vite. Ça allait trop vite. Ce n'était pas assez chaud. C'était trop cuit. « On se concentre, messieurs, on se concentre ! » ne cessait-il de répéter.
Plus son poste se détendait, plus ça s'agitait en face. C'était impressionnant. Elle les voyait transpirer et se frotter la tête dans l'épaule à la manière des chats pour s'éponger le front. Le gars qui s'occupait de la rôtissoire surtout, était rouge écarlate et tétait une bouteille d'eau entre chaque aller retour à ses volailles. (Des trucs avec des ailes, certains beaucoup plus petits qu'un poulet et d'autres, deux fois plus gros...)
— On crève... Il fait combien, là, tu crois ?
— J'en sais rien... Là-bas, au-dessus des fourneaux, il doit faire au moins quarante... Cinquante peut-être ? Physiquement, ce sont les postes les plus durs... Tiens, va porter ça à la plonge... Fais bien attention de déranger personne...
Elle écarquilla les yeux en avisant la montagne de casseroles, de plaques, de faitouts, de bols en inox, de passoires et de poêles en équilibre dans les énormes bacs à vaisselle. Il n'y avait plus un seul Blanc à l'horizon et le petit gars à qui elle s'adressa lui prit son matos des mains en hochant la tête. Manifestement, il ne comprenait pas un mot de français. Camille resta un moment à l'observer, et comme à chaque fois qu'elle se trouvait en face d'un déraciné du bout du monde, ses petites loupiotes de mère Teresa de pacotille se mirent à clignoter fébrilement : d'où venait-il ? d'Inde ? du Pakistan ? et quelle avait été sa vie pour qu'il se retrouve là ? aujourd'hui ? quels bateaux ? quels trafics ? quels espoirs ? à quel prix ? quels renoncements et quelles angoisses ? quel avenir ? où vivait-il ? avec combien de personnes ? et où étaient ses enfants ?
Quand elle comprit que sa présence le rendait nerveux, elle repartit en secouant la tête.
— Il vient d'où le mec de la plonge ?
— De Madagascar.
Premier bide.
— Il parle français ?
— Bien sûr ! Ça fait vingt ans qu'il est là !
Allez, va te coucher la sainte-nitouche...
Elle était fatiguée. Il y avait toujours quelque chose de nouveau à décortiquer, à découper, à nettoyer ou à ranger. Quel bordel... Mais comment faisaient-ils pour avaler tout ça ? À quoi ça rimait de se remplir la panse à ce point ? Ils allaient exploser ! 220 euros, ça faisait combien ? Presque 1 500 francs... Pff... Tout ce qu'on pouvait s'offrir pour ce prix-là... En se débrouillant bien, on pouvait même envisager un petit voyage... En Italie par exemple... S'attabler à la terrasse d'un café et se laisser bercer par la conversation de jolies filles qui se racontaient sûrement les mêmes bêtises que toutes les filles du monde en portant à leurs lèvres des petites tasses de café très épaisses où le café était toujours trop sucré...
Tous ces croquis, toutes ces places, tous ces visages, tous ces chats indolents, toutes les merveilles que l'on pouvait engranger pour ce prix-là... Des livres, des disques, des vêtements même, qui pouvaient nous durer toute une vie alors que là... Dans quelques heures, tout serait terminé, consigné, digéré et évacué...
Elle avait tort de raisonner ainsi, elle le savait. Elle était lucide. Elle avait commencé à se désintéresser de la nourriture quand elle était enfant parce que l'heure des repas était synonyme de trop de souffrances. Moments trop pesants pour une petite fille unique et sensible. Petite fille seule avec une mère qui fumait comme un pompier et balançait sur la table une assiette cuisinée sans tendresse : « Mange ! C'est bon pour la santé ! » affirmait-elle en se rallumant une cigarette. Ou seule, avec ses parents, en piquant du nez le plus possible pour ne pas être prise dans leurs filets : « Hein Camille, qu'il te manque papa quand il n'est pas là ? Hein, c'est vrai ? »
Après, c'était trop tard... Elle avait perdu le plaisir... De toute façon, à une époque sa mère ne préparait plus rien... Elle avait attrapé son appétit d'oiseau comme d'autres se couvrent d'acné. Tout le monde l'avait emmerdée avec ça, mais elle s'en était toujours bien sortie. Ils n'avaient jamais réussi à la coincer parce qu'elle était pleine de bon sens, cette gamine-là... Elle ne voulait plus de leur monde lamentable, mais quand elle avait faim, elle mangeait. Bien sûr qu'elle mangeait, sinon elle ne serait plus là aujourd'hui ! Mais sans eux. Dans sa chambre. Des yaourts, des fruits ou des Granola en faisant autre chose... En lisant, en rêvant, en dessinant des chevaux ou en recopiant les paroles des chansons de Jean-Jacques Goldman.
Envole-moi.
Oui, elle connaissait ses faiblesses et elle était bien conne de juger ceux qui avaient la chance d'être heureux autour d'une table. Mais quand même... 220 euros pour un seul repas et sans compter les vins, c'était vrai. ment débile, non ?
À minuit, le chef leur souhaita une bonne année et vint leur servir à tous une coupe de Champagne :
— Bonne année, mademoiselle et merci pour vos canards... Charles m'a dit que les clients étaient enchantés avec ça... Je le savais, hélas... Bonne année, monsieur Lestafier... Perdez un peu votre caractère de cochon en 2004 et je vous augmenterai...
— De combien, chef ?
— Ah ! Comme vous y allez ! C'est mon estime pour vous qui augmentera !
— Bonne année Camille... On... Tu... On s'embrasse pas ?
— Si, si, on s'embrasse bien sûr !
— Et moi, fit Sébastien ?
— Et moi, ajouta Marc... Hé, Lestafier ! cours vite à ton piano, y a un truc qui déborde !
— C'est ça Ducon. Bon, euh... Elle a fini, là, non? Elle peut peut-être s'asseoir ?
— Très bonne idée, venez dans mon bureau mon petit, ajouta le chef...
— Non, non, je veux rester avec vous jusqu'au bout. Donnez-moi quelque chose à faire...
— Ben, là, on va attendre le pâtissier maintenant... Tu l'aideras pour ses garnitures...
Elle assembla des tuiles aussi fines que du papier à cigarette, figées, fripées, chiffonnées de mille façons, joua avec des copeaux de chocolat, des écorces d'oranges, des fruits confits, des arabesques de coulis et des marrons glacés. Le commis pâtissier la regardait faire en joignant ses mains. Il répétait : « Mais vous êtes une artiste ! Mais c'est une artiste ! » Le chef considérait ces extravagances d'un autre œil : « Bon, ça va parce que c'est ce soir, mais c'est pas le tout d'être joli... On cuisine pas pour faire du joli, bon sang ! »
Camille souriait en griffant la crème anglaise de coulis rouge.
Hé, non... C'était pas le tout de faire du joli ! Elle ne le savait que trop bien...
Vers deux heures, la mer devint plus calme. Le chef ne lâchait plus sa bouteille de champ' et certains cuisiniers avaient enlevé leur toque. Ils étaient tous épuisés niais donnaient un dernier coup de collier pour nettoyer leur poste et se tirer de là le plus vite possible. On déroulait des kilomètres de papier-film pour tout emballer et l'on se bousculait devant les chambres froides. Beaucoup commentaient le service et analysaient leurs performances : ce qu'ils avaient loupé et pourquoi, à qui c'était la faute et comment étaient les produits... Comme des athlètes encore fumants, ils n'arrivaient pas à décrocher et s'acharnaient sur leur poste pour le briquer le mieux possible. Il lui sembla que c'était un moyen d'évacuer leur stress et de finir de se tuer complètement...
Camille les aida jusqu'au bout. Elle était accroupie et nettoyait l'intérieur d'un placard réfrigéré.
Ensuite elle s'adossa contre le mur et observa le manège des garçons autour des machines à café. Il y en avait un qui poussait un énorme chariot recouvert de mignardises, de chocolats, de guimauves, de confitures, de mini-cannelés, de financiers et tout ça... hum... Elle avait aussi envie d'une cigarette...
— Tu vas être en retard à ta fête...
Elle se retourna et vit un vieillard.
Franck faisait un effort pour garder son teint de kakou mais il était exténué, trempé, voûté, livide, les yeux rouges et les traits tirés.
— On dirait que tu as dix ans de plus...
— Possible. Je suis crevé, là... J'ai mal dormi et puis j'aime pas faire ce genre de banquet... C'est toujours la même assiette... Tu veux que je te dépose à Bobigny ? J'ai un deuxième casque... J'ai juste mes commandes à préparer et on y va.
— Non... Ça me dit plus rien, maintenant... Ils seront tous faits quand j'arriverai... Ce qui est amusant, c'est de s'enivrer en même temps que les autres, sinon c'est un peu déprimant...
— Bon, moi aussi, je vais rentrer, je tiens plus debout...
Sébastien les coupa :
— On attend Marco et Kermadec et on se retrouve après ?
— Non, je suis naze, moi... Je rentre...
— Et toi, Camille ?
— Elle est naze aus...
— Pas du tout, l'interrompit-elle, enfin, si, mais j'ai quand même envie de faire la fête !
— T'es sûre ? demanda Franck.
— Ben oui, il faut bien accueillir la nouvelle année... Pour qu'elle soit meilleure que l'autre, non ?
— Je croyais que tu détestais ça, les fêtes...
— C'est vrai, mais c'est ma première bonne résolution figure-toi : « En 2003, je n'y croyais pas, en 2004, je suis folâtre ! »
— Vous allez où ? ajouta Franck en soupirant.
— Chez Ketty...
— Oh, non, pas là... Tu sais bien...
— Bon, eh ben à La Vigie alors...
— Non plus.
— Oh, t'es chiant Lestafier... Sous prétexte que tu t'es tapé toutes les serveuses du périmètre, on peut plus aller nulle part ! C'était laquelle chez Ketty ? La grosse qui zozotait ?
— Elle zozotait pas ! s'indigna Franck.
— Non, saoule, elle parlait normalement, mais à jeun, elle zozotait, je te signale... Bon, ben de toute façon, elle bosse plus là...
— T'es sûr ?
— Ouais.
— Et la rousse ?
— La rousse non plus. Hé, mais tu t'en fous, t'es avec elle, non ?
— Mais non, il est pas avec moi ! s'indigna Camille.
— Bon... euh... Vous vous démerdez tous les deux, mais nous on s'y retrouve quand ils auront fini...
— Tu veux y aller ?
— Oui. Mais je voudrais prendre une douche d'abord... ,
— OK. Je t'attends. Moi, je retourne pas à l'appart, sinon je vais m'écrouler...
— Hé?
— Quoi ?
— Tout à l'heure, tu m'as pas embrassé finalement...
— Tiens, voilà... fit-elle en lui déposant un petit bécot sur le front.
— C'est tout ? Je croyais qu'en 2004, t'étais folâtre ?
— T'as déjà tenu une seule de tes résolutions, toi ?
— Non.
— Moi non plus.
Parce qu'elle était moins fatiguée qu'eux ou parce qu'elle tenait mieux l'alcool, elle fut vite obligée de commander autre chose que de la bière pour rire en cadence. Elle avait l'impression de se retrouver dix ans en arrière, à une époque où certaines choses lui semblaient encore évidentes... L'art, la vie, l'avenir, son talent, son amoureux, sa place, son rond de serviette ici-bas et toutes ces foutaises...
Ma foi, ce n'était pas si désagréable...
— Hé, Franck, tu bois pas ce soir ou quoi ?
— Je suis mort...
— Allons, pas toi... T'es pas en vacances en plus ?
— Si.
— Alors ?
— Je vieillis...
— Allez, bois un coup... Tu dormiras demain...
Il tendit son verre sans conviction : non, il ne dormirait pas demain. Demain il irait au Temps retrouvé, la SPA des vieux, manger des chocolats dégueulasses avec deux ou trois mémés abandonnées qui joueraient avec leurs dentiers pendant que la sienne regarderait par la fenêtre en soupirant.
Maintenant, il avait mal au bide dès le péage...
Il préférait ne pas y penser et vida son verre d'une traite.
Il regardait Camille en douce. Ses taches de rousseur apparaissaient ou disparaissaient selon les heures, c'était très étrange comme phénomène...
Elle lui avait dit qu'il était beau et maintenant elle était en train de bader ce grand dadais, pff... toutes les mêmes...
Franck Lestafier n'avait pas le moral.
Légère envie de pleurer, même...
Eh ben, alors ? Qu'est-ce qui ne va pas, mon grand ?
Euh... Je commence par où ?
Un boulot de merde, une vie de merde, une mémé à l'ouest et un déménagement en perspective. Redormir sur un clic-clac pourri, perdre une heure à chaque pause. Ne plus jamais voir Philibert. Ne plus jamais le titiller pour lui apprendre à se défendre, à répondre, à s'énerver, à s'imposer enfin. Ne plus l'appeler mon gros minet en sucre. Ne plus penser à lui mettre une bonne gamelle de côté. Ne plus épater les filles avec son lit de roi de France et sa salle de bains de princesse. Ne plus les entendre, lui et Camille, parler de la guerre de 14 comme s'ils l'avaient vécue, ou de Louis XI comme s'il venait de boire un godet avec eux. Ne plus la guetter, ne plus lever le nez en ouvrant la porte pour savoir, à l'odeur de sa cigarette, si elle était déjà là. Ne plus se précipiter sur son carnet dès qu'elle avait le dos tourné pour voir les dessins du jour. Ne plus se coucher et avoir la tour Eiffel illuminée pour veilleuse. Et puis rester en France, continuer de perdre un kilo par service et de le reprendre en bières juste après. Continuer d'obéir. Toujours. Tout le temps. Il avait fait que ça : obéir. Et maintenant, il était coincé jusqu'à... Vas-y, dis-le jusqu'à quand, dis-le ! Eh ben, ouais, c'est ça... Jusqu'à ce qu'elle claque... Comme si sa vie ne pouvait s'arranger qu'à la seule condition de le faire souffrir encore...
Putain, mais c'est bon, là ! Vous pouvez pas vous exciter sur un autre que moi, maintenant ? C'est vrai quoi, j'ai eu ma dose...
Elles sont pleines de merde mes bottes, les gars, alors allez voir ailleurs si j'y suis... Moi, c'est bon. J'ai raqué.
Elle lui donna un coup de pied sous la table :
— Hé... Ça va ?
— Bonne année, lâcha-t-il.
— Ça va pas ?
— Je vais me coucher. Salut.
Elle ne s'attarda pas. Ce n'était pas non plus la bande à Foucault, ces gars-là... Ils étaient tous toujours en train de répéter qu'ils faisaient un boulot de cons... euh... et pour cause... Et puis le Sébastien commençait à la chauffer... Pour avoir une chance de coucher avec elle, il aurait dû être gentil dès le matin, ce crétin. C'est à ça qu'on reconnaît les bons coups : aux garçons qui sont gentils avant même de songer à vous étendre...
Elle le trouva recroquevillé sur le canapé.
— Tu dors ?
— Non.
— Ça va pas ?
— En 2004, je me laisse abattre, gémit-il.
Elle sourit :
— Bravo...
— Tu parles, ça fait trois plombes que je cherche une rime convenable... J'ai bien pensé à : en 2004, je suis verdâtre, mais t'aurais pensé que j'allais te dégueuler dessus...
— Quel merveilleux poète, tu fais...
Il se tut. Il était trop fatigué pour jouer.
— Mets-nous un peu de belle musique comme celle que t'écoutais l'autre jour...
— Non. Si tu es déjà triste, ça ne va pas t'arranger...
— Si tu mets ta Castafiore, tu resteras encore un peu ?
— Le temps d'une cigarette...
— Je prends.
Et Camille, pour la cent vingt-huitième fois de la semaine, remit le Nisi Dominus de Vivaldi...
— Qu'est-ce que ça raconte ?
— Attends, je vais te dire... Le Seigneur comble ses amis dans leur sommeil...
— Génial.
— C'est beau, non ?
— Je sais paaas... bâilla-t-il. J'y connais rien...
— C'est drôle, c'est déjà ce que tu m'avais dit pour Durer l'autre jour... Mais ça s'apprend pas, ça ! C'est beau, c'est tout.
— Si, quand même. Que tu le veuilles ou non, ça s'apprend...
— T'es croyante ?
— Non. Enfin, si... Quand j'écoute ce genre de musique, quand j'entre dans une très belle église ou quand je vois un tableau qui m'émeut, une Annonciation par exemple, mon cœur enfle tellement que j'ai l'impression de croire en Dieu, mais je me trompe : c'est en Vivaldi que je crois... En Vivaldi, en Bach, en Haendel ou en Fra Angelico... Ce sont eux les dieux... L'autre, le vieux, c'est un prétexte... C'est d'ailleurs la seule qualité que je lui trouve : d'avoir été assez fort pour leur avoir inspiré à tous, tous ces chefs-d'œuvre...
— J'aime bien quand tu me parles... J'ai l'impression de devenir plus intelligent...
— Arrête...
— Si, c'est vrai...
— Tu as trop bu.
— Non. Pas assez justement...
— Tiens écoute... Là, c'est beau aussi... C'est beaucoup plus gai... C'est d'ailleurs ce que j'aime dans les messes : les moments joyeux, comme les Gloria et tout ça, viennent toujours te repêcher après un moment plombant... Comme dans la vie...
Long silence.
— Tu dors, maintenant ?
— Non, je guette le bout de ta cigarette...
— Tu sais, je...
— Tu quoi ?
— Je pense que tu devrais rester. Je pense que tout ce que tu m'as dit sur Philibert à propos de mon départ est aussi valable pour toi... Je pense qu'il serait très malheureux si tu t'en allais et que tu es garant de son fragile équilibre au même titre que moi...
— Euh... la dernière phrase, tu peux la redire en français ?
— Reste.
— Non... Je... je suis trop différent de vous deux... On mélange pas les torchons et les serviettes comme dirait ma même...
— On est différents, c'est vrai, mais jusqu'où ? Peut-être que je me trompe, mais il me semble qu'on forme une belle équipe de bras cassés tous les trois, non ?
— Tu l'as dit...
— Et puis, qu'est-ce que ça veut dire, différents ? Moi qui ne sais pas me faire cuire un œuf, j'ai passé la journée en cuisine, et toi qui n'écoutes que de la techno, tu t'endors avec Vivaldi... C'est de la foutaise, ton histoire de torchons et de serviettes... Ce qui empêche les gens de vivre ensemble, c'est leur connerie, pas leurs différences... Au contraire, sans toi je n'aurais jamais su reconnaître une feuille de pourpier...
— Pour ce que ça va te servir...
— Ça aussi c'est de la connerie. Pourquoi « me servir » ? Pourquoi toujours cette notion de rentabilité ? Je m'en tape que ça me serve ou pas, ce qui m'amuse, c'est de savoir que ça existe...
— Tu vois qu'on est différents... Que ce soit toi ou Philou, vous êtes pas dans le vrai monde, vous avez aucune idée de la vie, de comment y faut se battre pour survivre et tout ça... Moi j'en avais jamais vu des intellos avant vous deux, mais vous êtes bien comme l'idée que je m'en faisais...
— Et c'était quoi ton idée ?
Il agita les mains :
— C'était : Piou, piou... Oh, les petits oiseaux et les jolis papillons ! Piou, piou qu'ils sont mignons... Vous reprendrez un chapitre mon cher ? Mais oui, mon cher, deux, même ! Ça m'évitera de redescendre... Oh ! non ! ne redescendez pas, ça pue trop en bas !
Elle se leva et éteignit la musique.
— Tu as raison, on ne va pas y arriver... Il vaut mieux que tu te casses... Mais laisse-moi te dire deux choses avant de te souhaiter bonne route : La première, c'est à propos des intellectuels justement... C'est facile de se foutre de leur gueule... Ouais, c'est vachement facile... Souvent, ils sont pas très musclés et en plus, ils n'aiment pas ça, se battre... Ça ne les excite pas plus que ça les bruits de bottes, les médailles et les grosses limousines, alors oui, c'est pas très dur... Il suffit de leur arracher leur livre des mains, leur guitare, leur crayon ou leur appareil photo et déjà, ils ne sont plus bons à rien ces empotés... D'ailleurs, les dictateurs, c'est souvent la première chose qu'ils font : casser les lunettes, brûler les livres ou interdire les concerts, ça leur coûte pas cher et ça peut leur éviter bien des contrariétés par la suite... Mais tu vois, si être intello ça veut dire aimer s'instruire, être curieux, attentif, admirer, s'émouvoir, essayer de comprendre comment tout ça tient debout et tenter de se coucher un peu moins con que la veille, alors oui, je le revendique totalement : non seulement je suis une intello, mais en plus je suis fière de l'être... Vachement fière, même... Et parce que je suis une intello comme tu dis, je ne peux pas m'empêcher de lire tes journaux de moto qui traînent aux chiottes et je sais que la nouvelle béhème R 1200 GS a un petit bidule électronique pour rouler avec de l'essence pourrie... Ah !
— Qu'est-ce que tu me chantes encore ?
— Et toute intello que je suis j'ai été te piquer tes BD de Joe Bar Team l'autre jour et ça m'a fait glousser tout l'après-midi... La deuxième chose, c'est que t'es vraiment mal placé pour nous faire la morale, mon gars... Tu crois que c'est le vrai monde, ta cuisine ? Bien sûr que non. C'est tout le contraire. Vous sortez jamais, vous êtes toujours entre vous. Qu'est-ce que tu connais du monde, toi ? Rien. Ça fait plus de quinze ans que tu vis enfermé avec tes horaires inamovibles, ta petite hiérarchie d'opérette et ton ronron quotidien. Peut-être même que t'as choisi ce boulot-là pour ça d'ailleurs ? Pour ne jamais quitter le ventre de ta mère et pour avoir la certitude que tu seras toujours bien au chaud avec plein de bouffe autour de toi... Va savoir... Tu travailles plus et plus dur que nous, ça c'est une évidence, mais nous, tout intellos qu'on est, on se le coltine le monde. Piou, piou, on descend tous les matins. Philibert dans sa boutique et moi dans mes étages, et t'inquiète pas que pour s'y frotter, on s'y frotte. Et ton truc de survie, là... Life is a jungle, struggle for life et tout ce merdier, on le connaît par cœur... On pourrait même te donner des cours si tu voulais... Sur ce, bonsoir, bonne nuit et bonne année.
— Pardon ?
— Rien. Je disais que tu n'étais pas très folâtre...
— Non, je suis acariâtre.
— Qu'est-ce que ça veut dire ?
— Ouvre un dico et tu trouveras...
— Camille ?
— Oui.
— Dis-moi quelque chose de gentil...
— Pourquoi ?
— Pour bien commencer l'année...
— Non. Je suis pas un juke-box.
— Allez...
Elle se retourna :
— Laisse donc les torchons et les serviettes dans le même tiroir, la vie est plus amusante quand il y a un peu de bordel...
— Et moi ? Tu veux pas que je te dise quelque chose de gentil pour bien commencer l'année ?
— Non. Si... Vas-y.
— Tu sais... Ils étaient magnifiques tes toasts...