PREMIER ÉPISODE LES ÉVÉNEMENTS DE LA PREMIÈRE NUIT

CHAPITRE PREMIER

Félicie dort dans le jardin, sous la treille dont les grappes commencent déjà à se teinter. Elle occupe le vieux fauteuil d’osier à haut dossier que j’ai toujours vu à la maison. Le siège est tapissé d’une toile à frange que M’man a brodée jadis, alors qu’elle était écolière, et qui représente des petits Hollandais en sabots sur fond de moulins à vent.

Un livre est tombé de ses mains tavelées de taches brunes. Il fait la tuile sur le gazon. La Citadelle de Cronin. Félicie aime bien Cronin. Chaque été elle se refarcit La citadelle et Les Clés du Royaume dans la touffeur capiteuse de notre jardin.

Elle oublie les grands immeubles bourrés d’yeux qui se sont construits alentour et qui nous étouffent doucement mais implacablement, comme on étouffe un pigeonneau en le serrant par-dessous le gésier. Au début, quand on est venu ici, c’était douillet, Saint-Cloud. Presque la campagne. Maintenant ça ne ressemble plus à rien parce que ça ressemble au reste : du béton partout. Des chantiers avec une cabane en planches bardées d’écriteaux. Bureau de vente ! On souscrit ici ! Visitez l’appartement-témoin ! Nous sommes les témoins de ces appartements, témoins qui se mettent à nous faire la nique. On s’efforce de tenir bon, d’oublier les grandes vagues de ciment qui nous assaillent, et toutes ces antennes télémateuses qui pèchent les nuages, là-haut, et ces fenêtres, surtout, même pas hypocrites, où des bouilles fatiguées font des rêves cloaqueux devant notre jardinet.

Mais je me dis qu’un jour faudra qu’on se décide à partir, à fuir ce Paris qui vient nous montrer son c… jusqu’ici. Bientôt ça sera plus tenable, la promiscuité. On sera devenu les Robinson d’un monde ancien, perdus sur leur maigre îlot rogné par les bulldozers. Déjà c’est plein de promoteurs, comme on les appelle, qui viennent nous carillonner sur le paillasson pour demander si on ne serait pas vendeurs. Ça les chiffonne, notre pavillon de meulière, notre potager aux haricots végétatifs et les tourterelles à Félicie qui se gargarisent dans une caisse grillagée. Ils ont hâte de nous biffer, de nous balayer comme des colombins pour, à notre place, bâtir un chouette truc de huit étages déclaré de Grand Standinge où les demi-bourgeois de Pantruche viendront se persuader qu’ils vont respirer un oxygène de first quality. On n’arrête pas le progrès. Se soumettre ou se démettre. Mais se démettre où ? Et comment emballer les habitudes de M’man sans les amocher pour aller les planter ailleurs ?

Je gamberge à tout ça en la voyant dormir, bien calmement, une main pendante au-dessus de l’accoudoir fléchi. Je lui parle « en dedans ». Je lui dis des choses du genre : « Dors bien, ma bonne vieille. Repose-toi, tu l’as mérité. Déguste l’été à la petite cuiller, M’man. » Je suis comme qui dirait la sentinelle de son sommeil. Félicie endormie, c’est un tableau reposant. Toute la sérénité du monde, je vous assure. Elle dort comme coule la Loire en Touraine, majestueusement.

Le bigophone retentit dans la maison. Ce qu’il peut avoir une sonnerie bête quand il est seul dans une pièce et qu’il fait beau dehors. Je n’ai rien d’une gonzesse, pourtant je pressens les choses. Je me dis « Ça, c’est Bérurier ». Je vais décrocher et c’est effectivement Sa Majesté Gras-du-bide qui bavoche à l’autre bout.

J’identifie son souffle puissant avant même que le Gros se soit annoncé.

— Salut, Pomme-à-l’huile ! lancé-je.

— C’est moi, répondit-il obligeamment.

— Ça se passe bien, ces vacances ?

Il observe un silence. Puis, de sa voix de mêlé-casse galvanisée, il déclare :

— Ça se passe pas mal, on est chez des cousins à Berthe, à Bécasseville, près de Vernon. On y bouffe des potées au chou mémorables et, au fond du pré, coule une rivière où qu’on pêche les plus beaux ressorts de sommier que j’ai jamais vus !

Nouveau silence.

— C’est gentil de m’avoir appelé, fais-je, histoire de le rompre.

— Ça te dirait de venir nous rejoindre avec maâme ta mère, manière de vous épousseter les soufflets ?

La perspective de co-vacancer, ne serait-ce que quarante-huit heures, avec les Béru ne m’enthousiasme guère. Je les connais, leurs parties de campagnes : boustifaille, vinasse et contrepèteries ! Le régime des hydrocarbones, tu parles !

— Tes gentil, mais tu connais Félicie ? Elle se gêne chez les gens qu’elle ne connaît pas.

— Alors, là, on voit que justement tu connais pas Ambroise. C’est la crème des hommes, ce nabu. Et sans façon, je te promets. L’art de vous mettre à l’aise, il l’a jusqu’au raffinement. À table, je te prends, le premier rot, c’est lui qui le balance, pour l’exemple.

— En effet, conviens-je, c’est un hôte plein de tact, seulement on a profité des vacances pour filer un coup de badigeon à la cuisine et c’est pas possible de mouler notre Ripolin en pleine barbouille. Après, ça sèche et t’obtiens plus le même ton, Gros… Tes marron pour des raccords.

Troisième silence. Du coup, confusément, je commence à me dire que s’il m’a tubophoné, c’est pour une raison plus impérieuse.

— C’t’embêtant, rumine-t-il ; tu peux pas faire un effort ?

— Ce serait pas raisonnable, Gros, franchement !

Alors il plonge.

— Écoute, Mec, ça me botterait que t’arrives, j’ai quelque chose à te montrer de pas banal.

— De quoi s’agit-il ?

— Je peux pas te le causer au téléphone, comme ça, de brute en plan.

Vous savez ce que c’est ? Pour un zig comme moi, du mystère en pleine inaction, c’est comme une gourde de rhum à un grognard d’empire gisant sur un champ de bataille, ce dit mystère fût-il proposé par le fruste Bérurier.

— Oh ! Oh ! fais-je, secret d’État ?

Il se boyaute. Béru, vous savez la consistance de son cerveau et la taille exiguë d’icelui ? Néanmoins, pour ce qui est de la facétie, à ses heures, il déballe du sous-produit de belle venue.

— Plutôt secret d’étable, il rétorque, du talc au talc.

Je pressens un drame paysan… Un truc bien Zolateux, avec pognon dans la lessiveuse, garçon de ferme lubrique, fermière composant des apéritifs à base de poudre insecticide. Je vois déjà le reportage dans Détective, avec photos en bistre. Le péquenod chafouin sous sa casquette, les champs dans les brumes matinales, la maison du crime, sinistrement décrépite. Dans les drames paysans, la maison du crime est toujours décrépite.

— On a sucré les éconocroques du cousin Ambroise dans sa pile de draps ? plaisanté-je.

— C’t’autre chose, San-A. Toi qu’as l’esprit antiseptique, t’en resterais comme deux ronds de flan dans un pot de yaourt.

— Tu vas me raconter que la Sainte Vierge apparaît dans le champ de maïs de ton camarade cousin aux petites écolières de la commune ?

— C’est dans le style, gars. Mais je peux pas te bonnir le dont ce quoi il s’agit, vu que je te tube de la cabine publique de Bécasseville qu’est tenue par la mercière, une sorte d’espèce de chouette qui ferait avorter une maternité entière avec son regard bigleux. À l’heure où que je te mets sous presse, cette vieille hibouse fait mine d’encaustiquer la vitre de la cabine pour pas en perdre une broque.

Je suppose que la dame mercière est dorénavant fixée quant à l’impression qu’elle produit sur les gens de la ville en général et sur Bérurier en particulier.

— Alors, c’est dit, insiste le Mammouth. T’es à une paire de plombes d’ici, Mec. Le temps que vous préparassiez votre embrasse en ville et vous radinez pour l’apéro. Ambroise a rétrograder car une justement un Perniflard qu’il confectionne soi-même personnellement, suivant les méthodes d’avant 14, que tu m’en diras des nouvelles.

Ma décision me part toute seule des lèvres, sans que je sache au juste qui a allumé la mèche.

— O.K. pour une croque, Gros, mais on rentrera dans la soirée.

— Ah non, se rebiffe-t-il, c’est justement la noye qu’a de l’intérêt au domaine du Franc-Mâchon. Tu rentreras domani si tu veux, mais pas avant, San-A., surtout pas avant !


Bécasseville, sur une carte routière, c’est pas plus gros qu’une chiure de mouche sur l’écran du Rex. Faut avoir des relations chez Lissac pour arriver à lire son blaze, tellement qu’il est écrit menu, entre un nom de rivière et un chemin vicinal. Pour s’y rendre, on quitte la nationale 13 à gauche et on se met à serpenter à travers de souples mamelons boisés qui sentent la mousse et le champignon. Et puis on finit par débarquer devant une mairie grande comme la guitoune d’un C.R.S. en faction devant La Boisserie. Comme pour le Port Salut c’est écrit dessus : Bécasseville, en lettres blanches sur fond bleu. Le village renifle le fumier. Il se compose d’une dizaine de maisons de pierres qui font l’escargot dans une plaine brusquement offerte après le cheminement en forêt.

Il y règne un calme paradisiaque ; c’est le genre d’endroit où le silence a une consistance et une odeur ; où on l’entend !

Le temps de chercher quelqu’un pour se rencarder et on avise l’écriteau indiquant « Domaine du Franc-Mâchon ». Une flèche pareille à une arête de brochet montre le chemin à emprunter. Celui-ci s’en va, bien pierreux dans un sillage de hautes herbes fleuries. On entend les gadins qui pètent contre le bas de caisse de la carrosserie.

On voit des petits faisans traverser la route à toute vibure et à pince. Ils se grouillent tellement qu’on a l’impression qu’ils possèdent quatre pattes.

— C’est joli, murmure ma Félicie.

Elle porte une robe noire avec des motifs violets. Elle a son sac de croco que je lui ai offert pour son anniversaire et dont elle est si fière. Elle fait distingué, Félicie, dans son genre. La classe instinctive, quoi ! Elle est bien droite, avec des gestes mesurés et un sourire si bon embusqué dans un pli de son visage.

— Oui, conviens-je, c’est la vraie cambrousse, ça au moins, ça change de cette merderie d’immeubles qui nous asphyxient à Saint-Cloud. Au fond, c’est dans un coin comme ça qu’on devrait s’évacuer, M’man, pour renifler la belle nature.

Ma chère vieille a une petite moue effarée.

— Dans ton travail, Antoine, tu ne peux pas te permettre d’habiter si loin de Paris…

Sous-entendu : si on demeurait ici je ne te verrais jamais… Je pige pourquoi elle prend son mal en patience, là-bas, et regarde s’avancer l’armée des bétonneuses sans broncher. Elle préfère que son cher jardin devienne une cour d’immeuble plutôt que de moins me voir.

Je lui tends la main droite. C’est un geste que j’aime, qui me vient spontanément, comme ça, lorsque j’ai besoin de mieux sentir la présence d’un être cher.

Elle laisse tomber sa main sèche et douce dans la mienne. Félicie, c’est quasiment félicité, non ? Quand on se tient, comme ça, moi au volant, je me sens comme qui dirait invincible. Je suis obligé de la lâcher pour rétrograder car une théorie de culs de vaches dansent devant nous, obstruant le passage. Un vieux demeuré vineux, avec le pif en tomate et une barbe cradingue, se met à bastonner son troupeau. Les vaches s’affolent, leurs mamelles gonflées carillonnent à tout-va. On passe en morflant des coups de queue sur la carrosserie. M’man rigole. J’ai idée que j’ai bien fait d’accepter ce petit coup de parpagne, ça l’émoustille, Félicie.

On déboule au sommet d’une côte, entre des haies négligées, chargées de mûres. Un vaste plateau cultivé s’étale alors devant nous. Au centre de cette étendue se dressent les bâtiments du fameux domaine. Ceux-ci se composent d’une maison de maître et d’un corps de ferme situé perpendiculairement au premier. L’ensemble forme une espèce de « L » (majuscule) à l’envers (mais comme l’envers vaut l’endroit, quelle importance ?). La maison de maître est sans grand caractère. Il s’agit d’une construction rectangulaire, à deux étages, dont le style hésite entre la clinique de grande banlieue et l’exploitation agricole d’un B.O.F. enrichi. On sent qu’elle a été aménagée par quelque industriel arrivé, soucieux de jouer les hobereaux. Le genre de petit manufacturier qui est aussi fier de « ses » vaches et de son tracteur que du baccalauréat de son fils et de son usine.

Quelques portes-fenêtres percées très postérieurement à la construction, ainsi qu’une esplanade gazonneuse et une piscine dont le plongeoir achève de rouiller, donnent à la maison la vague apparence de château à laquelle elle aspire.

Tous les volets de la construction sont clos, mais l’on sent la vie, de l’autre côté, dans la partie des communs.

— Sous le soleil ça va encore, murmure Félicie, seulement cette maison ne doit pas être très folichonne l’hiver…

Elle a raison, M’man. J’imagine le Franc-Mâchon dans la brumasse, avec sa façade livide et les arbres de l’esplanade aussi défeuillus que des perchoirs de perroquets. Sur ce plateau livré aux aigres bises, il doit avoir un côté Hauts-de-Hurlevent pas piqué des alizés.

J’aperçois, rangée sous un gros tilleul, l’automobile des Bérurier. J’emploie le terme d’automobile par excès, car il n’existe hélas, pas d’autres mots pour qualifier l’étrange engin servant aux déplacements du couple. Tacot resterait bien en deçà de la vérité, alors, puisqu’aussi bien la chose en question possède quatre roues et se meut en utilisant l’essence comme carburant, mieux vaut lui laisser ce nom glorieux d’automobile. À l’origine, ce fut une traction avant Citroën et ce fut noir. Il y eut des vitres, une malle, des ailes, des enjoliveurs, un pot d’échappement et beaucoup d’accessoires. Maintenant c’est informe, c’est rouillé, c’est multicolore, c’est ravaudé, c’est trou, c’est sans verre, sans poignées (les portes ferment grâce à l’assistance de fil électrique enroulé après les montants), sans banquettes, sans peur, sans reproche. Un miracle le fait rouler, un moignon de volant le dirige, un moteur en haillons le propulse, des pneus hernieux, variqueux, ganglioneux, boursouflés, cloqués, lisses comme une joue de pucelle le sustentent, une carrosserie semblable à une boîte de conserve promue à la dignité de ballon-de-foot-dans-une-cour-de-récréation le protège. Les plaques minéralogiques pendent à des fils de fer agressifs. Un carton prônant les mérites du sirop des Vosges remplace le pare-brise mort de sa bonne lèpre. Quel musée à la gloire du moteur à explosion obtiendra cette pièce rare ? J’ai l’impression que quelqu’un s’agite à l’intérieur du… véhicule (tant pis, j’use aussi de ce mot). Aussi décris-je un arc de cercle et abandonné-je le chemin poudreux pour m’en approcher. Pas d’erreur : c’est bien le Gros que j’avise à l’intérieur de sa calèche. Il se trouve à l’arrière de celle-ci. Je quitte ma tire pour m’approcher de la sienne. Un spectacle d’une tenue morale discutable, mais d’un pittoresque affirmé, me saute aux yeux. Béru demande beaucoup à son automobile, même lorsqu’elle est auto-immobile. Elle ne constitue pas seulement un moyen de locomotion, mais aussi une garçonnière (ou plutôt, si vous me le permettez : une boucanière). Tel que le voilà, il est occupé à honorer de ses délicates attentions une luronne de vingt printemps, rougeaude, blondasse, grassouillette et mal fagotée. La demoiselle a un pied sur la barre de bois servant de banquette avant, un autre sur la plaque de tôle servant de vitre arrière et les mains agrippées au polo de Sa Majesté, lequel (polo) est à rayures jaunes et noires comme ceux que portent les guêpes. Béru, en toutes circonstances, y compris les plus suaves, conserve son chapeau ; une vibrante Marseillaise est seule capable de le lui faire soulever, et encore, l’espace de deux ou trois mesures. À l’abri de son couvre-chef il besogne scientifiquement sa partenaire. Le viol du bourdon ! Je toque poliment le panneau de la portière arrière, ce qui provoque instantanément chez le Gros deux mouvements contraires : il relève la tête en abaissant son dargif. Sa trogne rubescente, au regard d’épagneul, danse devant moi comme une lanterne chinoise. Elle semble éclairée de l’intérieur par ce feu ardent qu’on nomme passion.

— Oh ! déjà toi ! se réjouit-il. Eh ben ! mon pote, t’as drôlement actionné le champignon !

— Moins bien que toi, compliment-retourné-je.

Il sourit.

— La brousse, tu vois, ça porte à la peau. Je te demande deux minutes pour finir Thérèse, et je sus z’à toi !

— Je préfère que tu restasses z’à elle, dis-je.

Béru est, à ma connaissance, le seul homme capable de tenir une conversation dans ce genre de circonstance. Faut des nerfs d’acier pour pouvoir le faire. Pudiquement, et afin de ne point trop perturber son système nerveux, je m’éloigne de son alcôve à roulettes afin de rejoindre M’man.

— À qui parlais-tu ? me demande innocemment la tendre Félicie.

— Au Gros, fais-je. Il lutinait une fille de ferme.

Sachant combien il serait malséant d’infliger à ma mère le spectacle d’un Béru décalcifié, sortant à reculons de sa chignole avant d’avoir remis en place ses instruments de travail, je drive ma guindé à quelques encablures de là.

Y a que Bérurier pour convier des amis et les attendre en culbutant la servante presque en plein air. Il n’a pas peur des mouches ni des moustiques, le frelot ! Des voyeurs éventuels non plus.

Comme ça me gêne de débarquer à la ferme sans connaître le cousin à Berthe, je prends le parti d’attendre Sa Majesté à l’ombre d’une meule de blé toute proche.

Il fait doux et la campagne sent bon. Un pinson, parodiant Béru, explique à une pinsonne, au sommet de la meule, le coup du petit-oiseau-qui-va-sortir.

On s’abandonne, M’man et moi, à la tendresse de l’instant. C’est alors qu’une voix d’homme part de la meule.

— Bon gu, dit ce mâle organe, quoi c’est-y que c’est que vous m’faites ?

J’en suis à me demander si ça n’est pas cela, le mystère dont ne parlait pas Béru : une meule parlante ! Je descends à nouveau de ma pompe pour contourner le tas de gerbes. Je m’aperçois que la partie de la meule orientée vers les champs a été évidée à sa base. Quatre jambes en sortent, qui s’agitent. Deux de ces jambes appartiennent à une dame, puisque aussi bien elles sont gainées (pour employer le terme définitivement mis au point) de bas et chaussées de godasses à talons hauts. Les deux autres sont celles d’un monsieur car un pantalon de velours tire-bouchonne sur des mocassins de labour en cuir épais-comme-ça et laçage à œillets.

Je me baisse pour mater l’intérieur de cette grotte qui n’est pas miraculeuse du tout malgré les voix qui s’en échappent. Et qu’avisé-je ? Berthe Bérurier, dégrafée de bas en haut, en train de jouer le grand solo de clarinette de « On ne parle pas la bouche pleine », à un grand gaillard dégrafé de haut en bas. Cette interprétation constitue une réelle découverte pour l’intéressé (le progrès va lentement dans nos campagnes, et, malgré le Gaullisme, on en est encore au bonjour-maman-au-revoir-maman dans nos chaumières) puisque aussi bien, le patient, au lieu de savourer, s’informe. L’esprit de curiosité l’emporte sur l’esprit de jouissance. Cet homme comblé, oubliant la félicité, veut en connaître les causes, tel l’enfant qui éventre son jouet mécanique pour découvrir son mécanisme.

— Quoi c’est-y que c’est que vous me faites ? répète-t-il d’une voix dont l’assurance laisse à penser que Berthe n’est pas encore parvenue au terme de ses entreprises.

Elle s’obstine à ne pas répondre, car on ne peut accepter comme réponse les grognements porcins qu’elle émet. Beaucoup de gens parlent du nez, certes, mais jamais uniquement ! Ne serait-il pas opportun, en ces temps évolués, de mettre au point un mode d’expression uniquement nasal ? Quels services cela rendrait lorsqu’on mange un plat trop chaud, qu’on est chez le dentiste ou qu’on embrasse la femme aimée. Songez-y : pouvoir grumer les muqueuses de sa maîtresse sans cesser de lui parler d’amour, ne serait-ce pas un raffinement sublime ?

Toujours pudique, j’abandonne ce nouveau couple. Le mieux est d’aller attendre la fin des opérations en rase campagne, en espérant ne pas chuter dans une tranchée ouverte à d’autres fornications.

Je propose un peu de promenade à M’man. qui accepte. Décidément, les Bérurier passent des vacances détendues.

C’est bath, la vie de château…

Des hirondelles en flèche se poursuivent dans un ciel de Côte d’Azur. Une saine odeur de blé coupé monte de la plaine blonde. Ça renifle déjà le pain, parole ! Félicie, ça lui rappelle ses vacances de jadis, avec sa sœur de lait, dans un pays du Dauphiné plein de collines et de vieilles pierres. Elle se rappelle les ruines dans les orties, les vignes à flanc de coteau, l’odeur des pressoirs en automne, avec les chemins violacés par les vendanges…

— Ohé ! crie Béru, depuis sa tire…

Un bouquet ! Un poème ! Un enchantement ! Une super-excitation du sens visuel ! Une délicatesse pour la rétine !

Il porte son vieux bitos noir, son polo d’hyménoptère, un bermuda résultant de deux coups de ciseaux dans un pantalon de ville à rayures, une chaussette montante lie-de-vin, une socquette gris-troué et de solides croquenots de flic en vacances. Ses poils jaillissent de partout, comme le crin d’un matelas éventré. Ça lui mousse sur les cannes, ça lui sort du polo, ça lui déborde du bermuda, ça lui dégouline sur les brandillons. Gare au gorille !

Il arrive, apaisé, radieux, en rajustant son futal éjambé. Sa conquête le suit, la jupe relevée par derrière, le corsage béant, la tignasse emmêlée, un nichon fluide bringuebalant comme une gourde de vin sur la poitrine d’un contrebandier pyrénéen.

— Ce que vous êtes gentils d’être venus, clame l’Hénorme en tendant à Félicie une main douteuse ; excusez-moi si je vous demande pardon, mais j’étais occupé à expliquer à Thérèse le comment t’est-ce qu’on conduit.

Il me virgule à titre privé un clin d’œil polisson.

Là-dessus, Berthe sort de là-dessous, dans une robe imprimée garnie de fétus (et peut-être même de fœtus) de paille qui la font ressembler à un magnum de champagne sous paillon. Elle a du blé dans les tifs et de la terre généreuse crépit ses talons. Un gaillard rouquin, qui pourrait être un parent demeuré de Van Gogh, la suit. Son grimpant de velours gît sur ses pieds et, ne portant slip ni caleçon, il serait d’une rare indécence si le pan de sa chemise ne lui descendait jusqu’aux genoux. Sa casquette crevée laisse échapper des touffes de cheveux rouges, donnant à sa tête de diminué mental l’aspect d’un bulbe d’oignon en train de germer.

En apercevant son épouse dans cet appareil et en cette compagnie. Sa Majesté sourcille, car elle est sourcilleuse.

— D’où sors-tu ? demande-t-il avec cette sévérité prudente dont usent les maris cocus quand ils soupçonnent leurs bonnes femmes et attendent d’elles qu’elles chassent le doute.

— C’est Ferdinand qui me montrait un nid de taupes ! fait-elle nonchalamment.

— Il était dans son bénard, le nid de taupes, que le voilà déculotté comme un père lacolique ?

— Non, dans la meule, fait Berthe.

— Et d’où vient-ce qu’il a le grimpant au rez-de-chaussée ? s’obstine ce grand inquisiteur.

— En se baissant, sa ceinture a cassé, explique Dame B.B. Il est pas croquignolet comme ça, notre Ferdinand ?

Rasséréné, Béru rit et fait les présentations, tandis que Berthe accable Félicie d’un baiser miauleur.

— Je vous permets de me présenter les domestiques du cousin Ambroise, chère Maâme, régence-t-il en ponctuant d’un rond de bras. Voici Thérèse, qui rigole tout le temps, et Ferdinand qu’on a surnommé, moi et Berthe, le Taureau, rapport au film de Watt Dix-Nez.

Il se tourne vers les partenaires ancillaires et les congédie d’un geste royal.

— Assez déconné, les gars, leur dit-il, si l’Ambroise vous chope à vous branler les couennes, il va vous faire fumer le derche.

Conscients de la réalité de cette menace, les intéressés se rajustent et se mettent à vaquer. Berthe prend le bras de M’man, Béru pose sa patte sur mon épaule et le cortège spontanément constitué se dirige vers la ferme.

— Alors, raconte ! attaqué-je.

Brave Béru ! Noble et altier visage, rayonnant d’humanité. Pudique dans l’impudeur ! Il a un rire fêlé qui, mieux qu’un long préambule, raconte sa gêne.

— Tu vas dire que je débloque, fait-il… Et pourtant, tu me connais, San-A. ? J’ai les pinceaux sur la terre !

Dans ces cas-là, je suis vachard : je me complais à exploiter à fond la situation, j’écume littéralement l’embarras du Gros.

— Raconte ! répété-je d’un ton aussi hermétique qu’un coffre-fort Fichet.

Il s’arrête au beau mitan de l’esplanade et me désigne la maison fermée.

— Tu vois cette crèche, Mec ?

— Comme je te vois !

Il déglutit laborieusement et laisse tomber :

— Eh ben, elle est hantée, mon pote !

Il s’attendait à une explosion du cartésien que je suis. Il courbait déjà la tête, il arquait l’échine, il s’imperméabilisait le derme pour subir mon flot de quolibets. Il s’apprêtait à traverser une cascade de sarcasmes, mais son dispositif de défense s’avère inutile. Je ne dis rien. Je ne ris pas. Je rêvasse. En débouchant sur le plateau du Franc-Mâchon, j’ai tout de suite pensé que cette grande bâtisse bêtasse ressemblait à une maison hantée, du moins à l’image qu’on s’en fait.

— T’as entendu ce que je te cause ? insiste Béru, cette taule est t’hantée ! (Cette fois, il n’a pu aspirer le « h » et s’est fendu d’une liaison mal t’à propos.)

— Pourquoi pas ? encouragé-je.

Il promène sa langue dévastatrice sur ses lèvres craquelées.

— Quand on s’est pointé ici et qu’Ambroise m’a raconté, je m’ai marré. Les fantômes, moi, tu sais, j’suis pas client… Seulement ça l’a foutu en renaud, Ambroise. Il m’a dit que si je chiquais les esprits forts, j’avais qu’à me rendre compte de vésuve[1]. Faut pas massicoter, tu me connais ? J’y réponds banco, et la nuit dernière, comme le cousin a les clés de la crèche, je vais pieuter dans la chambre en question…

Je pratique une première interruption.

— Parce qu’il y a une pièce seulement qui soit hantée ?

— Surtout une. La grande chambre où qu’y a les orgues.

Dites, mes chéries, vous trouvez pas qu’il y a matière à un film d’épouvante à Bécasseville ? La chambre où qu’y a les orgues ! Rien que ça. Ce qu’elle doit être intime, cette pièce ! On doit avoir l’impression de pieuter à Notre-Dame !

— Oh, dis, Gros, soupiré-je, tu veux parler d’un harmonium, je suppose ?

— Harmonium mes choses ! riposte le Vaillant, je sais de quoi t’est-ce je parle. Je dis bien, des orgues, avec toute leur tuyauterie.

Et, pour me confirmer qu’il n’usurpe pas l’appellation, il récite cette fameuse règle grammaticale après l’avoir marquée de sa griffe :

— Amour, hélice et orgue prennent un « h » au pluriel.

— Quel jobré s’est fait installer ce délicat instrument dans sa piaule ?

— Ambroise te donnera le pedigree de cette propriété, promet Béru. Autrefois jadis, c’était une simple ferme. Et puis une vioque l’a achetée et l’a fait arranger pour son fils qu’était aveugle de ses yeux. C’est pour lui qu’on a mis les orgues.

— Donc, reprends-je, tu as pieuté dans cette fameuse pièce. À quelles manifestations surnaturelles as-tu assisté ?

Il s’arrête. Son regard proéminent déborde de sa tête.

— Tu me croiras ou tu me croirasseras pas, Mec, mais en pleine noye, alors que j’en écrasais aussi fort qu’un veilleur de nuit, v’là que je suis arraché des bras de l’orfèvre par de la zizique.

— Les orgues ? deviné-je.

— Textuellement ! Ils jouaient tout seuls, masculine-t-il.

— Explique…

— Justement, Mec, y a pas d’explication rationnée. L’orgue, singuliérise-t-il, fonctionnait à vide, sans personne à l’établi. Je te dis pas que ça usinait un grand morcif de Baccalauréat[2], à la vérité, on aurait plutôt dit qu’un gosse batifolait des paluches sur les claviers…

— Les touches bougeaient ?

— Non. J’ai soulevé les couvercles, les dominos étaient immobiles.

— Et le concert a duré longtemps ?

— Des bribes… Mais qui se reproduisaient toute la nuit.

— Et il y a eu d’autres prodiges ?

— Des pires, mon pote !

— Un mec sous un drap de lit est venu te chatouiller les nougats ?

Il hausse les épaules.

— Je le savais que t’allais me chahuter. Tu me crois pas, mais la preuve, tu vas l’avoir cette nuit même, San-A.

— Volontiers, me réjouis-je. Mais tu ne m’as pas parlé des autres manifestations.

— Des appels, des cris, des chansons… Comme s’ils arriveraient d’une autre planète, je te jure. Tu verras…

Je le pousse du coude.

— Hé, Pépère, t’as pas l’impression qu’il t’a monté un petit cinoche à sa façon, le cousin Ambroise ?

— Des clous ! Je m’ai renseigné. Dans le patelin, ils ont tous le traczir de cette taule comme quoi ça se sait qu’elle est t’hantée. La preuve, pour marner à la ferme qui pourtant ne l’est pas, elle, Ambroise trouve que des demeurés dans le genre de Thérèse et de Ferdinand ; la valetaille du canton veut rien chiquer.

— Dans les bleds, les gens sont crédules.

— Ah oui ! Comment t’espliques alors que les proprios z’eux-mêmes ont renoncé de l’habiter ? Ils ont cherché à vendre, mais personne n’est preneur ; sitôt que des acquéreurs s’intéressent au logis, l’arumeur publique les met au parfum plutôt que d’acheter ce clapier à fantômes. Une fois, tiens, on a voulu la louer pour les vacances, à des angliches. Tu vas me dire que les rosbifs, pourtant, c’est pas des trépignants de la coiffe et que si des mecs ont l’habitude des revenants c’est bien eux. Ils ont tenu que deux jours. Passé ce délai ils ont couru se faire rembourser la location. Ils étaient si tellement pressés de les mettre que le grand-père a oublié son râtelier qu’il avait ôté vu que ses ratiches bidons claquaient toutes seules. Je te le montrerai, c’est de la pièce de collection. Un dentier anglais, tu penses : on le dirait à impériale, comme leurs autobus.

— Intéressant, admets-je. J’ai toujours rêvé d’affronter un mystère à base de surnaturel.

Mon ton léger le fait tiquer.

— Tu crois pas aux fantômes, hein, Mec ?

— Pas trop, avoué-je.

Je suppose, mais mal.

Bérurier présente un diagnostic sévère.

— T’as trop confiance dans la science. San-A. Pour toi, ce que disent les savants, c’est parole d’évangile. Pourtant y se foutent le doigt dans le vasistas. Tiens, çui qu’on apprend à l’école et qu’a dit comme quoi rien ne se perd, rien ne se crève… Son nom, bouge pas, je l’ai sur le bout de la menteuse…

Il s’accordéonne le front, et soudain s’écrie :

— Ah oui : Courvoisier !

— Tu veux dire sans doute Lavoisier ?

— Peut-être. Eh bien, pour rien te cacher, Lavoisine, c’était un con !

— Que voilà donc une grave déclaration et qui intéresserait, je suppose, la faculté des Sciences !

— Les fusées qu’on espédie dans la lune ou aut’ part, elles quittent la Terre, oui ou non ?

— Certes, mais…

— Donc, coupe-t-il, c’est du matériau qu’on doit passer à pertes et profits puisqu’il a quitté définitivement notre planète, tu me files le train, Gars ?

— Je.

— De même, enchaîne ce grand penseur, les cailloux qui nous dégringolent du cosmos…

— Les météorites ?

— Moui. C’est quèque chose de nouveau, puisqu’ils arrivent d’ailleurs… D’où je conclus que le gars Lavoisine ressemble à son frère, son frère à son père et son père à mon c… ! Et dire qu’on continue de faire tartir les mougingues avec ses élucubrations !

Nous sommes au bord de la piscine vide. Ses parois sont fissurées par les hivers et un humus noirâtre en tapisse le fond. Rien n’est plus sinistre qu’une piscine abandonnée, au milieu d’une pelouse abandonnée, devant une maison abandonnée.

Je défie la maison silencieuse de mon regard gouailleur, enjôleur, irrésistible, intelligent et lucide (si j’en oublie, inscrivez-les dans la marge).

— Messieurs les fantômes, me voici ! lancé-je d’une voix terrible.

Berthe, qui marchait devant nous, se retourne comme si quelque cancrelat venait de lui déguster le cuisseau.

— Ne plaisantez pas avec ces choses-là ! glapit-elle. Ça pourrait avoir des graves conséquences.

— Oh, que non, chère Berthe, le surnaturel c’est mon violon d’Ingres, réponds-je. Car, vous ne l’ignorez pas, mais je suis un homme d’esprits.

CHAPITRE II

Je suis un homme d’esprits !

Sur ce pitoyable calembour, j’ai achevé le chapitre premier de cette surprenante histoire avec mauvaise conscience ; aussi est-ce d’une allure désenchantée et avec des idées couleur de water-closet que je pénètre dans la cour de ferme où le cousin Ambroise est en train de panser ses chevaux tout en pensant à autre chose[3]. C’est un gaillard de deux mètres de haut sur cent quarante de large dont la moustache drue ressemble à une antenne de télévision. Il a un nez patatesque, un teint qui fait songer au drapeau russe, des yeux pétillants de joie et de roublardise et un rire pareil au bruit d’une cognée pénétrant dans un arbre.

Nouvelles présentations. Ce frère Jean des Entommeures soulève sa casquette à petits carreaux, style Audiard, ce qui nous découvre un crâne blanc et pointu qui ressemble à l’extrémité d’un œuf dépassant de son coquetier.

On lui dit ce qu’il faut dire comme mensonges usuels en pareil cas, à savoir qu’on est enchantés de le connaître, confus de le déranger, touchés de sa gentillesse, enthousiasmés par le paysage et ravis d’oxygéner des poumons qui doivent ressembler à la voûte du tunnel de l’autoroute un dimanche soir.

Ce à quoi Ambroise rétorque qu’il est : heureux de nous recevoir, honoré de nous connaître, honteux de la modestie de sa maison mais qu’il espère néanmoins que nous nous y plairons. Là-dessus, on pénètre dans une pièce commune, aux dimensions de cathédrale gothique, très propre, très claire, tapissée d’un papier dont le motif représente un coucher de soleil sur le Vésuve (lequel ne fume que des Gitanes à bout filtre depuis son éruption pompéienne). C’est meublé en Lévitan cossu, acajouteux des années 20, et un poste de télé sévit pour la délectation d’une grand-mère impotente et pratiquement aveugle, laquelle doit attendre l’émission en Braille qui nous est promise sur la quatrième chaîne, à droite en sortant de l’église. Outre ladite mémé, deux autres dames s’activent dans la pièce : l’épouse d’Ambroise et sa fille. La première prépare le dîner, la seconde son baccalauréat. L’une frise la quarantaine au petit fer. Elle a les seins à la place du ventre, et le ventre à la place du pubis et, hélas, le pubis à sa place. C’est une forte femme, paraissant cinquante-trois ans de plus que son âge, usée par les travaux et par son mari. On sent qu’elle a été beaucoup frappée par la mort du maréchal Pétain (dont la photographie trône au mur) et par son conjoint. C’est le type même de l’épouse-servante, qui n’use pas de son droit de vote et trouve normal qu’une femme soit giflée.

Sa fille, une aimable jouvencelle de dix-sept ans, possède un minois romantique. Elle est blonde, avec des taches de rousseur autour du nez, de grands yeux bleus, candides et confiants et le plus miraculeux sourire que les barbouilleurs de la Renaissance italoche aient jamais cloqué sur un visage de madone. Elle a raté son examen en juin et s’apprête à remettre ça en septembre. Alors elle bûche terrible, la pauvre chouquette. Son tourment majeur, c’est le latin, Ambroise a voulu qu’elle fasse classique vu que c’est, à son avis, le bagage roi. Lui, il a ses deux bacs et une licence de lettres ! Comment qu’on les fait, les nabus, c’t’année ! Il voulait être prof, Ambroise, doué comme il était. Ce qui le chambrait, c’était la promotion sociale que ça représentait, et puis la retraite… Seulement son dabe est clamsé en coupant un chêne. L’arbre est pas tombé du bon côté et le bonhomme l’a pris sur le thorax. Out à titre définitif ! Y avait encore de la nichée en bas âge. Ambroise était l’aîné, il a moulé les études pour le brabant. Il regrette pas. Par la suite, lorsque les mougingues ont été sortis de l’auberge, il est resté dans la betterave et le maïs.

Il n’avait pas lourd de terres, alors il s’est mis fermier. Petit à petit, il a fait sa pelote. Il regrette plus sa chaire, ni la retraite, ni les vacances payées. Simplement, il reporte sur Angélique, sa fille unique, ses ambitions avortées. C’est la vie.

Béru est fier de ses cousins, bien que ceux-ci le soient seulement par alliance. Il fait les honneurs. Sa cousine, la femme d’Ambroise, s’appelle Marthe. La vieillarde de la télé, c’est la mère d’elle, Mamie Catherine. Il se sent chez lui. le Gros. Il sert le pastaga made in the farm, pendant qu’Ambroise se lave les pognes. Félicie, vous la connaissez ! Ça fait pas cinq minutes qu’on est installés que, déjà, elle a un tablier autour du ventre afin d’aider notre hôtesse. Berthe raconte le menu en bavant dans son bustier. Y a jambon de la ferme, pâté de la ferme, lapin-chasseur de la ferme, poulet sauté de la ferme, omelette flambée aux œufs de la ferme et au rhum de la Jamaïque, après les fromages de la ferme, naturliche et avant les fruits du verger.

Si vous connaissez M’man, moi, vous ne m’ignorez pas non plus. J’aime également à me rendre utile, aussi proposé-je mes bons offices à la petite Angélique qui les accepte en rosissant. Les déclinaisons, ça n’a jamais été mon fort, pourtant je ne m’en sors pas trop mal. C’est un amour de petite jeune fille, pure, simple, douce et jolie ; pudique sans tomber dans la naïveté ; bref, ce que les dames comme ma brave de mère appellent « un vrai bouquet de printemps ».

On se sent pousser une âme d’adolescent à son contact et on voudrait lui apprendre la vie à la petite cuiller pour ne pas l’effaroucher. Je m’aperçois qu’elle plaît à Félicie, de la manière que celle-ci lui jette des regards attendris. M’man, elle serait partante pour que je convolasse avec une souris de ce gabarit. On a la différence d’âge qui fait les bons ménages car c’t’une erreur de croire que les bons couples ont le même carat. Pas vrai, je m’insurge ! Je les vois tous, passé la quarantaine : gras-du-bide, asphyxiés par la bouffe, abonnés au Lion’s et à des revues plus chiantes que littéraires. Ça, des couples ? Que nenni, c’est fini : tout juste des ménages ! Des amis de la goinfre qui se haïssent tendrement à l’ombre de leur Mercédès familiale ! Ils causent plus d’amour, mais de leur bonniche et de leur chauffage au mazout avec thermostat d’ambiance. Y a plus que le thermostat pour foutre de l’ambiance dans leur conversation. L’amour-plumard ? Quelle mélancolie ! Pour la fête à Jules, oui ! À l’asthmatique ! Prends ton courage et ta braguette magique à deux mains, mon kiki ! Bœufs, va ! Les prouesses, Môssieur les réserve à sa dactylo. Ou bien c’est Madame qui chique les Ophélie, se sape au rayon fillette et prétend qu’on l’appelle Mademoiselle pour amorcer la collégien en rut pendant que son gagneur conseil-d’administrationne, déjeune-d’affaires et se mijote l’infarctus à coups de téléphone et de traites reportées.

Ah ! les beaux foyers ! Aujourd’hui plus qu’hier et bien moins que demain ! Le pet chez soi ! Hue cocotte ! Où est-ce qu’ils vont, tous les deux, par les chemins convulsés ? Où traînent-ils leur misérable char, ces Ben Hur grassouillets. Je vais vous le dire : au Père Lachaise ou à l’une de ses 38000 succursales. Le but secret de la famille, c’est en fin de compte une pierre tombale avec des dates, des noms, des précisions schématiques : Madame Dugland née Ducon… Et puis ça s’efface doucement. Le temps qui a usé le foyer use son souvenir. Alors, pour vous en revenir, une fille comme Angélique, après tout, ça reste valable. Ça mérite qu’on se lance dans le yoga et dans le yoghourt.

La môme termine sa version et remise ses livres.

On liche le troisième pastaga. Le cousin Ambroise a le gosier à 45 degrés et le pastis à 70 ! Il raconte des histoires paysannes, avec un robuste humour et des éclats de voix qui parviennent à dominer ceux de Béru. Moi, j’ai hâte de pénétrer dans le vif (ou plutôt le surnaturel) du sujet. Il le sait bien, le grand bougre, mais il me fait languir, comme on fait languir le zig qui vient vous demander une avance sur travaux en lui demandant préalablement des nouvelles de sa femme, de sa belle-sœur et de ceux qui les montent. Ça n’est qu’à table, quand le lapin fume au milieu de la table, sur son lit de petits oignons blancs et de champignons, que Béru parvient à brancher la converse sur la bonne longueur d’ondes.

— Dis voir, Broise, attaque le Glouton en se torchant les babines d’un solide revers de polo, je causais à San-A. de la maison de maître et des phénomènes vraiment phénoménals qui s’y passent…

Ambroise soulève une paupière, puis verse à boire. Il se tait, prudent. On sent que le sujet reste pour lui d’une extrême délicatesse. S’il répugne à l’aborder, c’est parce qu’il le dépasse et que ce vigoureux agriculteur, cultivé mieux encore que ses champs, n’aime pas justement à être dépassé.

Son mutisme, peu encourageant, désoriente le bon Béru.

Berthe prend la relève, la fourchette levée, les pommettes déjà éclairées par les hors-d’œuvre et les apéros.

— Parle-moi-z’en pas, Alexandre-Benoît ! fait-elle, j’en frémis rien que d’en causer.

— Je vous avouerai que je ne crois pas beaucoup aux fantômes, déclare la douce voix de Félicie.

Elle est commak, M’man. Le courage de ses opinions, toujours. Ambroise, ça le déclenche, le ferme et aimable scepticisme de ma brave femme de mère. Sa moustache à l’horizontale, effilée comme un fusil de boucher, frémit.

— À vrai dire, chère madame, murmure-t-il, je ne suis guère enclin à y croire personnellement ; cependant, devant certains faits troublants, je dois bien convenir que…

Il n’achève pas sa phrase, laissant à chacun le soin de lui donner le prolongement qu’il souhaite.

— D’après ce que m’a raconté Béru, fais-je, les manifestations sont purement auditives : cris, appels, plaintes, musique d’orgue ?

— Pas seulement, décrète Ambroise-le-mystérieux. Pas seulement ! Il se produit également des phénomènes visuels.

— Lesquels, par exemple ?

— Les coussins qui voltigent, les lumières qui s’éteignent, les volets qui claquent bien qu’ils fussent fermés…

Je hausse les rudes mécaniques dont Félicie et le Seigneur m’ont fait cadeau en guise d’épaules et je décrète :

— Bref, du classique. Rien n’est incompréhensible, mes bons amis. Tout phénomène comporte une explication rationnelle qu’il s’agit de découvrir…

Je sors une pièce de monnaie de ma poche, la fais scintiller à la lumière de la lampe avant de l’escamoter d’une pichenette.

— Pour un enfant, ce tour de passe-passe des plus classiques est un acte magique. Vos manifestations ne sont, en un peu plus poussé, que le truc de la pièce volatilisée… dans ma manche.

Je vois bien que ça l’énerve un brin, le cousin Ambroise, ma suffisance. C’est un positif, pourtant, mais il a la fierté de ces fantômes qui jettent le discrédit sur le domaine. C’est devenu une sorte d’institution rurale, l’esprit malin du Franc-Mâchon.

— Que dit-on de tout ça dans le pays ? questionné-je.

Il secoue lentement sa forte tranche emmitouflée dans la couperose.

— Dans les campagnes, vous savez, commissaire, on a toujours une jolie légende pour expliquer le surnaturel par du surnaturel. Les vieux racontent qu’à l’époque où le domaine n’était qu’une ferme, la femme du fermier eut des complaisances pour un valet trop beau luron. Le maître les surprit en train de bien faire et courut décrocher son fusil, mais le domestique, plus jeune que lui, donc plus prompt, l’étrangla proprement puis, voulant transformer son meurtre en suicide, s’en fut accrocher le patron à une poutre de la grange.

— Quelle horreur ! s’exclame Berthe, comment une riche fermière peut-elle s’abaisser à coucher avec son domestique ?

— Le démon de la chair a toutes les audaces, ma chère amie, lui dis-je. Vous ne pouvez le comprendre car vous êtes une épouse vertueuse, mais certaines femmes à la cuisse légère sont prêtes à s’abandonner aux amours les plus ancillaires.

Elle souriait d’aise au début de ma phrase, mais un air vaguement crispé succède à sa satisfaction.

Histoire de dissiper la gêne de cette reine de l’extase sous meule de blé, je reprends le thème qui nous tient à cœur.

— Les gens d’ici prétendent que c’est l’âme du cocu étranglé qui hante ce domaine ?

— Évidemment, fait Ambroise.

— Et le valet de ferme, a-t-il été démasqué ? s’inquiète M’man.

— Non, jamais, répond Ambroise.

— Alors, comment t’est-ce qu’on a su la chose ? positive Béru.

— Le remords tenaillait la fermière. Quelques années plus tard, elle a perdu la raison et s’est mise à parler.

Le docte, le sentencieux, l’incollable Béru objecte avec son inaltérable bon sens :

— Si elle roulait sur la jante, la vioque, rien prouve qu’elle inventasse pas c’t’histoire d’assassinat !

— En effet, s’écrie la mignonne Angélique, moi qui frissonne toujours à l’idée qu’on aurait tué quelqu’un ici !

— Cher ami, dis-je au fermier, j’espère que vous ne verrez pas d’inconvénient à ce que je passe la nuit dans la chambre hantée ?

On rit, on boit ! Berthe a les jetons. Elle veut pas que son Béru la laisse seulâbre cette nuit. La nuit dernière, elle avait tellement peur, seule dans sa chambre, qu’elle a appelé son cousin pour qu’il lui tienne compagnie. Ambroise, à cette évocation, rougit sous sa couperose. Le Gros proteste comme quoi il voudrait, malgré la pénible nuit précédente, réitérer l’expérience en ma compagnie. Il veut jouir de ma frime, me prendre en flagrant délit de frousse, me voir le trouillomètre à zéro. Mais sa mégère tient bon. Du reste, je tranche le débat avec tact et énergie.

— Non, Gros, dis-je, ce genre de cérémonie se célèbre seul. La peur est une forme de volupté qui se partage mal.

Comme il s’est pas mal dépensé avec la blonde Thérèse et qu’il a passé une nuit blanche avec sueur froide et tifs à la verticale, il se laisse convaincre.

Après qu’on ait bu, rebu, fait des rébus et mis la grand-mère au rebut à la fin des informations, Ambroise va décrocher un trousseau de fortes clés à un clou planté dans le fronton de la cheminée.

— Si vous voulez bien me suivre, commissaire…

J’embrasse M’man qui me sourit avec confiance et je dis un au revoir général.

On contourne le corps de ferme et on débouche sur l’esplanade. La lune répand une clarté blême qui donne de la densité aux choses. La piscine abandonnée est maintenant un trou noir et béant, terriblement inquiétant.

Le maigre perron aux marches livides ressemble au praticable d’un échafaud. Bref, je vous prie de croire que l’ambiance est créée. Pas besoin d’en rajouter. Même si elle n’était pas hantée, cette taule filerait les copeaux aux hypersensibles et de l’énervement aux esprits forts.

Ambroise sifflote entre ses dents noircies par le tabac. Est-ce pour se donner du cran ? Ses clés tintinnabulent dans leur anneau de fer. On dirait le trousseau d’un gardien de prison, ou d’un guide de musée. Ses lourdes semelles cloutées raclent les pierres lisses des marches. Il fourrage dans la serrure. Rien ne manque à la séance, pas même le sinistre grincement des gonds. Bien entendu, à l’intérieur ça pue le moisi et il y règne cette louche fraîcheur, un tantinet sépulcrale, des maisons fermées (alors qu’il fait si douillet dans une maison close.) Le cousin donne la lumière. Une lanterne vaguement Louis XVI, agrémentée de toiles d’araignées, diffuse une lumière morose, à la faveur de laquelle néanmoins je découvre un grand hall carrelé de dalles disjointes. Un escalier à la rampe de fer forgé part à l’assaut du premier étage.

— C’est en haut, fait Ambroise.

— Je peux jeter un coup d’œil aux pièces du bas ?

— Bien sûr…

Des doubles portes gonflées par l’humidité… Je vois un grand salon bête et lugubre, avec portes-fenêtres plein cintre et cheminée de marbre. Les tapis sont roulés, les sièges recouverts de housses, les meubles tristes à vous démantibuler la vessie.

En face, c’est la salle à manger, du même tonneau, et puis l’office. Dans une maison abandonnée, c’est toujours la cuisine, la pièce la plus sinistre. Un fourneau rouillé, un robinet d’évier qu’on sait stérile, un réfrigérateur démantelé, ce sont autant d’images qui ne pardonnent pas, qui vous heurtent, vous affligent.

— Très bien, montons…

Au premier sont les chambres. Il y en a quatre, de belles dimensions, mais l’une d’elles passe les normes, vraiment. Faut pas être agoraphobe pour pioger dans ce désert. Dites, le Sahara, c’est un jardin d’hiver à côté ! Il a beau être à baldaquin, le plumard, il est perdu dans cette immensité, comme le France dans l’Atlantique. Surtout que le mobilier est plutôt chétif, comparé à l’espace disponible. Deux fauteuils, une table ronde, une armoire à pointes de diamant… Et puis alors, terribles dans cette pièce, anormales (et même anormales supérieures), barbares, formidables : les orgues annoncées à l’extérieur. Elles occupent tout le fond de la chambre. Elles font peur. Cet accessoire de cathédrale, planté dans un lieu de repos avec sa symphonie de tuyaux, sa machinerie, ses claviers, ses tirettes répertoriées, croyez-moi, c’est pas supportable. Il devait avoir des idées biscornues, le musico aveugle, pour bivouaquer dans ce palais des mirages. Téméraire de crécher dans un machin aussi vaste quand on ne peut pas faire de vélo. Maintenant qu’il existe les petites motos japonaises, à la rigueur, on pourrait s’en accommoder… Ou alors installer des buffets sur les pourtours, manière de se ravitailler pendant les déplacements.

« Voyage autour de ma chambre », qu’il écrivit, Xavier de Maistre ! Il aurait bergé dans une caverne commak, c’était carrément la croisière autour de ma chambre !

Les murs marqués par l’humidité sont tapissés d’un papier sombre et cloqué dont le motif échappe, tellement l’ensemble est brun foncé. Doit y avoir des corbeilles de fleurs noires, avec des rubans marron foncé. C’est d’un folichon !

— Qu’en dites-vous ? demande Ambroise en baissant le ton.

Je jette ma petite Samsonite sur le pageot-pour-roi-de-France-en-tournée-d’inspection.

— Ça me rappelle les catacombes, en moins gai, dis-je. Si les revenants ne se plaisent pas ici, c’est à désespérer de la survie. On n’a rien négligé pour leur confort !

Il part d’un rire mesuré et demande en me désignant la morne plaine encaustiquée d’un geste large de semeur (V. Hugo) :

— Toujours décidé à risquer l’expérience, commissaire ? Je vous préviens loyalement qu’elle n’a rien d’une partie de campagne.

— De plus en plus décidé, fais-je ; si dans un an et un jour je n’ai pas reparu, je vous autorise à envoyer une expédition de secours dans l’au-delà.

Sur ces fortes paroles, je le raccompagne jusqu’à la porte.

— Vous ne voulez pas fermer à clé, en bas ? demande-t-il encore.

— À quoi bon, objecté-je, puisque le danger se trouve à l’intérieur.

Ambroise me tend une pogne large comme la plateforme d’un autobus.

— Oh, danger est un grand mot. Ce genre de truc n’est dangereux que pour la raison.

— En ce cas pas d’inquiétude, la mienne est arrimée avec des câbles de chalutier.

Il s’en va. Son pas sonore, habitué à fouler les gras labours, résonne dans l’escalier. La lumière du hall s’éteint, la porte claque longuement et ses vibrations s’étalent dans la demeure hantée.

Me voici seul.

Seul ?

Hum ! N’y a-t-il pas un fourmillement d’invisibles présences tout autour de moi ?

Vous le saurez en lisant le prochain chapitre. Pour cela, il vous suffit de vous humecter l’index et de tourner la page. Merci.

CHAPITRE III

Je vais ouvrir l’immense armoire. Jusqu’ici, c’est le seul meuble qui m’ait plu. Les rayons sont à peu près vides, à l’exception d’une pile de draps et de couvertures humides. Ils sentent malgré tout la lavande, et cette alpestre odeur me redope, comme quoi il suffit de pas grand-chose et de moins encore pour vous modifier le mental.

Je m’assieds dans un fauteuil et j’allume une cigarette. Pour l’instant, la maison est aussi silencieuse que le fermoir du porte-monnaie d’un Écossais dans un café. Les orgues de l’épouvante ressemblent à la façade d’une cathédrale gothique. M’est avis que ça a dû être un vrai turbin pour les installer dans cette chambre.

Je tire quatre ou cinq goulées, une paupière à demi fermée. Curieux, mais je ne suis pas impressionné le moins du monde. Tout ça ressemble trop à un décor. On se croirait dans un film d’Orson Welles. C’est tentaculaire, délibérément insolite et échevelé.

— Eh ben alors, les fantômes ! interpellé-je, il va bientôt être minuit, allez ! allez ! Au turf !

Ma voix se répercute contre la soufflerie du monumental instrument. Je suis seul, vraiment, totalement seul, c’est une impression qui se hisse jusqu’au niveau de la certitude, comme l’écrivait Mme de Sévigné (née Rabutin-Marie-Chantal) à son percepteur.

Comme les esprits restent sourds à mon défi, je me dis qu’il convient de les provoquer. Qu’est-ce qu’il fait, le pêcheur, quand ça ne mord pas ? Il balance de l’appât dans la flotte, histoire de se rappeler au bon souvenir de messieurs les goujons.

Je m’approche de l’orgue, soulève le couvercle de la console, actionne des tirettes, branche l’admission d’air, règle le manomètre, amorce l’engreneur à ailettes, déverrouille le parkinsonneur de cloches, fulmige le décompresseur de bas morceaux, agglomère le tamis, déregistre le heurkchplitz à basse fréquence, fadingue le grenouilleur à tête de loup pour débroquiller le ptafineur mérovingien, et carbonise l’aménageur indélébile afin que son superstatisme concentré n’affecte pas le paranoïaque central. C’est pas que je sois organiste, mais j’ai été enfant de chœur et j’ai vu fonctionner les orgues de la basilique Saint-Guy-Quête, qui sont, vous le savez, les plus belles du monde après celles de Barbarie. Il ne me reste plus qu’à interpréter sur cet instrument géant, et à ma façon, l’argot de Pierre Devaux, musique de Haendel et Bill, orchestration de l’abbé Résina. Je n’en connais que les deux premières notes, mais couramment… Je suis en pleine interprétation lorsque, brusquement, un craquement retentit dans la pièce, dominant le bruit de ma musique, et je cesse de ressentir cette impression d’isolement absolu dont je faisais état plus haut. J’éprouve au plus haut degré le sentiment d’une présence. C’est prodigieux, envoûtant. Je jurerais que quelqu’un est là, tout proche, qui me regarde, qui m’écoute jouer, QUI RESPIRE !

Sans cesser de martyriser les claviers de l’orgue, je me tiens le langage ci-dessous :

« Mon petit San-A., tu n’es pas exactement un esprit fort ; d’ailleurs, un esprit vraiment fort, ça n’existe pas. C’est le corps qui est fait pour être fort. Le rôle de l’esprit, au contraire, c’est d’être faible… »

Vachement philosophique jusque-là, hein ? Mais attendez la suite et vous obtiendrez la fin.

« Mon petit San-A., poursuis-je, car je suis extrêmement familier avec moi-même, me connaissant depuis pas mal de temps déjà, tu n’es donc pas un esprit fort, mais tu n’as pas froid aux yeux. Tu appelles un chat un chat (et pas qu’un chat du reste) et lorsque tu vois pleurer une dame en train d’éplucher des oignons, tu ne lui demandes pas si c’est la mort de son mari qui la fait chialer. Donc, maîtrise-toi, dis-toi que si les morts continuent de batifoler dans l’au-delà, ils ne viennent pas faire tartir les vivants, car la première qualité d’un mort, c’est d’être absent. »

Je suis là, qui joue, qui m’exhorte, qui me raisonne, qui gamberge, qui philosophe, qui me trémousse la matière grise lorsque tout à coup deux mains se posent sur mes yeux.

Mes aïeux, ça fait une sacrée impression ! Je moule les touches et je bondis sur ma banquette garnie de cuir noir.

Un rire frais. C’est Angélique ! Elle porte un pyjama rose, à jambes courtes, orné de dentelle blanche. Elle a un imperméable en matière plastique blanche jeté sur les épaules. Son tendre regard brille d’excitation.

— Je vous ai fait peur, hein ? triomphe-t-elle.

— J’avoue que vous m’avez surpris, conviens-je.

— Faire peur au fameux San-Antonio, c’est une performance en soi, assure-t-elle.

Elle n’a plus ce petit air peureux et juvénile qu’elle arborait dans la salle commune de la ferme. Je lui trouve un je-ne-sais-quoi de bravache, de malicieux, d’effronté même !

— Qu’est-ce qui me vaut l’agréable surprise de votre visite, mon chou ? lui demandé-je.

Angélique redevient grave.

Elle s’assied près de moi, sur la banquette.

— Eh bien, voilà, dit-elle, j’ai toujours entendu parler de cette chambre hantée et toujours l’envie m’a tenaillée d’y passer une nuit ; seulement, bien que je ne crusse pas aux fantômes, j’avais peur… C’est compréhensible, non ? Quand votre père en personne — qui n’est pas une mauviette — est ébranlé, on peut se permettre de claquer des dents !

— Et alors ? interrogé-je, ne voulant pas comprendre ce que j’ai déjà parfaitement compris, admis et apprécié.

— Et alors, dit-elle, pour la première fois, je n’ai pas peur. Je me dis qu’en votre compagnie, je ne risque rien…

Elle me friponne un regard délectable, avec frisottement de cils.

— Si toutefois vous le permettez, ajoute-t-elle.

Je lui répondrais bien que ce qu’elle risque de moi est bien plus dangereux que ce qu’elle risque d’un ectoplasme, vu que les esprits frappeurs, chanteurs, voire organistes, n’ont jamais déberlingué une jouvencelle, mais je sais me comporter en gentleman, même à minuit dans une maison hantée.

— Votre confiance m’honore, madrigalé-je bêtement ; vos parents sont au courant de votre présence ici ?

Elle glousse :

— Maman n’est jamais au courant de rien ; quant à papa, il est trop conformiste pour tolérer que je passe la nuit avec un homme seul.

Elle regarde autour d’elle et fait « Brrr », ce qui est encore, croyez-moi, la meilleure onomatopée pour exprimer l’effroi sans utiliser de voyelles.

— Quelle horrible chambre ! murmure-t-elle, si un jour P’pa achète la propriété, comme il en est question, j’espère qu’il fera construire une écurie modèle à la place de cette maison, je préfère habiter la ferme…

Je dresse ce que les espions et les garennes appellent le bout de l’oreille :

— Votre père veut acheter le Franc-Mâchon ?

— À cause des terres. Il n’est que fermier, ici. Mais les propriétaires actuels sont de plus en plus décidés à vendre et trouvent de moins en moins d’acquéreurs, si bien qu’ils vont finir par accepter les conditions de mon paternel.

— Qui, lui, a moins peur des fantômes ? plaisanté-je.

— Depuis le temps qu’il cohabite avec eux…

Elle montre l’orgue silencieux.

— Quand j’ai entendu la musique, en bas, j’ai cru que la séance était déjà commencée…

— Je jouais seulement le prélude.

Elle se lève, virevolte sur le parquet ciré où le lustre de cristal accroche des reflets de glace sans tain.

— Qu’est-ce qu’on fait, en attendant l’arrivée de ces messieurs ?

— Pourquoi ces messieurs ? je demande. Les fantômes, comme les anges, n’ont pas de sexe.

Elle a un léger sourire, signifiant, je pense (à moins qu’il ne s’agisse d’un effet de mon imagination) « les pauvres bougres, heureusement que nous ne sommes pas encore comme eux ! »

— Alors, disons : ces revenants. On pourrait danser, non ?

C’est moi qui n’en reviens pas.

— Mon petit lapin, dis-je à Angélique (qui m’a l’air d’être une drôle de marquise des Anges) je ne peux à la fois tenir les orgues et une cavalière ; et puis, la musique d’église, pour le tango, vous savez, c’est pas l’idéal.

— Qui vous parle des orgues, fait-elle en extrayant de la poche de son imper un transistor gros comme une gomme de bureau.

Elle titille l’appareil d’un index menu mais assuré et une musique douce retenti. Juste ce que j’aime : un slow plus langoureux qu’une publicité pour l’ambre solaire.

La gosse laisse tomber son imper à ses pieds et je la prends dans mes bras. Je vous jure que ça ressemble de plus en plus à un film d’Orson Welles, ma petite affaire. Vous mordez le topo ? Cette adolescente en pyjama et moi, dans l’immense chambre dont les deux pôles sont constitués par des orgues et un lit à baldaquin ? C’est de toute beauté, mes amis ! Là, le sensoriel perçoit ses jetons de présence, je vous le déclare en tenant compte de la surtaxe progressive. Je la sens frissonner contre moi, la petite latiniste distinguée. Est-ce la peur, le froid ou le trouble physique ? Un mystère de plus à élucider.

Elle se presse vachement contre moi : le cataplasme en attendant l’ectoplasme. C’est pas dégueu comme thérapeutique, je vous la recommande contre les refroidissements. Je sais pas si les revenants nous voient, si oui ils doivent regretter leurs enveloppes charnelles. On a beau se dire que ça n’est que du provisoire, ça n’est pas négligeable. Au moment de canner, mon survêtement de vivant, je pourrais le carrer à l’antimite, j’hésiterais pas. C’est moins distingué que l’auréole ou le halo (ne coupez pas) mais j’ai idée que ça tient plus chaud. Et puis, dans le fond, ça se nettoie facilement : au savon de Marseille et au gant de toilette !

On danse ce slow, puis une valse, ensuite c’est un tango…

Elle a ça dans les flûtes, la fille d’Ambroise. D’une docilité merveilleuse, elle est ! On tangue, on tangote, on gambille, on babille. Elle me raconte sa vie, ses aspirations, ses regrets… Ah ! si elle habitait Paris au lieu de ce trou perdu ! Ah ! Si son père possédait une maison agréable pour qu’elle puisse y convier des amis. Mais lui, tout ce qui l’intéresse, ce sont les hectares. Il ne parle que blé, maïs, betterave, verger… Ah ! si le brave homme se rendait compte qu’on n’emporte pas le cadastre dans la doublure de son suaire ! Bon suaire, m’sieurs-dames, bon suaire, m’sieurs-dames, bon suaire (sur l’air des lampions).

— Ne vitupérez pas votre sort, ma petite poule, je lui murmure, il est enviable, et puis, comme disent les grand-mères : vous avez tout l’avenir devant vous ! Je n’aime pas qu’une ravissante jeune fille lamente des « si ». Le « si », c’est la conjonction du pauvre, au même titre que le « je » est le pronom personnel du riche.

Elle s’arrête de danser, brusquement. Elle me regarde, avec de la buée dans les mirettes. À travers cette brillance inaccoutumée, j’aperçois ses pensées, comme on distingue des silhouettes derrière une vitre dépolie. Je sais qu’elle va me dire des choses gentilles, comme quoi je ne suis pas comme les autres, ou je sais pas…

Et puis non ! elle se ravise. La radio maintenant diffuse une chanson napolitaine, avec grande envolée mandolinesque. Ça vous chevrote dans l’oreille, ça vous gratouille le bout du cœur, ça vous chatouille la moelle épinière… Un zig à la voix chaude et sirupeuse se met à débloquer des trucs sur la moutarde, je suppose, vu qu’il ne fait que clamer « Amora, Amora »… On a beau se trouver dans une maison hantée, au pied d’un orgue, ça vous incline au plaqueputche. ce genre de goualante. C’est pourquoi, en moins de temps qu’il n’en faut à un sacristain pour étouffer le bifton d’un généreux donateur dans le plateau de la quête, v’là Angélique qui me roule la plus belle galoche jamais enregistrée dans le nouveau département des Yvelines. Et croyez-en ma petite expérience, c’est pas la première fois que cette gamine explore, avec sa menteuse, la partie du corps d’un monsieur qui sert à jouer de l’harmonica. Elle ponctue avec le reste. Houïe, houïe, houïe, y’a maldonne sur la madone, les gars ! Angélique ne l’est pas dans l’intimité. Moi, vous me connaissez ! Le sens de l’honneur avant tout. Je me dis : « San-Antonio, mon amour (car je ne me méprise pas lorsque je me tiens entre quat’ z’yeux), San-Antonio, mon amour (on m’a surnommé Hiroshima dans le métier), San-Antonio, mon amour, tu es reçu par un monsieur fort sympa qui ne serait pas content du tout du tout que tu uses et abuses de sa grande fille ; d’autant plus que, celle-ci étant mineure, tu commettrais, ce faisant, un délit. Alors refrène tes envies, file un seau d’eau froide sur ta passion naissante et abstiens-toi de chercher ton cheptel à la sortie des lycées, sinon tu auras mauvaise conscience, ce qui est grave, et des ennuis, ce qui est pire.

N’est-ce pas soliloquer en homme, dites voir ? C’est duraille, vous savez, de s’arracher un petit sujet aussi mignon et frémissant de l’estomac. Faut de la volonté, l’esprit de sacrifice et surtout essayer de penser à des choses tristes pour se déconnecter le métronome à contrepoids.

J’y parviens pourtant. Je prends sur moi, comme on dit. C’est la grande expression des gens quand il vous arrive un turbin, que la vie vous fait un méchant croche-pattes. « Prenez sur vous, ils conseillent ! » Je veux bien, mais prendre quoi ? Marrant, non ? « Réagissez, mon vieux, prenez sur vous ! »

Un jour, faudra que je leur demande le mode d’emploi. La façon de prendre sur soi sans se faire mal. Et si on prenait plutôt sur les autres ? Ou bien si on se faisait prendre sur soi PAR les autres ? « Vous avez de la peine, vieux ? Prenez sur moi ! » Ça changerait tout ! C’est beau et noble, de prêcher l’abnégation, la volonté… Mais ça a un grave défaut : c’est facile ! Et puis, c’est gland aussi. Dire à un mec qui chiale de ne pas pleurer, à un type qui souffre de ne pas avoir mal, c’est comme si on disait à un nègre de ne plus être noir ! Bref, je m’applique donc cette recette de bonne femme et, ayant pris sur moi, je ne prends plus rien sur Angélique.

— Arrêtons, mon chou, lui dis-je, sinon ça risque de dégénérer et il ne le faut pas.

— Pourquoi ? demande-t-elle d’un ton et avec un air buté. Vous savez : je ne suis plus vierge depuis longtemps !

Depuis longtemps ! J’en bave des rondelles de fromage mou coupées à la scie circulaire.

— Quel âge avez-vous donc, mon petit cœur ? demandé-je, bien que le sachant déjà, mais ayant besoin de me le faire confirmer.

— Dix-sept, montre en main, me dit-elle. Vous voyez bien que je ne suis plus une enfant !

— C’est bien à cause d’à cause, ma poulette ; moi, mon funeste penchant, ce sont les jeunes, dix-sept ans c’est déjà le début de la décrépitude, fais-je avec un sérieux qui l’époustoufle. J’ai pas d’aptitude pour les mémés, Angélique, sauf le respect que je dois à votre grand âge.

— Alors, là, vous poussez ! bégaie-t-elle.

— Mieux vaut jouer cartes sur table, ma pauvre amie, réponds-je. Je serais obligé de dominer une répulsion naturelle et je ne suis pas certain d’arriver à un résultat. Pourquoi risquer une humiliation réciproque, hein ? Je sais bien que vous en avez vu de dures ! Et c’est ce qui m’impressionne…

Elle a un pauvre sourire de petite fille incrédule.

— Vous plaisantez…

— Mais non, Angélique… Simplement je vais jusqu’au bout de ma franchise ! J’ai remarqué qu’il valait toujours mieux assainir une situation avant qu’elle ne se détériore.

Alors, là, c’est la grosse crise. La petite femelle regimbe. Elle explose. Elle me dit que je suis un pauvre, un sale, un triste type ! Elle me traite de complexé, de déphasé, d’obsédé sexuel, de déréglé, de dégénéré, de flic. Le grand mot ! Ça finit toujours par ressortir. Un Israélite, on finit toujours par le traiter de juif un jour ou l’autre, même lorsqu’on est foncièrement pro-sémite. Avec un poulet c’est du kif : on le traite de perdreau lorsqu’on a déballé toutes les épithètes malsonnantes.

Ça jaillit tout seul : « Espèce de sale flic ! »

L’ayant balancé, la môme Angélique se sauve en courant. Je l’entends cabrioler dans l’escalier. En bas, la porte claque plus fortement que naguère, lors du départ d’Ambroise.

« Mon cher San-A., me dis-je avec ce rien de gravité qui sied lorsqu’on se dit des choses sérieuses, mon cher San-A., tu viens de refuser une superbe occase et t’as le légumineux flétri par la déception, mais ton âme possède l’éclat du neuf : au diantre ces concessions charnelles qui vous ravalent au niveau de l’animal. Il y a de la grandeur dans le refus plus encore que dans l’acceptation. Cette mignonne te faisait le don de sa personne et toi, magnanime, tu as su repousser la convoitise d’en dessous, alors, du fond du cœur, je te crie : bravo, San-Antonio ! »

Voilà. Ragaillardi par cette citation à l’ordre du calcif Éminence, je décide de me zoner en attendant le bon vouloir du fantôme. Il est minuit et j’ai idée qu’il doit commencer à s’impatienter. Car, vous le remarquerez, un fantôme se manifeste surtout pour les vivants qui sont couchés dans le noir. C’est bourré d’habitudes, un revenant, ça a même des marottes. Et le progrès, dans leur autre monde, va lentement. Il n’y a pas tellement longtemps qu’ils ont changé d’uniforme et moulé le suaire pour la forme-humaine-éclairée-de-l’intérieur… Et le bruit de chaîne, tenez ; avant la dernière guerre il était encore à la mode. Faut les comprendre : ils ont l’éternité devant eux. De ce fait, il est inutile qu’ils se bousculent. C’est nous autres, les vivants, qui sommes talonnés par le temps. Alors on se dém… d’inventer. On a abominablement conscience de notre précarité. Chaque minute qui passe sans invention nouvelle est une minute foutue. Nous avons un petit digest d’éternité de longueur variable, s’agit de condenser à bloc.

Pas en perdre une miette. Le fantôme, lui, est un mec arrivé. Définitivement. Bien entendu qu’un jour il se manifestera autrement : en Cadillac ou en soucoupe volante, avec des costars de tweed ou des combinaisons de cosmonautes.

Mais il se bouscule pas pour arriver. Il est au-dessus (ou plutôt au-delà) de ça !

Donc, je me pieute dans le plumard Louis XIII et j’éteins la calbombe pour voir venir, ce qui est amusant, convenez-en ! Mais le sommeil tarde. Pas que je sois z’ému, voire troublé, oh que non ! Simplement je gamberge à la vie… Sa ronde folle, son enchaînement saugrenu… Je pense à Félicie qui doit dormir déjà de son sommeil du juste, dans la ferme. Et puis aux Béru, gavés de garçon et fille de ferme. Ce qu’ils sont organiques, ces deux gorets ! Bâfrer, bouillaver, pioncer… Dans le fond, c’est chouette, la bête. Ça possède des goûts simples, faciles à assouvir. Ici-bas, moins on gamberge, mieux on se porte. Qu’est-ce que c’est, l’autre apôtre de la culterie qui dit : « qui bien se pèse bien se connaît, qui bien se connaît bien se porte ». Une drôle de patate, je vous jure ! Un bel atrophié de la mansarde. C’est le contraire qui est vrai : qui mal se connaît bien se porte ! Est tout à fait heureux le gars qui s’ignore totalement, qui ne s’est jamais entendu causer de lui, qui dégouline le long de sa vie comme la pluie le long d’une gouttière. Béru en est le prototype. C’est le pape du matérialisme…

Je ferme les yeux. Mais non : ça ne vient pas. Morphée est en retard au rembour. Alors je les rouvre. L’immense chambre est complètement noire. Je remarque qu’on a aveuglé les interstices des volets. C’est l’obscurité la plus opaque.

Je souris.

Non, mes mecs, les revenants ça n’existe pas, faut être logique.

C’est à cet instant qu’une longue modulation s’échappe d’un tuyau de l’orgue.

CHAPITRE IV

Quand j’étais mouflet, mon père m’emmenait à la pêche dans un étang qu’il avait loué. On passait des heures dans une barque à fond plat, à mater l’immobilité décourageante d’un gros bouchon rouge cerclé de blanc. À la longue, ça m’hypnotisait, cette minuscule bouée. Je la voyais jamais s’enfoncer. Pourtant il attrapait des tanches, P’pa. Et même des belles. Mais le hasard voulait que je n’eusse pas les yeux sur le bouchon au moment critique. Lorsque mon dabe s’affairait et bramait « filochon ! », c’était déjà trop tard pour le coup d’émotion. Mon passe-temps, c’était de regarder des bulles qui surgissaient du fond des eaux verdâtres. Ça produisait une légère émulsion entre les joncs. Et puis, ayant atteint la surface, ça crevait silencieusement.

Je sais pas pourquoi, mais cette plainte du tuyau d’orgue me fait évoquer la pêche de jadis. Ce sont des bulles sonores… Elles grimpent au sommet du tuyau et éclatent en sortant. Pour vous préciser le bruit, ça ressemble un peu aussi à un type qui tète sa pipe éteinte pour s’assurer que le conduit n’est pas bouché.

J’attends encore un peu… Le silence est revenu. Mais un silence tendu, artificiellement pétrifié. On sent que ça mijote à l’intérieur… Effectivement, moins de vingt secondes plus tard, le même bruit recommence. Je m’appelle au calme, je me convoque pour les recommandations ultimes, les exhortations à la sagesse.

« Mon vieux San-A., me dis-je (car je peux me permettre certaine familiarité avec moi-même, vu que je me suis toujours connu) mon vieux San-A., te laisse pas mousser la boîte à idées, sinon tu seras bientôt bon à faire tourner les tables ou à ligoter des présages dans du marc de caoua. Garde la tête sur les épaules, et garde-la froide, mon chérubin (je m’appelle quelquefois mon chérubin, en souvenir de l’époque où nous allions à la maternelle ensemble).

Voilà pourtant que les bruits se répètent, mes amis, qu’ils varient. On ne peut pas dire que les orgues jouent toutes seules, car les sons qui s’en échappent ne sont pas à proprement parler mélodieux, mais elles font du bruit. Pas question du largo de Haendel, ça reste évasif comme musicalité.

D’un bond, je rejette les couvrantes et d’une pression de pouce, j’appuie sur la poire électrique… La lumière vient.

Je mate en direction du gigantesque instrument. Naturellement, personne n’est au clavier. Et, malgré la lumière, il joue toujours. Enfin un fantôme que la maison Mazda n’effraie pas ! Le concert se poursuit pendant quelques minutes. Et puis le silence revient. J’hésite… Que faire ? Se recoucher ? Oui, c’est ce qu’il y a de plus sage. Me revoilà donc dans les toiles, les bras croisés sous la tête, regardant le ciel de lit moiré d’auréoles pour chercher la clé du mystère… Toujours contrôler ses pensées, mes chéries. Ne jamais leur laisser la bride sur le cou, sinon on a vite la cervelle en forme de chrysanthème.

Allons, San-A., refroidis tes méninges, mon biquet, avant que ton cerveau coule une bielle : (je me parle par images quand je suis sage).

Je me dis que, article premier, les fantômes n’existent pas et que, article deuxième, tout phénomène comporte une explication rationnelle, ce qui revient à dire qu’un phénomène n’existe pas. Quand on a pris une masse et qu’on s’est bien enfoncé ça dans la bouilloire, on peut chasser le surnaturel sans crainte de le voir revenir au galop.

Allons-y doucement, troquons nos savates contre des pataugas et aventurons-nous dans les marécages de la déduction[4]. Des orgues sont actionnées par une soufflerie. Celles-ci sont vieilles, donc la soufflerie est probablement défectueuse. Si une prise d’air se produit, il est probable que le tuyau par lequel l’air en question s’échappera émettra des sons, puisque c’est son rôle, non ? Je pige pourquoi, en écoutant ce lent gargouillis, j’ai évoqué l’étang à papa, avec ses bulles qui montaient, rectilignes, de la vase profonde. Pareillement, ce sont des bulles d’air qui se trémoussent dans les tuyaux. C.Q.F.D., comme dirait un paléographe ou un épigraphe. L’explication est là, et pas ailleurs : une avarie de l’instrument. C’est pas un exorciseur qu’il faut appeler pour conjurer le fantôme-musicien : c’est un organiste ! Je m’apprête à essayer de pioncer sur cette sage conclusion lorsque, sans crier gare ni quoi que ce soit, la lumière s’éteint. Elle s’éteint alors que je n’ai pas actionné le commutateur. « Allons bon, me dis-je avec humeur, voilà l’ampoule qui a les yeux bleus ! » C’est fréquent dans une maison inoccupée. L’humidité fait son travail de sape, et puis clac !

Voilà qui va m’inciter à roupiller. Je prends une pose commode dans mon sarcosomnus[5] et, croyez-moi ou sinon allez vous faire badigeonner les testicules au bleu de méthylène, mais je commence à trouver le sommeil, lorsqu’un petit quelque chose me ramène sur les rives de la lucidité : la lumière se fait. Elle est revenue comme elle était partie : sans le concours de l’interrupteur. Moi, San-Antonio, vous me connaissez ? « Simple panne de secteur », me dis-je en homme pour qui la fée électricité n’a pas de secrets.

Et je tâtonne pour choper la poire de buis lorsque cette dernière devient une poire d’angoisse. Ce que j’aperçois est tellement sidérant, tellement abasourdissant, tellement stupéfiant, que je me trouve justement, et en un clin d’œil : sidéré, abasourdi et stupéfié, ce qui est un tantinet soit peu pour un homme seul, comme l’écrirait M. Raymond Queneau, de l’Académie Gallimard.

De quoi s’agit-il ? Vous aimeriez le savoir, hein, camarades ? Et vous êtes prêts à exiger que je vous le dise sous prétexte que vous avez payé quelques malheureux francs les deux cents et quelques pages ci-jointes ! Quelle triste mentalité, mes fils ! L’esprit-congés-payés, vous l’avez jusqu’à l’os, parole ! Quand j’y réfléchis, ça me froisse le pourtour du radada. Ça fait des années qu’on se pratique, qu’on s’estime, qu’on se marre ensemble, et vous seriez pas foutus de me pardonner un secret. Si je ne vous disais pas ce que je viens de voir et qui me tire-bouchonne les carreaux, vous me répudieriez aussi sec, me déclareriez escroc, hérétique, profanateur. Avec vous, ça boume tant que ça marche droit, hein ? Mais faut pas que la plaisanterie soit trop poussée, autrement c’est le papier timbré aussi sec ! Moi dont la prose éminemment française est intraduisible, vous me traduiriez devant les tribunaux, mes vaches ! Je me fais pas d’illuses ! Menottes aux pattes, le San-A. Chef d’accusation ? À posé un problème sans le résoudre. Nous a mis l’eau à la bouche sans nous donner à bouffer ! Nous a fait souiller le calcif sans ensuite vouloir le laver ! Des impitoyables ! Pour vos pommes, toute chose achetée est une denrée qui doit correspondre à ce qu’on espère d’elle. Vous voulez bien que je vous raconte Béru s’asseyant dans le plat de cassoulet, Berthe se faisant engominer le scoubidou par Alfred le coiffeur, le Vieux et ses manies, M’man et ses petits plats, moi et les belles gonzesses carrossées par Bertone, Pinuche et sa moustache roussie par son briquet fumeux, oui, tout, mais à condition que je remplisse mon contrat de romancier, c’est-à-dire que je romance. Vous seriez pas aussi mesquins, vous auriez pas ce côté noix vomique, je crois qu’on s’en irait dans les grandes envolées dingues, tous. On se débarrasserait des lois de la pesanteur et des attractions terrestres une fois pour toutes. Le délire, c’est comme la diarrhée : ça se contient difficilement. Vous aimeriez pas qu’on se vide la boyasse un bon coup ? Non ? Tant pis. Dommage ! Ça sera pour une autre fois, la tentative ; quand vous serez moins tartes, lorsque vos enfants ou vos petits-enfants vous auront enfin nettoyés de tous ces préjugés qui vous coûtent cher. Seulement, le hic, c’est qu’alors il voguera en pleine gâtouille, San-A. Ou bien il aura une bavette en marbre pour pas que les intempéries abîmassent son beau costar à poignées d’argent. Je vous dis que la vie est bête. Un jour, en me baladant au drugstore, j’ai déniché un petit cylindre métallique à l’intérieur duquel un mécanisme fait « toc… toc… toc… » quand on le soulève. On dirait un cœur de robot, si tant est que les robots en aient un. J’ai demandé à quoi ça servait à la jolie vendeuse. Elle m’a répondu textuellement : « À rien, c’est un gadget. » Ce machin-là, un type l’a conçu, d’autres l’ont fabriqué uniquement pour qu’il produise un bruit. Sa justification, c’est son inutilité. Il s’affirme par la négation. Je me suis dit que c’était exactement pareil, la vie. On vous conçoit, ou vous usine… Et puis on fait « toc… toc… toc… » un certain nombre de fois. Et ensuite, finito ! The end ! La casse ! La carcasse ! La crasse ! Un gadget ! Nous sommes tous des gadgets qui fécondons d’autres gadgets. Bon, faut que j’enchaîne car je vous entends bouillir. Votre couvercle frémit comme celui d’une casserole d’eau.

Eh bien voilà ! Figurez-vous que le beau plancher ciré est recouvert d’une fine pellicule blanche ET QUE DES PAS S’Y INSCRIVENT ! Je vous le fais imprimer en majuscules pour pas que ça vous passe inaperçu, les gars. Je peux vous le faire sculpter en braille et traduire en sanscrit également si vous le désirez, contre un modeste supplément de cent mille nouveaux francs payables en six mensualités avec intérêts dégressifs. Les pas dont à propos desquels je vous cause partent de la fenêtre et viennent jusqu’à mon lit. Mince, faut que je vous le néone, des fois que vous auriez fermé les yeux de terreur en lisant ce dernier paragraphe : je disais que LES PAS PARTENT DE LA FENETRE ET VIENNENT JUSQU’À MON LIT ! De quoi filer des vapeurs à Denis Papin, non ? De quoi vous nouer l’œsophage ! De quoi… Mais je vous laisse le soin d’apprécier. Un esprit moyen (et ils sont légion) conclurait qu’un être invisible, surnaturel, et tout et tout, vient d’entrer par la fenêtre sans l’ouvrir, non plus que les contrevents, et qu’il est venu se pieuter avec bibi. Comme je n’ai jamais entendu parler de pin-up en robe de suaire, j’estime que cette compagnie n’a rien d’enthousiasmant. Le même esprit moyen prendrait les chocotes et se taillerait en hurlant comme un malpropre à qui on proposerait de prendre un bain. Seulement, moi, vous me connaissez (vous pouvez, vu que vous me méconnaissez bien souvent) : je ne cesse jamais de faire fonctionner ma gamberge, et surtout pas lorsque je me trouve devant des phénomènes qui défient la raison.

Je me dis illico qu’un fantôme invisible ne laisse pas de traces de pas, une empreinte de pied nécessitant un volume et une masse. Exact ? Et je poursuis en songeant que si un revenant produisait des traces de pas en se déplaçant, il serait ridicule qu’il soulignât celles-ci en les imprimant dans de la poussière blanche. Re-exact, je suppose ? Conclusion, cette poudre blanche me paraît plutôt être de la poudre-aux-z’yeux.

Fort de cette conclusion, je saute du plumard et me file à quatre pattes pour étudier la nature de la poudre. Je la touche, la grume et découvre que c’est tout couennement de la farine de froment. Aurais-je affaire à l’ectoplasme du général Boulanger ?

Maintenant, il s’agit de pousser l’enquête et d’étudier d’un peu plus près les empreintes de nougats.

De toute évidence, ce sont des souliers d’homme qui les ont produites. Des targettes d’assez belles dimensions d’ailleurs. Le fantôme doit chausser au moins du 44 fillette. Tenez, en passant, ça me rappelle la blague du type qui entre chez un chausseur et lui demande une paire de pompes 41. Le marchand lui regarde les pinceaux et lui dit : « Mais monsieur, vous chaussez au moins du 43 ! » — « Ça ne fait rien, répond l’autre, donnez-moi tout de même du 41. » — « Mais pourquoi ? » bredouille le marchand de targettes. Alors le type explique : « Écoutez, mon vieux : ma femme est une vraie radasse qui me trompe trois fois par jour, mon petit garçon est en sana ; ma grande fille est enceinte et je suis au bord de la faillite ; mes seuls moments de bonheur, c’est quand je me déchausse. »

Ces traces de ribouis sont irrégulières. Aucune n’est vraiment totale, ce sont surtout des bouts d’empreintes. Je les caresse d’un bout d’index infiniment tactile, comme en possèdent les mandarins curaçao chinois. Ce que je pensais se produit : elles sont un tantinet poisseuses. Je me marre. Pas mal combiné. Le zig qui a mis ce tour de passe-passe au point n’a pas un peloton de ficelle à la place du cerveau, moi je vous le dis. Son seul tort, c’est de chiquer à ce petit jeu avec San-Antonio, voilà tout.

Si ce que je suppose est vrai, il devrait y avoir un trou au ras de la plinthe sous la fenêtre. À priori, on n’aperçoit rien, mais a posteriori, je constate qu’un nœud du bois bouge comme une dent creuse lorsqu’on appuie dessus.

Je continue ma pression et il s’enfonce dans l’épaisseur du mur. Alors tout est clair, net, précis pour cette vaste intelligence San-Antoniaise. Mon sens inné de la déduction pulvérise le pseudo-mystère en moins de temps qu’il n’en faut à un œuf-coque pour se travestir en œuf dur.

Je vais vous dire ce qui fut manigancé, mes biches, et alors vous comprendrez que votre valeureux San-A. mérite bien l’estime que vous lui portez et les caresses savantes que vous lui prodiguez. Un petit dégourdoche a pris une paire de pompes, a légèrement enduit leurs semelles d’une fine couche de gomme arabique très fluide et a imprimé celle-ci sur le plancher dans le sens fenêtre-plumard. Ces empreintes étaient invisibles sur le parquet ciré, vous mordez ? Bien. Tout à l’heure, le malin en question a coupé le courant en baissant l’interrupteur. Il a appliqué une échelle contre le mur de la maison « hantée », juste sous la fenêtre et, au moyen d’un long tire-bouchon, a retiré le nœud de bois de la plinthe à travers un trou préalablement pratiqué dans le mur. Vous me filez bien le train, les bergères ? Et vous aussi, les matous ? Banco, je poursuis. Le quidam astucieux était muni d’un soufflet empli de farine. Il a introduit la pointe de l’instrument dans le trohu et a propulsé sa farine dans la pièce. La poudre a formé au ras du plancher comme une tornade blanche, n’est-ce pas ? Et elle s’est agglomérée sur les surfaces gommarabiquées, soulignant de la sorte les empreintes, les tirant du néant illusoire où elles mijotaient.

Je me reloque en vitesse et je dévale cinq à sept (on ne se refait pas) l’escalier. Au lieu de sortir par la lourde principale, je vais ouvrir une des portes-fenêtres du grand salon et je m’évacue par le côté ouest de la maison, lequel est situé exactement à l’opposé du côté est. Vu ?

J’attends un instant, écoutant les bruits de la night avec attention. Un crapaud raconte sa vie à une crapaude, tandis qu’un hibou crie à une chouette : « Viens chez moi, je te mettrai un « x » au pluriel. » Mais d’autres bruits me parviennent de la ferme, humains ceux-là, donc déplaisants. Je me rabats en direction de leur source. Parvenu dans la cour, j’avise de la lumière dans une pièce du premier. La fenêtre est ouverte et des éclats de voix qui, pourtant, se veulent étouffés, en jaillissent. Je reconnais l’organe d’Ambroise. M’est avis qu’il est en train de passer une avoinée sérieuse à sa grande fille. « Espèce de sale traînée, putasse, coureuse, je te vas foutre en pension ! » gronde le paternel. « Aller rejoindre un homme dans sa chambre au milieu de la nuit, faut être la dernière des morues ! »

— Je voulais voir le fantôme ! plaide Angélique.

— Le fantôme qui se cache dans son pantalon, eh ! fille de rien, misérable, dévergondée ! Tu croix que je t’ai pas entendue quand tu lui proposais des horreurs !

Je tique devant les impropriétés de termes d’Ambroise. En effet, je tiens à préciser qu’aucun fantôme ne demeure dans mon futal et je ne pense pas que les trésors que m’offrait la jouvencelle puissent être qualifiés d’horreurs.

J’abandonne mon poste d’écoute, car je répugne à tendre l’oreille comme le premier valet de chambre venu. Je vais piquer une échelle dans la grange et me grouille de l’appliquer contre le mur de ma chambre, exactement sous la fenêtre. Dix sur dix, San-Antonio. Que dis-je ! Vingt sur dix, non cent A. T’avais vu juste, gars ; tout y est : le trou, les éraflures produites par la précédente échelle dans le crépi de la façade, et jusqu’à des traces de farine sur le mur.

Je m’apprête à redescendre lorsqu’une voix hargneuse s’élève sous mes pieds.

— Tu joues à chat perché, Mec, ou si tu comptes repeindre les volets ?

Bien que l’obscurité me dérobe le poste émetteur, je l’identifie sans mal : Béru-le-nocturne.

Je me laisse couler au bas de l’échelle et je me trouve devant un Alexandre-Benoît pas très frais, qui sent le gibier comme tous les Bérurier au sortir de leur lit. Il porte une veste de pyjama trouée aux coudes, fripée au col, tachée de partout et trop courte pour que la décence y trouve son compte.

— Je savais pas que t’étais somnibule, néologise mon ami.

Je suis frappé par son œil sévère. C’est rarissime que le Gros électrise du regard. Il a des yeux dégoulinants de mansuétude, Béru, ordinairement. Une bonté comateuse, qui fait songer à de gros fruits mûrs chauffés par le soleil… En ce moment, l’agressivité qui lui sort des prunelles est inquiétante.

— T’en fais une bouille, l’attaqué-je, qu’est-ce qui t’arrive, ta bobonne t’a refusé ses faveurs ?

— Écoute, San-A., déclare mon ami d’un ton qui cherche à se contenir mais qui n’y parvient pas, j’aime pas que tu chérasses dans les Bergougnan.

— À savoir ? riposté-je.

— À savoir, mon pote, que quand t’est-ce que je te fais inviter, je tolère pas que tu t’en prenasses à la jeune fille de la maison !

— Vas-y. déballe, je trierai.

— Je roupillais lorsque la voix de mon cousin m’a réveillé. Il s’en prenait à Angélique comme quoi elle serait été te retrouver dans ta carrée, exact ?

— Et alors ?

Malgré l’obscurité, je sais qu’il change de couleur car, lorsque Béru pâlit, non seulement il devient bleu, mais de plus ça s’entend.

— San-A., il gronde, y aurait pas Maâme ta mère qu’est une digne personne dont je respecte, je te dirais de quitter cette maison. Selon moi, t’aurais lancequiné dans les plats ou tu te serais torché dans les rideaux que ça n’aurait pas été plus pire. Tentative de carambolage sur mineure non syndiquée, c’est passible des tribunals, ça, mon pote ! Je sais bien que t’as une lampe à souder à la place du vilebrequin baladeur, mais c’est pas une oraison pour t’en prendre à la jeune fille de la maison.

Il commence nettement à me courir, Béru, avec ses remontrances de père noble. Aussi explosé-je.

— Dis, Pomme-à-l’huile, elle est mineure, peut-être, la servante à qui tu jouais ton solo de violoncelle cet après-midi dans la voiture ?

Ça l’interrompt net.

— Cause pas si haut, Berthy pourrait t’entendre, supplie-t-il.

Mais je suis lancé.

— Et ta petite cousine, tu la crois bardée de fleurs d’orangers, dis, tête de veau ! Une pétroleuse déberlinguée à peine que sevrée, qui se jette dans le plumard du premier venu en lui chantant « prends-moi toute » sur l’air des lumignons et que je suis obligé de virer pour ne pas me laisser violer !

— Alors là, tu me distribues de la roupette de chansonnier[6] ! proteste le Gros.

— Ma parole, ça te suffit ?

Ça lui suffit. Il baisse le nez.

— Y a plus d’enfants, déclare-t-il. De nos jours, pour trouver une nana avec son coupon de garantie non détaché, faut pratiquement l’élever soi-même dans une cage de verre.

— Cela dit, poursuis-je, j’ai identifié le fameux fantôme, Gros.

— Comment ça ?

— Par déductions successives, en interprétant des indices comme dans une véritable enquête. Le processus pour démasquer les fantômes est le même que celui dont on use avec les vivants. Tu sais comment il se prénomme, le revenant du Franc-Mâchon ?

Il secoue son énorme hure râpeuse.

— Ambroise ! Dans le civil, il est fermier de son état…

La rogne de mon ami se remet à lui jaillir des naseaux, comme la vapeur jaillit d’un bec de cafetière.

— Je sais pas ce t’as à t’en prendre après ma famille, Gars ! proteste durement le Copieux, non, j’sais pas ; mais je trouve que ça manque d’élégance de te décharner après un homme qui t’a flanqué un gueuleton royal dans les badigoinces.

Je chope l’Hénorme par un jambonneau et l’entraîne en direction de la piscine.

— Je ne m’acharne pas après ton cousin, Alexandre, mais à partir du moment où un monsieur m’annonce un fantôme, me fait pieuter dans une chambre dite hantée et me fabrique un ciné, j’ai bien le droit de déclarer qu’il me berlure quand j’ai la preuve qu’il me berlure, exact ?

— Exacte ! convient Béru d’une voix aussi blême que la nuit que je suis en train de vivre. Selon toi, Ambroise s’amuserait à faire croire que la maison est t’hantée ?

— Ça n’est pas un jeu. Gros. C’est une astuce diabolique.

— Je vois pas le point de chute.

— Ambroise a rempli son bas de laine au fil des ans. Maintenant, il veut troquer sa fourche de fermier contre le sceptre de propriétaire, en un mot il compte acheter le domaine. En le hantant, il le déprécie, car personne ne veut s’en rendre acquéreur, il nous l’a dit lui-même ; si bien qu’il va bientôt devenir châtelain contre une poignée de haricots.

Ça méduse mon gros rat d’eau.

— Ah ! le filou ! T’es certain de ce que t’avances, Mec ?

Je lui bonnis par le menu mes aventures de la chambre, sans lui rien celer, pas même la conduite provocante d’Angélique.

— La preuve que c’est bien lui, conclus-je, c’est qu’il est en train de mettre une rouste à sa fifille. S’il la corrige, c’est que, non seulement il est au courant de sa visite, mais qu’il a entendu sa conversation polissonne. Donc il était aux aguets, donc c’est lui qui a fait jouer l’orgue, éteint la lumière, soufflé la farine… À mon avis il en a trop fait. Son petit coup de prestidigitation, ça marche à Bobino, quand il y a la fosse d’orchestre entre lui et le premier rang des spectateurs, mais prétendre l’appliquer au commissaire San-Antonio, ma parole, c’est de l’inconscience. Il s’imagine que tous les flics sont des Bérurier…

Au lieu de regimber, le Gros me tourne les talons. D’un pas rageur, il marche sur la ferme. La lune sort d’un nuage pour éclairer la sienne. L’ayant aperçue, la malheureuse se précipite derrière une pile de stratus et décide de changer de quartier.

— Où vas-tu, Gros ?

Il ne se donne même pas la peine de répondre. Il va, le dargif hérissé, les pendeloques ballottantes, ses pharamineux mollets bandés par la violence de sa démarche.

En soupirant, je le suis. Le Gros stoppe au milieu de la cour de ferme.

— Broise ! hurle-t-il.

Des vaches dérangées, croyant reconnaître le mugissement de quelque taureau, lui répondent sinistrement. La façade, qui s’était éteinte, se constelle de lumières. Des bustes se perchent sur les barres d’appui des fenêtres.

— Ambroise, nom de D… ! crie encore Bérurier.

— Qu’est-ce que c’est ? demande le cousin.

— Arrive ici tout de suite, j’ai à te causer !

Un instant passe, que je mets à profit pour rejoindre mon estimable collègue.

— Tu ne vas pas faire d’esclandre, Pépère, lui dis-je ; après tout, c’est de bonne guerre, l’astuce de ton cousin. Ça nous fera une anecdote savoureuse à raconter pour amuser les potes…

Mais il ne répond pas. Ses ongles énervés grattent furieusement des parties de lui-même que l’obscurité pudique dérobe après qu’il les ait déculottées.

Radine Ambroise, le bénard en accordéon, la chemise mal remisée, la bretelle en queue d’âne, les pieds nus dans des galoches non lacées.

— Tu me demandes, Alexandre ?

Du coup, voilà mon Béru parti dans une harangue exactement opposée à celle qu’il m’a déballée quelques minutes auparavant.

— Tu serais pas le cousin de ma femme, je te filerais le râtelier dans la fosse à purin, Ambroise, si tu veux tout savoir ! attaque mon noble et courroucé camarade. Du côté à Berthe, vous êtes tous pareils : menteurs, arnaqueurs, cupidons et tout.

— De quoi, de quoi ! proteste Ambroise éberlué.

— Que tu chambrasses les bouseux du coin, j’en ai rien à fiche, continue le Véhément, mais que tu me blousasses, moi ton parent ; que tu blousasses mon supérieur anarchique que voici, avec tes conneries de fantôme, alors là je te dis que c’est l’abomination des abominations, t’entends, dis, péquenod ?

Voilà-t-il pas que la lune se remontre encore, attirée par l’altercation. Ça me permet de mater la pâleur du cousin, le tremblement de sa moustache, l’effarement de ses lampions.

— Crie pas si fort, Sandry ! murmure-t-il, si mon personnel t’entend, ça va être la traînée de poudre dans le village.

— Et alors, tu te figures que ça me fatiguerait le mental qu’on susse ici qui t’es ? Combinard, va ! Ta moralité, Ambroise, tu veux le savoir ? C’est de la toupie de rançonné[7] ! Ainsi, monsieur s’amuse d’hanter la crèche de ses patrons pour, ensuite, se la faire brader pour des fèves !

— Je t’en supplie ! murmure le cousin, de plus en plus alarmé.

Comment peut-il espérer endiguer le juste courroux du Vaillant ? Autant vouloir vider la piscine Molitor avec une cuillère à café !

— Môssieur voulait jouer la Châtelaine du Lit Blanc à tarif réduit ! poursuit le braillard. Môssieur s’imaginait déjà de la Haute, invitant les grands de ce monde dans son donjon fait aux dalles ? La duchesse de Chianti. la reine Juliénas, le duc de Jambon de Parme ; le roi Boudin, la famille Bergamote de Nancy, Jean-Consentant de Graisse. Môssieur prétendait donner dans la gardinge partouze royale, avec la chasse qui accourt et les valets de panards loques comme à la Comédie-Française, si jeune Mabuse[8] !

— Tu exagères, Sandry, bégaye le fermier.

— J’exagère ! Oh, dis, Ambroise, m’est avis que c’est toi qu’envoies le bouchon trop loin. Tu veux que je te dise ce que tu es ? Tu le veux, dis, tu le veux ?

Ambroise ne le souhaite pas tellement, d’autant plus que maintenant toute la corbeille est garnie de silhouettes attentives ; mais Béru va le dire. Pour l’instant, il fouille son vocabulaire à la recherche de termes flétrisseurs, d’épithètes définitives, de comparaisons meurtrières. Il finit par dégauchir quelque chose de valable. Moins cruel qu’il n’y paraît, il baisse le ton pour porter l’estocade.

— Ambroise, fait-il. t’es pas un agriculteur, t’es un avide-culteur.

Un peu sibyllin sans doute, mais c’est l’intention qui importe. La preuve, c’est qu’Ambroise, qui a bel et bien mesuré l’étendue de la dégradation, gémit d’un ton pathétique :

— Dis pas ça, Alexandre !

Las, Alexandre l’a dit et les paroles lâchées sont comme le temps perdu : elles ne se rattrapent pas.

Il regrette pourtant, déjà, sa bonté revenant au grand, au triple galop.

— Ambroise, murmure le Gros, ça a peut-être dépassé ma pensée, je dis pas ; mais conviens de ce qu’y a du vrai.

Ambroise hoche la tête et profite de l’accalmie pour nous entraîner vers le cellier, lequel se trouve sous la grange contiguë à la maison de maître.

— Viens boire un coup, Sandry, propose-t-il, et vous aussi, monsieur le commissaire, je vous raconterai…

Ce sont des arguments qui achèvent de faire fondre Béru. Il renifle tristement en se fourrageant l’entrefesses jusqu’aux secondes phalanges.

— Tu vois, m’apostrophe-t-il, Ambroise, dans son genre, ça serait pas le méchant homme ; ce qu’il a, c’est qu’il a pas de sens moral.


Nous voici dans la fraîcheur vinasseuse du cellier. L’ampoule nue, noircie par les fientes de mouches, répand une pauvre clarté. Ça sent bon le tonneau moussu, la terre battue gorgée de vin, le salpêtre, la paille pourrie… C’est la solide odeur des caves de campagne, qui soûle déjà…

Gravement, en méditant ses futures explications, Ambroise décapite une vieille boutanche poussiéreuse et emplit trois verres solidement culottés, eux, contrairement à Béru qui ne l’est pas, lui.

— Toi qui es connaisseur, fait ce vil flatteur en présentant un godet au Gros.

Sa Majesté écluse son verre de fond en comble, puis clappe de la menteuse à deux reprises pour témoigner du bonheur qui règne en son palais. Enfin il rend son verdict :

— C’est pas de la chaude-p… de tronçonné[9], apprécie-t-il.

Mais la justice avant tout. Foin des plaisirs factices engendrés par les boissons alcoolisées. Il n’oublie pas qu’il vient de s’ériger en tribunal, Béru. Il doit juger, Salomon avant Bacchus !

— On voudrait savoir tes circonstances atténuantes, Ambroise, à ses moutons revient-il.

— Écoutez, soupire le cousin, c’est vrai que j’ai voulu blaguer le commissaire. Tu m’avais parlé de lui en tels termes, Sandry, que j’ai pensé qu’il fallait en rajouter pour le convaincre…

— Caisse tentant par « en rajouter » ? questionne sournoisement l’enquêteur.

— Je me suis dit que les manifestations habituelles ne l’impressionneraient pas suffisamment… J’en remets seulement lorsque j’ai affaire à des sceptiques, comprenez-vous ?

Il se tourne vers moi.

— J’espère que vous ne m’en garderez pas trop rancune, commissaire ? Avouez que c’était bien trouvé ?

— J’avoue, avoué-je. Mais, cher Ambroise, prétendriez-vous qu’il existe néanmoins un fantôme ?

Il opine.

Lors, Béru lui met la main sur l’épaule :

— Pèse tes mots, cousin, ordonne-t-il avec dureté. Tu prétendrais qu’il y a un fantôme, je considérerais que tu te refous de notre gu… Or, si tu te refoutrais de notre gu…, c’est probable que je pourrais plus me contrôler et j’aimerais pas que ma visite chez toi fïnissasse dans le fâcheux, si tu comprends ce que pas parler veut dire ?

— Je ne sais pas s’il existe un fantôme, déclare très sérieusement Ambroise ; mais je peux vous jurer qu’il se produit d’étranges manifestations auxquelles je suis absolument étranger, je le jure sur la vie de ma fille…

Béru s’apprête à se fâcher avec précaution, lorsqu’une musique d’orgue, lointaine, retentit, cependant qu’une longue plainte monte des profondeurs de la nuit.

CHAPITRE V

— Vous entendez ? soupire le cousin, en homme habitué à ces sortes de désagréments, mais qui n’est pas fâché pour une fois qu’ils se produisent.

— T’es certain que t’as pas un magnéto qu’est resté branché ? demande Béru.

— Je n’ai jamais eu de magnéto, affirme l’autre.

Il se tait, car les plaintes reprennent. Ce sont d’étranges vagissements. Ce qui les rend plus impressionnants encore, c’est qu’on n’arrive pas à les localiser. Ils semblent suinter des murs ; ou bien monter du sol… On ne sait pas. Ils ont un je-ne-sais-quoi de monstrueux, d’irréel…

— Vous ne direz pas que je mens ! triomphe Ambroise.

— Venez ! enjoins-je en prenant la direction de la chambre hantée.

Nous y débarquons donc, tous les trois, et nous nous plantons devant les orgues. De temps à autre, quelques notes s’en échappent. Mais les plaintes semblent moins présentes que dans le cellier. J’en fais la remarque à Ambroise qui acquiesce.

— C’est toujours comme ça, du cellier on les entend mieux.

— Elles retentissent toutes les nuits ?

— Non, pas toutes, mais souvent.

Je le regarde droit dans les yeux, il ne cille pas. Il comprend ma suspicion et, par son attitude, essaie de me faire admettre qu’elle est, cette fois, imméritée.

— Ne s’agirait-il pas d’un de vos valets de ferme qui rêve tout haut ?

— Le personnel couche de l’autre côté des écuries, repousse Ambroise.

— L’un d’eux ne jouerait-il pas les plaisantins ?

Ça l’amuse presque, Ambroise, cette perspective.

— Tudieu, commissaire, on voit que vous ne les connaissez pas ; ils sont plus bœufs que mes bœufs, ces animaux-là. Pour eux, une farce, c’est donner un coup d’épaule au collègue pour qu’il dégringole dans le tas de fumier…

La plainte reprend. C’est un lamento qui ressemble à un hurlement de loup affamé. Ça glace les os, mes fils, foi de San-Antonio et foie de Bérurier !

— À ton avis ? s’inquiète Bérurier d’un ton faiblissant.

— Mon avis, dis-je, c’est que quelqu’un crie, mes amis. Je dis bien quelqu’un et pas un fantôme. Alors de deux choses l’une : Ambroise sait de quoi il retourne, ou bien il s’agit d’un mauvais plaisant.

— Il aurait de la persévérance, murmure le fermier, depuis le temps que ça dure…

— Depuis combien de temps ? coupé-je.

Il secoue sa belle bouille à guidon droit.

— Écoutez, ça fait cinq ans que j’habite ici et je les ai toujours entendus, ces cris. D’ailleurs, le précédent fermier a lâché à cause d’eux. Sa bonne femme devenait marteau, et ses gosses faisaient chorus…

J’allume un cigarillo.

— Vous qui êtes un garçon solide, Ambroise, vous n’avez jamais eu l’idée d’approfondir la question ?

— J’ai essayé.

— En quoi faisant ?

— Les premières nuits j’ai tout exploré, mon fusil sous le bras. J’ai guetté, cherchant à définir d’où ils partaient, parfois je croyais découvrir l’endroit, et puis ils venaient d’ailleurs… Vous vous rendez bien compte du phénomène, tenez, écoutez encore…

Cette fois, c’est presque un chant qui monte des limbes. Un chant sans parole, une mélopée démente, gutturale, entrecoupée de silences.

— Ça m’a fait ça la nuit dernière, annonce le Décalcifié. On perdrait la boule à l’entendre, tu ne crois pas ?

— Non tonné-je, je ne crois pas, parce que c’est QUELQU’UN ! Et qu’on ne peut avoir peur de QUELQU’UN, messieurs, sauf si le quelqu’un a une arme à la main et pas vous ! Ne nous égarons pas.

— Où qu’il est ton quelqu’un, hé, positiviste ?

— Justement : trouvons-le !

Un feu ardent[10] m’embrase. J’en ai ma claque de cette comédie. Si Ambroise continue de nous chambrer, je le démasquerai, et s’il s’agit vraiment d’un mystère, je le percerai, avec ou sans le concours d’un pic pneumatique. Ça commence à bien faire, mes chéries. San-A. et les fantômes du Franc-Mâchon, ça serait un titre pour mes bandes dessinées de France-Soir !

— Écoutez. Ambroise, décidé-je. Une dernière fois, vous me jurez ne rien connaître de ces cris ?

Il étend la main du serment. Elle est marquée de roux, comme les deux grands bœufs blancs de son étable. Elle ne tremble pas. C’est la main qui sert de paravent à son honneur d’homme.

— Je le jure, commissaire !

— Parfait. Maintenant que ce point est écarté, attrapons le mystère par le bout de sa queue. Vous avez eu, en cinq ans, le temps de déterminer le rayon de ces sons étranges. Dites-moi d’où ils sont perceptibles, et d’où ils ne le sont pas.

— Eh bien, fait l’homme roux en réfléchissant : on les entend d’ici, du salon d’en dessous, — mais plus faiblement — du cellier et un peu de la grange. Il arrive aussi, certaines nuits, qu’on les perçoive depuis l’angle est des bâtiments.

— C’est tout ?

— Pratiquement.

— Et vous ne les entendez que de nuit ?

Il a une sorte de grimace dubitative.

— Non, il est aussi arrivé qu’on les perçoive dans la journée, commissaire. Mais c’est assez rare.

— Tiens donc, ricané-je, je me figurais sottement que les revenants ne revenaient que la nuit.

Je m’accroupis et, du doigt, je me mets à tracer un graphique dans la couche de farine recouvrant le parquet.

— Voici grosso-modo la topographie des bâtiments, dis-je.

Les deux hommes se penchent, ce qui place Bérurier dans une position dont son standing aurait à souffrir si nous nous trouvions dans un lieu public.

— Ici, dis-je, la maison de maître… À cet angle, la pièce où nous nous trouvons, c’est bien ça ?

— Tout à fait, admet le fermier.

— Une partie des communs, celle précisément où se trouvent le cellier et la grange, s’appuie contre ladite maison de maître, toujours d’accord ?

— Toujours, murmure Ambroise, intéressé.

Je trace un cercle sur le point crucial du graphique.

— Ce qui revient à dire que la zone des cris se situe uniquement dans cette partie ?

— Exactement.

— Voyons maintenant comment les lieux se présentent en élévation.

Je fais une rotation de quarante-cinq degrés afin de disposer d’une nouvelle surface poussiéreuse vierge.

Mes auditeurs me suivent dans mon déplacement. Béru, un peu plus accroupi, ressemble maintenant à un éléphant qui somnolerait, la tête entre ses pattes[11].

— Voilà le grand salon, continué-je sans m’arrêter pour lire mes renvois en bas de page. Au-dessus, la chambre aux orgues… En contrebas, juste de l’autre côté, le cellier, puis, au-dessus du cellier, la grange. Pas d’erreurs, Ambroise ?

— Le plan de l’architecte devait ressembler à ça, approuve notre hôte avec admiration.

— Conclusion, les orgues que voici sont adossées à la grange.

— Et alors ? demande Bérurier…

Je lui fais signe d’écraser, vu que les plaintes ont repris. Des plaintes ? Non, pas exactement. C’est plus : une libération. Il a dû vous arriver, vous trouvant sur un bateau, au milieu du grondement des flots, ou encore sur une lande balayée par un fort vent, d’exhaler un grand cri pour vous mettre à l’unisson des éléments ? Eh bien ! ça ressemble à ça, moins la mer, moins le vent. On dirait qu’un être en détresse subit une intense exaltation et la traduit par ce gémissement.

Je me redresse, les jambes engourdies par ma position accroupie. Les fourmis qui me donnaient l’assaut décambutent en rangs pressés. Béru pousse un cri, car il s’est coincé Popaul dans un accroc de sa veste de pyjama. Incident négligeable, son pendule sur coussins d’air en ayant vu et subi d’autres.

— Qu’est-ce tu mijotes ? me demande-t-il, ayant surmonté sa douleur et sachant interpréter mes silences.

C’est lui qui pose la question, mais c’est à Blücher que je réponds.

— Ambroise, il va falloir réveiller vos valets, mon cher, nous allons avoir besoin de leur force herculéenne. S’ils pouvaient amener des cordes, ça ne serait pas mal non plus.

— Qu’est-ce tu mijotes ? reprend Béru, impatienté et mécontent de se voir négligé, lui poulet modèle, au profit d’un vieux filou de cousin.

— On va déplacer les orgues, Gros.

— Biscotte t’as l’impression que l’esprit-chanteur se planque derrière z’eux ?

— Je n’ai pas d’impression, je commence les recherches, un point, c’est tout !

Ambroise opine et va quérir ses manards. L’Enflure le regarde sortir, la bouche ouverte.

D’un geste souple, il se lisse les poils du bide, lesquels s’obstinent à vouloir se faire passer pour de l’astrakan.

— J’eusse pas cru ça de lui, dit-il. Si on constate qu’il continue à nous faire naviguer dans de l’eau de vaisselle, je te jure que tout cousin qu’il fusse, je lui mets une paire de tartouzes-maison qu’ensuite il ressemblera à un étalage de melons.

Je le rassure d’un hochement de tête.

— Tu te fais des berlues. Gars. Je suis certain qu’il en a seulement remis un peu pour corser ma nuit blême…

— Alors, ces cris ?

— Je n’ai pas d’opinion pour le moment !

Il lâche ses beaux poiluchards ondulés, non sans en arracher un qu’il mire et admire longuement, fier d’avoir assuré sa végétation.

— T’as pas d’opinion, n’empêche que tu casses la cabane, ricane le Démoniaque. T’espères quoi en remuant c’te cathédrale ?

Sa question abrupte, comme toutes les questions béruréennes, me démonte un peu. Au fait, c’est vrai, que cherché-je ?

Il continue, fustigeant mon inconscience, en homme prosaïque plus enclin à admettre le surnaturel à l’état pur que les chimériques recherches qui vont être entreprises.

— Ces cris, depuis toujours on les entend, San-A.

— Pas depuis toujours : Ambroise ne les entend que depuis cinq ans, puisqu’il n’habitait pas ici avant…

— Mais avant lui, son précurseur les entendait, même que sa bergère avait les cellules qui faisaient la colle, à force.

Il souffle sur son poil brun, le regarde chuter mollement sur le parquet farineux, et enchaîne :

— De toute façon, figures-tu-toi qu’un zig est planqué derrière l’orgue depuis cinq berges, Mec ?

Cette perspective le divertit.

— Tu parles d’un ciné turc[12], mon neveu ! Oh, dis donc, Totor, j’espère qu’il s’est prémuni d’un jeu de cartes et d’un bouquin de mots écrasés…

Tout cela part d’un réel bon sens. Seulement, moi, San-Antonio, je ne connais que la vérité de mes sens (qui sont uniques comme tous ceux de Paris). Je perçois des cris, je suis certain de mes facultés auditives, je fais confiance à celle des autres témoins, et je conclus que ces cris, QUELQU’UN les pousse, je n’en démords pas.

Le Dodu me défrime avec un tout petit rien de commisération.

— Y a des moments, je te jure, ton caberlot doit ressembler à un potage de vermicelles, pour que t’ayes des idées aussi branlantes du manche.

Je le bigle de mes prunelles en acier bleui.

— Dis-moi, Tas d’immondices pestilentielles, crois-tu sincèrement que la Terre tourne ?

Stupéfié, il met ses deux mains sur son ventre œuf-de-Pâques.

— C’te connerie ! murmure le Fustigé de la membrane.

— Eh bien, figure-toi qu’en 1633, on a obligé M. Galilée, qui avait découvert la chose, à se mettre à genoux devant l’inquisition pour jurer que ce n’était pas vrai ! L’homme aux idées hardies est toujours taxé de fou par ceux dont le cerveau ressemble à une citerne percée.

Intimidé par l’ampleur de ma comparaison, il se tait. Il a raison, puisque voilà Ambroise avec ses troupes. Je reconnais en sa compagnie l’homme qui fut ébloui par Berthe, tantôt, et celui qui convoyait la colonie de bovins dans le chemin creux lors de notre arrivée au Franc-Mâchon. Ces gentlemen ont tous deux leurs chemises de nuit crasseuses par-dessus leurs caleçons de jour à longues manches. Ils font du morse avec les paupières et ça craque dans leur tronche lorsqu’un brouillon de pensée s’amorce.

— Messieurs, dis-je, puisqu’il n’y a pas de place de part et d’autre de l’orgue, force nous est de le tirer à nous en le saisissant de face. On va procéder dans le style des poseurs de rails. À mon commandement, tous ensemble, et pleurez pas le jus de nerf. Vous y êtes ?

— Nous y sont ! affirme le dénommé Ferdinand qui me paraît avoir l’esprit plus agile que celui de son homologue[13].

On se farcit une fameuse partie de « ho-hisse », moi je vous le dis. Nous voilà cinq zigotos, baraqués façon blockhaus, à haler mieux que sur une plage sénégalaise. Chaque fois qu’on tire ce petit bonheur du jour, c’est tout juste si on le remue d’un centimètre. Et encore, ce centimètre-là ne fait-il que huit ou neuf millimètres, ce qui est malingre pour un centimètre. À noter au passage (ou au pesage si vous me lisez à Longchamp) que les plus beaux centimètres sont ceux des joueurs de pétanque. Leur boulanche est à une main du cochonnet qu’ils affirment qu’elle s’en trouve éloignée de deux centimètres. Comme dirait notre femme de ménage : Pythagore reviendrait, il en reviendrait pas ! Mais qu’importe le peu de rendement de nos efforts ? La muraille de Chine a été bâtie à la main, non ? À force de « hooo-hisse » et de sueur, on arrive à le décoller du mur, ce foutu monument. Au bout d’une demi-plombe, il est possible de passer par-derrière.

Nous sommes tellement essoufflés, tous, qu’on se croirait dans une gare régulatrice. On a les éponges qui interprètent le morceau de bravoure du « Train sifflera trois fois ». Béru est presque noir et il a ses yeux comme deux minuscules drapeaux japonais. Il se laisse tomber dans un fauteuil qui, trop d’époque pour être solide, crie M… à Louis XV (dit le Bien-Aimé) et se couche, ce qui est vraiment une attitude hostile de la part d’un fauteuil. Le Gros s’est bloqué les jumelles sous l’accoudoir et pousse des cris à côté desquels les plaintes du fantôme ne sont qu’un gazouillis de mouche dans une boîte à bijoux[14].

Il cesse de hurler pour invectiver, Béru. Il dit qu’il en a plein les choses du fantôme. Il comprend pas que des tordus fassent de la musique sur cet édifice qui ressemble aux aciéries de Longwy alors qu’il est si commode de jouer de la clarinette ou du transistor.

Je le laisse brailler et, nanti de ma petite lampe de poche extra-plate à recharge mnémo-statique, avec groupes électrogènes incorporés, je me faufile derrière les orgues. Je vous prie de croire que les araignées s’en sont (et Dalila) donné à cœur-joie. Dites, vous devez vous rendre compte, malgré vos cervelets d’oisillons, de ce que ça peut donner ? Déjà, quand vous tirez votre plumard pour retrouver un bouton de manchette, vous dérangez toute une bergerie, des cancrelats, des fourmis rouges, des mouches vertes, des araignées, sans parler de la pince à pantalon du facteur, des boutons de braguette du garçon boucher et des œuvres complètes de Pierre Lazareff non expurgées. Je dois à la vérité de préciser que chez moi y a pas tout ça, vu que Félicie fait bien le ménage, mais j’en sais chez lesquels on trouve bien pire encore. Des trucs que je peux pas raconter ici parce que mon éditeur me retiendrait la taxe de séjour sur mes droits, d’autor. Des trucs en papier, en bois, en étoffe et même en caoutchouc farci. Je connais un gars, tenez, qui a trouvé jusqu’à un ami de régiment sous son lit ! Sa femme était négligente. Dans les romans pâles pour jeunes filles roses, on parle toujours des ciels de lit, jamais des caves de lit. Les humains, ils sont commak : ils soignent les étages supérieurs. Combien portent une belle cravate et ont des souliers mal cirés. Mais qu’est-ce que je raconte, au lieu de continuer ! Donc, derrière les grandes orgues, c’est le royaume de l’obscur, du honteux, de l’humide, du suintant, du cloqué, du sécréteur, de l’auréole ! Ça pend, ça grouille, ça colle, ça festonne, ça gonfle, ça dégouline, ça s’effare, ça sauve-qui-peute. C’est plein de bestioles multipattes, de taches multicolores, de faux coton, de vrais cocons.

— Faudrait un balai, hein ? évalue Ambroise qui m’a rejoint.

— Yes, sir, consens-je.

Il ordonne à la valetaille bouseuse. Le plus demeuré part en mission. Maintenant, fait exprès, les plaintes ont cessé. Je promène le faisceau de ma lampe sur ce grouillamini. C’est terrible, la nature, elle bouillonne dès qu’on a le dos tourné. Tout est moisi, pourri, vermineux. La vie honteuse qui s’agite sous les pierres ou derrière les meubles sédentaires me trouble et m’écœure. Ça me fait penser à la mort. Au honteux travail des sépulcres qui est un travail VIVANT, les mecs. Avant la saponification des messieurs-dames s’opère une effroyable mais superbe métamorphose. Chapeau devant cet acharnement de l’existence. Vivre la vie sous toutes ses formes, même les plus agressives, même les plus confuses.

Le chpountz radine avec un balai, et Ambroise lui fait nettoyer le cul-d’orgue. Faut du cran pour faire le ménage à cet endroit. Je préférerais nettoyer des gogues de caserne avec ma brosse à dents. La force des simples, c’est qu’ils ignorent la répulsion, comme la force des héros consiste à ignorer le danger. Au bout de cinq minutes, on pourrait pique-niquer entre l’orgue et le mur contre lequel il était adossé. Je repars à l’assaut. Le papier peint se continue, plus humide mais plus coloré que dans le reste de l’immense pièce. Il est bien uni. Pas de brèche ! Les lames du parquet sont parfaitement assemblées.

La bouille du Gros se hasarde dans l’intervalle.

— Vos conclusions, docteur ?

— On ne voit rien, conviens-je.

— Alors on a remué ces hauts fourneaux pour le sport ! explose Sa Majesté. Mince de culture physique, mon commissaire ! Réveiller ces bons plouks fatigués au milieu de la noye pour leur faire jouer « Mon prose derrière l’harmonium ». c’est un tantinet mesquin, tu trouves pas ?

Une chose m’intrigue, que je trouve anachronique. Il s’agit d’un énorme anneau de fer scellé dans le mur, au beau mitan d’icelui. Il fait songer à ceux qu’on scellait à la porte des auberges pour permettre aux voyageurs de jadis d’attacher leurs bourrins.

— À quoi ce machin-là peut-il bien servir ? demandé-je à Ambroise. Dans une chambre à coucher, ça paraît bizarroïde, non ?

— Je vois pas, dit le cousin en lissant sa moustache.

— Vous voyez pas biscotte vous êtes deux lavedus, bougonne La Bérurerie.

Il désigne un énorme crampon enfoncé dans la partie la plus pleine de l’instrument, sensiblement à la hauteur de l’anneau.

— Comment vous vous imaginez qu’ils l’ont plaqué au mur, votre piano à haute tension, mes Mecs ? Puisqu’il n’y a pas de place de côté pour le manitempuler ?

— Ils l’ont poussé, je suppose, dit Ambroise.

— T’aurais que des suppositoires pareils, t’aurais pas fait ma carrière dans la rousse, cousin. Je veux pas médire de votre famille, mais du côté à Berthe, c’est pas la méningique qui vous guette. T’as beau avoir ton baccalauréat d’études, Broise, pour ce qui est d’analyser les choses, tu repasseras. Un bignou commak. tu te figures que ça se pousse kif-kif un tabouret de cuisine ! Ils l’ont t’halé avec une corde, hé. crème d’anchois !

— Comment, halé ? m’intéressé-je.

Fort de son savoir, le déculotté opère une pertinente démonstration.

— Ils ont passé une corde par en dessous, explique le Mammouth, ensuite de quoi après, ils ont passé la corde par le crampon, puis par l’anneau, pour la re-ramener dans la chambre en la repassant par en dessous.

Ça paraît compliqué, dit comme ça, mais croyez-moi. c’est très simple, et surtout très astucieux.

— Ils ont eu plus qu’à tirer, continue ce physicien éminent, pour que votre bazar reculasse[15]. Après d’ensuite de quoi, s’acharne-t-il à commenter, lorsque l’orgue a t’été en place, ils ont lâché un bout de la corde et tiré sur l’autre pour la récupérasser, vous mordez le topo ?

— En effet, Gros, conviens-je. Quand on t’écoute, on se demande si tu n’aurais pas mieux fait d’être déménageur plutôt qu’inspecteur de police.

— Conclusion, triomphe le Gravos, on inscrit pas de chance sur le carnet de bord et on remet la commode à sa place. Et pour la remettre, mes drôles, faut adopter le système que je viens de causer !

— Un moment ! coupé-je.

— Qu’est-ce qui te prend, encore ? grogne l’homme dépantalonné en fronçant ses sourcils de griffon.

— Bougez pas, il y a quelque chose qui ne cadre pas dans tout ça.

Il gouaille, rodomonte devant son public :

— Môssieur le commissaire de ma peau lisse a une autre lubie, je suppose ? Je voudrais pas te désamorcer le moral, San-A., mais tes trouvailles, jusque z’alors, c’est du toupet de pensionné[16].

— Si je t’en crois, commencé-je…

— Crois-moi-z’en, interrompt-il.

— Si je t’en crois, reprends-je, on a scellé cet anneau dans le mur pour les besoins de la cause ?

— Et pourquoi serait-ce, autrement sinon ?

— D’où vient alors qu’on ne voie pas trace de ce scellement, dis, Einstein ?

— Comment ?

— Regarde. Pour sceller ce machin, il a fallu faire un trou dans le mur, y planter la tige de l’anneau et cimenter le tout.

— Exaquete !

— La tige sort toute proprette du papier peint, camarade Phosphoré.

— Et alors ?

— Alors, de deux choses l’une, comme disait le mari de Lady Chaterlay qui n’en avait plus du tout, l’anneau était fixé dans le mur avant qu’on amenât les orgues — et, soit dit entre nous et le phare d’Antibes on se demande bien pourquoi — ou bien on a retapissé après avoir scellé l’anneau.

— Et on se demande encore plus bien pourquoi ! gouaille le Suifeux.

J’opine, comme un cheval de cirque.

— En effet, Gros, on se demande encore plus bien pourquoi. La preuve que je vois juste, c’est que le papier peint est tout moisi dans la périphérie du scellement ; preuve manifeste qu’on a retapissé alors que le ciment du scellement était encore frais.

C’est Ambroise, soucieux et intéressé, qui questionne, cependant que ses valets somnolent, appuyés l’un contre l’autre comme deux bœufs.

— Je saisis mal l’importance que vous accordez à cet anneau, commissaire.

— Et moi donc ! pouffe Béru. J’ai idée que San-A. se monte le cervelet en chantilly c’te nuit !

À vrai dire, je ne comprends pas très bien non plus, mais moi, vous me connaissez ? L’instinct me dirige. Il commande à mes actes. Il est le chef d’orchestre invisible de ma vie.

— Bougez pas, mes amis, soupiré-je.

Je zyeute le papier peint tapissant le mur derrière les orgues. Puis je sors de l’étroit goulet pour aller examiner l’autre, celui qui recouvre le reste de la pièce et alors je fais une constatation : ça n’est pas le même !

Le premier est très brun, avec des motifs hideux représentant des corbeilles de fleurs. Le second est d’un brun plus clair et ce sont des faisans attachés par les pattes à un clou enrubanné qui prétendent le décorer. Dans la pénombre et sous sa couche de salpêtre et de toiles d’araignées, la différence n’était pas flagrante. Elle est pourtant.

Je fais part aux autres de ma découverte.

Ça ne trouble pas la sérénité du Gros.

— Tu te déconnectes le bulbe pour pas grand-chose, mon pote, sermonne l’Éminent. Simplement, les gens qui ont amené l’orgue ont fait refaire la chambre avant d’installer l’engin. Y avait pas assez de papelard, ils en ont mis un autre derrière le monument, quelle importation ça avait-il ? Du moment qu’on le voit pas. Et la preuve que la pièce a été refaite au moment de placer ce bastringue, c’est justement l’anneau qu’on a scellé avant de poser le papelard.

Il est très satisfait de ce contre, Bérurier. Pour le coup il s’en fourbit les valseuses avec frénésie. Il vient de porter un coup sérieux à ma glande détectrice et il se dit que je vais enfin leur foutre la paix, à tous, les laisser rejoindre leurs plumards, leurs bobonnes dormeuses… Un couple, la nuit, ça éprouve le besoin de se ressouder. C’est interne comme attraction. Organique. Une peur informulée ligote les humains, alors ils s’appareillent. La tasse et la sous-tasse, la tanne et la soutane ! Qu’est-ce qu’il fait, qu’est-ce qu’il laisse derrière lui, un couple, hormis des gosses ? Je vais vous le dire : des taches !

Je médite un bout de temps. Et puis je me dis qu’il a raison, Glandulard. Son bon sens terrien est souverain. Reste plus qu’à reflanquer le bahut en place. Je cramponne mon couteau suisse (j’ai toujours eu la passion des couteaux suisses). Celui-ci possède soixante-quatre lames, parmi lesquelles une truelle, un marteau de cordonnier, un ciseau de sculpteur, une crosse de golf, six entoirs, un alésoir, une paire d’avirons, un vérin à vis, une hache d’abordage, un scalpel, douze fourchettes à huîtres et un entonnoir. Je n’ai pas encore commandé le super nouveau couteau suisse, celui qui comporte une rampe lance-missiles et un compteur Geiger. Je dégage la lame-marteau (si l’on peut dire) et voilà que je tambourine le mur alentour de l’anneau.

— Ça y est, l’auscultation, maintenant ! pouffe Bérurier.

Ça sonne le plein, c’est-à-dire que ça ne sonne pas. Ambroise, un tantinet agacé, hausse les épaules.

— Vous pensez, dit-il, ici les murs sont larges comme ça et tout en pierres de taille…

Je frappe encore, sans tenir compte de son intervention, mais sur toute la surface, le pan de mur est plein.

— Est-ce t’es con vaincu, maintenant ? demande Béru en bâillant tellement fort qu’on se croirait dans la ménagerie du cirque Pinder après que les lions aient eu leur ration de phénergan.

— Je le suis, admets-je.

Comme pour me donner tort, un long cri retentit. Nous tressaillons tous et les deux garçons de ferme se réveillent. Chose surprenante, le cri est beaucoup plus distinct, plus présent que les précédents. Il se répète, infini, déchirant. Je colle mon oreille contre le mur. Pas de problème, ça part de derrière.

— Bonté divine ! m’exclamé-je, comme dans les romans où l’auteur est bien élevé, écoutez un peu !

Le Mastar et son cousin m’imitent. Nous voici tous les trois, la joue plaquée à la cloison, écoutant jusqu’aux limites de nos tympans, à nous en arracher les trompes d’Eustache.

— Ça, alors, bégaye Ambroise…

— On dirait franc qu’il y a quéqu’un derrière, convient Bérurier, en homme sachant reconnaître ses erreurs, même lorsqu’il n’est pas certain d’en être le père !

— Ambroise, décidé-je, nous allons percer ce mur ! Envoyez chercher du matériel.

— C’est que, bredouille-t-il avec effarement, le propriétaire…

— Qu’importe, puisque lorsque nous aurons remis l’orgue en place, ça ne se verra pas.

Ce dernier argument le décide. Il ordonne à ses mercenaires de quérir des outils appropriés et. sans plus attendre, armé de mon fameux couteau suisse, je me mets en devoir de gratter le papier peint. Celui-ci tapisse des pierres aussi unies que des briques et jointoyées assez large. Mes compagnons, s’aidant, Ambroise d’un opinel et Béru de son dentier, raclent à l’unisson. Qui nous verrait nous prendrait pour de gentils peintres en bâtiment préparant un travail urgent. On gratte, on grignote, on griffe, on grappille, on graffite, on dégrade, on gravate, on gravite, on aggrave, on burgrave. Le papier déjà soufflé par l’humidité « vient bien ». Les copeaux s’accumoncellent, selon Béru, sur le parquet. Ce qui nous encourage, nous donne la persévérance, nous dope, ce sont ces cris qui continuent, lamentables et tragiques. Je les trouve humains, maintenant qu’ils sont plus proches, plus audibles.

En un peu moins de pas beaucoup de temps, nous avons déblayé trois ou quatre mètres carrés de papelard autour de l’anneau. Je stoppe cette première tranche de travaux afin de considérer le résultat dans son ensemble. Tout de suite, une chose est sautante-aux-yeux : sur une certaine surface, les joints ne sont pas de la même couleur, et les pierres n’ont pas le même assemblage impeccable.

— Regardez, messieurs, dis-je en suivant le contour incertain de cette partie du mur : on a pratiqué une brèche ici, et on l’a rebouchée en utilisant un ciment beaucoup plus clair.

— Exaquete ! fait Bérurier.

Ambroise gratte l’un des joints postérieurement exécutés avec la pointe de son ya.

— En tout cas, déclare-t-il, le type qui a rebouché la brèche n’était pas du métier.

— Pourquoi ? je demande, intéressé.

— Il n’a pas su gâcher son mortier, regardez comme ça s’effrite. On dirait de la pierre pourrie…

Ses péones amènent des broches d’acier et des marteaux. Cette fois, c’est le fermier qui prend la direction des opérations. Il indique aux valets où ils doivent desceller, lui-même met la main à la pâte et ça se met à cogner sec au bout de pas longtemps et même d’un peu moins.

Le heurt des marteaux paraît affoler l’esprit. Maintenant, ses cris semblent indiquer la terreur. Ce sont ceux d’un être que l’on met en joue et qui ne veut pas mourir. Je crois même déceler un « non ! » dans ces vagissements lamentables.

En dix minutes, la première pierre de taille se met à branler comme les ultimes molaires de Béru. Ça stimule nos maçons, lesquels redoublent d’énergie.

Ils s’évertuent avec vigueur. Blancs comme des pierrots, ils sont, les pauvres diables. La poussière de ciment, délayée par leur abondante sueur, forme des masques qui accentuent leurs expressions imbéciles. L’intelligence, c’est avant tout une certaine mobilité du visage.

— Minute ! déclare tout à coup Ambroise, promu conducteur des travaux.

Il tâte la pierre, comme un toubib palpe un ventre douloureux.

— Elle est à point ? demandé-je.

— Je pense qu’on peut la retirer maintenant, elle est complètement descellée.

Ils piquent la pointe de leurs broches entre les joints et se mettent à titiller le bloc. Il remue et se déplace comme naguère se déplaçaient les orgues : millimètre après millimètre.

Bientôt il se trouve en saillie et il est plus aisé de s’en saisir…

— Logiquement, dis-je, vous devez déboucher dans la grange, n’est-ce pas ?

— Ben, il me semble, grogne Ambroise.

Il se produit un énorme « baouing ». C’est la pierre qui vient de chuter sur le plancher (lequel plancher, par une merveilleuse utilisation des surfaces planes, constitue le plafond d’en dessous).

Ambroise s’approche du trou d’environ quarante centimètres de haut sur soixante de long ainsi pratiqué. Il recule brutalement :

— Quelle horreur ! fait-il.

Je n’ai pas le temps de lui demander la raison de cette exclamation. Une odeur effroyable me fouette les trous de nez. Vous en donner la nature m’est impossible tant elle est féroce, insupportable, et variée. Ça pue à la puissance mille ! Il y a de tout là-dedans : des remugles de fosse d’aisance et de charnier ; de sauvages exhalaisons, d’indicibles senteurs qui malmènent le sens olfactif.

— C’est pas la grange, bredouille Ambroise. On dirait un puits…

Je me colle le tire-gomme devant le nez et je m’approche de l’orifice avec ma lampe. Je passe la tête par le trou en me retenant de respirer, ensuite de quoi je glisse ma main qui tient la lampe dans l’intervalle restant et, tant bien que mal, j’oriente le faisceau vers les redoutables profondeurs.

Au début je ne vois rien, sinon un conduit sombre d’un mètre sur deux environ, tapissé de toiles d’araignées. Malgré le mouchoir, l’odeur, l’insoutenable odeur me pénètre, m’investit, me transforme en charogne.

Et puis, le rond de lumière blanche s’immobilise, ce qui n’est pas aisé, car ma main tremble.

Je vois.

Mes cheveux se hérissent, mes yeux s’exorbitent, un cri effroyable retentit, rendu plus caverneux par le conduit.

Je lâche ma lampe qui tombe comme une météorite dans le gouffre, s’y écrase et s’anéantit.

CHAPITRE VI

Tels que je vous connais, vous devez chocotter vilain, mes frères ! Vous point-d’interrogationner le ciboulard, et vous mettre l’aqueux en trompette, pas vrai ?

Franchement, je voudrais pas en remettre, mais y a de quoi ! Il m’arrive parfois de forcer un peu sur le descriptif, de ciseler des épithètes-choc pour vous plonger dans un bain de frissons ; mais alors là, croyez-moi, je me retiens plutôt. La situation est telle qu’il faut cramponner son Littré pour tâcher de trouver des adjectifs corrosifs pour vous la décrire.

Ça serait pas l’immonde odeur qui continue de nous fouetter les naseaux, je me dirais que j’ai eu une hallucination, des vapeurs, un étourdissement. Je vous parole-d’honneure que ma raison branle au manche comme un panache de barbe-à-papa sur son bâtonnet. Une violente nausée me secoue l’alambic, je cours jusqu’à la fenêtre dont je défonce les volets d’un coup de panard (elle est basse et je suis souple) afin de respirer un grand coup l’air paysan autant que nocturne. La bonne odeur de ferme me revigore. J’en reprends à pleins soufflets.

— Qu’est-ce que c’est ? bafouille Ambroise dont la trogne rubescente tourne au bleu de Bresse.

Le Gros n’en mène guère plus large, quant aux deux barmen d’écurie, ils se regardent avec effarement en pompant du pif ces monstrueux effluves qui commencent tout juste à atteindre leur odorat.

— Incroyable, mais pourtant vrai ! dis-je.

L’image, l’atroce image, vacille déjà dans mon souvenir. O miracle de l’humain égoïste qui expulse vitement tout le douloureux, tout le déplaisant de l’existence. Un jour, je me trouvais en voiture en compagnie d’un ancien déporté qui avait passé trois ans dans un camp d’extermination à manipuler des cadavres. Nous assistâmes à un accident banal de la circulation, et mon ami faillit tourner de l’œil à la vue d’une femme ensanglantée dans le fossé !

— Y a quelqu’un ? demande Bérurier, pétrifié par la crainte et le respect.

— Oui, révélé-je, je ne m’étais pas trompé : il y a en effet quelqu’un. Je l’ai peu vu, mais c’est absolument effroyable.

— Un être humain ? hasarde Ambroise, incrédule.

— Un être humain qui n’a plus rien d’humain.

Mais je ne comprends pas, balbutie-t-il, c’est pas possible, comment voulez-vous ? D’abord, qu’est-ce que c’est que ce puits ?

— Il ne s’agit pas d’un puits, mais d’un ancien conduit de cheminée, je suppose.

— Et y aurait un mec là-dedans ? demande Son Incrédulité.

— Il y a, Gros ! Il y a ! On va agrandir la brèche. Pendant ce temps, Ambroise, allez chercher des lampes et des cordes. Et puis amenez une bouteille de gnole, j’ai idée que nous allons en avoir besoin…

Il s’empresse, complètement abasourdi. Avant qu’il ne franchisse la porte, je le rappelle.

— Si vous trouviez une bande de gaze et un flacon d’eau de Cologne, ça serait parfait…

Il part. J’ordonne aux crétins de service d’agrandir le trou, ce qui, maintenant, est une tâche aisée. Ils obéissent, plus dociles que le bétail dont ils ont la garde.

— T’es certain de pas t’avoir gouré, San-A. ? chuchote Alexandre-Benoît Bérurier en louchant vers le trou noir. Comment t’est-ce qu’un bonhomme pourrait avoir vécu dans cette fosse pendant des années ?

— T’as jamais entendu parler de cas de séquestration, non ?

— Certainelé, anglicise mon collaborateur, seulement un séquestrationné, quelqu’un le nourrit, non ?

— Bien sûr.

— Ce qu’est pas le cas de cécoinsse, fait-il familièrement, vu que le gentèleman dont tu causes est emmuré.

— Il doit bien exister un trou quelque part par où on lui passe des aliments !

— Qui, on ? murmure-t-il en détournant les yeux.

— On, pronom indéfini, soupiré-je.

— C’est à Ambroise que tu penses ?

— Il y a combien d’habitants à la ferme, Béru ? Fais le compte… Ambroise, sa femme, sa fille, sa belle-mère, la servante et ces deux ahuris. Je crois qu’on peut rayer les larbins, arrivés ici postérieurement aux manifestations sonores…

— Ambroise aussi est venu postérieurement, objecte le Gros qui s’accroche à l’esprit de famille.

— C’est lui qui le dit…

— Mais, le précédent fermier…

— C’est toujours Ambroise qui le prétend.

Il a trop la déformation poulaga pour ne pas comprendre mes doutes, voire les partager.

— En somme, tu le suspicionnes ?

— J’essaie de comprendre, je marche sur la logique.

Le Mastar fait semblant de penser, puis il déclare :

— Tu crois que si mon cousin aurait planqué un mec dans ce derrière de fausse-basse[17] il se serait amusé à corser la magie pour attirer l’attention ?

La réflexion est assez pertinente, aussi m’abstiens-je de tout commentaire superfétatoire. Justement le revoilà, Ambroise, avec du matériel ad-hoc : lampes-torches, cordages, trousse à pharmacie, gourde de calva. On commence par le plus pressé, c’est-à-dire par se téléphoner chacun une bonne rasade de pousse-au-crime. Le serment du jus de pomme ! Maintenant, la brèche est très suffisante pour permettre le passage d’un homme. Je me confectionne un masque, style bloc opératoire, que j’arrose d’eau de Cologne à la lavande. Ensuite de quoi je me noue une corde à la ceinture.

— Je vais descendre, leur annoncé-je. Vous me laisserez glisser doucement…

Ils acquiescent. Personne ne réclame de prendre ma place. Ça serait pour une partie de chicorne, Béru réclamerait de marcher en tête des troupes. Une mitraillette qui glaviote, ça ne l’émotionne pas, Pépère. Il a le côté lancier du Bengale, mon pote. Mais cette descente en enfer, cette visite au fantôme, c’est pas dans ses aptitudes. Il est pour la charge à l’arme blanche, en rase campagne. Tirez les premiers, messieurs les Rosbifs ! D’accord, ça marche ! L’engloutissement dans la pestilence, dans les ténèbres pourries, il déclare forfait.

J’attache le masque de gaze[18] sur mon nez et j’enjambe l’espèce de margelle séparant encore le gouffre de la chambre. Je tiens la manette de la lampe dans mes dents. Mes mains sont crispées sur la corde.

D’un hochement de tête je leur indique qu’ils peuvent laisser couler. Quelle expédition, mes aminches ! C’est la plongée la plus fantastique de ma carrière. Vous m’avez déjà vu dans un coup aussi saugrenu, vous ? Pas moi. Ou alors c’est que la serrure de ma boîte à phosphore s’est bloquée.

Cette grosse lampe n’a rien de commun avec ma pauvre loupiote de fouille. J’aurais assez de briques pour me construire une tour, je pourrais m’établir gardien de phare avec un projo aussi puissant. Gentleman phare-man, c’est une situation élevée somme toute. Le tout, c’est de ne pas vouloir faire sa partie de tennis tous les matins. Grâce à mon tampon de gaze, l’odeur ne me parvient plus avec autant de force. Je descends lentement. Les toiles d’araignée se plaquent sur mon visage et sur mes tifs.

J’essaie de regarder au-dessous de moi, mais je ne puis régler le faisceau de la lampe, tenant cette dernière avec ma bouche. Je n’ai que les parois du conduit, contre lesquelles je me meurtris. Je vois s’affairer, dans la lumière, des insectes dont je ne soupçonnais même pas qu’il puisse en exister d’aussi barbares, d’aussi illogiques et répugnants. Le trou de lumière, là-haut, s’éloigne de moi. Je sens que je vais bientôt parvenir à destination. Vu l’exiguïté du boyau, il est probable que je vais entrer en contact avec l’être fugitivement aperçu. Mon être se contracte. La répulsion me crispe, me meurtrit. N’importe, il faut continuer ce glissement infernal.

Les centimètres de chanvre coulent dans mes mains, y mettant une tramée de feu.

Et tout à coup, mes pieds rencontrent une surface dure. Pas d’erreur, c’est le sol. Je trouve mon équilibre, je lâche la corde brûlante. J’empoigne la lampe de mes doigts engourdis par la descente.

Le cauchemar change de forme. Me voici au fond du goulet et il n’y a plus personne ! Vous avez bien lu, ou si j’ai oublié de vous l’écrire ? PLUS PERSONNE ! Je regarde la paroi : elle est unie, composée de pierres bien scellées et recouvertes d’un salpêtre très ancien. Pourtant il me semble percevoir le bruit rauque d’une respiration saccadée. J’incline ma lampe. Derrière moi, au ras du sol, s’ouvre une sorte de terrier. Je me baisse et un frémissement me parcourt depuis la pointe des nougats jusqu’à celle des crins, avec arrêt facultatif dans le bitougneur à incandescence. L’être que je n’avais fait qu’apercevoir de là-haut est là, blotti dans une petite grotte qu’il a dû creuser lui-même avec ses ongles. Ça forme une niche cernée par les épaisses fondations de la maison. Il baigne dans une flaque d’eau provenant d’infiltrations et c’est l’homme le plus terrible qu’il m’ait été donné de rencontrer. J’ai vu des vilains blessés, des monstres, des épaves. On m’a montré dans des bocaux honteux les embryons sinistres d’individus fort heureusement inaboutis ; mais jamais, non, jamais, spectacle plus affreux ne m’a meurtri les yeux. Cette chose à laquelle force m’est de donner le nom d’homme, comme ne manquerait pas de l’écrire mon regretté camarade Ponton du Sérail, est d’une maigreur inexprimable. C’est un tas d’os surmontés d’une tête hirsute. Sa barbe lui arrive aux genoux, et il n’a plus un seul cheveu. Ses oreilles ressemblent à deux anses de panier. Ses yeux sont pratiquement fermés. De longues, longues griffes prolongent ses mains et ses pieds. Sa peau est un abject crépi de boue, d’excréments, de crasse, de sanies, de pustules, de croûtes, de suppuration. Il cligne à peine des paupières dans la cruelle clarté de ma lampe, preuve qu’il est aveugle.

Je demeure anéanti à la vue de ce déchet. Je comprends que cet être vit ici depuis des années, sans le moindre contact avec d’autres êtres ni avec le jour.

Comment a-t-il pu subsister ? Mystère. Mystère que je me promets d’éclaircir dans un moment, mais pour l’instant j’ai une tâche plus impérieuse à accomplir.

Dominant mon effroi, je m’accroupis à l’orée du terrier.

— Monsieur, appelé-je doucement, vous m’entendez ?

Il ne répond pas. Sa carcasse tragique laisse voir les battements de son pauvre cœur. Plus haut, je crois vous avoir fait une réflexion à propos de l’acharnement de la vie. Où trouver exemple plus saisissant ?

— Je viens vous délivrer, continué-je à voix basse. Sortez de là, nous allons vous soigner.

Il ne réagit pas. Ma voix lui fait peur. Je réalise qu’il a totalement perdu la raison. Il est désormais pire qu’un animal. Suprême étape avant l’anéantissement définitif.

J’avance la main pour le saisir. Il ne réagit que lorsque mes doigts se referment sur la fange dont il est recouvert. Alors il pousse une plainte. Je le tire à moi. Il a si peu de forces que, malgré son opposition marquée, je n’ai aucun mal à le dégager de sa tanière. Tout en l’amenant dans le conduit, je m’obstine à lui parler, plus pour me persuader que j’ai bien affaire à un homme que dans l’espoir de l’apprivoiser. Jamais la charité humaine n’a été aussi méritoire.

— Venez, mon vieux…

Marrant, au fond (du trou) de vouvoyer cette loque.

Il n’a plus de vêtements. Sa débilité est totale. Ses membres et son échine se sont arrondis. Il a une forme de fœtus ou de singe.

— Alors ? demande depuis là-haut une voix réverbérée par le conduit.

Impossible de savoir si c’est l’organe du Gros ou celui d’Ambroise.

— C’est horrible, dis-je. Préparez-vous au pire. Je vais attacher ce malheureux avec la corde et vous le remonterez très lentement, car il est complètement épuisé…

Je me défais de la corde pour la passer autour du squelette vivant.

— Tâchez de ne pas vous évanouir quand vous le verrez, crié-je encore à mes compagnons, car je vous préviens que vous n’avez jamais rien vu de semblable. Il faudrait tout de suite appeler un médecin.

Ils se mettent à haler. Le type crie. Mais ses plaintes l’affaiblissent. Je vois ce corps dévasté s’élever progressivement. Alors, profitant du temps mort que je dois passer dans la fosse, je décide d’explorer celle-ci en détail afin de comprendre ce qui a pu se passer. Le fond du trou est garni d’une couche visqueuse, composée de terre humide et d’excréments.

En y regardant de plus près, j’aperçois un tas d’os minuscules. M’est avis que ce pauvre diable s’est nourri de rats pendant son interminable claustration. Il y a des dents aussi : de minuscules dents de rongeur, plus petites que des grains de riz, et des dents humaines : celles qu’a perdues l’emmuré.

Dominant mon dégoût, je me file à plat ventre pour explorer ce que j’appelle la grotte. C’est une excavation possédant les dimensions d’une grosse malle.

Il est clair que le prisonnier l’a creusée lui-même. Mais trois choses l’ont stoppé : l’impossibilité dans laquelle il se trouvait d’évacuer la terre résultant des fouilles, les fondations des bâtiments, et les infiltrations.

À cause de celles-ci, il n’a pu creuser sous les fondations, en revanche c’est cette eau qui lui a permis de survivre dans son enfer. Au fond de la grotte, je remarque un léger monticule doré. Vérification faite, je découvre avec ahurissement qu’il s’agit de grains de maïs. Mais je ne suis pas au bout de ma surprise car, ayant saisi les grains, j’en vois couler d’autres par une légère fissure de la muraille. Ça ressemble un peu à ces distributeurs de cacahuètes que l’on trouve sur les comptoirs des bistrots. S’il y a pas gourance, ce maïs provient du silo de la grange mitoyenne. Il sourd, comme l’eau, par une légère fissure. Une vingtaine de grains s’écoulent, reconstituant le petit monticule qui forme valve. Je m’explique maintenant comment le séquestré a réussi l’opération survie. Ce Bombard des catacombes mangeait du maïs cru, buvait l’eau des infiltrations et se payait à l’occasion des rats et des cancrelats.

Je ressors de l’infâme niche et braque vers l’orifice le faisceau de mon projo. L’homme est presque arrivé à destination. Là-haut il se fait soudain un grand, un terrible silence.

CHAPITRE VII

— Ohé, du donjon ! appelé-je…

La voix de Béru (je la reconnais non pas à son timbre, mais à son vocabulaire) laisse tomber :

— Hé ben ! mon pote, t’as bien fait de prévenir ! Il a pas bonne mine, l’estivant !

— Vous avez demandé un toubib ? lancé-je.

— Ambroise y est été.

— Grouillez-vous de me retourner l’ascenseur, c’est pas le Plazza-Athénée ici !

Trois minutes plus tard, la corde fait retour et on m’extrait de cette infernale geôle.


Ils ont étendu le type sur le lit et la vermine se met à grouiller sur le drap blanc. Il lui en sort de partout, sous toutes les formes homologuées ou non. C’est l’exode des poux, des puces, des vers, des cancrelats. Ces messieurs-dames sentent que leur règne est fini et qu’il va falloir les mettre dare-dare avant le grand fourbissage. C’est le sauve-qui-peut ; le saute-qui-peut ; le chauve-qui-pue.

On a beau se solliciter la charité, se répéter qu’il s’agit d’un homme, nous sommes pétrifiés et demeurons à deux bons mètres de ce cadavre vivant, hypnotisés par sa déchéance, subissant une espèce d’atroce délectation.

— Tu parles d’un cadeau pour le coiffeur et la manucure, bavoche la Glandoche.

Ambroise regarde de tous ses yeux, comme s’il voyait pour la dernière fois.

— Ainsi, il y avait quelqu’un, soupire-t-il. Depuis le temps, mais comment ?

En termes menus, je leur raconte l’opération-survie du rescapé, les infiltrations d’eau et de maïs, les rats, les bestioles.

— Et l’air ? demande le fermier.

— Je pense qu’il y a des fissures en haut du conduit, car on respire à peu près normalement là-dedans.

C’est le Gravos qui, le premier, pose la question cruciale : celle que, bien que vous souffriez d’une hypertrophie congénitale du cervelet, vous vous êtes déjà posée, avides de tout savoir comme je vous connais.

— Comment qu’il est arrivé dans ce trou ? demande-t-il.

Je hausse les épaules.

— Tu penses bien qu’on l’y a enfermé.

— C’est affreux, balbutie Ambroise, comment peut-on faire une chose pareille !

Il est sincèrement courroucé, le cousin du Gros. Mes doutes à son égard se sont envolés, maintenant que j’ai pu constater que la séquestration de l’emmuré remonte bien à plusieurs années.

Dominant ma répugnance, je m’approche du pauvre bougre. Impossible de lui donner un âge. Il peut avoir trente ans ou en avoir quatre-vingts. Franchement, à cinquante berges près, il est impossible de se prononcer. Je remarque une boursouflure au sommet de son crâne.

La cicatrice mal refermée d’une très profonde blessure. Cette ancienne plaie a été provoquée par sa chute dans le conduit, à moins que…

Oui, je pense entrevoir la vérité. Une partie de la vérité tout au moins. On a dû vouloir l’assassiner et c’est son cadavre qu’on a cru emmurer. Mais le type n’était pas mort, et malgré la chute de cinq à six mètres ayant suivi son « assassinat », il a réchappé. J’imagine cet être grièvement blessé au fond de cette fosse. Sa fièvre, son délire… Et puis sa lucidité revenant. Il a dû appeler. Il a gratté les murs de ses ongles, fouillé la terre. Le temps s’est écoulé, interminable. Il a eu la notion de l’éternité. Cet homme est l’homme le plus vieux du monde. Il a vécu l’équivalent de millénaires, pendant ces quelques années, englouti dans ces ténèbres suintantes, luttant comme un termite pour subsister, s’acharnant à préserver un reliquat de vie. Il a eu des périodes d’espoir, tandis qu’il creusait sa grotte. Sans doute espérait-il qu’elle déboucherait à l’air libre. L’arrivée des grains de maïs a dû constituer pour lui le plus fabuleux des cadeaux. Alors il s’est installé dans son terrier. A-t-il été aussi malheureux qu’on le suppose ? N’existe-t-il pas, tout au bout de l’horreur, une sorte de règle de compensation qui fait que l’individu subit une métamorphose mentale ? Que la vie lui suffit en tant que vie ? Qui sait s’il n’accède pas à la félicité ? Si la joie de s’assouvir dans le noir, de sentir battre son cœur, couler son sang, n’est pas une forme de l’extase à ce degré-là ? Insensiblement, sa forme de pensée s’est modifiée, sa raison a chaviré ; il est devenu, non pas fou, je déteste ce terme, le trouvant impropre, mais… autrement. La folie n’est-elle pas un refuge ?

— À quoi que tu gamberges ? me demande Bérurier, d’un air et d’une voix recueillis.

— J’imagine, dis-je… Voilà des années, quelqu’un a filé un coup de goumi sur la bouille de cet homme ; regardez, on voit nettement la marque. L’ayant estimé mort, ce quelqu’un a voulu faire disparaître le supposé cadavre en l’emmurant ici.

Le Gros opine.

— Et cézigue qui n’était pas viande froide a récupéré au fond de son trou ?

— Exactement.

— Alors, murmure le Gros, le soi-disant quelqu’un qui a fait le coup ne sera pas duraille à coiffer.

Et d’expliquer à nos silences recueillis :

— Fallait qu’il réunissât plusieurs conditions, l’assassin : primo, qu’il jouissât de la maison, deuxio qu’il eusse le matériel pour déplacer l’orgue, percer le mur, reboucher le trou, retapisser, troisio, qu’il connaissût l’existence du conduit !

Je pose ma main sanieuse sur l’épaule musculeuse de mon dévoué camarade.

— Béru, lui dis-je gravement, tu viens de résumer magnifiquement la situation. Il suffit en effet de répondre à ces trois questions élémentaires pour alpaguer le criminel. Quand nous saurons qui pouvait disposer de cette maison, qui pouvait y percer un mur sans attirer l’attention, et qui pouvait connaître l’existence de cette ancienne cheminée, quand nous saurons cela, Gros, un type qui se croit présentement bien peinard ira goûter à son tour la paille humide des cachots. Et à ce moment-là, mon pote, je ne regretterai qu’une chose : c’est que la prison où on le bouclera possède l’électricité, le chauffage central, l’eau courante ; qu’on lui fasse bouffer du poisson le vendredi et qu’il ait droit à regarder la télévision le dimanche !

— C’est pas le tout, murmure Sa Majesté, je tiens à t’hommager et à m’escuser, Mec. Je te chambrais quand tu prétendais que c’était quelqu’un qui criait ; je me permettais même de me foutre de toi, bien que tu fussas mon supérieur anarchique, je tiens à reconnaître mes torts et à te faire une noisette honorable[19].

Je remercie du chef (que je suis).

— Et maintenant, fait Sa Dévotion, si qu’on s’occupait de Pépère ? Vous pensez pas qu’en attendant le docteur, on pourrait y faire écluser un gorgeon de calva, histoire de commencer sa réducation à la vie civile ?

— Ça pourrait le tuer, dis-je ; rends-toi compte que depuis des années, ce pauvre bougre n’a mangé que des rats et du maïs cru.

— On lui commencerait un brin de toilette alors, que ça ne lui ferait pas de mal. Tiens, ne serait-ce que la barbouze, mon pote ? T’as déjà vu un père Noël avec un piège à macaroni pareil, toi ? Moi, jamais. Y doit balayer le plancher, ton emmuré de frais, quand il se balade.

Ses boutades tombent à plat. D’abord parce qu’il n’a pas le cœur à les dire, et surtout parce que nous n’avons pas le cœur à les entendre. Ce pauvre hère ravagé n’incite guère au quolibet.

— Quelle aventure ! ne cesse de marmonner Ambroise, quelle aventure ! Quand on va savoir ça…

Il est morose, le premier moment de stupeur passé. C’est la mort du fantôme ! La ruine de ses espoirs secrets. Adieu ses projets de conquête terrienne. Pour le coup, ma trouvaille vient de la revaloriser, la propriété, dans des proportions qui la lui rendent inaccessible.

— Écoutez, Ambroise, murmuré-je, pour l’instant, j’aimerais mieux que la chose ne s’ébruite pas.

Une bouffée d’espoir lui redonne des couleurs.

— Vraiment ?

— Le criminel croit depuis très longtemps que sa victime est morte, c’est un atout pour nous. Quand le médecin sera là, je lui demanderai de faire conduire ce pauvre homme dans un hôpital assez éloigné d’ici et où le secret sera préservé.

— Bonne idée, approuve véhémentement le fermier. Le docteur Laudaneume est un homme très discret, qui saura tenir sa langue.

— Et vos valets ?

Ambroise considère d’un œil critique les deux ahuris qui se sont déjà endormis dans les fauteuils.

— Oh, eux, dit-il, si je leur dis demain qu’ils ont rêvé tout ça, ils croiront l’avoir rêvé.


Des phares dansent dans les vitres de la croisée. Un bruit de moteur grandit et, m’étant approché de la fenêtre, je vois danser une deux chevaux Citroën sur le terre-plein.

Je fais un grand signe pour attirer l’attention du conducteur. Le médecin m’aperçoit et stoppe devant le perron.

Je me grouille d’aller à sa rencontre dans le froid escalier de pierre.

C’est un jeune toubib aux cheveux en brosse et au nez proéminent. Il ressemble à je ne sais quel oiseau de l’ordre des échassiers dont j’avais la photo sur une image de chocolat, jadis, et dont l’œil à la fois morne et vigilant me troublait.

— Je croyais cette maison inhabitée, me dit-il, depuis le rez-de-chaussée.

Je dévale les degrés.

— Tout le monde le croyait, docteur, lui dis-je en lui serrant la main.

Il porte une chemise bleue à col ouvert, un pantalon de velours et un blouson de daim. Il a quelque chose d’à la fois moderne et rural. Sa trousse est un élégant attaché-case au box délicat.

— Commissaire San-Antonio, me présenté-je. Avant de vous conduire auprès du… patient (jamais le terme n’a été à ce point mérité), j’ai deux mots à vous dire.

Il fronce les sourcils, me regarde, puis un sourire évasif donne brusquement à son visage un je-ne-sais-quoi d’extrêmement juvénile.

— Oh ! Oh ! dit-il (en français), la police, dans cette maison, voilà qui sent son mystère d’une lieue.

— Vous avez entendu parler du fantôme du Franc-Mâchon, doc ?

— Qui n’en a entendu parler, dit-il. Il appartient au folklore d’ici.

— Qu’en pensez-vous ?

Il sourit.

— Si je croyais aux fantômes, je me serais fait guérisseur plutôt que médecin.

— Je m’en doute, approuvé-je, j’aimerais savoir néanmoins ce que vous pensiez de ces bruits…

— Ceux du fantôme ou ceux qui courent à son sujet ?

Allons, je suis tombé sur un garçon plein d’esprit.

— Les deux, mon général !

Il se cure l’oreille d’un auriculaire approprié :

— Je pense que certains éléments zoologiques peuvent faire croire qu’une maison est hantée ; cours d’eau souterrains, glissements, et puis les vents aussi. Bref, je crois à tout ce qui est, à tout ce qui est possible, mais pas à l’impossible, commissaire. Cela dit, que s’est-il passé qui nécessite vos bons offices et les miens ?

Je remarque qu’il fronce le nez car je suis imprégné fortement de l’odeur nauséabonde du puits.

— Il se passe que j’ai déniché le fantôme, docteur. Et si vous voulez me permettre un mot, ce fantôme est en fait un revenant ! Et un revenant qui ne sent pas très bon.

Avec ce talent du raccourci qui m’a valu de la part de certains critiques bien intentionnés le surnom de « Deibler de la syntaxe », je lui narre les extraordinaires aventures de la nuit. Car elles sont extraordinaires, convenez-en. Faudra pas venir rouscailler comme quoi je ratiocine sur la marchandise. Achetez un bouquin de Proust et vous verrez s’il y a autant d’action que dans les miens !

Ses yeux s’arrondissent.

— Voulez-vous dire, murmure le praticien, qu’un homme était emmuré ici depuis des années et qu’il vit encore ?

— Il se porte moins bien que nous, docteur, fais-je en l’entraînant. Et je compte sur votre science pour m’aider à le rendre présentable, car il va falloir découvrir qui il est !


Ainsi se terminent les événements de la première nuit. Bonbons, caramels, chocolats glacés… Prenez votre contremarque car toute sortie de ce livre serait considérée comme définitive.

Il y a un bar-fumoir derrière la table des matières.

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