DEUXIÈME ÉPISODE LES ÉVÉNEMENTS DE LA SECONDE JOURNÉE

CHAPITRE PREMIER

J’attends comme un jeune presque papa attend dans le couloir de la maternité qu’on lui annonce la couleur et la liste des engagés.

Près de moi, Béru, tonton vigilant, dort, allongé sur la banquette. Il rêve qu’il s’agit d’une banquette de veau[20]. Heureuse et louable initiative : le Gros a enfilé son pantalon avant de nous accompagner.

— Voulez-vous assister à la séance ? que m’a demandé le docteur Laudaneume avant d’entrer dans la salle de soins où l’on tente de redonner au pensionnaire clandestin du Franc-Mâchon une apparence humaine.

J’ai refusé. Assez pour moi, merci. L’opération décamotage ne m’attire pas. J’sais pas s’ils vont le fourbir à la lessive Saint-Marc, le déliquescent, ou à la lampe à souder, toujours est-il que le spectacle doit être moins appétissant que les cuisines de Claude Térail.

Je me sens las, amer, triste et putrescible. Ça donne à méditer, une histoire semblable. Je médite tellement que mon éditeur me donne un coup de main[21].

Combien d’années, au juste, a-t-il passées dans son trou, ce misérable ? Six, sept ? Fallait vraiment qu’il eût la vie chevillée au corps ! Je me demande s’il va vivre encore longtemps, maintenant qu’il est rendu à des conditions d’existence normales. Est-ce que cette rupture de milieu ne va pas le tuer ? Il vivait avec les rats, dans la nuit, l’humidité, le silence. Le fracas du monde et ses couleurs peuvent l’achever, comme une grande lampée d’alcool l’achèverait. Qui a fait ce monstrueux coup ? Le fermier précédent ? Le propriétaire ? Qui d’autre ? Ambroise, peut-être, bien qu’a priori il semble innocent ? Je me promets de le savoir très vite. Car, encore une fois, le Gros a raison, une enquête comme ça, c’est de la tarte. Lorsque j’aurai obtenu les aveux du criminel, je me promets de lui mettre une danse monumentale, histoire de me rembourser sur la bête de ce voyage aux enfers. Vit-il encore, au moins ? Car c’est vrai, ça, depuis le temps il a pu clamser, l’emmureur. Vous voyez pas que l’assassin (il mérite ce mot bien qu’en fait il n’y ait pas eu mort d’homme), que l’assassin, répété-je, soit mort avant sa victime ?

J’émets un ricanement qui tire le Gros de son sommeil. Il se fourbit les alvéoles-à-lotos et, d’un lent mouvement de ruminant, m’indique qu’il a la bouche désenchantée.

— Qu’est-ce tu te marres ? interroge-t-il avec la voix qui va avec la bouche.

— Je déguste le criminel à l’avance, dis-je.

J’élève ma main, la ferme pour en faire un poing que je montre à Bérurier. Il m’imite. Nous confrontons nos deux concasseurs. Le sien est plus gros et plus abîmé que le mien.

— Quand on l’aura, je te promets de trinquer avec toi, San-A.

Il fait éclore son poing et, de ses cinq doigts retrouvés, se compose un peigne avec lequel il se recoiffe hâtivement.

La porte de la salle s’ouvre.

— Voulez-vous venir ? propose le toubib.

On s’empresse, le cœur anxieux.

Dans un lit de fer bien blanc, gît une espèce de singe bizarre, aux yeux proéminents, aux pommettes saillantes et dont la peau fissurée, craquelée, eczémateuse, fait songer à un très ancien parchemin.

— Ecce homo ! dit le médecin, lequel cause couramment plusieurs langues.

L’interne de nuit est en train de se laver les pognes, longuement, en compagnie d’une mignonne infirmière dont le teint pour l’instant évoque celui d’une pêche, mais d’une pêche pas mûre.

Il m’interpelle, joyeux. C’est un grand gosse, solide et brun. L’air d’un rugbyman, avec des lunettes cerclées d’or qui agrandissent encore de grands yeux clairs.

— Jamais je ne m’étais tapé un boulot pareil, dit-il. Franchement, je me demandais par quel bout l’attraper. Mon assistante est allée dégobiller à deux reprises.

La jolie personne, flattée qu’on la mette sur la sellette, me décoche un pauvre sourire mal remis. On devine que ses lèvres sont blêmes sous la couche de rouge.

Je mate ma trouvaille du Franc-Mâchon. Ils ont rasé le type et l’ont fourbi de leur mieux. Maintenant qu’il est privé de sa barbe, sa tête n’est pas plus grosse que le poing de Béru et ne s’avère guère plus présentable.

Le docteur Laudaneume, qui prend cette histoire à cœur, écrit sur son bloc à ordonnances, assis au fond de la salle sur une table de Formica encombrée d’instruments.

— J’essaie de vous dresser un premier rapport, dit-il, afin que l’identification vous soit rendue plus facile. Ainsi, avant de le raser, j’ai mesuré soigneusement sa barbe, ce qui permettra à un spécialiste d’établir la durée de la claustration.

— Bravo, doc. Vous pensez qu’il peut s’en sortir ?

— Je ne sais pas ce que vous entendez par s’en sortir, fait l’interne en essuyant ses lunettes éclaboussées par l’eau du lavabo. Jamais ce type ne deviendra centenaire, prix Nobel, cosmonaute ou champion de France du 1500 mètres. Je suppose qu’avec des soins très étudiés et une rééducation progressive, il retrouvera des forces, mais il demeurera une épave. J’ai essayé de le débarbouiller, seulement il y en a une telle couche et la crasse fait à ce point partie de la peau qu’il faudra des mois de traitement avant que celle-ci ne retrouve un grain normal.

— Vous avez une idée de son âge ?

— La cinquantaine, je suppose, à deux ou trois ans près.

— Vous croyez qu’il retrouvera l’usage de la parole ?

— Il ne l’a pas perdu car, par moments, il vagit des choses. Lorsque son oreille se sera réaccoutumée aux bruits et au langage, il est probable qu’il s’exprimera tant bien que mal, mais jamais de façon cohérente étant donné que sa raison a fait naufrage. À vrai dire, son moral s’avérera plus atteint que son physique. Sa santé, on va la colmater à coups de vitamines, mais là-dedans, ajoute l’interne en se vrillant la tempe, c’est une autre affaire.

J’envoie Bérurier chercher mon appareil Polaroid dans l’auto. Je vais tirer quelques portraits de ma découverte, afin de mettre le service des recherches en branle.

— Écoutez, dis-je aux toubibs et à l’infirmière, je vous demande expressément le silence sur cette affaire pendant deux ou trois jours au moins, promis ?

Ils opinent.

— Si je lis ça demain en première page des journaux, je vous envoie chaque nuit un emmuré à astiquer, menacé-je en rigolant. Mon ambition, poursuis-je, est qu’on publie la photo du salaud qui a fait le coup en même temps que celle de ce pauvre bougre.


C’est l’heure où blanchit la campagne. Quatre plombes et des intentions de jour sur la ligne d’horizon.

— Y fera beau demain, murmure le Mastar.

— Tu veux dire tout à l’heure, Gros !

— Quelle nuit, gémit-il. Je tombe en brioche.

— On va en écrabouiller un peu avant de démarrer l’enquête. Trois plombes de dorme, une douche froide, un bon caoua et…

— Et un grand coup de blanc, conclut-il.

Il ajoute :

— Tout le monde a l’air de se jouer La Bathouze au Bois Pionçant dans le secteur.

Il est de fait que la ferme est silencieuse comme un musée après la fermeture. Pas une loupiote, pas un bruit. Le chien seul s’approche en battant la mesure mais, reconnaissant Béru à l’odeur, il retourne se pager dans la grange. Je file un œil déclinant sur l’ensemble des bâtiments et je suis frappé à la pensée que, tandis qu’un homme sombrait dans l’ordure et la folie, la vie continuait autour de lui. On trayait les vaches, on faisait ronfler les tracteurs, on préparait des repas de famille, on chantait…

L’Inavouable me prend le bras.

— J’sais à quoi tu penses, me dit-il.

Et je sais, à sa voix, qu’il sait en effet.

— Où vas-tu roupiller, Mec ? ajoute-t-il. Tu peux pas retourner dans ta cathédrale, avec le trou, l’odeur et les draps qu’on a étendu ce pauvre rat d’égout dessus !

Il ajoute, voyant mon indécision :

— Radine-toi dans notre carrée, on se serrera.

La perspective de dormir en compagnie de Berthe et de son étalon ne me paraît guère plus enviable.

— Tu plaisantes, Gros, repoussé-je, on ne viole pas en pleine nuit l’intimité d’un ménage !

— Tu feras dodo sur l’escarpolette[22], tranche-t-il. Avec l’édredon par-dessus, tu seras comme dans un plumann.

Je tombe en digue-digue et m’abstiens de résister. Nous voilà à la lourde de la chambrette réservée aux copulations béruriennes. Manque de bol, elle est fermée de l’intérieur, ce qui ne laisse pas de surprendre Sa Majesté.

— Avec les événements, la pauvrette aura jetonné, commente-t-il. On dirait pas qu’elle est impressionnable à ce point, ma Berthy.

Il frappe, doucement d’abord afin de ne pas la réveiller, puis plus fort. On perçoit des grognements, deux voix, dont l’une masculine, qui s’interrogent.

— Qu’est-ce que c’est ? demande l’organe enrouée de Berthe.

— Moi ! répond son camarade d’existence avec un maximum de sobriété, joint à un maximum d’inquiétude.

J’entends un chuchotement. Je crois déceler, à peu de chose près, le dialogue suivant : « C’est Alexandre-Benoît… Allons bon ! On s’est endormi APRES ! Qu’est-ce qu’on va lui dire ? Attends, je m’en occupe ! »

Après quoi, la porte s’ouvre sur une Berthy en tenue d’Ève. Ses jambons font des plis, ses nichemards font des nœuds et son ventre à festons lui descend en pente douce jusqu’à cet endroit où tant de messieurs se sont déjà donné rendez-vous.

— Et alors ? fait-elle, comment t’est-ce que ça s’est passé ?

La voix est calme, l’œil attentif, le sourire dégage une infinie sérénité.

Béru, soucieux, hostile déjà, prêt à des colères niagaresques, fait un pas dans la chambre en ronchonnant.

— Le Gus est à l’hosto, mais…

— On en causait justement avec Ambroise, dit Berthe en s’effaçant pour nous démasquer un Ambroise en bannière (non étoilée), assis sur le bord du lit, avec des poils plein les jambes…

Elle ajoute :

— C’est pas croyable, une affaire pareille !

Béru ne répond pas. Il ressemble à un cerf (ô oui !) qui a perdu sa harde et qui écoute les bruissements de la forêt.

— Qu’est-ce tu fous ici ? demande-t-il à son cousin.

Berthe prend l’initiative.

— Il avait pas sommeil, moi non plus… Du temps que vous étiez partis, Ambroise m’a fait un brin de causette.

— Dans cette tenue ! se rebiffe le Mastar.

Sa voix, c’est comme le sourd grondement d’un cours d’eau souterrain qui s’apprête à retrouver l’air libre.

— Et alors ! s’indigne la Vertueuse. Tu oublies que c’est mon cousin, non !

— Issu de germain, seulement, objecte le Pertinent avec impertinence.

Berthe marche droit sur lui. Elle s’empare du menton herbeux afin de bloquer cette noble tête alourdie par des pensées funestes.

— Alexandre-Benoît, dit-elle, si je crois comprendre que ce que tu penses est vrai, tu es un beau dégueulasse ! Faut avoir un esprit sacrément mal tourné pour imaginer des laideurs pareilles ! Ta moralité, pour inventer de telles abominations, elle est moins propre que le tas de fumier qu’est dans la cour.

Voilà Pépère dompté, calmé, contrit, aplati, cerné, réduit, mort de honte, conscient de sa vilenie, de sa déchéance ; accablé par toutes les pustules qui lui tapissent l’âme.

— Qu’est-ce que tu racontes, Berthy ! Où tu vas chercher tout ça ? biaise-t-il. J’ai dit quèque chose ? Je m’étonnais simplement qu’Ambroise restasse en liquette dans ta chambre, c’était uniquement une remarque pour la question des convenances !

Ça remet le camarade cousin sur son assiette.

— Hé, Sandre, appelle-t-il, t’as passé la moitié de la nuit avec les c… à l’air, c’est pas le moyen de t’ériger en gardien des bonnes manières.

— Je m’érecte en rien du tout, s’affaisse le bon Bérurier. Me pointillez pas, les gars, si on peut plus causer…

Magnanime, Ambroise se retire. Dès qu’il a tourné les talons, Berthe fait une sortie à son homme. Le Gros s’excuse, se ré-excuse, et m’installe une couche d’infortune au pied de son plumard.

Le sommeil, enfin, étend son voile vaporeux sur nos multiples préoccupations.


Je rêve beaucoup. Je fais même des cauchemars mis en scène par Maurice Lehmann ; je pourrais vous les raconter, car j’en conserve la mémoire, mais ça serait tricher. Le nombre d’écrivains qui vous relatent des rêves, histoire de tirer à la ligne, mes amis ! Une honte ! Dès qu’il est en rade d’invention, le romancier, il se gratte le bocal avec la touche du point d’interrogation de sa machine à écrire et se demande quel subterfuge il va bien pouvoir employer pour tartiner sans se surmener la glande fécondante. Alors il se dit : « Tiens : je vais leur décrire un rêve. » Qu’est-ce qu’il risque, vu que le songe abolit justement toute idée de construction et qu’il vagabonde dans les limbes de l’incohérence. Je trouve ce procédé méprisable, malhonnête et indigne d’un homme de talent, aussi ne l’employé-je qu’en cas d’absolue nécessité.

Quand je sors de sous mon édredon, la bouche pâteuse à force de mélancolie et le bol zébré d’idées moroses, j’aperçois Berthe, en slip et monte-charge, qui s’arrange les bouclettes à l’aide d’un fer à friser à pile.

On vit une époque où l’objet s’autonomise de plus en plus, les gars. Transcendé par l’électricité, voilà qu’il lui dit m… ! La mini-pile, c’est la liberté, l’affranchissement de l’ustensile.

Une grande, longue et lumineuse journée vient de commencer. Le soleil arrose à tout va ce monde qui ne parvient pas à le laisser froid malgré son ingratitude. Berthe s’aperçoit que je suis réveillé et m’adresse un sourire gourmand.

— Vous l’entendez ronfler, ce goret ? chuchote-t-elle en désignant d’un hochement de bajoues le lit où gît et vagit l’avachi[23].

Le fait est qu’il a les turbines survoltées, Bébé-rose. Ça fait penser au Creusot, un lendemain de Mobilisation Générale.

— Vous pensez enquêter sur cette affaire vous-même personnellement, ou en charger mon énergumène ? demande-t-elle. Parce que si je savais qu’Alexandre-Benoît dusse partir, je resterais ici. La campagne me réussit, on s’étiole à Paris.

Pauvre petit violette fanée, va ! Humble fleurette des pavés, blafardie par la poussière…

— C’est mon avis, Berthe, affirmé-je, le Franc-Mâchon vous convient à merveille.

Là-dessus, je lui virgule un solide clin d’yeux qui la fait glousser comme une dinde à laquelle on offrirait des marrons glacés.

— Pour en revenir à votre question, ma chère, enchaîné-je, je pense effectivement m’occuper de ce mystère, et ce avec la participation de votre époux.

Lors, l’ogresse s’accroupit près de moi et murmure en me submergeant de son regard gluant de lubricité :

— Voulez-vous que je vous dise, commissaire ? Vous êtes un petit polisson.

Rien de tel pour vous redonner de l’énergie, mes fils. Un coup de périscope sur ses bourrelets, ses replis, ses éboulements, ses cascades, ses affaissements, ses poils et ses grains de beauté et je me trouve debout, glacé d’effroi en me demandant comment ils font, les autres, pour se farcir B.B. alors qu’ils ne sont pas obligés de le faire.

Rapidos je m’évacue de la chambre en criant Maman. Félicie m’accueille. Elle est déjà toute proprette, la chère chérie.

Elle lit un très vétuste exemplaire de « La Vieille des Chaudières » découvert dans un tiroir de la commode.

Je lui demande la permission de faire ma toilette chez elle, et tout en me fourbissant, je discutaille de l’affaire.

À la vue des photos du malheureux, elle se met à pleurer. Et pourtant, ces portraits, je les ai tirés après que les toubibs se fussent occupés de lui.

Lorsque sa peine est un peu surmontée, elle murmure :

— Tu penses pouvoir découvrir qui l’a enfermé, Antoine ?

— J’en suis certain, M’man. Je peux même t’annoncer que ça va être assez facile. J’ai le choix entre deux groupes de suspects : les anciens fermiers, et les propriétaires. Il a fallu du temps pour écarter les orgues, creuser le mur et tout remettre en place ; seuls des gens occupant le Franc-Mâchon ont pu réaliser ce travail.

Je lui fais la grosse bisouille en lui déclarant que je lui dédie cette enquête. Il faut que le criminel paie l’abominable agonie de sa victime.

Sur cette assurance, je descends prendre mon petit déjeuner dans la salle commune où Angélique discute l’événement avec son papa. Sa surexcitation est telle qu’elle en omet de me faire la tête.

Tandis que l’épouse-servante, toujours aussi amorphe, m’abreuve de café chaud et me sustente de tartines beurrées, je me mets à entreprendre sérieusement Ambroise. J’aurais pu l’attaquer d’autor, la veille, mais j’ai préféré attendre que le calme se rétablisse dans les esprits. Il s’agit de déballer sa lucidité et d’affûter sa logique après les histoires de fantôme.

— Cher Ambroise, commencé-je, en déballant un carnet et un Bic-grand-luxe de mes fouilles, maintenant il convient de savoir d’où est parti notre revenant, si je puis me permettre cette boutade. Je vais donc vous poser certaines questions en présence de votre famille, je vous demande à tous de bien réfléchir avant d’y répondre.

Je finis d’engloutir mon caoua. Je les défrime à la ronde. J’ai cessé d’être l’ami pour devenir le poulet en campagne. Justement, y en a un qui s’égosille à tout va sur le tas de fumelard voisin, comme pour m’encourager.

— À qui appartient le Franc-Mâchon ? questionné-je.

— À monsieur Lachaise, le marchand de meubles, répond Ambroise.

Lachaise, je connais que ça. Y a de la publicité plein le métro. Le seul qui fabrique du meuble ancien authentique, c’est son slogan. Paraît qu’il enterre ses salles à manger Louis XIII pour leur donner la vraie patine du temps, pour bien les vermoudre, qu’elles aient leur taf de vers. Même que les tables espagnoles, chez lui, on leur file des coups de marteau et de rafales de lampe à souder pour qu’elles deviennent complètement véritables, c’est vous dire. Honoré Lachaise. Cent ans d’existence (pas lui, sa boîte). Son atout ? Le prix de revient extrêmement bas qui lui permet des largesses fantastiques avec le client. Contre l’achat d’un tabouret de cuisine, il offre une chambre à coucher en prime, Lachaise. Faut pouvoir ! Le commerce du meuble c’est ça : la prime. Plus on donne, plus vite on devient milliardaire.

— Vous le connaissez ? questionné-je.

— Je l’ai vu qu’une fois, peu de temps après notre installation ici. Il faisait visiter son domaine à quelqu’un, c’est à peine s’il m’a dit bonjour.

— Avec qui donc avez-vous traité pour le fermage ?

— Son notaire de Mantes.

— Vous m’avez bien dit que vous habitiez ici depuis cinq ans.

— Cinq ans et quatre mois, hasarde Madame l’épouse de sa voix décolorée par l’eau de Javel.

Son vieux la fusille des carreaux, pour le principe. Il tolère pas que son brancard se manifeste, Ambroise. Sa suprématie avant tout ! Il a des faiblesses toléreuses pour sa fifille dévergondée, car elle est jolie, intelligente et qu’elle est le fruit de sa chair, comme on dit dans les livres académiques. Mais pour Bobonne, défense de moufter, ou alors c’est les coups de pied dans le ventre !

— Dès votre arrivée ici, vous avez entendu crier ? poursuis-je.

Tous en chœur, ils clament :

— Dès la première nuit !

— Depuis que vous êtes fermier, Ambroise, la maison de maître a-t-elle été occupée ?

— Une ou deux fois, répondent le père et la fille.

— À quelles occasions, combien de temps, et par qui ? m’enquiers-je.

Trois questions en une seule, c’est un tour de force, non ? Ça rappelle un bulletin de référendum.

Ils se mettent à gamberger à l’unisson. Y a la mère qui voudrait causer mais qu’ose pas ; y a la grand-mère qui n’a rien à dire et qui pourtant bredouille. C’est Angélique qui s’allonge la première :

— On a loué un été le domaine à des Anglais, je crois que ça fait deux ou trois ans… Ils ne sont restés que deux nuits. Et puis, une nuit, des amis au propriétaire sont venus, à titre expérimental, je crois.

— Oh, oui, se rappelle Ambroise, M. Lachaise m’avait annoncé leur visite. Ces gens, un couple, étaient friands de surnaturel et voulaient se rendre compte.

Il sourit et ajoute :

— Ils se sont rendu compte.

Je le bigle à ma façon :

— Je parie que cette nuit-là, il y eut des manifestations visuelles et farineuses, n’est-ce pas, Ambroise ?

Il hausse les épaules et sourit derrière sa forte bacchante. Parbleu ! N’était-ce pas le moment ou jamais ? Des amis du proprio rendant un verdict positif : la maison est vraiment hantée, c’était du beurre pour les actions du cousin.

— Ces gens ont passé combien de temps ici ?

— Une nuit.

Je suis tranquille que le rusé fermier a dû les surveiller et leur faire le grand jeu…

— Parlons maintenant de votre prédécesseur, l’ancien fermier. Où habite-t-il ?

— Je crois me rappeler qu’il prenait une ferme à Poiray-l’Église…

— Ça se trouve où, cette métropole ?

— À une vingtaine de kilomètres d’ici, du côté de Houdan.

— Et le monsieur se nomme ?

Il fronce les sourcils. Il s’évertue, il phosphore, il a des convulsions plein ses cellules grisonnantes.

— Ça finit en yer, je crois bien, marmonne-t-il.

— Non, papa, rectifie Angélique, ça finit par nien.

— Il s’appelle Dalbuche, fait doucement la fermière, au risque de se faire briser les vertèbres cervicales par son mari.

Et de nous désigner une fort belle photographie de Pie XII[24] représentant Sa Sainteté en soutane du soir. Sous ce magnifique portrait en couleur, un avis imprimé subsiste : Votre abonnement prend fin le 14 de ce mois. D’autres caractères violacés et baveux, ceux de tous les routages, mordent dans la blanche soutane du Souverain Pontife. On les lit encore distinctement, bien qu’ils soient décolorés par le temps et le soleil : M. Cl. Dalbuche. Le Franc-Mâchon. Bécasseville. S.&O. L’image (presque sainte) composait la couverture d’un magazine dont, si je ne m’abuse, le rédacteur en chef ne devait pas être inscrit au parti communiste, magazine auquel le devancier d’Ambroise était abonné.

J’inscris ces indications sur mon petit carnet.

— Bon, murmuré-je. Voilà de la matière première. Je vais faire un tour en attendant que notre cher Alexandre-Benoît abandonne les bras de Morphée pour ceux de sa femme.

Sur ces fortes paroles, je visionne le cousin avec cet air d’en posséder deux qui me vaut un certain succès d’estime auprès des dames. Gêné, il courbe l’échine et sort en tentant de faire ressembler ses baffies à celles de Salvador Dali.

— Vous me permettez de vous accompagner, monsieur le commissaire ? demande ingénument la mignonne Angélique une fois que son dabe est hors de vue.

CHAPITRE II

J’aime bien les panonceaux de notaire.

Je les trouve jolis. On dirait de l’or. En province, ils ont un je ne sais quoi qui m’attendrit. Ça me fait penser à une vieille France douillette, sans bagnoles ni transistors, telle que nos pères ou nos grands-pères l’ont connue. Le panonceau dont au sujet duquel je vous cause somme une porte épaisse, garnie de clous, et se dégage avec peine de l’emprise d’une ardente vigne vierge. Sur la porte brille une plaque de cuivre grande comme un bouclier, qu’on doit encaustiquer avec dévotion tous les matins :

J. Larnacq, Notaire.

Plus qu’une plaque, c’est une profession de foi.

— Attendez-moi dans la voiture, petite chose ravissante, dis-je à Angélique.

On vient de se faire un gentil bout de balade dans la campagne rasée de frais, à regarder se dandiner de grosses machines scarabeuses. On n’a parlé de rien. Y a des moments touchés par la grâce où le silence va tellement bien avec la nature qu’on n’ose pas y toucher.

— Vous en aurez pour longtemps ?

— Trente secondes au maximum.

Là-dessus, je me suspends à la chaîne de la cloche et une vieillarde parcheminée (chez un notaire c’est ce qu’il faut) me délourde.

— Je voudrais voir maître Larnacq, lui exposé-je.

— Vous avez pris rendez-vous ?

— Non, mais j’ai un mot de recommandation du ministère de l’intérieur, ajouté-je en lui proposant ma carte professionnelle (la seule accréditée auprès des services publics).

Elle jette un regard dépoli sur mon rectangle de papier.

— J’ai pas mes lunettes, dit-elle.

— Écoutez, fais-je, parmi tout le blabla qui est écrit là-dessus je pense que le mot essentiel est le mot « P… ».

Elle ouvre grande la bouche sur son absence de dents, laquelle me permet de constater qu’elle a la langue extrêmement chargée.

— Vous êtes de la police ?

— Au point qu’on m’a nommé commissaire. J’ai besoin d’un renseignement urgent que Maître Larnacq peut seul me donner. Si vous pouviez m’annoncer…

Elle hoche la tête.

— Seulement c’est l’heure de sa conférence, dit-elle, l’air ennuyé.

— Ne peut-il la suspendre pendant quelques minutes ?

— C’est impossible, il y est déjà !

Tout en parlant, j’ai mis un pied devant l’autre, l’obligeant de ce fait à mettre un pied derrière l’autre, si bien que je me trouve dans la maison. À droite, une porte matelassée de cuir râpé annonce le bureau du notaire. À gauche une autre porte, vitrée bas, découvre une grande pièce morose, pleine de classeurs vert pourriture. Des mémés à chignon et un principal plus verdâtre que les classeurs tapotent sur des machines à écrire Louis XV d’époque.

— Elles durent longtemps, ses conférences ? m’inquiété-je.

— Ça dépend, fait-elle.

Sur sa réplique, un fort bruit de chasse d’eau retentit, et un monsieur austère sort par une porte discrète que je n’avais pas encore aperçue. Il reboutonne ses bretelles d’un air soucieux. À son importance, à sa chaîne de montre, à sa décoration de l’ordre du Grimoire, je réalise qu’il s’agit du notaire.

— Eh bien, fais-je à la domestique, la conférence a duré moins que de coutume ; à ce qu’il semble, maître Larnacq a dû manger des pruneaux.

Le tabellion s’avance vers moi, comme un Suisse dans la travée principale d’une église un jour de grand-messe. Il porte un pantalon à rayures grises, un veston noir, une chemise blanche à col rapporté et une cravate à système dans laquelle est piquée une perle à l’orient-express.

— Qu’est-ce, Jeanne ? demande-t-il en m’ignorant foncièrement.

— C’est ceci ! dis-je en lui brandissant mon portrait bardé de tricolore sur fond de République Française.

Il relève sur son front ses lunettes cerclées d’or. La nature est fantasque, hein ? Sa servante pouvait pas lire faute de besicles et lui doit ôter les siennes pour y parvenir.

— La police ? s’étonne-t-il tout de même.

— Quelques renseignements, maître. Ce sera vite fait.

Il rabat ses verres sur son nez en bec d’aigle et me tient ouverte la première porte matelassée de son bureau, me laissant le soin de pousser la seconde qui est en bois d’arbre.

La pièce fait songer à des romans de l’époque victorienne. Elle est pleine de solennels meubles d’acajou, de canapés en cuir et de lampes à abat-jour d’opaline verte ; le plancher marqueté brille autant que la plaque de cuivre sur la porte.

Le maître, apaisé, semble-t-il, par sa conférence, s’assied dans son puissant fauteuil à oreilles et me désigne un autre siège plus commun.

— Prenez place, monsieur.

Monsieur le commissaire San-Antonio prend place et déballe sa petite affaire.

— Maître, vous vous occupez, je crois, de la gestion du domaine de Franc-Mâchon ?

Il me braque ses lunettes en pleine bouille. Elles captent des reflets et on dirait soudain qu’il a deux pastilles de verre à la place des yeux.

— En effet, pourquoi ?

Un court instant, je balance pour savoir si je lui raconte le bigntz de la nuit. Et puis je décide que non. Quand on veut conserver un secret, le meilleur moyen, c’est de n’en pas parler, hein ? Je crois que mon raisonnement se tient ?

— Il y a longtemps que vous avez cette propriété à charge ?

— Plus de trente ans ! Pourquoi ?

Je prends un malin plaisir à négliger les « pourquoi » qu’il me croasse. Je ne suis pas ici pour parler, mais pour écouter. Les explications, je viens pas les apporter, je viens les chercher, faut être logique !

— Pouvez-vous m’en donner l’historique ?

Il hausse les épaules.

— Jadis c’était une ferme, avec des corps de bâtiment à n’en plus finir. Le propriétaire, un riche fermier, est mort tragiquement. On l’a retrouvé pendu. Meurtre ou suicide, on ne sait. Quelques années plus tard, sa femme est devenue folle et la propriété a été vendue aux enchères. Elle fut alors rachetée par la veuve assez excentrique d’un lord anglais. La dame était russe ou polonaise d’origine, je ne me rappelle plus très bien… Elle avait un grand fils maladif et aveugle…

— Dont les grandes orgues étaient le violon d’Ingres ? coupé-je.

Il a un nouveau miroitement de lunettes, maître Larnacq. C’est un grand type bombé de la poitrine, avec des cheveux gris, un teint à la fois blafard et couperosé. Son front est blême, mais ses joues sont tissées avec de fines veines bleuâtres.

— En effet, je vois que vous êtes au courant ! Pour quelle raison…

— Vous disiez que cette vieille dame anglo-slave avait acheté le Franc-Mâchon, maître ? l’interromps-je inexorablement.

— Elle a fait faire de grosses transformations afin de diviser les bâtiments en maison de maître et en ferme.

— Ça remonte à quand ?

Il lève ses bras, comme quand un général dit qu’il vous a compris et les repose mollement sur son sous-main.

— Vous pensez, c’est Monsieur mon père qui a dressé l’acte de vente. J’étais son clerc à cette époque…

Par la grande fenêtre aux rideaux méprisés par les mouches, j’aperçois un jardin de province, avec une treille, un bassin moussu, des rosiers, un vieux hangar où sommeille une vieille auto noire… Il doit faire bon être notaire de père en fils dans cette grande maison qui sent la cire et le papier entassé. C’est pas dégueu de devenir un bonhomme papelard et solennel dans cet univers feutré.

— Veuillez continuer, maître.

— Où en étais-je ?

— La dame transforme la maison…

Je fais claquer mes doigts.

— Qui a réalisé les travaux ?

Nouveau mouvement de bras, cette fois pour marquer simultanément l’absence de mémoire et le peu d’importance que revêt cette défaillance mnémonique.

— Alors, là, cher monsieur, vous m’en demandez trop ! Quelque entrepreneur de la région, je suppose.

— La dame a dû prendre un architecte ?

— C’est probable.

Je gamberge un peu. Moi, vous me connaissez ? J’ai des instants de flottement. La vie qui tangue un peu… Je rêvasse. C’est pas du vrai rêve, plutôt un état d’âme. Un état d’âme second, très exactement, au cours duquel mes pensées les plus confuses prennent le pas sur les autres et gomme pendant quelques secondes la réalité.

J’imagine… La ferme qui partait en brioche. Vente aux enchères… Une vieille riche à l’accent rocailleux apprend ça… Elle veut habiter la campagne à cause de son fils… Elle visite le domaine. La solitude de ce plateau lui plaît. Elle achète. Elle…

— Ensuite, maître ?

— Elle a habité le Franc-Mâchon une dizaine d’années. Son fils est mort. Alors elle a revendu le domaine.

— À M. Lachaise ?

Encore un scintillement de lunettes pour marquer sa surprise. Il a l’air de se demander ce que je fiche chez lui, vu que je semble connaître déjà toutes les réponses aux questions que je lui pose.

— En effet, à M. Honoré Lachaise, le fabricant de meubles. Vous ne voulez vraiment pas me dire…

— M. Lachaise a habité longtemps le Franc-Mâchon ?

Il fait la moue.

— Non, quelques années, cinq ou six. Sa famille ne s’y plaisait pas. Car, je ne sais pas si vous êtes au courant de cela aussi, mais…

— La maison est hantée ?

Il renonce désormais à marquer sa surprise. Il se contente de sourire, d’un sourire torve qui découvre de forts bonnes dents d’origine, un peu jaunasses peut-être, mais solidement plantées.

— Le bruit en circule, effectivement.

— Et qu’en pensez-vous, cher maître, de ce bruit ?

Larnacq arrache ses lunettes et souffle sur les verres qui s’embuent. Il les fourbit alors avec une peau de chamois pas plus grande qu’une soucoupe.

— Chacun est libre de croire ou non au surnaturel, monsieur.

— Vous y croyez, personnellement ?

— Je ne pense pas que la chose soit d’importance, élude-t-il.

Bien fait pour ma pomme ! Il se venge à sa façon. D’ailleurs je m’en tamponne qu’il croie ou pas aux revenants, le tabellion.

— Pour en revenir à la famille Lachaise, elle a jugé que la maison était hantée et l’a désertée ?

— Exactement.

— Qu’est devenue alors la propriété ?

— Au bout d’un certain temps, elle a été louée, mais les locataires, impressionnés à leur tour, l’ont fuie, ce qui n’a fait qu’accentuer la réputation fâcheuse de ce domaine. Depuis lors, personne n’habite la maison de maître, à l’exception de quelques amateurs d’émotions fortes qui demandent parfois à M. Lachaise d’y passer une nuit. Les fermiers eux-mêmes sont devenus difficiles à recruter.

— Parlez-moi du dernier.

— Ambroise Parrey ?

— Oui.

Le notaire a son cher mouvement de bras généralesque.

— Que vous en dire ! Sinon qu’il paraît plus endurant que les autres, au point même de vouloir acquérir la propriété.

— Ce qui tendrait à prouver qu’il n’a pas peur des fantômes, lui ?

— Ou du moins, sourit le notaire, qu’il supporte mieux leur compagnie.

Son premier acte de civilité, ce sourire détendu.

— Il a fait une offre ?

— Ridiculement basse, déclare-t-il péremptoirement. Au point que, malgré le discrédit qui s’attache au Franc-Mâchon, je déconseille à mon client de l’accepter.

Il donne une claque impatientée à son sous-main.

— Et maintenant, monsieur le commissaire, déclare-t-il sans ambages, je vous serais reconnaissant de m’exposer les raisons de cette enquête. Jusqu’ici j’ai répondu à toutes vos questions, par égard à votre profession, alors que la mienne exige la plus grande discrétion…

Y a pas : faut lâcher un peu de lest. C’est vrai qu’il n’a pas trop fait de chichis, Larnacq.

— Il se trouve, mens-je effrontément, qu’un mien ami envisage d’acquérir le domaine. Auparavant, bien qu’il ne soit nullement superstitieux, il m’a demandé de faire une petite enquête à propos du fantôme… J’ai commencé par le commencement, c’est-à-dire par dresser l’historique de la propriété. Merci de votre obligeance, maître.

Je me lève et lui tends la main. Il pose dans ma généreuse dextre quatre doigts glacés comme les pieds d’un serpent, réservant son pouce pour un usage que j’ignore.


— Qu’est-ce que vous êtes venu faire ? demande Angélique qui, en m’attendant, a ouvert le robinet à ondes courtes de ma bagnole.

Ça joue de la Mireille Mathieu au poste. À moins qu’il ne s’agisse d’Édith Piaf. Vous savez bien ? Piaf, cette petite bonne femme qui devait inspirer Mathieu et qui, à cause de cette semence, ne tombera pas complètement dans l’oubli. Les hommes n’ont pas la mémoire auditive. Les chanteurs, dès qu’ils la bouclent, on les oublie. L’oreille, c’est un conduit : rien qui y séjourne. Mozart, un peu, Beethoven et puis Brassens aussi dans un autre genre ; excepté ça, les mecs : un tuyau d’écoulement, je vous dis. Ça dégouline le long du tympan et ça va se perdre dans les semelles. Ça retourne à la masse. La cigale ayant chanté tout l’été… fut complètement oubliée dès qu’arriva l’automne ! Les bruits, c’est des ondes qui s’engloutissent à peine émises.

Je ne peux pas m’empêcher de lui caresser la joue, à Angélique. Des idées pas protocolaires me montent du soubassement. Je me dis qu’après tout, hein ? C’est p’t’être pas la peine d’être plus chaste que l’eunuque qui avait commis l’erreur de vouloir se faire circoncire par un tripier.

— Ce que je suis venu faire ?

Et la réponse me vient, discrète… Tellement que je me la pose délicatement sur l’étagère du haut pour pas qu’on y touche.

Je suis venu constater que parmi un tas de gens ayant défilé au Franc-Mâchon, seul Ambroise se foutait du fantôme. Il s’en tamponnait même au point d’apporter sa petite contribution personnelle au surnaturel.

Les autres fermiers, les proprios, les locataires, tout le monde mettaient les adjas, se cassaient rapidos, criaient pouce MEME AVANT LA VENUE du cousin de Béru. Et puis le père d’Angélique se pointe, loue la ferme, se file des boules Quiès dans les feuilles pour pas entendre les manifestations de l’au-delà, et décide d’acheter le domaine.

Esprit fort ? Cupidité paysanne ? Ou bien…

— À quoi songez-vous ? gazouille le petit oiseau.

— À vous, lui dis-je, à votre famille, vous êtes tellement gentils… Vous habitiez la région avant de louer le Franc-Mâchon ?

— Nous demeurions en Normandie, du côté d’Évreux. Mon père faisait de l’élevage de poulets.

Elle éclate de rire.

— Bien qu’ils fussent pure race, ils étaient moins beaux que vous !

Dites, c’est gentil comme madrigal, non ? Un peu osé venant d’une jeune fille, mais bien tourné.

— Et ça s’est fait comment, votre installation ici ?

— Un ami de régiment de papa cultivait la ferme avant notre prédécesseur.

— Le Franc-Mâchon ! m’égosillé-je.

— Oui. On se voyait de temps en temps… Ça donnait à mon père envie de se lancer dans la grande culture.

— Il vous parlait du fantôme, l’ami en question ?

— Je ne me rappelle pas, j’étais petite, vous comprenez. Mais je suppose que oui.

— Pourquoi le copain de votre père a-t-il abandonné la ferme ?

— Parce qu’il a hérité de son beau-père, il me semble…

— Et pourquoi votre papa n’a-t-il pas profité de l’occasion ?

— Il a posé sa candidature, mais le propriétaire avait trouvé quelqu’un de son côté et ne l’a pas retenue. C’est seulement lorsque notre prédécesseur est parti quelque temps après qu’on a repensé à mon père.

Je l’écoute babiller. C’est peut-être intéressant, tout ça ; et peut-être que ça ne l’est pas. Ainsi Ambroise venait au Franc-Mâchon bien avant d’en être le fermier… « Et alors ? », m’objecterez-vous avec cette inconscience qui ne fait pas votre charme. Eh bien alors, rien. Faut voir. Toujours est-il que la liste des suspects s’allonge, mes chéries. Elle s’allonge comme celle d’un cocktail. Je pensais que mes recherches allaient se circonscrire entre deux ou trois personnes ; en fait, les douteux, les possibles, les envisageables sont plus nombreux qu’il n’y paraît.

— Pourquoi me posez-vous toutes ces questions ? Vous soupçonneriez papa ?

Beaucoup de candeur dans sa question, mais une sorte d’amusement aussi. Cette perspective ne l’affole pas. Elle doit la trouver plaisante.

— Vous rigolez, Angélique…

— Pourquoi ? proteste-t-elle, après tout mon père a très bien pu faire le coup, non ? Vous savez, avant que nous habitions tous la ferme du Franc-Mâchon, il y est demeuré seul près d’un mois, pendant qu’on procédait à des travaux dans le corps d’habitation.

Elle vient de dire ça en italique, Angélique. Parole d’homme ! Et moi qui éprouvais du remords à lui tirer les vers du naze ! J’ai beau être poulaga, ça me flétrit toujours la conscience de cuisiner les enfants d’un suspect.

Loin de se formaliser, voilà fifille qu’en rajoute. Ça l’amuserait donc tellement de voir son père grimper menottes aux pognes dans un fourgon cellulaire sous le crépitement des flashes ?

Je vais vous dire une bonne chose, mes amis : y a plus d’enfants !

Progressivement, l’époque a désensibilisé les fibres liliales et les mômes, tels les fruits, ne se souviennent plus, sitôt tombés de la branche, des arbres qui les ont portés.

Oh, dites donc, pardon ! C’est drôlement littéraire, ça !

À ce propos, faut que je prévienne messieurs les Concourt : s’ils me décernaient leur prix et que je sois pas chez moi, ils n’auraient qu’à le glisser sous la porte ou le poser sur le paillasson.

CHAPITRE III

De retour à la ferme, j’apprends qu’Ambroise est dans les champs avec sa fine équipe d’intellectuels d’écurie (la vie continue, comme le souligne avec un grand soupir Marthe, son épouse) ; en revanche, le Gros est levé. Il est détendu et ses joues ressemblent à du jambon de Paris fraîchement entamé.

— D’où tu viens-ce ? m’interroge-t-il avec un je-ne-sais-quoi de goguenard dans l’inflexion, car il a vu Angélique descendre de ma pompe.

— Visite au notaire de la famille pour connaître les tenants et les aboutissants, compte-rends-je.

— T’as appris du neuf ?

— Trois gouttes !

— Si peu qu’il y en ait, ça fait tout de même plaisir, chantonne le Guilleret.

— T’as l’air en pleine bourre, ce matin ? observé-je.

Il acquiesce :

— Je me sens fraise et adipeux[25].

— Alors on fait le point fixe et on décolle ! décidé-je.

Une bise à m’man qui s’apprête à faire une grande promenade champêtre dont elle reviendra, je suis sûr, avec un bouquet tel que vous ne trouverez le pareil chez aucun fleuriste.

Une plombe plus tard, on débarque à la grande volière et je monte dare-dare au labo. Mathias, le rouquin rapatrié de Lyon, se livre à un délicat travail d’agrandissement photographique. Partant d’une minuscule épreuve, il est en train de confectionner un grand portrait en couleur.

Ce dernier représente un bébé maladif, au teint de pêche-abricot, au front trop bombé et au regard décourageant.

— Qu’est-ce que c’est que cet avorton ? demande le Gros, un pensionnaire de bocal, le croisement d’une guenon avec un employé du gaz ou les conséquences d’une trop forte dose de thalidomide ?

— C’est mon petit dernier, annonce cette brave lampe à souder.

— Bel enfant, rectifie Béru sans se départir, une vraie réclame pour la Blédine et la vitamine de l’abbé 12. Tout ton portrait, Rouillé. À croire que tu te l’es tricoté tout seul.

Rasséréné par cette impudente volte-face, Mathias demande tout en vaporisant du rose-bébé sur les joues concaves de son lardon :

— Qu’y a-t-il pour votre service ?

— Je viens te poser une devinette, heureux père, l’attaqué-je. Combien de temps faudrait-il pour que la barbe d’un type au système pileux moyen atteigne un mètre quarante-deux ?

Il croit à une blague et attend une réponse farfelue.

— C’est pas la dernière de Pierre Doris, mon vieux, le rabroué-je, je te pose une question tout ce qu’il y a de sérieux et de professionnel, en attirant ton attention sur l’importance de ta réponse…

Ça l’arrache à sa léthargie.

— Sans rire, commissaire, vous connaissez un bonhomme avec un piège pareil ?

— ON connaît, plurialise Sa Majesté. Si t’aurais vu ce gus, il ressemblait plus à un sapin qu’au Père Noël.

— Une histoire de séquestration, devine le gali Mathias.

— Tout juste, Auguste, admire Béru.

— Si tu voulais bien t’atteler à mon petit problème, m’impatienté-je, j’en serais ravi.

Il moule l’agrandissement de son moufflet (l’agrandissement d’une horreur pareille, c’est une rude épreuve !) et va s’asseoir à son bureau à cylindre. Il commence par potasser (il est alsacien d’origine) un gros bouquin entoilé de noir, puis se livre à de longs calculs au dos de circulaires ronéotypées.

— Vous savez, murmure-t-il tout en alignant des chiffres, la croissance de la barbe varie selon les individus.

— Je m’en doute, pourtant on doit pouvoir établir une moyenne, non ?

— Bien sûr…

Il chantonne des chiffres, mâchouille son crayon et finit par déclarer en le glissant, à l’épicière, sur son oreille droite.

— Je pense que ça va chercher dans les cinq ans !

Donc, l’estimation provisoire était la bonne.

— Tu es certain de ton fait, blondinet ?

— À deux ou trois mois près, je ne dois pas être loin du compte.

— Comme disait un vicomte de mes amis, renchérit Béru, lequel est décidément d’excellente humeur.

Le diagnostic de Mathias n’a pas dissipé le doute qui, depuis ma visite au notaire, me taraude concernant Ambroise. Il a habité la ferme, seul, pendant un mois, voici cinq ans ! Il a donc eu le temps de bousiller qui il voulait et de précipiter le corps dans le conduit… Seulement voilà : connaissait-il l’existence de ce dernier ? C’est ce détail, surtout, qui importe.

— Merci, Rouillé, continue d’agrandir ta progéniture aux frais de la princesse.

Il doit sûrement rougir car il est d’un naturel timide, mais ça ne se voit pas vu qu’il est couleur brique.

Nous nous rendons, sur notre lancée, au service des recherches des disparus dans l’intérêt des familles. Le Mastar, qui se sent dans la peau du dilettant, joue les visiteurs en fumant un Burns dont la cendre dégouline sur ses revers. Il a l’esprit vacancier, Béru.

— Tiens ! Les Laurel et Hardy de la détection ! se marre le Principal Guignolet en nous voyant déambuler dans son secteur.

Je sors les clichés obtenus à l’aide de mon Polaroid.

— Il y a cinq ans, six au plus, ce gentleman a disparu de la circulation, Prosper, le coupé-je. Comme il a passé ses vacances dans un trou avec des rats, il a changé un peu et n’a pas la fraîcheur Colgate ; ton mérite va être de retapisser tout de même l’identité de Monsieur.

Il louche sur mes photos et fait la grimace.

— Oh, dis donc, c’est une expérience sur la parthénogenèse ?

— Affaire de séquestration. Le quidam a pu maigrir de cinquante kilos : il bouffait que des rats et des grains de maïs… À toi de l’imaginer sous son aspect d’il y a cinq berges, Prosper, à l’époque où il avait des ratiches, des tifs, bonne mine, du muscle, un regard lucide et le mot pour rire.

— Bref, tu m’apportes un épouvantail et tu veux que je te restitue Alain Delon ?

— Tu m’as admirablement compris.

Il parcourt d’un regard de plus en plus consterné les différents clichés.

— Tu te rends pas compte que toutes les dominantes de son visage se sont transformées. C’est de la bouillie d’homme que tu me donnes là, San-A. On parle de celui des cavernes, maintenant on va étudier, grâce à toi, l’homme des poubelles. J’ai visité l’As de Pique de Hambourg[26] où l’on trouve pourtant les plus terribles épaves de l’humanité, mais j’ai jamais rien rencontré d’équivalent. Les peintures de Goya, dis, c’est une publicité pour Cadum à côté !

— Il n’empêche que cet homme a un nom, un passé. Sa disparition a dû jeter la consternation dans une famille…

— Ou la réjouir, observe le Gros.

Je tends à Guignolet le rapport du docteur Laudaneume.

— Voilà des détails concernant sa taille, son âge probable… Tout cela très approximatif, car il s’est ratatiné, arqué, tassé ! Dresse-moi une liste des disparus pouvant coller, je repasse dans une heure.

— Comme tu y vas ! s’insurge Prosper, c’est un travail de titan que tu me demandes.

— Les pyramides aussi, c’était un travail de titan et pourtant elles sont là ! À tout de suite, Feignasse !


Y a pas à dire, ni surtout à redire, mais c’est beau la belle industrie.

Quand on voit les grands magasins Lachaise, on est impressionné. Huit étages de meubles, les gars. De tous les styles, de toutes les essences. Il a tout étreint, Lachaise : de l’ultramoderne, avec des fauteuils pareils à des coquetiers, jusqu’au gothique inclus. Et pourtant, c’est rare les fabricants de gothique en dehors des antiquaires.

Je demande le bureau au portier galonné qui ventile la clientèle.

— Moderne ou Regency ? me demande-t-il.

— Je m’en bats l’œil, réponds-je, pourvu que monsieur Honoré Lachaise soit assis derrière l’un d’eux.

Ma carte produit son petit effet coutumier. Le zig décroche un tubophone et annonce le commissaire San-Antonio pour M. Lachaise. Ensuite de quoi il nous confie à une hôtesse en uniforme rouge, style Iberia, et on se compose un menu cortège pour défiler devant les boxes d’exposition où sont reconstitués des livinges cossus, des chambres à coucher polissonnes, des salles à briffer pour B.O.F. arrivés, les cuisines formicateuses, les bureaux plus ou moins ministres, plus ou moins sinistres ; les salons Louis XV ou Charles X… On passe en revue tous ces stands figés. On dirait un documentaire sur la vie des humains, réalisé par une espèce qui n’appartiendrait même pas à l’ordre des mammifères. Leur habitat vu en coupe ! Résumé de la visite ? L’homme prépare sa pitance en un lieu dénommé cuisine, la consomme en un autre qualifié tout bêtement de salle à manger, et la digère en un troisième appelé chambre à coucher.

Béru admire. Il dit qu’un jour prochain il devra renouveler son mobilier fortement éprouvé par les scènes de ménage. Ainsi il aura l’impression de faire peau neuve. Ça le changera de calcer Bobonne dans du Louis XVI, il lui semblera ainsi refaire sa vie. Combien d’hommes mariés se donnent cette illusion et changent de plumard, ne pouvant changer de compagne ? Pour quatre-vingt-dix-neuf pour cent de nos contemporains, le renouvellement consiste à coller sur les pauvres murs de leur pauvre existence un nouveau papier peint.

On pique droit sur une porte rébarbative, marquée « Entrée interdite », à gauche de la lance à incendie rutilante qui ressemble à un gros boa lové sur sa digestion.

Là, le décor change. Il s’humanise. On quitte l’étalage pour le fonctionnel. Les couleurs sont ternes, presque sales, les portes vieillottes, les sièges plus éculés que des lattes de trimardeur.

Au fond d’un vestibule, dans un renfoncement sans fenêtre, une vieille créature au teint et aux cheveux gris, aux hardes grises et aux lunettes cerclées d’acier, tricote de la laine grise devant un appareil téléphonique gris. Dans la lumière grise, il faut regarder à tâtons pour l’apercevoir, elle a l’air de se trouver là en filigrane. L’hôtesse, dans cet univers flétri, ressemble à un gentil démon.

— La police, pour le patron ! fait-elle à la vieille chouette momifiée.

Ensuite de quoi elle se retire. La mémé continue de tricoter, imperturbablement, sans même nous regarder. Je crois qu’elle compte ses mailles, faut la comprendre.

— Qu’est-ce que vous lui voulez ? demande-t-elle avec la voix qu’aurait une souris septuagénaire si les souris parlaient et vivaient jusqu’à soixante-dix ans.

Vous parlez d’un aplomb ! Béru et moi on se défrime, sidérés par tant de naïve candeur.

— Considérez que c’est ultraconfidentiel ! m’offusqué-je.

Elle lève ses yeux (tiens, ils sont gris) sur mon effronterie et renifle un petit coup, à vide.

— Confidentiel ou pas, jeune homme, vous ne verrez le patron qu’après m’avoir dit ce que vous désirez, c’est la règle ici !

— Je crois que l’hôtesse vous a précisé que nous étions de la police !

— Et puis après, qu’est-ce que ça change ?

Le Gros n’y tient plus. Vouloir devant lui chahuter la police, c’est pire que prétendre ouvrir sa braguette à coups de rasoir.

— Dites, mémère, interpelle Gras-du-Bide, malgré tout le respect que je dois à vos cent-cinquante ans, j’aime mieux vous prévenir que ça va se gâter si vous employerassiez encore ce ton avec nous.

Elle ne s’émeut pas.

— Je fais mon travail, dit-elle.

Son job, à la mémé, c’est d’être gardien de but dans l’équipe Lachaise. C’est elle qui se tient devant la cage et qui empêche les intrus de marquer des buts. Y a qu’un gorille ou une vieille dame pour être fanatisé de la sorte.

Je m’incline au-dessus de son bureau de bois blanc :

— Voyons, madame, vous savez ce qui va se passer si nous ne sommes pas reçus ?

— Vous partirez ? fait-elle.

Rien de bravache dans son ton ou ses manières. Elle l’a dit : elle fait son travail.

Je ravale ma rogne.

— Oui, madame, je partirai, seulement M. Lachaise recevra dare-dare une convocation et c’est lui qui devra se déranger, vu ?

La tricoteuse hausse les épaules.

— S’il reçoit une convocation, il ira sûrement tout de suite, le patron ne laisse jamais traîner ces choses-là.

Pour le coup, Béru me tire par la manche :

— Tu vois pas que mémère a pété sa crémaillère et que son cerveau fait la poulie folle ! Raconte-lui n’importe quoi t’est-ce, qu’on en finisse.

Une fois de plus la sagesse s’est exprimée par la bouche de Béru. Mais avouez que c’est tartant de se heurter ainsi à ce genre de barrage. L’homme, dès qu’il arrive, que ce soit dans les affaires ou dans les arts, son premier soin est de s’isoler. Il perd le contact, devient une espèce d’événement permanent.

— Eh bien voilà, chère madame, exposé-je, j’aimerais entretenir M. Lachaise de sa propriété du Franc-Mâchon.

Elle acquiesce, ses mains tricotent un petit coup, toutes seules, comme un moteur se paie une séance d’auto-allumage.

— Il est arrivé quelque chose ?

Une idée me vient. Elle vaut ce qu’elle vaut, comme toutes les idées, c’est par la suite qu’on sait à quoi s’en tenir sur leur compte : lorsqu’elles ont fait leurs petits…

— Oui, madame, quelque chose de grave…

Elle arrache une de ses aiguilles du tricot et s’en gratte le chignon, comme on attise un poêle.

— Quoi ?

— On y a découvert un cadavre ! déclaré-je.

— Mais… commence Béru que ce mensonge cueille à froid.

Il reçoit la partie arrière de mon soulier droit sur la partie avant de son soulier gauche, et ce avec tant de force qu’il pousse une clameur d’otarie venant de plonger dans un baquet d’eau bouillante.

— Un cadavre ! murmure la dame ! Alors, là…

— Vous voudrez bien m’annoncer maintenant ? zozoté-je comme un écolier qui sollicite du maître la permission d’aller écrire à l’eau chaude le prénom de sa bonne amie contre l’ardoise des cagoinces.

— Suivez-moi ! fait-elle.

Elle se lève, nous découvrant un énorme fessier et des jambes torses. En claudiquant, elle va pousser une porte qu’on aurait dû déjà repeindre au début des années trente et pénètre sans frapper dans un bureau pas racontable.

Mon regard aigu découvre avec stupeur une pièce au papier noirci par la fumée. Elle est meublée d’une table de cuisine servant de bureau, d’une armoire à glace servant de classeur et de caisses servant de tout. Sur l’une d’elles, un réchaud à gaz de campeur… Sur le réchaud, un plat dans lequel cuisent deux splendides saucisses de Toulouse. Devant le réchaud, surveillant la cuisson de ces demoiselles, un gros vieillard aux cheveux blancs, taillés en brosse. Il est vêtu d’un pantalon fatigué, d’une chemise blanche douteuse et d’un gilet de laine reprisé. Il porte aux pieds de grosses pantoufles fourrées.

— Noré ! l’appelle la standardiste-tricoteuse, un sale coup pour la fanfare, mon petit loup, voilà des policiers qui viennent nous annoncer qu’on a trouvé un cadavre au Franc-Mâchon.

La familiarité de la vieille dame n’est qu’une surprise de plus. Ainsi donc, voici le fameux M. Lachaise, roi du meuble ! Il a des magasins peuplés d’employés galonnés et son bureau est une espèce de taudis où il se fait cuire des saucisses ! Dans le fond c’est sympa, non ? Sa réussite est une chose qui lui est restée extérieure. Ce type s’est fait lui-même, mais sans se défaire, contrairement aux autres industriels. Il est arrivé tel qu’il est parti, sans grimper sur son tas de millions. Bravo, chapeau ! Je lui accorde d’ores et déjà une mention spéciale.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire, Ninette ? dit-il en fronçant de gros sourcils de griffon.

Bien qu’il s’adresse à la secrétaire, la question est pour moi.

— Asseyez-vous, me dit-il, et racontez-moi ça.

Je cherche un endroit où déposer le fond de mon pantalon ainsi que son contenu et j’opte pour une caisse.

— Votre fermier actuel est le cousin de l’inspecteur Bérurier ici présent.

— Par alliance, prudence le Gros en s’approchant du réchaud.

Il hume le plat et demande :

— Vous ne mettez pas un peu de vin blanc dedans ?

— Je les préfère nature, tranche le père Lachaise.

— Vous avez tort, assure mon valeureux compagnon.

Avec l’impudence qui le caractérise, il coupe une saucisse en deux et dévore l’une des moitiés en soufflant dessus.

— C’est d’autant plus dommage, déclare Bérurier, qu’elles m’ont l’air d’être tout porc de la tête aux pieds, ces saucisses. Où est-ce que vous les achetâtes ?

— J’ai un petit charcutier rue des Martyrs…

— Faudra me donner son adresse, décrète péremptoirement Béru. De nos jours, la saucisse est de plus en plus négligée. Son principal défaut, je vais vous le dire : elle est trop maigre.

Je juge opportun de mettre fin à ses pertinentes considérations sur la saucisse, sa morphologie, sa mission et son destin.

— Je disais donc, M. Lachaise, que votre fermier est le cousin de Monsieur. Il nous a conviés à passer quelques jours chez lui et c’est au cours de notre séjour dans votre propriété que nous avons été amenés à faire une macabre découverte…

Là-dessus, mes louloutes, v’là votre San-A. imaginatif qui débite une jolie histoire… Les orgues jouaient toutes seules, on a voulu en avoir le cœur net. On s’est aperçu qu’il s’agissait d’un courant d’air, provenant d’une large fissure du mur. Le fermier a décidé de réparer la fissure du temps que les orgues étaient tirées. En agrandissant le trou pour mieux le reboucher, il a découvert le fameux conduit. Par curiosité, Ambroise a promené le faisceau de sa lampe dans le fond de la fosse et a aperçu un squelette.

Le marchand de meubles m’écoute attentivement en reniflant. De temps à autre, ses gros sourcils se relèvent. Quand j’ai terminé, il se tourne vers la standardiste chignoneuse.

— Ninette, lui dit-il, tu vois : hanté mon c… !

Il sourit et déclare en me frappant l’épaule.

— Vous venez de me faire gagner un joli paquet d’argent, mon petit, vous me ferez le plaisir de choisir un meuble dans l’entrepôt des rossignols.

Cette réaction est extrêmement déconcertante, reconnaissez-le. Et si vous refusez de le reconnaître, allez vite vous faire cuire un œuf.

— Pourquoi ? balbutié-je.

— Mais parce qu’on a enfin l’explication des bruits qui ont foutu le discrédit sur cette baraque ! Une fissure… Un conduit… Un courant d’air, rien de plus…

Je lève la main.

— Si vous me permettez, monsieur Lachaise, je vous rappellerai qu’il y avait un cadavre dans le conduit.

— Je vous dis pas, rétorque le bonhomme qui a l’optimiste solidement boulonné, mais un cadavre, c’est pas un fantôme. À propos, qu’est-ce qu’il foutait chez moi. ce pékin ?

— C’est ce que j’aimerais savoir, monsieur Lachaise. Et je compte un peu sur vous pour m’aider à le découvrir…

Il se gondole, le père Lachaise.

— T’entends, Ninette ? dit-il à la vieille femme.

Elle indique d’un signe que son sens auditif fonctionne convenablement. Rassuré sur ce point, Lachaise me fait front, il me fait sourcils surtout. Ça tangue vilain au-dessus de ses prunelles.

— Voyons, beau jeune homme, me dit-il avec la rude familiarité des gens qui sont bien plantés dans la vie, si j’avais connu la présence de ce pékin, vous vous doutez bien que je l’aurais fait déménager. Si vous voulez mon avis, il devait se trouver là depuis les travaux qui furent faits jadis… Qui sait, il s’agit peut-être d’un des ouvriers qui serait tombé dans le trou sans que les autres s’en aperçoivent. C’est quoi, comme conduit ?

Je le regarde sans répondre. Il paraît franc comme l’or, ce type. En tout cas, s’il ment, il possède une sacrée technique !

— Vous ne m’avez pas compris, monsieur Lachaise, laissé-je tomber négligemment, le cadavre en question date de cinq ans seulement, et on l’a aidé à devenir cadavre…

Pour le coup, le roi du meuble ancien neuf se tait. La standardiste, qui a conservé une aiguille à tricoter, recommence à se tisonner le chignon.

— Cinq ans, murmure-t-elle.

Bérurier dévore subrepticement la seconde moitié de saucisse en nous tournant le dos.

Je profite de la léthargie ambiante pour foncer.

— Depuis combien de temps n’habitez-vous plus le Franc-Mâchon ?

— Oh… commence le vieillard.

Puis il se tourne vers la dame grise :

— Depuis combien de temps, Ninette ?

— Sept ou huit ans, répond-elle.

— Pour quelle raison l’avez-vous déserté ?

Lachaise désigne sa standardiste d’un hochement de menton.

— À cause d’elle, bougonne-t-il.

— À cause de votre secrétaire ? m’éberlué-je.

— C’est ma femme, rétorque le fabricant de meubles. Mme Lachaise…

Cette présentation tardive ne laisse pas que de m’impressionner. Béru se retourne et exulte, la bouche pleine, la lèvre et la cravate graisseuses :

— Ah, c’est donc à cause que Maâme jouait la gestapo…

Cher Lachaise… Potentat qui se réfugie dans une pièce minable pour ne pas perdre le contact avec son essence et dont la paix est protégée âprement par sa propre épouse. S’il a des enfants, ils doivent être emballeurs quelque part dans les sous-sols, et qu’est-ce que vous pariez que son frère cadet est balayeur ?

Dominant cette nouvelle surprise (en anglais surprise), je reviens à mes moutons.

— Pourquoi avez-vous quitté le Franc-Mâchon, madame ?

Ninette Lachaise s’introduit l’aiguille à tricoter dans le corsage pour touiller des régions d’elle-même dont seul Lachaise possède l’usufruit.

— Je m’y plaisais pas, avoue-t-elle. Et puis, ça faisait trop loin d’aller en véquende là-bas.

— Vous aviez peur de cette maison hantée ?

— Pas peur, mais c’était désagréable.

— Vous entendiez des bruits insolites ?

— On peut pas dire qu’ils étaient tellement en solistes, déclare Honoré Lachaise, des craquements, et puis ces foutues orgues…

— Taratata, Noré, coupe son épouse-secrétaire-tricoteuse-garde-du-corps. Souviens-toi des nuits où les volets claquaient malgré qu’on les ait fixés…

— Je dis pas, mais…

— Oh toi, ronchonne-t-elle, tu joues l’esprit fort, n’empêche que tu dormais mal, souviens-toi. Et que t’as été bien content de rhabiter Paris.

— Depuis ce départ, vous n’y êtes jamais retourné ?

— Si, dans la journée, pour faire visiter à des gens que ça intéressait.

— Je veux dire que vous n’y avez plus séjourné ?

— Non.

— Et personne, à part je crois des Anglais qui s’enfuirent affolés, n’y a habité ?

Il hausse les épaules : ;

— Si : notre ex-gendre.

— Quand cela ?

La réponse vient, naïve, suave, bonne à entendre.

— Il y a cinq ans environ, juste après son divorce d’avec notre fille, ce propre à rien est allé passer quelque temps à Bécasseville, tout seul. Sa cure de solitude, qu’il disait. En réalité, il y était avec une gonzesse.

Ce terme argotique dans la bouche du vieillard prend une signification extrêmement méprisable. Il est flétrisseur.

— Qui était fermier à l’époque ? m’enquiers-je.

— Personne. Notre fermier nous avait planchés[27] comme un malpropre à la suite d’un héritage. Le temps que je me retourne, il y a eu une période de battement et mon ex-gendre qui ne savait quoi fiche est allé là-bas pour soigner le bétail.

— Il s’y connaissait ?

— Lui ? Pensez-vous ! un incapable, un rossard, un feignant avec un poil dans la main qui lui servait de canne.

— Quelle était sa profession ?

— M’en parlez pas, gémit Ninette, honteuse, il était artiste peintre !

— Et il se nomme ?

— Vincent Dauvers.

— Où peut-on le rencontrer, ce peintre-fermier ?

Lachaise fait danser ses sourcils.

— Alors, là… vous m’en demandez trop.

— Maintenant parlons des fermiers ; à l’époque où vous demeuriez au Franc-Mâchon, qui aviez-vous ?

— Un nommé Siméon, celui qui m’a quitté lors de son héritage. J’ai pris ensuite un certain Dalbuche qu’un ami à moi eut comme métayer, mais ce bougre-là m’a claqué aussi dans les doigts. J’ai alors engagé mon fermier actuel qui avait postulé au départ de l’ancien dont il était l’ami.

— Que pensez-vous d’Ambroise Parrey, M. Lachaise ? l’interromps-je.

— Un garçon très capable, et qui arrivera. D’ailleurs il me propose d’acheter le Franc-Mâchon. Mon notaire me conseillait de refuser, car il trouve son prix trop bas. J’ai bien fait d’écouter son conseil, car maintenant la propriété va sûrement prendre de la valeur…

Il ne pense décidément qu’à ça, Lachaise, à la plus-value que va donner à son domaine la mort d’une légende.

— La dame à qui vous achetâtes le Franc-Mâchon, poursuis-je, avait fait transformer la propriété ; possédez-vous un plan des travaux qui furent faits ?

— Non, dit-il surpris, à cause ?

— Vous n’avez jamais eu ces plans à votre disposition ?

— Pour quoi fiche ?

— Dites donc, intervient Béru, comment ça s’éteint votre réchaud ? La graisse commence à renifler le cramé.

Lachaise va couper le gaz. Il mate son plat et demande sombrement :

— Et mes saucisses ?

— Succulentes, affirme Béru qui a le sens de l’ellipse.

— Vous avez de drôles de manières, mon garçon ! proteste le marchand de meubles.

— Appelez-moi inspecteur, dit Béru, hostile. D’habitude, j’exige qu’on m’appelasse môssieur l’inspecteur, mais étant donné vos cheveux blancs, je veux bien faire passer l’outre.

Il sort un mouchoir couleur de trottoir et s’essuie la bouche. Après quoi il libère un borborygme qui fait songer au rugissement d’un lion dans une église.

— Tu permets que je posasse moi-même certaines questions, m’sieur le commissaire ? me demande-t-il, important.

Du geste, je lui octroie la permission demandée :

— J’aimerais, déclare alors le Gros, tourné face au couple, que vous me causassiez de votre gendre.

— Rien à ajouter, grommelle Lachaise : un salopard !

— Il était divorcé et malgré tout vous lui avez laissé votre propriété ?

— Il pleurait dans mon giron comme quoi il ne savait où aller loger, qu’il était sans ressources, explique Lachaise. C’est pour lors que je lui ai proposé le Franc-Mâchon en dépannage.

— Et il a soigné les bêtes, là-bas ?

— Pensez-vous… Quand je suis allé vérifier ce que ça devenait, les pauvres vaches hennissaient à fendre l’âme.

— Et les chevaux mugissaient de même ? complété-je.

— Ils seraient crevés de faim, si je n’étais pas allé faire un saut car le gueux avait levé la piote[28].

Bérurier se permet un nouveau rugissement qui fait reculer le père Lachaise.

— Vous l’avez revu quand, votre ex-gendre ? demande-t-il.

— Jamais, Dieu merci, clament en chœur les époux.

Le mot jamais me fouaille la pensarde jusqu’au noyau.

— Il ne vous a plus donné de ses nouvelles ?

— Jamais ! réitère Ninette qui manipule dangereusement son aiguille.

Elle hésite, puis la glisse dans son dos par le col de son corsage. Du train où elle va, je vous parie qu’un de ces quatre matins elle finira par se la carrer dans le prose.

— Et votre fille non plus ne l’a pas revu ?

— Non plus, bon débarras !

Le Gravos et moi échangeons un long regard. Je tire une photographie du « revenant » et la tends au ménage Lachaise.

— Vous connaissez cet homme ?

Elle regarde la première et dit non. Son mari lui fauche ses lunettes pour examiner le carton et dit non à son tour. J’insiste.

— Vraiment, vous êtes sûrs que cette tête ne vous dit rien ?

— Où est-ce qu’on serait allé connaître ce demeuré, on se le demande, répond Ninette, pincée.

Déçu, j’enfouille l’image.

— Excusez-moi, fais-je, ce sera tout pour l’instant.

— Qu’est-ce qu’on fait, pour le cadavre ? demande Lachaise.

Il m’agace à la fin, ce vieux marchand de bois.

— Si dans un an et un jour personne ne l’a réclamé, il est à vous, promets-je en tournant les talons.

CHAPITRE IV

— T’as pensé comme moi, t’t’à l’heure, hein ? fait Béru.

Nous sommes dans un petit restaurant spécialisé dans la choucroute. Le Gros en a une pleine charretée devant lui.

— Tu t’es dit un instant que c’était peut-être le gendre qu’on a retiré du trou ?

— Oui, c’est vrai, conviens-je en attaquant une francfort à l’arme blanche.

— Eh ben moi, continue le Vaillant, j’ai changé ma batterie d’épaule et je vais t’annoncer une chose, mec : puisque c’est pas le gendre la victime, c’est lui l’assassin.

— Possible, admets-je d’autant plus volontiers que je partage cette opinion.

— Ce mec, continue le Mastar, il était déphrasé après son divorce. Pas un pion… S’il a voulu aller au Franc-Mâchon, c’est qu’il mijotait un coup fourré.

— Attends, n’oublie pas que c’est Lachaise qui lui a proposé d’aller là-bas…

Sa Majesté réfléchit dans la fumée de sa choucroute. Pour que Béru parle en ayant une assiettée de charcutaille sous le nez, faut croire qu’il est drôlement accaparé par le sujet.

Soudain, je me lève, comme mû par un ressort (comme l’écrivent mes confrères pour qui les lieux communs le sont).

— Où que tu vas ?

Je fonce à la cabine tubophonique et je cherche le numéro de la maison Lachaise. Impardonnable ! J’ai omis de demander l’adresse de leur fille à ces braves gens. Or, il est indispensable que j’interviewe l’ex-Mme Dauvers. Heureusement, la vigilante Ninette, toujours fidèle au poste, comble cette lacune. Elle m’apprend que son héritière est remariée avec un médecin de Neuilly d’origine pied-noir. Le docteur Chkoumoune, spécialiste des séquelles de la sodomie dans les professions sédentaires.

Lorsque je reviens à notre table, le Boulimique a déjà descendu une assiettée de choucroute. Il se cure les chicots avec une dent de sa fourchette qu’il a, pour ce faire, écartée des autres.

— J’ai bien pensé à tout ça, me dit-il en s’extrayant une couenne de lard qu’il reconsomme séance tenante.

Ça lui tient drôlement à cœur, l’affaire du Franc-Mâchon. Est-ce parce qu’un membre de sa famille est plus ou moins concerné ? Est-ce parce que l’aspect du pauvre bougre l’a frappé ? Toujours est-il qu’il phosphore comme jamais, mon pote Béru.

— Et ta conclusion ?

— Le gendre est dans le coup jusqu’au trognon. Puisque c’est pas lui la victime, c’est lui l’assassin. Il réunit toutes les qualités exquises, affirme le Déducteur. À notre connaissance, y a que lui qui s’est trouvé seulâbre au château, et ce à l’époque justement qui nous intéresse. Ce mec était aux zabois, et de plus il a disparu de la circulation depuis cette date. Tu parles d’un bouquet garni, mon pote ! N’en jetez plus, la cour est pleine.

J’admets, j’opine, j’approuve et je consomme ma choucroute, aidé en cela par mon compère, lequel porte des coups de fourchettes meurtriers dans ma porcif.

Le caoua pris, j’appelle le Principal Guignolet. Il ne me laisse pas le temps de le questionner.

— Comme pot de m… on peut pas rêver mieux, San-A. ! s’égosille-t-il. Avec mon équipe on a compulsé toute la période que tu m’as indiquée, mais je te jure bien que pas un disparu ne correspond à ton Monsieur Fantômas. Pas un seul, ni de près, ni de loin.

— Insiste ! soupiré-je en raccrochant.

Comme quoi, vous voyez, les mômes, quand on s’imagine qu’une enquête c’est de la tarte, on se colle parfois le doigt dans l’œil à s’en toucher le fond du slip. On est parti en chasse avec la certitude qu’il s’agissait d’une petite formalité, et puis…

— Non ! m’écrié-je en prenant place au volant…

— Non, quoi ? s’inquiète le Phénoménal.

— Il n’y a pas que le gendre qui ait vécu seul au Franc-Mâchon, ton cousin y a passé un mois lors de sa prise de fermage.

— Qu’est-ce que tu racontes ! proteste Béru, t’as lu ça dans Ici Paris !

— Pas encore, dis-je en déhottant. C’est Angélique qui m’a appris la chose. Ambroise est venu avant sa famille, pendant qu’on repeinturlurait la ferme…

Ça lui a porté l’estocade, au Gros. Il se tasse sur son siège.


Le docteur Chkoumoune habite le troisième étage d’un immeuble moderne tout en verre. On sonne à la belle porte laquée rouge et une ravissante demoiselle habillée de blanc et chevelurée en blond nous ouvre en souriant. Moi, vous me connaissez ? J’ai l’œil tellement exercé que je suis prêt à jurer sur la tête de votre petit neveu qui a la coqueluche qu’elle ne porte rien sous sa blouse.

— C’est à quel nom ? nous demande-t-elle, croyant avoir affaire à des clients.

— Au nom du père, de la mère, et peut-être aussi du Saint-Esprit, gouaillé-je.

Et, comme elle se renfrogne, ce qui est fort dommage, je m’empresse d’ajouter :

— Nous désirons rencontrer Mme Chkoumoune, c’est de la part de ses parents.

Elle domine sa surprise et nous prie d’attendre. Tandis qu’elle s’absente, le toubib sort de son cabinet pour raccompagner un client. C’est un petit homme pas plus haut que ça, genre nain-qui-veut-passer-inaperçu. Il est par contre, développé dans le sens de la largeur, a moins de cheveux que la grande glace de votre salle de bains et possède un air de gorille auquel on vient de voler ses bananes.

Il nous file un regard indifférent, emmène son client sur le palier, referme et nous demande :

— On s’occupe de vous ?

— On, docteur, réponds-je.

Il va alors pêcher le patient suivant dans le salon d’attente, car c’est toujours dans les salons d’ATTENTE qu’on fait poireauter les PATIENTS.

La belle blonde aux formes capiteuses revient. Cette môme, je serais disponible, je lui cloquerais un rencart aussi sec. Je suis certain qu’en deux minutes trente-cinq de baratin approprié, j’obtiendrais son prénom et un rendez-vous. Je ne peux m’empêcher de lui considérer la malle arrière pendant qu’elle nous drive dans les profondeurs de l’appartement. Je sais pas si vous avez déjà vu une belle créature vêtue seulement d’une blouse blanche bien ajustée. Je peux vous assurer que c’est un spectacle de qualité. Personnellement, je préfère ça à la Tour Eiffel, beaucoup trop maigre pour mon goût.

Nous entrons dans un livinge entièrement meublé Lachaise de l’époque Charles de Gaulle où une dame d’une trente-sixaine d’années est en train de faire ce que doit toujours faire la femme d’un médecin lorsqu’elle est honnête, à savoir qu’elle brode une nappe.

Le motif de cette dernière représente des oiseaux de paradis tenant dans leurs becs des rameaux d’or. C’est gracieux, mièvre et distingué. La brodeuse ne ressemble pas à sa maman. C’est une personne plutôt grande (je voudrais voir le docteur Chkoumoune au turbin) avec un teint mat, des cheveux bruns et des yeux veloutés.

— Messieurs ? interroge-t-elle.

— Madame ! salué-je.

— Maâme, échote Béru.

Elle a une crispation en devinant que nous sommes perdreaux :

— Il n’est rien arrivé de fâcheux à mes parents ?

— Du tout, dis-je en montrant ma carte afin de confirmer ses doutes. Je suis le commissaire San-Antonio, et voici mon adjoint, l’inspecteur Bérurier. Nous voudrions certains renseignements sur votre ex-mari, Vincent Dauvers.

Son visage s’altère comme le type qui traversait le désert de la soif avec un quart Perrier pour toute provision.

— Qu’a-t-il fait ? questionne Mme Chkoumoune, née Lachaise.

— Je tique :

— Pourquoi ce cri du cœur, madame ?

— Parce que je redoute toujours une catastrophe avec Vincent !

— Il y a longtemps que vous ne l’avez vu ?

— Environ cinq ans, répond-elle sans hésiter.

— Il s’est manifesté dans l’intervalle ?

— Non, jamais, mais je m’attendais chaque jour à ce qu’il le fasse.

— Pourquoi ?

— Parce que c’est un sale bonhomme.

Il se dégage quelque chose d’agréable de cette femme. On sent qu’elle a été élevée sans chichi par ses braves parents. Il en a résulté une franchise spontanée et une grande simplicité.

— Vous avez été mariée combien de temps avec lui ?

— Deux ans, un cauchemar !

— Il est peintre, m’a-t-on dit ?

— C’est surtout lui qui le disait. En réalité, son chevalet lui servait plutôt de paravent.

— Bref, coupe Béru, c’était pas Buffet ?

— Oh, non, fait Mme Chkoumoune.

— Dommage, boutade le Gros, c’eût z’été tout indiqué chez un marchand de meubles.

Il est surpris que cette splendide réplique ne fasse rire personne, estime ses contemporains imbéciles et se renfrogne.

— De quoi vivait-il ? poursuis-je, en montrant par une juste mimique que je n’approuve pas les interruptions de mon acolyte.

— D’expédients, dit la femme du docteur, ensuite de moi, et puis à nouveau d’expédients, je suppose… Mais pourquoi toutes ces questions à son propos, commissaire ? Il a fait quelque chose de mal ?

— Peut-être bien, madame, avoué-je, pardonnez-moi de ne pouvoir vous en dire plus long pour le moment.

— On est ligoté par le secret professionnel, emphase Sa Majesté, faut nous comprendre ; c’est comme votre mari ; lui, il va pas glapir sur les toits les chaudes-lances de ses clients !

Je foudroie Mister Pomme-à-l’huile d’un regard injecté de sang et je rebranche ma distillerie.

— Madame, vous venez de me dire que Vincent Dauvers était un sale bonhomme et qu’il vivait d’expédients, pouvez-vous me fournir un exemple ?

Elle hausse les épaules et d’un geste hérité de sa mère, se gratte le dessus de la main avec la pointe de son aiguille.

— Tenez, fait-elle, je vais vous raconter sa dernière vilenie, pour vous le situer…

— Disez, disez ! encourage Béru.

— Au bout de deux ans d’une vie impossible, j’ai donc demandé le divorce. Il a accepté à condition que mon père lui verse une certaine somme d’argent. Papa a accepté. Nous avons divorcé et il a dilapidé son pécule en un rien de temps, joueur comme il était ! Après, il est revenu à la charge ; mais mon père a refusé de casquer. Tout ce qu’il lui a proposé, c’est d’habiter le Franc-Mâchon en attendant de trouver une situation… Vincent est parti là-bas, mais il m’a fait prendre en constat d’adultère avec mon mari actuel. Il en avait le droit, les délais n’étant point écoulés, et il a voulu me faire chanter…

— Et alors ?

Elle a un sourire confiant, un sourire radieux d’épouse qui aime et s’estime aimée.

— Avec le docteur Chkoumoune, il n’avait aucune chance ! En apprenant son comportement, Radada (c’est le surnom que je donne à mon époux) a bondi jusqu’au Franc-Mâchon où il a eu une explication avec ce voyou. Je ne sais pas ce qu’il lui a dit, mais Dauvers ne s’est plus jamais manifesté.

Béru en gémit d’aise. Il perd toute notion de savoir vivre, ce qui est extrêmement rare chez lui, et m’entraîne.

— Viens un peu dans l’embrasement de la fenêtre, San-A. ! m’ordonne-t-il comme s’il était mon supérieur hiérarchique et non mon subordonné.

Je le suis, ne possédant pas à un moment élevé le sens de mes prérogatives.

— Faudrait bien vérifier que ton gus revenant, c’est pas le Dauvers, chuchote-t-il. Ça cadrerait trop bien, bonté divine ! Montre-z’y sa bobine, à la dame. Ses vieux étaient mirauds. Si ça serait lui, je te parie ma culotte que c’est le docteur qui l’a assaisonné.

— Tu changes de coupable plus souvent que de chemise, murmuré-je, bien certain d’énoncer une vérité. Laisse-moi tout de même te dire que j’allais le faire…

Je retourne à la nappeuse qui attend, point trop vexée par nos apartés poulardiens.

— Excusez-moi, madame.

J’ai déjà la main sur la photo, mais je me ravise. Il y a mieux à faire.

— Auriez-vous une photographie de votre ex-mari à nous confier ?

— Oh, je ne pense pas, fait-elle impulsivement.

Puis, se ravisant.

— Quoique, attendez donc…

C’est faible comme dialogue, mais ça me donne de l’espoir pourtant. Elle se lève et quitte la pièce.

Le Gros se déclenche, comme une classe quand le maître sort pour lancequiner.

— Je sens que c’est notre homme, le mec de la fosse ! Tu vas voir, San-A. Tu vas voir… Et je te promets que c’est le toubib qui lui a fait sa joie de vivre…

— Au premier degré, ça paraît très envisageable, en effet, conviens-je, mais pas au second !

— Et pourquoi t’est-ce que ?

— Parce que seul de tous les suspects qui s’accumulent, le docteur Chkoumoune ne pouvait pas connaître l’existence du conduit.

— Et si la fille Lachaise la connaîtrait et lui l’eusse révélée ?

— Tout de même…

— Elle a l’air très gentille, mais, dans notre job, on n’a pas le droit de se fier aux appâts rances, Mec. Elle a peut-être été la complice de son deuxième Jules pour liquider le premier…

C’est pas tellement noix, ce que sort mon Gros. Après tout, pourquoi pas… Pourtant…

— Si elle était coupable, pourquoi nous raconterait-elle, sans y être le moins du monde obligée, cette histoire de chantage ?

— Tu connais pas les gonzesses. Elle se dit que si on est là, c’est pas pour des prunes, et elle préfère chiquer les super-loyales plutôt que d’attendre d’être mise au pied du mur. D’ailleurs, tu penses que ses vioques l’ont déjà appelée pour y annoncer notre visite et lui révéler qu’on avait déniché un cadavre au Franc-Mâchon. Si bien qu’ils se sont mis un petit topo au point avec son guérisseur de chetouilles.

Une fois de plus, force m’est de reconnaître que les arguments de mon éminent collaborateur sont valables.

Mme Chkoumoune radine, tenant une grande photo format 18x24.

— Celle de mon premier mariage, annonce-t-elle. Je l’ai conservée parce que dans ce groupe figurent certaines parentes que j’aimais et qui ont disparu depuis dans un accident.

Je m’empare du bristol glacé et mon regard avide pique droit sur le marié. Il est en jaquette, futal rayé, cravate gris-perlouze. Œillet à la boutonnière. Inutile de nous berlurer davantage : ça n’est pas l’homme du conduit. Ce garçon est jeune, il a de beaux cheveux noirs, très bouclés, une fine barbe à la Van Gogh (d’ailleurs je vous rappelle qu’il se nomme Vincent Dauvers… sur Oise). Son regard est sombre, ironique, pétillant d’intelligence. Mais il y a un je-ne-sais-quoi de veule dans sa personne. Ses joues sont soufflées de façon déplaisante. Décidément, ce type a plus une frime d’assassin que de victime. J’aimerais avoir une conversation avec lui. Va falloir diffuser sa photo à tout va pour essayer de remettre la main dessus. Qui sait où il se trouve maintenant. Peut-être a-t-il réussi un coup fumant en se débarrassant de l’homme du conduit et mène-t-il une existence dorée dans un pays étranger…

— Vous me permettez de conserver cette photographie quelques jours, madame ? Je vous donne ma parole qu’elle vous sera rendue…

— Prenez, prenez, dit-elle aimablement.

— Pourrions-nous maintenant dire quelques mots à votre mari ?

Elle se rembrunit.

— C’est que… c’est l’heure de ses consultations…

— Ce sera l’affaire de trois minutes !

— Le temps de vous faire cuire un œuf, souligne l’inopportun.

Mais cette promesse n’a pas l’air de dissiper l’ennui que lui cause notre requête.

— Voyez-vous, Radada est un homme emporté, explique-t-elle. Il voit rouge dès qu’il est question de mon ancien époux.

— Je saurai être discret, promets-je fermement. Veuillez, je vous prie, nous faire annoncer entre deux clients.

C’est sans réplique et sans bavure ! La jeune femme s’incline.

— Je vais le faire venir ici, promet-elle en sortant.

Nous l’entendons toquer à la porte du cabinet. Voix du mari :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Tu peux venir un instant, chéri ? Il s’agit d’une affaire urgente.

Bientôt, le nain déguisé en homme presque normal se pointe, la mine féroce. Dans l’encadrement de la porte, sa bonne femme lui chuchote des trucs à propos de qui nous sommes et de quoi on lui veut. Il écoute en inclinant la tête sur le côté, ce qui force sa mémée à se pencher un peu plus. Son visage dégage une réprobation et un dégoût incommensurables.

— Alors vous enquêtez sur ce salopard ! demande-t-il en s’avançant vers nous.

On dirait qu’il va nous cribler de coups bas fulgurants. Ses poings sont tout blancs au bout de ses bras de pingouin.

— En effet, docteur, laissé-je tomber.

— Quel sale coup a-t-il commis ?

— Nous ne sommes encore sûrs de rien, réponds-je. Docteur, il y a cinq ans, lorsque vous avez connu Mme Chkoumoune qui venait tout juste de divorcer, Dauvers a tenté de la faire chanter. Outré, et on le serait à moins, par ces procédés, vous allâtes le voir pour lui faire entendre raison, exact ?

— Exact ! dit le médecin en lançant à sa compagne un regard empli de lendemains qui déchantent.

— Je voudrais seulement que vous nous parliez de cette visite au Franc-Mâchon, docteur.

— Dans quel but ? demande-t-il. En quoi peut-elle vous intéresser ?

J’ai toujours l’inspiration quand il le faut, et au moment où il le faut.

— Nous avons des raisons de penser que Dauvers ne se trouvait pas seul au Franc-Mâchon et que la personne qui vivait en sa compagnie a eu de gros ennuis. Voilà pourquoi votre visite nous intéresse, docteur. Je ne vous interroge pas à propos de votre réaction, non plus qu’en qualité de second mari de Madame, mais en qualité d’unique témoin de sa vie au Franc-Mâchon, comprenez-vous la nuance ?

Cette déclaration le rassérène.

— Je comprends.

— Je vous demande donc de nous relater votre visite…

— J’étais aveuglé par la colère, attaque le médecin. J’avais emporté mon revolver et j’étais prêt à en faire usage si ce voyou…

— Bon, commençons par le commencement : votre arrivée là-bas…

— Il y avait deux voitures devant le perron.

C’est suave, ça. Ça vous coule dans l’oreille comme du Vosne-Romanée dans le gosier.

— Quelles sortes de voitures, docteur ?

— Une petite M.G. décapotable…

— Celle de Vincent, dit la dame.

— Et une Frégate noire immatriculée en Seine-et-Oise, poursuit le médecin. À mon arrivée, Dauvers s’est mis à la fenêtre, alerté par le ronflement de ma propre auto…

— Et alors ?

— Je l’ai prié de descendre ; ce qu’il a fait.

— Comment était-il ?

— En manches de chemise, il était écarlate. J’ai eu l’impression de le surprendre au plus fort d’une discussion.

— Après ?

— Je lui ai craché mon venin. J’ai été bref. Je lui ai révélé qui j’étais, lui ai montré mon revolver et lui ai donné ma parole d’homme que je lui en viderais le chargeur dans le ventre s’il avait le malheur de tenter quoi que ce soit contre Hélène. Avec des gredins de votre espèce, ai-je conclu, on n’a pas le choix des moyens.

— Ses réactions, docteur ?

— Il a paru effrayé. Il a acquiescé sans dire un mot et m’a regardé partir.

— Ça a été tout ?

— Tout !

— Vous n’avez pas aperçu la personne qui se trouvait avec lui au château ?

— Non. Elle ne s’est pas montrée.

— Rien de particulier ne vous a surpris ?

Le médecin plisse les yeux comme pour regarder très loin. À la fin, il hoche la tête.

— Je ne sais pas si cela mérite d’être relaté.

— Allez-y toujours, docteur.

— Il tenait un petit sac de toile à la main.

— Un sac comment ?

— Une espèce de poche de la grosseur d’une bourse, fermée par un cordonnet. Il la balançait au bout de son index en m’écoutant. Cela semblait plutôt lourd.

Je réfléchis. Une notion de scène me vient. De toute évidence, Dauvers a mijoté un coup. Il a donné rendez-vous au Franc-Mâchon à quelqu’un avec qui il traite une transaction délicate. Il a quelque chose à lui vendre. À l’arrivée du médecin, il conserve ce quelque chose. CAR IL N’A PAS CONFIANCE EN LA PERSONNE QUI SE TROUVE AVEC LUI, et ce quelque chose est précieux…

Après le départ du toubib, la discussion dégénère. Il frappe et croit avoir tué son interlocuteur.

Il doit se débarrasser du cadavre. Alors, le trou dans le conduit…

— Parfait, je vous remercie beaucoup, docteur. Votre témoignage est extrêmement précieux. Jamais plus vous n’avez entendu parler de Dauvers ?

— Jamais plus ! assure le praticien.

— Excusez-nous de vous avoir dérangé.

Il a une courbette, une sorte d’espèce de bout de sourire, et se retire sans nous serrer la main, ce que je ne déplore pas, étant donné les parties du corps humain que sa spécialisation l’oblige de palper.


— Où qu’on va ? s’inquiète le Gros.

— Il nous reste plus qu’un gars à interroger, dis-je, c’est le fermier d’avant Ambroise, celui qui a pris possession du Franc-Mâchon aussitôt après la disparition de Vincent Dauvers.

— Auparavant, décidé-je, on va repasser au labo pour faire isoler et agrandir la photo de ce drôle de peintre.

Le Mastar s’empare du carton pour mater le groupe ennocé qui s’y étale avec des mines, des poses, des attitudes et des fleurs jusque dans les braguettes.

— Ces photographies de mariage, déclare-t-il, c’est toutes les mêmes. Là-dessus, on comprend que les hommes se ressemblent. T’as les grands-parents, les tatas, le tonton mariolle, les petits-neveux godiches, le cousin soldat, l’ami sérieux de la famille, le…

Il se tait, je n’y prends garde, occupé que je suis à doubler en quarante-huitième position.

— San-A., fait tout à coup la voix rauque du Dodu.

— Oui ?

— Arrête ta bécane, mec, je vais te montrer quèque chose qui va te faire sortir les gobilles.

— Quoi, Pépère ?

— Je viens de découvrir notre homme sur la photo.

— Quel homme ?

— Le zig du conduit. C’est pas le marié, c’est un invité du troisième rang !

Pour le coup, je freine à mort juste devant le camembert lumineux qui centre-géographise un carrefour. Le conducteur d’une camionnette qui me filait le train stoppe à deux millimètres de mon pare-chocs et se déportière à demi pour me traiter de manche, de tordu, de sodomisé de frais, de tête de neutre, de fesse de rat, d’ahuri, d’enviandé, de salope, de fils de péripatéticienne, d’empoté, de dépité, de député huénère, de juif, de franc-maçon, de paysan, de fasciste, d’anarchiste, d’anglais, de lyonnais, de normand, d’affameur, de colonialiste, de pied-plat, de pied-noir, de marchand de voitures, d’artiste, de cul-béni, d’assassin, de percepteur, de gaulliste, de fils à papa, de clochard, de testicule-vide, de crâne en bois de financier, de producteur de films, de bohémien, de petit c…, de grand c…, de gros Q, d’affreux, de tortionnaire, d’américain, de mercenaire, de fosse à m…, de gandousier, de chinois vert, de figure de fifre, de peau de quenouille, d’impuissant, de puant, d’inverti et, naturellement, de flic.

Je le laisse dévider ses litanies. Après tout, chacun peut avoir un verre à soi dans le nez et déconner à loisir ; c’est presque un jeu de satiété.

Je regarde la silhouette vieillotte et blafarde que le monstrueux pouce du Gros me désigne, au détriment d’une bonne douzaine d’autres personnes.

Effectivement, le personnage en question ressemble énormément à ma découverte de la nuit passée. Même crâne chauve, mêmes joues creuses, même nez sinueux, même regard sans cils… Les yeux aussi…

Je prends dans ma boîte à gants une petite loupe de philatéliste afin de mieux détailler l’intéressé.

— C’est lui, hein, pas de doute ? vocifère Bérurier.

— Presque, fais-je.

— Comment ça, presque ?

— Écoute, Diplodocus, le type que j’ai découvert, selon les médecins, doit avoir la cinquantaine, or ce bonhomme là-dessus en a sûrement près de soixante-dix et la photo a été tirée il y a plus de sept ans.

— Les toubibs se gourent, mon pote. Y a plus que toi pour prendre ce qu’ils causent argent comptant.

Mais il ne m’influence pas.

— Non, non, mon revenant ne va pas sur ses quatre-vingts ; d’ailleurs à cet âge-là il n’aurait pu subir sa claustration. Par contre, je tiens pour quasi certain que le quidam de cette photo est un de ses parents, mon Chéri. Tu viens de faire opérer un virage sur l’aile à notre enquête.

Là-dessus, j’en effectue moi-même un qui déclenche les roucoulades d’un gardien of the peace. Roucoulades dont je ne tiens aucun compte.

— Tu retournes chez la môme du doc pour y demander le blaze du mec ? devine l’homme au durillon de comptoir.


Elle ne dit pas « encore vous ! », Mâme Chkoumoune, mais elle le pense si fort que ça fait un auréole dorée derrière sa tête, comme sur la photo de sainte Frangipane, celle qui lavait les pieds aux cul-de-jatte pendant la guerre de cent berges.

— Une seule, une minuscule, une ultime question, mâdame, la rasurel, pardon : la rassuré-je.

— Voyez, apaise le Gros, j’enlève même ni mon chapeau ni mon soulier du pied que mon cor débloque, c’est vous dire que ça va être vite cuit sur le réchaud.

Je lui désigne le vieillard en complet noir de la photo :

— Pourriez-vous me dire qui est ce monsieur ?

— Évidemment, c’est M. Dauvers, le père de Vincent !

Quelque chose de bizarre, de trouble, d’arqué, de gluant, de brillant, d’écumant, de jauni, de jaune-d’œufé, de choucroutesque tombe sur le tapis. Je reconnais le râtelier du Gros. La stupeur vient de le lui déboulonner. Il le ramasse et l’enfourne comme le brochet vorace happe la cuillère du pêcheur au lancer.

— Son père, bredouillé-je.

— Lui-même.

— Où se trouve-t-il. ce vieux kroumir ? interroge Sa Bérurerie.

— Il est mort six mois après notre mariage… Un cancer. Du reste, là-dessus, on se rend compte qu’il était très malade.

— Oui, admets-je en regardant le groupe, on s’en rend compte en effet. Il avait des frères ?

— Mon mari ? Non, il était fils unique, sa mère était morte en le mettant au monde.

— Je voulais parler du papa Dauvers.

— Personne, fait-elle. Il composait toute la famille de Vincent.

Alors je brandis la photo du « revenant ».

— Vous connaissez cet homme, madame ?

Elle met sa main devant sa bouche.

— Quelle horreur ! s’écrie-t-elle. On dirait…

— On dirait quoi, madame ?

— Une photographie de mon beau-père mort.

— Il ne s’agit pas du portrait d’un mort.

— En ce cas, qui est-ce ? La ressemblance avec feu mon ex-beau-père est frappante !

— C’est ce que je trouve aussi ; merci et pardon. Tu viens, Béru ?

CHAPITRE V

Le Rouquin pousse la porte du burlingue où nous grillons des cigarillos, Sa Majesté et moi. Il tient un paquet d’épreuves photographiques dans chaque main.

— Voilà le travail, monsieur le commissaire, annonce Mathias. Ici, fait-il en déposant son premier paquet, les agrandissements du marié et ceux de son père. Là, poursuit-il en abattant son deuxième jeu d’épreuves, les tirages de votre séquestré…

Je dispose une photo de chacun des intéressés côte à côte sur mon buvard, comme si je m’apprêtais à me faire le grand jeu. D’ailleurs, n’en est-ce pas un ? Un grand jeu tragique. Un jeu policier, authentiquement policier.

Les trois visages sont là, convertis aux mêmes dimensions et comme réduits à un commun dénominateur.

— Tu as tes crayons gras ?

Mathias prend une poignée de petits crayons dans la poche supérieure de sa blouse blanche.

— Les voici, monsieur le commissaire.

— Bien, attends…

Je fixe les trois portraits à m’en assécher la rétine. C’est vrai que le père de Vincent et mon type de la nuit se ressemblent étrangement. Comme… deux frères. Ou comme un fils finit un jour par ressembler à son père.

— Écoute, Mathias, lui dis-je, en posant deux doigts en fourche sur la photo du père et sur celle du fils. Là-dessus, papa Dauvers et son grand garçon avaient une quarantaine d’années d’écart. En t’inspirant de la photo du dabe et en utilisant tes crayons correcteurs, essaie de me montrer ce que serait devenu ce fringant marié quarante années plus tard. Tu mords ?

— On va tâcher, déclare l’aimable carotte en ramassant les clichés.

C’est intéressant de le voir œuvrer, Mathias. Il y tâte pour la retouche. Si un jour il quitte la poulaillerie, il pourra aller s’embaucher chez Harcourt, je vous jure, histoire de remarier les frites déjetées des rombières goitreuses, leur gommer les fanons, leur effacer les rides, leur accentuer l’ovale, bref leur épousseter vingt berges aux mémés grassouillettes, variqueuses et pendantes. Et pourtant, sur le plan artistique, c’est loin d’être une épée, notre collègue. J’ai vu des toiles de lui, franchement y a pas de quoi se mettre la queue en trompette ni se relever au milieu de la nuit pour les admirer à la lueur d’une Mazda. Un jour il m’en a offert une. Ça représentait un petit épagneul sur un coussin, de quoi faire chialer une concierge.

— Il a des yeux humains, ce chien, clamait notre femme de ménage.

Je le lui ai donné, ça m’a évité de grimper le chef-d’œuvre jusqu’au grenier. En revanche, filez-lui un portrait-robot à exécuter, à Mathias, et le voilà qui championne aussi raide !

Dans un coin de notre burlingue, il tire un panais long commak (famille des ombelliféracées). Il écarte de lui, il plonge dessus, il souffle, il époussette, il crayonne, il trace, il gomme, il rectifie, il accentue, il amenuise ou amplifie, il corrige, il ajoute, il estompe, il compose… À la fin il hoche la tête (étant trop bien élevé pour branler le chef[29]).

— Montre un peu, fiston ! demandé-je.

— Je vous demande encore un peu de patience, monsieur le commissaire, qu’il implore, l’incendié. Le temps d’en rebricoler une autre…

Le voilà qui remet la sauce, toujours en pointant sa langue d’hépatique. Cette fois, j’ai idée que ça va plus rondo. Il a l’air en plein fade, l’ami Mathias. Ça confine à l’orgasme, la jubilation professionnelle. Ça lui dégouline des muqueuses, son ravissement. Il suinte de partout.

— Vous allez voir quelque chose, monsieur le commissaire.

Il étale les photos.

— Regardez !

On s’approche, la Dorure et moi. On se frotte les prunelles à la peau de chamois pour se clarifier à bloc la vision. On est ébaubis, car, deux points, ouvrez les guillemets : « primo la photo du jeune marié est identique à celle du « revenant », deuxio la photo du revenant auquel il a fait des cheveux, une mince barbe noire, des sourcils, et dont il a précisé les yeux est conforme à celle du jeune marié.

Voilà brusquement le Gros qui se met à gambader comme un gosse éléphant qui vient de constater que sa trompe est aussi grosse que celle de son papa.

— Qu’est-ce que je causais ! Qu’est-ce que je causais ! triomphe le cher Mammifère. Tu vois bien, gros malin, que c’est le gendre à Lachaise qu’on a repêché au fond de ce p… de puits ! Ah, n… de D… de n… de D… je le savais depuis le début. Y te fallait une preuve par 69. Eh ben, tu l’as maintenant, dis, Commissouille de mes caires ! Tu vas peut-être plus le contester !

Je le conteste d’autant moins que je le constate. On congratule, on adule, on masse, on embrasse, on caresse, on presse Mathias. On lui dit merci, on le déclare génie, on l’acclame, on le claque, on le sacre. Il est le roi toutes catégories de la retouche. Infaillible comme notre sainte paire l’épate. Il a la main de Dieu dans son gant de velours. Pour le rouquin : hip hip hip, hourra ! Des collaborateurs comme lui méritent les fantastiques émoluments que la République Française lui octroie.

Car oui, c’est vrai, c’est sûr, c’est démontré : le revenant se nomme bel et bien Vincent Dauvers.

— Alors là, plus de doute, déclare Bérurier, l’homme qui a la cervelle en forme de morille déshydratée, c’est bien le docteur qui a fait le coup.

— Faut voir, le calmé-je.

— Voir mes choses ! réfute Sa Domination. On court embastiller Chkoumoune et je te promets de lui faire avouer son faux fret[30].

— Pas d’emballement, Gros. Pour l’instant, considérons-le comme étant innocent, et tenons compte de sa déclaration à propos des deux voitures stationnées sur l’esplanade du Franc-Mâchon.

— Tu te rends bien compte que c’est de la turbine de pensionnaires[31] s’indigne le Mahousse. Y a jamais eu deux bagnoles.

— Je suis moins catégorique que toi, Dieu merci. Et je pense à un truc, Béru…

— À quoi t’est-ce ?

— Où est passée l’automobile de Dauvers ? Ça doit être plus duraille à escamoter qu’un cadavre, une bagnole.

— Je vais téléphoner aux services des autos trouvées, dit-il. Mais ça ne change rien au cul-réhabilité[32] du médecin. Il est allé à Bécasseville, il s’est mailloché avec le barbouilleur et lui a cassé la tronche. Ensuite, le croyant mort…

— Il s’est procuré un plan du château et a percé le mur afin de l’inhumer dans le conduit, conclus-je, non, vois-tu, Gros, c’est possible mais ça ne me convainc pas. C’était la première fois que le docteur allait dans cette propriété appartenant aux parents de sa femme. Psychologiquement, il n’aurait pas eu l’idée d’y escamoter le supposé cadavre.

— Si c’est pas lui, un autre l’a bien eue, cette idée, objecte le Pertinent. Alors pourquoi pas lui ?

On tourne en rond comme un chien qui court après sa queue.

CHAPITRE VI

Le mérite de l’été, c’est que les jours sont longs. On a bourré, semble-t-il, le plus de lumière possible pendant les deux plus longs mois. Ainsi, Poiray-l’Église, à cinq heures de l’après-midi, ressemble-t-elle à l’une des toiles les plus lumineuses de Corot. C’est presque de la plaine, un peu vallonnée toutefois. Il y a peu de forêt, de belles maisons grises, des champs à perte de vue (les habitants de la localité doivent tous devenir aveugles) et ça sent bon le blé coupé et la bouse fraîche.

Le gamin blond qui nous escorte, droit sur les pédales d’un vélo trop grand pour lui, est bronzé comme du pain chaud, la comparaison manque d’originalité, mais, vu le prix modique de cet ouvrage, j’espère que nous n’aurez pas le culot de me la reprocher. Il louvoie (comme disait Colbert) devant ma bagnole afin d’être certain que je ne vais pas le doubler. Son petit derrière mal culotté danse devant la corne de la selle. Enfin il s’arrête à l’orée d’un champ dans lequel un gros tracteur rouge fait des gros pets huileux.

— P’pa ! hurle le lardon en gesticulant.

Les pétarades du tracteur couvrent sa voix non muée, mais notre équipage a sollicité l’attention du personnage tracté qui pilote son gros zinzin en fumant la pipe.

Le cultivateur abandonne le sillon qu’il traçait dans les entrailles de la terre nourricière en vue de la moisson future, comme on l’écrivait à la page 123 d’un livre de lecture pour cours moyen première année, et se rabat sur nous. C’est un bonhomme entre deux âges, coiffé d’une casquette, dont un accroc sur le sommet laisse voir qu’il est brun, vêtu d’une veste de coutil beige. Il porte également un pantalon, afin, je suppose, de ne pas se coincer Coquette dans les trous du siège métallique. Ce pantalon est en velours verdâtre, comme tous les pantalons de cultivateur. L’homme a le front étroit, le nez busqué, le regard embusqué, la lèvre débusquée et une paire d’oreilles rougeoyantes.

Il coupe les gaz, saute de son cabriolet grand sport et touche la visière de sa gâpette. Il nous prend : soit pour les représentants de la maison McCormick, soit pour des polyvalents, soit encore pour les enquêteurs du Crédit Agricole venus étudier sa demande de prêt relative à l’achat qu’il envisage d’un appareil à rembourser les bœufs à tempérament, ce qui permettrait de leur restituer leurs fonctions de taureau lorsque besoin est, puis de les réemployer pour la culture sitôt terminées leurs vacheries. Moi vous me connaissez ? Je vois ça immédiately dans la prunelle filandreuse de M. Dalbuche.

— C’est à quel sujet ? demande l’homme en posant une main aussi cradingue que paternelle sur l’épaule aussi gracile que filiale du blondinet.

La scène attendrit Béru dont les origines rurales sont toujours présentes à l’esprit et à la paupière.

— On dirait un portrait d’Angélus Millet pour illustrer le Labourateur et ses enfants, remarque cet homme cultivé, pour qui la chose artistique n’a pas de secret.

J’en conviens d’un bref acquiescement.

— Je suis le commissaire San-Antonio, annoncé-je, conscient de ne pas travestir la vérité, je souhaiterais vous entretenir du Franc-Mâchon dont vous fûtes, si je ne m’abuse, le fermier pendant une certaine période ?…

— Oh, très courte, grommelle-t-il, y est arrivé quèque chose dans cette foutue bicoque ?

— Pourquoi ?

Il caresse rudement la joue de son fils, pressant la tête blonde contre sa veste.

— Oh, comme ça. Je m’étais toujours dit qu’un jour il s’y produirait des malheurs…

— Une sorte de prémonition, en somme ?

— Si vous voulez, consent-il sans enthousiasme, ignorant probablement le terme. Y avait en effet de la prémonition plein la baraque !

— Il y a cinq ans que vous en êtes parti, je crois ?

— Tout juste.

— Et vous y êtes resté ?

— Pas plus de sept à huit mois. C’était franchement pas tenable, j’ai vu le coup que ma vieille tournait la boule, sans compter les mômes qui n’osaient plus sortir dès la nuit tombée.

— À cause ?

— Ben, le fantôme ! Vous pensez : une maison où qu’on a pendu un homme et où qu’un musicien est mort, fallait s’y attendre. J’aurais su avant de venir, j’aurais pas accepté ce fermage.

En v’là un, ça m’étonnerait qu’il soit abonné à Planète !

— Lorsque vous êtes arrivé au Franc-Mâchon, quelqu’un s’y trouvait-il ?

— Personne !

— On m’a dit que le gendre de M. Lachaise, le proprio, occupait les lieux entre le départ de votre prédécesseur et votre arrivée ?

Il rit, d’un rire chafouin, mais spontané.

— Oh, ce petit rigolo. Oui, les gens m’en ont causé : un propre à rien qui laissait crever le bétail de faim…

Décidément il n’avait pas bonne presse, Vincent Dauvers. Il apparaît que son retrait du monde n’a fait de tort à personne…

Je défrite le terreux qui continue de pétrir la joue de son gamin. Il paraît sorti d’un bouquin de Balzac, Dalbuche, malgré son tracteur tout neuf.

— Dites-moi, cher monsieur, lors de votre prise de possession du Franc-Mâchon, vous n’avez pas trouvé traces du séjour de ce triste gendre ?

— Oh, si, dit mon interlocuteur. Si vous auriez vu toutes ces bouteilles vides dans la cour, et ces restes de victuailles qui pourrissaient dans la cuisine…

— Je ne veux pas parler de ça, dis-je.

Alors il se passe quelque chose. Quelque chose qui justifie ma coupable industrie, les mecs. Ce quelque chose, c’est le flair, le pif, the noze, appelez ça comme vous voudrez… Je devine brusquement, à un léger cillement, à une crispation imperceptible des lèvres, que mon vis-à-vis est sur ses gardes.

J’ai l’impression qu’il redoute de s’engager sur cette voie. Que mes questions à venir lui font peur et qu’il se forge un air indifférent pour lutter contre le tracsir. S’agit d’usiner avec discernement. Le laisser mijoter un brin.

— On pourrait peut-être aller parler de tout ça dans un endroit tranquille ? suggéré-je.

Pour le coup, c’est la Béruroche qui tique. Il me connaît, le Dodu, il connaît mes inflexions. Par ricochet, le voilà tendu et scrutateur lui aussi, ce qui paralyse le laboureur.

— Allons à la ferme si vous voulez, fait-il d’une voix figée.

Du geste, il congédie le gosse, lequel saute sur son vélo et, soucieux de nous prouver que la race des Anquetil n’est pas éteinte, fait un démarrage foudroyant entre les ornières.

— Ce ne sera pas la peine d’aller chez vous, dis-je, je voulais surtout éloigner votre gamin.

Je montre un vaste hangar érigé en bordure du champ.

— On sera très bien là-dessous pour bavarder…

Sans l’attendre, je me dirige vers la construction, suivi de Béru, puis du paysan. Rien de plus démoralisant pour un homme inquiet que de filer le train à ceux qui s’apprêtent à le questionner. Leurs talons le dépriment plus encore que leurs physionomies.

Dans le hangar, il y a des betteraves, de la paille, des machines agricoles. Bérurier s’assied sur le caisson d’une faucheuse et se met à nettoyer une énorme betterave avec son mouchoir, ce qui constitue une gageure, car peut-on nettoyer une chose en s’aidant d’une autre chose beaucoup plus sale ?

Il attend la suite, Bébé Rose. Mais il a confiance en moi. Il se dit que si j’organise cette mise en scène, ça n’est pas sans motif.

Je m’acagnarde entre les bras d’une vieille charrue dédaignée et je mate Dalbuche sans piper.

Il ne sait quelle attitude adopter. Il est gauche. Il danse d’un pied sur l’autre, amorce des sourires hypocrites qu’il n’ose achever, voudrait parler, mais s’abstient. À la fin, il bredouille :

— Vous… vous êtes vraiment policiers ?

Bon Dieu, c’est pour moi un trait de lumière. Si ce gus pense que des gens peuvent venir lui parler du Franc-Mâchon en se prétendant policiers alors qu’ils ne le sont pas, c’est qu’il sait des trucs pas catholiques.

Je virgule un regard au Gros. Message capté. Je peux foncer, il me donnera la réplique. Je crois que la manœuvre à effectuer consiste à laisser subsister le doute dans l’esprit de Dalbuche, la police étant ce qui fait le plus peur aux terreux.

Je feins d’ignorer la question.

— Alors, Dalbuche, attaqué-je, qu’avez-vous déniché à la ferme ?

Il secoue sa tête de faucon intimidé.

— Mais… rien…

— Mais… si ! fais-je. C’est vilain de se faire prier. Dites-moi tout, mon enfant, comme si vous étiez avec votre cher vieux curé dans l’ombre du confessionnal…

— Je vous jure que je ne vois pas ce que vous voulez causer, affirme le tracteur-man en se grattant le haut du crâne à travers la brèche de sa casquette.

Un formidable bruit de concassage nous fait tressaillir. C’est Béru qui s’est mis à bouffer la betterave. Ce spectacle plonge le fermier dans l’effroi. Un homme qui mange la nourriture réservée aux vaches, voilà qui est nouveau pour lui et constitue à ses yeux le comble de l’insolite.

Je reprends ma question.

— Ho ! Dalbuche ! C’est pas gentil de nous faire des cachotteries… Si vous persistiez dans cette voie, ça risquerait de se gâter.

Béru, la bouche pleine, opine avec véhémence en poussant un grognement à côté duquel le grondement du grizzli affamé n’est que soupir de libellule.

— Mais quoi donc, bafouille le rat des champs. Mais quoi donc !

Et, reculant d’un pas, sa face d’oiseau-rapace plus blême que jamais, il répète :

— Vous… vous êtes vraiment policiers ?

— Devine ! ricané-je.

Heureusement que j’ai visionné tous les films du Napoléon. Ça aide dans mon job. Voilà que je me surprends à jouer les Paul Newman. Je sors mon arquebuse et la fais tournicoter au bout de mon index en sifflotant entre mes dents serrées. Je dois être vachement terrible, moi je vous le bonnis. In petto, je suis plus péteux. Je me dis que si ce cinoche s’avère injustifié, si mon pégreleux a la blancheur Persil, je pourrais bien comprendre ma douleur et me faire admonester vilain par ma conscience.

Seulement, les gars, retenez bien ceci : dans la vie vaut mieux se gourer en allant de l’avant, que d’avoir raison à reculons.

— Vous êtes qui, alors ? demande le flageolant qui prend ma question pour une réponse négative.

— Devine ! répété-je.

Un silence… On entend les bruits souverains de la cambrousse en fin de journée. Ce que ça pue bon, toutes ces betteraves terreuses, cette paille, ces vieilles tuiles moussues… Je comprends les urbanistes qui se mettent à construire des villes à la campagne.

— J’attends, Dalbuche ! J’attends, dis-je en immobilisant mon camarade tu-tues dans ma paume et en soufflant sur le canon.

— Je n’ai rien à dire, tente encore le pauvre homme.

Béru jette loin de lui son tronçon de betterave, se torche les lèvres et fait en se dressant :

— Tu permets que je m’en mêle, San-A. ?

J’opine, dont je sue, comme disait Casanova.

— T’as tort, Dalbuche, de t’obstiner, prophétisé-je. Mon copain, malgré son air bon bougre, c’est un terrible. Si je te disais qu’au Japon on lui accorde plus de visas, ils préfèrent encore les typhons !

Bérurier parle. Il parle en se curant les dents avec le petit doigt, ce qui n’améliore pas sa diction.

— Bonhomme, attaque-t-il, voilà le programme : c’est pas le plan quinquennal, tu vas te rendre compte. Je te dérouille jusqu’à ce que tu causes. Ou tu causes, ou tu causes pas. Si tu causes pas, tu causeras plus jamais. Si tu causes après t’avoir fait tirer l’oreille, on foutra le feu à ta ferme. Si tu causes illico, je m’économise les calories et on fait ami-ami ; t’as bien suivi ?

« Et pour te prouver que c’est pas de la rigolade, je vais d’orge et d’orgeat faire brûler ton n’hangar, ajoute Sa Majesté en sortant son briquet.

Faut toujours qu’il en rajoute, Béru, c’est ça son inconvénient. Il balance au prologue la grande tirade du trois : une manie !

— Attends la nuit pour tout faire cramer, Gros ! le rappelé-je à l’ordre, ça va attirer du monde et on sera obligé de descendre Cézigue avant l’arrivée des pompelards…

— Très juste, admet le Monarque en remisant son Flaminaire.

Puis, à sa presque victime ;

— Qu’est-ce que tu décides, fleur de betterave ?

— Écoutez, claquedesdente l’homme, je ne sais pas… Je ne comprends pas… Je… Qu’est-ce que vous voulez dire en me demandant ce que j’ai déniché au Franc-Mâchon ?

— Ça ! dit Bérurier en lui plaçant un crochet en plein plexus.

Dalbuche tombe à genoux en se tenant le bide. Il geint.

Moi, je suis glacé d’épouvante. Molester un peut-être — très — honnête homme simplement parce que j’ai eu une impression, admettez que c’est gonflé, non ? Dans le genre téméraire on ne va pas plus loin…

Je me mets à genoux devant lui et lui pose la main sur l’épaule.

— Dalbuche, t’as trouvé quelque chose à la ferme. Tu vois très bien ce que je veux dire. Si tu parles, t’as ma parole qu’on te fera pas d’ennuis, mais il faut qu’on sache. Pense à tes mômes, à ta ferme, à ta femme…

— … à tes chevaux et à ceux qui les montent ! termine ce mutin Bérurier.

Les ondes douloureuses s’estompent. Son regard redevient lucide. Il est empli de larmes.

— Oh, soupire-t-il d’un ton misérable, je sentais bien qu’un jour ça craquerait… Bien mal acquis ne profite jamais…

Musique ! O douce musique des aveux ! Quelle symphonie de Beethoven, quelle sonate de Mozart, quelle composition de Francis Lopez charme plus que vous l’oreille policière ?

— Je suis sûr que les remords t’empêchaient de dormir, Dalbuche, avancé-je… Vrai ou faux ?

Il branle la tête. Une tête plus lourde de cent ans !

— Si je vous disais, murmure-t-il d’une voix peureuse, que depuis cinq ans j’ai pas fait mes Pâques !

Je revois la photo papale compostée de ses noms et adresse dans la cuisine du Franc-Mâchon.

— Quelle horreur ! soupiré-je. Tu avais honte, tu n’osais pas te confesser ?

— Oui.

— Eh bien, maintenant, tu vas pouvoir, Dalbuche ! C’est Dieu dans un sens qui nous envoie. Tu sais comment ils sont, les desseins de la Providence !

— Impénétrables, sanglote-t-il.

— Oui, mon ami : im-pé-né-trables ! martelé-je. Cela dit, parle ! Et ne cache rien, je suis comme ton âme, Dalbuche : j’ai besoin de lumière.

Il torche son nez, sa bouche et ses yeux du même coup de manche quasi béruréen, allume la cigarette que je lui fourre dans le bec, à la flamme du briquet dont le Gros menaçait ses biens et commence :

— Quelques mois après mon installation au Franc-Mâchon, un mur de la bergerie s’est écroulé et j’ai voulu le remonter… Pour faire le ciment, je suis été chercher du sable à l’ancienne carrière qui se trouve à la pointe du petit bois, derrière le château. C’t’une carrière qu’on s’en sert plus depuis longtemps vu que son sable n’est pas de première qualité. Maintenant les ronces ont repoussé par-dessus…

Il se masse le ventre et expulse par le nez un bref jet de fumaga.

— J’ai remarqué un endroit qu’était tout fraîchement pioché au fond de la carrière… J’ai pensé que mon fermier-cesseur était venu se munir de sable et j’ai choisi ce même endroit. Voilà-t-il pas qu’en creusant j’ai trouvé un gros tas de ferraille noircie…

Là, San-A. le renifleur de charme, San-A. au sens divinatoire indiscutable, San-Antonio, quoi, puisqu’il faut parler bref, murmure :

— C’était une voiture. Une petite voiture sport à laquelle on avait mis le feu ? Marque M. G.

Chose curieuse, ça ne surprend que Bérurier, vu que le sieur Dalbuche me prend pour un superman depuis plusieurs minutes déjà.

— Oui, fait ce dernier.

— Ensuite ?

C’est là le plus duraille, là que ça coince un peu pour sortir. La grande partie de mea-culpa-je-suis-pas-grec !

— J’ai examiné les encombres, continue Dalbuche qui veut parler de décombres. Ça m’étonnait un peu, cette bagnole dans la carrière… Y avait plus de plaque zoologique, les banquettes étaient complètement brûlées, la capote aussi. Une vraie carcasse pleine de ressorts, jusque z’aux pneus qu’avaient fondu, à l’exception de la roue de secours. J’sais pas pourquoi, peut-être à cause qu’elle était enfermée dans le coffre, donc à l’abri de l’air, mais il restait du pneu à la jante. C’était une roue imitation rayons, avec un enjôleur au milieu pour enjoliver. Quelle idée qui m’a pris de tripatouiller cette roue ? P’t’être parce qu’il y avait plus que ça de récupérable dans l’auto ! Toujours est-il que l’enjôleur me reste dans les doigts tandis que je le manipulais. Et qu’est-ce que j’avise, dans le trou du moyeu ? Une sorte de boule noire grosse comme le poing. S’agissait d’un sac de toile.

À ce point du récit, Béru me jette un long regard qui, croyez-le ou allez vous faire peindre les siamoises au minium, est un regard d’intelligence.

— La toile avait roussi, enchaîne Dalbuche, fasciné par son propre récit. Quand j’ai porté la main dessus, ça s’est émietté comme une feuille séchée et le contenu m’est resté dans la main comme ç’aurait été un miracle de Lourdes…

Presque théâtral, il touche au terme de sa confession :

— Des bijoux, avec des pierres précieuses, révèle-t-il. Une énorme poignée, ça brillait au soleil…

Ses yeux aussi brillent. D’évocation ! L’évocation sacerdotale, en somme, car l’artiche, chez lui, est un véritable apostolat.

— Un vrai miracle, répète Dalbuche… Comme à Lourdes, nom de Dieu ! Comme à Lourdes.

— À Lourdes, objecte doucement Béru, on a vu des paralytiques marcher, des poitrinaires se dépoitriner, des vérolés prendre un teint de lys, mais jamais on a vu surgir une poignée de bijoux dans la paluche d’un gus, mon pote ! Et on est pas près de le voir, malgré que le clergé allasse de l’avant et arrête de moins en moins le progrès !

Je coupe la parole au Disert :

— Ensuite, Dalbuche. qu’avez-vous fait ?

Il penaude vilain.

— J’ai eu une crise de moralité. Et puis…

— C’était de la moralité infantile, plaisante Sa Grosseur.

— Et puis, reprend le cultivateur (et à travers), je me suis dit qu’en somme, ces bijoux étaient perdus…

— Et t’essaieras, et t’essaieras, balaie Béru. Bref, tu les as sucrés, Mec ?

— J’ai attendu quèque temps, et puis, au bout de trois mois, pour voir leur valeur, j’ai décortiqué un bracelet de ses pierres et j’ai porté celles-ci chez un bijoutier de Paris où qu’on avait acheté la médaille à Zézette, ma petite nièce que je suis parrain. Je lui ai raconté que ça nous venait de famille. Il m’en a offert huit cent mille francs !

— Alors, poursuis-je, comprenant que vous étiez à la tête d’un mignon magot, vous vous êtes hâté d’avoir peur du fantôme et avez quitté le Franc-Mâchon par mesure de sécurité, juste ?

Il avoue d’un branlement du chef.

— En somme, c’était ça, le fameux héritage, n’est-ce pas, Dalbuche ?

— Oui, souffle le bonhomme.

— Vous en avez liquidé beaucoup de cailloux ?

— Juste ce qu’il fallait pour prendre une exploitation à moi.

— Si bien qu’il vous en reste ?

Il hésite. La cupidité s’empare de lui. C’est le dernier carré. Le moment est venu de lui prouver que je suis bel et bien commissaire de police.

— Allez chercher le reste ! ordonné-je en lui présentant ma carte, et dépêchez-vous !

— La police ! blêmit-il.

— On t’a dit de te manier la rondelle ! hurle le Gros en lui shootant le fouettard.

Dalbuche se met à cavaler en rase campagne vers sa ferme. Ainsi montaient à l’assaut les bons poilus de 14.

— Alors là, murmure Béru en le regardant galocher les labours, si je m’attendais à un truc pareil. Comment as-tu su ?

— J’ai su ! tranché-je. Donc, tu vois que le docteur Chkoumoune n’avait pas menti quand il parlait des deux bagnoles et du sac de toile. Je vais te dire ce qui s’est passé au Franc-Mâchon, ce jour-là. Dauvers détenait ces cailloux, illicitement bien sûr, et les marchandait à un certain Monsieur X. La discussion était âpre et prenait une vilaine tournure lorsque le docteur s’est pointé. Dauvers est descendu avec les gemmes à la rencontre de l’importun Chkoumoune. Mais, après le départ du toubib et avant de retourner auprès de son interlocuteur, il a décidé de les planquer et les a fichues dans le moyeu de la roue de secours de sa M.G. La dispute a repris. Monsieur X l’a frappé et l’a cru mort. Il s’est alors débarrassé du supposé cadavre et de la voiture en emmurant le premier et en brûlant puis en « encarrièrant » la seconde…

— Et ton Monsieur X, il s’appelle comment, dans la clandestinité ? demande l’Émerveillé.

— À nous de le découvrir…

— Tel que t’étais parti, j’espérais que t’allais tout me servir jusqu’au Happe Hihan !

— Il ne va pas tarder, Gros.

— T’espères ?

— Je. Tu ne trouves pas que notre histoire ressemble à ces bons romans policiers de jadis ? Y a le château, le revenant, les suspects dont la liste s’allonge, les interrogatoires qui apportent leur provende de révélations…

— Exaquete.

— Alors on va faire comme dans ces fameux romans qui charmaient ma jeunesse, Béru.

— Caisse à dire ?

— À la fin, on réunit tout le monde sur les lieux du crime pour une confrontation générale. On produit un coup de théâtre, et le coupable tombe le masque !

— Et ce sera quoi, ton coup de théâtre ?

— Si je te le disais, ça ne serait plus un coup de théâtre. Dès que Dalbuche nous aura remis ce qu’il reste des cailloux, nous retournerons à Paris non sans avoir convoqué notre homme pour neuf heures du soir au Franc-Mâchon. Toi, tu prendras du monde à la Grande Taule et tu m’embarqueras, de gré ou de force, avec ou sans mandat, tous les pions de cet échiquier, à savoir : Lachaise, sa femme, sa fille et son deuxième gendre. Tu veilleras aussi à ce qu’Ambroise soit bien sur place à l’heure dite ! J’aurai besoin de tout mon monde !

Bérurier approuve, puis, son naturel sceptique reprenant le dessus, il questionne :

— En somme, tu es persuadé que c’est un de ceux-là qui a fait le coup : pourtant, ce tripotage de bijoux a bien pu avoir lieu avec quelqu’un d’étranger.

Je lui tapote l’épaule :

— Toujours le même refrain, Gros : quelqu’un d’étranger au Franc-Mâchon ne pouvait pas connaître l’existence du conduit !

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