Neuf plombes ne vont pas tarder à sonner au beffroi de notre montre-bracelet lorsque notre étrange véhicule radine sur l’esplanade du Franc-Mâchon.
Je le fais stopper devant le perron et je me tourne vers Mathias.
— Alors, t’as tout bien pigé, fiston, pas de questions ?
— J’ai compris, soyez sans crainte, monsieur le commissaire.
Fort de cette garantie, je contourne la maison de maître pour gagner la ferme où mon petit monde m’attend. La cuisine d’Ambroise ressemble un peu à la salle d’attente d’une gare de province. Des gens bien habillés et d’autres qui le sont moins bien se tiennent assis en rond tout autour de la pièce, se parlant peu et faisant la gueule. Tous ceux dont j’ai réclamé la convocation se trouvent réunis là, et pas tellement contents d’avoir dû céder aux exigences policières. Surtout que Béru, vous le connaissez ? Quand ça rechigne dans le landerneau, faut pas compter de sa part sur des prouesses de diplomatie. Les arguments les plus convaincants dont il dispose se trouvent la pointe de ses souliers et dans la pliure de ses phalanges. Donc, se trouvent rassemblés, Mme Lachaise, dite Ninette, mistifrisée, avec une touche de rouge à lèvres pareille à une violette au milieu de la bouche. Elle porte une robe imprimée, joyeuse comme un catafalque, et un chapeau à fleurs, genre anglais. Car, je sais pas si vous connaissez les Anglaises, mais ces dames se collent toujours sur la théière des badas couverts de flowers. Voyez sa Grassouillette Majesté… Une finale à Wimbledon, ça ressemble, côté public, à un parterre de Bagatelle.
Son mari a mis un costar, mais ne s’est pas résolu à nouer une cravetouze. Sa chemise largement ouverte découvre une poitrine fiasque de gros vieux bébé, sur laquelle végètent quelques misérables poils blancs. Leur fifille est vêtue d’un tailleur de toile jaune, très seyant, et son toubib d’époux a sur lui le costar qu’il portait tantôt. Je le trouve particulièrement rageur. Un drôle de teigneux, ce faux nain ! Sa lèvre inférieure est pliée comme une tuile romaine à la renverse, toute prête à laisser s’écouler des sarcasmes. Dalbuche a mis un beau complet marron-merdeux dont les revers frisés s’ornent d’une grosse chaîne de montre. Lui a une cravate, sorte de ficelle élimée, sans couleur précise, qu’il a élégamment enfouie dans sa chemise à la sortie du nœud. Le camarade Ambroise est en tous les jours. Il propose à boire, mais seuls Béru, Lachaise et Dalbuche ont accepté de trinquer.
La belle-mère à Lachaise marmonne des présages funestes devant son poste de télé éteint. Elle est en manque de Zitrone, Mémère. On sent que ça lui crée des spasmes, des tourments gastro-métaphysiques. Elle fixe l’écran éteint, sinistrement blafard, comme un fumeur intoxiqué s’obstine à téter sa pipe éteinte en un lieu où il est interdit de fumer. La femme d’Ambroise est collée à la cloison, espèce d’humble cariatide du quotidien un moment perturbé. M’man et Berthe jouent à la bataille. Quant à ma gente Angélique, elle écoute son transistor qui, en sourdine, diffuse un machin yé-yé. V’là l’ambiance. Mon arrivée donne un sang nouveau à cette attente exsangue. On frémit, on s’anime, on se dresse, on déglutit, on se gratte, on fourmille, on m’apostrophe.
— Ah ! tout de même ! glapit Chkoumoune, allez-vous nous expliquer pourquoi…
— En voilà des façons ! meugle Lachaise, juste le soir que j’avais rendez-vous avec le ministre des pins-du-nord de Suède pour acheter cent mille hectares de forêt !
— Et moi qui devais assister monsieur le curé de Saint-Xavier-Salomon pour l’organisation de l’école libre de la paroisse ! proteste Mme Chkoumoune, pincée.
Y a que la Ninette, avec son massif sur la frite qui ne moufte pas ; non plus que Dalbuche d’ailleurs. Morveux comme il se sent, il dérouillerait des tartes sur le museau, recta, biscotte le Gros l’a à l’œil et en grippe !
Voilà le bon Mastar qui me fonce sur le colback, bille en tête.
— C’t’était temps que tu rappliquasses, me chuchote-t-il, y a z’eu des grincements de chailles, espère un peu ! Alors, elles sont au point, tes maniganceries ?
— C’est après que je te dirai ça, Pépère, selon les résultats.
— Les bijoux ?
— On est en train de diffuser leur signalement ; mais faut pas compter obtenir des résultats avant quarante-huit plombes au moins.
Comme les convoqués continuent de rouspéter, je lève la main à la romaine, style duce au balcon.
— Je vous en prie !
Un calme bouillonnant se fait.
— Mesdames, messieurs, conférencé-je, vous devez bien penser que si j’ai pris la liberté de vous réunir toutes affaires cessantes ici, c’est pour une raison majeure. Un concours de circonstances nous a permis de faire au Franc-Mâchon une découverte très particulière. Pour tout vous dire, un crime y a été commis voici cinq ans environ.
Murmures effarés dans l’assistance…
Angélique, depuis son recoin, me regarde en souriant. Comme elle m’admire, cette petite ; et comme elle a raison ! Je lui permets de vivre une belle aventure de fin de vacances et je lui fournis un prétexte valable pour rater sa deuxième cession de bac. Elle pourra dire « Avec tout ça, que voulez-vous ? ». Dans l’existence, il est important de se préparer des motifs d’échec, ainsi les réussites n’en sont que plus brillantes.
Je dompte la rumeur d’un geste moutonnant de la main.
— Mesdames, messieurs, solennisé-je, j’ai de bonnes raisons de croire que l’un de vous est l’auteur ou tout au moins le complice de cet assassinat.
Cette fois, les murmures se changent en vociférations. On me traite de vilains noms. Chkoumoune décide que j’exerce un abus de pouvoir. Lachaise assure que, si je continue d’insinuer des choses sous son toit, il va me claquer la frime, tout commissaire que je suis.
— Silence ! m’emporté-je (pas loin, car j’ai besoin de rester dans les environs). N’oubliez pas une chose, mesdames, messieurs, c’est qu’en disant cela je ne m’adresse qu’à l’assassin ! Je m’excuse auprès des autres. N’en concluez pas que je soupçonne toutes les personnes réunies ici, mens-je, j’ai voulu réunir toutes celles qui ont eu la possibilité de commettre le crime.
Ça se tasse un brin, mais pas complètement.
— Maintenant, suivez-moi jusqu’à la chambre aux orgues ! enjoins-je.
Les dames se lèvent à leur tour. Ninette, au chef fleuri, demande de sa voix aigrelette, à la fois soumise et péremptoire :
— Mais qui donc a été tué ?
— La suite dans la séquence suivante ! rétorqué-je.
Curieux, cette caravane électrique dans la lumière terne de la cour que deux grosses ampoules grillagées ne suffisent pas à éclairer convenablement.
Malgré l’heure tardive, le ciel n’est pas complètement noir. Là-bas, au couchant, il se produit encore des choses fabuleuses : des clartés tourmentées, des fulgurances bleuâtres et roses, des moutonnements. La nuit a du mal à évacuer cette tenace journée d’été.
On compose un important cortège, tous. Le chien de la ferme vient nous renifler les targettes en bougeant la queue. Il fait un choix circonspect et se décide pour Béru qu’il se met à suivre, la truffe collée au talon.
Je regarde l’esplanade déserte. Mathias et ses assistants ont mis ma petite conférence à profit pour évacuer leur fourgon dans l’ombre des arbres après avoir rentré leur matériel.
Maintenant plus personne ne jacte. C’est trop émotionnant. Tous — yes, moi y compris — nous sentons qu’il va se passer quelque chose et que ça sera un temps fort de notre vie.
Le hall glacial malgré la belle saison… Les marches de pierre sonores où nos multiples pas font un bruit d’armée victorieuse… La grande chambre enfin… Elle baigne dans un éclairage savamment tamisé. Tamisé sur le bon numéro, comme dirait Breffort. Les orgues, déplacées, composent une sorte de monstrueux et barbare paravent. Au milieu de la pièce, il y a une toile de bâche légèrement gonflée. Mathias se tient debout, immobile, devant le petit tas sombre.
Un grand silence cloaqueux se fait. Mes cobayes retiennent leur souffle, comme si ce sevrage d’oxygène pouvait les protéger contre les maléfices qu’ils pressentent.
— Mesdames, messieurs, reprend le célèbre, le distingué, le remarquable San-Antonio[33], nous avons découvert le fantôme du Franc-Mâchon. Il était caché dans un ancien conduit muré depuis fort longtemps.
Je me sens devenir guide de musée. Visite des catacombes. Ici les oubliettes, attention à la marche et merci pour le pourboire !
Je pousse la troupe derrière l’orgue. Il y a la fameuse brèche de la nuit dernière… Mais, en plus, masquant l’angle formé par l’orgue et le mur, une autre bâche tendue comme un rideau.
Je désigne le trou noir.
— Approchez, mesdames, messieurs, et respirez…
Ils obéissent comme des automates, tout esprit protestataire est mort en eux. L’insolite de l’instant les mécanise. Ils se penchent sur le trou et reculent épouvantés par l’odeur infâme.
— Regardez ce que nous avons découvert dans cette fosse secrète ! dis-je.
Je fais claquer mes doigts. Mathias aussitôt se baisse et arrache la bâche étalée au sol. Cri d’horreur dans l’assemblée. Sur le parquet ciré gît un squelette. Soit dit entre nous et le compteur à gaz, il s’appelle Anatole, comme tous les squelettes d’amphithéâtre et m’a été prêté par la Faculté de Médecine.
— Mais, murmure Ambroise.
— Mais, ne peut retenir Béru.
J’avais prévu leurs réactions et m’étais placé derrière eux pour les faire taire opportunément.
Les dames se voilent la fesse et s’affalent sur les fauteuils ; ou plutôt non : elles se voilent la face et s’affaissent. Les hommes font « bigre, ah diable, nom de Dieu ». Seul, le médecin reste calme, l’œil rond.
— Alors, c’était lui le fantôme ? demande Lachaise intimidé, en baissant la voix au ras du sol.
Gémissements paniqués dans la volière. Ces dames, les mots leur font autant d’effet que les visions. D’ailleurs remarquez-le : on leur fait tout grâce aux mots. C’est avec des mots qu’on les intéresse, avec d’autres mots qu’on les séduit, et avec des mots aussi qu’on leur fait le coup du rince-bouteille vadrouilleur.
— Eh bien, non, Lachaise, réponds-je. L’extraordinaire de cette affaire, c’est que j’ai découvert un revenant. Un vrai revenant et non pas une carcasse morte.
D’un claquement de doigt ponctué d’un gracieux et impératif mouvement du menton, je les redresse, les rassemble, les entraîne à nouveau derrière l’orgue. Je vais à la toile servant de rideau et saisis l’un des pans.
Instant culminant ! Minute déterminante ! Vais-je triompher ? Réussir mon effet ? Obtenir ce fameux coup de théâtre Agatha-Christien ?
— Regardez bien ce qu’il y avait dans le trou, mesdames, messieurs. Voici le fantôme du Franc-Mâchon !
J’arrache la toile !
Dix hurlements jaillissent, éclaboussent.
Assis dans un fauteuil, entre deux infirmiers qui le soutiennent, il y a le « revenant », en effet. Mais revu et corrigé par Mathias. L’apothéose du rouquin, elle est là, bien concrète. Partant d’une momie, Mathias a reconstitué un homme et, qui plus tour de force est, un homme ressemblant à ce qu’il était cinq ans plus tôt avant de devenir momie parcheminée et scrofuleuse. Il a des cheveux noirs, frisottés, une fine barbe d’artiste, des moustaches de don Juan de banlieue et, grâce à la pose de verres de contact appropriés, ses yeux ont retrouvé leur velouté et leur fixité.
— Vincent ! crient Mme Chkoumoune et sa maman.
— Dauvers ! crient Lachaise et son gendre.
Les deux fermiers que je surveille plus étroitement ne disent rien. Ils regardent cet être fabriqué avec intérêt, mais en ayant l’air de se demander qui il est.
La famille Lachaise se précipite.
— Mon Dieu, seigneur ! dans quel état il est ! murmure l’ex-femme du malheureux en détectant sa maigreur et ses plaies sous le fond de teint.
— D’où sort-il ? demande Ninette, le chapeau branlant comme le panache d’un corbillard italien dans la brise.
— Vous n’allez pas me faire croire qu’il était là-dedans ! déclare l’homme qui transforme les beaux arbres en vilains salons. Comment serait-ce possible ?
Le docteur hoche la tête.
— Ridicule ! assure-t-il, il n’empêche qu’il ne m’a pas l’air brillant du tout !
Moi, San-Antonio, vous me connaissez ? Je sais m’envoyer des gerbes de roses lorsque je les mérite, en revanche je sais aussi me traiter de petit C et de grand C quand c’est justifié. Or, ça l’est pleinement, à ce qu’il semble bien. J’ai commis une espèce d’inhumanité en me servant de ce pauvre débile de Dauvers comme d’un mannequin, en le faisant bricoler par un gars du labo ; en usant de ses dernières forces, de ses ultimes apparences humaines pour en faire un portrait-robot vivant ! Et cela n’a servi à rien. Le bide, mes amis ! Intégral !
Car, parmi les assistants, pas un n’a tourné de l’œil ou essayé de fuir. Personne n’a cru au surnaturel ! Pourquoi ? PARCE QUE ÇA N’ETONNAIT PERSONNE QUE VINCENT DAUVERS SOIT VIVANT ! Ce qui revient à dire que personne ne le savait mort ! Ce qui re-re-revient à dire que par conséquent personne, parmi les assistants, ne l’a frappé et emmuré. Les deux fermiers ne le connaissent même pas.
Vous allez m’objecter, en bons cartésiens que vous êtes, que le criminel est peut-être doté d’une force de caractère peu commune ! Qu’il a su dominer son émotion, sa panique.
Eh bien non, ayez un peu confiance en votre San-A., bande de crêpes. J’ai toujours joué cartésiens sur table avec vous, non ?
Si je vous jure, sur la tête de ma Félicie, présente à mon échec, hélas, que je les observais bien, que je les scrutais, les sondais, les vivais et que je suis certain de ce que j’avance, vous pouvez me croire !
Je suis battu ! Oh, rassurez-vous, je vais sauver la face, m’en tirer par des blablateries. Toujours ces bons mots qui nous font tant de bien ! Cette belle poudre aux yeux verbale, suprême refuge des vaincus.
Tandis que mes convoqués cernent Dauvers, l’interrogent et interrogent les infirmiers à son propos, le Gros me chope l’aileron.
— Mande pardon, mon commissaire, dit-il, c’était ça votre coup de théâtre annoncé à l’extérieur ?
Je m’apprête à lui broder un joli travail de salive susceptible de préserver mon standing des atteintes de l’échec, lorsqu’on se met à klaxonner ferme sur l’esplanade. Une voix ponctue :
— Il y a quelqu’un !
Je dresse la tête.
M’man, qui se tient devant la fenêtre, regarde au-dehors, et annonce gentiment :
— C’est un monsieur avec une Frégate noire.
Mr Larnacq, le notaire, pénètre dans la chambre.
— C’est le château de la Belle au Bois dormant, ici ! dit-il.
Je m’approche de lui en souriant.
— Vous trouvez, maître ? dis-je, et je lui désigne le squelette sur le plancher.
En apercevant ce macabre jeu de construction, le tabellion blêmit.
— Oh ! quelle horreur ! dit-il pincé.
Il arrache ses lunettes pour les peau-de-chamoiser à tout-va.
— Où avez-vous déniché cette affreuse chose ?
— À la Faculté de Médecine de Paris, dis-je.
— Quelle idée d’amener ça ici !
— Je voulais faire un test, cher maître.
Il regarde autour de lui, ne voit pas les assistants et demande :
— Le fermier n’est pas ici ?
— Si. Qu’est-ce qui lui vaut le plaisir de cette visite tardive ?
— Je venais parler affaires avec lui à la demande du propriétaire. M. Lachaise m’a annoncé que certains éléments nouveaux allaient donner une plus-value à son immeuble et que je devais marchander auprès d’Ambroise Parrey !
— Menteur ! crie une voix.
C’est Lachaise qui, surgissant de derrière les orgues, se plante devant son tabellion, poings aux hanches.
— Vous avez un fier toupet. C’est vous qui m’avez téléphoné tantôt en me demandant s’il se passait quelque chose de particulier au Franc-Mâchon. Je vous ai répondu en effet que la maison allait peut-être prendre de la plus-value, mais je vous ai recommandé de ne pas en souffler mot à Parrey !
Le notaire rechausse ses bésicles et bredouille :
— Oh ! monsieur Lachaise… Nous nous serons sans doute mal compris, je croyais qu’au contraire…
Je saisis Larnacq par le bras et le guide sans mot dire vers l’endroit où se trouve toujours le malheureux Dauvers. Le notaire tique tout d’abord sur le trou noir et béant, puis ses yeux vitrifiés, se posent sur le groupe dont le séquestré est le centre d’intérêt.
Bravo, San-Antonio ! Ah, certes, le hasard t’aide ! Mais comme tu lui prépares bien le terrain !. Quelle science, quelle prescience, quelle conscience !
Car voilà Larnacq (quel nom prédestiné, hein ? J’ai la main heureuse !) qui devient vert-poireau-bien-cuit, ses genoux qui fléchissent, ses lunettes et son dentier qui lui tombent du nez et de la bouche…
— Dauvers, balbutie-t-il. Oh ! non, c’est pas vrai… C’est pas vrai… C’est impossible !
Moi, pour mieux voir la réaction du gars, je suis allé me placer derrière le revenant, et d’une voix de gorge, ventriloquale, sans presque ouvrir la bouche, je laisse tomber :
— Assassin ! Assassin !
Le notaire s’écroule, en pleine syncope.
Alors je me tais. Mais une voix, plus faible, plus sépulcrale que la mienne, continue de marmonner :
— Assassin ! Assassin ! Assassin !
Je regarde et je vois ! À mon tour d’avoir les crins qui se hérissent : car c’est Vincent Dauvers lui-même qui, du fond de son néant, et commotionné par la vue de son « meurtrier », se met à le fustiger d’une pauvre voix lointaine :
— Assassin ! Assassin ! Assassin !
— Reprenez vos esprits, mon cher maître ! dis-je, non sans humour, car je pèse le mot esprit avec une balance de Roberval.
On l’a porté dans une pièce voisine et on lui a filé une casserole de flotte à travers la poire. Il s’ébroue. Comme il n’y a pas d’essuie-glaces à ses lunettes, celles-ci sont opaques. De plus, Béru, qui les lui a remises après sa syncope, les a posées à l’envers, ce qui donne au tabellion une expression bizarre.
Larnacq est agité d’un grand frisson. Pour une commotion forte, croyez-moi, c’est une commotion forte ! Des machins commak, ça vous ferait perdre sa raison à un gendarme. Il pousse des petits gémissements de chien-qui-demande-la-porte et soubresaute comme si on lui avait carré un courant à haute tension dans l’ognasse.
— Il ne s’agit pas de surnaturel, maître, poursuis-je en lui tapotant l’épaule comme à un copain. Vous avez cru tuer Dauvers, mais il n’est pas mort et il a vécu cinq ans au fond de ce trou…
Le notaire incrédulise :
— C’est impossible !
— Une fois de plus, la preuve est faite que ce mot n’est pas français, monsieur Larnacq.
Nous sommes seuls, Béru, lui et moi. Maintenant, il s’agit d’exploiter son désarroi mental pour l’accoucher à chaud.
Le Gravos allume une cigarette.
— Moi non plus, si on m’aurait dit qu’un mec pouvait exister tout ce temps-là dans un dargif de contrebasse[34] je l’aurais pas cru, admet Sa Majesté, et pourtant…
— Racontez-moi un peu comment ça s’est passé, attaqué-je.
— Je n’ai pas voulu le tuer, affirme le notaire. Il me faisait chanter, me menaçait. J’ai perdu la tête et lui ai porté un coup de tisonnier sur le crâne… Il est tombé. Il avait une grande plaie… Il ne bougeait plus. Je ne sentais plus battre son cœur…
— Alors, vous vous êtes souvenu du conduit, n’est-ce pas, mon bon maître ? Car les plans se trouvaient dans le dossier Franc-Mâchon à votre étude ?
— Oui. Un soir, je les avais exhibés à un architecte de mes amis qui se gaussait de l’architecture d’autrefois. C’est lui qui avait attiré mon attention sur ce qu’il appelait « un volume mort ».
— Vous connaissiez Dauvers ?
— Pratiquement pas. Lorsque son beau-père lui a permis d’occuper le Franc-Mâchon, il est passé prendre les clés à mon étude…
— Et alors ? m’enroué-je, intéressé.
— Le lendemain soir, j’ai été cambriolé…
— Par lui ?
— Oui, mais j’étais loin de m’en douter sur le moment. Pendant qu’il se trouvait chez moi, j’ai été appelé hors de mon cabinet. Il a vu le coffre, a étudié la combinaison, très simple en vérité, car c’était un très ancien modèle dont j’avais simplifié le système…
— Et il est revenu nuitamment pour le forcer ?
— Devant lui, j’avais accepté un dîner par téléphone. Il a vu que ma domestique était vieille, ce garçon se trouvait aux abois et il a joué son va-tout. Je dois dire cependant que j’ignorais sa situation à ce moment-là, et qu’après le vol, pas un instant l’idée ne m’est venue qu’il pouvait en être l’auteur… Je n’ai même pas parlé de sa visite aux enquêteurs, c’est vous dire…
— Intéressant, fais-je, ensuite ?
Il commence à bien récupérer, puisque le voilà qui chique les timorés brusquement. De la réticence à c’t’heure ! Je voudrais bien voir ça !
— Dites, Larnacq, le houspillé-je, ne jouez pas les grands timides au moment de vous mettre à table, parce que nous risquerions de perdre patience !
Bérurier intervient.
— Tu penses que le Maître a pas envie de nous faire languir, dit-il gentiment. Il se doute bien qu’autrement sinon je lui filerais des petites caresses en jus de muscles !
Joignant le geste à la parole et désireux d’illustrer sa menace, le Gros cloque une mandale sur le museau frelaté de Larnacq qui en éternue ses lunettes.
— Je… je vais parler, assure le tabellion.
— Ben évidemment, déclare le Gros, tu penses que j’en doute pas, pépère, puisque si tu causais pas tu te ferais massacrer, faut être logique…
Le notaire s’humecte les lèvres avec son triste bout de langue.
— Je… j’avais une bonne assurance, dit-il… Dans différentes compagnies suisses et anglaises…
— Ça ne m’étonne pas de vous, affirmé-je, vous êtes un méticuleux dans votre genre, maître.
— Alors j’ai fait une déclaration de vol très… très…
Je pige tout et j’éclate de rire.
— Vous voulez que je vous raconte la suite, Larnacq ? Dans votre coffiot, il n’y avait que de la broutille, c’est pourquoi il était si facile à ouvrir, même pour un amateur.
— Heu, oui, en effet, convient le sinistre personnage. Pour tout dire, Dauvers n’a rien trouvé…
— Seulement vous, pas bête, vous avez décidé d’exploiter ce cambriolage pour déclarer la perte de valeurs importantes en vous disant que les assurances allaient payer.
Il avoue dans un souffle.
— C’est vrai.
— Pas c… ! tranche le Gros, fallait y penser.
— Combien avez-vous déclaré comme perte ? poursuis-je.
Il hésite. Béru le rebeigne.
— Vingt-cinq millions, fait-il.
— Oh dis donc, mais t’es une grande gourmande dans ton genre ! s’exclame le Gros. Vingt-cinq tuiles ! T’as les dents aussi longues que le pif, dis, notaire de mes choses !
— Après ! m’impatienté-je.
— Le jour même où la presse a annoncé le vol et son soi-disant montant, Dauvers est revenu à l’étude.
— Ah oui !
— Je n’ai jamais rencontré un toupet pareil. Vous savez ce qu’il m’a dit ?
— Je m’en doute.
Larnacq tâtonne pour retrouver ses besicles. Il les essuie et les rechausse, ce qui lui permet de me regarder clairement, et croyez-moi, j’en vaux la peine !
— Il m’a dit de but en blanc : « Cher maître, vous me devez douze millions cinq cent mille francs !
Sa Majesté pousse un sifflement admiratif.
— Il était gonflé, chapeau !
Formide ! Ça c’est un exploit dans l’arnaque, vous ne trouvez pas ? C’est la première fois, à ma connaissance, qu’un voleur fait chanter sa victime en lui tenant comme langage le raisonnement suivant : « Si tu ne paies pas, je dis que je t’ai volé ! »
— Ce garçon était prêt à tout, poursuit le notaire. « Je n’ai absolument rien à perdre », affirmait-il. « Si vous ne payez pas, je fais des aveux complets, pas à la police directement, mais aux compagnies d’assurances ; et vous serez inculpé d’escroquerie, radié de l’ordre, déshonoré. »
« Je me suis affolé, continue l’homme de loi (qui chez lui joue au jeu de l’oie). Je lui ai promis de lui apporter de l’argent ici le lendemain…
— Et vous êtes venu avec des bijoux, fais-je. Vous avez-prétendu ne pas posséder de liquide.
— Comment le savez-vous ?
— Je le sais. Votre calcul était superbe : vous achetiez son silence avec des objets volés, puisque vous aviez déclaré la disparition, entre autres, des bijoux en question. Ainsi vous vous protégiez contre ses futurs aveux. Dauvers étant en possession d’une petite fortune en bijoux à vous, qui donc aurait attaché un quelconque crédit à ses déclarations !
Cette fois, le silence du notaire est une réponse.
— Pourquoi les choses se sont-elles gâtées ?
— Il a pris les bijoux. Il semblait d’accord. Et puis il a reçu une visite. Au retour il semblait changé. Il était pâle et n’avait plus les bijoux. Il m’a dit : « Je dois filer, mais comme je ne peux pas monnayer encore votre bimbeloterie, vous allez me donner trois millions en liquide ; je vous accompagne jusqu’à votre étude…
— Alors vous avez pris peur et l’avez frappé ?
— Oui.
— Ensuite, le jugeant mort, vous avez repensé au conduit et vous avez entrepris d’aimables travaux de maçonnerie peu en rapport avec votre profession libérale, plaisanté-je… Voyez-vous, Larnacq, je vais vous faire un aveu, moi aussi ; si, tenaillé par la crainte, vous n’étiez pas venu tout à l’heure renifler ce qui se passait, il est probable que votre crime serait resté impuni…
— Tandis qu’il va l’être ! déclare Bérurier.
Altier, le Gros, ôte sa veste et défait sa ceinture. Illico, son pantalon lui tombe aux talons, mais il n’en a cure. Béru et l’élémentaire pudeur des masses, ça fait deux ! Il assure la boucle de la lanière de cuir dans sa main, fait décrire un tour mort à la ceinture autour de ses doigts et, aussi superbe qu’un dompteur de cirque acclamé par les foules, il claque son fouet improvisé contre le coin d’un meuble.
— Qu’est-ce que vous allez faire ? halète le notaire.
— Qu’est-ce que tu vas faire ? demandé-je.
— Tu le sais très bien, dit Bérurier. Ce Dauvers a beau être une ordure, j’oublie pas son martyre au fond du trou. Je peux pas admettre. Dans le fond, je suis content que ma mère ait accouché d’un garçon. Ça me permet de régler mes comptes. Je t’ai annoncé que quand on piquerait le sagouin qu’a emmuré le revenant, j’y ferais sa fête. Je vais donc la lui faire. Si on se tenait pas parole à soi-même, San-A., à qui t’est-ce qu’on la tiendrait ! Faut être logique !
Je ne réponds pas, mais je sors discrètement afin d’aller raconter tout ça à ma brave Félicie.
Et puis, la séance que va entreprendre le Gros n’a pas besoin de témoin, hein ?
Faut être logique !