I. L’HOMME QUI AIMAIT LES CHEVAUX

1

Les Pyrénées. Diane Berg les vit se dresser devant elle au moment où elle franchissait une colline.

Une barrière blanche encore distante étirée sur toute la largeur de l’horizon : la houle des collines venait se briser dessus. Un rapace décrivait des cercles dans le ciel.

9 heures du matin, le 10 décembre.

À en croire la carte routière sur le tableau de bord, elle devait emprunter la prochaine sortie et prendre la direction du sud, vers l’Espagne. Elle n’avait ni GPS ni ordinateur de bord dans sa vieille Lancia hors d’âge. Elle aperçut un panneau au-dessus de l’autoroute : « Sortie n° 17, Montréjeau/Espagne, 1 000 m ».

Diane avait passé la nuit à Toulouse. Un hôtel économique, une chambre minuscule avec une salle d’eau en plastique moulé et une minitélé. Dans la nuit, une série de hurlements l’avait réveillée. Le cœur battant, elle s’était assise à la tête du lit, aux aguets — mais l’hôtel était demeuré parfaitement silencieux et elle avait d’abord cru qu’elle avait rêvé, jusqu’à ce que les hurlements reprennent de plus belle. Son estomac s’était retourné, puis elle avait compris que des chats se battaient sous sa fenêtre. Elle avait eu du mal à se rendormir après ça. La veille encore, elle était à Genève et elle arrosait son départ en compagnie de collègues et d’amis. Elle avait contemplé le décor de sa chambre à la faculté en se demandant à quoi ressemblerait la prochaine.

Sur le parking de l’hôtel, tandis qu’elle déverrouillait sa Lancia au milieu de la neige fondue qui descendait sur les carrosseries, elle avait brusquement réalisé qu’elle laissait derrière elle sa jeunesse. Elle le savait : dans une semaine ou deux elle aurait oublié sa vie d’avant. Et d’ici quelques mois, elle aurait changé en profondeur. Étant donné l’endroit qui allait constituer le décor de son existence pour les douze mois à venir, il ne pouvait en être autrement. « Reste toi-même », lui avait conseillé son père. En quittant la petite aire pour s’élancer sur l’autoroute déjà encombrée, elle se demanda si ces changements seraient positifs. Quelqu’un a dit que certaines adaptations sont des amputations, elle pouvait juste espérer que ce ne serait pas le cas pour elle.

Elle ne cessait de penser à l’Institut.

À ceux qui y étaient enfermés…

La veille, toute la journée, Diane avait été hantée par cette pensée : « Je ne vais pas y arriver. Je ne vais pas être à la hauteur. Bien que je me sois préparée et que je sois la plus qualifiée pour ce poste, je ne sais absolument pas ce qui m’attend. Ces gens vont lire en moi comme dans un livre ouvert. »

Elle pensait à eux comme à des gens, à des hommes — non comme à des… monstres.

C’était pourtant ce qu’ils étaient : des individus authentiquement monstrueux, des êtres aussi éloignés d’elle, de ses parents et de tous ceux qu’elle connaissait qu’un tigre l’est d’un chat.

Des tigres

C’était ainsi qu’il fallait les voir : imprévisibles, dangereux, capables d’une cruauté inconcevable. Des tigres enfermés dans la montagne…

Au péage, elle s’aperçut qu’absorbée dans ses pensées elle avait oublié où elle avait mis son ticket. L’employée la toisa d’un air sévère tandis qu’elle fouillait fébrilement sa boîte à gants puis son sac à main. Pourtant, rien ne pressait : il n’y avait personne en vue.

Au rond-point suivant, elle prit la direction de l’Espagne et des montagnes. Brutalement, au bout de quelques kilomètres, la plaine s’interrompit. Les premiers contreforts du piémont pyrénéen jaillirent du sol et la route se trouva entourée de mamelons boisés et arrondis qui n’avaient rien à voir, cependant, avec les hautes cimes dentelées qu’elle apercevait dans le fond. Le temps aussi changea : les flocons se firent plus nombreux.

Au détour d’un virage, la route surplomba brusquement un paysage de prairies blanches, de rivières et de bois. Diane découvrit une cathédrale gothique perchée au sommet d’une butte, avec un petit bourg. À travers le va-et-vient des essuie-glaces, le paysage se mit à ressembler à une vieille gravure à l’eau-forte.

« Les Pyrénées, ce n’est pas la Suisse », l’avait prévenue Spitzner.

Sur le bord de la route, les monticules de neige s’épaissirent.


Elle distingua la lueur des gyrophares à travers les flocons avant de voir le barrage. Ils tombaient de plus en plus dru. Les hommes de la maréchaussée se tenaient en dessous, agitant leurs bâtons lumineux. Diane remarqua qu’ils étaient armés. Un fourgon et deux motos étaient garés dans la neige sale du bas-côté, au pied des grands sapins. Elle abaissa sa vitre, de gros flocons duveteux mouillèrent aussitôt son siège.

— Vos papiers, s’il vous plaît, mademoiselle.

Elle se pencha pour les prendre dans la boîte à gants. Elle perçut les chapelets de messages crépitant sur les radios, mêlés au rythme rapide de ses essuie-glaces et au bruit accusateur de son pot d’échappement. Une humidité froide lui enveloppa le visage.

— Vous êtes journaliste ?

— Psychologue. Je me rends à l’Institut Wargnier.

Le gendarme l’examina, penché sur sa vitre ouverte.

Un grand type blond, qui devait mesurer pas loin du mètre quatre-vingt-dix. Elle nota, derrière la toile sonore tissée par les radios, le grondement de la rivière dans la forêt.

— Qu’est-ce que vous venez faire dans le coin ? La Suisse, c’est pas la porte à côté.

— L’Institut est un hôpital psychiatrique, je suis psychologue : vous voyez le rapport ?

Il lui rendit ses papiers.

— C’est bon. Allez-y.

En redémarrant, elle se demanda si la police française contrôlait toujours les automobilistes de cette façon ou s’il s’était passé quelque chose. La route décrivit plusieurs virages en suivant les méandres de la rivière (le « gave », selon son guide) qui coulait entre les arbres. Puis la forêt disparut, cédant la place à une plaine qui devait bien faire cinq kilomètres de large. Une longue avenue droite bordée de campings déserts, leurs oriflammes battant tristement au vent, des stations-service, de belles maisons aux allures de chalets alpins, un défilé de panneaux publicitaires vantant les mérites des stations de ski voisines…

Dans le fond, Saint-Martin-de-Comminges, 20 863 habitants — à en croire l’écriteau peint de couleurs vives. Au-dessus de la ville, des nuages gris noyaient les cimes, troués çà et là par des lueurs qui sculptaient l’arête d’un sommet ou le profil d’un col comme le pinceau d’un phare. Au premier rond-point, Diane délaissa la direction « centre-ville » et emprunta une petite rue sur la droite, derrière un immeuble dont la grande vitrine clamait en lettres de néon : Sport & Nature. Pas mal de piétons dans les rues et de nombreux véhicules en stationnement. « Ce n’est pas un endroit très réjouissant pour une jeune femme. » Les paroles de Spitzner lui revinrent en mémoire alors qu’elle glissait le long des rues dans le tête-à-tête familier et rassurant de ses essuie-glaces.

La route s’éleva. Elle aperçut brièvement les toits serrés au bas de la pente. Au sol, la neige se changeait en une boue noirâtre qui giflait le plancher de la voiture. « Tu es sûre de vouloir aller là-bas, Diane ? Ça n’a pas grand-chose à voir avec Champ-Dollon. » Champ-Dollon était le nom de la prison suisse où elle avait effectué des missions d’expertise légale et de prise en charge de délinquants sexuels après sa licence de psychologie. Elle y avait rencontré des violeurs en série, des pédophiles, des cas de maltraitance sexuelle intrafamiliale — un euphémisme administratif pour les viols incestueux. Elle avait aussi été amenée à pratiquer des expertises de crédibilité, en tant que coexpert, sur des mineurs qui se prétendaient victimes d’abus sexuels — et elle avait découvert avec effroi combien ce genre d’exercice pouvait être biaisé par les présupposes idéologiques et moraux de l’expert, souvent au détriment de l’objectivité.

— On raconte de drôles de choses sur l’Institut Wargnier, avait dit Spitzner.

— J’ai eu le Dr Wargnier au téléphone. Il m’a fait un très bon effet.

— Wargnier est très bon, avait admis Spitzner.

Elle savait cependant que ce ne serait pas lui qui l’accueillerait, mais son successeur à la tête de l’Institut : le Dr Xavier, un Québécois qui venait de l’Institut Pinel de Montréal. Wargnier avait pris sa retraite six mois plus tôt. C’était lui qui avait examiné sa candidature et qui l’avait accueillie favorablement avant de quitter ses fonctions, lui aussi qui l’avait mise en garde contre les difficultés de sa tâche au cours de leurs nombreux entretiens téléphoniques.

— Ce n’est pas un endroit facile pour une jeune femme, docteur Berg. Je ne parle pas seulement de l’Institut, je parle des environs. Cette vallée… Saint-Martin… Ce sont les Pyrénées, le Comminges. Les hivers sont longs, les distractions sont rares. Sauf si vous aimez les sports d’hiver, bien entendu.

— Je suis suisse, ne l’oubliez pas, avait-elle répondu avec humour.

— Dans ce cas, si j’ai un conseil à vous donner, c’est de ne pas trop vous laisser absorber par votre travail, de vous ménager des plages de liberté — et de passer votre temps libre à l’extérieur. C’est un lieu qui peut devenir… perturbant… à la longue.

— J’essaierai de m’en souvenir.

— Autre chose : je n’aurai pas le plaisir de vous accueillir. C’est mon successeur, le Dr Xavier, de Montréal, qui s’en chargera. Un praticien qui a très bonne réputation. Il doit arriver ici la semaine prochaine. Il est très enthousiaste. Comme vous le savez, ils ont là-bas une certaine avance sur nous dans la prise en charge des patients agressifs. Je pense qu’il sera intéressant pour vous de confronter vos points de vue.

— Je le pense aussi.

— Il fallait depuis longtemps un adjoint au chef de cet établissement, de toute façon. Je n’ai pas assez délégué.

De nouveau, Diane roulait sous le couvert des arbres. La route n’avait cessé de s’élever pour s’enfoncer finalement dans une vallée étroite et boisée qui semblait calfeutrée dans une intimité délétère. Diane avait entrouvert sa vitre et un parfum pénétrant de feuilles, de mousse, d’aiguilles et de neige mouillée chatouillait ses narines. Le bruit du torrent tout proche couvrait presque celui du moteur.

— Un endroit solitaire, commenta-t-elle à voix haute pour se donner du courage.

Dans la grisaille de cette matinée d’hiver, elle conduisait prudemment. Ses phares écorchaient les troncs des sapins et des hêtres. Une ligne électrique suivait la route ; des branches s’appuyaient dessus comme si elles n’avaient plus la force de se soutenir elles-mêmes. Parfois, la forêt s’écartait devant des granges aux toits d’ardoise couverts de mousse — fermées, abandonnées.

Elle aperçut des bâtiments un peu plus loin, au-delà d’un virage. Ils réapparurent après le tournant. Plusieurs édifices de béton et de bois adossés à la forêt, percés de grandes baies vitrées au rez-de-chaussée. Un chemin partait de la route, franchissait le torrent sur un pont métallique et traversait une prairie enneigée jusqu’à eux. Visiblement déserts, aspect délabré. Sans qu’elle sache pourquoi, ces bâtiments vides, perdus au loi ici de cette vallée, la firent frissonner.

« COLONIE DE VACANCES DES ISARDS »

Le panneau rouillait à l’entrée du chemin. Toujours aucune trace de l’Institut. Et pas le moindre écriteau. De toute évidence, l’Institut Wargnier ne recherchait pas la publicité. Diane commença à se demander si elle ne s’était pas trompée. La carte de l’IGN au 1/25 000 était dépliée sur le siège passager à côté d’elle. Un kilomètre et une dizaine de virages plus loin, elle avisa une aire de stationnement bordée par un parapet de pierre. Elle ralentit et donna un coup de volant. La Lancia cahota sur les trous d’eau en soulevant de nouvelles gerbes de boue. Elle s’empara de la carte IGN et descendit. L’humidité l’enveloppa aussitôt comme un drap moite et glacé.

Elle déplia sa carte malgré les flocons. Les bâtiments de la colonie qu’elle venait de dépasser étaient indiqués par trois petits rectangles. Son regard parcourut la distance approximative qu’elle avait couverte, en suivant le tracé sinueux de la départementale. Deux autres rectangles étaient représentés un peu plus loin ; ils se rejoignaient en forme de T et — bien qu’il n’y eût aucune indication sur la nature des bâtiments — il ne pouvait guère s’agir d’autre chose, car la route s’arrêtait là et il n’y avait aucun autre symbole sur sa carte.

Elle était tout près

Elle se retourna, marcha jusqu’au muret — et les vit.

En amont du cours d’eau, sur l’autre rive, plus haut sur la pente : deux longs bâtiments en pierre de taille. Malgré la distance, elle devina leurs dimensions. Une architecture de géants. Cette même architecture cyclopéenne qu’on retrouvait un peu partout dans la montagne, dans les centrales comme dans les barrages et les hôtels du siècle dernier. C’était bien ça : l’antre du cyclope. Sauf qu’il n’y avait pas un Polyphème au fond de cette caverne — mais plusieurs.

Diane n’était pas du genre à se laisser impressionner, elle avait voyagé dans des endroits déconseillés aux touristes, elle pratiquait depuis l’adolescence des sports qui comportaient une part de risque : enfant comme adulte, elle n’avait jamais eu froid aux yeux. Mais quelque chose dans cette vision provoqua un trou d’air dans son ventre. Ce n’était pas une question de risque physique, non. C’était autre chose… Le saut dans l’inconnu…

Elle sortit son téléphone portable et composa un numéro. Elle ignorait s’il y avait une antenne dans le coin pour relayer son appel mais, au bout de trois sonneries, une voix familière lui répondit.

— Spitzner.

Elle se sentit aussitôt soulagée. La voix chaude, ferme et tranquille avait toujours eu le don de l’apaiser, de chasser ses doutes. C’était Pierre Spitzner — son mentor à la faculté — qui l’avait amenée à s’intéresser à la psychologie légale. C’était son cours intensif SOCRATES sur les droits de l’enfant, sous l’égide du réseau interuniversitaire européen « Children’s Rights », qui l’avait rapprochée de cet homme discret et séduisant, bon mari et père de sept enfants. L’illustre psychologue l’avait prise sous son aile au sein de la faculté de psychologie et des sciences de l’éducation ; il avait permis à la chrysalide de devenir papillon — même si cette image aurait sans doute paru trop convenue à l’esprit exigeant de Spitzner.

— C’est Diane. Je ne te dérange pas ?

— Bien sûr que non. Comment ça se passe ?

— Je ne suis pas encore arrivée… Je suis sur la route… Je vois l’Institut de là où je suis.

— Quelque chose ne va pas ?

Sacré Pierre. Même au téléphone, il était capable de discerner la moindre de ses inflexions.

— Non, tout va bien. C’est juste que… ils ont voulu isoler ces types du monde extérieur. Ils les ont collés dans l’endroit le plus sinistre et le plus reculé qu’ils ont pu trouver. Cette vallée me donne la chair de poule…

Elle regretta aussitôt d’avoir dit ça. Elle se comportait comme une ado qui se trouve pour la première fois livrée à elle-même — ou comme une étudiante frustrée amoureuse de son directeur de thèse et qui fait tout pour attirer son attention. Elle se dit qu’il devait être en train de se demander comment elle ferait pour tenir le coup si la simple vue des bâtiments l’effrayait déjà.

— Allons, dit-il. Tu as déjà eu ton lot d’abuseurs sexuels, de paranoïaques et de schizophrènes, non ? Dis-toi que ce sera la même chose ici.

— Ce n’étaient pas tous des assassins. En vérité, un seul d’entre eux l’était.

Elle ne put s’empêcher de le revoir en pensée : un visage mince, des iris couleur de miel qui se posaient sur elle avec la convoitise du prédateur. Kurtz était un authentique sociopathe. Le seul qu’elle eût jamais rencontré. Froid, manipulateur, instable. Sans le moindre soupçon de remords. Il avait violé et tué trois mères de famille dont la plus jeune était âgée de quarante-six ans et la plus âgée de soixante-quinze. C’était son truc, les femmes mûres. Et aussi les cordes, les liens, les bâillons, les nœuds coulants… Chaque fois qu’elle s’efforçait de ne pas penser à lui, il s’installait au contraire dans son esprit, avec son sourire ambigu et son regard de fauve. Cela lui rappelait l’écriteau que Spitzner avait placardé sur la porte de son bureau, au premier étage du bâtiment de psychologie : « NE PENSEZ PAS À UN ÉLÉPHANT ».

— Il est un peu tard pour se poser ce genre de questions, Diane, tu ne crois pas ?

La remarque lui fit venir le rouge aux joues.

— Tu seras à la hauteur, j’en suis sûr. Tu as le profil rêvé pour ce poste. Je ne dis pas que ce sera facile, mais tu t’en tireras, je te le garantis.

— Tu as raison, répondit-elle. Je suis ridicule.

— Mais non. Tout le monde réagirait de la même façon à ta place. Je connais la réputation de cet endroit. Ne t’arrête pas à ça. Concentre-toi sur ton travail. Et quand tu nous reviendras, tu seras la plus grande experte en déséquilibres psychopathiques de tous les cantons. Je dois te laisser. Le doyen m’attend pour me parler finances. Tu sais comment il est : je vais avoir besoin de toutes mes facultés. Bonne chance, Diane. Tu me tiens au courant.

La tonalité. Il avait raccroché.

Le silence — seulement troublé par le bruit du torrent. Il retomba sur elle comme une bâche mouillée. Le floc d’un gros paquet de neige se détachant d’une branche la fit sursauter. Elle rangea le portable dans la poche de son duvet, plia la carte et remonta dans la voiture.

Puis elle manœuvra pour quitter l’aire.

Un tunnel. La lueur des phares se refléta sur ses parois noires et ruisselantes. Pas d’éclairage, un virage à la sortie. Un petit pont enjambant le torrent sur sa gauche. Et le premier panneau enfin, fixé à une barrière blanche : « CENTRE DE PSYCHIATRIE PÉNITENTIAIRE CHARLES WARGNIER ». Elle vira lentement et franchit le pont. La route s’éleva brusquement et hardiment, décrivant quelques lacets au milieu des sapins et des congères — et elle eut peur que sa vieille guimbarde ne patine sur la pente verglacée. Elle n’avait ni chaînes ni pneus hiver. Mais la route atteignit bientôt une partie moins pentue.

Un dernier virage et ils furent là, tout près.

Elle se tassa sur son siège lorsque les bâtiments vinrent à sa rencontre à travers la neige, la brume et les bois.

11 h 15 du matin, le mercredi 10 décembre.

2

Cimes des sapins enneigées. Vues d’en haut, selon une verticale et vertigineuse perspective. Ruban de la route qui file, droite et profonde, entre ces mêmes sapins aux troncs cernés de brume. Défilement des cimes à grande vitesse. Là, tout au fond, entre les arbres, une Jeep Cherokee grosse comme un scarabée roule au pied des grands conifères. Ses phares trouent les vapeurs ondoyantes. Le chasse-neige a laissé de hautes congères sur les côtés. Au-delà, des montagnes blanches barrent l’horizon. D’un coup, la forêt s’arrête. Un escarpement rocheux que la route contourne en un virage serré avant de longer une rivière rapide. La rivière franchit un petit barrage dévalé par des eaux bouillonnantes. Sur l’autre rive, la bouche noire d’une centrale hydroélectrique s’ouvre dans la montagne à vif. Sur l’accotement, un panneau :

« SAINT-MARTIN-DE-COMMINGES PAYS DE L’OURS — 7 KM »

Servaz regarda l’écriteau en passant.

Un ours des Pyrénées peint sur fond de montagnes et de sapins.

Des Pyrénées, tu parles ! Des ours slovènes, que les bergers du coin rêvaient de tenir au bout de leur fusil.

Ces ours, selon eux, s’approchaient trop des habitations ; ils s’attaquaient aux troupeaux ; ils devenaient même dangereux pour l’homme. La seule espèce dangereuse pour l’homme, c’est l’homme lui-même, songea Servaz. Il découvrait chaque année de nouveaux cadavres à la morgue de Toulouse. Et ce n’étaient pas des ours qui les avaient tués. Sapiens nihil affirmat quod no probet. « Le sage n’affirme rien qu’il ne prouve », se dit-il. Il ralentit quand la route amorça un virage et s’enfonça de nouveau dans les bois — mais ce n’étaient pas de hauts conifères, cette fois : plutôt un sous-bois indistinct plein de taillis. Les eaux du « gave » chantaient tout près. Il les entendait par la vitre entrouverte malgré le froid. Leur chant cristallin couvrait presque la musique qui montait du lecteur de CD : Gustav Mahler, Cinquième Symphonie, l’allégro. Une musique pleine d’angoisse et de fièvre, qui collait avec ce qui l’attendait.

Soudain, devant lui, le clignotement de gyrophares et des silhouettes au milieu de la route, agitant leurs bâtons lumineux.

Des pandores

Lorsque la gendarmerie ne savait pas par où commencer une enquête, elle dressait des barrages. Il se souvint des paroles d’Antoine Canter, le matin même, au SRPJ de Toulouse :

— Ça s’est passé cette nuit, dans les Pyrénées. À quelques kilomètres de Saint-Martin-de-Comminges. C’est Cathy d’Humières qui a appelé. Tu as déjà travaillé avec elle, je crois.

Canter, un colosse à l’accent rocailleux du Sud-Ouest, un ancien joueur de rugby plein de vice, qui aimait châtier ses adversaires sous la mêlée, un flic parti d’en bas devenu directeur adjoint de la police judiciaire locale. La peau de ses joues était grêlée de petits cratères comme un sable criblé par la pluie, ses gros yeux d’iguane épiaient Servaz. « Ça s’est passé ? Qu’est-ce qui s’est passé ? » avait demandé celui-ci. Les lèvres de Canter, aux commissures scellées par un dépôt blanchâtre, s’étaient entrouvertes : « Aucune idée. » Servaz l’avait fixé, interloqué : « Comment ça ? — Elle n’a rien voulu me dire au téléphone, juste qu’elle t’attendait, et qu’elle voulait la plus entière discrétion. — Et c’est tout ? — Oui. » Servaz avait regardé son patron, désorienté. « Saint-Martin, ce n’est pas là où se trouve cet asile ? — L’Institut Wargnier, avait confirmé Canter, un établissement psychiatrique unique en France, et même en Europe. On y enferme des assassins reconnus comme fous par la justice. »

Une évasion et un crime commis pendant une cavale ? Cela aurait expliqué les barrages. Servaz ralentit. Il identifia des pistolets-mitrailleurs MAT 49 et des fusils à pompe Browning BPS-SP parmi les armes de la maréchaussée. Il abaissa sa vitre. Des dizaines de flocons descendaient dans l’air froid. Le flic brandit sa carte sous le nez du gendarme.

— C’est par où ?

— Vous devez vous rendre à l’usine hydroélectrique. (L’homme élevait la voix pour couvrir les messages jaillissant des radios ; son haleine se condensait en vapeur blanche.) À une dizaine de kilomètres d’ici dans la montagne. Au premier rond-point à l’entrée de Saint-Martin, à droite. Puis encore à droite au rond-point suivant. Direction « lac d’Astau ». Ensuite, vous n’avez qu’à suivre la route.

— Ces barrages, c’est une idée de qui ?

— Madame le procureur. Simple routine. On ouvre les coffres, on examine les papiers. On ne sait jamais.

— Hmm-hmm, fit Servaz, dubitatif.

Il redémarra, augmenta le volume du lecteur de CD. Les cors du scherzo envahirent l’habitacle. Quittant un court instant la route des yeux, il s’empara du café froid glissé dans le porte-gobelet. Le même rituel chaque fois : il se préparait toujours de la même façon. Il savait d’expérience que le premier jour, la première heure d’une enquête sont décisifs. Qu’il faut, dans ces instants-là, être à la fois éveillé, concentré et ouvert. Le café pour l’éveil ; la musique pour la concentration — et pour se vider l’esprit. Caféine et musique… Et aujourd’hui sapins et neige, se dit-il en regardant le bord de la route avec un début de crampe à l’estomac. Servaz était un citadin dans l’âme. La montagne lui faisait l’effet d’un territoire hostile. Il se souvint pourtant qu’il n’en avait pas toujours été ainsi — que, chaque année, son père l’emmenait en balade dans ces vallées lorsqu’il était enfant. En bon professeur, son père lui expliquait les arbres, les roches, les nuages, et le jeune Martin Servaz l’écoutait tandis que sa mère étalait la couverture sur l’herbe printanière et ouvrait le panier à pique-nique en traitant son mari de « pédant » et de « raseur ». En ces jours alcyoniens, l’innocence régnait sur le monde. Tout en fixant la route, Servaz se demanda si la véritable raison pour laquelle il n’était jamais revenu ici ne tenait pas au fait que le souvenir de ces vallées était indéfectiblement attaché à celui de ses parents.

Quand pourras-tu enfin vider le grenier, là-haut, bon Dieu ? Il fut un temps où il voyait un psy. Au bout de trois ans cependant, le psy lui-même avait baissé les bras : « Je suis désolé, je voudrais vous aider mais je ne le peux pas. Je n’ai jamais rencontré de telles résistances. » Servaz avait souri et répondu que cela n’avait pas d’importance. Sur le moment, il avait surtout songé à l’impact positif qu’aurait la fin de l’analyse sur son budget.

Il jeta un nouveau coup d’œil autour de lui. Voilà pour le cadre. Manquait le tableau. Canter avait déclaré ne rien savoir. Et Cathy d’Humières, la proc qui dirigeait le parquet de Saint-Martin, avait insisté pour qu’il vienne seul. Pour quelle raison ? Il s’était bien gardé de dire, toutefois, que cela l’arrangeait : il était à la tête d’un groupe d’enquête de sept personnes, et ses hommes (en vérité six hommes et une femme) avaient suffisamment de pain sur la planche. La veille, ils avaient bouclé une enquête sur le meurtre d’un sans domicile fixe. Son corps roué de coups avait été découvert à demi immergé dans un étang, non loin de l’autoroute qu’il venait d’emprunter, près du village de Noé. Il n’avait pas fallu plus de quarante-huit heures pour retrouver les coupables : le vagabond, âgé d’une soixantaine d’années, avait été aperçu quelques heures avant sa mort en compagnie de trois adolescents du village. Le plus âgé avait dix-sept ans, le plus jeune douze. Ils avaient d’abord nié puis — assez vite — avoué. Pas de mobile. Et pas de remords non plus. Le plus âgé avait juste dit : « C’était un rebut de la société, un bon à rien… » Aucun d’eux n’était connu des services de police ni des services sociaux. Des jeunes gens de bonne famille. Scolarités normales, pas de mauvaises fréquentations. Leur indifférence avait glacé le sang de tous ceux qui participaient à l’enquête. Servaz avait encore en mémoire leurs visages poupins, leurs grands yeux clairs et attentifs qui le fixaient sans crainte — et même avec défi. Il avait essayé de déterminer lequel avait entraîné les autres : dans ce genre d’affaire, il y avait toujours un meneur — et il croyait l’avoir trouvé. Ce n’était pas le plus âgé, mais celui d’un âge intermédiaire. Un garçon paradoxalement nommé Clément…

— Qui nous a dénoncés ? avait demandé le garçon devant son avocat consterné, car il avait refusé de s’entretenir avec lui, comme il en avait le droit, sous le prétexte que son avocat « était un naze ».

— C’est moi qui pose les questions ici, avait dit le policier.

— Je parie que c’est la mère Schmitz, cette pute.

— Du calme. Surveille ton langage, lui avait dit l’avocat engagé par son père.

— Tu n’es pas dans la cour du lycée, avait fait observer Servaz. Tu sais ce que vous risquez, toi et tes copains ?

— Ceci est prématuré, avait faiblement protesté l’avocat.

— Elle va se faire niquer la tête, cette conne. Elle va se faire tuer. J’ai la rage.

— Arrête de jurer ! avait dit l’avocat, excédé.

— Tu m’écoutes ? s’était énervé Servaz. Vous risquez vingt ans de prison. Fais le calcul : quand tu ressortiras, tu seras vieux.

— S’il vous plaît, avait dit l’avocat. Pas de…

— Vieux comme toi, c’est ça ? Quel âge t’as ? Trente ? Quarante ? Pas mal, ta veste en velours ! Elle doit valoir de la tune. Qu’est-ce que vous me saoulez, là ? C’est pas nous ! On n’a rien fait, putain ! Franchement, on n’a rien fait. Vous êtes idiots ou quoi ?

Un adolescent sans histoires, s’était souvenu Servaz pour désamorcer la colère qui montait en lui. Qui n’avait jamais eu maille à partir avec la police. Ni d’histoires au lycée. L’avocat était très pâle, il suait à grosses gouttes.

— Tu n’es pas dans une série télé, avait dit calmement Servaz. Tu ne t’en sortiras pas. Tout est déjà bouclé. L’idiot ici, c’est toi.

Tout autre que cet adolescent aurait accusé le coup. Mais pas lui. Pas ce garçon nommé Clément ; le garçon nommé Clément ne semblait nullement prendre la mesure des faits qui lui étaient reprochés. Servaz avait déjà lu des articles là-dessus, sur ces mineurs qui violaient, qui tuaient, qui torturaient — et qui semblaient parfaitement inconscients de l’horreur de leur geste. Comme s’ils avaient participé à un jeu vidéo ou à un jeu de rôle qui aurait simplement mal tourné. Il avait refusé d’y croire jusqu’à ce jour. Des exagérations journalistiques. Et voilà qu’il était lui-même confronté au phénomène. Car, plus terrifiant encore que l’apathie de ces trois jeunes assassins, était le fait que ce genre d’affaire n’avait plus rien d’exceptionnel. Le monde était devenu un immense champ d’expérimentations de plus en plus démentes que Dieu, le diable ou le hasard brassaient dans leurs éprouvettes.


En rentrant chez lui, Servaz s’était longuement lavé les mains, il avait ôté ses vêtements et il était resté vingt minutes sous la douche, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que de l’eau tiède, comme pour se décontaminer. Après quoi, il avait pris son Juvénal sur les étagères de la bibliothèque et l’avait ouvert à la Satire XIII : « Existe-t-il une fête, une seule, assez sacrée pour donner trêve aux aigrefins, aux escrocs, aux voleurs, aux crimes crapuleux, aux égorgeurs, aux empoisonneurs, aux chasseurs de fric ? Les honnêtes gens sont rares, à peine autant, en comptant bien, que les portes de Thèbes. »

Ces gosses, c’est nous qui les avons faits tels qu’ils sont, s’était-il dit en refermant le livre. Quel avenir ont-ils ? Aucun. Tout va à vau-l’eau. Des salauds s’en mettent plein les poches et paradent à la télé pendant que les parents de ces gamins se font licencier et passent pour des perdants aux yeux de leurs enfants. Pourquoi ne se révoltaient-ils pas ? Pourquoi ne mettaient-ils pas le feu aux boutiques de luxe, aux banques, aux palais du pouvoir plutôt qu’aux autobus ou aux écoles ?

Je pense comme un vieux, s’était-il dit après coup. Était-ce parce qu’il allait avoir quarante ans dans quelques semaines ? Il avait laissé son groupe d’enquête s’occuper des trois gamins. Cette diversion était la bienvenue — même s’il ignorait ce qui l’attendait.


Suivant les indications du gendarme, il contourna Saint-Martin sans y entrer. Aussitôt après le second rond-point, la route se mit à grimper et il aperçut les toits blancs de la ville en contrebas. Il stoppa sur le bas-côté et descendit. La ville était plus étendue qu’il ne l’aurait cru. À travers la grisaille, il distinguait à peine les grands champs de neige par où il était arrivé, ainsi qu’une zone industrielle et des campings à l’est, de l’autre côté de la rivière. Il y avait aussi plusieurs cités HLM constituées d’immeubles bas et longs. Le centre-ville, avec son écheveau de petites rues, s’étalait au pied de la plus haute des montagnes environnantes. Sur ses pentes couvertes de sapins, une double rangée de télécabines traçait une faille verticale.

La brume et les flocons introduisaient une distance entre la ville et lui, gommant les détails — et il se dit que Saint-Martin ne devait pas se livrer facilement, que c’était une ville à aborder obliquement, et non de manière frontale.

Il remonta dans la Jeep, la route grimpait toujours. Une végétation exubérante en été ; une surabondance de verts, d’épines, de mousse, que même la neige ne parvenait pas à masquer l’hiver. Et partout le bruit de l’eau : sources, torrents, ruisseaux… Vitre baissée, il traversa un ou deux villages dont la moitié des maisons étaient fermées. Un nouveau panneau : « CENTRALE HYDROÉLECTRIQUE, 4 KM ».

Les sapins disparurent. Le brouillard aussi. Plus aucune végétation mais des murs de glace à hauteur d’homme sur le bord de la route et une lumière violente, boréale. Il mit la Cherokee en position verglas.

Enfin, la centrale apparut, avec son architecture typique de l’âge industriel : un bâtiment cyclopéen en pierre de taille, creusé de fenêtres hautes et étroites, couronné par un grand toit d’ardoise qui retenait de gros paquets de neige. Derrière, trois tuyaux gigantesques partaient à l’assaut de la montagne. Il y avait du monde sur le parking. Des véhicules, des hommes en uniforme — et des journalistes. Une camionnette de la télévision régionale avec une grande antenne parabolique sur le toit et plusieurs voitures banalisées. Servaz aperçut des badges de presse derrière les pare-brise. Il y avait aussi une Land Rover, trois 306 breaks, deux fourgons Transit, tous aux couleurs de la gendarmerie, et un fourgon au toit surélevé, dans lequel il reconnut le laboratoire ambulant de la Section de recherche de la gendarmerie de Pau. Un hélicoptère attendait également sur l’aire d’atterrissage.

Avant de descendre, il s’examina brièvement dans le rétroviseur intérieur. Il avait les yeux cernés et les joues un peu creuses, comme toujours — il ressemblait à un type qui a fait la bringue toute la nuit, ce qui n’était pourtant pas le cas —, mais il se dit aussi que personne ne lui aurait donné quarante ans. Il coiffa tant bien que mal ses épais cheveux bruns avec ses doigts, frotta sa barbe de deux jours pour se réveiller et remonta son pantalon. Bon Dieu ! il avait encore minci !

Quelques flocons caressèrent ses joues mais rien à voir avec ce qui tombait dans la vallée. Il faisait très froid. Il réalisa tout de suite qu’il aurait dû s’habiller plus chaudement. Les journalistes, les caméras et les micros se tournèrent vers lui — mais personne ne le reconnut et leur curiosité disparut aussitôt. Il se dirigea vers le bâtiment, gravit trois marches et exhiba sa carte.

— Servaz !

Dans le hall, la voix roula comme un canon à neige. Il se tourna vers la silhouette qui avançait dans sa direction. Une femme grande et mince, vêtue avec élégance, la cinquantaine. Des cheveux teints en blond, une écharpe jetée sur un manteau d’alpaga. Catherine d’Humières s’était déplacée en personne au lieu d’envoyer un de ses substituts : une décharge d’adrénaline parcourut Servaz.

Son profil et ses yeux étincelants étaient ceux d’un rapace. Les gens qui ne la connaissaient pas la trouvaient intimidante. Ceux qui la connaissaient aussi. Quelqu’un avait dit un jour à Servaz qu’elle préparait d’extraordinaires spaghetti alla puttanesca. Servaz se demanda ce qu’elle mettait dedans. Du sang humain ? Elle lui serra brièvement la main — une poignée de main sèche et puissante comme celle d’un homme.

— De quel signe vous êtes, déjà, Martin ?

Servaz sourit. Dès leur première rencontre, alors qu’il venait d’arriver à la crim de Toulouse et qu’elle n’était encore qu’une substitut parmi d’autres, elle lui avait posé la question.

— Capricorne.

Elle fit mine de ne pas remarquer son sourire.

— Voilà qui explique votre côté prudent, contrôlé et flegmatique, hein ? (Elle le scruta intensément.) Tant mieux, on va voir si vous restez aussi contrôlé et flegmatique après ça.

— Après quoi ?

— Venez, je vais vous présenter.

Elle le précéda à travers le hall, leurs pas résonnant dans le vaste espace sonore. Pour qui avait-on bâti tous ces édifices de montagne ? Pour une future race de surhommes ? Tout en eux clamait la confiance en un avenir industriel radieux et colossal ; une époque de foi en l’avenir depuis longtemps révolue, se dit-il. Ils se dirigèrent vers une cage vitrée. À l’intérieur, des classeurs métalliques et une dizaine de bureaux. Se faufilant parmi eux, ils rejoignirent un petit groupe au centre. D’Humières fit les présentations : le capitaine Rémi Maillard, qui dirigeait la brigade de gendarmerie de Saint-Martin, et le capitaine Irène Ziegler, de la Section de recherche de Pau ; le maire de Saint-Martin — petit, large d’épaules, crinière léonine et visage buriné — et le directeur de la centrale hydroélectrique, un ingénieur à l’allure d’ingénieur : cheveux courts, lunettes et look sportif sous un pull à col roulé et un anorak doublé.

— J’ai demandé au commandant Servaz de nous prêter main-forte. Quand j’étais substitut à Toulouse, j’ai eu l’occasion de faire appel à ses services. Son équipe nous a aidés à résoudre plusieurs affaires délicates.

« Nous a aidés à résoudre »… Du d’Humières tout craché. Cela lui ressemblait bien de vouloir se placer au centre de la photo. Mais, aussitôt, il se dit que c’était une pensée un peu injuste : il avait trouvé en elle une femme qui aimait son métier — et qui ne comptait ni son temps ni sa sueur. C’était quelque chose qu’il appréciait. Servaz aimait les gens sérieux. Lui-même se considérait comme appartenant à cette catégorie : sérieux, coriace et probablement ennuyeux.

— Le commandant Servaz et le capitaine Ziegler dirigeront conjointement l’enquête.

Servaz vit le beau visage du capitaine Ziegler se flétrir. Une nouvelle fois, il se fit la réflexion que l’affaire devait être importante. Une enquête menée conjointement par la police et la gendarmerie : une source intarissable de querelles, de rivalités et de dissimulations de pièces à conviction — mais c’était aussi dans l’air du temps. Et Cathy d’Humières était assez ambitieuse pour ne jamais perdre de vue l’aspect politique des choses. Elle avait gravi tous les échelons : substitut, premier substitut, procureur adjoint… Elle était arrivée cinq ans plus tôt à la tête du parquet de Saint-Martin et Servaz était sûr qu’elle ne comptait pas s’arrêter en si bon chemin : Saint-Martin était un trop petit parquet, trop éloigné des feux de l’actualité, pour une ambition aussi dévorante que la sienne. Il était convaincu que, d’ici un an ou deux, elle présiderait un tribunal de première importance.

— Le corps, demanda-t-il, on l’a trouvé ici, à la centrale ?

— Non, répondit Maillard, là-haut (il tendit le doigt vers le plafond), au terminus du téléphérique, à deux mille mètres.

— Le téléphérique, il est utilisé par qui ?

— Les ouvriers qui montent entretenir les machines, répondit le directeur de la centrale. C’est une sorte d’usine souterraine, qui fonctionne toute seule ; elle canalise l’eau du lac supérieur vers les trois conduites forcées qu’on voit dehors. Le téléphérique est le seul moyen d’y accéder en temps normal. Il y a bien une piste d’hélicoptère — mais uniquement pour les cas d’urgence médicale.

— Pas de chemin, pas de route ?

— Il y a un chemin qui grimpe là-haut en été. En hiver, il est enseveli sous des mètres de neige.

— Vous voulez dire que celui qui a fait ça a utilisé le téléphérique ? Comment il fonctionne ?

— Rien de plus simple : il y a une clef et un bouton pour le mettre en marche. Et un gros bouton rouge pour tout stopper en cas de pépin.

— L’armoire où se trouvent les clefs est ici, intervint Maillard en désignant une boîte métallique fixée au mur sur laquelle on avait posé les scellés. Elle a été forcée. Et la porte a été fracturée. Le corps a été suspendu au dernier pylône, tout en haut. Pas de doute : le ou les types qui ont fait ça ont emprunté le téléphérique pour le transporter.

— Pas d’empreintes ?

— Pas de traces visibles en tout cas. On a des centaines de traces latentes dans la cabine. Les transferts ont été envoyés au labo. On est en train de prendre les empreintes de tous les employés pour comparaison.

Il hocha la tête.

— Le corps, il était comment ?

— Il a été décapité. Et dépecé : la peau déployée de chaque côté comme de grandes ailes. Vous verrez ça sur la vidéo : une mise en scène vraiment macabre, les ouvriers ne s’en sont pas encore remis.

Servaz fixa le gendarme, tous ses sens brusquement en éveil. Même si l’époque était à l’ultra-violence, c’était loin d’être une affaire banale. Il nota que le capitaine Ziegler ne disait rien, mais écoutait attentivement.

— Un maquillage ? (Il agita une main.) Les doigts ont été tranchés ?

Dans le jargon, un « maquillage » désignait le fait de rendre la victime difficilement identifiable en détruisant ou en ôtant les organes ordinairement utilisés pour l’identification : visage, doigts, dents…

L’officier ouvrit de grands yeux étonnés.

— Comment… on ne vous a rien dit ?

Servaz fronça les sourcils.

— Dit quoi ?

Il vit Maillard lancer un regard affolé en direction de Ziegler, puis de la proc.

— Le corps, bafouilla le gendarme.

Servaz se sentit près de perdre patience, mais il attendit la suite.

— Il s’agit d’un cheval.


UN CHEVAL ?…

Servaz considéra le reste du groupe, incrédule.

— Oui. Un cheval. Un pur-sang d’environ un an d’après ce qu’on sait.

Ce fut au tour de Servaz de se tourner vers Cathy d’Humières.

— Vous m’avez fait venir pour un cheval ?

— Je croyais que vous le saviez, se défendit-elle. Canter ne vous a rien dit ?

Servaz repensa à Canter dans son bureau et à sa façon de feindre l’ignorance. Il savait. Et il savait aussi que Servaz aurait refusé de se déplacer pour un cheval avec le meurtre du SDF sur les bras.

— J’ai trois gosses qui ont massacré un sans-abri et vous me faites venir pour un canasson ?

La réponse de d’Humières fusa, conciliante mais ferme.

— Pas n’importe quel cheval. Un pur-sang. Une bête très chère. Qui appartient sans doute à Éric Lombard.

Nous y voilà, se dit-il. Éric Lombard, fils d’Henri Lombard, petit-fils d’Édouard Lombard… Une dynastie de financiers, de capitaines d’industrie et d’entrepreneurs qui régnait sur ce coin des Pyrénées, sur le département et même sur la région depuis six décennies. Avec, bien entendu, un accès illimité à toutes les antichambres du pouvoir. Dans ce pays, les pur-sang d’Éric Lombard avaient certainement plus d’importance qu’un SDF assassiné.

— Et n’oublions pas qu’il y a non loin d’ici un asile rempli de fous dangereux. Si c’est l’un d’entre eux qui a fait ça, ça veut dire qu’il est actuellement dans la nature.

— L’Institut Wargnier… Vous les avez appelés ?

— Oui. D’après eux, aucun de leurs pensionnaires ne manque à l’appel. Et, de toute façon, aucun n’est autorisé à sortir, même temporairement. Ils affirment qu’il est impossible de faire le mur, que les conditions de sécurité sont draconiennes — plusieurs enceintes de confinement, des mesures de sécurité biométriques, un personnel trié sur le volet, et cetera. Nous allons vérifier tout ça, bien entendu. Mais l’Institut a une grande réputation — du fait de la notoriété et du caractère… particulier de ses pensionnaires.

— Un cheval ! répéta Servaz.

Du coin de l’œil, il vit le capitaine Ziegler sortir enfin de sa réserve pour esquisser un sourire. Ce sourire, qu’il était le seul à avoir surpris, désamorça sa colère naissante. Le capitaine Ziegler avait des yeux verts d’une profondeur de lac et, sous sa casquette d’uniforme, des cheveux blonds tirés en chignon qu’il soupçonna d’être fort beaux. Ses lèvres ne portaient qu’un soupçon de rouge.

— Alors, tous ces barrages, ça sert à quoi ?

— Tant que nous ne sommes pas tout à fait sûrs qu’aucun des pensionnaires de l’Institut Wargnier ne s’est évadé, ils ne seront pas levés, répondit d’Humières. Je ne veux pas être accusée de négligence.

Servaz ne dit rien. Mais il n’en pensait pas moins. D’Humières et Canter avaient reçu des ordres tombés d’en haut. C’était toujours la même chose. L’un comme l’autre avaient beau être de bons chefs, bien supérieurs à la plupart des carriéristes qui peuplaient parquets et ministères, ils n’en avaient pas moins développé comme les autres un sens aigu du danger. Quelqu’un à la direction générale, peut-être le ministre lui-même, avait eu la bonne idée de tout ce cirque pour obliger Éric Lombard, un ami personnel des plus hautes autorités de l’État.

— Et Lombard ? Où est-ce qu’il est ?

— Aux États-Unis, en voyage d’affaires. Nous voulons être sûrs qu’il s’agit bien d’un de ses chevaux avant de le prévenir.

— Un de ses régisseurs nous a signalé ce matin la disparition d’une de leurs bêtes, expliqua Maillard. Son box était vide. Elle correspond au signalement. Il ne devrait pas tarder à arriver.

— Qui a trouvé le cheval ? Les ouvriers ?

— Oui, en montant là-haut, ce matin.

— Ils y montent souvent ?

— Au moins deux fois l’an : au début de l’hiver et avant la fonte des neiges, répondit le directeur de la centrale. L’usine est ancienne, ce sont de vieilles machines. Il faut les entretenir régulièrement, même si ça fonctionne tout seul. La dernière fois qu’ils sont montés là-haut, c’était il y a trois mois.

Servaz remarqua que le capitaine Ziegler ne le quittait pas des yeux.

— On sait à quand remonte la mort ?

— D’après les premières constatations, à cette nuit, dit Maillard. L’autopsie apportera plus de précisions. En tout cas, on dirait que celui ou ceux qui l’ont placé là-haut savaient que les ouvriers allaient monter bientôt.

— Et la nuit ? La centrale, elle n’est pas surveillée ?

— Si. Par deux vigiles, leur local se trouve au bout de ce bâtiment. Ils disent qu’ils n’ont rien vu, rien entendu.

Servaz hésita. À nouveau, il fronça les sourcils.

— Pourtant, un cheval, ça ne se transporte pas comme ça, non ? Même mort. Il faut au moins une remorque. Un van. Pas de visite, de voiture ? Rien du tout ? Peut-être qu’ils dormaient et qu’ils n’osent pas l’avouer ? Ou bien ils étaient en train de regarder un match à la télé. Ou un film. Et charger la dépouille à bord de la cabine, monter là-haut, la fixer, redescendre, ça prend du temps. Combien de personnes faut-il pour trimballer un cheval, à propos ? Le téléphérique, il fait du bruit quand il fonctionne ?

— Oui, intervint le capitaine Ziegler, s’exprimant pour la première fois. Il est impossible de ne pas l’entendre.

Servaz tourna la tête. Le capitaine Ziegler s’était posé les mêmes questions que lui. Quelque chose ne collait pas.

— Vous avez une explication ?

— Pas encore.

— Il faudra les interroger séparément, dit-il. Ça veut dire aujourd’hui, avant de les laisser repartir.

— Nous les avons déjà séparés, répondit Ziegler avec calme et autorité. Ils sont dans deux pièces distinctes, sous bonne garde. Ils… vous attendaient.

Servaz nota le coup d’œil glacial de Ziegler en direction de d’Humières. Soudain, le sol se mit à vibrer. Il lui sembla que la vibration se propageait à tout le bâtiment. Pendant un instant de pur égarement, il pensa à une avalanche, ou à un tremblement de terre — avant de comprendre : le téléphérique. Ziegler avait raison : impossible de l’ignorer. La porte de la cage s’ouvrit.

— Ils descendent, annonça un planton.

— Qui ça ? demanda Servaz.

— Le corps, expliqua Ziegler. Par le téléphérique. Et les « TIC ». Ils ont fini leur travail là-haut.

Les techniciens en identification criminelle : le laboratoire ambulant leur appartenait. À l’intérieur, du matériel photographique, des caméras, des mallettes pour les prélèvements d’échantillons biologiques et pour les scellés, qui seraient ensuite envoyés pour analyse à l’IRCGN — l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale, à Rosny-sous-Bois, en région parisienne. Il y avait sans doute aussi un frigo pour les prélèvements les plus périssables. Tout ce remue-ménage pour un cheval.

— Allons-y, dit-il. Je veux voir la vedette du jour, le gagnant du Grand Prix de Saint-Martin.

En ressortant, Servaz fut surpris par le nombre de journalistes. Il aurait admis qu’ils soient là pour un meurtre, mais pour un cheval ! Il fallait croire que les petits ennuis privés d’un milliardaire comme Éric Lombard étaient devenus un sujet digne d’intérêt pour la presse people comme pour ses lecteurs.

Il marcha en essayant d’éviter autant que possible à ses chaussures d’être souillées par la neige et il sentit que, là encore, il faisait l’objet d’une attention scrupuleuse de la part du capitaine Ziegler.

Et puis, tout à coup, il le vit.

Comme une vision infernale… Si l’enfer avait été fait de glace…

Malgré sa répulsion, il s’obligea à regarder. La dépouille du cheval était maintenue par de larges sangles disposées en brassières et fixées à un grand diable élévateur pour charges lourdes équipé d’un petit moteur et de vérins pneumatiques. Servaz se dit que le même genre de diable avait peut-être servi à ceux qui avaient accroché l’animal là-haut… Ils étaient en train de sortir du téléphérique. Servaz remarqua que la cabine était de grande taille. Il se souvint des vibrations, quelques instants plus tôt. Comment les vigiles avaient-ils pu ne se rendre compte de rien ?

Puis il reporta, à contrecœur, son attention sur le cheval. Il n’y connaissait rien en chevaux mais il lui sembla que celui-ci avait dû être très beau. Sa longue queue formait une touffe de crins noirs et brillants plus sombres que le poil de sa robe, qui était couleur de café torréfié avec des reflets rouge cerise. Le splendide animal semblait sculpté dans un bois exotique lisse et poli. Les jambes, elles, étaient du même noir charbon que la queue et que ce qui restait de la crinière. Une multitude de petits glaçons blanchissaient sa dépouille. Servaz calcula que si ici la température était tombée en dessous de zéro, il devait faire plusieurs degrés de moins là-haut. Peut-être les gendarmes avaient-ils utilisé un chalumeau ou un fer à souder pour faire fondre la glace autour des liens. À part ça, l’animal n’était plus qu’une plaie — et deux grandes portions de peau détachées du corps pendaient sur les côtés telles des ailes repliées.

Un effroi vertigineux avait saisi l’assistance.

Là où la peau avait été retirée, la chair était à vif, chaque muscle distinctement visible, comme sur un dessin d’anatomie. Servaz jeta un rapide coup d’œil autour de lui : Ziegler et Cathy d’Humières étaient livides ; le directeur de la centrale semblait avoir vu un fantôme. Servaz lui-même avait rarement vu tableau aussi insoutenable. À son grand désarroi, il se rendit compte qu’il était si habitué au spectacle de la souffrance humaine que la souffrance animale le choquait et l’émouvait davantage.

Et puis, il y avait la tête. Ou plutôt l’absence d’icelle, avec la grande plaie à vif au niveau du cou. Cette absence conférait à l’ensemble une étrangeté difficilement supportable. Comme celle d’une œuvre qui clamerait la folie de son auteur. De fait, ce spectacle témoignait d’une démence incontestable — et Servaz ne put s’empêcher de repenser à l’Institut Wargnier : difficile de ne pas faire le lien, malgré l’affirmation du directeur qu’aucun de ses pensionnaires n’avait pu s’évader.

Instinctivement, il admit que l’inquiétude de Cathy d’Humières était justifiée : ce n’était pas seulement une histoire de cheval, la façon dont cet animal avait été tué faisait froid dans le dos.

Soudain, un bruit de moteur les fit se retourner.

Un grand 4x4 noir de marque japonaise jaillit sur la route et se gara à quelques mètres d’eux. Les caméras se tournèrent aussitôt vers lui. Sans doute les journalistes espéraient-ils l’apparition d’Éric Lombard mais ils en furent pour leurs frais : l’homme qui descendit du tout-terrain aux vitres teintées avait une soixantaine d’années et des cheveux gris fer coupés en brosse. Avec sa taille et sa carrure, il ressemblait à un militaire ou à un bûcheron à la retraite. Du bûcheron, il avait aussi la chemise à carreaux. Ses manches étaient retroussées sur des avant-bras puissants, il ne semblait pas sentir le froid. Servaz vit qu’il ne quittait pas la dépouille des yeux. Il ne s’aperçut même pas de leur présence et marcha rapidement vers l’animal en contournant leur petit groupe. Servaz vit ensuite ses larges épaules s’affaisser.

Lorsque l’homme se tourna vers eux, ses yeux rouges brillaient. De douleur — mais aussi de colère.

— Quelle est l’ordure qui a fait ça ?

— Vous êtes André Marchand, le régisseur de M. Lombard ? demanda Ziegler.

— Oui, c’est moi.

— Vous reconnaissez cet animal ?

— Oui, c’est Freedom.

— Vous en êtes certain ? dit Servaz.

— Évidemment.

— Pourriez-vous être plus explicite ? Il manque la tête.

L’homme le foudroya du regard. Puis il haussa les épaules et se retourna vers la dépouille de l’animal.

— Vous croyez qu’il y a beaucoup de yearlings bais comme lui dans la région ? Pour moi, il est aussi reconnaissable que votre frère ou votre sœur l’est pour vous. Avec ou sans tête. (Il pointa un doigt vers la jambe avant gauche.) Tenez, cette balzane a mi-paturon, par exemple.

— Cette quoi ? dit Servaz.

— La bande blanche au-dessus du sabot, traduisit Ziegler. Merci, monsieur Marchand. Nous allons transporter la dépouille au haras de Tarbes, où elle sera autopsiée. Freedom suivait-il un traitement médicamenteux quelconque ?

Servaz n’en crut pas ses oreilles : ils allaient pratiquer un examen toxicologique sur un cheval !

— Il était en parfaite santé.

— Vous avez apporté ses papiers ?

— Ils sont dans le 4x4.

Le régisseur retourna fouiller dans la boîte à gants et revint avec une liasse de feuillets.

— Voilà la carte d’immatriculation et le livret d’accompagnement.

Ziegler examina les documents. Servaz aperçut par-dessus son épaule un tas de rubriques, de cases et de cartouches remplis d’une écriture manuscrite serrée et précise. Et des dessins de chevaux, de face et de profil.

— M. Lombard adorait ce cheval, dit Marchand. C’était son préféré. Il était né au centre. Un yearling magnifique.

La rage et le chagrin traversaient sa voix.

— Un yearling ? glissa Servaz à Ziegler.

— Un pur-sang dans sa première année.

Tandis qu’elle se penchait sur les documents, il ne put s’empêcher d’admirer son profil. Elle était séduisante, et il émanait d’elle une aura d’autorité et de compétence. Il lui donna dans les trente ans. Elle ne portait pas d’alliance. Servaz se demanda si elle avait un petit ami ou si elle était célibataire. À moins qu’elle ne fût divorcée comme lui.

— Il paraît que vous avez trouve sa stalle vide ce matin, dit-il à l’éleveur de chevaux.

Marchand lui jeta un nouveau regard aigu dans lequel transparaissait tout le dédain du spécialiste pour le béotien.

— Certainement pas. Aucun de nos chevaux ne dort dans une stalle, assena-t-il. Ils disposent tous d’un box. Et de stabulations libres ou de prés avec abris le jour pour les socialiser. J’ai trouvé son box vide, en effet. Et des traces d’effraction.

Servaz ignorait la différence entre une stalle et un box mais elle semblait importante aux yeux de Marchand.

— J’espère que vous allez trouver les salauds qui ont fait ça, dit celui-ci.

— Pourquoi dites-vous « les » ?

— Sérieusement, vous voyez un homme seul monter un cheval là-haut ? Je croyais que la centrale était gardée ?

Voilà une question à laquelle personne ne voulut répondre. Cathy d’Humières, qui s’était tenue à l’écart jusqu’à présent, s’avança vers le régisseur.

— Dites bien à M. Lombard que tout sera mis en œuvre pour retrouver celui ou ceux qui ont fait ça. Il peut m’appeler à n’importe quelle heure. Dites-le-lui.

Marchand examina la femme haut fonctionnaire comme s’il était un ethnologue ayant devant lui la représentante d’une tribu amazonienne des plus bizarres.

— Je le lui dirai, répondit-il. J’aimerais aussi récupérer la dépouille après l’autopsie. M. Lombard voudra sans doute l’enterrer sur ses terres.

Tarde venientibus ossa, déclara Servaz.

Il surprit une nuance de stupeur dans le regard du capitaine Ziegler.

— Du latin, constata-t-elle. Qui veut dire ?

— « Celui qui vient tard à table ne trouve que des os. » J’aimerais monter là-haut.

Elle plongea ses yeux dans les siens. Elle était presque aussi grande que lui. Servaz devina un corps ferme, souple et musclé sous l’uniforme. Une fille saine, belle et décomplexée. Il pensa à Alexandra jeune.

— Avant ou après avoir interrogé les vigiles ?

— Avant.

— Je vais vous emmener.

— Je peux y aller tout seul, dit-il en désignant le départ du téléphérique.

Elle eut un geste vague.

— C’est la première fois que je rencontre un flic qui parle latin, fit-elle en souriant. Le téléphérique a été mis sous scellés. On prend l’hélico.

Servaz blêmit.

— C’est vous qui pilotez ?

— Ça vous étonne ?

3

L’hélico s’élança à l’assaut de la montagne comme un moustique survolant le dos d’un éléphant. Le grand toit d’ardoise de la centrale et le parking plein de véhicules s’éloignèrent brusquement — trop brusquement au goût de Servaz, qui sentit un trou d’air lui siphonner l’estomac.

Sous l’appareil, les techniciens allaient et venaient, en combinaison blanche sur le blanc de la neige, de la gare du téléphérique au fourgon-laboratoire, transportant des mallettes qui contenaient les prélèvements effectués là-haut. Vue d’ici, leur agitation paraissait dérisoire : l’effervescence d’une colonne de fourmis. Il espéra qu’ils connaissaient leur travail. Ce n’était pas toujours le cas, la formation des techniciens en scènes de crime laissait parfois à désirer. Manque de temps, manque de moyens, budgets insuffisants — toujours la même rengaine, malgré les discours politiques promettant des jours meilleurs. Puis le corps du cheval fut emballé dans sa housse, la fermeture à glissière tirée sur lui et le tout roulé sur une grande civière jusqu’à une longue ambulance qui démarra sirène hurlante, comme s’il y avait une quelconque urgence pour ce pauvre canasson.

Servaz regarda devant lui à travers la bulle de Plexiglas.

Le temps s’était dégagé. Les trois tuyaux géants qui émergeaient de l’arrière du bâtiment escaladaient le flanc de la montagne ; les pylônes du téléphérique suivaient le même trajet. Il hasarda un nouveau coup d’œil vers le bas — et le regretta aussitôt. La centrale était déjà loin au fond de la vallée, les voitures et les fourgons rapetissaient à grande vitesse, dérisoires points de couleur aspirés par l’altitude. Les tuyaux plongeaient vers la vallée comme des sauteurs à skis du haut d’un tremplin : un vertige de pierre et de glace à couper le souffle. Servaz pâlit, déglutit et se concentra sur le haut du massif. Le café qu’il avait avalé au distributeur dans le hall flottait quelque part dans son œsophage.

— Ça n’a pas l’air d’aller.

— Pas de problème. Tout va bien.

— Vous avez le vertige ?

— Non…

Le capitaine Ziegler sourit sous son casque à écouteurs. Servaz ne voyait plus ses yeux derrière ses lunettes de soleil — mais il pouvait admirer son bronzage et le léger duvet blond de ses joues caressées par la lumière violente qui se réverbérait sur les crêtes.

— Tout ce cirque pour un cheval, dit-elle soudain.

Il comprit qu’elle n’approuvait pas plus que lui ce déploiement de moyens et qu’elle profitait qu’ils fussent à l’abri des oreilles indiscrètes pour le lui faire savoir. Il se demanda si sa hiérarchie lui avait forcé la main. Et si elle avait renâclé.

— Vous n’aimez pas les chevaux ? dit-il pour la taquiner.

— Je les aime beaucoup, répondit-elle sans sourire, mais ce n’est pas le problème. Nous avons les mêmes préoccupations que vous : manque de moyens, de matériel, de personnel, et les criminels ont toujours deux longueurs d’avance. Alors, consacrer autant d’énergie à un animal…

— En même temps, quelqu’un capable de faire ça à un cheval…

— Oui, admit-elle avec une vivacité qui lui fit penser qu’elle partageait son inquiétude.

— Expliquez-moi ce qui s’est passé là-haut.

— Vous voyez la plate-forme métallique ?

— Oui.

— C’est l’arrivée du téléphérique. C’est là qu’était accroché le cheval, au portique, juste en dessous des câbles. Une vraie mise en scène. Vous verrez ça sur la vidéo. De loin, les ouvriers ont d’abord cru qu’il s’agissait d’un oiseau.

— Combien d’ouvriers ?

— Quatre, plus le cuistot. La plate-forme supérieure du téléphérique les conduit au puits d’entrée de l’usine souterraine : c’est le truc en béton, là, derrière la plateforme. Grâce à une grue, ils descendent au fond du puits le matériel qui est chargé sur des tracteurs à deux places avec des remorques. Le puits débouche soixante-dix mètres plus bas dans une galerie, au cœur de la montagne. Soixante-dix mètres, ça fait une sacrée descente. Ils utilisent la même galerie qui conduit l’eau du lac supérieur aux conduites forcées pour accéder à l’usine : les vannes du lac supérieur sont neutralisées le temps que les hommes passent.

L’appareil survolait à présent la plate-forme plantée dans le flanc de la montagne comme un derrick. Elle était presque suspendue dans le vide — et Servaz sentit de nouveau le vertige lui nouer le ventre. En dessous de la plate-forme, la pente plongeait en un à-pic vertigineux. Le lac inférieur était visible mille mètres plus bas, entre les cimes, avec son grand barrage en arc de cercle.

Servaz aperçut des traces dans la neige autour de la plate-forme, là où les techniciens avaient effectué leurs prélèvements et pelleté la neige. Des rectangles de plastique jaune avec des numéros noirs là où ils avaient trouvé des indices. Et des projecteurs à halogène encore aimantés sur le métal des piliers. Il se dit que, pour une fois, il n’avait pas été difficile d’isoler la scène du crime mais que le froid avait dû leur poser des problèmes.

Le capitaine Ziegler désigna l’échafaudage.

— Les ouvriers ne sont même pas sortis de la cabine. Ils ont appelé en bas et ils sont redescendus aussi vite. Ils avaient une peur bleue. Peut-être craignaient-ils que le cinglé qui a fait ça ne soit encore dans les parages.

Servaz épia la jeune femme. Plus il l’écoutait, plus il sentait croître son intérêt et le nombre des questions.

— Un seul homme a-t-il pu hisser le corps d’un cheval mort à cette hauteur et le fixer au milieu des câbles sans aide, d’après vous ? Ça paraît difficile, non ?

— Freedom était un yearling d’environ deux cents kilos, répondit-elle. Même si on enlève la tête et l’encolure, cela fait quand même près de cent cinquante kilos de viande à trimballer. Cela dit, vous avez vu le diable tout à l’heure : ce genre d’engin peut déplacer des charges utiles énormes. Sauf que, en admettant qu’un homme puisse parvenir à trimballer un cheval à l’aide d’un chariot ou d’un diable, il n’a pas pu le suspendre et l’arrimer seul au portique comme il l’était. Et puis, vous avez raison : il a bien fallu un véhicule pour l’amener jusque-là.

— Et les vigiles n’ont rien vu.

— Et ils sont deux.

— Et ils n’ont rien entendu.

— Et ils sont deux.

Ni l’un ni l’autre n’avait besoin qu’on lui rappelle que 70 % des auteurs d’homicides étaient identifiés dans les vingt-quatre heures qui suivent le crime. Mais qu’en était-il lorsque la victime était un cheval ? Voilà le genre de question qui n’entrait probablement pas dans les statistiques de la police.

— Trop simple, dit Ziegler. C’est ce que vous pensez. Trop simple. Deux vigiles et un cheval. Quelle raison auraient-ils de faire ça ? S’ils avaient voulu s’en prendre à un cheval d’Éric Lombard, pourquoi auraient-ils été le coller précisément en haut de ce téléphérique, là où ils travaillent, pour être les premiers soupçonnés ?

Servaz réfléchit à ce qu’elle venait de dire. Pourquoi, en effet ? D’un autre côté, était-il possible qu’ils n’aient rien entendu ?

— Et puis, pourquoi feraient-ils une chose pareille ?

— Personne n’est simplement vigile, flic ou gendarme, dit-il. Tout le monde a ses secrets.

— Vous en avez, vous ?

— Pas vous ?

— Oui, mais il y a l’Institut Wargnier, s’empressa-t-elle de dire en manœuvrant l’hélico. (Servaz retint de nouveau son souffle.) Il y a sûrement plus d’un type là-dedans capable d’un truc pareil.

— Vous voulez dire quelqu’un qui aurait réussi à sortir et à revenir sans que le personnel de l’établissement s’en aperçoive ? (Il réfléchit.) À aller jusqu’au centre équestre, à tuer un cheval, à le sortir de son box et à le charger tout seul à bord d’un véhicule ? Tout ça sans que personne s’aperçoive de rien, ni ici ni là-bas ? Et aussi à le dépecer, à le monter là-haut, à…

— D’accord, d’accord, c’est absurde, le coupa-t-elle. Et puis, on en revient toujours au même point : comment même un fou réussirait-il à accrocher un cheval là-haut sans l’aide de personne ?

— Deux cinglés alors, s’échappant sans être vus et réintégrant leurs cellules sans chercher à filer ? Ça ne tient pas debout !

— Rien ne tient debout dans cette histoire.

L’appareil s’inclina brusquement sur la droite pour faire le tour de la montagne — ou bien ce fut la montagne qui s’inclina dans le sens opposé : Servaz n’aurait su le dire et il déglutit de nouveau. La plateforme et le blockhaus d’entrée disparurent derrière eux. Des tonnes de roches défilèrent sous la bulle de Plexiglas, puis un lac apparut, beaucoup plus petit que celui d’en bas. Sa surface, nichée au creux de la montagne, était couverte d’une épaisse pellicule de glace et de neige ; on aurait dit le cratère d’un volcan gelé.

Servaz découvrit une maison d’habitation au bord du lac, collée à la roche, près du petit barrage de retenue.

— Le lac supérieur, dit Ziegler. Et le « chalet » d’habitation des ouvriers. Ils y accèdent par un funiculaire qui remonte directement des profondeurs de la montagne à l’intérieur de la maison et qui la relie à l’usine souterraine. C’est là qu’ils dorment, qu’ils mangent, qu’ils vivent une fois leur journée finie. Ils passent cinq jours ici avant de redescendre dans la vallée pour le week-end, et cela trois semaines durant. Ils ont tout le confort moderne, et même la télévision par satellite — mais ça reste quand même un travail éprouvant.

— Pourquoi ne passent-ils pas par là pour accéder à l’usine en arrivant, plutôt que d’être obligés de neutraliser la rivière souterraine ?

— La centrale n’a pas d’hélico. Cette aire n’est utilisée qu’en cas d’extrême urgence, tout comme la zone d’atterrissage en bas, par les secours en montagne. Et encore, quand le temps s’y prête.

L’appareil descendit doucement vers une surface plane aménagée au milieu d’un chaos de névés et de moraines éparses. Un nuage de poudreuse les encercla. Servaz devina un grand H sous la neige.

— Nous avons de la chance, lança-t-elle dans les écouteurs. Il y a cinq heures, quand les ouvriers ont découvert le corps, on n’aurait pas pu arriver jusqu’ici : le temps était trop mauvais !

Les patins de l’appareil entrèrent en contact avec le sol. Servaz se sentit revivre. La terre ferme — même à plus de deux mille mètres d’altitude. Mais il allait falloir redescendre par le même chemin et cette perspective lui tordit l’estomac.

— Si je comprends bien, par mauvais temps, une fois la galerie remplie d’eau, ils sont prisonniers de la montagne. Comment font-ils en cas d’accident ?

Le capitaine Ziegler eut une moue éloquente.

— Il leur faut vider à nouveau la galerie et revenir au téléphérique par le puits d’accès. Au moins deux heures avant d’être à la centrale, plutôt trois.

Servaz aurait été curieux de savoir quelles primes touchaient ces types pour courir de tels risques.

— À qui appartient l’usine ?

— Au groupe Lombard.

Le groupe Lombard. L’enquête démarrait à peine et c’était la deuxième fois qu’il apparaissait sur leurs écrans radar. Servaz imagina une nébuleuse de sociétés, de filiales, de holdings, en France mais aussi vraisemblablement à l’étranger, une pieuvre dont les tentacules s’étendaient partout, l’argent remplaçant le sang à l’intérieur de ses membres et coulant par milliards des extrémités vers le cœur. Servaz n’était pas un spécialiste des affaires mais, comme tout le monde aujourd’hui, il connaissait à peu près le sens du mot « multinationale ». Une vieille usine comme celle-là était-elle vraiment rentable pour un groupe comme Lombard ?

La rotation des pales ralentit et le sifflement de la turbine décrut.

Le silence.

Ziegler posa son casque, ouvrit sa portière et mit un pied à terre. Servaz en fit autant. Ils s’avancèrent lentement vers le lac gelé.

— Nous sommes à deux mille cent mètres, annonça la jeune femme. Ça se sent, non ?

Servaz respira profondément l’éther pur, enivrant et glacé. La tête lui tournait légèrement — peut-être à cause du vol en hélicoptère ou bien à cause de l’altitude. Mais c’était une sensation plus exaltante que perturbante qu’il assimila à l’ivresse des profondeurs. Il se demanda s’il existait une ivresse des cimes. La beauté et la sauvagerie du site le frappèrent. Cette solitude minérale, ce désert lumineux et blanc. Les volets de la maison étaient fermés. Servaz imagina ce que les ouvriers devaient ressentir en se levant chaque matin et en ouvrant les fenêtres qui donnaient sur le lac, avant de descendre dans les ténèbres. Mais peut-être ne pensaient-ils qu’à ça, justement : à la journée qui les attendait en bas, dans les profondeurs de la montagne, au bruit assourdissant et à la lumière artificielle, aux longues heures pénibles à tirer.

— Vous venez ? Les galeries ont été percées en 1929, l’usine installée un an plus tard, expliqua-t-elle en marchant vers la maison.

Elle était pourvue d’un avant-toit supporté par de gros piliers de pierre brute, formant une galerie sur laquelle donnaient toutes les fenêtres sauf une, sur le côté. Sur l’un des piliers, Servaz aperçut le manchon de fixation d’une antenne parabolique.

— Vous avez examiné les galeries ?

— Bien sûr. Nos hommes sont encore dedans. Mais je ne pense pas que nous trouverons quoi que ce soit ici. Le ou les types ne sont pas venus jusqu’ici. Ils se sont contentés de mettre le cheval dans le téléphérique, de l’accrocher là-haut et de redescendre.

Elle tira sur la porte en bois. À l’intérieur, toutes les lampes étaient allumées. Il y avait du monde dans toutes les pièces : des chambres à deux lits ; un salon avec une télé, deux canapés et un bahut ; une grande cuisine avec une table de réfectoire. Ziegler entraîna Servaz vers l’arrière de la maison, là où elle s’enfonçait dans la roche — une pièce qui semblait servir à la fois de sas et de vestiaire, avec des casiers métalliques et des patères fixées au mur. Servaz découvrit le grillage jaune du funiculaire au fond de la pièce et, derrière, le trou noir d’une galerie creusée dans les entrailles obscures de la montagne.

Elle lui fit signe de monter, referma la grille sur eux puis appuya sur un bouton. Aussitôt, un moteur s’enclencha et la cabine s’ébranla. Elle se mit à descendre doucement le long de rails luisants, en vibrant légèrement, suivant une pente de quarante-cinq degrés. Le long de la paroi de roche noire, à travers le grillage, des néons rythmaient leur descente à intervalles réguliers. Le boyau déboucha sur une grande salle taillée à même la roche, brillamment éclairée par des rangées de néons. Un atelier plein de machines-outils, de tuyaux et de câbles. Des techniciens portant la même combinaison blanche que ceux aperçus à la centrale s’activaient un peu partout.

— Ces ouvriers, j’aimerais les interroger tout de suite, même si on doit y passer la nuit. Ne les laissez pas rentrer chez eux. Ce sont toujours les mêmes qui montent ici, chaque hiver ?

— À quoi pensez-vous ?

— À rien pour le moment. Une enquête à ce stade, c’est comme un carrefour en forêt : tous les chemins se ressemblent, mais un seul est le bon. Ces séjours dans la montagne, à huis clos, loin du monde, ça doit créer des liens mais aussi des tensions. Il faut avoir la tête solide.

— D’anciens ouvriers qui en voudraient à Lombard ? Dans ce cas, pourquoi une telle mise en scène ? Quand quelqu’un cherche à se venger de son employeur, il surgit sur son lieu de travail avec une arme et il s’en prend à son patron ou à ses collègues avant de la retourner contre lui. Il ne s’embête pas à accrocher un cheval en haut d’un téléphérique.

Servaz savait qu’elle avait raison.

— Procurons-nous les antécédents psychiatriques de tous ceux qui travaillent et ont travaillé à la centrale ces dernières années, dit-il. Et particulièrement de ceux qui ont fait partie des équipes séjournant ici.

— Très bien ! hurla-t-elle pour couvrir le bruit. Et les vigiles ?

— D’abord les ouvriers, ensuite les vigiles. On y passera la nuit s’il le faut.

— Pour un cheval !

— Pour un cheval, confirma-t-il.

— Nous avons de la chance ! En temps normal, le vacarme est infernal ici ! Mais on a fermé les vannes et l’eau du lac ne coule plus dans la chambre de rupture.

Servaz trouva que, côté bruit, ce n’était déjà pas si mal.

— Comment est-ce que ça fonctionne ? demanda-t-il en élevant la voix.

— Je ne sais pas trop ! Le barrage du lac supérieur se remplit à la fonte des neiges. L’eau est amenée par les galeries souterraines jusqu’aux conduites forcées : ces gros tuyaux qu’on voit dehors et qui la précipitent vers les groupes hydrauliques de la centrale, en bas dans la vallée. La puissance de sa chute actionne les turbines. Mais il y a aussi des turbines ici : on dit que l’eau est turbinée « en cascade », quelque chose comme ça. Les turbines convertissent la force motrice de l’eau en énergie mécanique, puis les alternateurs transforment cette énergie mécanique en électricité, qui est évacuée sur des lignes à haute tension. L’usine et la centrale produisent cinquante-quatre millions de kilowattheures par an, soit la consommation d’une ville de trente mille habitants.

Servaz ne put s’empêcher de sourire devant cet exposé didactique.

— Pour quelqu’un qui ne sait pas, vous êtes drôlement au courant.

Il balaya du regard la caverne de roche noire tapissée de grillages et de structures métalliques sur lesquelles couraient des faisceaux de câbles, des rampes de néons, des tuyaux d’aération, puis les énormes machines d’un autre âge, les panneaux de contrôle, le sol bétonné…

— Très bien, dit-il. On remonte : on ne trouvera rien ici.

Le ciel s’était assombri quand ils ressortirent. Des nuées sombres et mouvantes passaient au-dessus du cratère gelé qui prenait tout à coup un aspect sinistre. Un vent violent charriait des flocons. Le décor, brusquement, collait avec le crime : quelque chose de chaotique, de noir, de glaçant — où les hennissements désespérés d’un cheval pouvaient facilement se perdre dans les hurlements du vent.

— Dépêchons-nous, le pressa Ziegler. Le temps se gâte !

Ses cheveux blonds étaient malmenés par les rafales, des mèches folles se détachaient de son chignon.

4

— Mademoiselle Berg, je ne vous cacherai pas que je ne comprends pas pourquoi le Dr Wargnier a tenu à vous engager. Je veux dire : la psychologie clinique, la psychologie génétique, la théorie freudienne — tout ce… fatras. À tout prendre, j’aurais préféré encore la méthode clinique anglo-saxonne.

Le Dr Francis Xavier était assis derrière un grand bureau. C’était un petit homme très soigné, encore jeune, avec une cravate aux motifs floraux exubérants sous sa blouse blanche, des cheveux teints et d’extravagantes lunettes rouges. Et un léger accent québécois.

Diane fit pudiquement glisser son regard sur le DSM-IV, le Manuel des désordres mentaux, publié par l’Association américaine de psychiatrie, seul livre présent sur le bureau. Elle fronça légèrement les sourcils. La tournure que prenait la discussion lui déplaisait, mais elle attendit que le petit homme eût fini d’abattre ses cartes.

— Comprenez-moi bien, je suis psychiatre. Et — comment dire ? Je ne vois pas très bien quel intérêt vous pouvez présenter pour notre établissement… soit dit sans vous offenser…

— Je… je suis ici… dans un but d’approfondissement et de formation, docteur Xavier. Le Dr Wargnier a dû vous le dire. D’autre part, votre prédécesseur a recruté un adjoint avant son départ et il a donné son accord à mon absence… pardon, à ma présence ici. Il a engagé cet établissement auprès de l’université de Genève. Si vous étiez opposé à ma venue, vous auriez pu nous en faire part av…

— Dans un but d’approfondissement et de formation ? (Xavier pinça imperceptiblement les lèvres.) Où est-ce que vous vous croyez ? Dans une fac ? Les assassins qui vous attendent au fond de ces couloirs, dit-il en désignant la porte de son bureau, sont plus monstrueux que les pires créatures qui ont pu hanter vos cauchemars, mademoiselle Berg. Ils sont notre Némésis. Notre châtiment pour avoir tué Dieu, pour avoir bâti des sociétés où le Mal est devenu la norme.

Elle trouva cette dernière phrase un brin grandiloquente. Comme tout du reste chez le Dr Xavier. Mais la façon dont il l’avait prononcée — un très curieux mélange de crainte et de volupté — la fit frémir. Elle sentit ses cheveux se dresser sur sa nuque. Il a peur d’eux. Ils reviennent le hanter la nuit quand il dort, ou peut-être qu’il les entend hurler depuis sa chambre.

Elle fixa la teinture peu naturelle de ses cheveux et pensa au personnage de Gustav von Aschenbach dans La Mort à Venise qui se teint les cheveux, les sourcils et la moustache pour plaire à un éphèbe aperçu sur la plage et tromper l’approche de la mort. Sans se rendre compte à quel point sa tentative est désespérée et pathétique.

— J’ai une expérience en psychologie légale. J’ai rencontré plus de cent délinquants sexuels en trois ans.

— Combien de meurtriers ?

— Un.

Il lui décocha un petit sourire sans tendresse. Se pencha sur son dossier.

— Licence de psychologie, diplôme d’études supérieures en psychologie clinique de l’université de Genève, lut-il, ses lunettes rouges glissant sur son nez.

— J’ai travaillé pendant quatre ans dans un cabinet privé de psychothérapie et de psychologie légale. J’y ai effectué des missions d’expertise civile et pénale pour les autorités judiciaires. C’est écrit dans mon CV.

— Des stages en établissements pénitentiaires ?

— Un stage au service médical de la prison de Champ-Dollon pour des missions d’expertise légale en tant que coexpert et la prise en charge de délinquants sexuels.

— International Academy of Law and Mental Health, Association genevoise des psychologues-psychothérapeutes, Société suisse de psychologie légale… Bien, bien, bien…

Il posa à nouveau les yeux sur elle. Elle eut la désagréable impression de se retrouver face à un jury.

— Il y a juste un point… Vous n’avez absolument pas l’expérience nécessaire pour ce genre de patients, vous êtes jeune, vous avez encore beaucoup de choses à apprendre, vous pourriez — sans le vouloir, bien sûr — abîmer tout ce que nous essayons de mettre en place par votre inexpérience. Autant d’éléments qui pourraient s’avérer une cause supplémentaire de tourments pour notre clientèle.

— Que voulez-vous dire ?

— Je suis désolé, mais j’aimerais que vous restiez à l’écart de nos sept pensionnaires les plus dangereux : ceux de l’unité A. Et je n’ai pas besoin d’un adjoint, j’ai déjà une infirmière en chef pour me seconder.

Elle demeura silencieuse si longtemps qu’il finit par hausser un sourcil. Lorsqu’elle parla, ce fut d’une voix posée mais ferme.

— Docteur Xavier, c’est pour eux que je suis ici. Le Dr Wargnier a dû vous le dire. Vous devez avoir dans vos dossiers la correspondance que nous avons échangée. Les termes de notre accord sont très clairs : non seulement le Dr Wargnier m’a autorisée à rencontrer vos sept pensionnaires de l’unité A, mais il m’a demandé d’établir à la fin de ces entretiens un rapport d’expertise psychologique — et spécialement en ce qui concerne Julian Hirtmann.

Elle le vit se rembrunir. Son sourire disparut.

— Mademoiselle Berg, ce n’est plus le Dr Wargnier qui dirige cet établissement, c’est moi.

— Dans ce cas, je n’ai rien à faire ici. Il me faudra en référer à votre autorité de tutelle, ainsi qu’à l’université de Genève. Et au Dr Spitzner. Je viens de loin, docteur. Vous auriez dû m’épargner ce déplacement inutile.

Elle se leva.

— Mademoiselle Berg, allons, allons ! dit Xavier en se redressant et en écartant les mains. Ne nous emballons pas ! Asseyez-vous ! Asseyez-vous, je vous en prie ! Vous êtes la bienvenue ici. Comprenez-moi bien : je n’ai rien contre vous. Je suis sûr que vous ferez de votre mieux. Et qui sait ? Peut-être que… qu’un point de vue… un apport, disons… « interdisciplinaire » pourra favoriser la compréhension de ces monstres. Oui, oui — pourquoi pas ? Ce que je vous demande juste, c’est de ne pas multiplier les contacts plus qu’il n’est strictement nécessaire, et de suivre à la lettre le règlement intérieur. La tranquillité de ces lieux repose sur un équilibre fragile. Même si les mesures de sécurité sont ici dix fois plus nombreuses que dans n’importe quel établissement psychiatrique, tout désordre aurait des conséquences incalculables.

Francis Xavier contourna son bureau.

Il était encore plus petit qu’elle l’aurait cru. Diane mesurait un mètre soixante-sept et Xavier était sensiblement de la même taille — talonnettes comprises. Sa blouse trop grande, d’un blanc immaculé, flottait autour de lui.

— Venez. Je vais vous montrer.

Il ouvrit un placard. Des blouses blanches, alignées, pendues à des cintres. Il en prit une, la tendit à Diane. Elle sentit une odeur de renfermé et de lessive.

Sa courte silhouette la frôla. Il posa une main aux ongles trop soignés sur le bras de Diane.

— Ce sont des gens véritablement effrayants, dit-il suavement en la regardant dans les yeux. Oubliez ce qu’ils sont, oubliez ce qu’ils ont fait. Concentrez-vous sur votre travail.

Elle se souvint des paroles de Wargnier au téléphone. Presque la même chose, au mot près.

— J’ai déjà croisé des sociopathes, objecta-t-elle — mais sa voix manquait d’assurance, pour une fois.

À travers les lunettes rouges, l’étrange regard flamba un bref instant.

— Pas comme ceux-là, mademoiselle. Pas comme ceux-là.


Murs blancs, sol blanc, néons blancs… Diane, comme la plupart des gens en Occident, associait cette couleur à l’innocence, à la candeur, à la virginité. Au cœur de tout ce blanc vivaient pourtant des assassins monstrueux.

— À l’origine, le blanc était la couleur de la mort et du deuil, lui lança Xavier comme s’il lisait dans ses pensées. C’est encore le cas en Orient. C’est aussi une valeur limite — comme le noir. C’est enfin la couleur associée aux rites de passage. C’en est un pour vous en ce moment, n’est-ce pas ? Mais ce n’est pas moi qui ai choisi la décoration — je ne suis ici que depuis quelques mois.

Des grilles d’acier coulissèrent devant et derrière eux, des verrous électroniques claquèrent dans l’épaisseur des murs. La courte silhouette de Xavier la précédait.

— Où sommes-nous ? demanda-t-elle tout en comptant les caméras de surveillance, les portes, les issues.

— Nous quittons les locaux de l’administration pour entrer dans l’unité psychiatrique proprement dite. C’est la première enceinte de confinement.

Diane le regarda insérer une carte magnétique dans un boîtier fixé au mur. Après lecture, la carte fut recrachée par l’appareil. La grille s’ouvrit. Une cage vitrée de l’autre côté. Deux gardiens en combinaison orange se tenaient à l’intérieur, assis devant des écrans de télésurveillance.

— Actuellement, nous avons quatre-vingt-huit patients considérés comme dangereux avec un risque de passage à l’acte agressif. Notre clientèle provient d’institutions pénales ou d’autres établissements psychiatriques en France, mais aussi en Allemagne, en Suisse, en Espagne… Il s’agit d’individus présentant des problèmes de santé mentale doublés de délinquance, de violence et de criminalité. Des patients qui se sont révélés trop violents pour demeurer dans les hôpitaux qui les avaient accueillis, des détenus dont les psychoses sont trop graves pour être soignées en prison ou des meurtriers déclarés irresponsables par la justice. Notre clientèle exige un personnel très qualifié et des installations qui assurent à la fois la sécurité des malades et celle du personnel et des visiteurs. Nous sommes ici dans le pavillon C. Il y a trois niveaux de sécurité : faible, moyen et fort. Ici, nous sommes dans une zone de niveau faible.

Diane tiquait chaque fois que Xavier parlait de clientèle.

— L’Institut Wargnier fait preuve d’une maîtrise unique dans la prise en charge des patients agressifs, dangereux et violents. Notre pratique est fondée sur les standards les plus élevés et les plus récents. Dans un premier temps, nous effectuons une évaluation psychiatrique et criminologique comportant notamment une analyse fantasmatique et pléthysmographique.

Elle sursauta. L’analyse pléthysmographique consistait à mesurer les réactions d’un patient soumis à des stimuli audio et vidéo suivant différents types de scénarios et de partenaires, comme la vision d’une femme nue ou d’un enfant.

— Vous pratiquez des traitements aversifs sur les sujets présentant des profils déviants à l’examen pléthysmographique ?

— En effet.

— La pléthysmographie aversive est loin de faire l’unanimité, fit-elle remarquer.

— Ici ça marche, répondit Xavier fermement.

Elle le sentit se raidir. Chaque fois qu’on lui parlait de traitement aversif, Diane pensait à Orange mécanique. Le traitement aversif consistait à associer au fantasme déviant enregistré sur une cassette ou un DVD — vision de viols, d’enfants dévêtus, etc. — des sensations très pénibles voire douloureuses : un choc électrique ou une bouffée d’ammoniac, par exemple, au lieu des sensations agréables que ce fantasme procurait habituellement au patient. La répétition systématique de l’expérience était censée modifier durablement le comportement du sujet. Une sorte de conditionnement pavlovien en quelque sorte, testé sur les abuseurs sexuels et les pédophiles dans certains pays comme le Canada.

Xavier jouait avec le bouton du stylo qui dépassait de sa poche de poitrine.

— Je sais que beaucoup de praticiens de ce pays sont sceptiques sur l’approche thérapeutique comportementaliste. Cette pratique est inspirée des pays anglo-saxons et de l’Institut Pinel de Montréal, d’où je viens. Elle donne des résultats étonnants. Mais, bien entendu, vos confrères français ont du mal à reconnaître une méthode aussi empirique venue qui plus est d’outre-Atlantique. Ils lui reprochent de faire l’impasse sur des notions aussi fondamentales que l’inconscient, le surmoi, la mise en œuvre des pulsions dans les stratégies du refoulement…

Derrière ses lunettes, ses yeux couvaient Diane avec une indulgence exaspérante.

— Beaucoup dans ce pays continuent à préconiser une approche qui tiendrait davantage compte des acquis de la psychanalyse, un travail de remodelage des couches profondes de la personnalité. C’est ignorer que l’absence totale de culpabilité et d’affects des grands pervers psychopathes mettra toujours en échec ces tentatives. Avec ce genre de malades, une seule chose fonctionne — le « dressage ». (Sa voix coula sur ce mot comme un filet d’eau glacée.) Une responsabilisation du sujet à l’égard de son traitement grâce à toute une gamme de récompenses et de sanctions, et la création de comportements conditionnés. Nous effectuons aussi des évaluations de dangerosité à la demande des autorités judiciaires ou hospitalières, poursuivit-il en s’arrêtant devant une nouvelle porte en verre Securit.

— La plupart des études ne démontrent-elles pas la faible valeur de ces évaluations ? demanda Diane. Selon certaines, les évaluations psychiatriques de dangerosité se tromperaient une fois sur deux.

— C’est ce qu’on dit, admit Xavier. Mais plutôt dans le sens où la dangerosité est surévaluée que le contraire. En cas de doute, nous préconisons systématiquement un maintien en détention ou la prolongation de l’hospitalisation dans notre rapport d’évaluation. Et puis, ajouta-t-il avec un sourire d’une fatuité absolue, ces évaluations répondent à un besoin profond de nos sociétés, mademoiselle Berg. Les tribunaux nous demandent de résoudre à leur place un dilemme moral qu’en vérité personne n’est capable de trancher : comment être sûr que les dispositions prises à l’égard de tel ou tel individu dangereux répondent aux nécessités qu’impose la protection de la société sans porter atteinte aux droits fondamentaux de cet individu ? Personne n’a la réponse à cette question. Aussi les tribunaux font-ils semblant de croire que les expertises psychiatriques sont fiables. Ça ne trompe personne, bien entendu. Mais ça permet de faire tourner la machine judiciaire perpétuellement menacée d’engorgement tout en donnant l’illusion que les juges sont des gens sages et que leurs décisions sont prises en connaissance de cause — ce qui, soit dit en passant, est le plus grand de tous les mensonges sur lesquels nos sociétés démocratiques sont fondées.

Un nouveau boîtier noir, encastré dans le mur, nettement plus sophistiqué que le précédent. Il comportait un petit écran et seize touches pour taper un code mais aussi un gros palpeur rouge sur lequel Xavier pressa son index droit.

— Évidemment, nous n’avons pas ce genre de dilemme avec nos pensionnaires. Ils ont fait plus qu’amplement la preuve de leur dangerosité. Voici la deuxième enceinte de confinement.

Il y avait un petit bureau vitré sur la droite. De nouveau, Diane aperçut deux silhouettes derrière la vitre. À son grand regret, Xavier les dépassa sans s’arrêter. Elle aurait bien aimé qu’il la présente au reste du personnel. Mais elle était déjà persuadée qu’il n’en ferait rien. Les regards des deux hommes la suivirent à travers la vitre. Diane se demanda soudain comment elle allait être accueillie. Est-ce que Xavier avait parlé d’elle ? Lui avait-il insidieusement savonné la planche ?

Pendant une fraction de seconde, elle revit avec nostalgie sa chambre d’étudiante, ses amis à l’université, son bureau à la faculté… Puis, elle pensa à quelqu’un. Elle sentit le rouge lui venir aux joues et elle s’empressa de reléguer l’image de Pierre Spitzner le plus loin possible au fond de son esprit.


Servaz s’examina dans le miroir, à la lueur balbutiante du néon. Il était blafard. S’appuyant des deux mains sur le bord ébréché du lavabo, il s’efforça de respirer calmement. Puis il se pencha et s’aspergea le visage d’eau froide.

Ses jambes le portaient à peine, il éprouvait la sensation étrange de marcher sur des semelles remplies d’air. Le voyage de retour en hélicoptère avait été mouvementé. Là-haut, le temps s’était vraiment gâté et le capitaine Ziegler avait dû se cramponner aux commandes. Secoué par les rafales, l’appareil était redescendu en se balançant comme un canot de sauvetage sur une mer déchaînée. À peine ses patins avaient-ils touché le sol que Servaz s’était précipité dans les toilettes de la centrale pour vomir.

Il se retourna, les cuisses écrasées contre la rangée de lavabos. Des graffitis tracés au stylo à bille ou au feutre profanaient certaines portes : BIB LE ROI DE LA MONTAGNE… (fanfaronnade ordinaire). SOFIA EST UNE SALOPE… (suivi d’un numéro de téléphone portable). LE DIRECTEUR EST UN SALE CON… (une piste ?). Ensuite un dessin représentant plusieurs petits personnages à la Keith Haring se sodomisant en file indienne.

Servaz sortit de sa poche le petit appareil photo numérique que Margot lui avait offert pour son dernier anniversaire, s’approcha des portes et les photographia une par une.

Puis il ressortit et longea le couloir jusqu’au hall.

Dehors, il s’était remis à neiger.

— Ça va mieux ?

Il lut une indulgence sincère dans le sourire d’Irène Ziegler.

— Oui.

— Si nous allions interroger ces ouvriers ?

— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je préfère les interroger seul.

Il vit le beau visage du capitaine Ziegler se fermer. De dehors lui parvenait la voix de Cathy d’Humières en train de parler aux journalistes : des bribes de phrases stéréotypées, le style habituel des technocrates.

— Jetez un coup d’œil aux graffitis dans les toilettes, vous comprendrez pourquoi, dit-il. En présence d’un homme, il y a des informations qu’ils seront peut-être tentés de livrer… qu’ils tairont si une femme est présente.

— Très bien. Mais n’oubliez pas que nous sommes deux sur cette enquête, commandant.


Les cinq hommes suivirent son entrée avec des regards où se mêlaient anxiété, lassitude et colère. Servaz se souvint qu’ils étaient enfermés dans cette pièce depuis le matin. Visiblement, on leur avait apporté à manger et à boire. Des reliefs de pizzas et de sandwichs, des gobelets vides et des cendriers pleins jonchaient la grande table de conférence. Leurs barbes avaient poussé et ils étaient aussi hirsutes que des naufragés sur une île déserte, sauf le cuistot — un barbu au crâne lisse et brillant et aux lobes des oreilles percés de plusieurs anneaux.

— Bonjour, dit-il.

Pas de réponse. Mais ils se redressèrent insensiblement. Il lut dans leurs yeux qu’ils étaient surpris par son allure. On leur avait annoncé un commandant de la brigade criminelle et ils avaient devant eux un type qui avait l’allure d’un prof ou d’un journaliste avec sa silhouette de quadra en forme, ses joues mal rasées, sa veste en velours et ses jeans élimés. Servaz repoussa sans un mot un carton de pizza maculé de graisse et un gobelet où des mégots flottaient dans un fond de café. Puis il posa une fesse sur le bord de la table, passa une main dans ses cheveux bruns et se tourna vers eux.

Il les dévisagea. Un par un. S’attardant chaque fois plusieurs dixièmes de seconde. Tous baissèrent les yeux — sauf un.

— Qui l’a vu en premier ?

Un type assis dans un coin de la pièce leva la main. Il portait un sweat-shirt à manches courtes « UNIVERSITY OF NEW YORK » sur une chemise à carreaux.

— Vous vous appelez comment ?

— Huysmans.

Servaz sortit son calepin de sa veste.

— Racontez.

Huysmans soupira. Sa patience avait été mise à rude épreuve au cours des dernières heures et ce n’était pas quelqu’un d’ordinairement patient. Il avait déjà raconté son histoire une bonne demi-douzaine de fois, aussi son récit fut-il un peu mécanique.

— Vous êtes redescendus sans avoir mis le pied sur la plate-forme. Pourquoi ?

Un silence.

— La peur, avoua enfin celui qui venait de parler. Nous avions peur que le type rôde encore dans le coin, ou qu’il soit planqué dans les galeries.

— Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il s’agit d’un homme ?

— Vous voyez une femme en train de faire ça ?

— Il y a des querelles, des histoires entre les ouvriers ?

— Comme partout, dit un deuxième. Des bagarres d’ivrognes, des histoires de bonnes femmes, des types qui ne peuvent pas se sentir. C’est tout.

— Quel est votre nom ? demanda Servaz.

— Etcheverry, Gratien.

— La vie là-haut, ça doit quand même être dur, non ? dit Servaz. Les risques, l’isolement, la promiscuité, ça crée des tensions.

— Les hommes qu’on envoie là-haut sont costauds dans leur tête, commissaire. Le directeur a dû vous le dire. Sinon, ils restent en bas.

— Pas commissaire, commandant. Quand même, les jours de tempête, avec le mauvais temps et tout, il y a de quoi péter les plombs, non ? insista-t-il. On m’a dit qu’avec l’altitude il est très difficile de trouver le sommeil.

— C’est vrai.

— Expliquez-moi.

— La première nuit, on est tellement crevés par l’altitude et le boulot qu’on dort comme une pierre. Mais ensuite, on dort de moins en moins. Les dernières nuits, à peine deux ou trois heures. C’est la montagne qui veut ça. On récupère les week-ends.

Servaz les regarda de nouveau. Plusieurs hochèrent la tête pour confirmer.

Il fixait ces hommes durs au mal, ces types qui n’avaient pas fait de hautes études et qui ne se prenaient pas pour des lumières, qui ne cherchaient pas non plus l’argent facile, mais qui accomplissaient sans bruit un travail pénible dans l’intérêt de tous. Ces hommes avaient à peu près son âge — entre quarante et cinquante ans, trente pour le plus jeune. Il eut soudain honte de ce qu’il était en train de faire. Puis il croisa de nouveau le regard fuyant du cuistot.

— Ce cheval, il vous dit quelque chose ? Vous le connaissiez ? Vous l’aviez déjà vu ?

Ils le fixèrent, étonnés, puis ils agitèrent lentement la tête en signe de dénégation.

— Il y a déjà eu des accidents là-haut ?

— Plusieurs, répondit Etcheverry. Le dernier, il y a deux ans : un type y a laissé une main.

— Que fait-il aujourd’hui ?

— Il travaille en bas, dans les bureaux.

— Son nom ?

Etcheverry hésita. Son visage s’empourpra. Il regarda les autres, gêné.

— Schaab.

Servaz se dit qu’il lui faudrait se renseigner sur ce Schaab : un cheval perd sa tête / un ouvrier perd une main…

— Des accidents mortels ?

Etcheverry eut un nouveau geste de dénégation.

Servaz se tourna vers le plus âgé. Un type costaud qui portait un T-shirt à manches courtes mettant en valeur ses bras musclés. C’était le seul qui, avec le cuistot, n’avait pas encore parlé — et le seul qui n’eût pas baissé les yeux devant Servaz. Une lueur de défi brillait d’ailleurs dans ses yeux pâles. Un visage plat et massif. Un regard froid. Un esprit borné, sans nuances, qui ne laisse pas de place au doute, se dit Servaz.

— C’est vous le plus ancien ?

— Ouaip, dit l’homme.

— Depuis combien de temps vous travaillez ici ?

— En haut ou en bas ?

— En haut et en bas.

— Vingt-trois ans là-haut. Quarante-deux au total.

Une voix plate, dénuée d’inflexions. Étale comme un lac de montagne.

— Comment vous vous appelez ?

— Pourquoi tu veux le savoir ?

— C’est moi qui pose les questions, d’accord ? Alors, tu t’appelles comment ? dit Servaz, répondant au tutoiement par le tutoiement.

— Tarrieu, lâcha l’homme, vexé.

— Quel âge tu as ?

— Soixante-trois.

— Quels sont les rapports avec la direction ? Vous pouvez parler sans crainte : ça ne sortira pas d’ici. J’ai lu un graffiti tout à l’heure dans les toilettes qui disait : « Le directeur est un con. »

Tarrieu afficha un rictus mi-méprisant, mi-amusé.

— C’est vrai. Mais s’il s’agissait d’une vengeance, c’est lui qu’on aurait dû trouver là-haut. Pas ce cheval. Tu ne crois pas, monsieur le policier ?

— Qui parle d’une vengeance ? répliqua Servaz sur le même ton. Tu veux mener l’enquête à ma place ? T’as envie d’entrer dans la police ?

Il y eut quelques ricanements. Servaz vit une violente rougeur envahir le visage de Tarrieu comme un nuage d’encre se diluant dans de l’eau. À l’évidence, l’homme était capable de violence. Mais jusqu’à quel point ? C’était l’éternelle question. Tarrieu ouvrit la bouche pour répliquer puis, au dernier moment, se ravisa.

— Non, dit-il finalement.

— L’un d’entre vous connaissait-il le centre équestre ?

Le cuistot aux boucles d’oreilles leva une main d’un air gêné.

— Vous vous appelez ?

— Marousset.

— Vous faites du cheval, Marousset ?

Tarrieu gloussa dans son dos, imité par les autres. Servaz sentit la colère le gagner.

— Non… je suis le cuistot… De temps en temps, je vais donner un coup de main au cuisinier de M. Lombard… au château… quand il y a des fêtes… pour les anniversaires… le 14 juillet… Le centre équestre est juste à côté…

Marousset avait de grands yeux clairs avec des pupilles grosses comme des têtes d’épingle. Et il suait abondamment.

— Ce cheval, vous l’aviez déjà vu ?

— Je m’intéresse pas aux chevaux. Peut-être… des chevaux, là-bas, y en a plein…

— Et M. Lombard, vous le voyez souvent ?

Marousset fit signe que non.

— Je vais là-bas qu’une fois par an… ou deux… et je quitte presque pas les cuisines…

— Mais vous l’apercevez quand même de temps en temps, non ?

— Oui.

— Il vient parfois à l’usine ?

— Lombard ici ? dit Tarrieu d’un ton sarcastique. Cette usine, pour Lombard, c’est un grain de sable. Tu examines chaque brin d’herbe quand tu tonds ta pelouse ?

Servaz se tourna vers les autres. Ils confirmèrent d’un petit signe de tête.

— Lombard, il vit ailleurs, poursuivit Tarrieu du même ton provocant. À Paris, à New York, aux Antilles, en Corse… Et cette usine, il s’en fout. Il la garde parce que c’était dans le testament de son paternel qu’il devait la garder. Mais il n’en a strictement rien à foutre.

Servaz hocha la tête. Il eut envie de répondre quelque chose de cinglant. Mais à quoi bon ? Peut-être que Tarrieu avait ses raisons. Peut-être était-il tombé un jour sur des flics ripoux ou incompétents. Les gens sont des icebergs, pensa-t-il. Sous la surface gît une énorme masse de non-dits, de douleurs et de secrets. Personne n’est vraiment ce qu’il paraît.

— Je peux te donner un conseil ? dit soudain Tarrieu.

Servaz se figea, sur ses gardes. Mais le ton avait changé : il n’était plus hostile, ni méfiant ou sarcastique.

— Je t’écoute.

— Les vigiles, dit l’ancien. Plutôt que de perdre ton temps avec nous, tu devrais interroger les vigiles. Secoue-les un peu.

Servaz le fixa intensément.

— Pourquoi ?

Tarrieu haussa les épaules.

— C’est toi le flic, dit-il.


Servaz suivit le couloir et franchit les portes battantes, passant brusquement d’une atmosphère surchauffée à celle, glaciale, du hall. Des flashes à l’extérieur, peuplant le hall de brèves lueurs et de grandes ombres inquiétantes. Servaz aperçut Cathy d’Humières qui remontait dans sa voiture. Le soir tombait.

— Alors ? demanda Ziegler.

— Ces types n’y sont probablement pour rien, mais je veux un complément d’information sur deux d’entre eux. Le premier, c’est Marousset, le cuistot. Le second s’appelle Tarrieu. Et aussi sur un certain Schaab : le type a eu la main coupée dans un accident l’an dernier.

— Et les deux autres : pourquoi eux ?

— Simple vérification.

Il revit le regard de Marousset.

— Je veux aussi qu’on joigne les Stups, voir s’ils n’ont pas le cuistot dans leur base.

Le capitaine Ziegler le fixa attentivement mais elle n’ajouta rien.

— L’enquête de voisinage, elle en est où ? demanda-t-il.

— On interroge les habitants des villages sur la route de la centrale. Au cas où l’un d’eux aurait vu passer un véhicule cette nuit. Jusqu’à présent, ça n’a rien donné.

— Quoi d’autre ?

— Des graffitis dehors, sur les murs de la centrale. S’il y a des tagueurs qui traînent dans le coin, ils ont peut-être vu ou entendu quelque chose. Ce genre de mise en scène a dû demander des préparatifs, des repérages. Ce qui nous ramène aux vigiles. Peut-être qu’ils savent qui a fait ces tags. Et pourquoi n’ont-ils rien entendu ?

Servaz pensa aux paroles de Tarrieu. Maillard les avait rejoints. Il prenait des notes dans un petit carnet.

— Et l’Institut Wargnier ? dit Servaz. D’un côté on a un acte visiblement commis par un dément, de l’autre des fous criminels enfermés à quelques kilomètres d’ici. Même si le directeur de l’Institut assure qu’aucun de ses pensionnaires n’a fait le mur, il faudra explorer cette piste à fond. (Il considéra Ziegler puis Maillard.) Vous avez un psychiatre dans vos cartons ?

Ziegler et Maillard échangèrent un regard.

— Un psychocriminologue doit arriver dans les jours qui viennent, répondit Irène Ziegler.

Servaz fronça imperceptiblement les sourcils. Un psychocriminologue pour un cheval… Il savait que la gendarmerie avait plusieurs longueurs d’avance sur la police dans ce domaine comme dans d’autres, mais il se demanda si ce n’était pas quand même pousser le bouchon un peu loin : même la gendarmerie ne devait pas mobiliser ses experts si aisément.

Éric Lombard avait le bras vraiment long

— Vous avez de la chance que nous soyons là, ironisa-t-elle, le tirant de ses pensées. Sans quoi, il vous aurait fallu faire appel à un expert indépendant.

Il ne releva pas. Il savait où elle voulait en venir : faute de former leurs propres profileurs, comme la gendarmerie, les flics devaient souvent faire appel à des experts extérieurs — des psys pas toujours compétents pour ce genre de travail.

— En même temps, il ne s’agit que d’un cheval, répondit-il sans conviction.

Il la regarda. Irène Ziegler ne souriait plus. Il lut au contraire la tension et l’inquiétude sur ses traits. Elle lui jeta un regard plein d’interrogations. Elle ne prend plus du tout cette histoire à la légère, songea-t-il. En elle aussi l’idée que cet acte macabre cachait peut-être quelque chose de plus grave était en train de faire son chemin.

5

— Vous avez lu La Machine à explorer le temps ?

Ils avançaient le long de couloirs déserts. Leurs pas résonnaient et emplissaient les oreilles de Diane, en même temps que le bavardage du psychiatre.

— Non, répondit-elle.

— Socialiste, H.G. Wells était préoccupé par les questions de progrès technologique, de justice sociale et de lutte des classes. Il a traité avant tout le monde des thèmes comme les manipulations génétiques avec L’île du docteur Moreau ou les folies de la science avec L’Homme invisible. Dans La Machine à explorer le temps, il imagine que son narrateur voyage dans le futur. Il y découvre que l’Angleterre est devenue une sorte de paradis terrestre où vit un peuple pacifique et insouciant : les Éloïs. (Sans cesser de la regarder, il introduisit sa carte dans un nouveau boîtier.) Les Éloïs sont les descendants des couches privilégiées de la société bourgeoise. Au cours des milliers d’années qui ont précédé, ils ont atteint un tel degré de confort et de stabilité que leur intelligence s’est affaiblie, au point qu’ils ont le quotient intellectuel d’enfants de cinq ans. N’ayant eu aucun effort à faire pendant des siècles, ils se fatiguent très facilement. De jolis êtres doux et gais mais aussi d’une indifférence terrifiante : lorsque l’un d’eux se noie sous les yeux des autres, pas un ne se porte à son secours.

Diane ne l’écoutait que d’une oreille ; de l’autre elle essayait de capter un signe de vie, d’humanité — et de se repérer dans ce labyrinthe.

— C’est lorsque la nuit tombe que le narrateur découvre une autre réalité, encore plus terrifiante : les Éloïs ne sont pas seuls. Sous terre vit une deuxième race, hideuse et redoutable, les Morlocks. Ce sont eux les descendants du prolétariat. Petit à petit, à cause de la cupidité de leurs maîtres, ils se sont éloignés des classes supérieures au point de devenir une race distincte, aussi laide que l’autre est gracieuse, reléguée au fond de galeries et de puits. Ils ont tellement perdu l’habitude de la lumière qu’ils ne sortent de leurs terriers qu’à la nuit tombée. C’est pourquoi, dès que le soleil se couche, les Éloïs fuient craintivement leur campagne idyllique pour se regrouper dans leurs palais en ruine. Car, pour survivre, les Morlocks sont devenus cannibales…

Diane commençait à se sentir exaspérée par le bavardage du psychiatre. Où voulait-il en venir ? À l’évidence, l’homme adorait s’écouter parler.

— N’est-ce pas une description assez exacte de nos sociétés, mademoiselle Berg ? D’un côté des Éloïs dont l’intelligence et la volonté se sont affaiblies dans le bien-être et l’absence de danger, et dont l’égoïsme et l’indifférence se sont accrus. De l’autre, des prédateurs qui leur rappellent la vieille leçon : celle de la peur. Vous et moi sommes des Éloïs, mademoiselle Berg… et nos pensionnaires sont des Morlocks.

— N’est-ce pas une vision un peu simpliste ?

Il ignora sa remarque.

— Vous savez quelle était la morale de cette histoire ? Car il y en a une, bien sûr : Wells estimait que l’affaiblissement de l’intelligence est une conséquence naturelle de la… disparition du danger. Qu’un animal en parfaite harmonie avec son milieu n’est qu’un pur mécanisme. La nature ne fait appel à l’intelligence que si l’habitude et l’instinct ne suffisent pas. L’intelligence ne se développe que là où il y a changement — et là où il y a danger.

Il la regarda longuement, un large sourire sur sa face.

— Si nous parlions du personnel, dit-elle. Nous n’avons pas croisé grand monde jusqu’à présent. Tout est automatisé ?

— Nous employons une trentaine d’aides-soignants. Plus six infirmiers, un médecin, un sexologue, un chef cuistot, sept personnes en cuisine et au service, neuf agents d’entretien — tous à mi-temps, bien sûr, réductions budgétaires obligent, à l’exception de trois aides-soignants de nuit, de l’infirmière en chef, du cuistot… et de moi. La nuit, nous sommes donc six à dormir ici. Plus les gardes qui, je l’espère, ne dorment pas. (Il eut un petit rire sec et bref.) Avec vous, ça fera sept, conclut-il avec un sourire.

— Six pour… quatre-vingt-huit patients ?

Combien de gardes ? se demanda-t-elle aussitôt. Elle pensa à cette immense bâtisse vidée de ses employés la nuit, avec quatre-vingt-huit dangereux psychotiques enfermés au fond de ses couloirs déserts, et un frisson la traversa.

Xavier parut percevoir son malaise. Son sourire s’agrandit, en même temps que son regard l’enveloppa, noir et luisant comme une flaque de pétrole.

— Je vous l’ai dit : les systèmes de sécurité sont non seulement nombreux mais redondants. L’Institut Wargnier n’a connu aucune évasion ni même aucun incident notable depuis sa création.

— Quel genre de pharmacopée employez-vous ?

— L’utilisation de substances antiobsessionnelles s’est avérée plus efficace que les substances classiques, comme vous le savez. Notre traitement de base consiste à associer une médication à base hormonale, type LHRH, à un traitement d’antidépresseurs SSRI. Ce traitement agit directement sur la production d’hormones liées à l’activité sexuelle et diminue les troubles obsessifs. Bien entendu, ces traitements sont totalement inefficaces sur nos sept pensionnaires de l’unité A…

Ils venaient de déboucher dans un grand hall, au pied d’un escalier dont les marches ajourées laissaient voir un mur de pierre brute. Diane supposa qu’il s’agissait des formidables murailles qu’elle avait contemplées en arrivant, percées de rangées de petites fenêtres comme une prison. Les murs de pierre, l’escalier en béton, le sol de ciment : Diane se demanda quelle était la destination de cet édifice à l’origine. Une baie vitrée donnait cependant sur les montagnes lentement avalées par la nuit. Elle fut surprise par l’obscurité précoce derrière la vitre. Elle n’avait pas vu le temps passer. Soudain, une ombre silencieuse fut auprès d’elle, et Diane étouffa un hoquet de surprise.

— Mademoiselle Berg, je vous présente notre infirmière en chef, Élisabeth Ferney. Comment vont nos « champions », ce soir, Lisa ?

— Ils sont un peu nerveux. Je ne sais pas comment ils ont fait, mais ils sont déjà au courant pour la centrale.

Une voix froide, autoritaire. L’infirmière en chef était une grande femme dans la quarantaine aux traits un peu sévères mais pas désagréables pour autant. Des cheveux châtains, un air de supériorité, un regard direct mais sur la défensive. En entendant la dernière phrase, Diane se remémora le barrage sur la route.

— J’ai été arrêtée par la gendarmerie en venant, dit-elle. Que s’est-il passé ?

Xavier ne prit même pas la peine de répondre. Diane semblait devenue quantité négligeable tout à coup. Lisa Ferney tourna vers elle ses yeux bruns, puis ils revinrent se fixer sur le psychiatre.

— Vous ne comptez pas l’amener dans l’unité A ce soir, au moins ?

— Mademoiselle Berg est notre nouvelle… psychologue, Lisa. Elle est ici pour un moment. Et elle aura accès à tout.

Une fois de plus, les yeux de l’infirmière en chef s’attardèrent sur elle.

— Dans ce cas, je suppose que nous allons être amenées à nous voir souvent, commenta Lisa Ferney en gravissant les marches.

L’escalier en béton conduisait à une nouvelle porte, tout en haut de l’édifice. Celle-ci n’était pas vitrée mais fabriquée dans un acier très épais percé d’un hublot rectangulaire. Diane en vit une seconde identique derrière le hublot. Un sas — comme on en trouvait dans les sous-marins ou les sous-sols des banques. Au-dessus du chambranle d’acier, une caméra les filmait.

— Bonsoir, Lucas, dit Xavier en levant la tête vers l’objectif. Tu nous ouvres ?

Une lampe à deux diodes passa du rouge au vert et Xavier tira la lourde porte blindée. Une fois à l’intérieur, ils attendirent en silence qu’elle se reverrouille. Dans cet espace confiné, Diane sentit, par-dessus l’odeur minérale et métallique, le parfum de l’infirmière chef debout à côté d’elle. Soudain, à travers la seconde porte, un long hurlement la fit tressaillir. Le cri mit longtemps à s’éteindre.

— Avec les sept pensionnaires de l’unité A, dit Xavier sans paraître avoir noté le hurlement, comme je vous l’ai dit, nous pratiquons une thérapie aversive d’un genre spécial. Une sorte de « dressage ». (C’était la deuxième fois qu’il employait ce mot et, à nouveau, Diane se raidit.) Je le répète, ces individus sont des sociopathes purs : pas de remords, pas d’empathie, pas d’espoir de guérison. En dehors de ce dressage, nous nous contentons d’une thérapie minimale, par exemple contrôler régulièrement le taux de sérotonine : un taux trop bas de sérotonine dans le sang est associé à l’impulsivité et à la violence. Pour le reste, il s’agit de ne jamais leur donner l’occasion de nuire. Ces monstres n’ont peur de rien. Ils savent qu’ils ne ressortiront jamais. Aucune menace, aucune autorité ne les atteint.

Un signal retentit et Xavier posa ses doigts manucurés sur la seconde porte blindée.

— Bienvenue en enfer, mademoiselle Berg. Mais pas ce soir. Non, pas ce soir, Lisa a raison. Ce soir, j’entre seul : Lisa va vous reconduire.


Servaz fixa le deuxième vigile :

— Donc, tu n’as rien entendu ?

— Non.

— À cause de la télé ?

— Ou de la radio, répondit l’homme. Quand on ne regarde pas la télé, on écoute la radio.

— À fond ?

— Assez fort, oui.

— Et vous avez regardé ou écouté quoi, cette nuit ?

Ce fut au tour du vigile de soupirer. Entre les gendarmes et ce flic, c’était la troisième fois qu’il répétait sa version des faits.

— Un match de foot : Marseille / Atlético Madrid.

— Et après le match, vous avez mis un DVD, c’est ça ?

— C’est ça.

La lumière du néon faisait briller son crâne. Ses cheveux étaient coupés ras, Servaz voyait une belle cicatrice au travers. Dès son entrée dans la pièce, instinctivement, il avait décidé de recourir au tutoiement. Avec ce genre d’individu, il fallait pénétrer d’emblée dans son espace vital, lui faire sentir qui tenait le manche.

— Et le film, c’était quoi ?

— Un film d’horreur… une série B : Les Yeux de la nuit.

— Le son, il était comment ?

— Fort, je vous l’ai dit.

Les longs silences de Servaz mettaient le vigile mal à l’aise. Il ressentit le besoin de s’expliquer :

— Mon collègue est un peu sourd. Et puis, on est tout seuls ici. Alors, pourquoi se gêner ?

Servaz acquiesça d’un air compréhensif. Presque mot pour mot les réponses de son équipier.

— Un match de foot, ça dure combien de temps ?

Le vigile le regarda comme s’il débarquait d’une autre planète.

— Deux fois quarante-cinq minutes… Plus la mi-temps et les arrêts de jeu… Deux heures. En gros…

— Et le film ?

— Ch’ais pas… Une heure trente… deux heures…

— À quelle heure a débuté le match ?

— C’était la Coupe d’Europe — 20 h 45.

— Hum, hum… Ce qui nous amène aux alentours de minuit trente… Et après, vous avez fait une ronde ?

Le vigile baissa la tête d’un air penaud.

— Non.

— Pourquoi ?

— On a regardé un autre film.

Servaz se pencha. Il surprit son reflet dans la vitre. Dehors, il faisait nuit noire. La température devait être tombée bien en dessous de zéro.

— Encore un film d’horreur ?

— Non…

— Alors quoi ?

— Un porno…

Servaz haussa un sourcil et lui servit son sourire de lapin cruel et dépravé. L’espace d’un instant, il eut l’air d’un personnage de dessin animé.

— Hmm, je vois… Jusqu’à quelle heure ?

— Ch’ais pas. 2 heures, environ…

— Mazette ! Et après ?

— Après quoi ?

— Vous avez fait une ronde ?

Cette fois, les épaules du vigile s’affaissèrent carrément.

— Non.

— Encore un film ?

— Non, on est allés dormir.

— Vous n’êtes pas censés faire des rondes ?

— Si.

— À quelle fréquence ?

— Toutes les deux ou trois heures.

— Et vous n’en avez pas fait une seule, cette nuit, je me trompe ?

Le vigile fixait la pointe de ses chaussures. Il semblait absorbé dans la contemplation d’une petite tache.

— Non…

— J’ai pas entendu.

— Non.

— Pourquoi ?

Cette fois, le vigile releva la tête.

— Écoutez, qui… qui aurait l’idée de monter ici en plein hiver ? Y a jamais personne… C’est le désert… Alors, à quoi ça pourrait bien servir qu’on fasse des rondes ?

— Mais c’est quand même pour ça qu’on vous paye, non ? Et les tags sur les murs ?

— Des jeunes qui montent jusqu’ici parfois… Mais uniquement à la belle saison…

Servaz se pencha un peu plus, son visage à quelques centimètres de celui du vigile.

— Donc, si une voiture était montée pendant le film, vous ne l’auriez pas entendue ?

— Non.

— Et le téléphérique ?

Le vigile hésita pendant un quart de seconde. Cela n’échappa pas à Servaz.

— Pareil.

— Tu en es sûr ?

— Euh… oui…

— Et les vibrations ?

— Quoi, les vibrations ?

— Le téléphérique produit des vibrations. Je les ai senties. Vous ne les avez pas senties, cette nuit ?

Nouvelle hésitation.

— On était absorbés par le film.

Il mentait. Servaz en avait la conviction absolue. Un tissu de mensonges qu’ils avaient mis au point ensemble, avant l’arrivée des gendarmes. Les mêmes réponses, les mêmes hésitations.

— Un match plus deux films, ça nous fait environ cinq heures, calcula Servaz comme s’il était un restaurateur tapant une addition sur sa caisse enregistreuse. Mais il n’y a pas du bruit tout le temps pendant un film, non ? Il y a des plages de silence dans un film. Même dans un film d’horreur… Surtout dans un film d’horreur… Quand la tension monte, quand le suspense est à son comble… (Servaz se pencha encore. Son visage touchait presque celui du vigile. Il pouvait sentir sa mauvaise haleine — et sa peur.) Les acteurs ne passent quand même pas leur temps à pousser des hurlements et à se faire égorger, non ? Et le téléphérique, il met combien de temps pour monter là-haut ? Quinze minutes ? Vingt ? Pareil pour la descente. Tu vois où je veux en venir ? Ce serait quand même une sacrée bon Dieu de coïncidence si le vacarme du téléphérique avait été entièrement couvert par les bruits du film, non ? Qu’est-ce que t’en penses ?

Le vigile lui jeta un regard de bête traquée.

— Ch’ais pas, dit-il. C’était peut-être avant… ou pendant le match… En tout cas, on n’a rien entendu.

— Vous l’avez toujours, ce DVD ?

— Euh… oui…

— Parfait, on fera une petite reconstitution — pour voir s’il est matériellement possible que votre petit spectacle très privé ait couvert tout ce bruit. Et on essaiera aussi avec un match de football. Et même avec un porno, tiens — histoire de faire les choses à fond.

Servaz vit que la sueur dégoulinait sur le visage du vigile.

— On avait un peu bu, lâcha-t-il, d’une voix si basse que Servaz dut lui faire répéter.

— Pardon ?

— On avait bu…

— Beaucoup ?

— Pas mal.

Le vigile leva les mains, paumes vers le haut.

— Écoutez… Vous ne pouvez pas imaginer à quoi ça ressemble les nuits d’hiver ici, commissaire. Vous avez maté le décor ? Quand la nuit tombe, on a pour ainsi dire l’impression d’être seuls au monde. C’est comme si… comme si on était au milieu de nulle part… sur une île déserte, tiens… Une île perdue au milieu d’un océan de neige et de glace, ajouta-t-il avec un lyrisme surprenant. À la centrale, tout le monde s’en fout de ce qu’on fiche ici la nuit. Pour eux, on est invisibles, on n’existe pas. Tout ce qu’ils veulent, c’est que personne ne vienne saboter le matériel.

— Pas commissaire, commandant. N’empêche que quelqu’un a quand même réussi à monter jusqu’ici, à fracturer la porte, à mettre en marche le téléphérique et à charger un cheval mort à bord, dit Servaz patiemment. Ça prend du temps tout ça. Et ça ne passe pas inaperçu.

— On avait fermé les volets. Il y avait de la tempête, cette nuit. Et le chauffage fonctionne mal. Alors, on se calfeutre, on boit un coup pour se réchauffer et on met la télé ou la musique à fond pour ne pas entendre le vent. Si ça se trouve, pétés comme on l’était, on a pris ça pour les bruits de la tempête. On n’a pas fait notre boulot, c’est vrai — mais le cheval, c’est pas nous.

Un point pour lui, nota Servaz. Il n’avait aucun mal à imaginer ce que signifiait une tempête ici. Les rafales de vent, la neige, les vieux bâtiments déserts pleins de courants d’air, les volets et les portes qui grincent… Une crainte instinctive — celle qui saisissait les premiers hommes devant la fureur incontrôlée des éléments. Même pour deux durs à cuire.

Il hésita. Les versions des deux hommes concordaient. Pourtant, il n’y croyait pas. De quelque façon qu’il tournât le problème, Servaz était au moins sûr d’une chose : ils mentaient.


— Alors ?

— Leurs témoignages concordent.

— Oui.

— Un peu trop.

— C’est aussi mon avis.

Maillard, Ziegler et lui s’étaient réunis dans une petite pièce sans fenêtres, éclairée par un néon blafard. Sur le mur, une affiche clamait : « Médecine du travail, prévention et évaluation des risques professionnels » avec des consignes et un numéro de téléphone. La fatigue se lisait sur le visage des deux gendarmes. Servaz savait que c’était la même chose pour lui. À cette heure et en ce lieu, ils avaient l’impression d’être arrivés au bout de tout : au bout de la fatigue, au bout du monde, au bout de la nuit…

Quelqu’un avait apporté des gobelets pleins de café. Servaz regarda sa montre : 5 h 32. Le directeur de la centrale était rentré chez lui deux heures plus tôt, le visage gris et les yeux rouges, après avoir salué tout le monde. Servaz fronça les sourcils en voyant Ziegler pianoter sur un petit ordinateur portable. Malgré la fatigue, elle se concentrait sur son rapport.

— Ils se sont mis d’accord sur ce qu’ils allaient dire avant même qu’on les ait séparés, conclut-il en avalant son café. Soit parce qu’ils ont fait le coup, soit parce qu’ils ont quelque chose d’autre à cacher.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Ziegler.

Il réfléchit un instant, froissa son gobelet en polystyrène et le lança dans la corbeille mais la manqua.

— On n’a rien contre eux, dit-il en se penchant pour le ramasser. On les laisse partir.

Servaz revit les vigiles. Aucun des deux ne lui inspirait confiance. Des types comme eux, il en avait rencontré des wagons en dix-sept ans de métier. Avant l’interrogatoire, Ziegler lui avait appris qu’ils étaient stiqués — autrement dit, leurs noms apparaissaient dan le STIC (Système de traitement des infractions constatées), ce qui n’avait pas la moindre signification : vingt-six millions d’infractions, pas moins, étaient répertoriées dans le STIC, dont certaines contravention de cinquième classe applicables aux délits mineurs, au grand dam des défenseurs des libertés individuelle qui avaient décerné à la police française un Big Brother Award pour l’instauration de ce « mirador informatique ».

Mais Ziegler et lui avaient aussi découvert que tous deux figuraient également au bulletin n° 1 du casier judiciaire. Chacun avait purgé plusieurs peines de prison relativement brèves eu égard aux faits mentionnés : coups et blessures aggravés, menaces de mort, séquestration, extorsion de fonds et toute une gamme de violences variées — dont certaines sur leur compagnes. Malgré des casiers judiciaires aussi volumineux qu’un Bottin mondain, à eux deux ils ne totalisaient en tout et pour tout que cinq années de zonzon. Ils s’étaient montrés doux comme des agneaux pendant les interrogatoires, affirmant être rentrés dans le rang et avoir compris la leçon. Leurs professions de foi étaient identiques, leur sincérité nulle : le baratin habituel, que seul un avocat aurait pu faire semblant de gober. Instinctivement, Servaz avait perçu que, s’il n’avait pas été flic et s’il avait posé les mêmes questions au fond d’un parking désert, il aurait passé un sale quart d’heure et ils auraient pris plaisir à lui faire mal.

Il se passa une main sur la figure. Les beaux yeux d’Irène Ziegler étaient cernés et il la trouva encore plus séduisante. Elle avait laissé tomber la veste d’uniforme, la lumière du néon jouait dans ses cheveux blonds. Il regarda son cou. Il y avait un petit tatouage qui dépassait de son col. Un idéogramme chinois.

— On va faire une pause et dormir quelques heures. Quel est le programme demain ?

— Le centre équestre, dit-elle. J’ai envoyé des hommes mettre le box sous scellés. Les « TIC » s’en occuperont demain.

Servaz se souvint que Marchand avait parlé d’une effraction.

— On commencera par le personnel du centre. Il est impossible que personne n’ait rien vu ni rien entendu. Capitaine, dit-il à Maillard, je ne crois pas qu’on aura besoin de vous. On vous tiendra au courant.

Maillard acquiesça d’un hochement de tête.

— Il y a deux questions auxquelles nous devons répondre en priorité. Où est passée la tête du cheval ? Et pourquoi s’être donné la peine d’accrocher cet animal en haut d’un téléphérique ? Ce geste a forcément une signification.

— L’usine est la propriété du groupe Lombard, dit Ziegler, et Freedom était le cheval préféré d’Éric Lombard. De toute évidence, c’est lui qui est visé.

— Une accusation ? suggéra Maillard.

— Ou une vengeance.

— Une vengeance peut aussi être une accusation, dit Servaz. Un type comme Lombard a sûrement des ennemis, mais je ne vois pas un simple rival en affaires se livrer à ce genre de mise en scène. Cherchons plutôt parmi les employés, ceux qui ont été licenciés, ceux qui ont des antécédents psychiatriques.

— Il y a une autre hypothèse, dit Ziegler en refermant son ordinateur portable. Lombard est une multinationale présente dans de nombreux pays : la Russie, l’Amérique du Sud, l’Asie du Sud-Est… Il est possible que le groupe ait croisé la route de mafias, de groupes criminels, à un moment donné.

— Très bien. Gardons toutes ces hypothèses présentes à l’esprit et n’excluons rien pour le moment. Il y a un hôtel correct dans le coin ?

— Il y a plus de quinze hôtels à Saint-Martin, répondit Maillard. Ça dépend du genre que vous cherchez. Mais moi, si j’étais vous, j’essaierais Le Russell.

Servaz enregistra l’information tout en repensant aux vigiles, à leurs silences, à leur embarras.

— Ces types ont peur, dit-il soudain.

— Quoi ?

— Les vigiles : quelque chose ou quelqu’un leur a fait peur.

6

Servaz fut réveillé en sursaut par son portable. Il regarda l’heure au radio-réveil : 8 h 37. Merde ! Il n’avait pas entendu la sonnerie, il aurait dû demander à la patronne de l’hôtel de le réveiller. Irène Ziegler devait passer le prendre dans vingt minutes. Il s’empara du téléphone.

— Servaz.

— Comment ça s’est passé là-haut ?

La voix d’Espérandieu… Comme d’habitude, son adjoint était au bureau avant tout le monde. Servaz l’imagina en train de lire une BD japonaise ou de tester les nouvelles applications informatiques de la police, une mèche retombant sur le front, vêtu d’un pull griffé à la dernière mode choisi par son épouse.

— Difficile à dire, répondit-il en se dirigeant vers la salle de bains. Disons que ça ne ressemble à rien de connu.

— Mince, j’aurais bien aimé voir ça.

— Tu le verras sur la vidéo.

— Ça ressemble à quoi ?

— Un cheval accroché à un portique de téléphérique, à deux mille mètres d’altitude, répondit Servaz en réglant la température de la douche de sa main libre.

Il y eut un bref silence.

— Un cheval ? En haut d’un téléphérique ?

— Oui.

Le silence s’éternisa.

— Putain, dit sobrement Espérandieu en buvant quelque chose tout près du microphone.

Servaz aurait parié qu’il s’agissait de quelque chose d’effervescent plutôt que d’un simple café. Espérandieu était un spécialiste des molécules : molécules pour l’éveil, molécules pour le sommeil, pour la mémoire, pour le tonus, contre la toux, le rhume, la migraine, les maux d’estomac… Le plus incroyable, c’est qu’Espérandieu n’était pas un vieux policier proche de la retraite, mais un jeune limier de la criminelle d’à peine trente ans. En pleine forme. Qui courait trois fois par semaine le long de la Garonne. Sans problème de triglycérides ou de cholestérol, il s’inventait une collection de maux imaginaires qui, pour certains du moins, finissaient par devenir réels à force d’application.

— Quand est-ce que tu rentres ? On a besoin de toi ici. Les gosses prétendent que la police les a frappés. Leur avocat dit que la vieille est une ivrogne, poursuivit Espérandieu. Que son témoignage ne vaut rien. Il a demandé la relaxe immédiate pour l’aîné au juge des détentions. Les deux autres sont rentrés chez eux.

Servaz réfléchit.

— Et les empreintes ?

— Pas avant demain.

— Appelle le substitut. Dis-lui de faire traîner pour l’aîné. On sait que c’est eux : les empreintes vont « chanter ». Qu’il en parle au juge. Et essaie de faire activer le labo.

Il raccrocha, totalement éveillé à présent. En sortant de la douche, il se sécha rapidement et passa des vêtements propres. Il se lava les dents et s’inspecta dans la glace au-dessus du lavabo en pensant à Irène Ziegler. Il se surprit à s’examiner plus longuement que d’habitude. Il se demanda ce que la gendarme voyait en lui. Un type encore jeune et plutôt pas mal de sa personne mais à l’air terriblement fatigué ? Un flic un peu borné mais efficace ? Un homme divorcé dont la solitude se lisait sur le visage et dans l’état de ses vêtements ? S’il avait dû se décrire lui-même, qu’aurait-il vu ? Sans nul doute les cernes sous les yeux, le pli autour de la bouche et celui, vertical, entre les sourcils — il avait l’air de sortir du tambour d’une machine à laver. Malgré cela, il restait persuadé qu’en dépit de l’ampleur du sinistre quelque chose de juvénile et d’ardent continuait d’affleurer. Bon sang ! qu’est-ce qui lui prenait tout à coup ? Il se fit soudain l’effet d’un ado en chaleur, haussa les épaules et sortit sur le balcon de sa chambre. L’hôtel Le Russell se dressait parmi les rues hautes de Saint-Martin et le panorama de sa chambre embrassait une bonne partie des toits de la ville. Les mains sur la rambarde, il regarda les ténèbres refluer dans les rues étroites, remplacées par une aurore lumineuse. À 9 heures du matin, le ciel au-dessus des montagnes avait la transparence et la luminosité d’un dôme de cristal. Là-haut, à deux mille cinq cents mètres d’altitude, les glaciers sortaient de l’ombre, étincelant dans le soleil qui demeurait cependant caché. Droit devant lui, c’était la vieille ville, le centre historique. Sur la gauche, au-delà de la rivière, les barres HLM. De l’autre côté de la grande cuvette, à deux kilomètres de là, se levant comme une vague, le haut flanc boisé blessé par la large tranchée des télécabines. De son poste de guet, Servaz voyait des silhouettes se faufiler dans l’ombre des petites rues du centre-ville, se rendant sur leur lieu de travail, ainsi que les phares allumés des camions de livraison, des adolescents juchés sur des scooters pétaradants qui se dirigeaient vers les collèges et les lycées de la ville, des commerçants levant leur rideau de fer. Il frissonna. Non à cause du froid — mais parce qu’il venait de penser au cheval accroché là-haut et à celui ou ceux qui avaient fait ça.

Il se pencha par-dessus la rambarde. Ziegler l’attendait en bas, adossée à sa 306 de fonction. Elle avait délaissé l’uniforme pour un col roulé et une veste en cuir. Elle fumait une cigarette, une sacoche en bandoulière.

Servaz la rejoignit et l’invita à prendre un café. Il avait faim et il voulait manger quelque chose avant de partir. Elle consulta sa montre, fit la moue puis se détacha finalement de la voiture pour le suivre à l’intérieur. Le Russell était un hôtel des années 1930 avec des chambres mal chauffées, des couloirs interminables et lugubres et des hauts plafonds à moulures. Mais la salle à manger, une vaste véranda avec d’agréables tables fleuries, jouissait d’une vue à couper le souffle. Servaz s’installa à une table près de la baie et commanda un café noir et une tartine beurrée, Ziegler une orange pressée. À la table voisine, des touristes espagnols — les premiers de la saison — parlaient volubilement, ponctuant leurs phrases de mots très virils.

En tournant la tête, il eut l’attention attirée par un détail qui le laissa songeur : non seulement Irène Ziegler était en civil, mais elle avait passé ce matin-la un fin anneau d’argent dans sa narine gauche, qui brillait dans la lumière traversant la vitre. C’était le genre de bijou qu’il s’attendait à découvrir sur le visage de sa fille — pas sur celui d’un officier de gendarmerie. Les temps changent, se dit-il.

— Bien dormi ? demanda-t-il.

— Non. J’ai fini par prendre la moitié d’un somnifère. Et vous ?

— Je n’ai pas entendu le réveil. Au moins, l’hôtel est calme ; la plupart des touristes ne sont pas encore arrivés.

— Ils n’arriveront pas avant deux semaines. C’est toujours calme en cette saison.

— En haut des télécabines, dit Servaz en montrant la double ligne de pylônes sur la montagne en face, il y a une station de ski ?

— Oui, Saint-Martin 2000. Quarante kilomètres pour vingt-huit pistes dont six noires, quatre télésièges, dix téléskis. Mais vous avez aussi la station de Peyragudes, à quinze kilomètres d’ici. Vous skiez ?

Un sourire de lapin farceur apparut sur le visage de Servaz.

— La dernière fois que je suis monté sur des skis, j’avais quatorze ans. Je n’en garde pas un très bon souvenir. Je ne suis pas… très sportif…

— Pourtant vous avez l’air en forme, dit Ziegler en souriant.

— Tout comme vous.

Bizarrement, cela la fit rougir. La conversation était balbutiante. La veille, ils étaient deux policiers plongés dans la même enquête qui échangeaient des observations professionnelles. Ce matin, ils tentaient de faire maladroitement connaissance.

— Je peux vous poser une question ?

Il hocha la tête affirmativement.

— Hier, vous avez demandé un complément d’enquête pour trois ouvriers. Pourquoi ?

Le serveur revint avec leur commande. Il avait l’air aussi vieux et triste que l’hôtel lui-même. Servaz attendit qu’il soit parti pour raconter son interrogatoire des cinq hommes.

— Ce Tarrieu, dit-elle. Quel effet il vous a fait ?

Servaz revit le visage plat et massif et le regard froid.

— Un homme intelligent mais plein de colère.

— Intelligent. C’est intéressant.

— Pourquoi ?

— Toute cette mise en scène… cette folie… je crois que celui qui a fait ça est non seulement fou mais intelligent. Très intelligent.

— Dans ce cas, on peut éliminer les vigiles, dit-il.

— Peut-être. Sauf si l’un d’eux simule.

Elle avait sorti son ordinateur portable de sa sacoche et l’avait ouvert sur la table, entre son orange pressée et le café de Servaz. De nouveau, la même pensée que tout à l’heure : les temps changeaient, une nouvelle génération d’enquêteurs prenait la relève. Elle manquait peut-être d’expérience mais elle était aussi plus en phase avec son époque — et l’expérience viendrait, de toute façon.

Elle pianota quelque chose et il en profita pour l’observer. Elle était très différente de la veille, lorsqu’il l’avait découverte dans son uniforme. Il fixa le petit tatouage qu’elle avait dans le cou, l’idéogramme chinois qui dépassait de son col roulé. Il pensa à Margot. Qu’est-ce que c’était que cette mode des tatouages ? Ça et les piercings. Quelle signification fallait-il leur donner ? Ziegler avait un tatouage et un anneau dans le nez. Peut-être qu’elle avait d’autres bijoux intimes ailleurs au nombril, voire même au niveau des tétons ou du sexe, comme il l’avait lu quelque part. Cette idée le troubla. Est-ce que cela changeait sa façon de raisonner ? Il se demanda soudain en quoi consistait la vie intime d’une femme comme elle tout en étant conscient que la sienne se réduisait depuis quelques années à un désert. Il chassa cette pensée.

— Pourquoi la gendarmerie ? demanda-t-il.

Elle releva la tête, hésita un instant.

— Oh, dit-elle, vous voulez dire pourquoi j’ai choisi la gendarmerie ?

Il acquiesça, sans la quitter des yeux. Elle sourit.

— Pour la sécurité de l’emploi, je suppose. Et pour ne pas faire comme les autres…

— C’est-à-dire ?

— J’étais à la fac, en socio. Je faisais partie d’un groupe libertaire. J’ai même vécu dans un squat. Les flics, les gendarmes, c’était l’ennemi : des fachos, les chiens de garde du pouvoir, l’avant-poste de la réaction — ceux qui protégeaient le confort petit-bourgeois et qui opprimaient les faibles, les immigrés, les sans-domicile… Mon père était gendarme, je savais qu’il n’était pas comme ça, mais je pensais quand même que mes copains de fac avaient raison : mon père était l’exception, voilà tout. Et puis, après la fac, quand j’ai vu mes amis révolutionnaires devenir médecin, clerc de notaire, employé de banque ou DRH et parler de plus en plus fric, placements, investissements, taux de rentabilité… j’ai commencé à me poser des questions. Comme j’étais au chômage, j’ai fini par passer le concours.

Aussi simple que ça, se dit-il.

— Servaz, ce n’est pas un nom d’ici, remarqua-t-elle.

— Ziegler non plus.

— Je suis née à Lingolsheim, près de Strasbourg.

Il allait répondre à son tour quand le portable de Ziegler bourdonna. Elle fit un geste d’excuses et répondit. Il la vit froncer les sourcils en écoutant son interlocuteur. En refermant le téléphone, elle posa sur lui un regard dénué d’expression.

— C’était Marchand. Il a retrouvé la tête du cheval.

— Où ça ?

— Au centre équestre.


Ils quittèrent Saint-Martin par une route différente de celle par laquelle il était arrivé. À la sortie de la ville, ils passèrent devant le siège de la gendarmerie en montagne, dont les représentants étaient de plus en plus souvent amenés à intervenir avec la médiatisation des sports à risques.

Trois kilomètres plus loin, ils quittèrent la route principale pour une route secondaire. Ils roulaient à présent à travers une vaste plaine encerclée par les montagnes, qui se tenaient toutefois à distance, et il avait l’impression de respirer un peu. Bientôt, des barrières apparurent de chaque côté de la route. Le soleil brillait, éblouissant, sur la neige.

— Nous sommes sur le domaine de la famille Lombard, annonça Irène Ziegler.

Elle conduisait vite, malgré les cahots. Ils parvinrent à un carrefour où leur route croisa une allée forestière. Deux cavaliers coiffés de bombes les regardèrent passer, un homme et une femme. Leurs montures avaient la même robe noir et brun que le cheval mort. Bai, se souvint Servaz. Un peu plus loin, un panneau « CENTRE ÉQUESTRE » les invita à tourner à gauche.

La forêt s’écarta.

Ils dépassèrent plusieurs bâtiments bas ressemblant à des granges, et Servaz aperçut de grands enclos rectangulaires semés d’obstacles derrière des barrières, un bâtiment tout en longueur abritant les box, un paddock ainsi qu’une construction plus imposante qui abritait peut-être un manège. Un fourgon de gendarmerie stationnait devant.

— Bel endroit, dit Ziegler en descendant de voiture. (Elle promena un regard circulaire sur les enclos.) Trois carrières, dont une pour le saut d’obstacles et une pour le dressage, un parcours de cross et surtout, là-bas, dans le fond, une piste de galop.

Un gendarme vint à leur rencontre. Servaz et Ziegler lui emboîtèrent le pas. Ils furent accueillis par des hennissements nerveux et des bruits de sabots, comme si les chevaux sentaient qu’il se passait quelque chose. Une sueur froide inonda aussitôt le dos de Servaz. Plus jeune, il avait essayé de se mettre à l’équitation. Un échec cuisant. Les chevaux lui faisaient peur. Tout comme la vitesse, les hauteurs ou encore les foules trop importantes. Parvenus à l’extrémité des box, ils découvrirent un ruban jaune « gendarmerie nationale » tendu sur le côté du bâtiment, à environ deux mètres de celui-ci. Ils durent marcher dans la neige pour en faire le tour. Marchand et le capitaine Maillard les attendaient à l’arrière, en dehors du périmètre délimité par le ruban plastifié, avec deux autres gendarmes. Dans l’ombre du mur en brique s’élevait un gros tas de neige. Servaz le fixa un certain temps avant de distinguer plusieurs taches brunes. Il frémit en comprenant que deux de ces taches étaient les oreilles d’un cheval et la troisième un œil clos, paupière baissée. Maillard et ses hommes avaient bien travaillé : dès qu’ils avaient eu vent de ce qu’ils allaient trouver, ils avaient isolé le périmètre sans chercher à s’approcher du tas. La neige avait sûrement été piétinée avant leur arrivée, à commencer par les pas de celui qui avait trouvé la tête, mais ils avaient évité d’y ajouter les leurs. Les « TIC » n’étaient pas encore là. Personne n’entrerait dans le périmètre tant qu’ils n’auraient pas fini leur travail.

— Qui l’a découvert ? demanda Ziegler.

— C’est moi, dit Marchand. Ce matin, en passant devant les box, j’ai remarqué des traces de pas dans la neige qui contournaient le bâtiment. Je les ai suivies et j’ai découvert le tas. J’ai tout de suite compris de quoi il s’agissait.

— Vous les avez suivies ? dit Ziegler.

— Oui. Mais, compte tenu des circonstances, j’ai immédiatement pensé à vous : j’ai soigneusement évité de les piétiner et je me suis tenu à distance.

L’attention de Servaz s’accrut.

— Vous voulez dire que ces traces sont restées intactes, que personne n’a marché dessus ?

— J’ai interdit à mes employés de s’approcher de la zone et de marcher dans la neige, répondit le régisseur. Il n’y a que deux sortes de traces ici : les miennes et celles de l’ordure qui a décapité mon cheval.

— Si j’osais, je vous embrasserais, monsieur Marchand, déclara Ziegler.

Servaz vit le vieux patron d’écurie rougir et il sourit. Ils revinrent sur leurs pas et regardèrent par-dessus le ruban jaune.

— Là, dit Marchand en montrant les traces qui longeaient le mur, d’une netteté à faire rêver n’importe quel technicien en identité judiciaire. Ça, ce sont les siennes ; les miennes sont là.

Marchand avait gardé ses pas à un bon mètre de ceux de son prédécesseur. À aucun moment leurs traces ne se croisaient. Il n’avait cependant pas résisté à la tentation de s’approcher du tas, comme en témoignait la fin de l’itinéraire suivi par ses empreintes.

— Vous n’avez pas touché au tas ? lui demanda Ziegler en voyant jusqu’où allaient les traces.

Il baissa la tête.

— Si. C’est moi qui ai dégagé les oreilles et l’œil. Comme je l’ai déjà dit à vos collègues, j’ai failli la dégager entièrement — mais j’ai réfléchi, et je me suis arrêté à temps.

— Vous avez très bien fait, monsieur Marchand, le félicita Ziegler.

Marchand tourna vers eux un regard hébété, où se lisaient inquiétude et incompréhension.

— Quel genre d’individu peut faire ça à un cheval ? Vous y comprenez quelque chose, vous, à cette société ? Est-ce qu’on est en train de devenir fous ?

— La folie est contagieuse, répondit Servaz. Comme la grippe. Voilà une chose que les psychiatres auraient dû comprendre depuis longtemps.

— Contagieuse ? fit Marchand, dérouté.

— Elle ne saute pas d’un individu à l’autre comme la grippe, précisa Servaz. Mais d’un groupe de population à un autre. Elle contamine toute une génération. Le vecteur du paludisme, c’est le moustique. Celui de la folie, ou du moins son vecteur préféré, ce sont les médias.

Marchand et Ziegler le regardèrent, abasourdis. Servaz fit un petit signe de la main, l’air de dire « ne faites pas attention à moi », et s’éloigna. Ziegler consulta sa montre. 9 h 43. Elle regarda le soleil qui flamboyait au-dessus des arbres.

— Bon sang ! qu’est-ce qu’ils font ? La neige ne va pas tarder à fondre.

De fait, le soleil avait tourné et une partie des traces, à l’ombre quand ils étaient arrivés, était à présent exposée à ses rayons. Il faisait encore suffisamment froid pour que la neige n’ait pas commencé à fondre, mais plus pour longtemps. Une sirène s’éleva enfin du côté de la forêt. Ils virent le fourgon-laboratoire des TIC surgir dans la cour une minute plus tard.


Le trio des TIC mit plus d’une heure à photographier et à filmer les lieux, à préparer les moulages en élastomère des empreintes de semelle, à prélever la neige là où le visiteur avait marché et, enfin, à dégager lentement la tête du cheval, sans cesser d’effectuer prélèvements et photographies un peu partout dans le périmètre et en dehors de celui-ci. Munie d’un calepin à spirale, Ziegler notait scrupuleusement chacune des étapes de la procédure et chaque commentaire des techniciens.

Pendant ce temps, Servaz marchait de long en large en fumant cigarette sur cigarette à une dizaine de mètres de là, le long d’un ruisseau qui coulait entre deux murs de ronces. Au bout d’un moment cependant, il se rapprocha pour observer en silence le travail des techniciens. Sans franchir le ruban. Un gendarme s’approcha avec une bouteille Thermos et lui servit un café.

Près de chaque indice ou trace à photographier, un cavalier en plastique jaune portant un chiffre noir avait été posé sur la neige. Accroupi devant une des traces, un TIC la photographiait au flash, tout en augmentant et en diminuant la profondeur de champ. Une réglette graduée en PVC noir reposait sur la neige près de l’empreinte. Un deuxième homme s’approcha avec une mallette qu’il ouvrit, et Servaz reconnut un kit de moulage d’empreintes. Le premier technicien vint lui prêter main-forte, car ils devaient agir vite : en plusieurs endroits la neige fondait déjà. Pendant qu’ils opéraient, le troisième homme dégageait la tête du cheval. Le mur arrière étant orienté au nord, il prenait tout son temps, à la différence de ses collègues. Servaz avait l’impression de suivre le patient travail d’un archéologue exhumant un artefact d’une valeur particulière. Enfin, la tête entière apparut. Servaz n’y connaissait rien — mais il aurait parié que, même pour un spécialiste, Freedom avait été une bête splendide. L’animal avait les yeux clos, il donnait l’impression de dormir.

— On dirait qu’il a été endormi avant d’être tué et décapité, observa Marchand. Au moins, si c’est le cas, il n’aura pas souffert. Et ça expliquerait pourquoi personne n’a rien entendu.

Servaz échangea un regard avec Ziegler : l’examen toxicologique le confirmerait, mais c’était effectivement le premier élément de réponse à leurs interrogations. De l’autre côté du ruban, les techniciens effectuaient les derniers prélèvements à l’aide de brucelles et les scellaient dans des tubes. Servaz savait que moins de 7 % des enquêtes criminelles étaient résolues grâce aux preuves matérielles trouvées sur la scène de crime, mais il n’en admirait pas moins la patience et les efforts que ces hommes déployaient.

Quand ils eurent terminé, il fut le premier à franchir le ruban et il se pencha sur les traces.

— Du 45 ou du 46, estima-t-il. Un homme à 99 %.

— D’après le technicien, ce sont des chaussures de marche, dit Ziegler. Et le type qui les porte appuie un peu trop sur le talon et sur la partie externe du pied. Mais de manière imperceptible. Sauf pour un orthopédiste. Il y a aussi des défauts caractéristiques là, là et là.

À l’image des empreintes digitales, les traces laissées par une paire de chaussures se distinguaient non seulement par le dessin des semelles et la pointure, mais aussi par toute une série de minuscules défauts acquis au cours de son utilisation : traces d’usure, gravillons incrustés dans la semelle, balafres, trous et coupures provoqués par des branches, des clous, des morceaux de verre ou de métal ou par des cailloux tranchants… Sauf qu’à la différence des empreintes digitales ces traces n’avaient qu’une durée de vie limitée. Seule une comparaison rapide avec la paire d’origine permettait de l’identifier formellement. Avant que des kilomètres de marche sur toutes sortes de terrains ne gomment tous ces petits défauts pour les remplacer par d’autres.

— Vous avez prévenu M. Lombard ? demanda-t-il à Marchand.

— Oui, il est effondré. Il va écourter son séjour aux États-Unis pour rentrer le plus vite possible. Il prend l’avion dès ce soir.

— C’est donc vous qui dirigez l’écurie ?

— Le centre équestre, oui.

— Combien de personnes travaillent ici ?

— Ce n’est pas un grand centre. L’hiver, nous sommes quatre. Tous plus ou moins polyvalents. Disons qu’il y a un palefrenier, il y a moi, il y a Hermine, qui sert surtout de groom à Freedom et à deux autres chevaux — c’est elle la plus atteinte — et il y a un moniteur d’équitation. L’été, nous embauchons du personnel supplémentaire : des moniteurs et des guides pour les randonnées, des saisonniers.

— Combien dorment ici ?

— Deux : le palefrenier et moi.

— Ils sont tous là aujourd’hui ?

Marchand les regarda l’un après l’autre.

— Le moniteur est en vacances jusqu’à la fin de la semaine. L’automne, c’est la morte-saison. Je ne sais pas si Hermine est venue ce matin. Elle est très affectée. Venez.

Ils traversèrent la cour en direction du plus haut des bâtiments. Dès l’entrée, l’odorat de Servaz fut assailli par l’odeur de crottin. Son visage se couvrit instantanément d’une mince pellicule de sueur. Ils dépassèrent une sellerie et se retrouvèrent à l’entrée d’un grand manège couvert. Une cavalière faisait travailler une monture à la robe blanche ; le cheval décomposait chacun de ses pas avec une grâce infinie. La cavalière et sa monture semblaient ne faire qu’un. Le blanc du cheval tirait sur le bleu : de loin, son poitrail et son museau avaient la couleur de la porcelaine. Servaz pensa à un centaure féminin.

— Hermine ! lança le chef d’écurie.

La cavalière tourna la tête et dirigea lentement sa monture vers eux, la stoppa et descendit. Servaz vit qu’elle avait les yeux rouges, gonflés.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle en flattant l’encolure et le chanfrein du cheval.

— Va chercher Hector. La police veut vous interroger. Rendez-vous dans mon bureau.

Elle acquiesça en silence. Pas plus de vingt ans. Plus petite que la moyenne, plutôt jolie, avec un côté garçon manqué, des cheveux couleur de foin mouillé et des taches de son. Elle jeta à Servaz un coup d’œil douloureux, puis s’éloigna en entraînant le cheval avec elle, la tête basse.

— Hermine adore les chevaux ; c’est une excellente cavalière et une excellente entraîneuse. Et une chic fille, mais avec un sacré caractère. Elle a juste besoin de mûrir un peu. C’était elle qui s’occupait de Freedom. Depuis qu’il est né.

— Ça consistait en quoi ? demanda Servaz.

— À se lever tôt d’abord, à soigner et à panser le cheval, à le nourrir, à le sortir au pré et à le détendre. Le groom est une sorte de cavalier-soigneur. Hermine s’occupe aussi de deux autres pur-sang adultes. Des chevaux de compétition. Ce n’est pas un métier où on compte ses heures. Bien entendu, elle n’aurait commencé à débourrer Freedom que l’année prochaine. M. Lombard et elle attendaient ça avec impatience. C’était un cheval très prometteur, avec un très beau pedigree. C’était un peu la mascotte, ici.

— Et Hector ?

— C’est le plus vieux d’entre nous. Il travaille ici depuis toujours. Il était là bien avant moi, bien avant nous tous.

— Combien de chevaux ? lui demanda Ziegler.

— Vingt et un. Des pur-sang, des selles français, un holsteiner. Quatorze sont à nous, les autres sont en pension. Nous faisons de la pension, du poulinage et du coaching pour une clientèle extérieure.

— Combien de box ?

— Trente-deux. Plus un box de poulinage de quarante mètres carrés avec vidéosurveillance. Et aussi des barres gynécologiques, des salles de soins, deux stabulations, un centre d’insémination, deux carrières avec un parc d’obstacles pro, huit hectares de paddocks, de lices et de traverses avec des abris de prairie et une piste de galop.

— C’est un très beau centre, confirma Ziegler.

— La nuit, vous n’êtes que deux pour surveiller tout ça ?

— Il y a un système d’alarme et tous les box et les bâtiments sont verrouillés : ces chevaux valent cher.

— Et vous n’avez rien entendu ?

— Non, rien.

— Vous prenez quelque chose pour dormir ?

Marchand lui lança un regard dédaigneux.

— Ce n’est pas la ville, ici. On dort bien. On vit comme on doit vivre : au rythme des choses.

— Pas le moindre bruit suspect ? Quelque chose d’inhabituel ? Qui vous aurait réveillé au milieu de la nuit ? Essayez de vous souvenir.

— J’y ai déjà réfléchi. Si c’était le cas, je vous l’aurais dit. Il y a toujours des bruits dans un endroit comme celui-ci : les animaux bougent, le bois craque. Avec la forêt à côté, ce n’est jamais silencieux. Il y a longtemps que je n’y prête plus attention. Et puis, il y a Cisco et Enzo, ils auraient aboyé.

— Des chiens, dit Ziegler. Quelle race ?

— Cane corso.

— Je ne les vois pas. Où sont-ils ?

— Nous les avons enfermés.

Deux chiens et un système d’alarme.

Et deux hommes sur place

Combien pesait un cheval ? Il essaya de se souvenir de ce qu’avait dit Ziegler : environ deux cents kilos. Impossible que les visiteurs soient venus et repartis à pied. Comment avaient-ils pu tuer un cheval, le décapiter, le charger à bord d’un véhicule et repartir sans être remarqués par personne, sans réveiller ni les chiens ni les occupants ? Et sans déclencher l’alarme ? Servaz n’y comprenait rien. Ni les chiens ni les hommes n’avaient été alertés — et les vigiles de la centrale n’avaient rien entendu, eux non plus : c’était tout bonnement impossible. Il se tourna vers Ziegler.

— Est-ce qu’on pourrait demander à un vétérinaire de venir faire une prise de sang sur les chiens ? La nuit, ils sont en liberté ou dans un chenil ? demanda-t-il à Marchand.

— Ils sont dehors mais attachés à une longue chaîne. Personne ne peut atteindre les box sans passer à portée de leurs crocs. Et leurs aboiements m’auraient réveillé. Vous pensez qu’ils ont été drogués, c’est ça ? Ça m’étonnerait : ils étaient bien réveillés hier matin, et dans leur état normal.

— L’analyse toxicologique nous le confirmera, répondit Servaz, tout en se demandant déjà pourquoi le cheval avait été drogué et pas les chiens.


Le bureau de Marchand était un petit local encombré d’étagères couvertes de trophées coincé entre la sellerie et les écuries. La fenêtre donnait sur la forêt et sur des prairies enneigées délimitées par un réseau complexe de barrières, de lices et de haies vives. Sur son bureau se trouvaient un ordinateur portable, une lampe et un fouillis de factures, de classeurs et de livres sur le cheval.

Au cours de la demi-heure précédente, Ziegler et Servaz avaient fait le tour des installations et examiné le box de Freedom où les TIC s’activaient déjà. La porte du box était fracturée, il y avait beaucoup de sang sur le sol. De toute évidence, Freedom avait été décapité sur place, probablement avec une scie, probablement après avoir été endormi. Servaz se tourna vers le palefrenier.

— Vous n’avez rien entendu, cette nuit ?

— Je dormais, répondit le grand vieillard.

Il n’était pas rasé. Il semblait assez vieux pour avoir pris sa retraite depuis longtemps. Des poils gris hérissaient son menton et ses joues creuses comme des piquants de porc-épic.

— Pas le moindre bruit ? Rien ?

— Il y a toujours du bruit dans une écurie, dit-il, comme Marchand avant lui, mais — contrairement aux réponses des deux vigiles — cela ne sonnait pas comme une réplique préparée à l’avance.

— Il y a longtemps que vous travaillez pour M. Lombard ?

— Depuis toujours. Avant de travailler pour lui, je travaillais pour son père.

Il avait les yeux injectés et de petites veinules éclatées dessinaient un fin réseau violacé sous la peau trop fine de son nez et de ses pommettes. Servaz aurait parié qu’il n’utilisait pas de somnifères mais qu’il avait toujours à portée de main un autre soporifique, du genre liquide.

— Quel genre de patron est-ce ?

L’homme fixa ses yeux rouges sur Servaz.

— On ne le voit pas souvent, mais c’est un bon patron. Et il adore les chevaux. Freedom était son préféré. Né ici. Un pedigree royal. Il était fou de ce cheval. Tout comme Hermine.

Le vieil homme baissa la tête. Servaz vit qu’à côté de lui la jeune femme se retenait pour ne pas pleurer.

— Vous croyez que quelqu’un pourrait en vouloir à M. Lombard ?

De nouveau, l’homme baissa la tête.

— Ce n’est pas à moi de le dire.

— Mais vous n’avez jamais entendu parler de menaces ?

— Non.

— M. Lombard a beaucoup d’ennemis, intervint Marchand.

Servaz et Ziegler se tournèrent vers le régisseur.

— Que voulez-vous dire ?

— Juste ce que je dis.

— Vous en connaissez ?

— Je ne m’intéresse pas aux affaires d’Éric. Seuls les chevaux m’intéressent.

— Vous avez prononcé le mot « ennemis », ce n’est pas anodin.

— C’est une façon de parler.

— Mais encore ?

— Il y a toujours de la tension dans les affaires d’Éric.

— Tout ça manque furieusement de précision, insista Servaz. Est-ce involontaire ou intentionnel ?

— Oubliez ma remarque, répondit le régisseur. C’était juste une parole en l’air. Je ne sais rien des affaires de M. Lombard.

Servaz n’en crut rien. Il le remercia cependant. En ressortant du bâtiment, le ciel bleu et la neige en train de fondre sous les rayons du soleil lui sautèrent au visage. Les têtes fumantes des chevaux dans leurs box, d’autres montés qui bondissaient au-dessus des obstacles, Servaz resta là, à reprendre ses esprits, le visage dans le soleil…

Deux chiens et un système d’alarme. Et deux hommes sur place.

Et personne n’avait rien vu ni rien entendu, à la centrale comme ici… Impossible… Absurde…

À mesure qu’il en découvrait les détails, cette affaire de cheval prenait des proportions de plus en plus importantes dans son esprit. Il avait l’impression d’être un légiste qui déterre un doigt, puis une main, puis un bras, puis le cadavre entier. Il se sentait de plus en plus inquiet. Tout, dans cette histoire, était extraordinaire. Et incompréhensible. D’instinct, comme un animal, Servaz percevait le danger. Il se rendit compte qu’il frissonnait, malgré le soleil.

7

Vincent Espérandieu leva un sourcil en voyant un Servaz au visage couleur de homard entrer dans son bureau du boulevard Embouchure.

— Tu as pris un coup de soleil, constata-t-il.

— C’est la réverbération, répondit Servaz en guise de salut. Et je suis monté dans un hélicoptère.

— Toi, dans un hélicoptère ?

Espérandieu savait depuis longtemps que son patron n’aimait ni la vitesse ni l’altitude : à partir de cent trente kilomètres heure, il devenait tout pâle et se tassait dans son siège.

— Tu as quelque chose contre le mal de tête ?

Vincent Espérandieu ouvrit un tiroir.

— Aspirine ? Paracétamol ? Ibuprofène ?

— Quelque chose d’effervescent.

Son adjoint sortit une petite bouteille d’eau minérale, un verre et les lui tendit. Il posa un gros comprimé rond devant Servaz puis avala lui-même une gélule qu’il fit passer avec un peu d’eau. Par la porte ouverte, quelqu’un émit un hennissement parfaitement imité ; quelques rires fusèrent.

— Bande de cons, dit Servaz.

— Tout de même, ils n’ont pas tort : la brigade criminelle pour un cheval…

— Un cheval appartenant à Éric Lombard.

— Ah.

— Et si tu l’avais vu, tu te demanderais comme moi si ceux qui ont fait ça ne sont pas capables d’autre chose.

— Tu dis « ceux » ? Tu crois qu’ils sont plusieurs ?

Servaz jeta un coup d’œil distrait à la ravissante petite fille blonde qui souriait de toutes ses dents sur l’écran d’ordinateur d’Espérandieu, avec une grosse étoile peinte autour de l’œil gauche à la façon d’un clown.

— Tu te vois en train de trimballer deux cents kilos de barbaque tout seul en pleine nuit et les suspendre à trois mètres du sol ?

— C’est un argument qui se défend, concéda son adjoint.

Servaz haussa les épaules et regarda autour de lui. Les stores étaient baissés sur un ciel gris et les toits de Toulouse d’un côté, sur la cloison vitrée qui les séparait du couloir de l’autre. Le second bureau, occupé par Samira Cheung, une nouvelle recrue, était vide.

— Et les mômes ? demanda-t-il.

— Le plus âgé a été mis en détention provisoire. Comme je te l’ai dit, les deux autres sont rentrés chez eux.

Servaz hocha la tête.

— J’ai parlé au père de l’un d’entre eux, ajouta son adjoint, un assureur. Il ne comprend pas. Il est effondré. En même temps, quand j’ai évoqué la victime, il s’est mis en colère : « Ce type était un vagabond. Ivre toute la sainte journée ! Vous n’allez quand même pas mettre des enfants en prison à cause d’un SDF ? »

— Il a dit ça ?

— Texto. Il m’a reçu dans son grand bureau. La première chose qu’il m’a dite, c’est : « Mon fils n’a rien fait. Il n’a pas été élevé comme ça. Ce sont les autres. Il a été entraîné par ce Jérôme, son père est au chômage. » Il a prononcé le mot comme si, à ses yeux, chômage équivalait à trafic de drogue ou à pédophilie.

— Son fils, c’est lequel ?

— Le garçon nommé Clément.

Le meneur, pensa Servaz. Tel père tel fils. Et le même mépris pour les autres.

— Leur avocat a contacté le juge, poursuivit Espérandieu. Visiblement, leur stratégie est toute tracée : ils vont charger le plus âgé.

— Le fils du chômeur.

— Oui.

— Le maillon faible.

— Ces gens me donnent envie de gerber, dit Espérandieu.

Il avait une voix traînante et juvénile. À cause d’elle et de son côté un peu maniéré, certains collègues le soupçonnaient de ne pas s’intéresser qu’aux femmes, fussent-elles aussi belles que la sienne. Servaz lui-même s’était posé la question à son arrivée dans le service. Vincent Espérandieu avait aussi des goûts vestimentaires qui hérissaient le poil de certains Cro-Magnon de la brigade. Ceux pour qui un flic digne de ce nom se devait d’afficher tous les attributs de la virilité et du machisme triomphants.

La vie avait souri à Espérandieu. À trente ans, il avait fait un beau mariage et il avait une très jolie petite fille de cinq ans — celle dont le sourire illuminait l’écran de son ordinateur. Servaz avait rapidement fraternisé avec son adjoint et il avait été invité à dîner une demi-douzaine de fois par son subordonné depuis deux ans que celui-ci avait intégré la brigade. Chaque fois, il avait perdu tous ses moyens devant le charme et l’esprit de Mme et Mlle Espérandieu : toutes deux auraient pu figurer dans des magazines — dans des publicités pour des dentifrices, des voyages ou des vacances en famille.

Et puis, un incident s’était produit entre le nouveau venu et les vétérans de la brigade, à qui l’éventualité de partager leur quotidien avec un jeune collègue possiblement bisexuel semblait donner des envies de meurtre. Servaz avait dû s’en mêler. À cette occasion, il s’était attiré quelques durables inimitiés. Il y avait notamment deux types, deux machos patentés, tendance beaufs, deux durs à cuire, qui ne lui pardonneraient jamais. L’un d’eux avait été un peu secoué au cours de l’explication. Mais Servaz s’était aussi acquis la reconnaissance et l’estime définitives d’Espérandieu. Qui lui avait demandé d’être le parrain de son prochain enfant — car Charlène Espérandieu était à nouveau enceinte.

— Un journaliste de France 3 a appelé, et plusieurs journalistes de la presse écrite. Ils voulaient savoir si nous avions des preuves contre les enfants. Mais surtout, ils voulaient savoir si nous les avions frappés. Des rumeurs de violences policières sur mineurs : c’est l’expression qu’ils ont employée. Comme d’habitude, ils se passent le mot. Du copié-collé, c’est tout ce qu’ils savent faire. Mais quelqu’un a bien lancé la rumeur en premier.

Le front de Servaz se plissa. Si les journalistes flairaient le filon, le téléphone ne s’arrêterait pas de sonner. Il y aurait des déclarations, des dénégations, des conférences de presse — et un ministre viendrait à la télévision promettre de « faire toute la lumière ». Et même une fois qu’on aurait prouvé que tout s’était passé dans les règles, si on y parvenait jamais, le soupçon demeurerait.

— Tu veux un café ? demanda son adjoint.

Servaz acquiesça. Espérandieu se leva et sortit. Servaz regarda les écrans d’ordinateur palpiter dans la pénombre. Il pensa une nouvelle fois à ces trois jeunes gens — à ce qui les avait conduits à ce geste insensé.

Ces jeunes, on leur vendait du rêve et du mensonge à longueur de journée. On les leur vendait : on ne les leur donnait pas. Des marchands cyniques avaient fait de l’insatisfaction adolescente leur fonds de commerce. Médiocrité, pornographie, violence, mensonge, haine, alcool, drogue — tout était à vendre dans les vitrines clinquantes de la société de consommation de masse, et les jeunes offraient une cible de choix.

Espérandieu revint avec les cafés.

— Les chambres des ados ? demanda Servaz.

Samira Cheung fit son entrée. La nouvelle recrue portait ce matin-là un court blouson en peau trop léger pour la saison, un sweat-shirt qui clamait : I am an Anarchist un pantalon de cuir noir et de hautes bottes cuissardes en PVC rouge.

— Salut, dit-elle, les écouteurs de son iPod pendouillant sur son blouson, un gobelet fumant à la main.

Servaz lui rendit son salut, non sans éprouver un mélange de fascination et de perplexité devant la dégaine invraisemblable de sa subordonnée. Samira Cheung était d’origine chinoise par son père et franco-marocaine par sa mère. Elle avait raconté à Espérandieu (qui lui-même s’était empressé de le rapporter à Servaz) que sa mère, décoratrice d’intérieur de réputation internationale, était tombée follement amoureuse d’un client de Hong Kong vingt-six ans plus tôt — un homme d’une beauté et d’une intelligence hors du commun, à en croire Samira — mais qu’elle était rentrée enceinte à Paris après avoir découvert que le père de Samira était un fervent adepte des drogues dures et qu’il fréquentait presque quotidiennement les prostituées. Détail troublant : Samira Cheung alliait un corps parfait à l’un des visages les plus laids que Servaz eût jamais vu. Des yeux globuleux rehaussés d’un trait épais d’eye-liner, une bouche immense peinte d’un rouge agressif et un menton pointu. L’un des phallocrates de la brigade avait résumé son look d’une phrase « Avec elle, c’est Halloween tous les jours. » Il y avait cependant un point à mettre au crédit de ses gènes ou de son éducation : Samira Cheung avait un cerveau en parfait état de marche. Et elle n’hésitait pas à s’en servir. Elle avait rapidement intégré les rudiments du métier et, à plusieurs reprises, elle avait fait preuve d’initiative. Spontanément, Servaz lui avait confié des tâches de plus en plus complexes et, de son côté, elle multipliait les heures supplémentaires pour en venir à bout.

Elle posa les talons de ses bottes sur le bord de son bureau et se rejeta contre le dossier de son fauteuil, avant de se tourner vers eux.

— Nous avons fouillé les chambres des trois garçons, déclara-t-elle, répondant à la question de Servaz. Dans l’ensemble, on n’a pas trouvé grand-chose — à part un détail.

Servaz la regarda.

— Chez les deux premiers, il y avait des jeux vidéo très violents. Le genre où il faut exploser la tête de ses adversaires pour gagner le maximum de points ; d’autres où il faut bombarder des populations ou trucider ses ennemis avec toutes sortes d’armes sophistiquées. Des trucs bien gores, quoi, bien sanglants.

Servaz se souvint d’une polémique récente dans la presse concernant ces jeux vidéo violents. Des éditeurs de jeux s’étaient offusqués, affirmant « être très attentifs à ce problème de la violence et ne pas faire n’importe quoi ». Ils avaient jugé certaines accusations « inacceptables ». Tout en continuant à proposer à la vente des jeux où le joueur pouvait se livrer à des meurtres, à des braquages et à de la torture. À cette occasion, certains psychiatres avaient doctement affirmé qu’il n’y avait pas de corrélation entre les jeux vidéo et la violence chez les jeunes. Mais d’autres études démontraient au contraire que les jeunes s’adonnant à des jeux vidéo violents faisaient preuve d’une indifférence plus grande et d’une moindre réactivité face à la souffrance des autres.

— En revanche, chez celui nommé Clément, il n’y avait aucun jeu. Pourtant, il y avait une console…

— Comme si quelqu’un avait tout nettoyé, dit Espérandieu.

— Le père, suggéra Servaz.

— Oui, répondit son adjoint, nous le soupçonnons d’avoir fait disparaître ces jeux pour donner une image plus lisse de son fils. Et mieux charger les deux autres.

— Vous avez mis les scellés sur les chambres ?

— Oui, mais l’avocat de la famille a introduit un recours pour les faire lever, au motif que ce n’est pas la scène de crime.

— Ces gosses avaient des ordinateurs dans leurs chambres ?

— Oui, nous les avons examinés mais quelqu’un a très bien pu effacer des données. Nous avons donné l’ordre aux parents de ne toucher à rien. Il nous faudrait y retourner avec un technicien pour faire parler les disques durs.

— Nous pourrons établir la préméditation, intervint Samira, si nous pouvons prouver que ces jeunes ont préparé leur crime. Cela réduirait à néant la thèse de l’accident.

Servaz la regarda d’un air interrogateur.

— Comment ça ?

— Eh bien, jusqu’à présent rien ne prouve qu’ils aient vraiment voulu le tuer. La victime avait un taux élevé d’alcool dans le sang. Les avocats de la défense invoqueront peut-être la noyade comme cause principale du décès : cela va dépendre des résultats de l’autopsie.

— La noyade dans cinquante centimètres d’eau ?

— Pourquoi pas ? Ça s’est déjà vu.

Servaz réfléchit un moment : Samira avait raison.

— Et les empreintes ? dit-il.

— On attend.

Elle reposa les talons de ses bottes sur le sol et se leva.

— Il faut que j’y aille. J’ai rendez-vous avec le juge.

— Bonne recrue, non ? dit Espérandieu quand elle fut sortie de la pièce.

Servaz hocha la tête en souriant.

— Tu l’apprécies, on dirait.

— Elle bosse bien, elle est réglo et elle ne demande qu’à apprendre.

Servaz opina. Il n’avait pas hésité à confier le gros de l’enquête sur la mort du SDF à Vincent et à Samira. Ils partageaient le même bureau, pas mal de goûts communs (dont certains vestimentaires) et ils semblaient s’entendre autant qu’on pouvait l’attendre de deux flics ayant des caractères bien trempés.

— On organise une petite soirée samedi, dit Vincent. Tu es invité. Charlène a insisté.

Servaz pensa à la troublante beauté de l’épouse de son adjoint. La dernière fois qu’il l’avait vue, elle portait une robe de soirée rouge qui mettait son corps en valeur, ses longs cheveux roux dansant dans la lumière comme des flammes, et il avait senti sa gorge se serrer. Charlène et Vincent s’étaient montrés des hôtes adorables, il avait passé une excellente soirée, mais il n’avait pas pour autant l’intention de faire partie de leur cercle d’amis. Il déclina l’offre, prétextant qu’il avait promis la soirée à sa fille.

— J’ai mis le dossier des gosses sur ton bureau ! lança son adjoint au moment où il ressortait.

Une fois dans son bureau, Servaz mit son téléphone portable en charge et alluma son ordinateur. Deux secondes plus tard, son mobile lui indiquait qu’il avait un texto et il le déverrouilla. À contrecœur. Servaz n’était pas loin de considérer les téléphones portables comme le stade ultime de l’aliénation technologique. Mais Margot l’avait forcé à en acquérir un après qu’il fut arrivé avec une demi-heure de retard à l’un de leurs rendez-vous.


papa c moi samedi a-m tu peu te libérer ? bisous


C’est quoi ce langage ? s’interrogea-t-il. Est-ce qu’on est en train de remonter sur l’arbre après en être descendus ? Il eut tout à coup l’impression qu’il avait perdu la clef. C’était l’effet que lui faisait le monde d’aujourd’hui : il ne s’y serait pas senti plus étranger s’il avait débarqué tout droit du XVIIIe siècle à bord d’une machine à voyager dans le temps. Il sélectionna un numéro en mémoire et obtint la voix de sa fille expliquant en substance qu’elle rappellerait toute personne lui laissant un message sur un fond sonore qui lui fit penser que l’enfer était peuplé de mauvais musiciens.

Son regard tomba ensuite sur le dossier du SDF. Logiquement, il aurait dû se plonger dedans sans tarder. Il le devait à ce pauvre type dont l’existence déjà amochée s’était terminée de la manière la plus stupide qui soit. Mais il ne s’en sentait pas la force.

Servaz avait autre chose en tête ; il alluma son ordinateur, se connecta sur Google et pianota une suite de mots-clefs. Le moteur de recherche lui fournit pas moins de 20 800 résultats pour « Éric Lombard groupe entreprise ». Moins que s’il avait tapé Obama ou les Beatles, certes, mais tout de même un chiffre significatif. Rien d’étonnant à cela : Éric Lombard était un personnage charismatique et médiatique et, dans le classement des fortunes nationales, il devait arriver en cinquième ou sixième position.

Servaz parcourut rapidement les premières pages. Plusieurs sites proposaient des biographies d’Éric Lombard, de son père Henri et de son grand-père Édouard ; il y avait aussi des articles de la presse économique, people et même sportive — car Éric Lombard avait monté une écurie de champions en herbe. Quelques articles consacrés aux exploits sportifs d’Éric Lombard lui-même. L’homme était un véritable athlète et un aventurier : alpiniste chevronné, marathonien, triathlonien, pilote de rallye ; il avait également participé à des expéditions au pôle Nord et en Amazonie. Plusieurs clichés le représentaient à moto dans le désert ou aux commandes d’un avion de ligne. Des mots anglais dont Servaz ignorait totalement le sens émaillaient ces articles : freeride, base jump, kite-surf…

Une photo, presque toujours la même, en accompagnait certains. Un Viking. C’est à ça que Servaz pensa en la voyant. Cheveux blonds, barbe blonde, regard bleu acier. Bronzé. Sain. Énergique. Viril. Sûr de lui. Fixant l’objectif comme il devait fixer ses interlocuteurs : avec l’impatience de celui qu’on attend ici et qui est déjà là.

Une publicité vivante pour le groupe Lombard.

Âge : trente-six ans.

D’un point de vue juridique, le groupe Lombard était une SCA : une société en commandite par actions, mais la société mère — Lombard Entreprises — était une holding.

Les quatre principales filiales du groupe étaient Lombard Média (livres, presse, distribution, audiovisuel), Lombard Group (vente d’équipements sportifs, de vêtements, de voyages et de produits de luxe et quatrième acteur mondial du luxe), Lombard Chimie (pharmacie, chimie) et AIR, spécialisée dans l’industrie aéronautique, spatiale et de défense (AIR était l’acronyme d’Aéronautique, ingénierie et recherche). Le groupe Lombard possédait quinze pour cent d’AIR par l’intermédiaire de sa holding mère, Lombard Entreprises. Éric Lombard lui-même étant gérant commandité et P-DG de Lombard SCA, P-DG de Lombard Group et de Lombard Chimie et président du directoire d’AIR. Diplômé d’une école de commerce française et de la London School of Economics, il avait commencé sa carrière en travaillant dans l’une des filiales de Lombard Group : un équipementier sportif bien connu.

Le groupe comptait un effectif de plus de 78 000 personnes réparties dans près de soixante-quinze pays et avait dégagé l’année précédente un chiffre d’affaires de 17 928 millions d’euros pour un résultat d’exploitation de 1 537 millions d’euros et un résultat net de la part du groupe de 677 millions, tandis que ses dettes financières s’élevaient à 3 458 millions d’euros. Des chiffres qui auraient donné le vertige à tout individu normalement constitué mais probablement pas aux spécialistes de la finance internationale. En les découvrant, Servaz comprit que si le groupe avait conservé la petite usine hydroélectrique vieillissante, ce ne pouvait être que pour des raisons historiques et sentimentales. C’était ici, dans les Pyrénées, que l’empire Lombard était né.

En accrochant le cheval là-haut, c’était donc un symbole qu’on avait visé. On avait cherché à frapper Éric Lombard à la fois dans son histoire familiale et dans la première de ses passions : les chevaux.

Car c’est ce qui ressortait de tous les articles consacrés au dernier rejeton mâle de la dynastie : de toutes ses passions, celle des chevaux arrivait en tête. Éric Lombard possédait des haras dans plusieurs pays, Argentine, Italie, France… Mais il revenait toujours à ses premières amours : le centre équestre où il avait fait ses débuts de cavalier, près du château familial, dans cette vallée du Comminges.

Servaz fut tout à coup convaincu que la mise en scène de la centrale n’était pas le geste d’un dément échappé de l’Institut, mais bien un acte conscient, prémédité, planifié.

Il interrompit sa lecture pour réfléchir. Il hésitait à s’engager dans une voie où il allait devoir ressortir tous les squelettes des placards d’un empire industriel rien que pour élucider la mort d’un cheval. D’un autre côté, il y avait la terrible vision de l’animal décapité sortant du téléphérique et le choc qu’il avait alors éprouvé. Qu’avait dit Marchand ? « M. Lombard a beaucoup d’ennemis. »

Le téléphone sonna. Servaz décrocha. C’était d’Humières.

— Les vigiles, ils ont disparu.


— Ne leur tournez jamais le dos, dit le Dr Xavier.

Derrière les grandes baies vitrées, le soleil couchant incendiait les montagnes et sa lave rouge se répandait dans la salle.

— Soyez attentive. À chaque seconde. Ici, pas le droit à l’erreur. Vous apprendrez vite à reconnaître les signaux : un regard qui fuit, un sourire en forme de rictus, une respiration un peu trop rapide… Ne relâchez jamais votre vigilance. Et ne leur tournez jamais le dos.

Diane opina. Un patient approchait. Une main sur le ventre.

— Où est l’ambulance, docteur ?

— L’ambulance ? dit Xavier, tout sourire.

— Celle qui doit m’emmener à la maternité. J’ai perdu les eaux. Elle devrait déjà être là.

Le patient était un homme d’une quarantaine d’années, qui mesurait plus d’un mètre quatre-vingt-dix et qui devait peser dans les cent cinquante kilos. Des cheveux longs, un visage mangé par une barbe épaisse et des petits yeux brillants, fiévreux. À côté, Xavier avait l’air d’un enfant. Pourtant, il ne semblait pas inquiet.

— Elle ne va pas tarder, répondit-il. C’est un garçon ou une fille ?

Les petits yeux le fixèrent.

— C’est l’Antéchrist, dit l’homme.

Il s’éloigna. Diane remarqua qu’un infirmier le suivait du regard dans tous ses déplacements. Il y avait une quinzaine de patients dans la salle commune.

— Il y a pas mal de dieux et de prophètes ici, commenta Xavier sans cesser de sourire. De tout temps, la folie a puisé dans les répertoires religieux et politique. Avant, nos pensionnaires voyaient des communistes partout. Aujourd’hui, ils voient des terroristes. Venez.

Le psychiatre s’approcha d’une table ronde où trois hommes jouaient aux cartes. L’un d’eux ressemblait à un taulard avec ses bras musclés et ses tatouages, les deux autres avaient l’air normaux.

— Je vous présente Antonio, dit Xavier en désignant le tatoué. Antonio était dans la Légion. Malheureusement, il était persuadé que le camp où il avait été affecté était plein d’espions et, une nuit, il a fini par en étrangler un. N’est-ce pas, Antonio ?

Antonio acquiesça sans quitter les cartes des yeux.

— Mossad, dit-il. Ils sont partout.

— Robert, lui, s’en est pris à ses parents. Il ne les a pas tués, non, juste terriblement amochés. Il faut dire que ses parents le faisaient trimer à la ferme depuis l’âge de sept ans, le nourrissaient de pain et de lait et l’obligeaient à dormir à la cave. Robert a trente-sept ans. C’est eux qu’on aurait du enfermer, si vous voulez mon avis.

— Ce sont les Voix qui m’ont dit de le faire, dit Robert.

— Enfin, voici Greg. Peut-être le cas le plus intéressant. Greg a violé une dizaine de femmes en moins de deux ans. Il les repérait à la poste ou au supermarché, les suivait et retrouvait leur adresse. Puis il s’introduisait chez elles pendant leur sommeil, les frappait, les ligotait et les mettait sur le ventre avant d’allumer la lumière. Passons sur les détails de ce qu’il leur faisait subir : sachez simplement que ses victimes en garderont des séquelles toute leur vie. Mais il ne les tuait pas, non. Au lieu de ça, il s’est mis un beau matin à leur écrire. Il était persuadé que ces… rapports les avaient rendues amoureuses et qu’elles étaient toutes enceintes de ses œuvres. Il leur a donc laissé son nom et son adresse et la police n’a pas tardé à débarquer chez lui. Greg continue de leur écrire. Bien entendu, nous n’envoyons pas les lettres. Je vous les montrerai. Ce sont des lettres absolument magnifiques.

Diane regarda Greg. Un homme séduisant, dans la trentaine : brun, des yeux clairs — mais lorsque son regard croisa celui de Diane, elle frémit.

— On continue ?

Un long couloir, incendié par le crépuscule.

Une porte percée d’un hublot, sur leur gauche. Des voix la traversaient. Un bavardage rapide, nerveux. Le débit était précipité. Elle jeta un coup d’œil par le hublot au passage et elle eut un choc. Elle venait d’apercevoir un homme allongé sur une table d’opération, un masque à oxygène sur le visage, des électrodes sur les tempes. Des infirmiers se tenaient autour de lui.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.

— Électroconvulsivothérapie.

Électrochocs… Diane sentit ses cheveux se hérisser sur sa nuque. Dès leur apparition en psychiatrie dans les années 1930, l’utilisation des électrochocs avait fait l’objet de controverses, leurs détracteurs les qualifiant de traitement inhumain, dégradant et de torture. Si bien que, dans les années 1960, avec l’apparition des neuroleptiques, le recours à l’ECT, l’électroconvulsivothérapie, avait considérablement diminué. Avant de reprendre de plus belle au milieu des années 1980 dans de nombreux pays — dont la France.

— Comprenez bien, dit Xavier devant son mutisme, l’ECT actuelle n’a plus rien à voir avec les séances d’autrefois. Elle est pratiquée sur des patients atteints de dépressions majeures qui sont placés sous anesthésie générale et à qui on administre un relaxant musculaire à élimination rapide. Ce traitement donne des résultats remarquables : il est efficace dans plus de 85 % des cas de dépressions sévères. Un taux supérieur aux antidépresseurs. C’est indolore et, grâce aux méthodes actuelles, il n’y a plus de séquelles au niveau du squelette ni de complications orthopédiques.

— Mais il y en a au niveau de la mémoire et de la cognition. Et le patient peut rester en état de confusion pendant plusieurs heures. Et on ne sait toujours pas quelle est l’action réelle de l’ECT sur le cerveau. Vous avez beaucoup de dépressifs ici ?

Xavier lui adressa un regard circonspect.

— Non. 10 % seulement de nos patients le sont.

— Combien de schizophrènes, de psychopathes ?

— Environ 50 % de schizos, 25 % de psychopathes et 30 de psychotiques, pourquoi ?

— Bien sûr, vous ne pratiquez l’ECT que sur les cas de dépression ?

Elle sentit comme un infime déplacement d’air. Xavier la fixa.

— Non, nous la pratiquons aussi sur les occupants de l’unité A.

Elle haussa un sourcil en signe d’étonnement.

— Je croyais qu’il fallait le consentement du patient ou d’un tuteur légal pour… ?

— C’est le seul cas où nous nous en passons…

Elle parcourut du regard le visage fermé de Xavier.

Quelque chose lui échappait. Elle prit une profonde inspiration et essaya de donner à sa voix un ton aussi neutre que possible :

— Dans quel but ? Pas thérapeutique… Aucune efficacité de l’ECT sur d’autres pathologies que la dépression, les manies et certaines formes très limitées de schizophrénie n’a été démontrée et…

— Dans un but d’ordre public.

Le front de Diane se plissa légèrement.

— Je ne comprends pas.

— C’est pourtant évident : il s’agit d’un châtiment.

Il lui tournait le dos à présent, il regardait le soleil orangé en train de disparaître derrière les montagnes noires. Son ombre s’étirait sur le sol.

— Avant que vous ne pénétriez dans l’unité A, il faut que vous compreniez une chose, mademoiselle Berg : plus rien ne peut effrayer ces sept-là. Pas même l’isolement. Ils sont dans leur monde à eux ; rien ne peut les atteindre. Mettez-vous bien ceci en tête : vous n’avez jamais rencontré de patients comme ceux-là. Jamais. Et, bien sûr, les châtiments corporels sont interdits, ici comme ailleurs.

Il se retourna et la fixa.

— Ils ne craignent qu’une chose… les électrochocs.

— Vous voulez dire, hésita Diane, que sur eux vous les pratiquez… ?

— Sans anesthésie.

8

En roulant sur l’autoroute, le lendemain, Servaz pensait aux vigiles. Selon Cathy d’Humières, la veille, ils ne s’étaient pas présentés à leur travail. Au bout d’une heure, le directeur de la centrale avait décroché son téléphone.

Il les avait appelés sur leurs portables. L’un après l’autre. Pas de réponse. Morane avait alors prévenu la gendarmerie, qui avait dépêché des hommes à leurs domiciles, à vingt kilomètres de Saint-Martin pour l’un, à une quarantaine pour l’autre. Les deux hommes vivaient seuls ; l’un comme l’autre avaient l’interdiction de résider dans les mêmes départements que leurs anciennes compagnes, qu’ils avaient menacées de mort à plusieurs reprises, et — au moins pour l’une d’entre elles — envoyée à l’hôpital. Servaz savait pertinemment que, dans la pratique, la police ne se souciait guère de faire respecter ce genre d’obligations. Pour une raison évidente : il y avait désormais trop de criminels, trop de contrôles judiciaires, trop de procédures, trop de peines prononcées pour les appliquer toutes. Cent mille condamnés à de la prison ferme étaient en liberté, attendant leur tour de purger leur peine ou ayant choisi de prendre la poudre d’escampette à la sortie du tribunal, en sachant qu’il y avait peu de risques pour que l’État français consacre de l’argent et des hommes à leur recherche et en espérant se faire oublier le temps que leur peine soit prescrite.

Après lui avoir parlé des vigiles, la proc lui avait annoncé qu’Éric Lombard allait rentrer des États-Unis et qu’il voulait parler sans délai aux enquêteurs. Servaz avait failli perdre son sang-froid. Il avait une affaire de meurtre sur les bras ; même s’il voulait découvrir qui avait tué ce cheval, même s’il redoutait que cette affaire ne soit le prélude à quelque chose de plus grave, il n’était pas à la disposition d’Éric Lombard.

— Je ne sais pas si je pourrais, avait-il répondu sèchement. Il y a beaucoup à faire ici avec la mort de ce SDF.

— Il vaudrait mieux y aller, avait insisté d’Humières. Il semble que Lombard ait appelé la garde des Sceaux, laquelle a appelé le président du tribunal de grande instance, qui m’a appelée moi. Et moi, je vous appelle vous. Une vraie réaction en chaîne. D’ailleurs, Canter ne va pas tarder à vous dire la même chose ; je suis sûre que Lombard a aussi joint l’Intérieur. De toute façon, je croyais que vous teniez les coupables pour le sans-abri.

— On a un témoignage plutôt fragile, avoua Servaz à contrecœur, car il ne tenait pas à entrer dans les détails pour le moment. Et on attend le résultat des empreintes. Il y en avait pas mal sur place : des traces dactylaires, de semelles, de sang…

— Pas capricorne pour rien, hein ? Servaz, ne me faites pas le coup du policier débordé, j’ai horreur de ça. Je ne vais pas vous supplier. Rendez-moi ce service. Quand pouvez-vous retourner là-bas ? Éric Lombard vous attendra dans son château de Saint-Martin dès demain. Il y passera la fin de la semaine. Trouvez un moment.

— Très bien. Mais sitôt l’entretien terminé je reviens ici boucler l’enquête sur le SDF.

Sur l’autoroute, il s’arrêta dans une station-service pour faire le plein. Le soleil brillait, les nuages avaient fui plus loin. Il en profita pour joindre Ziegler. Elle avait rendez-vous à 9 heures au haras de Tarbes pour assister à l’autopsie du cheval. Elle lui suggéra de pousser jusque-là. Servaz accepta mais dit qu’il l’attendrait à l’extérieur.

— Comme vous voudrez, lui répondit-elle, sans cacher sa surprise.

Comment lui expliquer qu’il avait peur des chevaux ? que traverser un haras plein de ces animaux représentait pour lui une épreuve insurmontable ? Elle lui donna le nom d’un bistrot à proximité, avenue du Régiment-de-Bigorre. Elle l’y rejoindrait dès qu’ils auraient fini. Lorsqu’il parvint à Tarbes, un soleil presque printanier illuminait la ville. Aux portes du parc national des Pyrénées, elle dressait ses buildings au milieu de la verdure, avec dans le fond la barrière des montagnes, d’une blancheur immaculée sous le ciel bleu. Pas un nuage. Le ciel était immensément pur et les sommets étincelants semblaient assez légers et vaporeux pour s’élever dans l’azur comme des montgolfières. C’est comme une barrière mentale, se dit Servaz en les voyant. L’esprit se heurte à ces cimes comme à un mur. L’impression d’un territoire si peu familier à l’homme, une terra incognita, un finistère — au sens littéral.

Il entra dans le café qu’elle lui avait indiqué, s’installa à une table près de la vitre et commanda un crème et un croissant. Dans un coin au-dessus du bar, une télé était branchée sur une chaîne d’infos en continu. Le volume poussé au maximum gênait Servaz dans sa réflexion. Il était sur le point de demander si on ne pouvait pas le baisser un peu quand il entendit le nom d’Éric Lombard prononcé par un journaliste qui se tenait, micro au poing, au bord d’une piste d’aérodrome. Des montagnes blanches exactement semblables à celles qui se trouvaient dehors apparaissaient en arrière-plan, et son attention fut happée par l’appareil. Quand le visage d’Éric Lombard s’encadra à son tour sur l’écran, Servaz se leva et s’approcha du bar.

Le milliardaire était interviewé à sa descente d’avion à l’aéroport de Tarbes. Derrière lui se trouvait un jet privé d’un blanc étincelant avec LOMBARD écrit en lettres bleues sur le fuselage. Lombard avait l’air grave de quelqu’un qui a perdu un être cher. Le journaliste était en train de lui demander si cet animal avait pour lui une valeur particulière.

— Ce n’était pas seulement un cheval, répondit l’homme d’affaires d’une voix où l’émotion et la fermeté étaient soigneusement dosées, c’était un compagnon, un ami, un partenaire. Ceux qui aiment vraiment les chevaux savent que ce sont bien plus que des animaux. Et Freedom était un cheval d’exception. En qui nous placions de grands espoirs. Mais par-dessus tout, c’est la façon dont il est mort qui est insupportable. Je veillerai à ce que tout soit fait pour retrouver les coupables.

Servaz vit le regard d’Éric Lombard se déplacer pour venir fixer l’objectif de la caméra et, à travers lui, les téléspectateurs — un regard qui était passé de la douleur à la colère, au défi et à la menace.

— Ceux qui ont fait ça doivent être bien conscients qu’ils ne m’échapperont pas — et que je suis un homme assoiffé de justice.

Servaz jeta un coup d’œil autour de lui. Tout le monde fixait l’écran du téléviseur. Pas mal, se dit-il, joli numéro. Préparé à l’avance, c’était évident, mais qui n’en dégageait pas moins une sincérité brutale. Servaz se demanda jusqu’où un homme comme Éric Lombard était capable d’aller dans l’exécution de cette menace. Il passa les deux heures suivantes à essayer de faire le bilan des choses qu’ils savaient et de celles qu’ils ignoraient. Évidemment, à ce stade, les secondes l’emportaient largement sur les premières. Lorsque Irène Ziegler apparut enfin sur le trottoir, derrière la vitre, il resta un instant sans voix : elle avait revêtu une combinaison de motarde en cuir noir bardé de protections rigides en métal gris aux épaules et aux genoux, chaussé des bottes renforcées à la pointe et au talon et elle tenait un casque intégral à la main. Une amazone… Il fut de nouveau frappé par sa beauté. Il s’aperçut qu’elle était presque aussi belle que Charlène Espérandieu, mais dans un genre différent — plus sportif, moins sophistiqué. Charlène ressemblait à une gravure de mode, Irène Ziegler à une championne de surf. De nouveau, il se sentit troublé. Il se remémora les pensées qu’il avait eues en voyant l’anneau dans sa narine. Irène Ziegler était une femme attirante, incontestablement.

Servaz regarda sa montre. Déjà 11 heures.

— Alors ? dit-il.

Elle lui expliqua que l’autopsie ne leur avait pas appris grand-chose, sinon que l’animal avait été dépecé post mortem. Marchand était venu. Le légiste avait laissé entendre que le cheval avait probablement été drogué, l’analyse toxicologique le confirmerait. À la sortie, le patron du centre équestre avait paru soulagé. Il avait finalement accepté que l’animal parte à l’équarrissage. Sauf la tête, que son patron comptait récupérer. D’après Marchand, il voulait la faire empailler pour la mettre au mur.

— La mettre au mur ? répéta Servaz, incrédule.

— Vous croyez qu’ils sont coupables ? demanda la gendarme.

— Qui ça ?

— Les vigiles.

— Je ne sais pas.

Il sortit son téléphone portable et composa le numéro du château. Une voix féminine lui répondit.

— Commandant Servaz, de la brigade criminelle de Toulouse. Je voudrais parler à Éric Lombard.

— Quel nom dites-vous ?

— Servaz.

— Ne quittez pas.

Une sonnerie interminable. Puis une voix d’homme entre deux âges, cette fois.

— Oui ?

— Je voudrais parler à Éric Lombard.

— De la part… ?

— Commandant Servaz, brigade criminelle.

— C’est à quel sujet ?

Servaz sentit aussitôt la moutarde lui monter au nez.

— Écoutez, c’est votre patron qui a demandé à me voir. J’ai un tas de choses à faire en dehors de ça. Alors, je n’ai pas de temps à perdre !

— Épelez-moi votre nom distinctement et rappelez-moi la raison de votre appel, dit l’homme au bout du fil imperturbablement. M. Lombard non plus n’a pas de temps à perdre.

L’arrogance de l’homme laissa Servaz sans voix. Il faillit raccrocher, mais se retint.

— Servaz, S, E, R, V, A, Z. C’est au sujet de son cheval, Freedom.

— Vous ne pouviez pas le dire plus tôt ? Ne quittez pas.

L’homme revint en ligne au bout de vingt secondes.

— M. Lombard vous attend à 15 heures cet après-midi.

Ce n’était pas une invitation, c’était un ordre.


En pénétrant sur les terres d’Éric Lombard, ils eurent le sentiment d’entrer dans un conte de fées. Ils avaient abandonné moto et voiture sur le parking de la gendarmerie à Saint-Martin et emprunté une voiture de service. La même route que la dernière fois : celle qui menait au centre équestre mais, au lieu de tourner à gauche dans la forêt, ils continuèrent tout droit.

Ils roulèrent ensuite à travers un paysage aéré et vallonné de prairies plantées de tilleuls, de chênes, de sapins et d’ormes. Le domaine était très vaste, il s’étendait à perte de vue. Partout, il y avait des barrières, des chevaux dans les prés et des engins agricoles garés au bord des chemins, prêts à servir. La neige subsistait par endroits mais l’air était lumineux et clair. Servaz pensa à un ranch dans le Montana ou à une hacienda en Argentine. Dans un premier temps, ils aperçurent de loin en loin des écriteaux « PROPRIÉTÉ PRIVÉE / DÉFENSE D’ENTRER » fixés au tronc des arbres et aux barrières le long des champs. Mais pas de clôture. Puis, cinq kilomètres plus loin, ils découvrirent le mur de pierre. Il faisait quatre mètres de haut et barrait une partie du paysage. Des bois s’étendaient au-delà. Ils freinèrent devant les grilles. Une plaque en granit était vissée sur l’un des piliers.

Servaz lut « CHÂTEAU-BLANC » en lettres dorées.

Au sommet du pilier, une caméra pivota. Ils n’eurent pas à descendre pour parler dans l’interphone : les grilles s’ouvrirent presque immédiatement.

Ils roulèrent encore un bon kilomètre le long d’une allée bordée de chênes centenaires. La route, rectiligne, impeccablement asphaltée, formait un glacis noir sous les branches tordues des grands arbres. Servaz vit la demeure venir lentement vers eux du fond du parc. Quelques instants plus tard, ils se garaient devant un parterre de bruyères d’hiver et de camélias rose pâle recouverts par la neige. Servaz fut déçu : le château était moins grand que prévu. Mais un second examen corrigea aussitôt cette impression : c’était un édifice d’une beauté enfantine, probablement construit à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe, moitié château de la Loire, moitié manoir anglais. Un château de conte de fées… Devant les fenêtres du rez-de-chaussée se dressait une rangée de grands buis taillés en forme d’animaux : un éléphant, un cheval, une girafe et un cerf, qui se détachaient sur la neige. À gauche, vers l’est, Servaz aperçut un jardin à la française avec des statues pensives et des bassins. Une piscine bâchée et un court de tennis. Une vaste orangerie dans le fond, avec un tas d’antennes bizarres sur le toit.

Il se souvint des chiffres lus sur Internet : Éric Lombard était l’une des premières fortunes de France, et l’un de ses citoyens les plus influents. Il était à la tête d’un empire présent dans plus de soixante-dix pays. Il était probable que l’ancienne orangerie avait été transformée en centre de communication ultramoderne. Ziegler claqua sa portière.

— Regardez.

Elle montrait les arbres. Il suivit des yeux la direction indiquée. Compta une trentaine de caméras fixées aux troncs, entre les branches. Elles devaient couvrir tout le périmètre. Aucun angle mort. Quelque part dans le château, on les observait. Ils suivirent une allée gravillonnée entre les massifs de fleurs et passèrent entre deux lions accroupis taillés dans le buis. Chacun faisait cinq mètres de haut. Étrange, pensa Servaz. On dirait un jardin conçu pour le divertissement d’enfants très riches. Mais il n’avait lu nulle part qu’Éric Lombard eût des enfants. Au contraire, la plupart des articles parlaient d’un célibataire endurci et de ses nombreuses conquêtes. Ou bien ces sculptures de verdure dataient-elles de son enfance à lui ? Un homme d’une soixantaine d’années les attendait en haut des marches. Grand, vêtu de noir. Il posa sur eux un regard dur comme la glace. Bien qu’il le vît pour la première fois, Servaz sut immédiatement à qui il avait affaire : l’homme à qui il avait parlé au téléphone — et il sentit sa colère revenir. Le type les accueillit sans sourire et leur demanda de le suivre avant de tourner les talons. Le ton employé indiquait qu’il s’agissait, là encore, moins d’une demande que d’un ordre.

Ils franchirent le seuil.

Une enfilade de salons vastes, vides et sonores, qui traversait de part en part toute la profondeur du bâtiment, car ils distinguaient la clarté du jour à l’autre bout de la bâtisse, comme provenant du fond d’un tunnel. L’intérieur était monumental. Les fenêtres du premier étage éclairaient en réalité le hall, le plafond étant très lointain. L’homme en noir les précéda à travers le hall et un premier salon dépourvu de mobilier avant de se diriger vers une double porte sur leur droite. Une bibliothèque aux murs couverts de livres anciens, dont les quatre hautes portes-fenêtres donnaient sur la forêt. Éric Lombard se tenait devant l’une d’elles. Servaz le reconnut immédiatement, bien qu’il leur tournât le dos. L’homme d’affaires parlait dans un casque-micro.

— La police est là, dit l’homme en noir d’un ton mi-déférent, mi-méprisant pour les visiteurs.

— Merci, Otto.

Otto quitta la pièce. Lombard termina sa conversation en anglais, ôta son casque-microphone qu’il posa sur une table de chêne. Son regard s’attarda sur eux. Servaz d’abord, Ziegler ensuite, plus longuement — avec une brève lueur d’étonnement pour sa tenue. Il sourit chaleureusement.

— Veuillez excuser Otto. Il s’est trompé d’époque. Il a parfois tendance à me prendre pour un prince ou un roi, mais c’est aussi quelqu’un sur qui je peux compter en toutes circonstances.

Servaz ne dit rien. Il attendait la suite.

— Je sais que vous êtes très occupés. Et que vous n’avez pas de temps à perdre. Moi non plus. Je tenais énormément à ce cheval. C’était un animal merveilleux. Je veux être sûr que tout, absolument tout sera fait pour retrouver celui qui a commis cette abomination.

Il les scruta de nouveau. Il y avait de la tristesse dans ses yeux bleus, mais aussi de la dureté et de l’autorité.

— Ce que je veux que vous compreniez, c’est que vous pouvez m’appeler à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, me poser toutes les questions que vous jugerez utiles, même les plus saugrenues. Je vous ai demandé de venir afin de m’assurer que vous ne négligerez aucune piste, aucun moyen de boucler cette enquête. Ce que je veux, c’est que toute la lumière soit faite et on m’a garanti que vous étiez d’excellents enquêteurs. (Il sourit, puis le sourire disparut.) Dans le cas contraire, si vous veniez à faire preuve de négligence, à traiter cette affaire par-dessus la jambe sous prétexte qu’il ne s’agit que d’un cheval, je me montrerais impitoyable.

La menace n’était même pas voilée. Ce que je veux… L’homme était sans détours. Il n’avait pas de temps à perdre et il allait droit au but. Du coup, il parut presque sympathique à Servaz. Tout comme son amour pour cet animal.

Mais Irène Ziegler ne l’entendait visiblement pas de cette oreille. Servaz vit qu’elle était devenue très pâle.

— Vous n’obtiendrez rien par la menace, riposta-t-elle avec une colère froide.

Lombard la fixa. D’un coup, son visage se radoucit et il afficha une mine sincèrement contrite.

— Je vous demande pardon. Je suis sûr que vous êtes tous deux parfaitement compétents et consciencieux. Vos supérieurs ne tarissent pas d’éloges à votre sujet. Je suis un idiot. Ces… événements m’ont bouleversé. Acceptez mes excuses, capitaine Ziegler. Elles sont sincères.

Ziegler hocha la tête à contrecœur mais elle ne dit rien de plus.

— Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, intervint Servaz, j’aimerais que nous commencions tout de suite à vous poser des questions, puisque nous sommes là.

— Bien sûr. Suivez-moi. Permettez-moi de vous offrir un café.

Éric Lombard ouvrit une autre porte dans le fond. Un salon. Le soleil traversait les portes-fenêtres et tombait sur le cuir de deux canapés et une table basse, sur laquelle on avait disposé un plateau portant trois tasses et une aiguière. Servaz jugea cette dernière ancienne et de grand prix. Comme le reste du mobilier. Tout était déjà prêt, y compris le sucre, des viennoiseries et un pot de lait.

— Ma première question, attaqua Servaz sans préambule, voyez-vous quelqu’un qui aurait pu commettre ce crime, qui aurait du moins une raison pour le faire ?

Éric Lombard était en train de servir le café.

Il interrompit son geste pour plonger son regard dans celui de Servaz. Ses cheveux blonds se reflétaient dans le grand miroir derrière lui. Il portait un chandail à col roulé écru et un pantalon de laine grise. Et il était très bronzé.

Ses yeux clairs ne cillèrent pas quand il répondit :

— Oui.

Servaz tressaillit. À côté de lui, Ziegler avait réagi aussi.

— Et non, ajouta-t-il aussitôt. Ce sont là deux questions en une : oui, je connais un tas de gens qui auraient des raisons pour le faire. Non, je ne vois personne qui soit capable de l’avoir fait.

— Précisez votre pensée, dit Ziegler, agacée. Pourquoi auraient-ils des raisons de tuer ce cheval ?

— Pour me faire mal, pour se venger, pour m’impressionner. Vous vous en doutez : dans mon métier et avec ma fortune, on se fait des ennemis, on suscite des jalousies, on vole des marchés à des concurrents, on rejette des offres, on pousse des gens à la ruine, on licencie des centaines de personnes… Si je devais dresser une liste de tous ceux qui me détestent, elle aurait la taille d’un annuaire.

— Vous ne pourriez pas être un tout petit peu plus précis ?

— Malheureusement, non. Je comprends votre raisonnement : on a tué mon cheval préféré et on l’a accroché en haut d’un téléphérique qui m’appartient. C’est donc à moi qu’on en veut. Tout me désigne, je suis bien d’accord avec vous. Mais je n’ai pas la moindre idée de celui qui a fait ça.

— Pas de menaces écrites ou verbales, de lettres anonymes ?

— Non.

— Votre groupe est présent dans soixante-quinze pays, dit Servaz.

— Soixante-dix-huit, corrigea Lombard.

— Entretient-il des rapports même indirects avec des mafias, avec le crime organisé ? J’imagine qu’il y a des pays où ce genre de… contact est plus ou moins inévitable.

De nouveau, Lombard fixa Servaz intensément, mais sans agressivité cette fois. Il s’autorisa même un sourire.

— Vous êtes direct, commandant. Vous pensez peut-être à cette tête de cheval coupée dans Le Parrain ? Non, mon groupe n’a pas de rapports avec le crime organisé. En tout cas, pas que je sache. Je ne dis pas qu’il n’y a pas quelques pays où nous devons fermer les yeux sur certains agissements, en Afrique ou en Asie, mais il s’agit, parlons net, de dictatures, pas de mafias.

— Ça ne vous gêne pas ? demanda Ziegler.

Lombard leva un sourcil.

— De faire des affaires avec des dictateurs, précisa-t-elle.

Lombard sourit de nouveau d’un air indulgent — mais ce sourire était celui d’un monarque qui hésiterait entre rire de l’impertinence d’un de ses sujets et le faire décapiter sur-le-champ.

— Je ne crois pas que répondre à cette question vous aide beaucoup dans votre enquête, répondit-il. Et sachez aussi que je ne suis pas le seul maître à bord, contrairement aux apparences dans beaucoup de domaines, nous avons des partenaires, dont l’État français est le premier. Il y a parfois des aspects « politiques » que je ne maîtrise pas.

Direct mais sachant aussi manier la langue de bois quand il le fallait, pensa Servaz.

— Il y a une chose que j’aimerais comprendre. C’est comment personne n’a pu entendre ni voir quoi que ce soit, ni au centre équestre, ni à la centrale. On ne trimballe pas un cheval mort comme ça en pleine nuit.

Le visage de Lombard s’assombrit.

— Vous avez raison. C’est une question que je me suis posée, moi aussi. Il y a forcément quelqu’un qui ment. Et j’aimerais beaucoup savoir qui, ajouta-t-il d’un ton lourd de menaces.

Il reposa la tasse si violemment qu’ils sursautèrent.

— J’ai convoqué tout le monde, le personnel de la centrale de jour et de nuit, les employés du haras. Je les ai tous interrogés un par un en arrivant. Ça m’a pris quatre heures. Vous me croirez sans peine si je vous dis que j’ai exercé sur eux toutes les pressions dont je suis capable. Personne n’a rien entendu, cette nuit-là. C’est bien sûr impossible. Je n’ai aucun doute sur la sincérité de Marchand et d’Hector ils n’auraient jamais fait de mal aux chevaux et ils sont au service de la famille depuis très longtemps. Ce sont des hommes droits, compétents, et mes rapports avec eux ont toujours été excellents. Ils font pour ainsi dire partie de la famille. Vous pouvez les rayer de votre liste. Idem pour Hermine. C’est une chic fille, qui adorait Freedom. Et cette histoire l’a terrassée.

— Vous êtes au courant que les vigiles ont disparu ? demanda Servaz.

Lombard fronça les sourcils.

— Oui. Ce sont les seuls que je n’ai pas interrogés.

— Ils sont deux et il a fallu au moins deux personnes pour suspendre ce cheval là-haut. Et ils ont un casier judiciaire.

— Deux suspects idéals, commenta Lombard d’un air dubitatif.

— Vous n’avez pas l’air convaincu ?

— Je ne sais pas… Pourquoi ces deux types auraient été accrocher Freedom à l’endroit même où ils travaillaient ? C’était le meilleur moyen d’attirer les soupçons sur eux, non ?

Servaz hocha la tête en signe d’approbation.

— Ils ont quand même pris la poudre d’escampette, objecta-t-il.

— Mettez-vous à leur place. Avec leurs casiers. N’en prenez pas ombrage, mais ils savent bien que quand la police tient un coupable, elle va rarement voir plus loin.

— Qui les a embauchés ? demanda Ziegler. Que savez-vous à leur sujet ? Je parie que vous vous êtes renseigné depuis hier.

— Exact. C’est Marc Morane, le directeur de la centrale, qui les a engagés. Dans le cadre d’un programme de réinsertion d’anciens détenus de la centrale de Lannemezan.

Il ne s’agissait pas d’une centrale électrique, cette fois, mais pénitentiaire.

— Ont-ils déjà été mêlés à des histoires au sein de la centrale ?

— Morane m’a assuré que non.

— Des employés ont-ils été licenciés à la centrale ou au domaine ces dernières années ?

Lombard les regarda à tour de rôle. Ses cheveux, sa barbe et ses yeux bleus lui donnaient vraiment l’air d’un séduisant loup de mer. Il ressemblait à ses photos.

— Je ne m’occupe pas de ces détails. La gestion du personnel n’est pas de mon ressort. Pas plus, bien entendu, que celle de petites structures comme la centrale. Mais vous pourrez avoir accès à tous les dossiers du personnel et mes collaborateurs sont à votre disposition. Ils ont tous reçu des ordres dans ce sens. Ma secrétaire va vous envoyer une liste de noms et de numéros de téléphone. N’hésitez pas à les solliciter. Si l’un d’eux vous fait des difficultés, appelez-moi. Je vous l’ai dit, en ce qui me concerne, cette affaire est de la plus haute importance — et je suis moi-même à votre disposition vingt-quatre heures sur vingt-quatre. (Il sortit une carte de visite et la tendit à Ziegler.) Par ailleurs, vous avez vu l’usine hydroélectrique : elle est vétuste et pas vraiment rentable. Nous ne la conservons que pour des raisons liées à l’histoire du groupe et de la famille. Marc Morane, son directeur actuel, ajouta-t-il, je le connais depuis l’enfance : on était à l’école primaire ensemble. Mais je ne l’avais pas revu depuis des années.

Servaz comprit que cette dernière remarque était destinée à hiérarchiser les intervenants. Pour l’héritier de l’empire, le directeur de la centrale n’était qu’un employé parmi d’autres, tout en bas de l’échelle, au même niveau ou presque que ses ouvriers.

— Combien de jours par an passez-vous ici, monsieur Lombard ? demanda la gendarme.

— Voilà une question difficile : laissez-moi réfléchir… disons entre six et huit semaines. Pas plus. Je passe bien sûr plus de temps dans mon appartement parisien que dans ce vieux château. J’en passe aussi beaucoup à New York. Et, à vrai dire, je suis en voyage d’affaires la moitié du temps. Mais j’adore venir ici, surtout pendant la saison de ski et l’été, profiter de mes chevaux. J’ai d’autres haras, comme vous le savez peut-être. Mais c’est ici que j’ai vécu l’essentiel de mon enfance et de mon adolescence, avant que mon père ne m’envoie faire mon éducation ailleurs. Cette demeure peut vous paraître sinistre, mais je m’y sens pourtant chez moi. J’y ai vécu tant de choses, bonnes et mauvaises. Mais même les mauvaises finissent par paraître bonnes avec le temps : la mémoire fait son travail…

Sa voix s’était comme voilée sur la fin. Servaz se raidit, tous les sens en alerte. Il attendit la suite, mais elle ne vint pas.

— Qu’est-ce que vous voulez dire par « des choses bonnes ou mauvaises » ? demanda doucement Ziegler à côté de lui.

Lombard balaya la question d’un geste.

— Aucune importance. Tout ça est si loin… Cela n’a aucun rapport avec la mort de mon cheval.

— Il nous appartient d’en juger, répliqua Ziegler.

Lombard hésita.

— Disons qu’on pourrait penser que la vie d’un petit garçon comme moi dans un lieu pareil était idyllique, mais c’était loin d’être le cas…

— Vraiment ? dit la gendarme.

Servaz vit l’homme d’affaires lui lancer un regard prudent.

— Écoutez, je ne crois pas que…

— Que quoi ?

— Laissez tomber. Ça ne présente pas d’intérêt…

À côté de lui, Servaz entendit Ziegler soupirer.

— Monsieur Lombard, dit la gendarme, vous nous avez mis la pression en disant que si nous traitions cette affaire par-dessus la jambe, nous allions le regretter. Et vous nous avez invités à ne négliger aucune piste, même la plus saugrenue. Nous sommes des enquêteurs, pas des fakirs ou des devins. Nous avons besoin d’en savoir le plus possible sur le contexte de cette enquête. Qui sait si l’origine de cette boucherie n’a pas un lien avec le passé ?

— C’est notre métier de trouver des connexions et des mobiles, renchérit Servaz.

Lombard les fixa l’un après l’autre, et ils devinèrent qu’il soupesait mentalement le pour et le contre. Ni Ziegler ni lui ne bougeaient. L’homme d’affaires hésita encore un peu, puis il haussa les épaules.

— Laissez-moi vous parler d’Henri et de Édouard Lombard, mon père et mon grand-père, dit-il soudain. C’est une histoire assez édifiante. Laissez-moi vous dire qui était vraiment Henri Lombard. Un homme froid comme la glace, dur comme la pierre, d’une rigidité absolue. Un homme violent et égoïste aussi. Et un fanatique de l’ordre, comme son père avant lui.

La stupéfaction se peignit sur le visage de Ziegler ; Servaz, de son côté, retenait son souffle. Lombard s’interrompit de nouveau. L’homme d’affaires resta un moment à les dévisager. Les deux enquêteurs attendirent la suite en silence, le silence s’éternisa.

— Comme vous le savez peut-être, l’entreprise Lombard a vraiment commencé à prospérer pendant la Seconde Guerre mondiale. Il faut dire que mon père et mon grand-père ne virent pas du tout d’un mauvais œil l’arrivée des Allemands. Mon père avait alors à peine vingt ans, c’est mon grand-père qui dirigeait l’entreprise, ici et à Paris. Une des périodes les plus prospères de son histoire — elle fit de très bonnes affaires avec ses clients nazis.

Il s’inclina en avant. Son geste fut inversement reproduit par le miroir dans son dos — comme si la copie se désolidarisait de ce qu’allait dire l’original.

— À la Libération, mon grand-père fut jugé pour collaboration, condamné à mort puis, finalement, gracié. Il fut détenu à Clairvaux où, soit dit en passant, il eut comme voisin Rebatet. Puis libéré en 1952. Il mourut un an plus tard d’une crise cardiaque. Entre-temps, son fils Henri avait pris les commandes. Il entreprit de développer l’affaire familiale, de la diversifier et de la moderniser. Contrairement à son père, le mien — malgré ou peut-être à cause de son jeune âge — avait senti le vent tourner dès 1943 et, à l’insu de mon grand-père, il s’était rapproché de la Résistance et du gaullisme. Pas par idéal, non. Par pur opportunisme. C’était un homme brillant, clairvoyant même. À partir de Stalingrad, il a compris que les jours du IIIe Reich étaient comptés et il a joué sur les deux tableaux : les Allemands d’un côté, la Résistance de l’autre. C’est mon père qui a fait du groupe Lombard ce qu’il est, dans les années 1950, 1960 et 1970. Après la guerre, il a su tisser un réseau de relations décisif parmi les barons du gaullisme et les anciens de la Résistance replacés à des postes-clefs. C’était un grand capitaine d’industrie, un bâtisseur d’empire, un visionnaire — mais à la maison c’était un tyran, un père et un époux brutal, insensible et distant. Physiquement, c’était un homme qui en imposait : grand, longiligne, toujours vêtu de noir. Les gens de Saint-Martin le respectaient ou le détestaient, mais tous le craignaient. Un homme éprouvant un immense amour pour lui-même et n’en ayant plus à donner aux autres. Pas même à sa femme ou à ses enfants…

Éric Lombard se leva. Servaz et Ziegler le virent se diriger vers un bahut. Il attrapa une photo encadrée et la tendit à Servaz. Des vêtements sombres, une chemise d’une blancheur immaculée, un homme grand au visage sévère, avec des yeux étincelants de rapace, un long nez plein de vigueur et des cheveux blancs. Henri Lombard ne ressemblait guère à son fils. Plutôt à un clergyman ou à un prédicateur fanatique. Servaz ne put s’empêcher de penser à son propre père, homme mince et racé dont le visage refusait de se fixer sur la plaque photographique de sa mémoire.

— À la maison comme dans ses sociétés, mon père faisait régner la terreur. Il exerçait une véritable violence psychologique et même physique sur ses employés, sur sa femme et sur ses enfants. (Servaz discerna une fêlure dans la voix de Lombard. L’aventurier des temps modernes, l’icône des magazines avait cédé la place à quelqu’un d’autre.) Ma mère est morte d’un cancer à l’âge de quarante-neuf ans. C’était sa troisième femme. Pendant les dix-neuf années où elle a été mariée avec mon père, elle n’a cessé de subir sa tyrannie, ses colères, ses sarcasmes — et ses coups. Il a aussi viré de nombreux domestiques et des employés. Je fais partie d’un milieu où la dureté est une qualité. Mais celle de mon père allait au-delà de l’acceptable. Son cerveau était dévoré par les ombres.

Servaz et Ziegler se regardèrent. L’un comme l’autre étaient conscients que c’était une histoire incroyable que l’héritier de l’empire leur servait : n’importe quel paparazzi en aurait fait son miel. Éric Lombard avait apparemment décidé de leur faire confiance. Pourquoi ? Soudain, Servaz comprit. Au cours des dernières vingt-quatre heures, l’homme d’affaires avait probablement passé quantité de coups de fil. Servaz se remémora encore une fois les chiffres vertigineux lus sur la Toile et il sentit un désagréable chatouillis courir le long de sa colonne vertébrale. Éric Lombard avait assez d’argent et de pouvoir pour obtenir n’importe quelle information. Brusquement, le policier se demanda s’il n’avait pas diligenté une enquête parallèle, une enquête dans l’enquête — qui concernerait non seulement la mort de son cheval, mais qui s’intéresserait aussi de très près aux enquêteurs officiels. C’était évident. Lombard en savait sans doute autant sur eux qu’ils en savaient sur lui.

— C’est une information importante, estima finalement Ziegler. Vous avez bien fait de nous la communiquer.

— Vous croyez ? J’en doute. Toutes ces histoires sont enterrées depuis longtemps. Bien entendu, ce que je viens de vous dire est strictement confidentiel.

— Si ce que vous dites est exact, dit Servaz, nous avons un mobile : la haine, la vengeance. De la part d’un ancien employé, par exemple, d’une ancienne relation, d’un vieil ennemi de votre père.

Lombard secoua la tête, sceptique.

— Dans ce cas, pourquoi si tard ? Il y a onze ans que mon père est mort.

Il était sur le point d’ajouter quelque chose lorsque le portable d’Irène Ziegler bourdonna. Elle consulta le numéro et les regarda.

— Excusez-moi.

La gendarme se leva et s’éloigna dans un coin de la pièce.

— Votre père est né en 1920 si je ne me trompe pas, continua Servaz. Et vous en 1972. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il vous a eu sur le tard. Il a eu d’autres enfants ?

— Ma sœur Maud. Née en 1976, quatre ans après moi. Tous les deux, nous sommes issus de son troisième et dernier mariage. Il n’a pas eu d’enfants avant celui-là. Pourquoi, je n’en sais rien. Officiellement, il avait rencontré ma mère à Paris dans un théâtre où elle était actrice…

De nouveau, Lombard parut se demander jusqu’où il pouvait aller dans la confidence. Il sonda Servaz, les yeux dans les yeux, puis se décida.

— Ma mère était effectivement une assez bonne actrice, mais elle n’a jamais mis les pieds sur une scène ni dans un théâtre, du moins ailleurs que dans le public — et pas davantage sur un plateau de cinéma. Son talent consistait plutôt à jouer la comédie pour une seule personne à la fois : les hommes d’âge mûr et fortunés qui payaient très cher sa compagnie. Il semble qu’elle ait eu une clientèle fidèle de riches hommes d’affaires. Elle était très demandée. Mon père était l’un des plus assidus. Sans doute a-t-il été jaloux très vite. Il la voulait pour lui tout seul. Comme pour tout le reste, il lui fallait être le premier — et écarter ses rivaux d’une manière ou d’une autre. Alors, il l’a épousée. Ou plutôt, dans son optique à lui, il l’a « achetée ». À sa façon. Il n’a jamais cessé de la considérer comme une… pute, même après leur mariage. Quand mon père l’a épousée, il avait cinquante et un ans, elle en avait trente. De son côté, elle a dû juger que sa « carrière » arrivait à son terme et qu’il était temps de penser à sa reconversion. Mais elle ignorait que l’homme qu’elle épousait était violent. Elle en a bavé.

Éric Lombard s’assombrit d’un coup. Il n’a jamais pardonné à son père. Servaz réalisa en frissonnant qu’il existait une étroite parenté entre Lombard et lui : pour l’un comme pour l’autre, les souvenirs familiaux constituaient un millefeuille de joies et de souffrance, d’instants solaires et d’horreur. Du coin de l’œil, il surveillait Ziegler. Elle parlait toujours dans son téléphone, à l’autre bout de la pièce, dos tourné aux deux hommes.

Elle se retourna brusquement et son regard croisa celui de Servaz.

Il fut aussitôt en alerte : quelque chose venait d’être dit au téléphone qui l’avait bouleversée.

— Toutes ces choses sur vos parents, qui vous les a apprises ?

Lombard eut un rire sans joie.

— J’ai engagé un journaliste, il y a quelques années, pour fouiner dans l’histoire familiale. (Il hésita un court instant.) Depuis longtemps, je voulais en savoir plus sur mon père et ma mère, j’étais bien placé pour savoir qu’ils ne formaient pas un couple harmonieux, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais je ne m’attendais pas à un tel déballage. Ensuite, j’ai acheté le silence de ce journaliste. Cher. Mais ça en valait la peine.

— Et depuis, aucun autre journaliste n’est venu mettre son nez là-dedans ?

Lombard fixa Servaz. Il était redevenu l’homme d’affaires intraitable.

— Si. Bien sûr. Je les ai tous achetés. Un par un. J’ai dépensé des fortunes… Mais, au-delà d’une certaine somme, tout le monde est à vendre…

Il fixa Servaz et le flic comprit le message : même vous. Servaz sentit la colère le gagner. Une telle arrogance l’exaspérait. Mais, en même temps, il sut que l’homme qui lui faisait face avait raison. Peut-être aurait-il eu la force de refuser pour lui-même, au nom du code éthique qu’il avait adopté à son entrée dans la police. Mais, à supposer qu’il eût été journaliste et que l’homme en face de lui eût proposé pour sa fille les meilleures écoles, les meilleurs professeurs, les meilleures universités et, plus tard, une place assurée dans le métier dont elle rêvait : aurait-il eu le courage de refuser un tel avenir à Margot ? D’une certaine façon, Lombard avait raison : au-delà de certaines limites, tout le monde était à vendre. Le père avait acheté sa femme ; le fils achetait des journalistes — et sans doute aussi des hommes politiques : Éric Lombard était plus proche de son père qu’il ne le croyait.

Servaz n’avait plus de questions.

Il reposa sa tasse vide. Ziegler les rejoignit. Il l’observa à la dérobée. Elle était tendue et inquiète.

— Bien, à présent, dit Lombard froidement, j’aimerais savoir si vous avez une piste.

La sympathie que Servaz avait ressentie un instant disparut d’un coup ; ce type leur parlait à nouveau comme s’ils étaient ses larbins.

— Désolé, s’empressa-t-il de répondre avec un sourire de contrôleur fiscal. À ce stade, nous préférons éviter de commenter l’enquête avec toute personne impliquée dans celle-ci.

Lombard le dévisagea longuement. Servaz le vit distinctement hésiter entre deux options à nouveau la menace ou une retraite provisoire. Il choisit la seconde.

— Je comprends. De toute façon, je sais à qui m’adresser pour obtenir cette information. Merci d’être venus et d’avoir pris sur votre temps.

Il se leva. L’entretien était terminé. Il n’y avait rien à ajouter.

Ils refirent le chemin en sens inverse. Autour d’eux, les ténèbres gagnaient l’enfilade des salons. Dehors, le vent avait forci, il faisait gronder et bouger les arbres. Servaz se demanda s’il allait reneiger. Il regarda sa montre. 16 heures passées de quarante minutes. Le soleil déclinait ; les longues ombres des animaux en topiaire s’étiraient sur le sol. Il jeta un coup d’œil derrière lui, vers la façade du château, et découvrit Éric Lombard à l’une des nombreuses fenêtres de l’étage qui les observait, immobile. Il y avait deux hommes autour de lui, dont le dénommé Otto. Servaz repensa à son hypothèse : les enquêteurs faisant eux-mêmes l’objet d’une enquête. Dans le rectangle sombre de la fenêtre, Lombard et ses hommes de main ressemblaient à des reflets dans une glace. Tout aussi étranges, silencieux et inquiétants. Dès qu’ils furent remontés en voiture, il se tourna vers Ziegler.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Rosny-sous-Bois vient d’appeler. Ils ont terminé leurs analyses ADN.

Il la regarda, incrédule. Les prélèvements avaient été effectués à peine quarante-huit heures plus tôt. Aucune analyse ADN n’était réalisée en si peu de temps : les labos étaient débordés ! Quelqu’un de très haut placé avait dû mettre le dossier tout en haut de la pile.

— La plupart des traces d’adn trouvées dans la cabine — cheveux, salive, poils, ongles — correspondent bien aux ouvriers ou à des employés de la centrale. Mais ils ont aussi trouvé une trace de salive sur une vitre. Une trace appartenant à quelqu’un d’étranger à la centrale, quelqu’un qui est cependant fiché dans le FNAEG. Quelqu’un qui n’aurait jamais dû se trouver là…

Servaz se raidit. Le FNAEG était le fichier national des empreintes génétiques. Un fichier sujet à controverse : y était non seulement consigné l’ADN des violeurs, des meurtriers et des pédophiles, mais aussi celui de personnes ayant commis toutes sortes de délits mineurs allant du vol à l’étalage à la détention de quelques grammes de cannabis. Résultat : l’année précédente, le nombre de profils présents dans la base s’était élevé à 470 492. Le fichier avait beau être le plus juridiquement contrôlé de France, cette dérive préoccupait à juste titre avocats et magistrats. En même temps, cette tendance du fichier à s’étendre au-delà de ses limites naturelles avait déjà permis quelques beaux coups de filet, car la délinquance débordait souvent des cases dans lesquelles on voulait la ranger : un « pointeur » — le terme désignant un violeur dans l’argot des prisons — pouvait aussi être un monte-en-l’air ou un braqueur. Et des traces ADN retrouvées dans des cambriolages avaient déjà conduit à l’arrestation d’abuseurs sexuels en série.

— Qui ? demanda-t-il.

Ziegler lui lança un regard dérouté.

— Julian Hirtmann, ça vous dit quelque chose ?

Quelques flocons descendaient à nouveau dans l’air froid. Le vent de la folie avait fait irruption dans l’habitacle. Impossible ! lui cria son cerveau.

Servaz se souvenait d’avoir lu plusieurs articles dans La Dépêche du Midi à l’occasion du transfert du célèbre tueur en série suisse dans les Pyrénées. Des articles qui s’attardaient sur les mesures de sécurité exceptionnelles entourant ce transfert. Comment Hirtmann avait-il pu parvenir à quitter l’enceinte de l’Institut, commettre cet acte démentiel et réintégrer sa cellule ensuite ?

— C’est impossible, souffla Ziegler, faisant écho à ses propres pensées.

Il la fixait, toujours aussi incrédule. Puis il observa les flocons, à travers le pare-brise.

Credo quia absurdum, dit-il finalement.

— Encore du latin, constata-t-elle. Qui veut dire ?

— « Je le crois parce que c’est absurde. »

9

Diane était assise à son bureau depuis une heure quand sa porte s’ouvrit brusquement et se referma. Elle leva les yeux en se demandant qui pouvait bien entrer ainsi sans frapper et s’attendit à voir Xavier ou Lisa Ferney devant elle.

Personne.

Son regard s’attarda sur la porte fermée, perplexe. Des pas résonnèrent dans la pièce… Mais la pièce était vide… La lumière provenant de la fenêtre en verre dépoli avait une teinte bleu-gris et elle n’éclairait qu’un papier peint fané et un classeur métallique. Les pas s’arrêtèrent, on tira une chaise. D’autres pas — des talons de femme, cette fois — s’arrêtèrent à leur tour.

— Comment sont les pensionnaires aujourd’hui ? demanda la voix de Xavier.

Elle fixa le mur. Le bureau du psychiatre, les bruits provenaient de la pièce d’à côté. Pourtant, un mur très épais l’en séparait. Elle mit une demi-seconde à comprendre. Ses yeux se posèrent sur la bouche d’aération en haut du mur, dans le coin sous le plafond : les sons passaient par là.

— Nerveux, répondit Lisa Ferney. Tout le monde ne parle que de cette histoire de cheval. Ça les excite tous, on dirait.

L’étrange phénomène acoustique rendait chaque mot, chaque syllabe prononcés par l’infirmière chef parfaitement audibles.

— Augmentez les doses s’il le faut, dit Xavier.

— C’est déjà fait.

— Très bien.

Elle pouvait même saisir la moindre nuance, la moindre inflexion — y compris lorsque les voix n’étaient guère plus qu’un murmure. Elle se demanda si Xavier le savait. Probablement ne s’en était-il jamais aperçu. Il n’y avait personne dans cette pièce avant elle et Diane ne faisait pas beaucoup de bruit. Peut-être même les sons ne circulaient-ils que dans un sens. Elle occupait une petite pièce poussiéreuse de quatre mètres sur deux qui était auparavant un débarras — il y avait encore des boîtes d’archives empilées dans un coin. Cela sentait la poussière mais aussi autre chose — une odeur indéfinissable mais désagréable. On avait beau lui avoir installé en catastrophe un bureau, un ordinateur et un fauteuil, cela faisait à peu près le même effet que d’avoir son bureau dans un local poubelles.

— La nouvelle, qu’est-ce que tu en penses ? demanda Élisabeth Ferney.

Diane se redressa, prêtant l’oreille.

— Et toi, qu’est-ce que tu en penses ?

— Je ne sais pas, c’est bien ça le problème. Tu as pensé que la police va sûrement venir ici à cause de ce cheval ?

— Et alors ?

— Ils vont fouiner partout. Tu n’as pas peur ?

— Peur de quoi ? dit Xavier.

Un silence. Diane leva la tête vers le conduit d’aération.

— Pourquoi devrais-je avoir peur ? Je n’ai rien à cacher.

Mais la voix du psychiatre, même à travers une bouche d’aération, disait le contraire. Diane se sentit tout à coup très mal à l’aise. Elle était en train d’espionner malgré elle une conversation qui prendrait une tournure extrêmement embarrassante si on la surprenait. Elle sortit son téléphone portable de sa blouse et s’empressa de l’éteindre, bien qu’il y eût peu de chances pour qu’on l’appelât ici.

— À ta place, je me débrouillerais pour qu’ils en voient le moins possible, dit Lisa Ferney. Tu comptes leur montrer Julian ?

— Uniquement s’ils le demandent.

— Il faudrait peut-être que j’aille lui rendre une petite visite, dans ce cas.

— Oui.

Diane perçut le crissement de la blouse de Lisa Ferney lorsque celle-ci bougea, de l’autre côté. De nouveau, le silence.

— Arrête, dit Xavier au bout d’une seconde, ce n’est pas le moment.

— Tu es trop tendu, je pourrais t’aider.

Dans le conduit, la voix de l’infirmière chef s’était faite enjôleuse, caressante.

— Oh, bon Dieu, Lisa… si quelqu’un venait…

— Sale petit cochon, tu démarres au quart de tour.

— Lisa, Lisa, je t’en prie… Pas ici… Ô Seigneur, Lisa…

Diane sentit une violente rougeur enflammer ses joues. Depuis combien de temps Xavier et Lisa étaient-ils amants ? Le psychiatre n’était à l’Institut que depuis six mois. Puis elle se fit la réflexion qu’elle-même et Spitzner… Pourtant elle n’arrivait pas à placer ce qu’elle entendait sur le même plan. Peut-être était-ce dû à cet endroit, à toutes ces pulsions, haines, psychoses, colères, manies mijotant comme un brouet insalubre, mais il y avait dans cet échange quelque chose de profondément malsain.

— Tu veux que j’arrête, c’est ça ? susurra Lisa Ferney de l’autre côté. Dis-le. Dis-le et j’arrête.

Nooooon


— Allons-nous-en. On nous observe.

La nuit était tombée. Ziegler tourna la tête et découvrit à son tour Lombard derrière la fenêtre. Seul, à présent.

Elle mit le moteur en marche et fit demi-tour dans l’allée. Comme précédemment, les grilles s’ouvrirent devant eux. Servaz jeta un coup d’œil dans le rétroviseur. Il crut apercevoir la silhouette de Lombard s’éloignant de la fenêtre, qui elle-même rapetissait.

— Et les empreintes digitales, les autres prélèvements ? demanda-t-il.

— Pour l’instant, rien de probant. Mais ils sont loin d’avoir terminé. Il y a des centaines d’empreintes et de traces. Il y en a pour des jours. Jusqu’à présent, toutes semblent appartenir au personnel. Celui qui a fait le coup a utilisé des gants, c’est évident.

— Mais il a quand même laissé un peu de salive sur la vitre.

— Vous pensez à une sorte de message de sa part ?

Elle quitta un instant la route des yeux pour le regarder.

— Un défi… Qui sait ? dit-il. Rien dans cette affaire n’est à écarter.

— Ou un accident tout bête. Ça arrive plus souvent qu’on le croit, il suffit qu’il ait éternué près de la vitre.

— Que savez-vous sur ce Hirtmann ?

Ziegler mit en route les essuie-glaces : les flocons étaient de plus en plus nombreux dans le ciel sombre.

— C’est un tueur organisé. Ce n’est pas un tueur psychotique et délirant, comme certains pensionnaires de l’Institut, mais un grand pervers psychopathe, un prédateur social particulièrement redoutable et intelligent. Il a été condamné pour le meurtre de sa femme et de l’amant de celle-ci dans des circonstances atroces, mais il est aussi soupçonné du meurtre de près de quarante personnes. Uniquement des femmes. En Suisse, en Savoie, en Italie du Nord, en Autriche… Cinq pays au total. Seulement, il n’a jamais rien avoué. Et on n’a jamais rien pu prouver. Même dans le cas de sa femme, il n’aurait jamais été pris sans un concours de circonstances.

— Vous semblez bien connaître le dossier.

— Je me suis un peu intéressée à lui à mes moments perdus il y a seize mois, lorsqu’il a été transféré à l’Institut Wargnier. La presse en a parlé, à cette occasion. Mais je ne l’ai jamais rencontré.

— En tout cas, ça change tout. Il nous faut désormais partir de l’hypothèse qu’Hirtmann est bien l’homme que nous recherchons. Même si, de prime abord, ça semble impossible. Que savons-nous de lui ? Dans quelles conditions est-il enfermé à l’Institut ? Ces questions deviennent prioritaires.

Elle acquiesça d’un signe de tête, sans cesser de regarder la route.

— Il nous faut aussi réfléchir à ce que nous allons dire, ajouta Servaz. Aux questions que nous allons lui poser. Nous devons préparer cette visite. Je ne connais pas le dossier aussi bien que vous, mais c’est évident : Hirtmann n’est pas n’importe qui.

— Il y a aussi la question de complicités éventuelles à l’intérieur de l’Institut, souleva Ziegler. Et des failles dans la sécurité.

Servaz acquiesça.

— Il nous faut absolument une réunion préparatoire. Les choses viennent brusquement de se préciser, mais aussi de se compliquer. Nous devons envisager tous les aspects du problème avant de nous rendre là-bas.

Ziegler était d’accord. L’Institut devenait la priorité, mais ils n’avaient pas toutes les compétences requises, ni toutes les cartes en main.

— Le psy doit arriver de Paris lundi, dit-elle. Et je dois donner une conférence demain à Bordeaux sur les constats. Je ne vais quand même pas l’annuler à cause d’un cheval ! Je suggère que nous attendions lundi pour nous rendre à l’Institut.

— D’un autre côté, fit Servaz, si Hirtmann est vraiment derrière tout ça et qu’il a pu sortir de l’Institut, nous devons à tout prix nous assurer que d’autres pensionnaires ne puissent pas en faire autant.

— J’ai demandé des renforts au groupement départemental de Saint-Gaudens. Ils sont en route.

— Il faut contrôler tous les accès à l’Institut, fouiller toutes les voitures qui entrent et qui sortent, même celles du personnel. Et mettre des équipes en planque dans la montagne pour surveiller les alentours.

Ziegler hocha la tête.

— Les renforts prendront la relève cette nuit. J’ai aussi demandé du matériel pour la vision nocturne et le tir de nuit. Et la permission de doubler les effectifs sur place, mais ça m’étonnerait qu’on l’obtienne. On a aussi deux équipes cynophiles qui vont se joindre au dispositif. De toute façon, certaines des montagnes autour de l’Institut sont infranchissables sans équipement. La seule voie d’accès véritable est la route et la vallée. Cette fois, même s’il arrive à déjouer les systèmes de sécurité de l’Institut, Hirtmann ne pourra pas passer.

Il n’est plus question d’un cheval cette fois, se dit-il. Désormais, c’est beaucoup plus sérieux.

— Il y a une autre question à laquelle il va falloir répondre.

Elle lui jeta un regard interrogateur.

— Quel est le lien entre Hirtmann et Lombard ? Pourquoi diable s’en est-il pris à ce cheval ?


À minuit, Servaz ne dormait toujours pas. Il éteignit son PC — une antique bécane quasi préhistorique qui fonctionnait encore avec Windows 98 et dont il avait hérité après son divorce — et la lampe sur son bureau et il referma la porte derrière lui. Il traversa le living-room, tira la porte vitrée et sortit sur le balcon. La rue était déserte, trois étages plus bas. À part une voiture qui, de temps en temps, se frayait un passage entre la double rangée de véhicules garés pare-chocs contre pare-chocs. Comme la plupart des villes, celle-ci avait un sens aigu de l’espace occupé. Et, comme la plupart des villes, même quand ses habitants dormaient, celle-ci ne dormait jamais complètement. À toute heure, elle ronronnait et vrombissait comme une machine. En bas, des bruits de vaisselle montaient des cuisines d’un restaurant. L’écho d’une conversation — ou plutôt d’une dispute — entre un homme et une femme résonnait quelque part. Un type dans la rue faisait pisser son chien sur une voiture. Il rentra dans le séjour, fouilla dans sa collection de CD et mit la Huitième de Mahler, version Bernstein, à un niveau sonore décent. À cette heure-là, ses voisins du dessous, des couche-tôt, dormaient profondément : même les terribles coups de marteau de la Sixième ou le grand accord discordant de la Dixième ne seraient pas parvenus à les tirer de leur sommeil.

Julian Hirtmann

Le nom ressurgit encore une fois. Depuis qu’Irène Ziegler l’avait prononcé, quelques heures plus tôt, dans la voiture, il était dans l’air. Au cours des heures écoulées, Servaz avait cherché à en savoir le plus possible sur le pensionnaire de l’Institut Wargnier. Non sans stupeur, il avait découvert que Julian Hirtmann avait, comme lui, une prédilection pour la musique de Mahler. C’était quelque chose qu’ils avaient en commun. Il avait passé plusieurs heures à surfer sur Internet et à prendre des notes. Tout comme pour Éric Lombard, mais pour d’autres raisons, il avait trouvé des centaines de pages consacrées au Suisse sur la Toile.

Le mauvais pressentiment qu’avait Servaz depuis le début se répandait à présent comme un nuage toxique. Jusque-là, ils n’avaient qu’une histoire bizarre — la mort d’un cheval dans des circonstances insolites — qui n’aurait jamais pris de telles proportions si, au lieu d’un milliardaire, le propriétaire de l’animal avait été un fermier du coin. Et voilà qu’elle se trouvait reliée — sans qu’il pût comprendre ni comment ni pourquoi — à l’un des plus redoutables tueurs de l’ère moderne. Servaz avait tout à coup l’impression de se retrouver devant un long couloir plein de portes closes. Chacune cachait un aspect insoupçonné et inquiétant de l’enquête. Il redoutait de s’engager dans ce couloir et de les pousser. Dans son esprit, le couloir était bizarrement éclairé par une lampe rouge — rouge comme le sang, rouge comme la fureur, rouge comme un cœur qui bat. Tandis qu’il s’aspergeait le visage à l’eau froide, un nœud d’angoisse au ventre, il acquit la certitude que de nombreuses autres portes allaient bientôt s’ouvrir — révélant des pièces toutes plus obscures et sinistres les unes que les autres. Ce n’était qu’un début…

Julian Alois Hirtmann était détenu depuis bientôt seize mois dans l’unité A de l’Institut Wargnier, celle réservée aux prédateurs sociaux les plus dangereux, qui ne comptait en tout et pour tout que sept pensionnaires. Mais Hirtmann se distinguait des six autres à plus d’un titre :

1°) il était intelligent, contrôlé et la longue série de ses meurtres supposés n’avait jamais pu être prouvée ;

2°) il avait occupé, cas rare mais pas totalement exceptionnel pour un criminel en série, une position sociale élevée, puisqu’au moment de son arrestation il était procureur près le tribunal de Genève ;

3°) son arrestation — suite au « malheureux concours de circonstances » évoqué par Ziegler — et son procès avaient déclenché un imbroglio politico-criminel sans précédent dans la chronique judiciaire helvétique.

Le concours de circonstances évoqué par Ziegler était une invraisemblable histoire, qui aurait pu paraître cocasse si elle n’avait surtout été tragique et incroyablement sordide. Le soir du 21 juin 2004, tandis qu’un violent orage se déchaînait sur le lac Léman, Julian Hirtmann, en un geste de grandiose mansuétude, avait invité l’amant de sa femme à dîner dans sa propriété des bords du lac. Motif de cette invitation : il voulait « clarifier les choses et organiser entre gentlemen le départ d’Alexia ».

Sa ravissante épouse lui avait en effet annoncé qu’elle voulait le quitter pour vivre avec son amant, magistrat comme lui au tribunal de Genève. À la fin du repas, au cours duquel ils avaient écouté les sublimes Kindertotenlieder de Mahler et discuté les modalités du divorce (Servaz s’arrêta un instant sur cette information, interdit, en se demandant quel enquêteur scrupuleux l’avait notée : ces « Chants pour les enfants morts » étaient une de ses œuvres musicales préférées), Hirtmann avait sorti une arme et contraint le couple à descendre au sous-sol. Hirtmann et sa femme avaient transformé celui-ci en une « caverne de délices sadomasochistes » où ils organisaient des partouzes fréquentées par des amis de la bonne société genevoise. Hirtmann aimait en effet voir sa très belle femme prise et battue par plusieurs hommes, soumise à toutes sortes de tortures raffinées, menottée, enchaînée, fouettée et livrée à d’étranges machines en vente dans des boutiques spécialisées d’Allemagne et des Pays-Bas. Il n’en était pas moins devenu fou de jalousie en apprenant qu’elle s’apprêtait à le quitter pour un autre. Circonstance aggravante : il considérait l’amant de sa femme comme un individu parfaitement stupide et insipide.

Un des nombreux articles consultés par Servaz montrait Hirtmann posant en compagnie de sa future victime au tribunal de Genève.

L’homme semblait petit à côté du procureur — qui était très grand et maigre. Sur la photo, Servaz lui donnait la quarantaine. Le géant avait posé une main amicale sur l’épaule de l’amant et collègue, et il le couvait du regard comme un tigre couve sa proie. Rétrospectivement, Servaz se demanda si Hirtmann savait alors qu’il allait le tuer. La légende disait : Le procureur Hirtmann et sa future victime, le juge Adalbert Berger, en robe de magistrat, posant dans la salle des pas perdus.

Cette nuit du 21 juin, Hirtmann avait obligé l’amant et sa femme à se dévêtir et à s’allonger sur un lit du sous-sol, puis à boire du champagne jusqu’à ce qu’ils fussent ivres tous les deux. Il avait ensuite ordonné à l’amant de vider un magnum sur le corps d’Alexia étendue tremblante sur le lit, tout en répandant lui-même du champagne sur le corps de son amant. Ces libations terminées, il avait tendu à l’amant un des gadgets qui traînaient en ces lieux : l’objet ressemblait à une grosse perceuse électrique dont on aurait remplacé la mèche par un godemiché. De tels instruments, pour étranges qu’ils paraissent au commun des mortels, ne sont pas rares dans les boutiques spécialisées, et les invités des soirées des bords du lac en faisaient occasionnellement usage. Dans l’après-midi, Hirtmann avait soigneusement bricolé l’instrument, de telle sorte qu’en cas d’examen les fils électriques dénudés apparussent comme un défaut purement accidentel à un expert suspicieux. Il avait aussi remplacé le disjoncteur en parfait état de marche de son tableau électrique par un de ces disjoncteurs de contrefaçon totalement inefficaces qui circulent sur les marchés parallèles. Lorsque l’amant de sa femme eut introduit l’objet ruisselant dans le sexe de sa maîtresse, Hirtmann, sa main gantée de caoutchouc isolant, brancha l’appareil. Le résultat ne se fit pas attendre, le champagne étant visiblement un bon conducteur. Et Hirtmann aurait sans doute pris un plaisir très vif à contempler les corps secoués par des tremblements incontrôlables, poils et cheveux hérissés comme de la limaille de fer sur un aimant, si n’était intervenu à ce moment le « concours de circonstances » dont avait parlé Ziegler.

Du fait du disjoncteur défectueux, aucune coupure n’aurait pu sauver les deux amants de l’électrocution, la surtension eut toutefois une conséquence qu’Hirtmann n’avait pas prévue : elle déclencha le système d’alarme de la maison. Le temps qu’Hirtmann se ressaisisse et la diligente police suisse, alertée par le hurlement puissant de la sirène et par le voisinage, était à sa porte.

Le procureur n’avait pas perdu tout sang-froid pour autant. Comme il avait prévu de le faire un peu plus tard dans la soirée, il avait décliné son identité et sa qualité de magistrat et annoncé, effondré et confus, qu’un tragique accident venait de se produire au sous-sol. Puis il invita, honteux et bouleversé, les agents de police à descendre à la cave. C’est alors qu’intervint le deuxième concours de circonstances pour faire cesser la sirène — et paraître avoir secouru les amants —, Hirtmann avait été contraint de couper tardivement le courant ; le gendarme Christian Gander, de la police cantonale de Genève, déclara que, lorsque son collègue et lui-même étaient entrés dans la sinistre cave, l’une des victimes était encore vivante. C’était la femme d’Hirtmann, Alexia. Dans la lueur des torches, elle se réveilla soudain et elle eut le temps de désigner son bourreau d’un air terrifié avant de s’écrouler définitivement. Les deux gendarmes mirent alors le géant en joue et le menottèrent, malgré ses protestations et ses menaces. Puis ils passèrent deux appels : le premier aux secours, le second à la brigade criminelle de Genève. Arrivés sur les lieux quinze minutes plus tard, les renforts se livrèrent à une fouille systématique et trouvèrent assez rapidement le pistolet automatique — chargé et cran de sûreté ôté — glissé sous un meuble. Hirtmann fut emmené et une équipe de l’identité judiciaire appelée à son tour en renfort. L’analyse des restes du dîner devait démontrer que le procureur assassin avait aussi drogué ses victimes.

Ce furent des documents et des coupures de presse trouvés un peu plus tard dans le bureau d’Hirtmann qui firent le lien entre lui et une vingtaine de disparitions de jeunes femmes survenues au cours des quinze dernières années et jamais résolues. Tout à coup, l’affaire prenait une autre dimension : on passait d’un drame passionnel à un serial killer. L’ouverture d’un coffre à la banque permit d’exhumer plusieurs classeurs remplis de coupures de presse ; elles concernaient d’autres disparitions dans cinq pays : les Alpes françaises, les Dolomites, la Bavière, l’Autriche et la Suisse. Au total, une quarantaine de cas étalés sur vingt-cinq ans. Aucune de ces disparitions n’avait jamais été élucidée. Bien entendu, Hirtmann prétendit qu’il s’était intéressé à ces affaires d’un point de vue purement professionnel et il fit même preuve d’un certain sens de l’humour en déclarant qu’il soupçonnait ces jeunes femmes d’être les victimes d’un seul et même tueur. Ces derniers dossiers furent toutefois juridiquement disjoints de la première affaire — dont ils différaient tant par le mobile que par la nature même du crime.

À l’audience, Hirtmann révéla enfin sa vraie nature. Loin de chercher à minimiser ses penchants, il les étala au contraire avec complaisance. Une série de scandales retentissants éclata au cours du procès, car plusieurs membres du tribunal et de la bonne société genevoise avaient participé à ses soirées. Hirtmann donna leurs noms en pâture avec délectation, ruinant un nombre incalculable de réputations. L’affaire devint un séisme politico-criminel sans précédent mêlant sexe, drogue, argent, justice et médias. De cette période subsistaient de nombreuses photos parues dans la presse du monde entier et légendées : La maison de l’horreur (où l’on voyait la grande maison des bords du lac avec sa façade couverte de lierre), Le monstre sortant du tribunal (où Hirtmann apparaissait revêtu d’un gilet pare-balles et protégé par des policiers qu’il dépassait d’une bonne tête), Genève prise dans la tourmente, Untel accusé d’avoir participé aux orgies Hirtmann, etc.

Au cours de ses pérégrinations virtuelles, Servaz constata que certains internautes vouaient un véritable culte à Hirtmann. De nombreux sites lui étaient consacrés, la plupart le présentant non comme un fou criminel mais plutôt comme l’emblème du sadomasochisme ou — sans rire — de la volonté de puissance, comme un astre incandescent de la galaxie satanique ou même comme un surhomme nietzschéen et rock. Les forums s’avérèrent pires. Même lui, Servaz, en sa qualité de policier, n’aurait jamais imaginé qu’il y avait autant de dingos en circulation. Des individus s’affublant de pseudos aussi grotesques que 6-BORG, SYMPATHY FOR THE DEVIL ou DÉESSE KALI se répandaient en théories aussi fumeuses que leurs identités de contrefaçon. Servaz se sentit déprimé par tous ces univers de rechange, tous ces forums, tous ces sites. Il se dit qu’auparavant tous ces cinglés se seraient crus les seuls de leur espèce et qu’ils se seraient terrés dans leur coin. Aujourd’hui, grâce aux moyens de communication modernes, lesquels communiquent d’abord la sottise et la folie et — plus parcimonieusement — la connaissance, ils découvraient qu’ils n’étaient pas seuls, entraient en contact, et cela les confortait dans leur dinguerie. Servaz se rappela ce qu’il avait dit à Marchand et rectifia mentalement : la folie était bien une épidémie — mais ses deux vecteurs préférés étaient les médias et Internet.

Il se souvint brusquement du message de sa fille lui demandant s’il pourrait se libérer le samedi. Il regarda sa montre : 1 h 07. Samedi, c’était aujourd’hui. Servaz hésita. Puis il composa le numéro pour lui laisser un message sur son répondeur.

— Allô ?

Il tiqua. Elle avait répondu immédiatement — d’une voix si différente de celle qu’elle avait d’ordinaire qu’il se demanda s’il ne s’était pas trompé de numéro.

— Margot ?

— Papa, c’est toi ? s’exclama-t-elle dans un murmure. Tu sais quelle heure il est !

Il devina instantanément qu’elle attendait un autre coup de fil que le sien. Elle devait laisser son téléphone portable ouvert la nuit à l’insu de sa mère et de son beau-père et répondre planquée sous sa couette. De qui attendait-elle un coup de fil ? Son petit ami ? Quel genre de petit ami appelait à une heure pareille ? Puis il se souvint qu’on était vendredi soir, le jour où les étudiants sont de sortie.

— Je t’ai réveillée ?

— À ton avis ?

— Je voulais juste te dire que j’ai eu ton message, dit-il. Pour cet après-midi, je vais tâcher de me libérer. 17 heures, ça te va ?

— Tu es sûr que ça va, papa ? Tu as une drôle de voix…

— Ça va, ma puce. C’est juste que… j’ai beaucoup de travail en ce moment.

— Tu dis toujours ça.

— Parce que c’est vrai. Tu sais, il ne faut pas croire que ceux qui gagnent beaucoup d’argent sont les seuls à travailler beaucoup. Ce sont des mensonges.

— Je sais, papa.

— Ne crois jamais un homme ou une femme politique, ajouta-t-il sans réfléchir. Ce sont tous des menteurs.

— Papa, tu as vu l’heure ? On ne pourrait pas parler de ça une autre fois ?

— Tu as raison. D’ailleurs, les parents ne devraient pas essayer de manipuler leurs enfants, même s’ils pensent que ce qu’ils disent est juste. Mais plutôt leur apprendre à penser par eux-mêmes. Même si leurs enfants pensent différemment d’eux…

C’était un bien long discours pour une heure aussi tardive.

— Tu ne me manipules pas, papa. Ça s’appelle un échange, et je suis capable de penser toute seule.

Servaz se sentit tout à coup ridicule. Mais cela le fit sourire.

— Ma fille est merveilleuse, dit-il.

Elle rit doucement.

— Finalement, tu as l’air assez en forme.

— Je suis en pleine forme et il est 1 h 15 du matin. La vie est merveilleuse. Et ma fille aussi. Bonne nuit, ma fille. À demain.

— Bonne nuit, papa.

Il retourna sur le balcon. La lune brillait au-dessus du clocher de Saint-Sernin. Des étudiants passèrent dans la rue en chahutant. Cris, rires, une cavalcade, et les joyeux drilles se fondirent dans la nuit où leurs rires tardèrent à s’éteindre, tel un écho lointain de sa jeunesse. Vers 2 heures, Servaz s’étendit sur son lit et s’endormit enfin.


Le lendemain, samedi 13 décembre, Servaz réunit une partie de son groupe d’enquête pour faire le point sur le meurtre du SDF. Samira Cheung portait ce matin-là de hautes chaussettes à rayures horizontales rouges et blanches, un short en cuir des plus moulants et des bottes à talons de douze centimètres avec un tas de boucles métalliques à l’arrière. Servaz se fit la réflexion qu’elle n’aurait même pas eu besoin de se déguiser si elle avait dû infiltrer les milieux de la prostitution locale, puis il se dit que c’était exactement le genre de réflexion qu’auraient pu avoir Pujol et Simeoni, les deux beaufs de la brigade qui s’en étaient pris à son adjoint. Espérandieu, de son côté, arborait un pull marin à rayures horizontales qui lui donnait un air encore plus juvénile et pas du tout celui d’un flic. Pendant un instant de pure angoisse métaphysique, Servaz se demanda s’il dirigeait un groupe d’enquête ou s’il avait été téléporté en fac de lettres. Samira comme Vincent avaient sorti leurs ordinateurs portables perso. Comme toujours, la gamine avait autour du cou son baladeur numérique et Espérandieu passait un doigt sur son iPhone — un gadget noir qui, aux yeux de Servaz, ressemblait à un gros téléphone cellulaire extra-plat comme s’il tournait les pages d’un livre. À sa demande, Samira souligna à nouveau l’un des points faibles de l’accusation : rien ne prouvait l’implication directe des trois jeunes gens dans la mort du SDF. L’autopsie avait établi que la victime était morte noyée dans cinquante centimètres d’eau après avoir perdu connaissance, sans doute suite à une série de coups, dont un très violent porté à la tête. Ce « sans doute » était des plus embarrassants. Car le sans-abri avait également un taux de 1,9 g d’alcool dans le sang au moment des faits. Servaz et Espérandieu étaient parfaitement conscients que le rapport d’autopsie allait être exploité par la défense pour tenter de requalifier les faits en « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner », voire même pour mettre en doute le fait que les coups portés fussent à l’origine de la noyade, qui pouvait être imputée à l’ivresse de la victime — mais ils avaient soigneusement évité d’aborder le sujet jusqu’à présent.

— C’est du ressort du juge, trancha finalement Servaz. Cantonnez-vous dans vos rapports à ce que vous savez, pas à ce que vous supposez.


Ce même samedi, il considéra avec perplexité la liste que lui tendait sa fille.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ma liste de cadeaux. Pour Noël.

— Tout ça ?

— C’est une liste, papa. Tu n’es pas obligé de tout acheter, le china-t-elle.

Il la regarda. Son fin anneau d’argent était toujours en place sur sa lèvre inférieure, de même que le piercing couleur rubis à son sourcil gauche, mais une cinquième boucle était venue s’ajouter aux quatre autres sur son oreille gauche. Servaz eut une pensée fugitive pour sa coéquipière dans l’enquête en cours. Il remarqua aussi que Margot s’était cognée, car elle avait un bleu à la pommette droite. Puis il parcourut de nouveau la liste : un iPod, un cadre photonumérique (il s’agissait d’un cadre où, lui expliqua-t-elle, les photos stockées en mémoire défilaient sur un écran), une console de jeu portable Nintendo DS Lite (avec le « programme d’entraînement cérébral avancé du docteur Kawashima »), un appareil photo compact (si possible doté d’un capteur de sept mégapixels, d’un zoom X3, d’un écran 2,5 pouces et d’un stabilisateur d’images) et un ordinateur portable avec un écran de 17 pouces (et, de préférence, un processeur Intel Centrino 2 Duo à 2 GHz, 2 Go de mémoire vive, un disque dur de 250 Go et un lecteur graveur de CD et de DVD). Elle avait hésité pour l’iPhone mais avait jugé, en fin de compte, que cela coûterait « un peu cher ». Servaz n’avait pas la moindre idée du prix de ces objets ni de ce que signifiait, par exemple, « 2 Go de mémoire vive ». Mais il savait au moins une chose : il n’existait pas de technologie innocente. Dans ce monde technologique et interconnecté, les interstices de liberté et de pensée authentiques se faisaient de plus en plus rares. À quoi correspondait cette frénésie d’achats, cette fascination pour les gadgets les plus superflus ? Pourquoi un membre d’une tribu de Nouvelle-Guinée lui paraissait-il désormais plus sain d’esprit et plus avisé que la plupart des gens qu’il côtoyait ? Était-ce lui ou bien, comme le vieux philosophe dans son tonneau, contemplait-il un monde qui avait perdu la raison ? Il glissa la liste dans sa poche et l’embrassa sur le front.

— Je vais y réfléchir.

Le temps avait changé en cours d’après-midi. Il pleuvait, le vent soufflait fort et ils s’étaient mis à l’abri sous un auvent de toile secoué par les rafales, devant l’une des nombreuses vitrines brillamment éclairées du centre-ville. Les rues étaient pleines de monde, de voitures et de décorations de Noël.

Quel temps faisait-il là-haut ? se demanda-t-il soudain. Neigeait-il sur l’Institut ? Servaz imagina Julian Hirtmann dans sa cellule, dépliant son grand corps pour regarder la neige tomber en silence devant sa fenêtre. Depuis la veille, depuis les révélations du capitaine Ziegler dans la voiture, la pensée du géant suisse ne l’avait pratiquement pas quitté.

— Papa, tu m’écoutes ?

— Oui, bien sûr.

— Tu n’oublieras pas ma liste, hein ?

Il la rassura sur ce point. Puis il lui proposa d’aller prendre un verre dans un café, place du Capitole. À sa grande surprise, elle demanda une bière. Jusqu’à présent, elle commandait des Coca light. Servaz prit brutalement conscience que sa fille avait dix-sept ans et qu’il continuait à la regarder, malgré l’évidence anatomique, comme si elle en avait cinq de moins. Peut-être était-ce à cause de cette myopie qu’il ne savait plus très bien comment s’y prendre avec elle depuis quelque temps. Son regard tomba de nouveau sur le bleu à sa pommette. Il épia sa fille un instant. Elle avait les yeux cernés et elle les baissait sur son verre de bière avec un regard triste. Tout à coup, les questions affluèrent. Qu’est-ce qui la rendait triste ? De qui attendait-elle un coup de fil à 1 heure du matin ? Qu’est-ce que c’était que cet hématome sur sa joue ? Des questions de flic, se dit-il. Non : des questions de père…

— Ce bleu, dit-il. Tu t’es fait ça comment ?

Elle leva les yeux.

— Quoi ?

— Ce bleu à ta pommette… ça vient d’où ?

— Euh… je me suis cognée. Pourquoi ?

— Cognée où ?

— C’est important ?

Le ton était cinglant. Il ne put s’empêcher de rougir. C’était plus facile d’interroger un suspect que sa propre fille.

— Non, dit-il.

— Maman dit que ton problème, c’est que tu vois le mal partout. Déformation professionnelle.

— Elle a peut-être raison.

Ce fut à son tour de baisser les yeux sur sa bière.

— Je me suis levée dans le noir pour aller pisser et je me suis pris une porte. Ça te va comme réponse ?

Il la dévisagea en se demandant s’il devait la croire. C’était une explication plausible, lui-même s’était déjà ouvert le front de cette façon, en pleine nuit. Cependant, il y avait quelque chose dans le ton et l’agressivité de la réponse qui le mettait mal à l’aise. Ou bien se faisait-il des idées ? Pourquoi voyait-il si clair en général dans les personnes qu’il interrogeait, et pourquoi sa propre fille lui demeurait-elle si opaque ? Et, plus globalement, pourquoi était-il comme un poisson dans l’eau lorsqu’il enquêtait et si inapte aux rapports humains ? Il savait ce qu’un psy aurait dit. Il lui aurait parlé de son enfance…

— Si on allait au cinéma ? dit-il.


Ce soir-là, après avoir mis un plat cuisiné dans le micro-ondes et avalé un café (il s’aperçut trop tard qu’il n’en avait plus et dut ressortir un vieux pot de café soluble périmé), il se replongea dans la biographie de Julian Alois Hirtmann. La nuit était tombée sur Toulouse. À l’extérieur, il ventait et il pleuvait mais dans son bureau régnait la musique de Gustav Mahler (Sixième Symphonie) montant du salon et une intense concentration favorisée par l’heure tardive et la pénombre que trouaient seulement une petite lampe de travail et l’écran lumineux de son PC. Servaz avait ressorti son carnet et il continuait de prendre des notes. Elles noircissaient déjà plusieurs pages. Tandis que le son des violons s’élevait du living-room, il se replongea dans la carrière du tueur en série. Le juge suisse ayant demandé une expertise psychiatrique pour établir sa responsabilité pénale, les experts désignés avaient conclu, après une longue série d’entretiens, à « l’irresponsabilité totale », invoquant des crises délirantes, des hallucinations, l’usage intensif de stupéfiants ayant altéré le jugement et renforcé la schizophrénie du sujet et une absence totale d’empathie — ce dernier point étant incontestable, même pour Servaz. Selon les termes du rapport, leur patient n’avait pas « les moyens psychiques de contrôler ses actes, ni le degré de liberté intérieure permettant de choisir et de décider ».

À en juger par les données que Servaz put consulter sur certains sites suisses de psychiatrie légale, les experts désignés avaient la nostalgie d’une méthodologie scientifique laissant peu de place à l’interprétation personnelle : ils avaient soumis Hirtmann à une batterie de tests standardisés, expliquant s’être appuyés sur le DSM-IV, le manuel statistique des désordres mentaux, et Servaz se demanda si Hirtmann ne connaissait pas ce manuel au moins aussi bien qu’eux au moment des tests.

Toutefois, reconnaissant la dangerosité du sujet, ils avaient recommandé une mesure de sûreté et le placement dans un établissement spécialisé « pour une durée indéterminée ». Hirtmann avait séjourné dans deux hôpitaux psychiatriques helvètes avant d’atterrir à l’Institut Wargnier. Il n’était pas le seul pensionnaire de l’unité A venu de l’étranger, car l’Institut, établissement unique en Europe, représentait la première tentative de prise en charge psychiatrique effectuée dans le cadre d’un futur espace judiciaire européen. Servaz fronça les sourcils en lisant ces mots : qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire, alors que les justices européennes affichaient de telles différences en matière de lois, de durées des peines et de budgets, celui de la France étant par habitant la moitié de celui de l’Allemagne, des Pays-Bas ou même du Royaume-Uni ?

Se levant pour prendre une bière dans le frigo, il réfléchit : il y avait une contradiction évidente entre la personnalité socialement intégrée, professionnellement reconnue du Hirtmann décrit par la presse et celle ténébreuse, en proie à des fantasmes de meurtre incontrôlés et à une jalousie pathologique, établie par les experts. Jekyll et Hyde ? Ou bien Hirtmann avait-il réussi, grâce à ses talents de manipulateur, à échapper à la prison ? Servaz aurait volontiers parié pour la seconde hypothèse. Il était convaincu que, lorsqu’il était apparu pour la première fois devant eux, le Suisse savait très exactement comment il devait se comporter et ce qu’il devait dire aux experts. Cela voulait-il dire qu’eux-mêmes allaient être confrontés à un acteur et à un manipulateur hors pair ? Comment le percer à jour ? Le psychologue envoyé par la gendarmerie en serait-il capable quand trois experts suisses s’étaient fait rouler dans la farine ?

Servaz se demanda ensuite quel raisonnement pouvait bien mener d’Hirtmann à Lombard. Le seul lien évident était la géographie. Hirtmann s’en était-il pris au cheval par hasard ? L’idée lui était-elle venue en passant devant le centre équestre ? Le haras se trouvait à l’écart des principales voies de communication de la vallée. Hirtmann n’avait aucune raison de se trouver là. Et si c’était lui qui avait tué le cheval, pourquoi les chiens n’avaient-ils pas senti sa présence ? Et pourquoi n’en avait-il pas profité pour s’enfuir ? Comment avait-il déjoué les systèmes de sécurité de l’Institut ? Chaque question en entraînait une nouvelle.

Soudain, Servaz pensa à quelque chose de différent : sa fille avait les yeux cernés et un regard triste. Pourquoi ? Pourquoi avait-elle l’air si triste et si fatiguée ? Elle avait répondu au téléphone à 1 heure du matin. De qui attendait-elle un coup de fil ? Et ce bleu à la pommette : les explications de Margot étaient loin de l’avoir convaincu. Il en parlerait à sa mère.

Servaz continua à fouiller l’existence de Julian Hirtmann jusqu’au petit matin. Quand il alla s’allonger, ce dimanche 14 décembre, ce fut avec l’impression d’avoir entre les mains les pièces de deux puzzles différents : aucune ne s’emboîtait.

Sa fille avait les yeux cernés et un regard triste. Et elle avait un bleu à la pommette. Qu’est-ce que cela signifiait ?


Ce soir-là, Diane Berg pensait à ses parents. Son père était un homme secret, un bourgeois, un calviniste rigide et distant tel que la Suisse en produisait avec la même facilité qu’elle fabriquait du chocolat et des coffres-forts. Sa mère vivait dans un monde à elle, un monde secret et imaginaire où elle entendait la musique des anges et dont elle était le centre et la raison d’être — son humeur évoluant en permanence entre l’euphorie et la dépression. Une mère bien trop occupée d’elle-même pour prodiguer à ses enfants autre chose qu’une affection au compte-gouttes, et Diane avait très tôt appris que le monde bizarre de ses parents n’était pas le sien.

Elle avait fait sa première fugue à quatorze ans. Elle n’était pas allée bien loin. La police genevoise l’avait ramenée chez elle après qu’elle eut été prise la main dans le sac en train de voler un CD de Led Zeppelin en compagnie d’un garçon de son âge rencontré deux heures auparavant. Dans un tel environnement harmonieux la révolte était inévitable et Diane était passée par des phases « grunge », « néo-punk », « gothique » avant de se diriger vers la fac de psychologie où elle avait appris à se connaître elle-même et à connaître ses parents à défaut de les comprendre.

La rencontre avec Spitzner avait été déterminante. Diane n’avait pas eu beaucoup d’amants avant lui, même si, extérieurement, elle donnait l’impression d’être une jeune femme sûre d’elle et entreprenante. Mais pas pour Spitzner. Lui l’avait très vite percée à jour. Dès le départ, elle avait soupçonné qu’il n’en était pas à sa première conquête parmi ses étudiantes, ce qu’il avait lui-même confirmé, mais elle s’en foutait. Tout comme elle se moquait de la différence d’âge et du fait que Spitzner fût marié et père de sept enfants. Si elle avait dû exercer ses talents de psychologue sur son propre cas, elle aurait vu dans leur relation un pur cliché : Pierre Spitzner représentait tout ce que ses parents n’étaient pas. Et tout ce qu’ils détestaient.

Une fois, elle s’en souvenait, ils avaient eu une longue conversation très sérieuse.

— Je ne suis pas ton père, avait-il dit à la fin. Ni ta mère. N’exige pas de moi certaines choses que je ne pourrai jamais te donner.

Il était allongé sur le canapé du petit studio de célibataire que l’université mettait à sa disposition, un verre de Jack Daniel’s à la main, mal rasé, hirsute et torse nu, exhibant avec une certaine vanité son corps remarquablement ferme pour un homme de son âge.

— Comme quoi, par exemple ?

— La fidélité.

— Tu couches avec d’autres femmes en ce moment ?

— Oui, ma femme.

— Je veux dire : avec d’autres.

— Non, pas en ce moment. Satisfaite ?

— Je m’en fous.

— Mensonge.

— Bon d’accord, je ne m’en fous pas.

— Moi, je me fous de savoir avec qui tu couches, avait-il répliqué.

Mais il y avait une chose que ni lui ni personne n’avait repérée : l’habitude des portes closes, des pièces où il était « interdit de pénétrer » et des secrets maternels avait développé chez Diane une curiosité qui allait bien au-delà de la norme. Une curiosité qui la servait dans son métier mais qui lui avait parfois valu de se fourrer dans des situations inconfortables. Diane émergea de ses pensées et regarda la lune glisser derrière les nuages qui s’effilochaient comme de la gaze. L’astre réapparut quelques secondes plus tard dans une nouvelle trouée, puis disparut de nouveau. Près de sa fenêtre, la branche d’un sapin floqué de neige sembla un instant phosphorescente sous le lait blanc tombant du ciel — puis tout retomba dans l’obscurité.

Elle se détourna de la fenêtre étroite et profonde. Les bâtonnets rouges de son radio-réveil brillaient dans la pénombre. 0 h 25. Rien ne bougeait. Il y avait bien un ou deux gardes éveillés à l’étage, elle le savait, mais ils étaient probablement en train de regarder la télé, avachis dans leurs fauteuils, à l’autre extrémité du bâtiment.

Dans cette partie de l’Institut régnaient le silence et le sommeil.

Mais pas pour tout le monde

Elle se déplaça vers la porte de sa chambre. Parce qu’il y avait un espace de quelques millimètres sous le battant, elle avait éteint la lumière. Une caresse d’air glacé frôla ses pieds nus et elle se mit aussitôt à frissonner. À cause du froid mais aussi de l’adrénaline qui courait dans ses veines. Quelque chose avait réveillé sa curiosité.

Minuit trente

Le bruit fut si faible qu’elle faillit ne pas l’entendre.

Comme la nuit précédente. Comme les autres nuits.

Une porte qu’on ouvre. Très lentement. Puis plus rien. Quelqu’un qui ne voulait pas qu’on le surprenne.

De nouveau le silence.

La personne guettait — comme elle.

Le déclic d’un interrupteur, puis un rai de lumière sous sa porte. Des pas dans le couloir. Si étouffés qu’ils étaient presque noyés par les battements de son cœur. Une ombre barra un instant la lumière qui filtrait sous la porte. Elle hésita. Puis elle se décida brusquement et l’ouvrit. Trop tard. L’ombre avait disparu.

Le silence retomba, la lumière s’éteignit.

Elle s’assit au bord du lit, dans l’obscurité, frissonnante dans son pyjama d’hiver et son peignoir à capuche. Une fois de plus, elle se demanda qui pouvait se promener toutes les nuits dans l’Institut. Et surtout pour quoi faire ? De toute évidence, une chose qui devait rester discrète — car la personne prenait beaucoup de précautions pour ne pas être entendue.

La première nuit, Diane s’était dit que c’était un des aides-soignants ou bien une infirmière qui avait une petite fringale et qui ne voulait pas qu’on sache qu’il ou elle s’empiffrait en cachette. Mais l’insomnie l’avait tenue éveillée et la lumière du couloir ne s’était rallumée que deux heures plus tard. La nuit suivante, épuisée, elle s’était endormie. Mais la nuit dernière, rebelote l’insomnie était de retour, et avec elle l’infime grincement de porte, la lumière dans le couloir et l’ombre glissant furtivement vers l’escalier.

Vaincue par la fatigue, elle s’était cependant endormie avant son retour. Elle se glissa sous l’édredon et contempla sa petite chambre glaciale de douze mètres carrés avec salle d’eau et WC dans le rectangle pâle de la fenêtre. Il fallait qu’elle dorme. Demain dimanche, elle aurait quartier libre. Elle en profiterait pour réviser ses notes, puis descendrait à Saint-Martin. Mais lundi serait une journée décisive, le Dr Xavier le lui avait annoncé : lundi, il l’emmènerait visiter l’unité A…

Il fallait qu’elle dorme.

Quatre jours… Elle avait passé quatre jours à l’Institut et il lui semblait que, dans ce laps de temps, ses sens s’étaient aiguisés. Était-il possible de changer en si peu de temps ? Si oui, qu’en serait-il dans un an, lorsqu’elle quitterait cet endroit pour rentrer chez elle ? Elle se morigéna. Elle devait cesser de penser à ça. Elle était ici pour de nombreux mois.

Elle n’arrivait toujours pas à comprendre comment on avait pu enfermer des fous criminels dans un endroit pareil. Ce lieu était de loin le plus sinistre et le plus insolite qu’elle eût connu.

Mais c’est chez toi pour un an ma vieille.

À cette pensée, toute envie de dormir s’envola.

Elle s’assit à la tête du lit et alluma sa lampe de chevet. Puis elle brancha son ordinateur, l’ouvrit et attendit qu’il se mette en route pour consulter sa messagerie. Par chance, l’Institut était connecté à Internet et équipé de bornes Wi-Fi.

[Pas de nouveaux mails.]

Elle éprouva un sentiment mitigé. S’était-elle vraiment attendue à ce qu’il lui écrive ? Après ce qui s’était passé ? C’était elle qui avait pris la décision d’arrêter, même si cette décision l’avait déchirée. Il l’avait acceptée avec son stoïcisme habituel et elle s’était sentie blessée. Elle avait été surprise par la profondeur de sa propre détresse.

Elle hésita avant de pianoter sur son clavier.

Elle savait qu’il ne comprendrait pas son silence. Elle avait promis de lui donner des détails et de lui écrire rapidement. Comme tous les spécialistes de psychiatrie légale, Pierre Spitzner brûlait de curiosité pour tout ce qui touchait à l’Institut Wargnier. Quand il avait appris que la candidature de Diane était acceptée, il y avait vu non seulement une chance pour elle, mais aussi une occasion pour lui d’en apprendre plus sur cet endroit autour duquel couraient tant de rumeurs.

Elle tapa les premiers mots :

Cher Pierre,

Je vais bien. Cet endroit

Sa main s’immobilisa.

Une image venait de surgir… Un flash net et coupant comme de la glace…


La grande maison de Spitzner surplombant le lac, la chambre dans la pénombre, le silence de la maison vide. Pierre et elle dans le grand lit. Au départ, ils étaient juste venus prendre un dossier qu’il avait oublié. Son épouse était à l’aéroport, attendant son avion pour Paris, où elle devait donner une conférence intitulée Personnages & Points de vue (la femme de Spitzner était l’auteur d’une dizaine de romans policiers complexes et sanglants à forte connotation sexuelle qui avaient remporté un certain succès). Pierre en avait profité pour lui faire visiter la maison. Arrivés devant la chambre du couple, il avait ouvert la porte et pris Diane par la main. Elle avait d’abord refusé de faire l’amour dans ce lieu, mais il avait insisté avec cet air enfantin qui la bouleversait et qui rompait ses digues. Il avait aussi insisté pour que Diane passe les sous-vêtements de son épouse. Des sous-vêtements achetés dans les boutiques les plus chères de Genève… Diane avait hésité. Mais l’atmosphère transgressive, la saveur d’interdit exerçaient sur elle une attraction bien trop forte pour qu’elle écoutât longtemps ses scrupules. Elle avait constaté qu’elle avait les mêmes mensurations que l’épouse de son amant. Elle était sous lui, les yeux clos, leurs deux corps parfaitement accordés et soudés, le visage écarlate de Pierre au-dessus d’elle, lorsque la voix, détachée, sèche, cassante, s’était élevée depuis le seuil de la pièce :

— Emmène ta pute hors d’ici.


Elle referma l’ordinateur, toute envie d’écrire envolée. Elle tourna la tête pour éteindre. Et eut une secousse. L’ombre était sous sa porte… Immobile… Elle retint sa respiration, incapable de faire le moindre mouvement. Puis la curiosité et l’irritation reprirent le dessus et elle bondit en direction de la porte.

Mais l’ombre avait de nouveau disparu.

Загрузка...