Crimen extinguitur mortalité
[La mort éteint le crime.]
Lorsque César s’en aperçut, il donna le signal convenu à la quatrième ligne qu’il avait formée avec six cohortes. Ces troupes s’élancèrent en avant à grande vitesse, et firent, en formation d’assaut, une charge si vigoureuse contre les cavaliers de Pompée que personne ne put résister.
— Les voilà, dit Espérandieu.
Servaz leva les yeux de La Guerre des Gaules. Il abaissa sa vitre. Il ne vit d’abord qu’une foule compacte se pressant sous les illuminations de Noël — puis, comme s’il zoomait sur une photo de groupe, deux silhouettes émergèrent de la cohue. Une vision qui lui comprima la poitrine. Margot. Elle n’était pas seule. Un homme marchait à ses côtés. Grand, vêtu de noir, élégant, la quarantaine…
— C’est bien lui, dit Espérandieu en retirant ses écouteurs dans lesquels Portishead chantait The Rip.
— Tu es sûr ?
— Oui.
Servaz ouvrit la portière.
— Attends-moi ici.
— Pas de bêtises, hein ? dit son adjoint.
Sans répondre, il se fondit dans la foule. À cent cinquante mètres devant lui, Margot et l’homme tournèrent à droite. Servaz se dépêcha d’atteindre le coin de la rue au cas où ils auraient la mauvaise idée de disparaître dans une rue adjacente mais, une fois le carrefour franchi, il constata qu’ils filaient droit vers le Capitole et son marché de Noël. Il ralentit puis s’élança vers la vaste esplanade où s’élevaient une centaine de chalets en bois. Margot et son amant faisaient du lèche-vitrine devant les stands. Sa fille, remarqua-t-il, avait l’air parfaitement heureuse. Par moments, elle entourait le bras de l’homme et lui montrait quelque chose. L’homme riait et lui montrait autre chose en retour. Bien qu’ils évitassent de l’afficher, leurs gestes trahissaient une évidente proximité physique. Servaz sentit un pincement de jalousie. Depuis combien de temps n’avait-il pas vu Margot aussi joyeuse ? Il en vint à admettre qu’Espérandieu avait peut-être raison : que l’homme pouvait être inoffensif.
Puis ils traversèrent l’esplanade en direction des cafés sous les arcades et il les vit s’asseoir en terrasse malgré la température hivernale. L’homme commanda pour lui seul, Servaz en conclut que Margot n’allait pas rester. Il se dissimula derrière un chalet et attendit. Cinq minutes plus tard, ses soupçons se confirmèrent : sa fille se leva, déposa un baiser léger sur les lèvres de l’homme et s’éloigna. Servaz attendit encore quelques minutes. Il en profita pour détailler l’amant de Margot. Bel homme, sûr de lui, le front haut et des vêtements de prix qui témoignaient de sa surface sociale. Bien conservé mais Servaz lui donnait quelques années de plus que lui. Une alliance à l’annulaire gauche. La colère revint. Sa fille de dix-sept ans sortait avec un homme marié plus âgé que lui…
Il prit une inspiration, franchit les derniers mètres d’un pas décidé et s’assit à la place libre.
— Bonjour, dit-il.
— Cette place est prise, dit l’homme.
— Je ne crois pas, la jeune fille est partie.
L’homme tourna vers lui un regard surpris et l’examina. Servaz lui rendit son regard, sans trahir la moindre émotion. Un sourire amusé illumina le visage de l’homme.
— Il y a des tables libres, vous savez. J’aimerais assez rester seul, si ça ne vous gêne pas.
C’était joliment dit et le ton ironique prouvait une belle assurance. L’homme n’était pas facile à déstabiliser.
— Elle est mineure, non ? dit Servaz.
Cette fois, son voisin cessa de sourire. Le regard se durcit.
— En quoi est-ce que ça vous regarde ?
— Vous ne répondez pas à ma question.
— Je ne sais pas qui vous êtes mais vous allez me foutre le camp d’ici !
— Je suis le père.
— Quoi ?
— Je suis le père de Margot.
— Vous êtes le flic ? demanda l’amant de sa fille, incrédule.
Servaz eut l’impression de recevoir un coup de sabot de mule.
— C’est comme ça qu’elle m’appelle ?
— Non, c’est comme ça que moi je vous appelle, répondit l’homme. Margot, elle, dit « papa ». Elle vous aime beaucoup.
Servaz ne se laissa pas attendrir.
— Et votre femme, qu’est-ce qu’elle en pense ?
L’homme retrouva aussitôt sa froideur.
— Ce ne sont pas vos oignons, riposta-t-il.
— Vous en avez parlé à Margot ?
Il vit avec satisfaction qu’il avait réussi à l’énerver.
— Écoutez, père ou pas père, ceci ne vous regarde pas. Mais oui : j’ai tout dit à Margot. Ça lui est égal. Maintenant, je vous demanderai de partir.
— Et si je n’en ai pas envie, vous allez faire quoi : appeler la police ?
— Vous ne devriez pas jouer ce jeu-là avec moi, dit l’homme d’une voix basse mais menaçante.
— Ah bon ? Et si j’allais voir votre femme pour lui parler de tout ça ?
— Pourquoi faites-vous ça ? demanda l’amant de sa fille — mais, au grand étonnement de Servaz, il avait l’air moins effrayé que perplexe.
Servaz hésita.
— Je n’aime pas l’idée que ma fille de dix-sept ans serve de jouet pour adulte à un type de votre âge qui n’en a rien à foutre.
— Qu’en savez-vous ?
— Vous divorceriez pour une fille de dix-sept ans ?
— Ne soyez pas ridicule.
— Ridicule ? Vous ne trouvez pas ridicule un type de votre âge qui se tape une gamine ? Qu’en pensez-vous ? Est-ce qu’il n’y a pas là-dedans quelque chose de profondément pathétique ?
— J’en ai assez de cet interrogatoire, dit l’homme. Ça suffit. Arrêtez vos manières de flic.
— Qu’est-ce que vous avez dit ?
— Vous m’avez très bien entendu.
— Elle est mineure, je pourrais vous embarquer.
— Foutaises ! La majorité sexuelle est fixée à quinze ans dans ce pays. Et c’est vous qui pourriez avoir de gros ennuis si vous persistez dans cette voie.
— Oh, vraiment ? dit Servaz, sarcastique.
— Je suis avocat, dit l’homme.
Merde, pensa Servaz. Il ne manquait plus que ça.
— Oui, confirma l’amant de sa fille. Inscrit au barreau de Toulouse. Margot redoutait que vous ne découvriez notre… liaison. Elle a beaucoup d’estime pour vous mais, bien entendu, sur certains aspects, elle vous trouve un peu… vieux jeu…
Servaz garda le silence, il regardait droit devant lui.
— Sous ses dehors rebelles, Margot est une fille formidable, brillante et indépendante. Et beaucoup plus mature que vous ne semblez le penser. Cela dit, vous avez raison : je n’ai pas l’intention de quitter ma famille pour elle. Margot le sait bien. D’ailleurs, de son côté, il lui arrive de fréquenter des jeunes gens de son âge.
Servaz eut envie de lui dire de la fermer.
— Il y a longtemps que ça dure ? demanda-t-il d’une voix qu’il trouva lui-même étrange.
— Dix mois. On s’est rencontrés dans une queue de cinéma. Et c’est elle qui a fait le premier pas, si vous voulez savoir.
Elle avait donc seize ans quand c’était arrivé… Le sang bourdonnait dans ses oreilles. Il avait l’impression que la voix de l’homme était couverte par le vacarme d’un millier d’abeilles.
— Je comprends votre inquiétude, dit l’avocat, mais elle est sans objet : Margot est une fille saine, équilibrée, bien dans sa peau — et capable de prendre des décisions toute seule.
— Bien dans sa peau ? trouva-t-il la force de réagir. Vous l’avez vue, ces derniers temps, cette… tristesse ? C’est à cause de vous ?
L’homme eut l’air sincèrement embarrassé, mais il soutint le regard de Servaz.
— Non, dit-il, c’est à cause de vous. Elle vous sent perdu, désemparé, solitaire. Elle sent bien que la solitude vous mine, que vous aimeriez qu’elle passe plus de temps avec vous, que votre métier vous ronge, que sa mère vous manque. Et ça lui brise le cœur. Je vous le répète : Margot vous aime énormément.
Il y eut un moment de silence. Quand Servaz reprit la parole, ce fut d’une voix très froide.
— Joli plaidoyer, dit-il. Mais tu devrais garder ce genre de baratin pour les prétoires. Tu perds ton temps avec moi.
Du coin de l’œil, il nota avec satisfaction que l’homme s’était cabré devant le tutoiement.
— Maintenant, écoute-moi bien. Tu es avocat, tu as une réputation et sans cette réputation tu es professionnellement mort. Que ma fille soit sexuellement majeure au regard de la loi ou pas ne change strictement rien à l’affaire. Si demain la rumeur se répand que tu te tapes des gamines, c’est fini pour toi. Tu vas perdre tes clients les uns après les autres. Et peut-être que ta femme ferme les yeux sur tes écarts de conduite, mais elle sera beaucoup moins encline à le faire quand l’argent cessera de rentrer dans les caisses, crois-moi. Alors, tu vas dire à Margot que c’est fini entre vous, tu vas y mettre les formes, tu vas lui raconter ce que tu veux : le baratin, ça te connaît. Mais je ne veux plus jamais entendre parler de toi. Au fait, j’ai enregistré cette conversation, sauf la fin. Au cas où. Bonne journée.
Il se leva et s’éloigna en souriant, sans même vérifier l’effet de ses paroles. Il savait déjà. Puis il pensa à la douleur qu’éprouverait Margot et il eut une brève bouffée de remords.
Le jour de Noël, Servaz se leva tôt. Il descendit sans faire de bruit au rez-de-chaussée. Il se sentait plein d’énergie. Il était pourtant resté à discuter jusqu’au petit matin avec Margot, après que tout le monde fut parti se coucher : le père et la fille dans ce salon qui n’était pas le leur, assis au bout du canapé près du sapin décoré.
Parvenu en bas de l’escalier, il jeta un coup d’œil au thermomètre intérieur/extérieur. Un degré au-dessus de zéro. Et quinze degrés au-dedans : ses hôtes ayant baissé le chauffage pour la nuit, il faisait froid jusque dans la maison.
Servaz resta quelques secondes à écouter la maison silencieuse. Ils les imagina sous la couette : Vincent et Charlène, Mégan, Margot… C’était la première fois depuis longtemps qu’il se réveillait ailleurs que chez lui un matin de Noël. Un sentiment persistant d’étrangeté, pas désagréable pour autant. Au contraire. Sous un même toit dormaient à présent son adjoint et meilleur ami, une femme qui lui inspirait un désir violent et sa propre fille. Bizarre ? Le plus bizarre étant qu’il acceptait la situation telle qu’elle se présentait. Lorsqu’il avait dit à Espérandieu qu’il passait le réveillon avec sa fille, celui-ci les avait aussitôt invités. Servaz s’apprêtait à refuser mais, à sa grande surprise, il avait accepté.
— Je ne les connais même pas ! avait protesté Margot dans la voiture. Tu m’avais dit qu’on serait tous les deux, pas qu’on passerait une soirée entre flics !
Mais Margot s’était très bien entendue avec Charlène, Mégan et surtout avec Vincent. À un moment donné, passablement ivre, elle avait même brandi une bouteille de champagne en s’exclamant : « Je n’aurais jamais cru qu’un keuf pouvait être aussi sympa ! » C’était la première fois que Servaz voyait sa fille ivre. Vincent, presque aussi saoul qu’elle, en avait pleuré de rire, allongé sur le tapis au pied du canapé. De son côté, Servaz s’était senti gêné au début en présence de Charlène, il ne pouvait s’empêcher de penser à son geste dans la galerie. Mais, l’alcool et l’atmosphère aidant, il avait fini par se détendre.
Il se dirigeait pieds nus vers la cuisine lorsque ses orteils rencontrèrent un objet qui se mit à clignoter et à émettre des sons stridents. Un robot japonais. Ou chinois. Il se demanda s’il n’y avait pas plus de produits chinois que français en circulation dans ce pays désormais. Ensuite, une forme noire jaillit du salon et vint se jeter dans ses jambes. Servaz se pencha et frotta vigoureusement les flancs du chien qu’Espérandieu avait renversé sur la route de la discothèque et qu’un vétérinaire tiré de son lit à 3 heures du matin avait sauvé. L’animal s’étant révélé très affectueux et doux, Espérandieu avait décidé de le garder. En souvenir de cette glaciale nuit d’angoisse, il l’avait baptisé Ombre.
— Salut mon gros, dit-il. Et joyeux Noël. Qui sait où tu serais en ce moment si tu n’avais pas eu la bonne idée de traverser cette route, hein ?
Ombre lui répondit par quelques jappements approbateurs, sa queue noire battant les jambes de Servaz, qui s’immobilisa à l’entrée de la cuisine. Contrairement à ce qu’il pensait, il n’était pas le premier levé : Charlène Espérandieu était déjà debout. Elle avait mis la bouilloire et la cafetière en route et elle glissait des tranches de pain dans le toaster. Elle lui tournait le dos et il la contempla un instant, ses longs cheveux roux retombant sur son peignoir. Il allait faire demi-tour, la gorge nouée, quand elle pivota vers lui, une main posée sur son ventre rond.
— Bonjour, Martin.
Une voiture passa très lentement dans la rue, derrière la fenêtre. Au bord du toit, une guirlande clignotait comme elle avait dû le faire tout au long de la nuit. Une vraie nuit de Noël, se dit-il. Il fit un pas en avant et marcha sur une peluche, qui couina sous son pied. Charlène rit et se pencha pour la ramasser. Puis elle se redressa, l’attira à elle, une main sur sa nuque, et l’embrassa sur la bouche. Servaz sentit aussitôt le rouge lui monter aux joues. Que se passerait-il si quelqu’un survenait ? En même temps, il sentit le désir s’éveiller instantanément, malgré le ventre rond qui les séparait. Ce n’était pas la première fois qu’il était embrassé par une femme enceinte — mais c’était la première fois qu’il l’était par une femme qui n’était pas enceinte de lui.
— Charlène, je…
— Chutttt… Ne dis rien. Tu as bien dormi ?
— Très bien. Je… je peux avoir un café ?
Elle lui caressa la joue affectueusement et se dirigea vers la machine.
— Charlène…
— Ne dis rien, Martin. Pas maintenant. Nous en parlerons plus tard : c’est Noël.
Il prit la tasse de café, l’avala sans même s’en rendre compte, la tête vide. Il avait la bouche pâteuse. Il regretta soudain de ne pas s’être lavé les dents avant de descendre. Quand il se retourna, elle avait disparu. Servaz appuya ses cuisses contre le plan de travail avec l’impression que des termites lui rongeaient le ventre. Il ressentait aussi dans ses os et dans ses muscles les stigmates de son expédition dans la montagne. C’était le Noël le plus étrange qu’il eût jamais connu. Et aussi le plus effrayant. Il n’oubliait pas qu’Hirtmann était là-dehors. Le Suisse avait-il quitté la région ? Se trouvait-il à des milliers de kilomètres ? Ou rôdait-il dans les parages ? Servaz pensait sans cesse à lui. Et aussi à Lombard : on avait finalement retrouvé son cadavre. Gelé. Servaz frissonnait chaque fois qu’il y songeait. Une agonie horrible… qui avait failli être la sienne.
Il repensait souvent à cette parenthèse glacée et sanglante qu’avait représentée l’enquête : c’était si irréel. Et déjà si lointain. Servaz songea qu’il y avait des choses dans cette histoire qu’on n’expliquerait probablement jamais. Comme ces initiales « CS » sur les bagues. À quoi correspondaient-elles ? Quand et en quelle occasion la série des innombrables crimes du quatuor avait-elle démarré ? Et lequel d’entre eux avait été l’initiateur des autres, le leader ? Les réponses demeureraient à jamais enfouies. Chaperon s’était enfermé dans son mutisme. Il attendait en prison son jugement mais il n’avait rien lâché. Puis Servaz pensa à autre chose. Il aurait quarante ans dans quelques jours. Il était né un 31 décembre — et, selon les dires de sa mère, à minuit pile elle avait entendu des bouchons de champagne sauter dans une pièce voisine au moment où il poussait son premier cri.
Cette pensée le frappa comme une gifle. Il allait avoir quarante ans… Qu’avait-il fait de sa vie ?
— Au fond, c’est toi qui as fait la découverte la plus importante dans cette enquête, déclara Kleim162, péremptoire, le lendemain de Noël. Pas ton commandant, comment s’appelle-t-il, déjà ?
Kleim162 était descendu passer les fêtes de fin d’année dans le Sud-Ouest. Il avait débarqué la veille dans la ville rose par le TGV Paris-Bordeaux-Toulouse.
— Servaz.
— Enfin bref, ton Monsieur Je-cite-des-proverbes-latins-pour-faire-le-malin, c’est peut-être le roi des enquêteurs mais n’empêche que tu lui as brûlé la politesse.
— N’exagérons rien. J’ai eu de la chance. Et Martin a fait un boulot remarquable.
— Il est comment, sexuellement, ton Dieu vivant ?
— Hétéro à 150 %.
— Dommage.
Kleim162 jeta ses jambes hors des draps et s’assit au bord du lit. Il était nu. Vincent Espérandieu en profita pour admirer son dos large et musclé en tirant sur sa cigarette, un bras derrière la nuque, le dos contre les oreillers. Une légère pellicule de sueur brillait sur sa poitrine. Quand Kleim162 se leva et marcha vers la salle de bains, le flic ne put s’empêcher de mater les fesses du journaliste. Derrière les stores, il neigeait enfin, ce 26 décembre.
— Tu serais pas amoureux de lui, des fois ? lança Kleim162 par la porte ouverte de la salle de bains.
— C’est ma femme qui l’est.
La tête blonde ressurgit aussitôt.
— Comment ça ? Ils couchent ensemble ?
— Pas encore, dit Vincent en soufflant la fumée vers le plafond.
— Mais je croyais qu’elle était enceinte ? Et que c’était lui le futur parrain ?
— Exact.
Kleim162 le considéra avec un ahurissement non feint.
— Et tu n’es pas jaloux ?
Espérandieu sourit derechef en levant les yeux au plafond. Le jeune journaliste secoua la tête d’un air profondément choqué et disparut de nouveau dans la salle de bains. Espérandieu remit ses écouteurs. La voix merveilleusement rauque de Mark Lanegan répondit aux murmures diaphanes d’Isobel Campbell dans The False Husband.
Par un beau matin d’avril, Servaz passa prendre sa fille chez son ex-femme. Il sourit en la voyant sortir de la maison avec son sac sur le dos et ses lunettes de soleil.
— Prête ? demanda-t-il quand elle fut assise à côté de lui.
Ils prirent l’autoroute en direction des Pyrénées et empruntèrent (non sans une démangeaison à la base du crâne et un froncement de sourcils de la part de Servaz) la sortie Montréjeau/Saint-Martin-de-Comminges. Puis ils roulèrent plein sud, cap sur les montagnes. Il faisait remarquablement beau. Le ciel était bleu, les cimes blanches. Par la vitre entrouverte, l’air pur faisait tourner la tête comme de l’éther. Seul bémol, Margot avait mis sa musique préférée à tue-tête dans son casque et elle chantait par-dessus — mais même cela ne parvint pas à altérer la bonne humeur de Servaz.
Il avait eu l’idée de cette sortie une semaine plus tôt, quand Irène Ziegler l’avait appelé pour demander de ses nouvelles, après des mois de silence. Ils traversèrent des villages pittoresques, les montagnes se rapprochèrent jusqu’au moment où elles furent si près qu’ils ne les virent plus et que la route s’éleva. À chaque virage, ils découvraient des panoramas grandioses au bas des prairies verdoyantes des hameaux nichés au fond des vallées, des rivières étincelant dans le soleil, des nappes de brume noyant les troupeaux et nimbées de lumière. Le paysage, songea-t-il, n’avait plus du tout le même aspect. Puis ils parvinrent au petit parking. Le soleil matinal, caché derrière les montagnes, ne le baignait pas encore. Ils n’étaient pas les premiers. Une moto était garée dans le fond. Deux personnes les attendaient, assises sur les rochers. Elles se levèrent.
— Bonjour, Martin, dit Ziegler.
— Bonjour, Irène. Irène, je te présente Margot, ma fille. Margot, Irène.
Irène serra la main de Margot et se tourna pour présenter la jolie brune qui l’accompagnait. Zuzka Smatanova avait une poignée de main ferme, de longs cheveux de jais et un sourire étincelant. Ils échangèrent à peine quelques mots avant de se mettre en route, comme s’ils s’étaient quittés la veille. Ziegler et Martin ouvraient la marche, Zuzka et Margot se laissèrent tranquillement distancer. Servaz les entendit rire dans son dos. Irène et lui se mirent à bavarder un peu plus loin, dans la longue ascension. Les cailloux du chemin craquaient sous les épaisses semelles de leurs chaussures et le murmure de l’eau montait du ruisseau en contrebas. Le soleil était déjà chaud sur leurs visages et sur leurs jambes.
— J’ai continué mes recherches, dit-elle soudain alors qu’ils venaient de franchir un petit pont en dosses de sapin.
— Tes recherches à propos de quoi ?
— Du quatuor, répondit-elle.
Il lui jeta un coup d’œil circonspect. Il ne voulait pas gâcher cette belle journée en remuant la vase.
— Et ?
— J’ai découvert qu’à l’âge de quinze ans Chaperon, Perrault, Grimm et Mourrenx ont été envoyés par leurs parents en colonie de vacances. Au bord de la mer. Tu sais comment s’appelait la colonie ?
— Je t’écoute.
— La Colonie des Sternes.
— Et alors ?
— Tu te souviens des lettres sur la bague ?
— CS, dit Servaz en s’arrêtant brusquement.
— Oui.
— Tu crois que… ? Que c’est là-bas qu’ils ont commencé à… ?
— Possible.
La lumière du matin jouait à travers les feuilles d’un bosquet de trembles qui bruissaient dans la brise légère, au bord du sentier.
— Quinze ans… L’âge où l’on découvre qui on est vraiment… l’âge des amitiés pour la vie… l’âge de l’éveil sexuel aussi, dit Servaz.
— Et l’âge des premiers crimes, ajouta Ziegler en le regardant.
— Oui, ça pourrait être ça.
— Ou bien autre chose, dit Ziegler.
— Ou bien autre chose.
— Qu’est-ce qui se passe ? lança Margot en arrivant à leur hauteur. Pourquoi on s’arrête ?
Zuzka leur lança un regard pénétrant.
— Débranchez, dit-elle. Merde, débranchez !
Servaz regarda autour de lui. C’était vraiment une magnifique journée. Il eut une pensée pour son père. Il sourit :
— Oui, débranchons, dit-il en se remettant en marche.