Le dimanche 14 décembre, à 7 h 45 du matin, Damien Ryck, dit Rico, vingt-huit ans, quitta son domicile pour une course solitaire dans la montagne. C’était un jour gris et il savait déjà que le soleil n’apparaîtrait pas ce jour-là. Dès le réveil, il s’était avancé sur la grande terrasse de sa maison et il avait constaté qu’un épais brouillard noyait les toits et les rues de Saint-Martin ; au-dessus de la ville, des nuages enroulaient leurs fuligineuses arabesques autour des sommets.
En raison de la météo, il opta pour une simple balade dégrisante, suivant un itinéraire qu’il connaissait par cœur. La veille, ou plus précisément quelques heures plus tôt, il était rentré chez lui en titubant après une fête arrosée chez des amis au cours de laquelle il avait fumé plusieurs joints, et s’était couché tout habillé. Au réveil, après une douche, un bol de café noir et un nouveau joint fumé sur la terrasse, il avait estimé que l’air pur des hauteurs lui ferait le plus grand bien. Rico avait l’intention d’achever, un peu plus tard dans la matinée, l’encrage d’une planche — une tâche délicate qui demandait une main ferme.
Rico était auteur de bandes dessinées.
Un métier merveilleux qui lui permettait de travailler à domicile et de vivre de sa passion. Ses BD en noir et blanc, très sombres, étaient appréciées des connaisseurs et sa notoriété grandissait dans le petit monde de la BD indépendante. Amateur de ski hors piste, d’alpinisme, de VTT, de parapente et grand voyageur, il avait trouvé en Saint-Martin un lieu idéal pour poser ses valises. Son métier et les moyens modernes de communication lui permettaient de vivre loin de Paris où se trouvait le siège des éditions d’Enfer et où il se rendait une demi-douzaine de fois par an. Au début, les habitants de Saint-Martin avaient eu un peu de mal à s’habituer à son look d’altermondialiste caricatural, avec ses dreadlocks noir et jaune, son bandana et son poncho orange, ses nombreux piercings et sa barbiche rose. L’été venu, ils pouvaient également admirer la dizaine de tatouages qui couvraient son corps quasi anorexique : épaules, bras, dos, cou, mollets, cuisses — de véritables œuvres d’art en trois couleurs qui débordaient de partout de ses shorts et de ses débardeurs. Pourtant, Rico gagnait à être connu : non seulement c’était un dessinateur talentueux, mais c’était aussi un type charmant, doté d’un humour pince-sans-rire, et d’une extrême gentillesse avec le voisinage, les enfants et les personnes âgées.
Ce matin-là, Rico enfila ses chaussures spéciales pour la course en pleine nature, coiffa un bonnet à oreilles comme en portent les paysans des hauts plateaux andins sur les écouteurs de son baladeur numérique et s’élança au petit trot vers le GR, qui commençait juste après le supermarché, à deux cents mètres de chez lui.
Le brouillard ne s’était pas levé. Sur le parking désert du supermarché, il dérivait autour des rangées de Caddie abandonné. Une fois sur le sentier, Rico allongea sa foulée. Derrière lui, les cloches de l’église sonnèrent 8 heures. Il lui sembla que leurs voix lui parvenaient à travers plusieurs couches d’ouate.
Il devait prendre garde à ne pas se tordre les chevilles sur le sol inégal jonché de racines et de grosses pierres. Deux kilomètres de faux plat dans le fracas du torrent qu’il traversa et retraversa sur de solides petits ponts en dosses de sapin — puis la pente s’accentua et il sentit ses jarrets se tendre sous l’effort. La brume s’était un peu dissipée. Il aperçut le pont métallique qui enjambait le torrent un peu plus haut, là où ce dernier se précipitait en un bouillon rugissant. La partie la plus ardue du parcours. Une fois là-haut, le terrain redeviendrait presque plat. En levant la tête et en dosant son effort, il constata que quelque chose pendait sous le pont. Un sac ou un objet volumineux, accroché au tablier métallique.
Il baissa la tête pour avaler les derniers lacets avant de la relever en arrivant à hauteur du pont. Son cœur était monté à cent cinquante. Mais, lorsqu’il leva les yeux, son cœur explosa : ce n’était pas un sac qui pendait sous le pont — mais un corps ! Rico se figea. L’émotion violente jointe à la montée lui avaient coupé le souffle. La bouche grande ouverte, il fixa le corps en cherchant sa respiration ; il fit les derniers mètres en marchant, les mains sur les hanches.
BORDEL, c’est quoi ce truc ?
Dans un premier temps, Rico eut du mal à comprendre ce qu’il voyait. Il se demanda s’il n’était pas victime d’une hallucination, due peut-être aux excès de la nuit, mais il sut aussitôt que ce n’était pas une vision. C’était trop réel, trop… terrifiant. Rien à voir avec les films d’horreur qu’il affectionnait. Ce qu’il avait sous les yeux, c’était un homme… un homme mort, nu et pendu à un pont !
PUTAIN DE MERDE !!!
Un froid polaire s’insinua dans ses veines.
Il jeta un coup d’œil autour de lui et un frisson glacé courut le long de sa colonne vertébrale. L’homme n’était pas mort tout seul, il ne s’était pas suicidé : en plus de la sangle qui lui serrait la gorge, plusieurs autres sangles le reliaient à la structure métallique du pont et, sur sa tête, quelqu’un avait mis… une capuche… Une capuche en tissu imperméable noir qui lui cachait le visage, prolongée par une cape qui lui pendait dans le dos.
PUTAIN ! PUTAIN ! PUTAIN !
La panique le submergea. Il n’avait jamais rien vu de semblable. Et ce qu’il voyait faisait gicler dans ses veines le venin de la peur. Il était seul dans la montagne, à quatre kilomètres de toute habitation, et il n’y avait qu’un seul chemin pour arriver jusqu’ici — celui qu’il avait emprunté.
Tout comme l’assassin l’avait fait…
Il se demanda si le meurtre venait d’avoir lieu. En d’autres termes, si le meurtrier n’était pas encore dans le secteur. Rico fouilla avec appréhension les rochers et la brume du regard. Puis il prit deux profondes respirations et tourna les talons. Deux secondes plus tard, il dévalait le sentier en direction de Saint-Martin.
Servaz n’avait jamais été très sportif. À la vérité, il détestait le sport. Sous toutes ses formes. Dans les stades comme à la télé. Il détestait assister à une manifestation sportive comme il détestait faire du sport lui-même. L’une des raisons pour lesquelles il n’avait pas de télé était qu’on y diffusait trop de sport à son goût et, de plus en plus, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit.
Autrefois, c’est-à-dire pendant les quinze années de son mariage, il s’était pourtant astreint à une activité physique minimale, à savoir trente-cinq minutes, pas une de plus, de course à pied le dimanche. Malgré ou grâce à cela, il n’avait pas pris le moindre kilo depuis l’âge de dix-huit ans, et il achetait toujours les mêmes pantalons. Il connaissait l’origine de ce prodige : il avait les gènes de son père, lequel était resté mince et fringant comme un lévrier toute sa vie, sauf à la fin, lorsque la boisson et la dépression l’avaient rendu presque squelettique.
Mais depuis son divorce, Servaz avait cessé toute activité ressemblant de près ou de loin à de l’exercice.
S’il avait tout à coup résolu de s’y remettre, en ce dimanche matin, c’était à cause d’une remarque que Margot avait faite, la veille : « Papa, j’ai décidé qu’on allait passer les vacances d’été ensemble. Tous les deux. En tête à tête. Très loin de Toulouse. » Elle lui avait parlé de la Croatie, de ses criques, de ses îles montagneuses, de ses monuments et de son soleil. Elle voulait des vacances à la fois ludiques et sportives : c’est-à-dire course à pied et nage le matin, farniente et visite des monuments l’après-midi, et le soir il l’emmènerait danser ou se promener sur le bord de mer. Le programme était déjà établi. Autrement dit, Servaz avait intérêt à être en forme.
Par conséquent, il avait enfilé un vieux short et un T-shirt informes, chaussé des baskets et il s’était élancé sur les berges de la Garonne. Le temps était gris, il y avait un peu de brume. Lui qui, d’ordinaire, ne mettait jamais le nez dehors avant midi quand il n’était pas en service réalisa qu’il flottait sur la ville rose une atmosphère étonnamment paisible comme si, le dimanche matin, même les salauds et les imbéciles faisaient relâche.
Tout en courant à une allure modérément élevée, il repensa à ce qu’avait dit sa fille. Très loin de Toulouse… Pourquoi très loin de Toulouse ? Il revit encore une fois son air triste et fatigué et son inquiétude se réveilla. Y avait-il quelque chose à Toulouse à quoi elle voulait échapper ? Quelque chose ou quelqu’un ? Il repensa au bleu sur sa pommette et, tout à coup, il fut pris d’un mauvais pressentiment.
La seconde d’après, sa poitrine le lâcha…
Il était parti beaucoup trop vite.
Il s’arrêta, le souffle court, les mains sur les genoux, les poumons en feu. Son T-shirt était trempé de sueur. Servaz consulta sa montre. Dix minutes ! Il avait tenu dix minutes ! Lui qui avait l’impression d’avoir couru pendant une demi-heure ! Bon sang, il était éreinté ! Quarante ans à peine et je me traîne comme un vieillard ! se lamenta-t-il au moment où son téléphone vibrait au fond de son short.
— Servaz, éructa-t-il.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Cathy d’Humières. Vous ne vous sentez pas bien ?
— Je faisais du sport, aboya-t-il.
— J’ai l’impression que vous en avez besoin, en effet. Désolée de vous déranger un dimanche. Mais il y a du nouveau. Cette fois, j’en ai peur, il ne s’agit pas d’un cheval.
— Comment ça ?
— Il y a un mort, à Saint-Martin.
Il se redressa.
— Un… mort… ? (Il cherchait toujours sa respiration.) Quel genre de mort ? On connaît… son identité ?
— Pas encore.
— Pas de papiers sur lui ?
— Non. Il était nu — à part ses bottes et un K-Way noir.
Servaz eut l’impression d’avoir reçu un coup de sabot de jument. Il écouta d’Humières lui exposer ce qu’elle savait : le jeune homme parti faire le tour du lac, le pont métallique au-dessus du torrent, le corps pendu en dessous…
— S’il était pendu à un pont, c’est peut-être un suicide, hasarda-t-il sans conviction — car qui voudrait faire sa sortie dans une tenue aussi ridicule ?
— D’après les premières constatations, il s’agirait plutôt d’un meurtre. Je n’ai pas plus de détails. J’aimerais que vous me rejoigniez sur place.
Servaz sentit une main glacée lui caresser la nuque. Ce qu’il redoutait était arrivé. D’abord l’ADN d’Hirtmann — et maintenant ça. Qu’est-ce que ça signifiait ? Était-ce le début d’une série ? Cette fois, il était impossible que le Suisse fût parvenu à quitter l’Institut. Dans ce cas, qui avait tué l’homme sous le pont ?
— D’accord, répondit-il, je préviens Espérandieu.
Elle lui dit où se rendre puis elle raccrocha. Il y avait un banc à proximité, Servaz s’y assit. Il se trouvait dans le parc de la Prairie aux Filtres, dont les pelouses descendaient en pente douce vers la Garonne, au pied du Pont-Neuf. De nombreux joggeurs couraient le long du fleuve.
— Espérandieu, dit Espérandieu.
— On a un mort, à Saint-Martin.
Il y eut un silence. Puis Servaz entendit la voix d’Espérandieu qui parlait à quelqu’un. Elle était étouffée par la main de son adjoint sur le téléphone. Il se demanda si celui-ci était encore au lit avec Charlène.
— D’accord, je me prépare.
— Je passe te prendre dans vingt minutes.
Puis il réfléchit, mais trop tard, que c’était impossible : il avait mis dix minutes pour arriver jusque-là en courant et, dans son état, il était incapable de refaire le chemin en sens inverse aussi rapidement. Il rappela Espérandieu.
— Oui ?
— Prends ton temps. Je ne serai pas là avant une bonne demi-heure.
— Tu n’es pas chez toi ? demanda Espérandieu, surpris.
— Je faisais du sport.
— Du sport ? Quel genre de sport ?
Le ton témoignait de l’incrédulité de son adjoint.
— De la course à pied.
— Toi, tu fais de la course à pied ?
— C’était ma première séance, se justifia Servaz, agacé.
Il devina qu’Espérandieu souriait au bout du fil. Peut-être même que Charlène Espérandieu souriait elle aussi, étendue à côté de son mari. Est-ce qu’il leur arrivait de se moquer de lui, de ses manières de divorcé, quand ils étaient seuls ? D’un autre côté, il était certain d’une chose : Vincent l’admirait. Il s’était montré absurdement fier quand Servaz avait accepté d’être le parrain de son prochain enfant.
Il rejoignit sa voiture garée sur le parking du cours Dillon handicapé par un point de côté planté dans son flanc comme un clou. Une fois à l’appartement, il se doucha, se rasa et se changea. Puis il repartit en direction de la banlieue.
Un pavillon neuf précédé par une pelouse sans clôture et une allée semi-circulaire goudronnée menant au garage et à l’entrée, à l’américaine. Servaz descendit de voiture. Un voisin perché en haut d’une échelle installait un père Noël au bord de son toit ; des enfants jouaient au ballon un peu plus loin dans la rue ; un couple dans la cinquantaine passa en courant sur le trottoir, grands et minces, vêtus de justaucorps fluo. Servaz remonta l’allée et sonna.
Il tourna la tête pour suivre les dangereuses évolutions du voisin qui se débattait avec son père Noël et ses guirlandes au sommet de l’échelle.
Quand il la tourna à nouveau, il faillit sursauter : Charlène Espérandieu avait ouvert la porte sans faire de bruit et elle se tenait devant lui en souriant. Elle portait un gilet à capuche en maille claire ouvert sur un T-shirt lilas et un jean de grossesse. Elle était pieds nus. Impossible d’ignorer son ventre rond. Et sa beauté. Tout en Charlène Espérandieu n’était que légèreté, esprit et finesse. C’était comme si même sa grossesse ne parvenait pas à l’alourdir, à lui ôter ses ailes d’artiste et son humour. Charlène dirigeait une galerie d’art dans le centre de Toulouse ; Servaz avait été invité à quelques vernissages et il avait découvert sur les murs blancs des œuvres étranges, dérangeantes et parfois fascinantes. L’espace d’un instant, il resta là sans bouger. Puis il se ressaisit et lui sourit, de ce sourire qui lui rendait hommage.
— Entre. Vincent finit de se préparer. Tu veux un café ?
Il se rendit compte qu’il n’avait toujours rien avalé depuis qu’il s’était levé. Il la suivit dans la cuisine.
— Vincent m’a dit que tu t’étais mis au sport, dit-elle en poussant une tasse devant lui.
Le ton badin ne lui échappa pas. Il lui fut reconnaissant de détendre l’atmosphère.
— Ce n’était qu’une tentative. Assez pitoyable, je dois dire.
— Persévère. Ne renonce pas.
— Labor omnia vincit improbus. « Un travail opiniâtre vient à bout de tout », traduisit-il en hochant la tête.
Elle sourit.
— Vincent m’a dit que tu faisais souvent des citations latines.
— C’est un petit truc pour obtenir l’attention dans les moments importants.
Un instant, il fut tenté de lui parler de son père. Il n’en avait jamais parlé à personne mais, s’il y avait quelqu’un à qui il aurait pu se confier, c’était elle : il l’avait senti dès le premier soir, lorsqu’elle l’avait soumis à un véritable interrogatoire — mais un interrogatoire amical et même tendre, par moments. Elle approuva d’un hochement de tête avant de déclarer :
— Vincent a beaucoup d’admiration pour toi. Je m’aperçois qu’il essaie parfois de te copier, d’agir ou de répondre comme il pense que tu agirais ou répondrais. Au début, je ne comprenais pas d’où venaient ces changements chez lui ; c’est en t’observant que j’ai compris.
— J’espère qu’il ne copiera que les bons côtés.
— Je l’espère aussi.
Il garda le silence. Espérandieu fit irruption dans la cuisine en enfilant un blouson argenté que Servaz ne fut pas loin de trouver déplacé pour la circonstance.
— Je suis prêt ! (Il posa une main sur le ventre rond de sa femme.) Prends soin de vous deux.
— Combien de mois ? demanda Servaz dans la voiture.
— Sept. Prépare-toi à être parrain. Si tu me résumais ce qui s’est passé ?
Servaz lui dit le peu qu’il savait.
Une heure trente plus tard, ils se garaient sur le parking du supermarché envahi par les véhicules de gendarmerie, les deux-roues et les badauds. D’une manière ou d’une autre, l’information avait filtré. La brume s’était un peu levée, elle ne formait plus qu’un voile diaphane — comme s’ils regardaient le décor à travers une vitre embuée. Servaz vit plusieurs véhicules de presse, dont un de la télévision régionale. Les journalistes et les curieux s’étaient massés au bas de la rampe en béton ; à mi-hauteur, le ruban jaune de la gendarmerie leur interdisait d’aller plus loin. Servaz sortit sa carte et souleva le ruban. Un des plantons leur indiqua le sentier. Ils laissèrent l’agitation derrière eux et remontèrent le sentier en silence, de plus en plus tendus. Ils ne rencontrèrent personne jusqu’aux premiers lacets — mais le brouillard s’épaissit à mesure qu’ils avançaient. Il était froid et humide comme un gant mouillé.
À mi-côte, Servaz sentit son point de côté ressurgir. Il ralentit pour reprendre son souffle avant d’attaquer le dernier virage et leva la tête. Il aperçut de nombreuses silhouettes qui allaient et venaient dans la brume au-dessus d’eux. Et un grand halo de lumière blanche — comme si un camion était garé là-haut dans le brouillard, tous ses phares allumés.
Il gravit les cent derniers mètres avec le sentiment croissant que le tueur avait choisi son décor. Comme la première fois.
Il ne laissait rien au hasard.
Il connaissait la région.
Ça ne colle pas, se dit-il. Hirtmann était-il déjà venu ici avant d’être transféré à l’Institut ? Se pouvait-il qu’il connût la région ? Autant de questions auxquelles il allait leur falloir répondre. Il se souvint de ce qu’il avait immédiatement pensé quand d’Humières lui avait téléphoné : il était impossible, cette fois, qu’Hirtmann eût quitté l’Institut. Dans ce cas, qui avait tué l’homme sous le pont ?
À travers la brume, Servaz reconnut les capitaines Ziegler et Maillard. Ziegler était en grande conversation avec un petit homme bronzé, à la crinière blanche et léonine, que Servaz se souvint d’avoir déjà vu. Puis cela lui revint : Chaperon, le maire de Saint-Martin — il était présent à la centrale. La gendarme dit deux mots au maire puis elle se dirigea vers eux. Servaz la présenta à Espérandieu. Elle leur montra le pont d’acier sous lequel on devinait une vague silhouette dans le halo de lumière blanche.
— C’est atroce ! cria-t-elle par-dessus le vacarme de l’eau qui déferlait.
— Qu’est-ce qu’on sait ? cria-t-il à son tour.
La gendarme désigna un jeune homme vêtu d’un poncho orange assis sur une pierre, puis elle lui résuma la situation : le jeune homme qui faisait son jogging, le corps sous le pont, le capitaine Maillard qui avait bouclé le périmètre et confisqué le portable du seul témoin et, malgré cela, l’information qui avait filtré jusqu’à la presse.
— Qu’est-ce que le maire fait ici ? voulut savoir Servaz.
— Nous lui avons demandé de venir pour identifier le corps, au cas où il s’agirait d’un de ses administrés. C’est peut-être lui qui a informé la presse. Les politiciens ont toujours besoin des journalistes — même les petits.
Elle fit demi-tour et prit la direction de la scène de crime.
— On a sans doute identifié la victime. D’après le maire et Maillard, il s’agirait d’un certain Grimm, pharmacien à Saint-Martin. Selon Maillard, sa femme a appelé la gendarmerie pour signaler sa disparition.
— Sa disparition ?
— D’après elle, son mari est parti hier pour sa soirée poker du samedi et il aurait dû rentrer vers minuit. Elle a appelé pour dire qu’il n’était pas rentré et qu’elle n’avait aucune nouvelle.
— À quelle heure ?
— 8 heures. Quand elle s’est réveillée, ce matin, elle s’est étonnée de ne pas le trouver dans la maison et son lit était froid.
— Son lit ?
— Ils faisaient chambre à part, confirma-t-elle.
Ils approchaient. Servaz se prépara. De puissants projecteurs étaient allumés de chaque côté du pont. La brume qui passait devant eux évoquait la fumée des canons sur un champ de bataille. Dans la lueur aveuglante des projecteurs, tout était vapeurs, brumes, écume. Le torrent lui-même fumait, tout comme les rochers — qui avaient le tranchant et le luisant d’armes blanches. Servaz s’avança. Le grondement de l’eau emplissait ses oreilles et se mêlait à celui de son sang.
Le corps était nu.
Gras.
Blanc.
À cause de l’humidité, sa peau luisait comme si elle était huilée dans le halo aveuglant des projecteurs. Sa première pensée fut que le pharmacien était gros — très gros même. Il eut d’abord l’attention attirée par le nid de poils noirs et le sexe minuscule, recroquevillé entre les cuisses massives, où l’on distinguait des plis de graisse. Puis son regard remonta le long du torse bombé, blanc, glabre, plein de plis de graisse lui aussi, comme les cuisses, jusqu’à la gorge serrée par une sangle si profondément enfoncée dans la chair qu’elle y disparaissait presque. Et, pour finir, la capuche rabattue sur le visage et la grande cape noire imperméable dans le dos.
— Pourquoi mettre un K-Way sur la tête de sa victime et la pendre ensuite à poil ? dit Espérandieu d’une voix altérée, à la fois rauque et aiguë.
— Parce que le K-Way a une signification, répondit Servaz. Tout comme la nudité.
— Putain de spectacle, ajouta son adjoint.
Servaz se tourna vers lui. Il lui montra le jeune homme au poncho orange assis un peu plus bas.
— Emprunte une voiture, ramène-le à la gendarmerie et prends sa déposition.
— D’accord, dit Espérandieu, et il s’éloigna rapidement.
Deux techniciens en combinaison blanche portant des masques chirurgicaux se penchaient par-dessus la rambarde métallique. L’un d’eux avait sorti une lampe-stylo et il en promenait le pinceau lumineux sur le corps en dessous de lui.
Ziegler le montra du doigt.
— Le légiste pense que la strangulation est la cause de la mort. Vous voyez les sangles ?
Elle désignait les deux sangles qui serraient fortement les poignets du mort et les reliaient au pont au-dessus de lui, bras levés et écartés en forme de V, en plus de celle, verticale, qui étranglait sa gorge.
— Il semble que l’assassin ait descendu progressivement le corps dans le vide en jouant sur la longueur des sangles latérales. Plus il donnait du mou, plus la sangle centrale se resserrait autour du cou de la victime et l’étranglait. Elle a dû mettre très longtemps à mourir.
— Une mort atroce, dit quelqu’un derrière eux.
Ils se retournèrent. Cathy d’Humières avait les yeux rivés sur le mort. Tout à coup, elle avait l’air vieillie et usée.
— Mon mari veut vendre ses parts dans sa boîte de com et ouvrir un club de plongée en Corse. Il aimerait que je laisse tomber la magistrature. Il y a des matins comme aujourd’hui où j’ai envie de l’écouter.
Servaz savait qu’elle n’en ferait rien. Il l’imaginait sans peine en épouse de choc, vaillant petit soldat de la vie mondaine, capable après une éreintante journée de travail d’accueillir ses amis, de rire avec eux et de supporter sans broncher les vicissitudes de l’existence comme si celles-ci n’étaient guère plus qu’un verre de vin renversé sur la table.
— On sait qui est la victime ?
Ziegler lui répéta ce qu’elle avait dit à Servaz.
— Le légiste, on sait comment il s’appelle ? demanda Servaz.
Ziegler s’approcha du procédurier, puis revint lui rapporter l’information. Il hocha la tête, satisfait. À ses débuts, il avait eu maille à partir avec un médecin légiste qui avait refusé de se déplacer sur une scène de crime dans le cadre d’une enquête dont il avait la charge. Servaz s’était rendu au CHU de Toulouse et il était entré dans une colère noire. Mais la doctoresse lui avait tenu tête avec aplomb. Plus tard, il avait appris que cette même personne avait fait la une de la presse locale dans une affaire de tueur en série célèbre — un tueur dont les meurtres perpétrés sur des jeunes femmes de la région avaient été pris pour des suicides par suite d’incroyables négligences.
— Ils vont remonter le cadavre, annonça Ziegler.
Il faisait beaucoup plus froid et humide ici qu’en bas, et Servaz resserra son écharpe autour de son cou, puis il pensa à la sangle enfoncée dans le cou de la victime, et il s’empressa de la dénouer.
Tout à coup, il remarqua deux détails auxquels, dans l’effroi de la première vision, il n’avait pas prêté attention.
Le premier était les bottes en cuir, le seul élément vestimentaire qui subsistait sur le pharmacien en dehors de la cape : elles avaient l’air curieusement petites pour un si gros bonhomme.
Le second était la main droite de la victime.
Il manquait un doigt.
L’annulaire.
Et ce doigt avait été tranché.
— Allons-y, dit d’Humières lorsque les techniciens eurent remonté le corps et l’eurent allongé sur le tablier du pont.
Le pont métallique vibra et résonna sous leurs pas et Servaz eut un instant de pure appréhension en voyant le vide en dessous, dans lequel se ruait le torrent. Accroupis autour du corps, les techniciens relevèrent précautionneusement la capuche. Un mouvement de recul parcourut l’assistance. En dessous, le visage était bâillonné avec du ruban adhésif indéchirable de couleur argentée. Servaz n’eut aucune peine à imaginer la terreur et les hurlements de souffrance de la victime étouffés par la bande adhésive : le pharmacien avait les yeux exorbités. Un deuxième examen lui fit comprendre que les yeux de Grimm n’étaient pas écarquillés naturellement : son assassin lui avait retourné les paupières ; il avait tiré dessus, sans doute à l’aide d’une pince, et il les avait ensuite agrafées en dessous des sourcils et sur les joues. Il l’avait obligé à voir… Le meurtrier s’était en outre tellement acharné sur le visage de sa victime, probablement à l’aide d’un objet lourd tel qu’un marteau ou un maillet, qu’il avait quasiment arraché le nez — qui n’était plus retenu que par une mince bande de chair et de cartilage. Enfin, Servaz remarqua des traces de boue dans les cheveux du pharmacien.
Pendant un moment, personne ne parla. Puis Ziegler se retourna vers la rive. Elle fit signe à Maillard, qui prit le maire par le bras. Servaz les regarda approcher. Chaperon avait l’air terrorisé.
— C’est bien lui, bégaya-t-il. C’est Grimm. Ô mon Dieu ! qu’est-ce qu’on lui a fait ?
Ziegler poussa doucement le maire vers Maillard, qui l’entraîna loin du cadavre.
— Hier soir, il était en train de jouer au poker avec Grimm et un ami à eux, expliqua-t-elle. Ce sont les dernières personnes à l’avoir vu vivant.
— Je crois que, cette fois, nous avons un problème, dit d’Humières en se redressant.
Servaz et Ziegler la regardèrent.
— Nous allons avoir droit aux honneurs de la presse. En première page. Et pas seulement la presse régionale.
Servaz comprit où elle voulait en venir. Les quotidiens, les hebdos, les JT nationaux : ils allaient se retrouver dans l’œil du cyclone. Au centre d’une tempête médiatique. Ce n’était pas la meilleure façon de faire progresser une enquête, mais ils n’auraient pas le choix. C’est alors qu’il remarqua un détail qui, sur le coup, lui avait totalement échappé : ce matin-là, Cathy d’Humières était très élégamment vêtue. Cela ne sautait pas aux yeux, c’était presque imperceptible, car la proc était toujours tirée à quatre épingles — mais elle avait fait un effort supplémentaire. Le chemisier, le tailleur, le manteau, le collier et les boucles d’oreilles : tout était impeccablement assorti. Jusqu’au maquillage qui mettait en valeur son visage à la fois austère et agréable. Sobre, mais elle avait dû passer beaucoup de temps devant sa glace pour arriver à cette sobriété-là.
Elle a prévu la presse et elle s’est préparée en conséquence.
Contrairement à Servaz qui ne s’était même pas donné un coup de peigne. Encore heureux qu’il se soit rasé !
Néanmoins, il y avait une chose qu’elle n’avait pas prévue : les dégâts qu’allait faire sur elle la vision du mort. Ils avaient ruiné une partie de ses efforts et elle avait l’air vieille, aux abois et lasse, malgré sa tentative pour garder le contrôle. Servaz s’approcha du technicien qui mitraillait le cadavre à coups de flashes.
— Je compte sur vous pour qu’aucune de ces photos ne s’égare, dit-il. Ne laissez rien traîner.
Le TIC hocha la tête. Avait-il saisi le message ? Si un de ces clichés atterrissait dans la presse, Servaz l’en tiendrait pour personnellement responsable.
— Le légiste a-t-il examiné la main droite ? demanda-t-il à Ziegler.
— Oui. Il pense que le doigt a été coupé avec un outil tranchant du genre pince ou sécateur. Un examen plus approfondi le confirmera.
— L’annulaire de la main droite, commenta Servaz.
— Et personne n’a touché à son alliance ni aux autres doigts, fit observer Ziegler.
— On pense à la même chose ?
— Une chevalière ou une bague.
— L’assassin voulait-il la voler, l’emporter comme un trophée, ou faire en sorte qu’on ne la voie pas ?
Ziegler le regarda avec étonnement.
— Pour quelle raison aurait-il voulu la dissimuler ? Et puis, il lui suffisait de l’enlever.
— Peut-être qu’il n’y est pas arrivé. Grimm a de gros doigts.
En redescendant, Servaz aperçut la meute des journalistes et des badauds et il eut aussitôt envie de faire demi-tour. Mais il n’y avait pas d’autre issue que la rampe en béton derrière le supermarché. Sauf à crapahuter à travers la montagne. Il se composa un visage de circonstance et se préparait à plonger dans la mêlée quand une main le stoppa.
— Laissez-moi faire.
Catherine d’Humières avait retrouvé son aplomb. Servaz resta en retrait et il admira la prestation, sa façon de noyer le poisson en donnant l’impression de faire des révélations. Elle répondait à chaque journaliste en le regardant dans les yeux, avec gravité, ponctuant sa réponse d’un petit sourire complice mais retenu qui ne perdait pas de vue l’horreur de la situation.
Du grand art.
Il se faufila parmi les journalistes pour rejoindre sa voiture sans attendre la fin du speech. La Cherokee était garée de l’autre côté du parking, au-delà des files de Caddie. Elle était à peine visible à travers la brume. Cinglé par les rafales, il releva le col de sa veste en pensant à l’artiste qui avait composé ce tableau effroyable, là-haut. S’il s’agit du même que pour le cheval, il aime les hauteurs, les endroits surélevés.
En s’approchant de la Jeep, il fut soudain conscient qu’il y avait quelque chose en elle d’inhabituel. Il la fixa avant de comprendre. Ses pneus étaient affaissés sur l’asphalte comme des ballons dégonflés. On les avait crevés. Les quatre… Et on avait rayé sa carrosserie avec une clef ou un objet pointu.
Bienvenue à Saint-Martin, se dit-il.
Dimanche matin à l’Institut. Un calme étrange régnait. Diane eut l’impression que l’endroit avait été déserté par ses habitants. Aucun bruit. Elle sortit de sous sa couette et se dirigea vers la minuscule — et glaciale — salle d’eau. Une douche en vitesse ; elle se lava les cheveux, les sécha, se brossa les dents aussi vite que possible à cause du froid.
En ressortant, elle jeta un coup d’œil par la fenêtre. Le brouillard. Comme une présence fantomatique qui aurait profité de la nuit pour s’installer. Il flottait au-dessus de l’épaisse couche de neige, noyait les sapins blancs. L’Institut était cerné par la brume ; à dix mètres de là, la vue butait sur un mur de blancheur vaporeuse. Elle serra sur elle les pans de son peignoir.
Elle avait prévu de descendre faire un tour à Saint-Martin. Elle s’habilla rapidement et sortit de sa chambre. La cafétéria du rez-de-chaussée était vide à part l’employée de service, elle demanda un cappuccino et un croissant et alla s’asseoir près de la baie vitrée. Elle n’était pas assise depuis deux minutes qu’un homme d’une trentaine d’années en blouse blanche entrait dans la salle et prenait un plateau. Elle l’observa discrètement en train de commander un grand café au lait, un jus d’orange et deux croissants puis elle le vit se diriger vers elle avec son plateau.
— Bonjour, je peux m’asseoir ?
Elle hocha la tête en souriant.
— Diane Berg, dit-elle en tendant la main, je suis…
— Je sais. Alex. Je suis un des infirmiers psys. Alors, vous vous y faites ?
— Je viens juste d’arriver…
— Pas facile, hein ? La première fois que je suis arrivé ici, quand j’ai vu l’endroit, j’ai failli remonter dans ma voiture et m’enfuir, dit-il en riant. Et encore, moi je ne dors pas ici.
— Vous habitez à Saint-Martin ?
— Non, je n’habite pas dans la vallée.
Il avait dit ça comme si c’était la dernière chose qu’il aurait eu envie de faire.
— Vous savez s’il fait toujours aussi froid dans les chambres l’hiver ? demanda-t-elle.
Il la regarda en souriant. Il avait un visage plutôt agréable et ouvert, des yeux marron chaleureux et des cheveux bouclés. Il avait aussi un gros naevus au milieu du front qui lui faisait comme un troisième œil. Pendant un instant, elle eut le regard désagréablement attiré par cette marque et elle rougit quand elle vit qu’il s’en était aperçu.
— Oui, j’en ai bien peur, dit-il. Le dernier étage est plein de courants d’air et le système de chauffage est assez ancien.
Derrière la grande vitre, le paysage de neige et de sapins noyé de brume était magnifique et tout proche. C’était si étrange d’être là à boire un café au chaud séparée de toute cette blancheur par une simple vitre que Diane eut l’impression de contempler un décor de cinéma.
— Quel est votre rôle exactement ? demanda-t-elle, bien décidée à saisir l’occasion qui se présentait d’en savoir plus.
— Vous voulez dire : quel est le rôle d’un infirmier ici ?
— Oui.
— Eh bien… en tant qu’infirmiers psys, on prépare et on distribue les traitements, on s’assure que les patients les prennent bien, qu’il n’y a pas d’effets iatrogènes après les prises… On surveille les pensionnaires aussi, bien sûr… Mais on ne se contente pas de les surveiller : on organise des activités, on parle avec eux, on observe, on se rend disponibles, on est à l’écoute… Pas trop quand même. Le boulot d’infirmier, c’est de n’être ni trop présent ni trop absent. Ni indifférence ni aide systématique. On doit rester à notre place. Surtout ici. Avec ces…
— Les traitements, demanda-t-elle en essayant de ne plus se focaliser sur la marque à son front. Ils sont lourds ?
Il lui lança un regard circonspect.
— Oui… Ici, les doses dépassent largement les normes recommandées. C’est un peu Hiroshima version médocs. On ne fait pas dans la dentelle. Attention, on ne les shoote pas pour autant. Regardez-les ce ne sont pas des zombies. Simplement, la plupart de ces… individus… sont chimio-résistants. Alors, on jongle avec des cocktails de tranquillisants et de neuroleptiques à assommer un bœuf, quatre prises par jour au lieu de trois, et puis il y a les électrochocs, la camisole et, quand rien d’autre ne fonctionne, on a recours à la molécule miracle : la clozapine…
Diane en avait entendu parler : la clozapine était un antipsychotique atypique utilisé pour traiter des cas de schizophrénie réfractaires aux autres médicaments. Comme pour la plupart des molécules utilisées en psychiatrie, les effets secondaires pouvaient être redoutables : incontinence, hypersalivation, vision brouillée, prise de poids, convulsions, thrombose…
— Ce qu’il faut bien comprendre, ajouta-t-il avec un demi-sourire qui se figea en rictus, c’est qu’ici la violence n’est jamais loin — ni le danger…
Elle eut l’impression d’entendre Xavier : « L’intelligence ne se développe que là où il y a changement — et là où il y a danger. »
— En même temps, rectifia-t-il avec un petit rire, c’est un endroit plus sûr que certains quartiers de grandes villes.
Il secoua la tête.
— Entre nous, il n’y a pas si longtemps la psychiatrie en était encore à l’âge de pierre, on se livrait sur les patients à des expériences d’une barbarie incroyable. Rien à envier à l’Inquisition ou aux toubibs nazis… Les choses ont évolué, mais il reste beaucoup à faire… On ne parle jamais de guérison ici. On parle de stabilisation, de décompression…
— Vous avez d’autres tâches à remplir ? demanda-t-elle.
— Oui. Il y a tout le truc administratif : on s’occupe de la paperasse, des formalités…
Il regarda brièvement dehors.
— Et puis, il y a les entretiens infirmiers prescrits par le Dr Xavier et l’infirmière chef.
— Ça consiste en quoi ?
— C’est très balisé. On utilise des techniques bien rodées, ce sont des entretiens structurés, des questionnaires plus ou moins standard, mais on improvise aussi… Il faut adopter une attitude aussi neutre que possible, ne pas se montrer trop invasif pour faire baisser l’anxiété… respecter les temps de silence… faire des pauses… Sinon, on risque de se retrouver très vite face à un problème…
— Xavier et Ferney aussi font des entretiens ?
— Oui, bien sûr.
— Quelle différence entre les vôtres et les leurs ?
— Il n’y en a pas vraiment. Sauf que certains patients nous confieront des choses qu’ils ne leur confieraient pas. Parce que nous sommes plus proches d’eux au quotidien, que nous essayons de créer une relation de confiance entre soignants et patients, tout en respectant la distance thérapeutique… Sinon, ce sont Xavier et Élisabeth qui décident des traitements et des protocoles de soins…
Il avait prononcé cette dernière phrase avec une drôle de voix. Diane fronça imperceptiblement les sourcils.
— On dirait que vous n’approuvez pas toujours leurs choix.
Elle fut surprise par son mutisme. Il mit si longtemps à répondre qu’elle haussa un sourcil.
— Vous êtes nouvelle ici, Diane… Vous verrez…
— Je verrai quoi ?
— …
Il lui jeta un coup d’œil par en dessous. À l’évidence, il n’avait pas envie de s’aventurer sur ce terrain-là. Mais elle attendit, son regard en forme de question.
— Comment dire ?… Vous avez bien conscience que vous êtes dans un endroit qui ne ressemble à aucun autre… Nous gérons des patients que tous les autres établissements ont été incapables de soigner… Ce qui se passe ici n’a rien à voir avec ce qui se passe ailleurs.
— Comme les électrochocs sans anesthésie pour les patients de l’unité A, par exemple ?
Elle regretta aussitôt d’avoir dit ça. Elle vit son regard se refroidir de plusieurs degrés.
— Qui vous a parlé de ça ?
— Xavier.
— Laissez tomber.
Il baissa les yeux sur son café au lait en fronçant les sourcils. Il avait l’air mécontent de s’être laissé entraîner dans cette discussion.
— Je ne suis même pas sûre que ce soit légal, insista-t-elle. La loi française autorise ce genre de choses ?
Il releva la tête.
— La loi française ? Vous savez combien il y a d’hospitalisations psychiatriques forcées chaque année dans ce pays ? Cinquante mille… Dans les démocraties modernes, les hospitalisations d’office sans consentement du patient sont exceptionnelles. Pas chez nous… Les malades mentaux — et même ceux qui sont simplement supposés l’être — ont moins de droits que les citoyens normaux. Vous voulez arrêter un criminel ? Il vous faut attendre 6 heures du matin. En revanche, s’il s’agit d’un type accusé d’être cinglé par son voisin qui a signé une HDT, une hospitalisation à la demande d’un tiers, la police peut débarquer jour et nuit. La justice n’interviendra qu’une fois que la personne aura déjà été privée de sa liberté. Et encore… seulement si cette personne a connaissance de ses droits et sait comment les faire respecter… C’est ça, la psychiatrie, dans ce pays. Ça et l’absence de moyens, l’abus de neuroleptiques, les mauvais traitements… Nos hôpitaux psychiatriques sont des zones de non-droit. Et celui-ci encore plus que les autres…
Il avait prononcé cette longue tirade d’un ton amer et tout sourire avait déserté son visage. Il se leva en repoussant sa chaise.
— Jetez un coup d’œil partout et faites-vous votre propre idée, conseilla-t-il.
— Ma propre idée sur quoi ?
— Sur ce qui se passe ici.
— Parce qu’il se passe quelque chose ?
— Quelle importance ? C’est bien vous qui vouliez en savoir plus, non ?
Elle le regarda rapporter son plateau et sortir de la salle.
La première chose que Servaz fit fut de baisser les stores et d’allumer les néons. Il voulait éviter qu’un journaliste ne les mitraille au téléobjectif. Le jeune auteur de BD était rentré chez lui. Dans la salle de réunion, Espérandieu et Ziegler avaient sorti leurs ordinateurs portables et pianotaient dessus. Cathy d’Humières parlait au téléphone, debout dans un coin de la pièce. Elle referma l’appareil et vint s’asseoir à la table. Servaz les observa un instant puis il tourna sur lui-même.
Il y avait un tableau blanc dans un angle près de la fenêtre. Il le ramena en pleine lumière, attrapa un marqueur et traça deux colonnes :
— Est-ce que ça suffit pour considérer que les deux actes ont été commis par les mêmes personnes ? demanda-t-il.
— Il y a des similitudes et il y a des différences, répondit Ziegler.
— Tout de même, deux crimes commis à quatre jours d’intervalle dans la même ville, fit Espérandieu.
— D’accord. L’hypothèse d’un deuxième criminel est hautement improbable. C’est sans doute la même personne.
— Ou les mêmes personnes, précisa Servaz. N’oubliez pas notre discussion dans l’hélico.
— Je ne l’oublie pas. De toute façon, il y a une chose qui nous permettrait de relier définitivement les deux crimes…
— L’ADN d’Hirtmann.
— L’ADN d’Hirtmann, confirma-t-elle.
Servaz écarta les lames des stores. Il jeta un coup d’œil dehors puis les laissa retomber avec un claquement sec.
— Vous croyez vraiment qu’il a pu sortir de l’Institut et échapper à la vigilance de vos hommes ? demanda-t-il en se retournant.
— Non, c’est impossible. J’ai vérifié moi-même le dispositif. Il n’a pas pu passer entre les mailles du filet.
— Dans ce cas, ce n’est pas Hirtmann.
— En tout cas, pas cette fois.
— Si ce n’est pas Hirtmann cette fois, on peut peut-être envisager que ce n’était pas lui non plus la fois d’avant, suggéra Espérandieu.
Toutes les têtes se tournèrent vers lui.
— Hirtmann n’est jamais monté en haut du téléphérique. Quelqu’un d’autre l’a fait. Quelqu’un qui est en contact avec lui à l’Institut et qui, volontairement ou non, a transporté avec lui un de ses cheveux ou un de ses poils.
Ziegler tourna vers Servaz un regard interrogatif. Elle comprit qu’il n’avait pas tout dit à son adjoint.
— Sauf que ce n’est ni un poil ni un cheveu qu’on a trouvé dans la cabine du téléphérique, précisa-t-elle, mais de la salive.
Espérandieu la regarda. Puis il déplaça à son tour son regard vers Servaz, qui inclina la tête en signe d’excuses.
— Je ne vois pas de logique dans tout ça, dit celui-ci. Pourquoi tuer d’abord un cheval et ensuite un homme ? Pourquoi accrocher cet animal en haut d’un téléphérique ? Et l’homme en dessous d’un pont ? À quoi ça rime ?
— D’une certaine manière, les deux ont été pendus, dit Ziegler.
Servaz l’observa.
— Très juste.
Il s’approcha du tableau, effaça certaines mentions et inscrivit :
— D’accord. Pourquoi s’en prendre à un animal ?
— Pour atteindre Éric Lombard, répéta Ziegler encore une fois. L’usine électrique et le cheval mènent à lui. C’est lui qui est visé.
— Soit. Admettons que Lombard soit la cible. Que vient faire le pharmacien là-dedans ? D’autre part, le cheval a été décapité et à moitié dépecé, le pharmacien était nu avec une cape. Quel rapport entre les deux ?
— Dépecer un animal, c’est un peu le mettre à nu, hasarda Espérandieu.
— Et le cheval avait deux grands morceaux de peau déployés autour de lui, dit Ziegler. On a d’abord cru qu’ils imitaient des ailes — mais peut-être bien qu’ils imitaient une cape…
— Possible, dit Servaz sans conviction. Mais pourquoi l’avoir décapité ? Et cette cape, ces bottes : que représentent-elles ?
Personne n’avait de réponse à ces questions. Il poursuivit :
— Et on bute toujours sur la même interrogation : que vient faire Hirtmann dans ce tableau ?
— Il vous lance un défi ! s’écria une voix depuis la porte.
Ils se retournèrent. Un homme se tenait à l’entrée de la salle.
Servaz crut d’abord qu’il s’agissait d’un journaliste et il s’apprêta à le flanquer dehors. L’homme avait dans la quarantaine, de longs cheveux châtain clair, une barbe bouclée et de petites lunettes rondes ; il les ôta pour essuyer la buée que le passage du froid au chaud avait déposée sur les verres avant de les remettre et de les considérer de ses yeux clairs. Il portait un gros pull et un pantalon de velours épais. Il avait l’air d’un enseignant en sciences humaines, d’un syndicaliste ou d’un nostalgique des sixties.
— Vous êtes qui ? demanda sèchement Servaz.
— C’est vous le directeur d’enquête ?
Le visiteur s’avança, la main tendue.
— Simon Propp, je suis le psychocriminologue. J’aurais dû arriver demain, mais la gendarmerie m’a appelé pour me dire ce qui s’était passé. Alors, me voilà.
Il fit le tour de la table et serra la main de chacun. Puis il s’arrêta pour examiner les chaises libres. Il en choisit une à la gauche de Servaz. Celui-ci était sûr qu’il l’avait choisie dans un but précis et il se sentit vaguement irrité — comme si on essayait de le manipuler.
Simon Propp regarda le tableau.
— Intéressant, dit-il.
— Vraiment ? (Le ton de Servaz était involontairement sarcastique.) Qu’est-ce que ça vous inspire ?
— Je préférerais que vous continuiez comme si je n’étais pas là, si ça ne vous ennuie pas, répondit le psy. Désolé de vous avoir interrompus. Bien entendu, je ne suis pas là pour juger vos méthodes de travail. (Servaz le vit agiter une main.) J’en serais d’ailleurs incapable. Ce n’est pas la raison de ma présence ici. Je suis là pour vous apporter mon aide quand on abordera la personnalité de Julian Hirtmann ou quand il s’agira de dresser un tableau clinique à partir des indices laissés sur la scène de crime.
— Vous avez dit en entrant qu’il nous lance un défi ? insista Servaz.
Il vit le psy plisser ses petits yeux jaunes derrière ses lunettes. Il avait des joues rondes rougies par le froid sous sa barbe lustrée qui lui donnaient l’air d’un lutin rusé. Servaz eut la désagréable sensation d’être disséqué mentalement. Il n’en soutint pas moins le regard du nouveau venu.
— D’accord, dit celui-ci. J’ai fait mes devoirs hier dans ma maison de vacances. Je me suis penché sur le dossier d’Hirtmann quand j’ai appris qu’on avait trouvé son ADN dans la cabine du téléphérique. Il est évident que c’est un manipulateur, un sociopathe et un type intelligent. Mais ça va plus loin que ça : Hirtmann est un cas à part même chez les tueurs organisés. Il est rare en effet que les troubles de la personnalité dont ils souffrent ne finissent pas par affecter leurs facultés intellectuelles et leur vie sociale d’une manière ou d’une autre. Et que leur monstruosité puisse passer complètement inaperçue de leur entourage. C’est pour ça qu’il leur faut souvent un complice, en général une épouse aussi monstrueuse qu’eux, pour les aider à maintenir un minimum de façade. Hirtmann, lui, du temps où il était libre, arrivait parfaitement à cliver sa vie sociale et la partie de lui-même en proie à la rage et à la démence. Il donnait le change à la perfection. Il y a d’autres sociopathes qui y sont parvenus avant lui, mais aucun n’exerçait un métier aussi en vue que le sien.
Propp se leva et fit lentement le tour de la table, passant derrière chacun. Avec une irritation croissante, Servaz devina que c’était encore un de ses tours de passe-passe façon psy.
— On le soupçonne d’avoir commis plus de quarante meurtres de jeunes femmes en vingt-cinq ans. Quarante meurtres et pas le moindre indice, pas la moindre piste les reliant à leur auteur ! Sans les articles de presse et les dossiers qu’il avait conservés chez lui ou dans son coffre à la banque, jamais on ne serait remonté jusqu’à lui.
Il s’arrêta derrière Servaz, qui se refusa à tourner la tête et se contenta de regarder Irène Ziegler de l’autre côté de la table.
— Et, tout à coup, il laisse une trace, évidente, grossière, banale.
— Vous oubliez un détail, dit Ziegler.
Propp se rassit.
— À l’époque où il a commis la plupart de ses meurtres, les analyses ADN soit n’existaient pas, soit étaient bien moins performantes qu’aujourd’hui.
— C’est vrai mais…
— Vous estimez donc que ce qui se passe aujourd’hui ne ressemble pas du tout au Hirtmann qu’on connaît, c’est bien ça ? dit Ziegler en plongeant son regard dans celui du psy.
Propp cligna des yeux et hocha la tête affirmativement.
— Donc, pour vous, malgré la présence de son ADN, ce ne serait pas lui qui aurait tué le cheval ?
— Je n’ai pas dit ça.
— Je ne comprends pas.
— N’oubliez pas qu’il est enfermé depuis sept ans. Pour lui, les circonstances ont changé. Hirtmann est sous les verrous depuis plusieurs années et il meurt d’ennui. Il se consume à petit feu, lui un homme auparavant si actif. Il a envie de jouer. Réfléchissez à ceci : avant d’être pris pour ce stupide meurtre passionnel, il avait une vie sociale intense, stimulante, exigeante. Il était professionnellement considéré. Il avait une très belle femme et il organisait des partouzes fréquentées par le fleuron de la bonne société genevoise. Parallèlement, il enlevait, torturait, violait et tuait des jeunes femmes dans le plus grand secret. Autrement dit, pour un monstre comme lui, la vie rêvée. Il n’avait certainement pas envie que ça s’arrête. Raison pour laquelle il mettait tant de soin à faire disparaître les cadavres.
Propp joignit le bout de ses doigts sous sa barbe.
— Aujourd’hui, il n’a plus aucune raison de se cacher. Au contraire : il veut qu’on sache que c’est lui ; il veut faire parler de lui, attirer l’attention.
— Il aurait pu s’évader définitivement et reprendre ses agissements tout en étant libre, objecta Servaz. Pourquoi serait-il retourné dans sa cellule ? Ça n’a pas de sens.
Propp se gratta la barbe.
— J’avoue que c’est aussi la question qui me taraude depuis hier. Pourquoi être retourné à l’Institut ? Au risque évident de ne plus pouvoir en sortir si les mesures de sécurité sont renforcées. Pourquoi courir un tel risque ? Dans quel but ? Vous avez raison : ça n’a pas de sens.
— Sauf si nous supposons que le jeu l’excite plus que la liberté, dit Ziegler. Ou s’il est sûr de pouvoir s’évader à nouveau…
— Comment pourrait-il l’être ? s’étonna Espérandieu.
— Je croyais qu’il était impossible qu’Hirtmann ait commis le deuxième meurtre, insista Servaz. Compte tenu du dispositif policier. C’est bien ce que nous venons de dire, non ?
Le psy les regarda un par un tout en continuant à caresser sa barbe d’un air songeur. Derrière ses lunettes, ses petits yeux jaunes avaient l’air de deux grains de raisin trop mûrs.
— Je crois que vous sous-estimez grandement cet homme, dit-il. Je crois que vous ne vous rendez absolument pas compte à qui vous avez affaire.
— Les vigiles, lança Cathy d’Humières. On en est où avec eux ?
— Nulle part, répondit Servaz. Je ne les crois pas coupables. Malgré leur fuite. Trop subtil pour eux. Jusqu’à présent, ils ne se sont distingués que par des violences et des trafics d’une banalité à pleurer. Un peintre en bâtiment ne devient pas Michel-Ange du jour au lendemain. Les prélèvements effectués dans la cabine et en haut du téléphérique nous diront s’ils ont été présents sur la scène de crime, mais je ne crois pas. Et pourtant, ils cachent quelque chose, c’est évident.
— Je suis d’accord, dit Propp. J’ai étudié les procès-verbaux d’interrogatoire. Ils n’ont pas du tout le profil. Mais je vais quand même vérifier qu’ils n’aient pas d’antécédents psychiatriques. On a déjà vu des petits délinquants sans envergure se transformer du jour au lendemain en monstres d’une cruauté inouïe. L’esprit humain recèle bien des mystères. N’excluons rien a priori.
Servaz secoua la tête en fronçant les sourcils.
— Il y a aussi cette partie de poker la veille. Voyons s’il n’y a pas eu de dispute. Peut-être que Grimm avait des dettes…
— Il y a une autre question qu’il faut régler rapidement, dit la procureur. Jusqu’à présent, nous n’avions qu’un cheval mort, nous pouvions nous permettre de prendre notre temps. Cette fois, il y a mort d’homme. Et la presse ne va pas tarder à faire le rapprochement avec l’Institut. Si par malheur l’information vient à filtrer que nous avons trouvé l’ADN d’Hirtmann sur le lieu du premier crime, ils vont nous tomber dessus. Vous avez vu le nombre de journalistes dehors ? Les deux questions auxquelles nous devons répondre prioritairement sont donc celles-ci : les mesures de sécurité de l’Institut Wargnier ont-elles été prises en défaut ? Les barrages que nous avons mis en place sont-ils suffisants ? Plus vite nous répondrons à ces questions, mieux ce sera. Je suggère que nous rendions visite à l’Institut dès aujourd’hui.
— Si nous faisons ça, objecta Ziegler, les journalistes qui campent dehors risquent de nous coller au train. Ce n’est peut-être pas la peine de les attirer là-bas.
La proc réfléchit pendant un instant.
— Soit, mais nous devons répondre à ces questions le plus vite possible. Je suis d’accord pour remettre la visite à demain. Pendant ce temps, j’organiserai une conférence de presse pour détourner l’attention des journalistes. Martin, comment vous envisagez la suite ?
— Le capitaine Ziegler, le Dr Propp et moi, nous nous rendrons à l’Institut dès demain pendant que vous donnerez votre conférence de presse, le lieutenant Espérandieu assistera à l’autopsie. En attendant, nous allons interroger la veuve du pharmacien.
— Très bien, faisons ça. Mais ne perdons pas de vue qu’il y a deux priorités : a) déterminer si oui ou non Hirtmann a pu quitter l’Institut, b) trouver un lien entre les deux crimes.
— Il y a un angle d’attaque que nous n’avons pas envisagé, déclara Simon Propp au sortir de la réunion.
— Lequel ? demanda Servaz.
Ils se trouvaient sur le petit parking à l’arrière du bâtiment, loin des regards de la presse. Servaz pointa sa clef télécommandée vers la Cherokee qu’une société de dépannage avait déposée après avoir mis quatre pneus neufs. Quelques flocons voletaient dans l’air froid. Au fond de la plaine, les sommets étaient blancs, mais le ciel était d’un gris soutenu juste au-dessus : il n’allait pas tarder à reneiger.
— L’orgueil, répondit le psy. Quelqu’un dans cette vallée joue à être Dieu. Il se croit au-dessus des hommes et des lois, et il joue à manipuler les misérables mortels que nous sommes. Il faut pour cela un orgueil incommensurable. Un tel orgueil doit se manifester d’une manière ou d’une autre chez celui qui le possède — à moins qu’il ne le dissimule sous les apparences d’une extrême fausse modestie.
Servaz s’immobilisa et regarda le psy.
— Voilà un portrait qui correspondrait assez bien à Hirtmann, dit-il. Fausse modestie mise à part.
— Et à un tas d’autres gens, rectifia Propp. L’orgueil n’est pas une denrée rare, croyez-moi, commandant.
La maison du pharmacien était la dernière de la rue. Une rue qui n’était, en réalité, guère plus qu’un chemin carrossable. En la voyant, Servaz pensa à un coin de Suède ou de Finlande, à une maison scandinave : elle était recouverte de bardeaux peints en bleu délavé et pourvue d’une grande terrasse en bois qui occupait une partie du premier étage, sous le toit. Des bouleaux et des hêtres poussaient tout autour.
Servaz et Ziegler descendirent de voiture. De l’autre côté du chemin, des enfants emmitouflés fabriquaient un bonhomme de neige. Servaz releva son col et les regarda racler la couche qui subsistait sur les pelouses avec leurs gants. Signe des temps, ils avaient armé leur création d’un calibre en plastique. L’espace d’un instant, malgré le simulacre guerrier, il se réjouit que des enfants pussent encore se livrer à des joies aussi simples au lieu d’être cloîtrés dans leurs chambres, rivés à leurs ordinateurs et à leurs consoles de jeu.
Puis son sang se figea. Un des jeunes garçons venait de s’approcher d’une des grandes poubelles rangées le long de la rue. Servaz le vit se mettre sur la pointe des pieds pour l’ouvrir. Sous les yeux du flic stupéfait, il plongea un bras à l’intérieur et en sortit un chat crevé. L’enfant attrapa le petit cadavre par la peau du cou, traversa la pelouse enneigée et déposa le trophée à deux mètres du bonhomme de neige.
La scène était saisissante de vérité : on avait vraiment l’impression que le bonhomme de neige avait abattu le chat d’un coup de pistolet !
— Seigneur, dit Servaz, pétrifié.
— D’après les pédopsychiatres, dit Irène Ziegler à côté de lui, ce n’est pas dû à l’influence de la télé et des médias. Ils savent faire la part des choses.
— Bien sûr, dit Servaz, je jouais à être Tarzan quand j’étais gosse, mais je n’ai jamais cru un seul instant que je pourrais réellement me déplacer de liane en liane ou affronter des gorilles.
— Et pourtant ils sont bombardés de jeux violents, d’images violentes et d’idées violentes dès leur plus jeune âge.
— Il ne reste plus qu’à prier pour que les pédopsychiatres aient raison, ironisa-t-il tristement.
— Pourquoi ai-je l’impression qu’ils se trompent ?
— Parce que vous êtes flic.
Une femme les attendait sur le seuil, fumant une cigarette qu’elle tenait le reste du temps entre l’index et le majeur. Elle les regarda approcher en plissant les yeux derrière le ruban de fumée. Bien que prévenue du meurtre de son mari par la gendarmerie trois heures plus tôt, elle ne semblait pas très affectée.
— Bonjour Nadine, dit Chaperon à qui le capitaine Ziegler avait demandé de les accompagner, je te présente mes très sincères condoléances. Tu sais combien j’aimais Gilles… C’est terrible… ce qui s’est passé…
Les mots sortaient avec difficulté, le maire avait encore du mal à en parler. La femme l’embrassa du bout des lèvres mais, quand il voulut la prendre dans ses bras, elle le tint fermement à distance avant de reporter son attention sur les nouveaux venus. Elle était grande et sèche, la cinquantaine, un visage long et chevalin, des cheveux gris. À son tour, Servaz lui présenta ses condoléances. Il eut droit en retour à une poignée de main qui le surprit par sa force. Il sentit tout de suite l’hostilité qui était dans l’air. Qu’avait dit Chaperon ? Qu’elle travaillait dans l’humanitaire.
— La police voudrait te poser quelques questions, poursuivit le maire. Ils m’ont promis de ne poser pour l’instant que les questions les plus urgentes et de garder les autres pour plus tard. On peut entrer ?
Sans un mot, la femme fit demi-tour et les précéda à l’intérieur. Servaz constata que la maison était bel et bien bâtie tout en bois. Un vestibule minuscule, avec à droite un comptoir supportant une lampe à abat-jour et un renard empaillé qui tenait dans sa gueule un corbeau. Servaz pensa à une auberge pour chasseurs. Il y avait aussi un portemanteau, mais Nadine Grimm ne leur proposa pas de les débarrasser. Elle disparut dans l’escalier raide qui grimpait immédiatement après le petit comptoir et qui débouchait sur la terrasse du premier. Sans émettre le moindre son, elle leur montra un canapé en rotin plein de coussins usagés qui faisait face aux champs et aux bois. Elle-même se laissa tomber dans un rocking-chair près de la rambarde et tira une couverture sur ses genoux.
— Merci, dit Servaz. Ma première question, ajouta-t-il après un instant d’hésitation, est-ce que vous avez une idée de celui ou celle qui a pu faire ça ?
Nadine Grimm exhala la fumée de sa cigarette en plongeant son regard dans celui de Servaz. Les ailes de son nez frémirent comme si elle venait de sentir une odeur désagréable.
— Non. Mon mari était pharmacien, pas gangster.
— Avait-il déjà reçu des menaces, des appels bizarres ?
— Non.
— Des visites de drogués à la pharmacie ? Des cambriolages ?
— Non.
— Il distribuait de la méthadone ?
Elle les considéra avec une impatience mêlée d’exaspération.
— Vous avez encore beaucoup de questions de ce genre ? Mon mari ne s’occupait pas de drogués, il n’avait pas d’ennemis, il ne trempait pas dans des affaires louches. C’était juste un imbécile et un ivrogne.
Chaperon pâlit. Ziegler et Servaz échangèrent un regard.
— Que voulez-vous dire ?
Elle les regarda avec un dégoût de plus en plus marqué.
— Rien d’autre que ce que j’ai dit. Ce qui vient de se passer est ignoble. J’ignore qui a pu faire une chose pareille. Et encore plus pourquoi. Je ne vois qu’une explication : un de ces dingues enfermés là-haut est parvenu à s’échapper. Vous feriez mieux de vous en préoccuper au lieu de perdre votre temps ici, ajouta-t-elle amèrement. Mais, si vous vous attendez à trouver une veuve éplorée, vous en serez pour vos frais. Mon mari ne m’aimait pas beaucoup et je ne l’aimais pas non plus. J’avais même pour lui le plus profond mépris. Cela faisait longtemps que notre mariage n’était plus qu’une sorte de… modus vivendi. Mais ce n’est pas pour ça que je l’ai tué.
Pendant une seconde d’égarement, Servaz crut qu’elle était en train d’avouer le meurtre — avant de comprendre qu’elle disait exactement le contraire : elle ne l’avait pas tué bien qu’elle aurait eu des raisons de le faire. Rarement il avait vu autant de froideur et d’hostilité concentrées dans une même personne. Tant d’arrogance et de détachement le désarçonnaient. Il hésita un instant sur la conduite à adopter. De toute évidence, il y avait des choses à creuser dans la vie des Grimm — mais il se demanda si c’était le bon moment.
— Pourquoi le méprisiez-vous ? demanda-t-il enfin.
— Je viens de vous le dire.
— Vous avez dit que votre mari était un imbécile. Qu’est-ce qui vous autorise à dire ça ?
— J’étais quand même la personne la mieux placée pour le savoir, non ?
— Soyez plus précise, je vous prie.
Elle fut sur le point de dire quelque chose de désagréable. Mais elle croisa le regard de Servaz et se ravisa. Elle rejeta la fumée de sa cigarette tout en gardant les yeux plongés dans les siens en un geste de défi muet avant de répondre :
— Mon mari a fait des études de pharmacie parce qu’il n’était pas assez intelligent et trop paresseux pour être médecin. Il a acheté la pharmacie grâce à l’argent de ses parents, qui tenaient un commerce prospère. Un bel emplacement, en plein centre de Saint-Martin. Malgré cela, par paresse et parce qu’il était totalement dénué des qualités nécessaires, il n’a jamais réussi à rendre cette officine rentable. Il y a six pharmacies à Saint-Martin. La sienne était de loin celle qui attirait le moins de clients, les gens ne s’y rendaient qu’en dernier recours, ou par hasard : des touristes, qui passaient devant et qui avaient besoin d’une aspirine. Même moi, je ne lui faisais pas confiance lorsque j’avais besoin d’un médicament.
— Pourquoi ne pas avoir divorcé dans ce cas ?
Un ricanement.
— Vous me voyez refaire ma vie à mon âge ? Cette maison est assez grande pour deux. Nous avions chacun notre territoire, et nous évitions le plus possible d’empiéter sur celui de l’autre. En outre, je passe beaucoup de temps loin d’ici pour mon travail. Cela rend… rendait les choses plus faciles.
Servaz pensa à une locution latine juridique Consensus non concubitus facit nuptias : « C’est le consentement, non le lit, qui fait le mariage. »
— Tous les samedis soir, il avait ses parties de poker, dit-il en se tournant vers le maire. Qui y participait ?
— Moi et quelques amis, répondit Chaperon. Comme je l’ai déjà dit au capitaine.
— Qui était présent hier soir ?
— Serge Perrault, Gilles et moi.
— Ce sont vos partenaires habituels ?
— Oui.
— Vous pariez de l’argent ?
— Oui, de petites sommes. Ou des restaurants. Il n’a jamais signé de reconnaissances de dettes, si c’est à ça que vous pensez. D’ailleurs, Gilles gagnait très souvent : c’était un très bon joueur, ajouta-t-il avec un regard en direction de la veuve.
— Il ne s’est rien passé de particulier pendant cette partie ?
— Comme quoi ?
— Je ne sais pas. Une dispute…
— Non.
— Ça s’est passé où ?
— Chez Perrault.
— Et après ?
— Gilles et moi, nous sommes rentrés ensemble, comme toujours. Et puis, Gilles est parti de son côté et je suis allé me coucher.
— Vous n’avez rien remarqué pendant votre trajet ? Vous n’avez croisé personne ?
— Non, pas que je me souvienne.
— Il ne vous avait rien signalé d’anormal ces derniers temps ? demanda Ziegler à Nadine Grimm.
— Non.
— Il avait l’air soucieux, inquiet ?
— Non.
— Votre mari fréquentait-il Éric Lombard ?
Elle les regarda sans comprendre. Puis il y eut une brève étincelle dans ses yeux. Elle écrasa le mégot contre la rambarde et sourit.
— Vous croyez qu’il y a un rapport entre le meurtre de mon mari et cette histoire de cheval, c’est ça ? C’est grotesque !
— Vous n’avez pas répondu à ma question.
Elle eut un ricanement bref.
— Pourquoi quelqu’un comme Lombard irait-il perdre son temps à fréquenter un raté comme mon mari ? Non. Pas à ma connaissance.
— Auriez-vous une photo de votre mari ?
— Pour quoi faire ?
Servaz faillit perdre son sang-froid et oublier qu’elle était devenue veuve à peine quelques heures plus tôt. Mais il se contint.
— Il me faut une photo pour les besoins de l’enquête, répondit-il. Plusieurs seraient encore mieux. Récentes autant que possible.
Il croisa brièvement le regard de Ziegler et celle-ci comprit : le doigt tranché. Servaz espérait que la chevalière figurerait sur l’une des photos.
— Je n’ai aucune photo récente de mon mari. Et je ne sais pas où il a mis les autres. Je fouillerai dans ses affaires. Autre chose ?
— Pas pour le moment, répondit Servaz en se levant.
Il se sentait glacé jusqu’aux os, il n’avait qu’une envie : filer d’ici. Il se demanda si ce n’était pas pour ça que la veuve Grimm les avait installés sur cette terrasse, pour les faire déguerpir plus vite. L’inquiétude et le froid lui tordaient le ventre. Car il venait d’apercevoir un détail qui l’avait frappé comme un coup de seringue, un détail qu’il était le seul à avoir remarqué : au moment où Nadine Grimm tendait le bras pour écraser sa cigarette sur la rampe, la manche de son pull était remontée… Bouche bée, Servaz avait nettement distingué les petites lèvres blanches, ressoudées, de plusieurs cicatrices sur son poignet osseux : cette femme avait tenté de mettre fin à ses jours.
Dès qu’ils furent dans la voiture, il se tourna vers le maire. Une idée avait fait son chemin pendant qu’il écoutait la veuve.
— Grimm avait-il une maîtresse ?
— Non, répondit Chaperon sans hésiter.
— Vous en êtes sûr ?
Le maire lui adressa un regard étrange.
— On n’est jamais sûr à 100 %. Mais, pour ce qui est de Grimm, j’en mettrais ma main à couper. C’était quelqu’un qui n’avait rien à cacher.
Servaz réfléchit pendant une seconde à ce que le maire venait de dire.
— S’il y a une chose que nous apprenons dans ce métier, dit-il, c’est que les gens sont rarement ce qu’ils paraissent. Et que tout le monde a quelque chose à cacher.
Au moment où il prononçait ces paroles, il leva les yeux vers le rétroviseur intérieur et fut le témoin, pour la deuxième fois en quelques minutes, d’une scène inattendue : Chaperon était devenu très pâle et, l’espace d’un instant, une terreur absolument pure se lut dans son regard.
Diane sortit de l’Institut et le vent glacial la cingla. Heureusement qu’elle avait revêtu sa doudoune, un pull à col roulé et des bottes fourrées. En traversant l’esplanade en direction de sa Lancia, elle sortit ses clefs. Elle était soulagée de pouvoir quitter un moment cet endroit. Assise derrière le volant, elle mit le contact et entendit le clac-clac du démarreur. Les voyants s’allumèrent mais ils s’éteignirent presque aussitôt. Rien d’autre ne se passa. Merde ! Elle recommença. Même résultat. Oh non ! Elle insista encore et encore, tournant et retournant la clef. Rien…
La batterie, songea-t-elle. Elle est morte.
Ou alors, c’est le froid.
Elle se demanda si quelqu’un à l’Institut pourrait l’aider mais une vague de découragement s’abattit sur elle sans prévenir. Elle resta immobile derrière le volant, à regarder les bâtiments à travers le pare-brise. Son cœur cognait sans raison particulière dans sa poitrine. Tout à coup, elle se sentit très loin de chez elle.
Ce soir-là, Servaz reçut un coup de fil de son ex-femme Alexandra. C’était à propos de Margot. Servaz se sentit immédiatement inquiet. Alexandra lui expliqua que leur fille avait décidé d’arrêter le piano et le karaté. Deux activités qu’elle pratiquait depuis le plus jeune âge. Elle n’avait donné aucun motif valable à sa décision : elle avait juste fait savoir à sa mère qu’elle ne reviendrait pas dessus.
Alexandra était désemparée. Depuis quelque temps, Margot avait changé. Sa mère avait l’impression qu’elle lui cachait quelque chose. Elle ne parvenait plus à communiquer avec leur fille comme avant. Servaz laissa son ex-femme s’épancher, tout en se demandant si elle s’était épanchée de la même façon auprès du beau-père de Margot, ou si celui-ci était tenu à l’écart. Sans se mentir sur sa propre mesquinerie, il se surprit à espérer que la seconde éventualité fût la bonne. Puis il demanda :
— Elle a un copain ?
— Je crois que oui. Mais elle refuse d’en parler. Ça ne lui ressemble pas.
Il demanda ensuite à Alexandra si elle avait fouillé dans les affaires de Margot. Il la connaissait assez pour savoir qu’elle l’avait sûrement fait. Comme il s’y attendait, elle répondit par l’affirmative. Mais elle n’avait rien trouvé.
— Maintenant, avec tous ces messages électroniques et ces SMS, on ne peut plus espionner leur courrier, fit observer Alexandra sur un ton de regret. Je suis inquiète, Martin. Essaie d’en savoir plus. À toi, elle se confiera peut-être.
— Ne t’inquiète pas. Je vais essayer de lui parler. Ce n’est sûrement rien.
Mais il revit le regard triste de sa fille. Ses yeux cernés. Et surtout le bleu à la pommette. Et il sentit ses entrailles se nouer de nouveau.
— Merci, Martin. Et toi, tu vas bien ?
Il éluda la question et lui parla de l’enquête en cours, sans toutefois rentrer dans les détails. Du temps où ils étaient mariés, Alexandra avait parfois des intuitions surprenantes et une vision innovante des choses.
— Un cheval et un homme nu ? C’est vraiment bizarre. Tu crois qu’il va y en avoir d’autres ?
— C’est ce que je crains, avoua-t-il. Mais ne parle de ça à personne. Pas même à ton monte-en-l’air, ajouta-t-il, refusant comme d’habitude d’appeler par son nom le pilote de ligne qui lui avait volé sa femme.
— Il faut croire que ces gens ont fait quelque chose de très moche, dit-elle après qu’il eut évoqué l’homme d’affaires et le pharmacien. Et qu’ils l’ont fait ensemble. Tout le monde a quelque chose à cacher.
Servaz l’approuva silencieusement. Tu sais de quoi tu parles, hein ? Ils avaient été mariés pendant quinze ans. Pendant combien d’années l’avait-elle trompé avec son pilote ? Combien de fois avaient-ils profité d’une escale commune pour s’envoyer en l’air — un terme idoine pour une hôtesse et un commandant de bord ? Et, chaque fois, elle rentrait à la maison et elle reprenait sa vie de famille comme si de rien n’était, avec toujours un petit cadeau pour chacun. Jusqu’au jour où elle avait sauté le pas. Elle lui avait dit pour se justifier que Phil ne faisait pas de cauchemars, qu’il n’avait pas d’insomnies — et « qu’il ne vivait pas au milieu des morts ».
— Pourquoi un cheval ? demanda-t-il. Quel rapport ?
— Je ne sais pas, répondit-elle avec indifférence — et il comprit ce que cette indifférence signifiait : que le temps où ils échangeaient des points de vue sur ses enquêtes était révolu. C’est toi le flic, ajouta-t-elle. Bon, il faut que je te laisse. Essaie de parler à Margot.
Elle raccrocha. À quel moment les choses avaient-elles mal tourné ? À quel moment leurs chemins avaient-ils commencé à se séparer ? Lorsqu’il s’était mis à passer de plus en plus de temps au bureau et de moins en moins chez lui ? Ou avant ? Ils s’étaient connus à l’université, et ils s’étaient mariés au bout de six mois à peine, contre l’avis de ses parents à elle. À cette époque, ils étaient encore étudiants ; Servaz voulait enseigner les lettres et le latin comme son père et écrire le « grand roman moderne » ; Alexandra, plus modestement, poursuivait des études de tourisme. Puis il était rentré dans la police. Officiellement sur un coup de tête. En vérité à cause de son passé.
« Il faut croire que ces gens ont fait quelque chose de très moche. Et qu’ils l’ont fait ensemble. »
Avec son esprit rapide et non policier, Alexandra avait mis le doigt sur l’essentiel. Mais Lombard et Grimm pouvaient-ils s’être livrés ensemble à quelque acte susceptible de provoquer une vengeance ? Cela lui parut aussitôt terriblement invraisemblable. Et si oui, que venait faire Hirtmann dans ce scénario ?
Soudain, une autre pensée envahit son esprit comme un nuage d’encre : Margot — était-elle en danger d’une quelconque façon ? Le nœud dans son estomac refusait de se défaire. Il attrapa sa veste et sortit de sa chambre. Descendu à la réception, il demanda s’il y avait un ordinateur et une webcam disponibles quelque part. La réceptionniste lui répondit que oui et sortit de derrière son comptoir pour le conduire à un petit salon. Servaz la remercia et ouvrit son téléphone portable.
— Papa ? dit la voix de sa fille dans l’appareil.
— Connecte-toi sur ta webcam, dit-il.
— Tout de suite ?
— Oui, tout de suite.
Il s’assit et lança le logiciel de vidéoconférence. Au bout de cinq minutes, sa fille n’était toujours pas connectée et Servaz commençait à perdre patience quand l’avertissement « Margot est connectée » apparut dans le coin inférieur droit de l’écran. Servaz lança aussitôt la vidéo et une écharde de lumière bleue s’alluma au-dessus de la caméra.
Margot était dans sa chambre, une tasse fumante à la main, elle lui jeta un regard intrigué et prudent. Derrière elle, sur le mur, il y avait une grande affiche d’un film intitulé La Momie, avec un personnage armé d’un fusil sur fond de désert, de coucher du soleil et de pyramides.
— Qu’est-ce qui se passe ? dit-elle.
— C’est à moi de te demander ça.
— Pardon ?
— Tu laisses tomber le piano et le karaté, pourquoi ?
Il se rendit compte un peu tard que sa voix était beaucoup trop cassante et son approche trop abrupte. Évidemment, c’était le résultat de son attente, il le savait. Il détestait attendre. Mais il aurait dû s’y prendre autrement, commencer par évoquer des sujets moins brûlants et la faire sourire avec leurs blagues habituelles. Quelques principes élémentaires de manipulation, même avec sa propre fille.
— Oh ! Alors maman t’a appelé…
— Oui.
— Et qu’est-ce qu’elle t’a dit d’autre ?
— C’est tout… Alors ?
— Ben, c’est très simple : je ne serai jamais qu’une pianiste médiocre, alors à quoi bon insister ? C’est pas mon truc, c’est tout.
— Et le karaté ?
— Ça me saoule.
— Ça te saoule ?
— Oui.
— Hmm-hmm. Comme ça, tout d’un coup ?
— Non, pas tout d’un coup : j’ai bien réfléchi.
— Et tu comptes faire quoi à la place ?
— J’en sais rien. Je suis obligée de faire quelque chose ? Il me semble que j’ai un âge où je peux décider toute seule, non ?
— C’est un argument qui se défend, reconnut-il en s’efforçant de sourire.
Mais, de l’autre côté, sa fille ne souriait pas. Elle fixait la caméra et, à travers elle, elle le fixait lui d’un œil noir. Dans la lumière de la lampe qui éclairait son visage de côté, le bleu sur sa pommette était encore plus visible. Son piercing à l’arcade étincelait comme un vrai rubis.
— Pourquoi toutes ces questions ? Vous étes en train de me faire quoi là ? demanda Margot, sa voix montant de plus en plus dans les aigus. Pourquoi est-ce que j’ai l’impression d’être l’objet d’un putain d’interrogatoire de police ?
— Margot, c’était juste une question… Et tu n’es pas obligée de…
— Ah bon ? Tu sais quoi, papa ? Si tu t’y prends toujours comme ça pour interroger tes suspects, tu ne dois pas obtenir beaucoup de résultats.
Elle donna un coup de poing sur le bord de son bureau et l’impact résonna dans le haut-parleur et le fit sursauter.
— Merde, ça fait chier !
Il se sentit devenir tout froid à l’intérieur. Alexandra avait raison : ce n’était pas le comportement habituel de leur fille. Restait à savoir si ce changement était provisoire et dû à des circonstances qu’il ignorait, ou bien à l’influence d’une autre personne.
— Désolé, ma puce, dit-il. Je suis un peu à cran à cause de cette enquête. Tu veux bien m’excuser ?
— Mm-mm.
— On se voit dans quinze jours, d’accord ?
— Tu me rappelleras avant ?
Il sourit intérieurement. Cette phrase appartenait à la Margot qu’il connaissait.
— Bien sûr. Bonne nuit, ma puce.
— Bonne nuit, papa.
Il remonta dans sa chambre, se débarrassa de sa veste sur le lit et chercha une mignonnette de scotch dans le minibar. Puis il sortit sur le balcon. Il faisait presque nuit, le ciel était dégagé, un peu plus clair à l’ouest qu’à l’est, au-dessus de la masse noire des montagnes. Quelques étoiles commençaient à percer, brillantes comme si on les avait astiquées. Servaz se dit qu’il allait faire très froid. Les illuminations de Noël formaient des coulées de lave scintillante dans les rues mais toute cette agitation lui parut dérisoire sous le regard immémorial des Pyrénées. Même le crime le plus atroce devenait petit, ridicule, face à l’éternité colossale des montagnes. Guère plus qu’un insecte écrasé sur une vitre.
Servaz s’appuya à la balustrade. Il rouvrit son téléphone.
— Espérandieu, répondit Espérandieu.
— J’ai besoin que tu me rendes un service.
— Qu’est-ce qui se passe ? Il y a du nouveau ?
— Non. Ça n’a rien à voir avec l’enquête.
— Ah bon.
Servaz chercha ses mots.
— Je voudrais qu’une ou deux fois par semaine tu files Margot à la sortie du lycée. Pendant, disons, deux ou trois semaines. Je ne peux pas le faire moi-même : elle me repérerait…
— Quoi ?
— Tu as bien entendu.
Au bout du fil, le silence s’éternisa. Servaz entendait du bruit en arrière-plan. Il comprit que son adjoint se trouvait dans un bar.
Espérandieu soupira.
— Martin, je ne peux pas faire ça.
— Pourquoi pas ?
— C’est contraire à toutes les…
— C’est un service que je demande à un ami, l’interrompit Servaz. Juste une fois ou deux dans la semaine pendant trois semaines. La suivre à pied ou en voiture. Rien de plus. Il n’y a qu’à toi que je puisse demander ça.
Nouveau soupir.
— Pourquoi ? dit Espérandieu.
— Je la soupçonne d’avoir de mauvaises fréquentations.
— Et c’est tout ?
— Je crois que son petit copain la bat.
— Merde !
— Oui, dit Servaz. Maintenant, imagine qu’il s’agisse de Mégan et que ce soit toi qui me le demandes. D’ailleurs, ça arrivera peut-être un jour.
— D’accord, d’accord, je vais le faire. Mais une ou deux fois par semaine, pas plus, on est d’accord ? Et dans trois semaines, j’arrête tout, même si je n’ai rien trouvé.
— Tu as ma parole, dit Servaz, soulagé.
— Que feras-tu si tes soupçons sont confirmés ?
— Nous n’en sommes pas là. Pour le moment, je veux juste savoir ce qui se passe.
— D’accord, mais admettons que tes soupçons se vérifient et qu’elle se soit mise à la colle avec un petit salaud tordu et violent, que vas-tu faire ?
— Est-ce que j’ai pour habitude d’agir impulsivement ? dit Servaz.
— Parfois.
— Je veux juste savoir ce qui se passe.
Il remercia son adjoint et raccrocha. Il pensait toujours à sa fille. À ses tenues, à ses tatouages, à ses piercings… Puis il voyagea en pensée jusqu’à l’Institut. Il vit les bâtiments en train de s’endormir lentement sous la neige, là-haut. À quoi rêvaient ces monstres, la nuit, dans leurs cellules ? Quelles créatures glissantes, quels fantasmes nourrissaient leur sommeil ? Il se demanda si certains restaient éveillés, les yeux ouverts sur leur macabre monde intérieur, convoquant le souvenir de leurs victimes.
Un avion passa loin au-dessus des montagnes, venant d’Espagne et se dirigeant vers la France. Un minuscule copeau d’argent, étoile filante, comète métallisée, ses feux de position palpitant dans le ciel nocturne — et Servaz sentit une nouvelle fois à quel point cette vallée était isolée, loin de tout.
Il rentra dans sa chambre et alluma la lumière.
Puis il sortit un livre de sa valise et s’assit à la tête du lit. Horace, les Odes.
En se réveillant le lendemain, Servaz constata qu’il avait neigé : les toits et les rues étaient blancs, l’air froid frappa sa poitrine. Il s’empressa de quitter le balcon et de retourner dans sa chambre, se doucha et s’habilla. Puis il descendit prendre son petit déjeuner.
Espérandieu était déjà assis sous la grande véranda Art déco, près des baies vitrées. Il avait terminé. Il lisait. Servaz l’observa de loin : son adjoint était complètement absorbé par sa lecture. Servaz s’assit et regarda la couverture du livre avec curiosité : La Course au mouton sauvage, d’un certain Haruki Murakami. Un Japonais. Un auteur dont il n’avait jamais entendu parler. En compagnie d’Espérandieu, Servaz avait parfois l’impression qu’ils ne parlaient pas la même langue, qu’ils venaient de deux contrées fort éloignées l’une de l’autre, chacune ayant sa culture propre, ses mœurs, ses usages. Les centres d’intérêt de son adjoint étaient aussi nombreux que différents des siens : la bande dessinée, la culture japonaise, la science, la musique contemporaine, la photographie…
Espérandieu leva la tête avec l’air d’un enfant à la table du petit déjeuner et regarda sa montre.
— L’autopsie est à 8 heures, dit-il en refermant le livre. Je file.
Servaz acquiesça d’un signe de tête. Sans rien ajouter. Son adjoint connaissait son boulot. Servaz but une gorgée de café et il sentit aussitôt que sa gorge était irritée.
Dix minutes plus tard, c’était à son tour de marcher dans les rues enneigées. Il avait rendez-vous dans le bureau de Cathy d’Humières avec Ziegler et Propp avant leur visite à l’Institut. La procureur devait leur présenter le juge à qui elle allait confier l’instruction. En marchant, il prolongea sa réflexion de la veille. Qu’est-ce qui avait désigné Lombard et Grimm comme victimes ? Quel rapport y avait-il entre eux ? Selon Chaperon et la veuve, Lombard et Grimm ne se connaissaient pas. Lombard était peut-être passé une fois ou deux à la pharmacie mais rien n’était moins sûr : il y avait cinq autres pharmacies à Saint-Martin — et Éric Lombard devait sûrement envoyer quelqu’un faire ce genre de course à sa place.
Il en était là de ses réflexions lorsqu’il se raidit d’un coup. Quelque chose, une sensation, avait fait s’affoler ses antennes. L’impression désagréable d’être suivi… Il fit brusquement volte-face et scruta la rue derrière lui. Il n’y avait rien. À part un couple qui piétinait la neige en riant et une vieille femme qui tournait à l’angle d’une rue, un cabas à la main.
Merde, cette vallée me rend parano.
Cinq minutes plus tard, il franchissait les grilles du palais de justice. Des avocats devisaient sur les marches en fumant cigarette sur cigarette, des familles de justiciables attendaient la reprise des débats en se rongeant les ongles. Servaz traversa la salle des pas perdus et se dirigea vers l’escalier d’honneur, sur la gauche. Au moment où il parvenait au palier intermédiaire, un petit homme surgit de derrière une colonne de marbre, dévalant les étages.
— Commandant !
Servaz s’arrêta. Il considéra le personnage qui arrivait à sa hauteur.
— Ainsi donc, c’est vous le flic venu de Toulouse.
— On se connaît ?
— Je vous ai aperçu hier matin sur les lieux du crime en compagnie de Catherine, répondit l’homme en lui tendant la main. C’est elle qui m’a dit votre nom. Elle semble penser que vous êtes l’homme de la situation.
Catherine… Servaz serra la main tendue.
— Et vous êtes ?
— Gabriel Saint-Cyr, juge d’instruction honoraire à la retraite. J’ai instruit dans ce palais pendant près de trente-cinq ans. (Le petit homme désigna le grand hall d’un geste large.) Je connais le moindre de ses placards. Tout comme je connais chaque habitant de cette ville ou peu s’en faut.
Servaz le détailla. De petite taille mais doté d’une carrure de lutteur, un sourire bonhomme et un accent qui indiquait qu’il était né ou avait grandi non loin d’ici. Servaz surprit cependant un regard aigu filtrant sous les paupières et il comprit que l’ex-magistrat dissimulait derrière cette bonhomie de façade un esprit pénétrant — à l’inverse de tant d’autres qui cachent derrière le masque du cynisme et de l’ironie leur absence d’idées.
— Est-ce une offre de services ? dit-il joyeusement.
Le juge éclata de rire. Un rire clair, sonore, communicatif.
— Ma foi, juge un jour, juge toujours. Je ne vous cacherai pas que je regrette d’avoir pris ma retraite quand je vois ce qui se passe aujourd’hui. Nous n’avons jamais rien eu de ce genre auparavant. Un meurtre passionnel de temps en temps, une querelle de voisinage qui se termine par un coup de fusil : les éternelles manifestations de la bêtise humaine. Si l’envie vous prend d’en discuter autour d’un verre, je suis votre homme.
— Vous avez déjà oublié le secret de l’instruction, juge ? répliqua Servaz amicalement.
Saint-Cyr lui décocha un clin d’œil.
— Oh, vous ne serez pas obligé de tout me dire. Mais vous ne trouverez personne qui connaisse mieux que moi les secrets de ces vallées, commandant. Songez-y.
Servaz y songeait déjà. L’offre de services ne manquait pas d’intérêt : un contact au sein de la population. Un homme qui avait passé presque toute sa vie à Saint-Martin et que sa profession avait amené à connaître pas mal de secrets.
— Le métier vous manque, on dirait.
— Je mentirais si je disais le contraire, avoua Saint-Cyr. J’ai pris ma retraite il y a deux ans pour des raisons de santé. Depuis, j’ai l’impression d’être un mort vivant. Vous croyez que c’est Hirtmann qui a fait le coup ?
Servaz eut un sursaut.
— De quoi parlez-vous ?
— Oh, allons ! Vous savez bien, l’ADN trouvé dans le téléphérique.
— Qui vous a parlé de ça ?
Le petit juge partit d’un rire sonore en dévalant les marches.
— Je vous l’ai dit : je sais tout ce qui se passe dans cette ville. À bientôt, commandant ! Et bonne chasse !
Servaz le regarda disparaître par la grande double porte dans un tourbillon de flocons.
— Martin, je vous présente le juge Martial Confiant. C’est à lui que j’ai confié l’information ouverte hier.
Servaz serra la main du jeune magistrat. La petite trentaine, grand et mince, une peau très sombre, d’élégantes lunettes rectangulaires à fine monture. La poignée de main était franche, le sourire chaleureux.
— Contrairement aux apparences, dit Cathy d’Humières, Martial est un enfant du pays. Il est né et a grandi à vingt kilomètres d’ici.
— Avant que vous arriviez, madame d’Humières me disait tout le bien qu’elle pensait de vous, commandant.
L’homme gardait dans la voix l’onctuosité et le soleil des îles, mais elle s’était quand même teintée d’une pointe d’accent local. Servaz sourit.
— Nous allons à l’Institut ce matin, dit-il. Vous voulez vous joindre à nous ?
Il s’aperçut qu’il avait du mal à parler, que sa gorge était douloureuse.
— Vous avez prévenu le Dr Xavier ?
— Non. Le capitaine Ziegler et moi, nous avons décidé de leur faire une petite visite impromptue.
Confiant opina.
— D’accord, je viens, dit-il. Mais rien que pour cette fois : je ne veux pas m’imposer. J’ai pour principe de laisser la police travailler. À chacun son métier, ajouta-t-il.
Servaz acquiesça en silence. C’était plutôt une bonne nouvelle si cette déclaration de principe se traduisait dans les faits.
— Où est le capitaine Ziegler ? demanda d’Humières.
Il regarda sa montre.
— Elle ne va pas tarder. Elle a peut-être des difficultés pour venir avec la neige.
Cathy d’Humières se tourna vers la fenêtre d’un air pressé.
— Bon, j’ai une conférence de presse à donner, moi. De toute façon, je ne vous aurais pas accompagnés. Un endroit aussi sinistre par un temps pareil, brrrrr, très peu pour moi !
— Anoxie cérébrale, dit Delmas en se lavant les mains et les avant-bras au savon antimicrobien, puis en les rinçant sous le robinet autoclave.
L’hôpital de Saint-Martin était un grand bâtiment de brique rouge qui tranchait sur la neige recouvrant ses pelouses. Comme souvent, l’accès à la morgue et à la salle d’autopsie se trouvait loin de l’entrée principale, au bas d’une rampe en béton. Les membres du personnel appelaient cet endroit « l’Enfer ». Quand il était arrivé trente minutes plus tôt, en écoutant The Gutter Twins chanter Idle Hands dans ses écouteurs, Espérandieu avait découvert un cercueil qui attendait sur des tréteaux, contre le mur du fond. Dans le vestiaire, il avait trouvé les Dr Delmas, le légiste de Toulouse, et Cavalier, chirurgien à l’hôpital de Saint-Martin, qui passaient des blouses à manches courtes et des tabliers de protection plastifiés. Delmas décrivait à Cavalier comment ils avaient découvert le corps. Espérandieu avait commencé à se changer, puis il avait glissé une pastille mentholée dans sa bouche et sorti un pot de crème à base de camphre.
— Vous devriez éviter ça, lui avait aussitôt lancé Delmas. C’est très corrosif.
— Désolé, docteur, mais j’ai la narine sensible, répondit Vincent avant d’ajuster un écran facial sur sa bouche et son nez.
Depuis son arrivée à la brigade, Espérandieu avait été à plusieurs reprises chargé d’assister à des autopsies et il savait qu’il y avait un moment — lorsque le légiste ouvrait le ventre et effectuait des prélèvements sur les viscères : foie, rate, pancréas, intestins — où se répandaient dans la pièce des odeurs insoutenables pour un odorat normalement constitué.
La dépouille de Grimm les attendait sur une table d’autopsie légèrement inclinée, munie d’une bonde et d’un tuyau d’évacuation. Une table assez rudimentaire en comparaison des grandes tables élévatrices qu’Espérandieu avait observées au CHU de Toulouse. Le corps était en outre surélevé à l’aide de plusieurs traverses métalliques pour lui éviter de baigner dans ses propres liquides biologiques.
— D’abord, il y a les signes qu’on observe dans toutes les asphyxies mécaniques…, commença Delmas sans plus attendre en manœuvrant le bras mobile de la lampe au-dessus du corps.
Il désigna les lèvres bleuies du pharmacien, puis le pavillon des oreilles, qui avait également viré au bleu :
— … la coloration bleuâtre des muqueuses et des téguments…
Il montra l’intérieur des paupières agrafées :
— L’hyperémie conjonctivale…
Il désigna le visage tuméfié et violet du pharmacien :
— La congestion en pèlerine… Malheureusement, ces signes sont rendus difficilement observables par l’état du visage, dit-il à Cavalier qui avait du mal à fixer la bouillie sanguinolente d’où émergeaient les deux yeux exorbités. On va aussi trouver des pétéchies à la surface des poumons et du cœur. Ce sont là des symptômes classiques. Ils démontrent juste un syndrome asphyxique non spécifique : la victime est bien morte d’une asphyxie mécanique qui a été précédée d’une agonie plus ou moins longue. Mais ils ne fournissent pas davantage d’informations sur l’étiologie du décès.
Delmas ôta ses lunettes pour les essuyer puis les remit en place. Il ne portait pas de masque chirurgical. Il sentait l’eau de Cologne et le savon bactéricide. C’était un petit bonhomme replet aux joues roses et lisses et aux grands yeux bleus saillants.
— Celui qui a fait ça avait visiblement quelques notions de médecine ou à tout le moins d’anatomie, annonça-t-il. Il a choisi le mode opératoire qui permettait l’agonie la plus longue et la plus pénible.
Delmas pointa son index boudiné vers le sillon laissé par la sangle dans le cou du pharmacien.
— D’un point de vue physiopathologique, il y a trois mécanismes qui peuvent provoquer une mort par pendaison. Le premier est le mécanisme vasculaire, c’est-à-dire qu’on empêche le sang d’arriver au cerveau par l’occlusion simultanée des deux artères carotides. C’est ce qui se passe lorsque le nœud coulant se trouve à l’arrière, sur la nuque. Dans ce cas, l’anoxie cérébrale est directe et la perte de connaissance presque instantanée, elle-même suivie d’un décès rapide. On ne saurait trop conseiller à ceux qui choisissent de se suicider par pendaison de placer le nœud sur la nuque, ajouta-t-il.
Espérandieu s’était arrêté de noter. Il avait du mal en général avec l’humour des légistes. Cavalier, de son côté, buvait littéralement les paroles de son confrère.
— Ensuite, il y a le mécanisme neurologique : si notre homme avait balancé le pharmacien dans le vide au lieu de le descendre progressivement en jouant sur les sangles attachées à ses poignets, les lésions bulbaires et médullaires causées par le choc, c’est-à-dire les lésions du bulbe rachidien et de la moelle épinière, ajouta-t-il à l’intention d’Espérandieu en soulevant délicatement le crâne de ce qui avait été Grimm, auraient provoqué une mort quasi instantanée. Mais ce n’est pas ce qu’il a fait…
Derrière les lunettes, les grands yeux bleu pâle cherchèrent ceux d’Espérandieu.
— Oh, non, jeune homme ! Ce n’est pas ce qu’il a fait… Notre homme est un petit malin : il a pris soin de placer le nœud coulant sur le côté. De cette manière, l’apport sanguin au cerveau reste assuré par au moins l’un des deux axes carotidiens : celui opposé au nœud. Quant aux sangles attachées aux poignets, elles ont permis d’empêcher tout choc traumatique sur la moelle épinière. Notre homme savait très bien ce qu’il faisait, croyez-moi. L’agonie a dû être très très longue pour ce pauvre type.
Son doigt boudiné mais impeccablement propre se promena ensuite le long du sillon qui marquait profondément le cou.
— En tout cas, il s’agit bien d’une pendaison. Regardez : le sillon est placé haut, il passe juste en dessous de l’angle des mâchoires et il remonte vers le point de suspension. Il est aussi incomplet, ce qui ne serait pas le cas s’il y avait eu préalablement une strangulation au lien, qui laisse généralement un sillon bas et régulier, complet sur tout le pourtour du cou.
Il adressa un clin d’œil à Espérandieu.
— Vous savez : quand le mari étrangle sa femme avec une corde et qu’il veut ensuite nous faire croire qu’elle s’est pendue.
— Vous lisez trop de romans policiers, docteur, répliqua Espérandieu.
Delmas réprima un petit rire — puis redevint aussi sérieux qu’un pape à l’heure de la bénédiction. Il fit descendre la lampe à hauteur du nez à demi arraché, du visage tuméfié et des paupières agrafées.
— Ça, c’est vraiment un des trucs les plus dégueulasses qu’il m’ait été donné de voir, dit-il. Il y a là-dedans une rage, une fureur insupportables.
Le psy les avait rejoints. Il était assis à l’arrière, en compagnie du juge. Ziegler pilotait le 4x4 avec la fluidité et l’assurance d’un pilote de rallye. Servaz admirait sa façon de conduire. Tout comme il avait admiré sa maîtrise dans l’hélicoptère. À l’arrière, le juge avait demandé à Propp de lui parler d’Hirtmann. Ce qu’il venait d’entendre de la bouche du psy l’avait plongé dans un état de stupeur profonde et, à présent, il observait le même mutisme que ses voisins. Le caractère morbide de la vallée ne faisait qu’accroître l’impression de malaise.
La route sinuait sous un ciel sombre, parmi de grands sapins touffus gantés de blanc. Le chasse-neige était passé par là : il avait laissé de hautes congères sur le bord de la route. Ils dépassèrent une dernière ferme prisonnière du froid — les barrières de ses champs disparaissant presque sous le manteau neigeux, un tortillon de fumée s’élevant de sa cheminée — puis ce fut le règne définitif du silence et de l’hiver.
Il avait cesse de neiger mais la couche était très épaisse. Un peu plus loin, ils rejoignirent et dépassèrent le chasse-neige, dont le fanal tournoyant jetait une vive lueur orangée sur les sapins blancs, et la route devint difficile.
Ils roulèrent alors à travers un paysage pétrifié de hautes sapinières impénétrables et de tourbières gelées prises dans les méandres de la rivière. Au-dessus d’eux se levaient, formidables et gris, les flancs boisés de la montagne. Puis la vallée se resserra encore. La forêt surplomba la route qui surplomba le torrent, tandis qu’à chaque virage ils voyaient devant eux les grandes racines des hêtres mises à nu par les affouillements du talus. Au détour d’un virage, ils découvrirent plusieurs bâtiments en béton et en bois. Avec des rangées de fenêtres aux étages et de grandes baies vitrées au rez-de-chaussée. Un sentier traversait le torrent sur un pont rouillé puis une prairie blanche et menait jusqu’à eux. Servaz vit un écriteau rouillé en passant : « COLONIE DES ISARDS ». Les bâtiments avaient un aspect délabré. Ils étaient déserts.
Il se demanda qui avait bien pu coller une colonie de vacances dans un endroit aussi lugubre. Il sentit un courant d’air froid sur son échine en pensant au voisinage de l’Institut. Mais il était probable, vu son état d’abandon, que la colonie avait fermé bien avant que l’Institut Wargnier n’ouvre ses portes.
Cette vallée était d’une beauté terrassante, qui transit Servaz.
Une atmosphère de conte de fées.
C’était bien ça : une version moderne et adulte des sinistres contes de fées de son enfance. Car, au fond de cette vallée et de cette forêt blanche, songea-t-il en frissonnant, c’étaient bien des ogres qui les attendaient.
— Bonjour, je peux m’asseoir ?
Elle leva la tête et elle découvrit l’infirmier psy qui l’avait rembarrée la veille — comment s’appelait-il déjà ? Alex — debout devant sa table. La cafétéria était bondée, cette fois. On était lundi matin et tout le personnel était là. L’endroit bruissait de conversations.
— Bien sûr, répondit-elle, les dents serrées.
Elle était seule à sa table. Visiblement, personne n’avait jugé bon de l’inviter. De temps en temps, elle surprenait des regards dans sa direction. Elle se demanda une nouvelle fois ce que le Dr Xavier avait dit à son sujet.
— Euh… je voudrais m’excuser pour hier…, commença-t-il en s’asseyant, j’ai été un peu… brusque… Je ne sais pas pourquoi… Vos questions étaient légitimes, après tout… Veuillez accepter mes excuses…
Elle l’étudia attentivement. Il avait l’air sincèrement contrit. Elle hocha la tête, mal à l’aise. Elle n’avait pas envie de revenir là-dessus. Ni même de l’entendre s’excuser.
— Pas de problème… J’avais déjà oublié…
— Tant mieux. Vous devez me trouver bizarre…
— Pas du tout. Mes questions étaient elles-mêmes assez… impertinentes.
— C’est vrai, rigola-t-il. Vous n’avez pas votre langue dans votre poche.
Il mordit gaillardement dans son croissant.
— Que s’est-il passé en bas hier ? demanda-t-elle pour changer de sujet. J’ai surpris plusieurs conversations : apparemment, quelque chose de grave est arrivé…
— Un homme est mort, un pharmacien de Saint-Martin…
— Comment ?
— On l’a trouvé pendu sous un pont.
— Oh ! Je vois…
— Mmm, fit-il, la bouche pleine.
— Quelle horrible façon de mettre fin à ses jours !
Il releva la tête et avala la bouchée qu’il était en train de mastiquer.
— Il ne s’agit pas d’un suicide.
— Ah non ?
Il plongea son regard dans le sien.
— Meurtre.
Elle se demanda s’il plaisantait. Elle scruta son expression avec un sourire. Apparemment pas… Son sourire disparut. Elle sentit un léger froid lui courir entre les omoplates.
— C’est horrible ! On en est sûr ?
— Oui, dit-il en se penchant vers elle pour se faire entendre sans élever la voix malgré le brouhaha alentour. Et ce n’est pas tout…
Il s’inclina encore plus. Elle trouva que son visage était un peu trop près. Elle ne voulait surtout pas donner lieu à des rumeurs dès son arrivée. Elle recula légèrement.
— Selon ce qui se dit, il était nu à part une cape et des bottes… Et il aurait subi des sévices, des tortures… C’est Rico qui l’a trouvé. Un dessinateur de BD qui fait de la course à pied tous les matins.
Diane digéra l’information en silence. Un meurtre dans la vallée… Un crime de dément à quelques kilomètres de l’Institut…
— Je sais à quoi vous pensez, dit-il.
— Oh, vraiment ?
— Vous vous dites : c’est un crime de dément et il y a plein de fous meurtriers ici.
— Oui.
— Il est impossible de sortir d’ici.
— Vraiment ?
— Oui.
— Il n’y a jamais eu d’évasion ?
— Non. (Il avala une autre bouchée.) Et, de toute façon, personne ne manque à l’appel.
Elle avala une gorgée de son cappuccino et essuya le chocolat sur ses lèvres avec une serviette en papier.
— Me voilà rassurée, plaisanta-t-elle.
Cette fois, Alex rit de bon cœur.
— Oui, j’avoue que c’est déjà assez flippant d’être ici en temps normal quand on est nouveau. Alors, ce truc affreux par-dessus le marché… Pas le genre de chose qui vous aide à décompresser, hein ? Désolé d’être le porteur de mauvaises nouvelles !
— Du moment que ce n’est pas vous qui l’avez tué…
Il rit de plus belle, si fort que quelques têtes se tournèrent.
— C’est de l’humour suisse ? J’adore !
Elle sourit. Entre sa sortie de la veille et sa bonne humeur d’aujourd’hui, elle ne savait toujours pas à quoi s’en tenir en ce qui le concernait. Mais il lui était plutôt sympathique. D’un mouvement de tête, elle désigna les gens autour d’eux.
— J’espérais un peu que le Dr Xavier me présenterait à l’ensemble du personnel. Pour l’instant, il n’en a rien fait. Pas facile de s’intégrer si… personne ne vous tend la main…
Il l’enveloppa d’un regard amical et hocha doucement la tête.
— Je comprends. Écoutez, voici ce que je vous propose : ce matin je ne peux pas, j’ai une réunion fonctionnelle avec mon équipe thérapeutique. Mais, un peu plus tard, je vous ferai faire la tournée des popotes et je vous présenterai au reste de l’équipe…
— C’est très gentil à vous.
— Non, c’est normal. Je ne comprends même pas pourquoi Xavier ou Lisa ne l’ont pas déjà fait.
Elle se dit qu’en effet c’était une bonne question.
Le légiste et le Dr Cavalier étaient en train de découper l’une des bottes à l’aide d’un costotome et d’un écarteur à deux griffes.
— À l’évidence, ces bottes n’appartenaient pas à la victime, annonça Delmas. Au moins trois pointures en dessous. Elles ont été enfoncées de force. J’ignore pendant combien de temps ce pauvre homme les a portées mais ça a dû être très douloureux. Bien sûr, moins que ce qui l’attendait…
Espérandieu le regarda, son bloc-notes à la main.
— Pourquoi lui mettre des bottes plus petites ? demanda-t-il.
— Ça, c’est à vous de le dire. Peut-être qu’il voulait simplement lui mettre des bottes et qu’il n’en avait pas d’autres sous la main.
— Mais pourquoi le déshabiller, le déchausser et lui faire enfiler des bottes ensuite ?
Le légiste haussa les épaules et lui tourna le dos pour poser la botte découpée sur une paillasse. Il s’empara d’une loupe et d’une paire de pinces et il détacha méticuleusement les brins d’herbe et les minuscules graviers qui adhéraient à la boue et au caoutchouc. Il laissa tomber les échantillons dans une série de petites boîtes cylindriques. Après quoi, Delmas saisit les bottes et hésita ostensiblement entre un sac-poubelle noir et un grand sac en papier kraft. Finalement, il choisit le second. Espérandieu lui lança un regard interrogateur.
— Pourquoi j’ai choisi le sac en papier plutôt que l’autre ? Parce que la boue sur les bottes, bien que sèche en apparence, ne l’est peut-être pas complètement. Les pièces à conviction humides ne doivent jamais être conservées dans des sacs plastique, l’humidité pourrait entraîner la formation de moisissures qui détruiraient irrémédiablement les preuves biologiques.
Delmas fit le tour de la table d’autopsie. Il s’approcha du doigt tranché, une grosse loupe à la main.
— Tranché avec un outil coupant et rouillé : une cisaille, un sécateur. Et tranché alors que la victime était encore vivante. Passez-moi les pinces, là, et un sachet, dit-il à Espérandieu.
Espérandieu obtempéra. Delmas étiqueta le sachet puis il jeta les derniers déchets dans l’une des poubelles alignées contre le mur et il retira ses gants avec un claquement sonore.
— On a fini. Pas de doute : c’est bien l’asphyxie mécanique, donc la pendaison, qui a tué Grimm. Je vais envoyer ces prélèvements au labo de la gendarmerie à Rosny-sous-Bois, comme me l’a demandé le capitaine Ziegler.
— Combien de chances d’après vous pour que deux brutes épaisses se soient livrées à cette mise en scène ?
Le légiste fixa Espérandieu.
— Je n’aime pas les supputations, dit-il. Mon domaine, ce sont les faits. Les hypothèses, c’est votre boulot. Quel genre de brutes ?
— Des vigiles. Des types déjà condamnés pour des coups et blessures, pour de petits trafics. Des crétins sans imagination ayant un encéphalogramme presque plat et un trop-plein d’hormones mâles.
— S’ils sont bien tels que vous les décrivez, je dirais autant de chances que de voir tous les crétins machistes de ce pays comprendre un jour que les voitures sont plus dangereuses que les armes à feu. Mais je le répète, c’est à vous de tirer les conclusions.
Il avait beaucoup neigé et ils avaient l’impression de s’enfoncer au cœur d’une confiserie géante. Une végétation surabondante obstruait le fond de la vallée ; l’hiver l’avait changée, comme par un coup de baguette magique, en un réseau de toiles d’araignées de givre étroitement enchevêtrées. Servaz pensa à des coraux de glace, aux profondeurs d’un océan congelé. La rivière y coulait entre deux bourrelets de neige.
Creusée dans la roche même, bordée d’un solide parapet, la route épousait le relief de la montagne. Elle était si étroite que Servaz se demanda ce qu’ils feraient s’ils venaient à croiser un camion.
À la sortie d’un énième tunnel, Ziegler ralentit et traversa la chaussée pour se garer le long du parapet, là où il formait une sorte de balcon au-dessus de la végétation givrée.
— Que se passe-t-il ? demanda Confiant.
Sans répondre, elle ouvrit la portière et descendit. Elle s’approcha du bord et les trois autres la rejoignirent.
— Regardez, dit-elle.
Ils suivirent des yeux la direction indiquée et découvrirent les bâtiments au loin.
— Mince ! C’est sinistre ! s’exclama Propp. On dirait une prison médiévale.
Alors que la partie de la vallée où ils se trouvaient était plongée dans l’ombre bleue de la montagne, là-haut les bâtiments étaient inondés par une lumière matinale jaune qui coulait des sommets comme un glacier. C’était un endroit incroyablement solitaire et sauvage, mais aussi d’une beauté qui laissa Servaz sans voix. La même architecture cyclopéenne qu’il avait découverte à la centrale. Il se demanda à quel usage avaient bien pu être dévolus ces bâtiments avant de devenir l’Institut Wargnier. Car il était évident qu’ils dataient de la même époque glorieuse que la centrale et l’usine souterraine : une époque où l’on construisait des murailles et des charpentes qui devaient durer des siècles. Où on avait moins le souci de la rentabilité immédiate que celui du travail bien fait. Où l’on jugeait moins une entreprise à ses bilans financiers qu’à la grandeur de ses réalisations.
— J’ai de plus en plus de mal à croire que quelqu’un qui a réussi à s’évader de cet endroit ait envie d’y retourner, ajouta le psy.
Servaz se tourna vers lui. Il venait de se faire la même réflexion. Puis il chercha Confiant et le découvrit à quelques mètres de là, qui parlait dans son téléphone. Servaz se demanda à qui il éprouvait le besoin de téléphoner dans un moment pareil.
Le jeune juge referma son appareil et marcha vers eux.
— Allons-y, dit-il.
Un kilomètre plus loin, après un nouveau tunnel, ils quittèrent la route de la vallée pour une autre encore plus étroite qui franchit le torrent avant de se mettre à grimper entre les sapins. Sous l’épaisse couche de neige, la nouvelle route se distinguait à peine des congères du bas-côté mais plusieurs véhicules avaient laissé leurs traces. Servaz en compta jusqu’à dix puis il s’arrêta de compter. Il se demanda si cette route menait ailleurs qu’à l’Institut et il eut la réponse deux kilomètres plus loin quand ils débouchèrent devant les bâtiments : la route n’allait pas plus loin.
Ils claquèrent leurs portières et le silence retomba. Comme saisis d’une crainte respectueuse, ils se turent en promenant leurs regards alentour. Il faisait très froid, et Servaz enfouit son cou dans le col de sa veste.
Bâti là où la pente était la plus faible, l’Institut dominait le secteur haut de la vallée. Ses petites fenêtres regardaient la montagne en face, avec ses immenses pentes boisées couronnées de vertigineuses falaises de roc et de neige.
Puis il aperçut, à plusieurs centaines de mètres dans la montagne, des gendarmes en capote d’hiver, qui parlaient dans des talkies-walkies tout en les observant à la jumelle.
Un petit homme en blouse blanche jaillit de l’Institut et vint à leur rencontre. Le flic jeta un coup d’œil surpris à ses voisins. Confiant eut un geste d’excuses.
— J’ai pris sur moi de prévenir le Dr Xavier, dit le juge d’instruction. C’est un ami.
Le Dr Xavier semblait ravi d’avoir des visiteurs. Il traversa la petite esplanade enneigée les bras grands ouverts.
— Vous tombez bien mal. Nous étions en pleine réunion fonctionnelle. Tous les lundis, je réunis une par une les équipes thérapeutiques de chaque unité de soins médecins, infirmiers, aides-soignants, travailleurs sociaux.
Mais son large sourire semblait indiquer qu’il n’était pas fâché d’avoir dû mettre fin à l’une de ces ennuyeuses séances. Il serra la main du juge avec une chaleur particulière.
— Il a fallu ce drame pour que tu viennes enfin voir mon travail.
Le Dr Xavier était un petit homme tiré à quatre épingles, encore jeune. Servaz remarqua une cravate dernier cri sous le col de sa blouse. Il ne cessait de sourire, ses yeux couvant les deux enquêteurs d’un regard à la fois bienveillant et pétillant d’humour. Servaz fut aussitôt sur ses gardes : il se méfiait instinctivement des gens élégants au sourire trop facile.
Il leva la tête vers les hautes murailles. L’Institut était constitué de deux grands bâtiments de quatre étages qui se rejoignaient en forme de T — un T dont la barre horizontale était trois fois plus longue que la barre verticale. Il scruta les rangées de petites fenêtres creusées dans l’épaisseur des murs — des murs de pierre grise qui auraient sans doute résisté à l’attaque d’un lance-roquettes. Une chose était sûre : les pensionnaires ne risquaient pas de s’évader en creusant au travers.
— Nous sommes là pour évaluer les chances qu’un de tes pensionnaires ait pu s’évader, dit Confiant au psychiatre.
— C’est rigoureusement impossible, répondit Xavier sans l’ombre d’une hésitation. D’ailleurs, personne ne manque à l’appel.
— Nous le savons, dit Servaz.
— Je ne comprends pas, dit le psychiatre, dérouté. Dans ce cas, que faites-vous ici ?
— Notre hypothèse est qu’un de vos pensionnaires a pu s’absenter, tuer le cheval d’Éric Lombard et réintégrer sa cellule, dit Ziegler.
Les yeux du psychiatre s’étrécirent.
— Vous ne parlez pas sérieusement ?
— C’est bien ce que je pensais, s’empressa d’intervenir Confiant en regardant sévèrement les deux enquêteurs. Cette hypothèse est parfaitement absurde. Mais ils veulent néanmoins s’en assurer.
Servaz eut l’impression d’avoir reçu une décharge électrique : non seulement le jeune juge avait averti Xavier sans les prévenir, mais il venait de démolir leur travail devant un tiers.
— Vous pensez à quelqu’un en particulier ? s’enquit Xavier.
— Julian Hirtmann, répondit Servaz sans se démonter.
Le psychiatre le regarda, mais cette fois il ne dit rien. Il se contenta de hausser les épaules et de tourner les talons.
— Suivez-moi.
L’entrée se trouvait près d’un des angles formés par la jonction des deux barres du T : une triple porte vitrée en haut de cinq marches.
— Tous les visiteurs qui se présentent ici comme tous les membres du personnel passent par cette entrée, expliqua Xavier en grimpant les marches. Il y a quatre sorties de secours au rez-de-chaussée et une au sous-sol : deux sur les côtés aux extrémités du couloir central, une au niveau des cuisines, une autre dans l’annexe, dit-il en montrant la petite barre du T, après la salle de gym — mais il est rigoureusement impossible de les ouvrir de l’extérieur, et pour le faire de l’intérieur il faut une clef spéciale. Elles se déverrouilleraient cependant automatiquement en cas d’incendie de grande ampleur. Et uniquement dans ce cas.
— Ces clefs, qui les possède ? demanda Servaz.
— Une vingtaine de personnes, répondit Xavier en franchissant les portes vitrées. Chaque responsable d’unité de soins, les trois surveillants du rez-de-chaussée, l’infirmière chef, le chef cuisinier, moi… Mais, de toute façon, le déverrouillage d’une de ces portes déclencherait aussitôt un signal d’alarme dans le poste de contrôle.
— Il nous faudrait la liste de ces personnes, dit Ziegler.
— Le poste de contrôle, il y a quelqu’un en permanence ? demanda Servaz.
— Oui. Vous allez voir, il est juste là.
Ils venaient de pénétrer dans un grand hall. Sur leur droite, ils contemplèrent ce qui s’apparentait à une salle d’attente, avec une rangée de sièges en plastique fixés sur une barre horizontale et des plantes vertes. Face à eux, une cage vitrée semi-circulaire qui ressemblait à un guichet de banque ou à un bureau d’accueil. Elle était vide. Sur leur gauche, un vaste espace dont les murs laqués de blanc étaient décorés de dessins et de peintures. Des visages torturés, montrant des dents aiguisées comme des couteaux ; des corps tordus ; des couleurs criardes. Servaz comprit qu’il s’agissait d’œuvres réalisées par les pensionnaires.
Puis son regard passa des dessins à une porte en acier munie d’un hublot. Le poste de contrôle. Xavier traversa le hall dans sa direction. Il introduisit une clef reliée à sa ceinture par une chaînette et poussa la porte blindée. Deux gardes se trouvaient à l’intérieur, surveillant des dizaines d’écrans. Ils étaient vêtus de combinaisons orange ouvertes sur des T-shirts blancs. Des trousseaux de clefs et des menottes cliquetaient à leur ceinture chaque fois qu’ils se déplaçaient. Servaz aperçut aussi des bombes lacrymogènes accrochées au mur. Mais pas d’armes à feu.
Les écrans montraient de longs corridors déserts, des escaliers, des salles communes et une cafétéria. Les deux hommes tournèrent vers eux des regards indifférents ; ils exprimaient le même vide conceptuel que ceux des vigiles de la centrale.
— L’Institut est équipé de quarante-huit caméras, expliqua Xavier, quarante-deux à l’intérieur, six à l’extérieur, toutes évidemment placées dans des endroits stratégiques.
Il désigna les deux hommes.
— Il y a toujours au moins une personne ici la nuit. Deux dans la journée.
— Une personne pour surveiller plus de quarante écrans, souligna Servaz.
— Il n’y a pas que les caméras, répondit Xavier. L’établissement est divisé en plusieurs secteurs, chacun ayant un degré de confinement plus ou moins important en fonction de la dangerosité de ses occupants. Tout passage d’un secteur à un autre sans autorisation déclenche aussitôt un signal d’alarme. (Il leur montra une rangée de petites lampes rouges au-dessus des écrans.) À chaque niveau de sécurité correspondent également des mesures biométriques adaptées. Pour accéder à l’unité A, où se trouvent les pensionnaires les plus dangereux, il faut franchir un double sas sécurisé contrôlé en permanence par un garde.
— Tous les membres du personnel peuvent accéder à l’unité A ? demanda Ziegler.
— Bien sûr que non. Seule l’équipe thérapeutique chargée de l’unité A y a accès, ainsi que l’infirmière chef, les deux gardiens du quatrième étage, notre médecin, l’aumônier et moi. Et, depuis peu, une psychologue qui vient d’arriver de Suisse.
— Il nous faudra cette liste-là aussi, dit Ziegler. Avec les habilitations et les fonctions de chacun.
— Tout ça est informatisé ? demanda Servaz.
— Oui.
— Qui a mis le système en place ?
— Une société de sécurité privée.
— Et qui s’occupe de la maintenance ?
— La même société.
— Il y a des plans quelque part ?
Le psychiatre parut décontenancé.
— Quel genre de plans ?
— Les plans des installations, des câblages, des dispositifs biométriques, du bâtiment…
— Je suppose que la société de sécurité les possède, hasarda Xavier.
— Il nous faudra son adresse, sa dénomination sociale et son numéro de téléphone. Ils envoient quelqu’un faire des vérifications ?
— Ils contrôlent tout à distance. S’il y avait une panne ou une défaillance quelque part, leurs ordinateurs les avertiraient aussitôt.
— Vous ne trouvez pas ça dangereux ? Que les sas puissent être contrôlés de l’extérieur par quelqu’un que vous ne connaissez pas ?
Xavier se rembrunit.
— Ils n’ont aucun moyen de déverrouiller les portes. Ni de faire que les systèmes de sécurité cessent de fonctionner. Ils peuvent juste voir ce qui se passe, et si tout fonctionne.
— Les gardiens, dit Servaz en regardant les deux hommes, ils sont fournis par la même société ?
— Oui, dit Xavier en ressortant du poste de contrôle. Mais ce ne sont pas eux qui interviennent sur les patients en cas de crise, ce sont les aides-soignants. Comme vous le savez, la tendance est partout à « l’externalisation des tâches », comme on dit dans les ministères. (Il s’arrêta au milieu du hall pour les considérer.) Nous sommes comme les autres, nous faisons avec les moyens du bord — et ces moyens manquent de plus en plus. Depuis plus de vingt ans, tous les gouvernements de ce pays ont discrètement fermé plus de cinquante mille lits en psychiatrie et supprimé des milliers de postes. Or, dehors, au nom du libéralisme et des impératifs économiques, la pression n’a jamais été aussi forte sur les individus ; il y a de plus en plus de fous, de psychotiques, de paranoïaques, de schizophrènes en circulation.
Il se dirigea vers un grand couloir au fond du hall. L’interminable corridor semblait traverser tout le bâtiment dans le sens de la longueur ; ils étaient cependant arrêtés à intervalles réguliers par des grilles dont Servaz supposa qu’elles se verrouillaient la nuit venue. Il aperçut aussi des portes avec des plaques en cuivre au nom de plusieurs docteurs, dont une au nom de Xavier lui-même, puis une autre marquée : « Élisabeth Ferney, infirmière chef ».
— Mais je suppose que nous devons quand même nous estimer privilégiés, ajouta Xavier en leur faisant franchir une deuxième grille. Pour pallier le manque de personnel, nous disposons ici des systèmes de sécurité et de surveillance les plus sophistiqués qui soient. C’est loin d’être le cas ailleurs. En France, quand on veut masquer les réductions d’effectifs et de budgets, on multiplie les concepts fumeux : des escroqueries sémantiques, comme l’a très justement fait remarquer quelqu’un : « démarche qualité », « projets annuels de performance », « diagnostic infirmier »… Savez-vous ce que c’est que le diagnostic infirmier ? Cela consiste à faire croire aux infirmiers qu’ils sont capables de poser un diagnostic à la place du médecin, ce qui permet évidemment de réduire le nombre des médecins hospitaliers. Résultat : un de mes confrères a vu des infirmières envoyer un patient en psychiatrie après l’avoir étiqueté « paranoïaque dangereux » au motif qu’il était très énervé et en conflit avec son employeur, qu’il menaçait d’attaquer en justice ! Heureusement pour ce pauvre homme, mon confrère, qui l’a reçu à son arrivée à l’hôpital, a immédiatement infirmé le diagnostic et l’a renvoyé chez lui.
Le Dr Xavier s’arrêta au beau milieu du couloir et leva vers eux un regard étonnamment grave.
— Nous vivons une époque de violence institutionnalisée à l’égard des plus faibles et de mensonges politiques sans précédent, dit-il sombrement. Les gouvernements actuels et leurs serviteurs poursuivent tous un double but : la marchandisation des individus et le contrôle social.
Servaz regarda le psychiatre. Il n’était pas loin de penser la même chose. Mais il se demanda quand même si, à l’époque de leur toute-puissance, les psychiatres n’avaient pas scié la branche sur laquelle ils étaient assis en se livrant à toutes sortes d’expérimentations aux fondements moins scientifiques qu’idéologiques — des expérimentations aux conséquences souvent destructrices, dont les cobayes étaient des êtres humains.
Servaz vit en passant deux autres gardes en combinaison orange dans une cage de verre.
Puis apparut sur leur droite la cafétéria aperçue sur les écrans.
— La cafétéria du personnel, précisa Xavier.
Pas de fenêtres ici, mais de hautes baies vitrées donnant sur le paysage de neige et des murs peints de couleurs chaudes. Une demi-douzaine de personnes bavardaient en prenant un café. Ils découvrirent ensuite une pièce haute de plafond aux murs saumon décorés de grandes photos de paysages. Des fauteuils bon marché mais d’apparence confortable étaient disposés en plusieurs endroits, de façon à former de petits coins tranquilles et accueillants.
— Le parloir, dit le psychiatre. C’est ici que les familles s’isolent avec leurs proches hospitalisés à l’Institut. Bien entendu, ce dispositif ne concerne que les pensionnaires les moins dangereux, ce qui ici ne veut pas dire grand-chose. Une caméra surveille les rencontres en permanence, et des aides-soignants ne sont jamais très loin.
— Et les autres ? demanda Propp, ouvrant la bouche pour la première fois.
Xavier détailla le psy avec circonspection.
— La plupart ne reçoivent jamais de visites, répondit-il. Ce n’est ni un hôpital psychiatrique ni une prison modèle courant, ici. Nous sommes dans un établissement pilote unique en Europe. Il nous vient des patients d’un peu partout. Et tous nos patients sont des gens très violents : viols, sévices, tortures, meurtres… Sur leurs familles ou sur des inconnus. Tous multirécidivistes. Tous sur le fil du rasoir. Nous ne recevons que la crème de la crème, ajouta Xavier avec un sourire bizarre. Peu de gens ont envie de se souvenir que nos patients existent. C’est peut-être pour ça que cet établissement a été placé dans un lieu aussi isolé. Nous sommes leur dernière famille.
Servaz trouva cette dernière phrase un brin grandiloquente — comme presque tout, du reste, chez le Dr Xavier.
— Combien de niveaux de sécurité ?
— Trois. En fonction de la dangerosité de la clientèle : légère, moyenne et haute, qui détermine non seulement la quantité et les performances des systèmes de sécurité et le nombre des gardes, mais aussi la nature des soins et les rapports entre les équipes de soins et les pensionnaires.
— Qui juge de la dangerosité des arrivants ?
— Nos équipes. Nous combinons des entretiens cliniques, des questionnaires et bien sûr la lecture des dossiers rassemblés par les confrères qui nous les envoient à une nouvelle méthode d’évaluation révolutionnaire importée de mon pays. Tenez, nous avons justement un arrivant qui est évalué en ce moment même. Suivez-moi.
Il les entraîna vers un escalier fait de larges lames de béton ajourées qui vibrèrent sous leurs pas. Parvenus au premier étage, ils se retrouvèrent face à une porte de verre renforcé par un fin maillage métallique.
Cette fois, Xavier dut appliquer sa main sur un palpeur de reconnaissance biométrique en plus du code qu’il pianota sur un petit clavier.
Un écriteau au-dessus de la porte annonçait :
SECTEUR C : DANGEROSITÉ FAIBLE — RÉSERVÉ AUX PERSONNELS DES CATÉGORIES C, B ET A
— C’est le seul accès à cette zone ? demanda Ziegler.
— Non, il y a un deuxième sas au bout du couloir qui permet de passer de cette zone à la suivante, de sécurité moyenne, un sas par conséquent réservé aux seuls personnels habilités aux niveaux B et A.
Il les entraîna le long d’un nouveau couloir. Puis il s’arrêta devant une porte étiquetée « Évaluation », qu’il ouvrit.
Xavier s’effaça pour les laisser passer.
Une pièce sans fenêtres. Si exiguë qu’ils durent se serrer à l’intérieur. Deux personnes étaient assises devant un écran d’ordinateur. Un homme et une femme. L’écran affichait à la fois l’image d’une caméra et plusieurs autres fenêtres où défilaient des diagrammes et des lignes d’informations. La caméra filmait un homme assez jeune assis sur un tabouret dans une seconde pièce aveugle, guère plus grande qu’un placard à balais. Servaz vit que l’homme portait un casque de réalité virtuelle. Puis son regard fut attiré plus bas et il eut un léger tremblement : le pantalon de l’homme était baissé sur ses cuisses et un étrange tube d’où émergeaient des fils électriques était placé autour de son sexe.
— Cette nouvelle méthode d’évaluation des déviances sexuelles repose sur la réalité virtuelle, sur un système de suivi oculomoteur et sur la pléthysmographie pénienne, expliqua le psychiatre. C’est cet appareil que vous voyez au niveau de son sexe : il permet de mesurer la part physiologique de l’excitation en réponse à des stimuli variés, autrement dit son érection. Parallèlement à la réponse érectile, les réponses oculomotrices du sujet sont mesurées à l’aide d’un appareil de suivi à infrarouge, qui détermine les temps d’observation des images qui lui sont proposées dans le casque de réalité virtuelle. Ainsi que l’endroit exact de la scène où se fixe son attention.
Le psychiatre se pencha et pointa un doigt vers l’une des fenêtres sur l’écran. Servaz vit monter et descendre des barres de couleur dans un diagramme orthogonal. Sous chaque barre de couleur était inscrite la catégorie du stimulus : « adulte mâle », « adulte femelle », « enfant mâle », etc.
— Les stimuli qui sont envoyés dans le casque représentent alternativement un homme adulte, une femme adulte, une fillette de neuf ans, un garçonnet du même âge, ainsi qu’un personnage contrôle asexué et neutre. Chaque animation dure trois minutes. Nous mesurons chaque fois la réponse physique et oculaire.
Il se redressa.
— Il faut dire que l’essentiel de notre « clientèle » est composé d’abuseurs sexuels. Nous avons au total quatre-vingt-huit lits : cinquante-trois dans le secteur C, vingt-huit dans le B plus les sept pensionnaires de l’unité A.
Servaz s’appuya contre la cloison. Il transpirait et il était parcouru de frissons. Sa gorge le brûlait. Mais c’était surtout la vision de cet homme placé dans une situation à la fois surréaliste et humiliante, cet homme dont on réveillait artificieusement les fantasmes déviants pour mieux les mesurer, qui le mettait physiquement mal à l’aise.
— Parmi eux, combien de meurtriers ? demanda-t-il d’une voix mal assurée.
Xavier le dévisagea intensément.
— Trente-cinq. La totalité des patients des secteurs B et A le sont.
Diane les regarda traverser le grand hall et emprunter le couloir en direction de l’escalier de service. Trois hommes et une femme. Xavier leur parlait mais il avait l’air tendu, sur la défensive. L’homme et la femme qui l’encadraient le bombardaient de questions. Elle attendit qu’ils se fussent éloignés puis elle s’approcha des portes vitrées. Un 4x4 était garé sur la neige, à une dizaine de mètres de là.
Le mot « gendarmerie » était inscrit sur ses portières.
Diane se souvint de la conversation qu’elle avait eue avec Alex au sujet de ce pharmacien assassiné : apparemment, la police avait elle aussi fait le rapprochement avec l’Institut.
Puis une autre pensée la frappa : la bouche d’aération dans son bureau, la conversation surprise entre Lisa et Xavier. Et cette bizarre histoire de cheval… Déjà, à cette occasion, Lisa Ferney avait évoqué l’éventualité d’une visite de la police. Se pouvait-il qu’il y eût un rapport entre les deux ? La police devait probablement se poser la même question. Puis sa pensée revint vers la bouche d’aération…
Elle se détourna des portes vitrées et traversa le hall au pas de charge.
— Vous avez quelque chose contre le rhume ?
De nouveau, le psychiatre lorgna Servaz, puis il ouvrit un tiroir de son bureau.
— Bien sûr. (Xavier lui tendit un tube de couleur jaune.) Tenez, prenez ça : paracétamol plus éphédrine. C’est assez efficace, en général. Vous êtes vraiment très pâle. Vous ne voulez pas que j’appelle un médecin ?
— Merci, ça ira.
Xavier se dirigea vers un petit frigo dans un coin de la pièce et il revint avec une bouteille d’eau minérale et un verre. Le bureau de Xavier était meublé sans prétention, avec des classeurs métalliques, un frigo-bar, une table vide à l’exception d’un téléphone, d’un ordinateur et d’une lampe, une petite bibliothèque aux rayonnages chargés d’ouvrages professionnels et quelques plantes en pot, sur le rebord de la fenêtre.
— N’en prenez qu’un à la fois. Quatre par jour maximum. Vous pouvez garder le tube.
— Merci.
Pendant un instant, Servaz s’absorba dans la contemplation du comprimé en train de se dissoudre. Une migraine lui fouaillait le crâne derrière les yeux. L’eau froide fit du bien à sa gorge. Il était en nage ; sous sa veste, sa chemise collait à son dos. Il avait sûrement de la fièvre. Il avait aussi froid — mais c’était un froid intérieur : le voyant de la climatisation près de la porte indiquait 23 °C. Il revit l’image sur l’écran de l’ordinateur : le violeur à son tour violé par des machines, des sondes, des instruments électroniques — et, de nouveau, la bile lui monta dans la gorge.
— Nous allons devoir visiter l’unité A, dit-il après avoir reposé le verre.
Sa voix s’était voulue ferme mais le feu dans sa gorge l’avait réduite à un filet éraillé. De l’autre côté du bureau, le regard pétillant d’humour se ternit brusquement. Servaz eut la vision d’un nuage passant devant le soleil et transformant un paysage jusque-là printanier en quelque chose de bien plus sinistre.
— Est-ce que c’est vraiment nécessaire ?
Le regard du psychiatre chercha discrètement le soutien du juge assis à la gauche des deux enquêteurs.
— Oui, réagit aussitôt Confiant en se tournant vers eux, est-ce que nous avons vraiment besoin de… ?
— Je crois que ça l’est, le coupa Servaz. Je vais vous confier quelque chose qui doit rester entre nous, dit-il en se penchant vers Xavier. Mais peut-être… le savez-vous déjà…
Il avait tourné son regard vers le jeune juge. Pendant un court instant, les deux hommes se jaugèrent en silence. Le regard de Servaz glissa ensuite de Confiant à Ziegler et il lut clairement le message muet qu’elle lui adressait : tout doux…
— De quoi parlez-vous ? demanda Xavier.
Servaz s’éclaircit la voix. Le médicament ne ferait pas effet avant plusieurs minutes. Ses tempes étaient prises dans un étau.
— Nous avons trouvé l’ADN d’un de vos pensionnaires… là où le cheval de M. Lombard a été tué : au sommet du téléphérique… L’ADN de… Julian Hirtmann…
Xavier ouvrit de grands yeux.
— Grand Dieu ! c’est impossible !
— Vous comprenez ce que cela signifie ?
Le psy regarda Confiant d’un air égaré puis baissa la tête. Sa stupeur n’était pas feinte. Il ne savait pas.
— Cela veut dire, poursuivit Servaz implacablement, que de deux choses l’une : soit Hirtmann lui-même était là-haut cette nuit-là, soit quelqu’un qui peut l’approcher d’assez près pour obtenir sa salive s’y trouvait… Cela veut dire que, Hirtmann ou pas, quelqu’un dans votre établissement est mêlé à cette affaire, docteur Xavier.
— Mon Dieu, c’est un cauchemar, laissa tomber Xavier.
Le petit psychiatre tournait vers eux un regard aux abois.
— Mon prédécesseur, le Dr Wargnier, s’est battu pour ouvrir cet endroit. Il n’a pas manqué d’oppositions à ce projet, vous vous en doutez. Elles sont toujours là, prêtes à ressurgir. Des gens qui pensent que ces criminels devraient être en prison. Qui n’ont jamais accepté leur présence dans cette vallée. Si cela vient à se savoir, c’est l’existence même de l’Institut qui sera menacée.
Xavier ôta ses extravagantes lunettes rouges. Il sortit un chiffon de sa poche et se mit à en essuyer rageusement les verres.
— Les gens qui échouent ici n’ont plus d’autre endroit où aller. Nous sommes leur dernier refuge : après nous, il n’y a rien. Ni les hôpitaux psychiatriques classiques, ni la prison ne peuvent les accueillir. Il n’y a que cinq unités pour malades difficiles en France — et l’Institut est la seule de son espèce. Nous recevons des dizaines de demandes d’admission chaque année. Il s’agit soit d’auteurs de crimes atroces jugés irresponsables, soit de détenus atteints de troubles de la personnalité tels que la prison ne peut plus les accueillir, soit de psychotiques d’une dangerosité telle qu’elle est incompatible avec leur maintien dans une unité de soins classique. Même les autres UMD nous en envoient. Où iront ces gens si nous fermons nos portes ?
Les cercles sur les verres de ses lunettes se firent de plus en plus rapides.
— Je vous l’ai dit : cela fait trente ans qu’au nom de l’idéologie, de la rentabilité et des priorités budgétaires, on sinistre la psychiatrie dans ce pays. Cet établissement coûte cher à la collectivité. Bien sûr, à la différence des autres UMD, c’est une expérience menée à un niveau européen et financée en partie par la Communauté. Mais en partie seulement. Et, à Bruxelles aussi, il y a pas mal de gens qui voient cette expérience d’un mauvais œil.
— Nous n’avons pas l’intention d’ébruiter cette information, précisa Servaz.
Le psychiatre lui jeta un regard dubitatif.
— Elle finira par l’être, tôt ou tard. Comment pourriez-vous mener votre enquête sans l’ébruiter ?
Servaz savait qu’il avait raison.
— Il n’y a qu’une solution, intervint Confiant. Nous devons élucider cette affaire au plus vite, si nous voulons éviter que la presse ne s’en empare et ne fasse circuler les rumeurs les plus folles. Si nous parvenons à trouver lequel de tes employés a participé à ça avant que la presse n’apprenne cette histoire d’adn, nous aurons au moins prouvé que personne n’a pu sortir d’ici.
Le psychiatre acquiesça d’un signe de tête.
— Je vais moi-même mener ma petite enquête, dit-il. Et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider.
— En attendant, on peut voir l’unité A ? dit Servaz.
Xavier se leva.
— Je vais vous y conduire.
Elle était assise à son bureau. Immobile. Retenant son souffle…
Les sons et les mots étaient aussi distincts que si on avait parlé dans sa pièce à elle. La voix de ce flic, par exemple… Celle de quelqu’un à la fois épuisé et soumis à un stress énorme. Une pression trop grande. Il faisait face mais pour combien de temps ? Chacun des mots qu’il avait prononcés s’était imprimé dans le cerveau de Diane en lettres de feu. Elle n’avait rien compris à cette histoire de cheval mort mais elle avait bien saisi qu’on avait trouvé l’ADN d’Hirtmann sur les lieux d’un crime. Et que la police soupçonnait quelqu’un à l’Institut d’être mêlé à cette histoire.
Un cheval tué… un pharmacien assassiné… des soupçons sur l’Institut…
L’inquiétude était là mais, désormais, quelque chose d’autre était en train d’éclore… Une irrépressible curiosité… Le souvenir de l’ombre passant devant sa porte, la nuit, surgit de nouveau… Quand elle était étudiante, Diane avait surpris à travers la cloison de sa chambre les propos d’un homme en train d’intimider et de menacer la fille qui dormait dans la piaule d’à côté.
Il était revenu plusieurs nuits de suite, au moment où Diane était sur le point de s’endormir, et à chaque fois ça avait été les mêmes menaces proférées à voix basse mais grondante de la tuer, de la mutiler, de transformer sa vie en enfer puis la porte qui claquait, les pas qui s’éloignaient dans le couloir. Ne subsistaient plus alors dans le silence que les sanglots étouffés de sa voisine, comme le triste écho de milliers d’autres solitudes, de milliers d’autres chagrins enclos dans le silence des villes.
Elle ne savait pas qui était cet homme (sa voix ne lui était pas familière) et elle ne connaissait pas non plus vraiment la fille d’à côté, avec qui elle n’échangeait que des « bonjour/bonsoir » et de vagues propos sans importance quand elles se croisaient dans le couloir. Elle savait juste qu’elle s’appelait Ottilie, qu’elle préparait un master en sciences économiques, qu’elle était sortie avec un étudiant barbu à lunettes mais qu’elle était seule la plupart du temps. Pas de bande de copains, pas de coups de fil à maman ou à papa.
Diane n’aurait pas dû s’en mêler, ce n’étaient pas ses oignons, mais elle n’avait pas pu s’empêcher, une nuit, de suivre l’homme lorsqu’il était sorti de la chambre. Elle avait ainsi découvert qu’il vivait dans un joli petit pavillon, elle avait aussi aperçu une femme derrière une baie vitrée. Elle aurait pu s’arrêter là. Mais elle avait continué à le surveiller quand elle en avait le loisir. De fil en aiguille, elle avait glané un tas d’informations le concernant : il était directeur d’un supermarché, il avait deux enfants de cinq et sept ans, il jouait aux courses, il faisait discrètement ses propres achats chez Globus, une chaîne de magasins concurrente. Elle avait fini par comprendre qu’il avait connu sa voisine alors qu’elle finançait ses études en travaillant dans le supermarché qu’il dirigeait et qu’elle était tombée enceinte de lui. D’où l’intimidation, les menaces. Il voulait qu’elle se fasse avorter. En outre, il avait une autre maîtresse : une caissière de trente ans trop maquillée, qui mastiquait furieusement son chewing-gum en toisant les clients. « I’m in love with the queen of the supermarket », comme le chantait Bruce Springsteen. Un soir, Diane avait tapé sur son ordinateur une lettre anonyme et elle l’avait glissée sous la porte de sa voisine. La lettre disait simplement : « Il ne quittera jamais sa femme. » Un mois plus tard, elle avait appris que sa voisine avait subi une IVG dans la douzième semaine de grossesse, soit à quelques jours de l’expiration du délai fixé par la loi suisse.
Elle se demanda une fois de plus si ce besoin de se mêler de la vie des autres n’était pas dû au fait qu’elle avait été élevée dans une famille où les non-dits, les silences et les secrets étaient bien plus nombreux que les moments de partage. Elle se demanda aussi si son père, le rigoureux calviniste, avait déjà trompé sa mère. Elle savait pertinemment que l’inverse était arrivé, que parmi les hommes discrets qui rendaient visite à sa mère, certains avaient abusé de son imagination trop fertile et nourri ses espoirs éternellement déçus.
Elle s’agita sur sa chaise. Que se passait-il ici ? Elle éprouvait un sentiment de malaise grandissant en essayant de relier les informations dont elle disposait.
Le pire était cette histoire à Saint-Martin… Un crime affreux… Le fait qu’il pût être lié d’une manière ou d’une autre à l’Institut augmentait le malaise qu’elle éprouvait depuis son arrivée. Elle regretta de n’avoir personne à qui se confier, quelqu’un avec qui partager ses doutes. Sa meilleure amie… ou Pierre…
Elle repensa à ce flic dont elle ne connaissait que la voix et les intonations. Ce qu’elle percevait chez lui ? Stress. Tension. Inquiétude. Mais, en même temps, une force et une détermination. Et aussi une vive curiosité… Quelqu’un de rationnel, de sûr de lui… L’image que ce policier lui avait renvoyée tout à l’heure, c’était la sienne.
— Je vous présente Élisabeth Ferney, notre infirmière chef.
Servaz vit approcher une grande femme dont les talons résonnaient sur le dallage du couloir. Ses cheveux n’étaient pas aussi longs que ceux de Charlène Espérandieu, mais ils tombaient néanmoins librement sur ses épaules. Elle les salua d’un hochement de tête, sans prononcer un mot, sans sourire non plus, et son regard s’attarda un peu plus longtemps que nécessaire sur Irène Ziegler.
Servaz observa que la jeune gendarme baissait les yeux.
Élisabeth Ferney avait l’air de quelqu’un d’autoritaire et de cassant. Servaz lui donna la quarantaine tout en se disant qu’elle en avait peut-être trente-cinq ou cinquante, car sa blouse ample et son air sévère ne permettaient pas d’en dire plus. Il devina une grande énergie et une volonté de fer. Et si le deuxième homme était une femme ? se demanda-t-il soudain. Puis il se fit la réflexion que cette question était la preuve de son désarroi : si tout le monde devenait suspect, c’est que personne ne l’était. Ils n’avaient aucune piste solide.
— Lisa est l’âme de cet établissement, dit Xavier. Elle le connaît mieux que quiconque — et aucun des aspects thérapeutiques ou pratiques ne lui échappe. Elle connaît aussi chacun des quatre-vingt-huit pensionnaires. Même les psychiatres doivent lui soumettre leur travail.
L’infirmière chef n’esquissa pas le moindre sourire. Puis elle fit un petit signe à Xavier qui s’interrompit aussitôt pour l’écouter. Elle lui murmura quelque chose à l’oreille. Servaz se demanda s’il ne venait pas d’être mis en présence de la personne qui détenait le véritable pouvoir en ces lieux. Xavier lui répondit de la même façon, tandis que, de leur côté, ils attendaient en silence la fin du petit conciliabule. Enfin, elle acquiesça, les salua d’un bref signe de tête et s’éloigna.
— Continuons, dit le psychiatre.
Tandis qu’ils partaient dans le sens opposé, Servaz s’arrêta et fit volte-face pour regarder Lisa Ferney s’éloigner, son dos large tendant sa blouse, ses hauts talons résonnant sur le carrelage. Au bout du couloir, avant de disparaître à l’angle, elle se retourna elle aussi et leurs regards se croisèrent. Servaz crut la voir sourire.
— L’important, dit Xavier, c’est d’éviter toute attitude qui pourrait générer des conflits.
Ils se tenaient devant l’ultime sas, celui qui donnait accès à l’unité A. Plus de laque sur les murs mais des murailles de pierre brute et l’impression de se trouver dans une forteresse médiévale, n’étaient les portes blindées en acier, les néons blafards et le sol en béton.
Xavier leva la tête vers la caméra fixée au-dessus du chambranle. Une lampe à deux diodes passa du rouge au vert et des verrous claquèrent dans l’épaisseur du blindage. Il tira le lourd battant et les invita à entrer dans l’étroit espace ménagé entre les deux portes blindées. Ils attendirent que la première se referme lentement d’elle-même et se verrouille en claquant, puis que les verrous de la seconde se libèrent à leur tour de leur gâche — non moins bruyamment. L’impression d’être dans la salle des machines d’un navire, dans cette obscurité que seule perçait la lumière des hublots. Une odeur de métal. Xavier les considéra un par un avec solennité et Servaz devina qu’il avait son petit gimmick prêt — qu’il devait servir à chaque visiteur franchissant ce sas :
— Bienvenue en enfer, déclara-t-il en souriant.
Une cage vitrée. Un garde à l’intérieur. Un couloir sur leur gauche. Servaz s’avança et vit un couloir blanc, une haute moquette bleue, une rangée de portes percées de hublots à gauche et des appliques murales à droite.
Le garde posa la revue qu’il lisait et sortit de la cage. Xavier lui serra la main avec cérémonie. C’était un balèze frôlant le mètre quatre-vingt-dix.
— Je vous présente M. Monde, dit Xavier. C’est ainsi que nos pensionnaires de l’unité A l’ont surnommé.
M. Monde rit. Il leur serra la main. Une poigne légère comme une plume, comme s’il craignait de leur briser les os.
— Comment sont-ils ce matin ?
— Calmes, dit M. Monde. Ce sera une bonne journée.
— Peut-être pas, dit Xavier en regardant les visiteurs.
— L’important, c’est de ne pas les provoquer, leur expliqua M. Monde, faisant écho aux paroles du psychiatre. De garder ses distances. Il y a une limite à ne pas franchir. Au-delà, ils pourraient se sentir agressés et réagir violemment.
— J’ai bien peur que ces personnes ne soient là pour la franchir, justement, dit Xavier. Elles sont de la police.
Le regard de M. Monde se durcit. Il haussa les épaules et rentra dans sa cage.
— Allons-y, dit Xavier.
Ils avancèrent le long du corridor, le bruit de leurs pas absorbé par la haute moquette bleue. Le psychiatre désigna la première porte.
— Andréas nous vient d’Allemagne. Il a tué son père et sa mère pendant leur sommeil de deux coups de fusil. Puis, comme il avait peur de la solitude, il leur a coupé la tête et les a placées dans le congélateur. Il les sortait tous les soirs pour regarder la télé en leur compagnie — en les posant sur deux mannequins décapités assis avec lui dans le canapé du séjour.
Servaz écoutait attentivement. Il visualisa la scène et tressaillit : il venait de penser à la tête du cheval retrouvée derrière le centre équestre.
— Le jour où le médecin de famille a débarqué pour demander des nouvelles de ses parents, qu’il s’étonnait de ne plus voir à son cabinet, Andréas l’a tué à coups de marteau. Puis il lui a coupé la tête à lui aussi. Il a dit que c’était formidable que ses parents aient de la compagnie, car le docteur était un homme si gentil et avec de la conversation. Bien entendu, la police a enquêté sur la disparition du toubib. Quand elle est venue interroger Andréas et ses parents qui figuraient sur la liste des patients, Andréas a fait entrer les policiers en leur disant : « Ils sont là. » Et effectivement, ils étaient là : dans le congélateur, attendant d’être sortis pour la soirée — trois têtes.
— Charmant, dit Confiant.
— Le problème, poursuivit Xavier, c’est que dans l’hôpital psychiatrique où il a été interné, Andréas a essayé de décapiter une infirmière de nuit. La malheureuse n’est pas morte, mais elle ne pourra plus jamais parler sans l’aide d’un appareil et elle portera toute sa vie des foulards et des cols roulés pour masquer l’horrible cicatrice que le coupe-papier utilisé par Andréas lui a laissée.
Servaz croisa le regard de Ziegler. Il vit que la gendarme pensait la même chose que lui. Voilà quelqu’un qui avait visiblement une vocation de coupeur de têtes. Et dont la cellule se trouvait non loin de celle d’Hirtmann. Il regarda par le hublot. Andréas était un colosse qui devait peser dans les cent cinquante kilos, faire du cinquante-deux de tour de taille et du quarante-six ou du quarante-huit de pointure ; son énorme tête était enfoncée dans ses épaules comme s’il n’avait pas de cou et une expression renfrognée était plaquée sur son visage.
Xavier montra la deuxième porte un peu plus loin.
— Le docteur Jaime Esteban nous vient d’Espagne. Il a tué trois couples en l’espace de deux étés de l’autre côté de la frontière, dans les parcs nationaux d’Ordesa y Monte Perdido et d’Aigüestortes. Auparavant, c’était un citoyen estimé de tous, célibataire mais très respectueux des femmes qu’il recevait dans son cabinet, conseiller municipal de son village, ayant toujours un mot aimable pour chacun.
Il s’approcha du hublot, puis s’écarta et les invita à s’approcher.
— On ne sait toujours pas pourquoi il a fait ça. Il s’en est pris à des randonneurs isolés. Toujours des couples, toujours des jeunes gens. Il fracassait d’abord le crâne des hommes avec une pierre ou un bâton, puis violait et étranglait les femmes avant de jeter leurs corps dans un ravin. Ah oui, et il buvait leur sang. Aujourd’hui, il se prend pour un vampire. Il a mordu dans le cou deux infirmiers dans l’hôpital espagnol où il était placé.
Servaz s’approcha du hublot. Il vit un homme maigre aux cheveux luisants de brillantine, à la barbe noire bien taillée, en combinaison blanche à manches courtes, assis sur un lit. Une télé était allumée au-dessus du lit.
— Et maintenant, notre pensionnaire le plus célèbre, annonça Xavier du ton d’un collectionneur présentant sa plus belle pièce.
Il pianota une combinaison sur le boîtier près de la porte.
— Bonjour, Julian, dit Xavier en entrant.
Pas de réponse. Servaz entra à sa suite.
Il fut surpris par la taille de la pièce. Elle semblait beaucoup plus grande que les cellules précédentes. À part ça, les murs et le sol étaient blancs, comme dans les autres. Un lit vers le fond, une petite table poussée contre un mur avec deux chaises, deux portes à gauche qui ouvraient peut-être sur une douche et un placard et une fenêtre qui donnait sur la cime d’un grand sapin ganté de neige et sur les montagnes.
Servaz fut également surpris par l’ascétisme de la pièce. Il se demanda si c’était un choix ou si cette situation avait été imposée au Suisse. S’il en croyait son dossier, Hirtmann était un homme curieux, intelligent, sociable et sans aucun doute grand dévoreur de livres et de toutes formes de culture au cours de sa vie d’homme libre et d’assassin. Ici, il n’y avait rien. À part un lecteur de CD de mauvaise qualité posé sur la table. Cependant, contrairement aux cellules précédentes, le mobilier n’était ni scellé dans le sol ni cuirassé de plastique. On semblait considérer qu’Hirtmann ne représentait un danger ni pour lui-même ni pour les autres…
Servaz eut un frémissement en reconnaissant la musique qui s’élevait du lecteur. Gustav Mahler. Quatrième Symphonie…
Hirtmann gardait les yeux baissés. Il lisait le journal. Servaz se pencha légèrement. Il remarqua que le Suisse avait maigri par rapport aux photos du dossier. Sa peau était devenue plus laiteuse, presque transparente, contrastant avec ses cheveux sombres et drus coupés court où apparaissaient quelques rares fils gris. Il n’était pas rasé et des piquants très noirs pointaient sur son menton. Mais il conservait cet air d’éducation et de savoir-vivre qu’il aurait eu même habillé en clochard sous un pont de Paris — et ce visage un peu sévère, sourcils froncés, qui avait dû impressionner dans les prétoires. À part ça, il était vêtu d’une combinaison à col ouvert et d’un T-shirt blancs qui tiraient sur le gris à force de lavages.
Il avait un peu vieilli aussi, par rapport aux photos.
— Je vous présente le commandant Servaz, dit Xavier, le juge Confiant, le capitaine Ziegler et le professeur Propp.
Dans le contre-jour de la fenêtre, le Suisse leva les yeux et Servaz aperçut pour la première fois l’éclat de ses prunelles. Elles ne reflétaient pas le monde extérieur : elles brûlaient d’un feu intérieur. L’effet ne dura qu’une seconde. Puis il disparut et le Suisse redevint l’ancien procureur de Genève, urbain, poli et souriant.
Il repoussa la chaise et déplia sa grande carcasse. Il était encore plus grand que sur les photos. Pas loin du mètre quatre-vingt-quinze, estima Servaz.
— Bonjour, dit-il.
Il braqua son regard sur Servaz. Pendant un instant, les deux hommes s’observèrent en silence. Puis Hirtmann fit quelque chose de bizarre : il détendit brusquement sa main vers Servaz qui faillit sursauter et reculer. Il prit celle du flic dans la sienne et la serra vigoureusement. Servaz ne put s’empêcher de frémir. La main du Suisse était un peu moite et froide, comme de la chair de poisson — peut-être était-ce l’effet des médicaments.
— Mahler, dit le policier pour se donner une contenance.
Hirtmann leva vers lui un œil étonné.
— Vous aimez ?
— Oui. La Quatrième, premier mouvement, ajouta Servaz.
— Bedächtig… Nicht eilen… Recht gemächlich…
— Délibéré. Sans hâte. Très à l’aise, traduisit Servaz.
Hirtmann eut l’air surpris mais ravi.
— Adorno a dit que ce mouvement était comme le « il était une fois » des contes de fées.
Servaz se tut, écoutant les cordes.
— Mahler l’a écrit dans des circonstances très difficiles, poursuivit le Suisse. Vous le saviez ?
Et comment que je le sais.
— Oui, répondit Servaz.
— Il était en vacances… Des vacances de cauchemar… Une météo exécrable…
— Sans cesse dérangé par le bruit d’une fanfare municipale.
Hirtmann sourit.
— Quel symbole, non ? Un génie de la musique perturbé par une fanfare municipale.
Sa voix était profonde et bien posée. Agréable. Une voix d’acteur, de tribun. Ses traits avaient quelque chose de féminin, la bouche surtout : grande et mince. Et les yeux. Le nez, lui, était charnu, le front haut.
— Comme vous pouvez le constater, dit Xavier en s’avançant vers la fenêtre, il est impossible de s’évader par là à moins de s’appeler Superman. Il y a quatorze mètres entre le sol et la fenêtre. Et elle est blindée et scellée.
— Qui a la combinaison de la porte ? demanda Ziegler.
— Eh bien, moi, Élisabeth Ferney et les deux gardiens de l’unité A.
— Il reçoit beaucoup de visites ?
— Julian ? dit Xavier en se tournant vers le Suisse.
— Oui ?
— Vous recevez beaucoup de visites ?
Le Suisse sourit.
— Vous, docteur, Mlle Ferney, M. Monde, le coiffeur, l’aumônier, l’équipe thérapeutique, le Dr Lepage…
— C’est notre médecin-chef, précisa Xavier.
— Lui arrive-t-il de sortir d’ici ?
— Il a quitté cette pièce une fois en seize mois. Pour soigner une carie. Nous faisons appel à un dentiste de Saint-Martin, mais nous disposons de tout le matériel nécessaire ici même.
— Et ces deux portes ? dit Ziegler.
Xavier les ouvrit : un placard avec quelques piles de sous-vêtements et des combinaisons blanches de rechange sur des cintres, une petite salle d’eau sans fenêtre.
Servaz observait Hirtmann à la dérobée. Il émanait du Suisse quelque chose d’indiscutablement charismatique mais jamais le flic n’avait vu quelqu’un qui ressemblât aussi peu à un tueur en série. Hirtmann avait l’air de ce qu’il avait été du temps où il était libre : un procureur intraitable, un homme bien élevé, et aussi un jouisseur : il en avait la bouche et le menton. Seul le regard clochait. Noir. Fixe. Des prunelles qui brillaient d’un éclat rusé, paupières plissées, mais qui ne cillaient pas. Un regard aussi électrique qu’un Taser. Il avait connu d’autres criminels avec ce regard-là. Pourtant, jamais il ne s’était senti en présence d’une personnalité si rayonnante et ambiguë. En d’autres temps, se dit-il, un tel homme aurait été brûlé pour sorcellerie. Aujourd’hui, on l’étudiait, on essayait de le comprendre. Mais Servaz avait assez d’expérience pour savoir que le mal n’était pas quantifiable, ni réductible à un principe scientifique, à des considérations biologiques ou à une théorie psychologique. Les esprits soi-disant forts prétendaient qu’il n’existait pas ; ils en faisaient une forme de superstition, une croyance irrationnelle pour esprits faibles. Mais c’était simplement parce qu’ils n’avaient jamais été torturés à mort au fond d’une cave, qu’ils n’avaient jamais regardé des vidéos d’enfants violentés sur Internet, qu’ils n’avaient jamais été enlevés à leur famille, dressés, drogués et violés par des dizaines d’hommes pendant des semaines avant d’être mis sur le trottoir d’une grande ville européenne, ni conditionnés mentalement pour se faire exploser au milieu d’une foule. Et qu’ils n’avaient jamais entendu les hurlements d’une mère derrière une porte à l’âge de dix ans…
Servaz se secoua. Il sentit sa nuque se hérisser en constatant qu’Hirtmann l’observait.
— Vous vous plaisez ici ? demanda Propp.
— Je crois que oui. Je suis bien traité.
— Mais, bien sûr, vous préféreriez être dehors ?
Le sourire du Suisse se fit indubitablement sarcastique.
— C’est une drôle de question, répondit-il.
— Oui, en effet, l’approuva Propp en le fixant intensément. Ça ne vous dérange pas que nous parlions un peu ?
— Je ne suis pas contre, répondit doucement le Suisse en regardant par la fenêtre.
— À quoi occupez-vous vos journées ?
— Et vous ? répondit Hirtmann avec un clin d’œil en se retournant.
— Vous ne répondez pas à ma question.
— Je lis le journal, j’écoute de la musique, je bavarde avec le personnel, je regarde le paysage, je dors, je rêve…
— À quoi rêvez-vous ?
— À quoi rêvons-nous ? reprit le Suisse en écho, comme s’il s’agissait d’une question philosophique.
Pendant un bon quart d’heure, Servaz écouta Propp bombarder Hirtmann de questions. Ce dernier y répondait spontanément, avec flegme et sourire. À la fin, Propp le remercia et Hirtmann inclina la tête, l’air de dire : « Pas de problème. » Puis ce fut au tour de Confiant. Manifestement, celui-ci avait préparé ses questions à l’avance. Le petit juge a fait ses devoirs, songea Servaz qui était adepte de méthodes plus spontanées. C’est à peine s’il prêta l’oreille à l’échange suivant.
— Vous avez entendu parler de ce qui s’est passé dehors ?
— Je lis les journaux.
— Et qu’en pensez-vous ?
— Comment ça ?
— Avez-vous une idée du genre de personne qui a pu faire ça ?
— Vous voulez dire que… ça pourrait être quelqu’un comme moi ?
— C’est ce que vous pensez ?
— Non, c’est ce que vous vous pensez.
— Et vous, qu’en pensez-vous ?
— Je ne sais pas. Je n’en pense rien. C’est peut-être quelqu’un d’ici…
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Il y a plein de gens ici qui en sont capables, non ?
— Des gens comme vous ?
— Des gens comme moi.
— Et vous croyez que quelqu’un aurait pu sortir d’ici pour commettre ce meurtre ?
— Je ne sais pas. Et vous, vous en pensez quoi ?
— Éric Lombard, vous connaissez ?
— C’est le propriétaire du cheval tué.
— Et Grimm, le pharmacien ?
— Je comprends.
— Vous comprenez quoi ?
— Vous avez trouvé quelque chose là-bas qui a un rapport avec moi.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— De quoi s’agit-il ? Un message : « C’est moi qui l’ai tué », signé Julian Alois Hirtmann ?
— Pourquoi quelqu’un voudrait-il vous faire porter le chapeau, à votre avis ?
— C’est évident, non ?
— Veuillez développer.
— N’importe lequel des pensionnaires de cet établissement est le coupable idéal.
— Vous croyez ?
— Pourquoi ne prononcez-vous pas le mot ?
— Quel mot ?
— Celui que vous avez en tête.
— Quel mot ?
— Fou.
(Silence de Confiant.)
Marteau.
(Silence de Confiant.)
Cinoque,
Cinglé,
Azimuté,
Braque,
Fêlé,
Dingo…
— Bon, je crois que ça suffit, intervint le Dr Xavier. Si vous n’avez pas d’autres questions, j’aimerais qu’on laisse mon patient tranquille.
— Une minute, si vous le permettez.
Ils se retournèrent. Hirtmann n’avait pas élevé la voix, mais son ton avait changé.
— J’ai moi aussi quelque chose à vous dire.
Ils se regardèrent puis ils le dévisagèrent d’un air interrogateur. Il ne souriait plus. Son visage affichait une mine sévère.
— Vous êtes là à m’examiner sous tous les angles. Vous vous demandez si j’ai quelque chose à voir avec ce qui se passe dehors — ce qui, évidemment, est absurde. Vous vous sentez purs, honnêtes, lavés de tous vos péchés parce que vous êtes en présence d’un monstre. Ça aussi, c’est absurde.
Servaz échangea un regard surpris avec Ziegler. Il vit que Xavier était perplexe. Confiant et Propp attendaient la suite sans broncher.
— Vous croyez que mes crimes rendent vos mauvaises actions moins condamnables ? Vos petitesses et vos vices moins hideux ? Vous croyez qu’il y a les meurtriers, les violeurs, les criminels d’un côté et vous de l’autre ? C’est cela qu’il vous faut comprendre : il n’y a pas une membrane étanche qui empêcherait le mal de circuler. Il n’y a pas deux sortes d’humanité. Quand vous mentez à votre femme et à vos enfants, quand vous abandonnez votre vieille mère dans une maison de retraite pour être plus libres de vos mouvements, quand vous vous enrichissez sur le dos des autres, quand vous rechignez à verser une partie de votre salaire à ceux qui n’ont rien, quand vous faites souffrir par égoïsme ou par indifférence, vous vous rapprochez de ce que je suis. Au fond, vous êtes beaucoup plus proches de moi et des autres pensionnaires que vous ne le croyez. C’est une question de degré, pas une question de nature. Notre nature est commune : c’est celle de l’humanité tout entière.
Il se pencha et retira un gros livre de sous son oreiller. Une bible…
— L’aumônier m’a donné ça. Il s’imagine qu’avec ça je peux être sauvé. (Il eut un rire bref et grinçant.) Absurde ! Car mon mal n’est pas individuel. La seule chose qui puisse nous sauver, c’est un holocauste nucléaire…
Il avait à présent une voix forte et persuasive et Servaz imagina sans peine l’effet qu’elle devait faire devant les tribunaux. Son visage sévère invitait à la contrition et à la soumission. C’étaient eux, soudain, les pécheurs, et lui l’apôtre ! Ils étaient complètement désorientés. Même Xavier avait l’air surpris.
— J’aimerais m’entretenir en privé avec le commandant, dit brusquement Hirtmann d’une voix plus modérée.
Xavier se tourna vers Servaz, qui haussa les épaules. L’air embarrassé, le psychiatre fronça les sourcils.
— Commandant ? dit-il.
Servaz acquiesça d’un signe de tête.
— Très bien, dit Xavier en se dirigeant vers la porte.
Propp haussa les épaules à son tour, sans doute contrarié qu’Hirtmann n’ait pas choisi de s’entretenir avec lui ; le regard de Confiant était clairement désapprobateur. Ils emboîtèrent cependant le pas au psychiatre. Ziegler fut la dernière à sortir, avec un coup d’œil glacial en direction du Suisse.
— Jolie fille, dit celui-ci quand elle eut refermé la porte.
Servaz garda le silence. Il regarda autour de lui nerveusement.
— Je ne peux pas vous proposer une boisson, un thé ou un café. Je n’ai rien de tout ça ici. Mais le cœur y est.
Servaz eut envie de lui dire d’arrêter son cinoche et d’en venir aux faits mais il s’abstint.
— Quelle est votre symphonie préférée ?
— Je n’ai pas de préférence, répondit Servaz sèchement.
— On en a tous une.
— Disons la 4, la 5 et la 6.
— Quelles versions ?
— Bernstein, bien sûr. Après, Inbal est très bien. Et Haitink sur la Quatrième, Wien sur la Sixième… Écoutez…
— Mmm… Bons choix… En même temps, ici, ça n’a pas trop d’importance, ajouta Hirtmann en montrant son appareil bas de gamme.
Servaz ne pouvait nier que le son qui sortait de l’appareil fût médiocre. Il lui vint à l’esprit que, depuis le début, c’était Hirtmann qui contrôlait la conversation — même quand les autres le bombardaient de questions.
— Désolé de vous le dire, attaqua-t-il, mais votre petit discours moraliste de tout à l’heure ne m’a pas convaincu, Hirtmann. Je n’ai rien de commun avec vous, que cela soit bien clair.
— Libre à vous de le penser. Mais ce que vous venez de dire est faux : nous avons au moins Mahler en commun.
— De quoi vouliez-vous me parler ?
— Vous avez parlé à Chaperon ? demanda Hirtmann en changeant de nouveau de ton et en fixant Servaz, attentif à la moindre réaction de la part de celui-ci.
Servaz eut un tressaillement. Un chatouillis le long de sa colonne vertébrale. Il connaît le nom du maire de Saint-Martin…
— Oui, répondit-il prudemment.
— Chaperon était un ami de ce… Grimm, vous le saviez ?
Servaz fixa Hirtmann, éberlué. Comment savait-il ? D’où lui venaient ses informations ?
— Oui, répondit le flic. Oui. Il me l’a dit. Et vous, comment… ?
— Demandez donc à monsieur le maire de vous parler des suicidés.
— Des quoi ???
— Des suicidés, commandant. Parlez-lui des suicidés !
— Les suicidés ? Qu’est-ce que c’est ?
— Je n’en ai aucune idée. Mais il paraît que Chaperon, lui, le sait.
Ziegler lui lança un regard interrogateur.
— C’est Hirtmann qui vous l’a dit ?
— Oui.
— Et vous le croyez ?
— Faut voir.
— Ce type est timbré.
— Possible.
— Et il ne vous a rien dit d’autre ?
— Non.
— Pourquoi vous ?
Servaz sourit.
— À cause de Mahler, je suppose.
— Quoi ?
— La musique… Gustav Mahler : nous avons ça en commun.
Ziegler quitta un instant la route des yeux pour lui jeter un regard qui semblait signifier que tous les fous n’étaient peut-être pas enfermés à l’Institut. Mais Servaz était déjà ailleurs. L’impression d’affronter quelque chose de neuf et de terrifiant était plus forte que jamais.
— C’est très habile, ce qu’il essaie de faire, dit Propp un peu plus loin, tandis qu’ils redescendaient vers Saint-Martin.
Autour d’eux, les sapins défilaient. Servaz regardait par la vitre, absorbé dans ses pensées.
— Je ne sais pas comment il a fait, mais il a tout de suite senti qu’il y avait une ligne de démarcation dans le groupe et il essaie de nous diviser en s’attirant la sympathie d’un de ses éléments.
Servaz se retourna brusquement vers l’arrière. Il plongea son regard dans celui du psy.
— « La sympathie d’un de ses éléments », répéta-t-il. Jolie formule… Où voulez-vous en venir, Propp ? Vous croyez que j’oublie ce qu’il est ?
— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, commandant, corrigea le psy, gêné.
— Vous avez raison, docteur, renchérit Confiant. Nous devons rester unis et mettre enfin au point une stratégie d’enquête cohérente et crédible.
Les mots cinglèrent Ziegler et Servaz comme un coup de fouet. Le flic se sentit de nouveau gagné par la colère.
— « Unis », vous dites ? Vous avez dénigré notre travail à deux reprises devant un tiers ! C’est ça que vous appelez unis ? Je croyais que vous aviez pour habitude de laisser la police faire son travail !
Confiant soutint le regard du flic sans ciller.
— Pas quand je vois mes enquêteurs faire si manifestement fausse route, rétorqua-t-il d’un ton sévère.
— Dans ce cas, parlez-en à Cathy d’Humières. « Une stratégie cohérente et crédible. » Et quelle est-elle, selon vous, cette stratégie, monsieur le juge ?
— En tout cas pas celle qui mène à l’Institut.
— Nous ne pouvions pas en être sûrs avant de venir, objecta Irène Ziegler avec un calme qui étonna Servaz.
— D’une manière ou d’une autre, persista celui-ci, l’ADN d’Hirtmann est sorti de cet endroit et s’est retrouvé là-haut. Et ça, ce n’est pas une hypothèse, c’est un fait : quand nous saurons comment, nous ne serons pas loin de tenir le coupable.
— Je vous l’accorde, dit Confiant, quelqu’un dans cet établissement est mêlé à la mort de ce cheval. Mais vous l’avez dit vous-même : il est impossible que ce soit Hirtmann. D’autre part, nous aurions pu agir avec plus de discrétion. Si tout ça vient à se savoir, c’est l’existence même de l’Institut qui risque d’être remise en cause.
— Peut-être, dit Servaz froidement. Mais ce n’est pas mon problème. Et tant que nous n’avons pas examiné les plans de l’ensemble du système, aucune hypothèse ne sera écartée. Demandez à un directeur de prison : il n’existe pas de système infaillible. Certains individus sont très doués pour trouver les failles. Et il y a l’hypothèse d’une complicité au sein du personnel.
Confiant était abasourdi.
— Vous persistez donc à croire qu’Hirtmann est sorti de là ?
— Non, avoua Servaz à contrecœur, ça me paraît de plus en plus improbable. Mais il est encore trop tôt pour l’exclure définitivement. Il nous faut de toute façon répondre à une autre question non moins essentielle : qui a pu se procurer la salive d’Hirtmann et la déposer dans le téléphérique ? Et surtout : dans quel but ? Car il ne fait pas de doute que les deux crimes sont liés.
— La probabilité est très faible que les vigiles soient les meurtriers du pharmacien, déclara Espérandieu dans la salle de réunion, son ordinateur portable ouvert devant lui. D’après Delmas, celui qui a fait ça est intelligent, retors, sadique, et il a quelques connaissances en anatomie.
Il leur répéta ce que le légiste avait déduit de la position du nœud coulant en lisant les notes inscrites sur son écran.
— Cela confirme notre première impression, dit Ziegler en les regardant. Grimm a mis longtemps à mourir. Et il a souffert.
— Selon Delmas, il a eu le doigt tranché avant de mourir.
Un silence pesant s’abattit sur la salle.
— De toute évidence, la pendaison, la nudité, la cape et le doigt coupé sont liés, intervint Propp. L’un ne va pas sans les autres. Cette mise en scène a un sens. À nous de trouver lequel. Et tout indique qu’il s’agit d’un plan longuement mûri. Il a fallu rassembler le matériel, choisir le moment, le lieu. Dans cette affaire, rien n’est laissé au hasard. Pas plus que dans le meurtre du cheval.
— Qui s’occupe de remonter la piste des sangles ? demanda Servaz.
— Moi, répondit Ziegler, son stylo levé. Le labo a identifié la marque et le modèle. Je dois appeler le fabricant.
— Très bien. Et la cape ?
— Nos hommes sont dessus. Il faudrait aussi jeter un coup d’œil approfondi à la maison de la victime, dit Ziegler.
Servaz repensa à la veuve Grimm, au regard qu’elle avait posé sur lui et aux cicatrices sur son poignet. Il sentit un spasme le parcourir.
— Je m’en charge, dit-il. Qui s’occupe des vigiles ?
— Nos hommes, répondit encore une fois Ziegler.
— OK.
Il se tourna vers Espérandieu :
— Je veux que tu rentres à Toulouse et que tu rassembles le maximum d’informations sur Lombard. C’est assez urgent. Il faut à tout prix qu’on trouve le lien entre le pharmacien et lui. Demande de l’aide à Samira si nécessaire. Et lancez une recherche officielle sur les vigiles, côté police.
Servaz faisait allusion au fait qu’à ce jour police et gendarmerie utilisaient toujours des bases de données distinctes — ce qui, bien sûr, compliquait la tâche de tout le monde. Mais l’administration française n’était pas spécialement connue pour son goût de la simplicité. Espérandieu se leva et regarda sa montre. Il referma son ordinateur.
— Tout est urgent, comme toujours. Si vous n’avez plus besoin de moi, je file.
Servaz jeta un coup d’œil à l’horloge sur le mur.
— Très bien. Tout le monde a quelque chose à faire. De mon côté, j’ai une petite visite à effectuer. Il est peut-être temps de poser quelques questions à Chaperon.
Elle quitta l’Institut chaudement emmitouflée dans sa doudoune d’hiver, un pull à col roulé, un pantalon de ski et des bottes fourrées. Elle avait mis une deuxième paire de chaussettes par-dessus la première et utilisé un stick de protection pour les lèvres. Le sentier, farci de neige, commençait à l’est des bâtiments et s’enfonçait entre les arbres en prenant plus ou moins la direction de la vallée.
Très vite, ses bottes s’enfoncèrent dans la couche de neige fraîche mais elle progressait tranquillement, à un bon rythme. Son souffle faisait de la buée devant elle. Elle avait besoin de prendre l’air. Depuis la conversation surprise par la bouche d’aération, l’atmosphère de l’Institut était devenue irrespirable. Bon sang ! Comment allait-elle faire pour tenir un an dans cet endroit ?
Marcher lui avait toujours permis de mettre de l’ordre dans ses idées. Et l’air glacé lui fouetta les neurones. Plus elle y réfléchissait, plus elle se disait que rien, à l’Institut, ne se passait comme elle l’avait prévu.
Et puis, il y avait cette suite d’événements à l’extérieur apparemment liés à l’établissement…
Ils rendaient Diane perplexe. Quelqu’un d’autre qu’elle avait-il remarqué le manège nocturne ? Cela n’avait probablement rien à voir avec le reste mais, dans le cas contraire, elle se demanda si elle devait en parler à Xavier. Un corbeau croassa brusquement au-dessus de sa tête avant de s’envoler dans un battement d’ailes et son cœur fit un bond dans sa poitrine. Puis le silence retomba. Elle regretta une fois encore de n’avoir personne à qui se confier. Mais elle était seule ici, et c’était à elle et à elle seule qu’il incombait de prendre les bonnes décisions.
Le sentier ne menait pas bien loin mais la solitude de ces montagnes l’oppressa. La lumière et le silence qui tombaient du haut des arbres avaient quelque chose de funèbre. Les hautes parois de roche qui encadraient la vallée ne disparaissaient jamais complètement de la vue — pas plus que les murs de sa prison ne disparaissent de la vue du prisonnier. Rien à voir avec les paysages si pleins de vie et aériens de sa Suisse natale, autour du Léman. Le chemin avait commencé à descendre selon une pente plus prononcée et elle dut prendre garde où elle mettait ses pas. Les bois s’étaient épaissis. Elle finit par émerger des frondaisons et se retrouva à la lisière de la forêt, devant une grande clairière au milieu de laquelle se dressaient plusieurs bâtiments. Elle les reconnut aussitôt : la colonie de vacances, un peu plus bas dans la vallée, devant laquelle elle était passée en se rendant à l’Institut. Les trois bâtiments avaient ce même air délabré et sinistre qu’elle leur avait trouvé la première fois. L’un d’eux, proche de la forêt, était presque colonisé par elle. Les deux autres n’étaient plus que crevasses, vitres brisées, béton verdi par la mousse et noirci par les intempéries et porches vides. Le vent s’engouffrait par les ouvertures et il mugissait, tantôt grave, tantôt aigu, en un lamento lugubre. Des feuilles mortes, racornies et détrempées, s’entassaient au pied des murs de béton, en partie enfouies sous la neige et dégageant une odeur de décomposition végétale.
Elle s’avança lentement par une ouverture. Les couloirs et les halls du rez-de-chaussée étaient couverts de la même lèpre qui fleurit sur les murs des quartiers pauvres : graffitis qui promettaient de « niquer la police », d’« enculer les keufs » et qui revendiquaient ce territoire que, pourtant, personne n’aurait songé à leur contester ; dessins primitifs et obscènes… Il y en avait partout. Elle en conclut que Saint-Martin aussi devait compter son lot d’artistes en herbe.
Ses pas résonnaient dans le vide sonore des halls. Des courants d’air glaciaux la caressaient et la faisaient grelotter. Son imagination était suffisamment grande pour qu’elle pût envisager des hordes de gamins courant et chahutant un peu partout et des monos bon enfant les encadrant comme des chiens de berger. Néanmoins, sans savoir pourquoi, elle ne pouvait se défaire de l’impression que ces lieux évoquaient plus la contrainte et la tristesse que les joies des vacances. Elle se souvint d’une expertise de crédibilité qu’elle avait effectuée sur un garçon de onze ans lors de son passage dans un cabinet privé de psychologie légale de Genève : cet enfant avait été violé par un animateur de colonies. Elle était bien placée pour savoir que le monde ne ressemblait pas à un roman de Johanna Spyri. Peut-être était-ce parce qu’elle se retrouvait seule dans un lieu qu’elle ne connaissait pas, peut-être était-ce à cause des derniers événements, mais elle ne pouvait s’empêcher de penser au nombre incalculable de viols, de meurtres, de sévices et de brutalités physiques et morales qui étaient commis partout, tout le temps et en tous lieux, chaque jour que Dieu fait — une idée presque aussi insoutenable à contempler que le soleil lui-même — et des vers de Baudelaire lui revinrent en mémoire :
Parmi les chacals, les panthères, les lices,
Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,
Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants,
Dans la ménagerie infâme de nos vices
Soudain, elle se figea. Un bruit de moteur à l’extérieur… Une voiture ralentit et s’arrêta devant la colonie. Des pneus crissèrent. Immobile dans le hall, elle prêta l’oreille. Et entendit distinctement une portière claquer. Quelqu’un venait… Elle se demanda si c’étaient les artistes en herbe qui revenaient terminer leur chapelle Sixtine. Dans ce cas, elle n’était pas sûre que se retrouver seule avec eux en ces lieux fût une bonne idée. Elle fit demi-tour et elle se dirigeait déjà vers l’arrière du bâtiment sans faire de bruit lorsqu’elle s’aperçut qu’elle s’était trompée d’embranchement et que le couloir qu’elle avait emprunté était un cul-de-sac… Merde ! Son pouls s’accéléra légèrement. Elle revenait déjà sur ses pas quand elle entendit ceux du visiteur, aussi furtifs que des feuilles poussées par le vent, s’avancer sur le béton de l’entrée. Elle sursauta. Il était déjà là ! Elle n’avait pas la moindre raison de se cacher mais cela ne suffit pas à la convaincre de se montrer. D’autant que la personne progressait prudemment et s’était même immobilisée à son tour. Elle ne faisait plus le moindre bruit. Diane s’appuya contre le béton froid, elle sentit l’inquiétude faire naître de petites gouttes de sueur à la racine de ses cheveux. Qui pouvait bien avoir envie de traîner dans un endroit pareil ? Instinctivement, les précautions prises par le visiteur la firent penser à une raison inavouable. Que se passerait-il si elle surgissait à ce moment-là et disait « salut » ?
La personne tourna sur elle-même puis se décida brusquement et marcha dans sa direction. La panique gagna Diane. Pas longtemps cependant : la personne s’était à nouveau arrêtée et Diane l’entendit faire demi-tour, repartant en sens inverse. Elle en profita pour risquer un regard au-delà de l’angle qui la dissimulait. Ce qu’elle vit ne la rassura pas : une longue cape noire avec une capuche, qui battait dans le dos du visiteur comme une aile de chauve-souris. Une cape de pluie — dont le tissu imperméable et rigide crissait à chaque pas.
Vue de dos, avec ce vêtement trop ample, Diane n’aurait pu dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme… Il y avait cependant dans la façon d’agir de la silhouette quelque chose de dissimulé, de sournois qui lui fit courir comme un doigt froid sur la nuque.
Elle profita de ce que la personne s’éloignait pour sortir de sa cachette mais la pointe de sa botte rencontra un objet métallique, lequel émit un raclement sonore contre le béton. Diane replongea dans l’ombre, le cœur battant. Elle entendit la personne s’immobiliser de nouveau.
— Il y a quelqu’un ?
Un homme… Une voix fluette, haut perchée, mais un homme…
Diane avait l’impression que son cou se gonflait et se dégonflait tant le sang pompé par son cœur affolé puisait dans ses carotides. Une minute passa.
— Il y a quelqu’un ???
La voix avait quelque chose de singulier. Il y avait une nuance de menace en elle, mais aussi une note plaintive, fragile, écorchée. Sans savoir pourquoi, Diane pensa à un chat qui a peur et qui, en même temps, fait le gros dos.
Ce n’était pas une voix qu’elle connaissait, en tout cas.
Le silence lui parut interminable. L’homme ne bougeait pas. Elle non plus. Tout près d’elle, de l’eau tombait goutte à goutte dans une flaque. Le moindre son prenait une résonance perturbante dans cette bulle de silence qu’entourait le bruissement assourdi des feuillages à l’extérieur. Une voiture passa sur la route, mais c’est à peine si elle y prêta attention. Et, tout à coup, elle tressaillit quand l’homme poussa une longue plainte aiguë et rauque qui se répercuta sur les murs comme une balle de squash.
— Salauds, salauds, salauuuuuds ! l’entendit-elle sangloter. Ordures ! Pourritures ! Vous pouvez crever ! Vous cramerez en enfer ! Ouahhhhhhhhhhh !
Diane osait à peine respirer. Elle avait la chair de poule. L’homme éclata en sanglots. Elle entendit le froissement de sa cape de pluie lorsqu’il tomba à genoux sur le sol. Il pleura et gémit un long moment et elle hasarda un nouveau coup d’œil, mais pas moyen de voir son visage sous la capuche. Puis, tout à coup, il se redressa et partit en courant. L’instant d’après, elle entendit la portière de la voiture, le moteur, et le véhicule s’éloigna sur la route. Elle sortit de sa cachette et s’efforça de respirer normalement. Elle ignorait ce qu’elle avait vu et entendu. Est-ce que cet homme venait souvent ici ? S’était-il passé quelque chose dans ces lieux qui expliquait son comportement ? Un comportement qu’elle se serait plutôt attendue à trouver à l’Institut.
En tout cas, il lui avait flanqué une trouille de tous les diables. Elle décida de rentrer et de se préparer quelque chose de chaud dans la kitchenette mise à la disposition du personnel. Cela lui calmerait les nerfs. Lorsqu’elle sortit des bâtiments, le vent avait encore fraîchi et elle se mit à trembler violemment. Elle savait que ce n’était pas uniquement à cause du froid.
Servaz se rendit directement à la mairie. Une grande place rectangulaire le long de la rivière. Un square avec un kiosque à musique, des terrasses de cafés et, au beau milieu, les drapeaux français et européen pendant mollement à un balcon. Servaz se gara sur un petit parking entre le square et la rivière, qui coulait, large, turbulente et claire, en contrebas d’un mur de béton.
Il contourna les parterres de fleurs, puis se faufila entre les voitures garées devant les terrasses avant de pénétrer dans la mairie. Au premier étage, il apprit que le maire n’était pas là et qu’il se trouvait sans doute à l’usine d’embouteillage d’eau minérale qu’il dirigeait. La secrétaire fit quelques difficultés pour lui donner son téléphone portable et, lorsque Servaz composa le numéro, il tomba sur un répondeur. Il se rendit compte qu’il avait faim, consulta encore une fois sa montre. 15 h 29. Ils avaient passé plus de cinq heures à l’Institut.
En ressortant de la mairie, il s’assit à la première terrasse venue, face au square. De l’autre côté de la rue, des adolescents rentraient du collège, cartable sur le dos ; d’autres passaient sur des deux-roues au pot d’échappement assourdissant.
Un serveur se présenta. Servaz leva la tête. Grand, brun, un type proche de la trentaine qui devait plaire aux femmes avec son début de barbe et ses yeux bruns. Servaz commanda une pression et une omelette.
— Il y a longtemps que vous êtes dans le coin ? demanda-t-il ensuite.
Le serveur le regarda avec défiance. Une défiance amusée. Servaz comprit soudain qu’il se demandait s’il était en train de se faire draguer. Cela avait déjà dû lui arriver.
— Je suis né à vingt kilomètres d’ici, répondit-il.
— Les suicidés, ça vous dit quelque chose ?
Cette fois, la défiance l’emporta sur l’amusement.
— Vous êtes qui ? Un journaliste ?
Servaz exhiba sa plaque.
— Brigade criminelle. J’enquête sur le meurtre du pharmacien Grimm. Vous avez dû en entendre parler ?
Le serveur hocha la tête prudemment.
— Alors ? Les suicidés, ça vous dit quelque chose ?
— Comme à tout le monde ici.
À ces mots, Servaz ressentit un brusque coup d’aiguillon qui le fit se redresser sur son siège.
— C’est-à-dire ?
— C’est une vieille histoire, je ne sais pas grand-chose.
— Dites-moi le peu que vous savez.
L’embarras se peignait de plus en plus sur les traits du serveur qui parcourut la terrasse des yeux en se balançant d’un pied sur l’autre.
— Ça s’est passé il y a longtemps…
— Quand ?
— Il y a une quinzaine d’années.
— « Ça s’est passé »… Qu’est-ce qui s’est passé ?
Le serveur lui jeta un regard étonné.
— Eh bien… la vague de suicides.
Servaz le regarda sans comprendre.
— Quelle vague de suicides ? dit-il, agacé. Expliquez-vous, bon Dieu !
— Plusieurs suicides… Des adolescents… Des garçons et des filles, entre quatorze et dix-huit ans, je crois.
— Ici, à Saint-Martin ?
— Oui. Et dans les villages de la vallée.
— Plusieurs suicides ? Combien ?
— Ce qu’j’en sais, moi. J’avais onze ans à l’époque ! Peut-être cinq. Ou bien six. Ou sept. Moins de dix, en tout cas.
— Et ils se sont tous donné la mort en même temps ? demanda Servaz, stupéfait.
— Non. Mais rapprochés. Ça a quand même duré quelques mois.
— Quelques mois, ça veut dire quoi ? Deux ? Trois ? Douze ?
— Plutôt douze. Oui. Peut-être une année. Je sais pas…
Pas une flèche, le play-boy du dimanche, se dit Servaz. Ou alors il y mettait de la mauvaise volonté.
— Est-ce qu’on sait pourquoi ils ont fait ça ?
— Je crois pas. Non.
— Ils n’ont pas laissé de messages ?
Le serveur haussa les épaules.
— Écoutez, j’étais un gosse. Vous pouvez sûrement trouver des gens plus âgés pour vous parler de ça. Moi, c’est tout ce que je sais. Désolé.
Servaz le regarda s’éloigner entre les tables et disparaître à l’intérieur. Sans chercher à le retenir. Il l’aperçut à travers une vitre, en train de parler à un homme corpulent qui devait être le patron. L’homme jeta un regard sombre dans sa direction, puis il haussa les épaules et retourna derrière sa caisse.
Servaz aurait pu se lever et l’interroger à son tour, mais il était convaincu que ce n’était pas ici qu’il obtiendrait des informations fiables. Une vague de suicides d’adolescents quinze ans plus tôt… Il se mit à réfléchir intensément. C’était une histoire incroyable ! Qu’est-ce qui avait bien pu pousser plusieurs adolescents de la vallée à se donner la mort ? Et, quinze ans plus tard, un meurtre et un cheval mort… Y avait-il un rapport entre ces deux séries d’événements ? Servaz plissait les yeux, scrutant les sommets au fond de la vallée.
Lorsque Espérandieu surgit dans le couloir du 26, boulevard Embouchure, une voix de stentor jaillit de l’un des bureaux.
— Tiens, revoilà la chérie du patron !
Espérandieu choisit d’ignorer l’insulte. Pujol était un fort en gueule et un imbécile, ce qui va assez souvent de pair. Un grand type costaud à la tignasse grisonnante, avec une vision moyenâgeuse de la société et un répertoire de blagues qui ne faisaient rire que son alter ego : Ange Simeoni — deux inséparables « ténors de la bêtise », comme les chantait Aznavour. Martin les avait recadrés et jamais ils ne se seraient permis une telle sortie en sa présence. Mais Martin n’était pas là.
Espérandieu suivit l’enfilade des bureaux jusqu’au sien, tout au bout du couloir, à côté de celui du patron. Il ferma la porte derrière lui. Samira avait laissé un message sur son bureau : « J’ai entré les vigiles dans le FPR comme tu me l’as demandé. » Le FPR était le fichier des personnes recherchées. Il froissa le mot, le jeta dans la corbeille, mit TV on the Radio chantant Family Tree sur son iPhone, puis il ouvrit sa messagerie. Martin lui avait demandé de réunir le maximum d’infos sur Éric Lombard et il savait à qui s’adresser pour les obtenir. Espérandieu avait un avantage sur la plupart de ses collègues — Samira exceptée — et sur Martin : il était moderne. Il appartenait à la génération du multimédia, de la cyberculture, des réseaux sociaux et des forums. Et on y faisait souvent, pour peu qu’on sût où chercher, des rencontres intéressantes. Mais il ne tenait pas spécialement à ce que Martin ni qui que ce soit d’autre sache comment il avait obtenu ces infos.
— Désolé, on ne l’a pas vu aujourd’hui.
Le directeur adjoint de l’usine d’embouteillage regarda Servaz d’un air impatient.
— Vous savez où je peux le trouver ?
Le gros homme haussa les épaules.
— Non. J’ai essayé de le joindre mais il n’a pas allumé son portable. Normalement, il aurait dû venir travailler. Vous avez essayé chez lui ? Il est peut-être malade.
Servaz le remercia et ressortit de la petite usine. Un haut grillage surmonté d’une spirale de fil de fer barbelé en faisait le tour. Il réfléchit en déverrouillant la Jeep. Il avait déjà appelé Chaperon chez lui. En vain. Personne ne répondait. Servaz sentit une boule d’angoisse se former dans son estomac.
Il remonta dans sa voiture et s’assit au volant.
Encore une fois, le regard effrayé de Chaperon lui revint en mémoire. Qu’avait dit précisément Hirtmann ? Demandez à monsieur le maire de vous parler des suicidés. Que savait Hirtmann qu’ils ignoraient ? Et comment diable le savait-il ?
Puis une autre pensée lui vint. Servaz saisit son portable et composa un numéro noté dans son calepin. Une voix de femme lui répondit.
— Servaz, brigade criminelle, dit-il. Votre mari avait une pièce à lui, un bureau, quelque chose où il rangeait ses papiers ?
Il y eut un bref silence, puis le bruit de quelqu’un qui rejette la fumée d’une cigarette près du téléphone.
— Oui.
— Vous permettez que je vienne y jeter un coup d’œil ?
— Ai-je vraiment le choix ?
La question avait fusé, mais sans véritable acrimonie cette fois.
— Vous pouvez refuser. Dans ce cas, je serai obligé de demander une commission rogatoire, je l’obtiendrai et votre mauvaise volonté attirera inévitablement l’attention du magistrat qui instruit cette affaire.
— Quand ? demanda la voix sèchement.
— Tout de suite, si ça ne vous fait rien.
Le bonhomme de neige était toujours là mais les enfants avaient disparu. Tout comme le cadavre du chat. Le soir commençait à tomber. Le ciel s’était rempli de nuages sombres et menaçants et seule une bande rose orangé subsistait au-dessus des montagnes.
Comme la fois précédente, la veuve Grimm l’attendait sur le seuil de sa maison de bois peinte en bleu, une cigarette à la main. Un masque d’indifférence absolue plaqué sur le visage. Elle s’effaça pour le laisser passer.
— Au fond du couloir, la porte à droite. Je n’ai touché à rien.
Servaz longea un couloir encombré de meubles, de tableaux, de chaises, de bibelots et aussi d’animaux empaillés qui le regardèrent passer. Il poussa la dernière porte à droite, après une bibliothèque. Les volets étaient clos, la pièce plongée dans la pénombre. Elle sentait le renfermé. Servaz ouvrit la fenêtre. Un petit bureau de neuf mètres carrés qui donnait sur les bois à l’arrière de la maison. Un désordre indescriptible. Il eut du mal a se frayer un passage jusqu’au centre de la pièce. Il comprit que Grimm devait passer l’essentiel de son temps dans son bureau quand il était à son domicile. Il y avait même une minitélé posée sur un meuble, face à un vieux canapé défoncé et encombré de classeurs, de chemises cartonnées et de revues de pêche et de chasse, une chaîne stéréo portative et un four micro-ondes.
Pendant quelques secondes, il resta debout au centre de la pièce et parcourut des yeux, interdit, le chaos de cartons, de meubles, de classeurs et d’objets poussiéreux.
Un terrier, un repaire…
Une niche.
Servaz frémit. Grimm vivait comme un chien auprès de sa glaciale épouse.
Sur les murs, des cartes postales, un calendrier, des posters représentant des lacs de montagne et des rivières. En haut des armoires, encore des animaux empaillés : un écureuil, plusieurs chouettes, un colvert et même un chat sauvage. Dans un coin, il aperçut une paire de chaussures montantes. Sur l’un des meubles, plusieurs moulinets de pêche. Un amoureux de la nature ? Un taxidermiste amateur ? Servaz essaya un instant de se mettre dans la peau du gros homme qui s’enfermait dans cette pièce avec pour toute compagnie ce bestiaire dont les regards vitreux trouaient fixement la pénombre. De l’imaginer en train de s’empiffrer de plats réchauffés devant sa petite télé avant de s’endormir sur son canapé. Relégué au fond du couloir par le dragon femelle qu’il avait épousé trente ans plus tôt. Il entreprit d’ouvrir les tiroirs. Méthodiquement. Dans le premier, il trouva des stylos, des factures, des listes de médicaments, des relevés de compte, des récépissés de cartes de crédit. Dans le suivant, une paire de jumelles, des paquets de cartes à jouer encore dans leur emballage d’origine, plusieurs cartes IGN.
Puis ses doigts rencontrèrent quelque chose tout au fond du tiroir : des clefs. Il les sortit à la lumière. Un trousseau. Une grosse clef correspondant à une serrure et deux, plus petites, à des cadenas ou des verrous. Servaz les glissa dans sa poche.
Dans le troisième tiroir, une collection de mouches pour la pêche, des hameçons, du fil, et une photo.
Servaz l’approcha de la fenêtre.
Grimm, Chaperon, et deux autres personnages.
Le cliché était déjà ancien : Grimm était presque mince, et Chaperon avait quinze ans de moins. Les quatre hommes étaient assis sur des rochers autour d’un feu de camp et ils souriaient à l’objectif. Derrière eux, sur la gauche, une clairière bordée par une forêt de hauts conifères et d’arbres caducs qui avaient les couleurs de l’automne ; une prairie en pente douce, un lac et des montagnes à droite de la photo. C’était la tombée du jour : de longues ombres s’étiraient des grands arbres vers le lac. La fumée du feu de camp montait en spirale dans la lumière du soir. Servaz aperçut deux tentes sur la gauche.
Une atmosphère bucolique.
Une impression de bonheur simple et de fraternité. Des hommes qui prennent plaisir à se retrouver et à bivouaquer dans la montagne, une dernière fois avant l’hiver.
Servaz comprit soudain comment Grimm pouvait supporter cette vie de reclus auprès d’une épouse qui le méprisait et l’humiliait : grâce à ces moments d’évasion dans la nature en compagnie de ses amis.
Il saisit sa méprise. Cette pièce n’était pas une prison, une niche : c’était au contraire un tunnel ouvert sur l’extérieur. Les animaux empaillés, les posters, le matériel de pêche, les revues : tout le ramenait à ces moments de liberté absolue qui devaient constituer le pivot de son existence.
Sur la photo, les quatre hommes étaient vêtus de chemises à carreaux, de chandails et de pantalons qui témoignaient par leur coupe de la mode des années 1990. L’un d’eux levait une gourde qui contenait peut-être autre chose que de l’eau ; un autre regardait l’objectif avec un demi-sourire absent, l’air d’être ailleurs, comme si ce petit cérémonial ne le concernait pas.
Servaz scruta les deux autres randonneurs. L’un était un colosse barbu et hilare, l’autre un grand type assez maigre avec une épaisse tignasse brune et de grosses lunettes.
Il compara le lac de la photo avec celui du poster sur le mur sans pouvoir établir s’il s’agissait du même pris de deux endroits ou bien de deux lacs différents.
Il retourna la photo.
Lac de l’Oule, octobre 1993.
Une écriture nette, serrée, précise.
Il ne s’était pas trompé. La photo avait quinze ans. Ces hommes avaient alors à peu près son âge. Ils approchaient de la quarantaine. Avaient-ils encore des rêves ou bien avaient-ils déjà dressé le bilan de leur existence ? Et était-ce un bilan positif ou bien négatif ?
Sur la photo, ils souriaient, leurs regards brillant dans la tendre lumière d’une soirée d’automne, leurs visages creusés d’ombres profondes.
Mais qu’en était-il vraiment ? Tout le monde ou presque sourit sur une photo. Tout le monde joue, désormais, sous l’influence de la médiocrité médiatique globale, se dit Servaz. Beaucoup même surjouent leur vie comme s’ils se trouvaient sur une scène. L’apparence et le kitsch sont devenus la règle.
Fasciné, il scrutait intensément la photo. Était-elle importante ? Confusément, un petit signal familier lui disait que oui.
Il hésita puis la glissa dans sa poche.
Au moment précis où il accomplissait ce geste, il eut la sensation qu’il avait oublié quelque chose. Une sensation puissante. Immédiate. L’impression que son cerveau avait inconsciemment noté un détail et qu’il tirait la sonnette d’alarme.
Il ressortit la photo. La détailla. Les quatre hommes souriants. La tendre lumière du soir. Le lac. L’automne. Les reflets dansants sur l’eau. L’ombre de la montagne s’étendant sur le lac. Non, ce n’était pas ça. Pourtant, la sensation était là. Distincte. Indiscutable. Sans s’en rendre compte, il avait vu quelque chose.
Et, tout à coup, il comprit.
Les mains.
Trois des quatre personnages avaient leur main droite visible : toutes portaient une grosse chevalière en or à l’annulaire.
Le cliché était pris de trop loin pour en être sûr, mais Servaz aurait juré qu’il s’agissait chaque fois de la même bague.
Celle qui aurait dû se trouver au doigt coupé de Grimm…
Il quitta la pièce. De la musique emplissait la maison. Du jazz. Servaz remonta le couloir bric-à-brac vers la source de la musique et déboucha dans un salon tout aussi encombré. La veuve était assise dans un fauteuil. Elle lisait. Elle leva vers lui un regard suprêmement hostile. Servaz agita les clefs.
— Vous savez ce qu’elles ouvrent ?
Elle hésita un instant, l’air de se demander ce qu’elle risquait à ne rien dire.
— Nous avons une cabane dans la vallée de Sospel, répondit-elle finalement. À dix kilomètres d’ici. Au sud de Saint-Martin… Pas loin de la frontière espagnole. Mais nous y allions… ou plutôt mon mari n’y allait que les week-ends, à partir du printemps.
— Votre mari ? Et vous ?
— C’est un endroit sinistre. Je n’y mets jamais les pieds. Mon mari y allait pour être seul, se reposer, méditer, pêcher.
Se reposer, pensa Servaz. Depuis quand un pharmacien éprouve-t-il le besoin de se reposer ? Ne fait-il pas trimer ses employés ? Puis il se dit qu’il faisait du mauvais esprit : que savait-il, au fond, du métier de pharmacien ? Une chose était sûre : il lui fallait visiter ce chalet.
La réponse à son message parvint à Espérandieu trente-huit minutes plus tard. Une pluie fine zébrait les vitres. La nuit était tombée sur Toulouse et les lumières floues de l’autre côté de la vitre ruisselante ressemblaient aux motifs d’un économiseur d’écran.
Vincent avait expédié le message suivant :
De vincent.esperandieu@hotmail.com à kleim162@lematin.fr, 16 :33 :54 :
[Sais-tu quelque chose au sujet d’Éric Lombard ?]
De kleim162@lematin.fr à vincent.esperandieu@hotmail.com, 17 :12 :44 :
[Qu’est-ce que tu veux savoir ?]
Espérandieu sourit et pianota le message suivant :
[S’il y a des cadavres dans les placards, des scandales qui ont été étouffés, des procès en cours en France ou à l’étranger contre le groupe Lombard. Si des rumeurs ont couru à son sujet. N’importe quelle rumeur malveillante.]
De kleim162@lematin.fr à vincent.esperandieu@hotmail.com, 17 :25 :06 :
[Rien que ça ! Tu peux te connecter sur msn ?]
L’ombre de la montagne avait noyé la vallée et Servaz avait allumé ses phares. La route était déserte. Personne ne se baladait dans cette vallée en cul-de-sac à cette époque de l’année. La vingtaine de chalets et de maisons bâtis le long des douze kilomètres de rivière étaient des résidences secondaires dont les volets s’ouvraient de mai à septembre et plus rarement à Noël. À cette heure, elles n’étaient plus que des ombres basses tassées sur elles-mêmes, au bord de la route, se confondant presque avec l’immense masse noire de la montagne.
Soudain, après un large virage, Servaz vit le départ de la piste que lui avait indiquée la veuve dans la lueur de ses phares. Il ralentit et engagea la Jeep sur la sente forestière. Secoué par les cahots, il se cramponna à son volant en roulant à quinze kilomètres heure. La nuit était tombée et les arbres noirs se profilaient sur un ciel à peine plus clair. Il parcourut encore quelques centaines de mètres, puis le chalet ou la cabane apparut.
Servaz coupa le moteur, laissa les phares allumés et descendit. Aussitôt, le bruit de la rivière toute proche emplit l’obscurité. Il regarda autour de lui, mais il n’y avait pas la moindre lumière à des kilomètres à la ronde.
Il marcha jusqu’à la cabane dans l’incendie de ses phares qui embrasaient les arbres et projetaient son ombre devant lui comme si un géant fait de ténèbres le précédait. Puis il grimpa les marches de la véranda et sortit le trousseau de clefs. Il y avait bien trois serrures — la serrure centrale correspondant à la plus grosse des clefs et deux plus petites, au-dessus et en dessous. Il lui fallut un moment pour trouver quelle clef allait où, d’autant plus que les deux petites avaient la même taille et que le verrou du haut avait été fixé à l’envers. Puis il poussa la porte, qui résista avant de céder en couinant. Servaz chercha l’interrupteur à tâtons près du chambranle. Il le trouva à gauche. Il l’actionna et la lumière jaillit du plafonnier.
Pendant quelques secondes, il demeura immobile sur le seuil, paralysé par ce qu’il voyait.
L’intérieur de la cabane se réduisait à un comptoir sur la droite avec peut-être une kitchenette derrière, une banquette-lit dans le fond, une table en bois et deux chaises droit devant lui. Mais sur le mur de gauche était suspendue une cape de pluie taillée dans un tissu imperméable noir. Il s’était rapproché du cœur…
Espérandieu ouvrit sa messagerie instantanée. Il attendit trois minutes avant qu’un message accompagné d’une icône représentant un chien de dessin animé reniflant une piste ne surgisse dans le coin inférieur droit de son écran :
kleim162 vient de se connecter
Une fenêtre de dialogue accompagnée de la même icône s’ouvrit trois secondes plus tard.
Kleim162 dit :
pourquoi tu t’intéresses à Éric lombard ?
vince.esp dit :
désolé peux pas en parler pour le moment
kleim162 dit :
je viens de fouiner un peu avant de me connecter. On a tué son cheval. L’information est reprise par plusieurs journaux. Ça a un rapport ??
vince.esp dit :
no comment
kleim162 dit :
vince tu es à la brigade criminelle. Ne me dis pas qu’on vous a chargés d’enquêter sur la mort d’un cheval !!!!!
vince.esp dit :
tu peux m’aider ou pas ???
kleim162 dit :
je gagne quoi dans l’affaire ?
vince.esp dit :
l’affection d’un ami
kleim162 dit :
pour les câlins on verra une autrefois. Et à part ça ?
vince.esp dit :
tu seras le premier informé des résultats de l’enquête
kleim162 dit :
donc il y a enquête. C’est tout ?
vince.esp dit :
le premier informé si cette affaire cache qqchose de plus important
kleim162 dit :
OK je cherche
Espérandieu referma sa messagerie en souriant.
« Kleim162 » était le pseudo cybernétique d’un journaliste d’investigation travaillant en free lance pour plusieurs grands hebdomadaires. Un vrai fouineur. Qui adorait mettre le nez là où on ne l’avait pas invité. Espérandieu avait fait sa connaissance dans des circonstances un peu particulières et il n’avait jamais parlé de ce « contact » à quiconque — pas même à Martin. Officiellement, il était comme les autres membres de la brigade : il se défiait de la presse. Mais il estimait secrètement que, comme les hommes politiques, les flics gagnent beaucoup à avoir un ou plusieurs journalistes dans leur manche.
Assis au volant de sa Jeep, Servaz composa le numéro du portable de Ziegler. Il tomba sur son répondeur et il raccrocha. Il composa ensuite celui d’Espérandieu.
— J’ai trouvé une photo chez Grimm, dit-il. J’aimerais que tu la retravailles.
La brigade disposait d’un logiciel de traitement d’images, Espérandieu et Samira étaient les seuls à savoir s’en servir.
— Quel genre de photo ? Numérique ou argentique ?
— Papier. Un vieux cliché. On y voit un groupe d’hommes. L’un d’eux est Grimm, un autre est Chaperon, le maire de Saint-Martin. On dirait que tous ces hommes portent la même chevalière. C’est un peu flou, mais il y a quelque chose de gravé dessus. J’aimerais que tu essaies de voir ce que c’est.
— Tu crois qu’il s’agit d’un genre de club, style Rotary ou francs-maçons ?
— Je ne sais pas mais…
— … l’annulaire coupé…, se souvint brusquement son adjoint.
— Exactement.
— D’accord, tu peux la scanner et me l’envoyer depuis la gendarmerie ? Je regarde ça. Mais le logiciel est surtout fait pour traiter des photos numériques. Il est moins performant avec de vieilles photos scannées.
Servaz le remercia. Il allait démarrer lorsque le téléphone sonna. C’était Ziegler.
— Vous m’avez appelée ?
— J’ai trouvé quelque chose, dit-il d’emblée. Dans une cabane appartenant à Grimm.
— Une cabane ??
— C’est la veuve qui m’en a parlé. J’ai trouvé les clefs dans le bureau de Grimm. Visiblement, elle n’y a jamais mis les pieds. Il faut que vous voyiez ça…
— Que voulez-vous dire ?
— Une cape… Semblable à celle qui se trouvait sur le cadavre de Grimm. Et des bottes. Il est tard, je vais verrouiller la porte et donner les clefs à Maillard. Je veux qu’une équipe de l’identité judiciaire passe l’endroit au peigne fin demain matin à la première heure.
Un silence au bout du fil. Le vent gémit à l’extérieur de la Cherokee.
— Et vous, vous en êtes où ? dit-il.
— Les sangles sont d’un modèle courant, répondit-elle. Fabriquées en grande série et commercialisées dans tout l’ouest et le sud de la France. Il y a un numéro de série sur chaque sangle. Ils vont essayer de remonter jusqu’à l’usine de fabrication et retrouver le magasin où elles ont été vendues.
Servaz réfléchit. À l’extérieur du halo des phares, un hibou se posa sur une branche et se mit à l’observer. Servaz songea au regard d’Hirtmann.
— Si on avait le magasin, on pourrait peut-être mettre la main sur les bandes de vidéosurveillance, dit-il.
Il sentit le scepticisme dans la voix de Ziegler quand elle répondit.
— À supposer qu’ils conservent les bandes, la loi les oblige à les détruire dans un délai d’un mois. Il faudrait que les sangles aient été achetées très récemment.
Servaz était presque sûr que celui qui avait tué Grimm avait préparé son crime pendant des mois. Avait-il acheté les sangles au dernier moment ? Ou les possédait-il déjà ?
— Très bien, dit-il. À demain.
Il remonta la piste forestière jusqu’à la route. Des nuages sombres glissèrent devant la lune. La vallée ne fut plus qu’un lac de ténèbres et le ciel lui-même se confondit avec les montagnes noires. Servaz s’arrêta, jeta un coup d’œil à droite et à gauche puis démarra sur la route.
Machinalement, il donna un coup d’œil dans le rétroviseur.
Pendant une demi-seconde, son cœur suspendit ses battements : une paire de phares venait de s’allumer derrière lui… Une voiture garée sur le bas-côté, dans le noir. Un peu plus loin que l’endroit où il avait quitté la piste. Dans le rétroviseur, il vit les phares s’écarter lentement du large accotement et s’engager à sa suite. À en croire leur taille et leur hauteur, un 4x4. Servaz sentit les poils de sa nuque se hérisser. Il était évident que ce 4x4 était là pour lui. Quelle autre raison aurait-il eue de se trouver à cet endroit, au fond de cette vallée déserte ? Il se demanda qui pouvait être au volant. Les hommes de main de Lombard ? Mais pourquoi, s’ils le surveillaient, les hommes de Lombard se seraient-ils manifestes de cette façon ?
Il sentit la nervosité le gagner.
Il se rendit compte qu’il serrait un peu trop fort ses mains sur le volant et il inspira profondément. Du calme. Pas de panique. Une voiture te file le train, et après ? Un sentiment très voisin de la peur le submergea cependant quand il se fit la réflexion qu’il s’agissait peut-être du tueur. En ouvrant la porte de ce chalet, il s’était trop approché de la vérité… Quelqu’un avait décidé qu’il était devenu gênant. Il regarda une nouvelle fois dans son rétroviseur. Il avait laissé un grand virage derrière lui ; les phares de son poursuivant avaient disparu derrière les grands arbres qui bordaient le tournant.
Puis ils surgirent de nouveau — et le cœur de Servaz bondit dans sa poitrine en même temps qu’une clarté aveuglante inondait l’habitacle de la Jeep. Pleins phares ! Servaz se rendit compte qu’il était couvert de sueur. Il cligna des yeux, aveuglé comme un animal surpris la nuit par une voiture, comme le hibou tout à l’heure. Son cœur battait la chamade.
Le 4x4 s’était rapproché. Il était tout près à présent. Calé dans son sillage. Ses phares puissants embrasaient l’intérieur de la Jeep, soulignant chaque détail du tableau de bord d’une traînée brasillante de lumière blanche.
Servaz appuya sur l’accélérateur, sa peur de la vitesse combattue par celle de ce qui était derrière, et son poursuivant le laissa prendre de la distance. Il s’efforça de respirer à fond mais son cœur faisait des bonds de cabri dans sa poitrine et la sueur lui coulait sur le visage comme de l’eau. Chaque fois qu’il jetait un coup d’œil au rétroviseur intérieur, il prenait en pleine face l’explosion de lumière blanche dans la lunette arrière et des points noirs dansaient devant ses yeux.
Soudain, le 4x4 accéléra. Merde, il est cinglé ! Il va me rentrer dedans !
Avant même qu’il ait pu tenter quoi que ce soit, le véhicule noir l’avait dépassé. Pendant un instant de pure panique, Servaz crut que celui-ci allait l’éjecter de la route, mais le tout-terrain accéléra encore dans la ligne droite et il s’éloigna, ses feux arrière se fondant rapidement dans la nuit. Servaz vit ses feux stop s’allumer avant le virage suivant — quand il freina — puis le bolide disparut. Il ralentit et se gara sur le bas-côté en cahotant, se pencha pour prendre son arme dans la boîte à gants et descendit, les jambes flageolantes. L’air froid de la nuit lui fit du bien. Il voulut vérifier le chargeur de son arme mais sa main tremblait si fort qu’il lui fallut plusieurs secondes pour y parvenir.
L’avertissement était aussi clair que la nuit était obscure : quelqu’un, dans cette vallée, ne voulait pas qu’il enquête plus loin. Quelqu’un ne voulait pas qu’il découvre la vérité.
Mais de quelle vérité s’agissait-il ?
Ziegler et lui assistèrent à l’inhumation de Grimm dans le petit cimetière au sommet de la colline, parmi les sapins et les tombes, le lendemain.
Derrière l’assistance rassemblée autour du trou, les sapins noirs semblaient porter le deuil, eux aussi. Le vent faisait bruire leurs branches en une prière murmurée. Les couronnes et la fosse tranchaient sur la neige. La ville s’étendait en bas, dans la vallée. Et Servaz se dit qu’effectivement on était ici plus près du ciel.
Il avait mal dormi. Plusieurs fois, il s’était réveillé en sursaut, le front baigné de sueur. Il ne pouvait s’empêcher de repenser à ce qui s’était passé cette nuit. Il n’en avait pas encore parlé à Irène. Bizarrement, il craignait, s’il en parlait, qu’on le mette sur la touche, et qu’on charge quelqu’un d’autre de l’enquête. Étaient-ils en danger ici ? En tout cas, cette vallée n’aimait pas les étrangers qui venaient fouiner.
Il regarda la colline autour de lui pour se rasséréner un peu. Il devait être agréable de venir ici en été, sur cette colline verdoyante qui s’avançait comme la proue d’un navire — ou comme un dirigeable — au-dessus de la vallée. Cette colline ronde et douce comme le corps d’une femme. Même les montagnes n’avaient plus l’air aussi menaçantes, vues d’ici ; le temps lui-même était agréablement suspendu. Alors qu’ils se dirigeaient vers la sortie du cimetière, Ziegler lui donna un coup de coude. Il regarda dans la direction qu’elle lui indiquait : Chaperon était réapparu. Il discutait avec Cathy d’Humières et avec d’autres notables. Soudain, son téléphone vibra dans sa poche. Servaz répondit. Un type de la direction générale. Servaz reconnut tout de suite l’accent patricien et le ton urbain, comme si le type se gargarisait tous les matins avec de la mélasse.
— Où en êtes-vous pour le cheval ?
— Qui veut le savoir ?
— Le cabinet du directeur général suit cette affaire de près, commandant.
— Est-ce qu’ils savent qu’un homme a été tué ?
— Oui, le pharmacien Grimm, nous sommes au courant, répondit le bureaucrate comme s’il connaissait le dossier sur le bout des doigts, ce qui n’était probablement pas le cas.
— Vous comprendrez donc que le cheval de M. Lombard n’est pas ma priorité.
— Commandant, Catherine d’Humières m’a assuré que vous étiez un bon élément.
Servaz sentit la moutarde lui monter au nez. Certainement un meilleur élément que toi, se dit-il. Qui ne passe pas son temps à serrer des paluches dans les couloirs, à débiner ses petits camarades et à faire semblant de connaître les dossiers en réunion.
— Vous avez une piste ?
— Pas la moindre.
— Et les deux vigiles ?
Tiens, il avait quand même pris la peine de lire les rapports. Sans doute en vitesse, juste avant d’appeler — à la manière d’un collégien qui bâcle ses devoirs avant d’entrer en classe.
— Ça n’est pas eux.
— Comment pouvez-vous en être si sûr ?
Parce que je passe mon temps au milieu des victimes et des assassins pendant que tu restes assis le cul sur ta chaise, songea-t-il.
— Ils n’ont pas le profil. Maintenant, si vous voulez vous en assurer par vous-même, je vous invite à descendre jusqu’ici et à vous joindre à nous.
— Allons, commandant, du calme. Personne ne met en doute votre compétence, tempéra son interlocuteur. Menez l’enquête à votre convenance, mais ne perdez pas de vue que nous voulons savoir qui a tué ce cheval.
Le message était clair : on pouvait toujours assassiner un pharmacien et le pendre à poil sous un pont, mais on ne pouvait pas décapiter le cheval d’un des hommes les plus puissants de France.
— Très bien, dit Servaz.
— À bientôt, commandant, dit l’homme avant de raccrocher.
Servaz l’imagina derrière son bureau, souriant de son ascendant sur les petits commis de province, un beau costume et une jolie cravate, une eau de toilette de prix, rédigeant quelque note sans réelle importance mais pleine de mots ronflants puis allant gaiement soulager sa vessie et s’admirer dans la glace avant de descendre refaire le monde à la cantine en compagnie de ses semblables.
— Une belle cérémonie et un bel endroit, dit quelqu’un à côté de lui.
Il tourna la tête. Gabriel Saint-Cyr lui souriait. Servaz serra la main que l’ex-magistrat lui présentait. Une poignée de main franche et sans chichi ni tentative d’intimidation, à l’image du bonhomme.
— J’étais justement en train de me dire que c’était un bel endroit pour y passer l’éternité, dit Servaz en souriant.
Le juge à la retraite l’approuva d’un hochement de tête.
— C’est précisément ce que j’ai l’intention de faire. Il est probable que je vous précéderai mais si le cœur vous en dit, je suis sûr que vous ferez un mort de bonne compagnie : ma place est là-bas.
Saint-Cyr montrait du doigt un coin du cimetière. Servaz éclata de rire et alluma une cigarette.
— Comment le savez-vous ?
— Quoi donc ?
— Que je ferai un mort de bonne compagnie.
— À mon âge et avec mon expérience, on se fait vite une idée des gens.
— Et on ne se trompe jamais ?
— Rarement. Et puis, j’ai confiance dans le jugement de Catherine.
— Elle ne vous a pas demandé votre signe ?
Ce fut au tour de Saint-Cyr de rire.
— Du zodiaque ? C’est la première chose qu’elle a faite quand on a été présentés ! Ma famille a un caveau ici, ajouta-t-il. J’ai acheté il y a trois ans une concession à l’autre bout du cimetière, le plus loin possible.
— Pourquoi ?
— Devoir subir pour l’éternité certains voisinages me terrorisait.
— Grimm, vous le connaissiez ? demanda Servaz.
— On a décidé de recourir a mes services ?
— Peut-être.
— Un type très secret. Vous devriez demander à Chaperon, dit Saint-Cyr en montrant le maire qui s’éloignait. Ils se connaissaient bien.
Servaz se remémora les paroles d’Hirtmann.
— C’est ce qu’il m’a semblé, dit-il. Grimm, Chaperon et Perrault, c’est ça ? La partie de poker du samedi soir…
— Oui. Et Mourrenx. Le même quatuor depuis quarante ans. Inséparables depuis le lycée…
Servaz pensa à la photo dans la poche de sa veste. Il la montra au juge.
— Ce sont eux ?
Gabriel Saint-Cyr sortit une paire de lunettes et les chaussa avant de se pencher sur le cliché. Servaz remarqua que son index était déformé par l’arthrose et qu’il tremblait lorsqu’il le pointa sur les quatre hommes : Parkinson.
— Oui. Là, c’est Grimm… Et là, Chaperon…
Le doigt se déplaça.
— Celui-là, c’est Perrault. (Le grand type maigre à l’épaisse tignasse et aux grosses lunettes.) Il tient un commerce d’équipement sportif à Saint-Martin. Il est aussi guide de haute montagne.
Son doigt glissa ensuite vers le colosse barbu qui tendait sa gourde vers l’objectif en riant dans la lumière de l’automne.
— Gilbert Mourrenx. Il travaillait à l’usine de cellulose de Saint-Gaudens. Mort d’un cancer à l’estomac il y a deux ans.
— Vous dites que ces quatre-là étaient inséparables ?
— En effet, répondit Saint-Cyr en rangeant ses lunettes. Inséparables, oui… on peut dire ça…
Servaz fixa le juge. Quelque chose dans la voix de Saint-Cyr… Le vieux juge ne le quittait pas des yeux. L’air de rien, il était en train de lui faire passer un message.
— Il y a eu… des histoires les concernant ?
Le regard du retraité avait la même intensité que celui de Servaz. Celui-ci retint sa respiration.
— Plutôt des rumeurs… Et une fois, il y a une trentaine d’années, une plainte… Déposée par une famille de Saint-Martin. Une famille modeste : père ouvrier à la centrale, mère au chômage.
La centrale : les sens de Servaz furent aussitôt en éveil.
— Une plainte contre eux ?
— Oui. Pour chantage. Quelque chose comme ça… (Le vieux juge fronça les sourcils, essayant de rassembler ses souvenirs.) Si ma mémoire est bonne, des Polaroid avaient été pris. De la fille de ces pauvres gens, une gamine de dix-sept ans. Des clichés où elle était nue et visiblement ivre. Et, sur l’une des photos, elle était… avec plusieurs hommes, je crois. Apparemment, les jeunes gens menaçaient de faire circuler les photos si la gamine ne leur faisait pas certaines choses… À eux et à leurs copains. Mais les nerfs ont fini par craquer et elle a tout dit à ses parents.
— Et qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?
— Rien. Les parents ont retiré leur plainte avant même que les gendarmes aient pu interroger les quatre jeunes gens. Un arrangement a sans doute été trouvé en douce : pas de plainte et en échange plus de chantage. Les parents n’avaient sans doute pas très envie que ces clichés circulent…
Servaz fronça les sourcils.
— C’est bizarre. Maillard ne m’en a pas parlé.
— Il est probable qu’il n’ait jamais entendu parler de cette histoire. Il n’était pas encore en poste.
— Mais vous si.
— Oui.
— Et vous y avez cru ?
Saint-Cyr afficha une moue dubitative.
— Vous êtes flic : vous savez comme moi que tout le monde a des secrets. Et qu’ils sont généralement peu reluisants. Pourquoi cette famille aurait-elle menti ?
— Pour extorquer de l’argent aux familles des quatre jeunes.
— Pour que la réputation de leur fille soit salie à jamais ? Non. Je connaissais le père : il avait fait quelques travaux chez moi du temps où il était au chômage. Un type droit, de la vieille école. Je dirais que ce n’était pas le genre de la maison.
Servaz repensa à la cabane et à ce qu’il avait découvert dedans.
— Vous venez de le dire : tout le monde a des secrets.
Saint-Cyr le regarda avec attention.
— Oui. Quel est le vôtre, commandant ?
Servaz lui servit son sourire de lapin énigmatique.
— Les suicidés, enchaîna-t-il. Ça vous dit quelque chose ?
Cette fois, il lut une authentique surprise dans les yeux du juge.
— Qui vous a parlé de ça ?
— Vous ne me croiriez pas si je vous le disais.
— Dites toujours.
— Julian Hirtmann.
Gabriel Saint-Cyr le dévisagea longuement. Il avait l’air perplexe.
— Vous êtes sérieux ?
— Absolument.
Pendant une demi-seconde, le vieux juge resta muet.
— Vous faites quoi ce soir aux alentours de vingt heures ? demanda-t-il.
— Je n’ai rien de prévu.
— Eh bien, dans ce cas, venez dîner. À en croire mes invités, je suis un vrai cordon-bleu. 6, impasse du Torrent. Vous ne pouvez pas vous tromper : c’est un moulin, tout au bout de la rue, juste avant la forêt. À ce soir.
— J’espère que tout va bien, dit Servaz.
Chaperon se retourna avec un geste d’embarras. Il avait déjà la main sur la portière de sa voiture. Il avait l’air tendu et préoccupé. En voyant Servaz, son visage s’empourpra.
— Pourquoi me demandez-vous ça ?
— J’ai essayé de vous joindre toute la journée d’hier, répondit Servaz avec un sourire amical. En vain.
Pendant une fraction de seconde, le maire de Saint-Martin eut l’air contrarié. Il essayait visiblement de conserver son sang-froid, mais sans y parvenir tout à fait.
— La mort de Gilles m’a secoué. Ce meurtre horrible… Cet acharnement… C’est terrible… J’avais besoin de faire une pause, d’être seul. Je suis parti marcher dans la montagne.
— Seul dans la montagne ? Et vous n’avez pas eu peur ?
La question fit tressaillir le maire.
— Pourquoi devrais-je avoir peur ?
En dévisageant le petit homme bronzé, Servaz eut la certitude que non seulement celui-ci avait peur, mais qu’il était littéralement terrifié. Il se demanda s’il devait lui parler des suicidés maintenant, mais il décida que mieux valait éviter d’abattre toutes ses cartes en même temps. À l’issue du dîner chez Saint-Cyr, ce soir, il en saurait davantage. Il sortit néanmoins le cliché de sa poche.
— Cette photo, elle vous dit quelque chose ?
— Où avez-vous trouvé ça ?
— Chez Grimm.
— Une vieille photo, commenta Chaperon en évitant son regard.
— Oui, octobre 1993, précisa Servaz.
Chaperon fit un geste de la main droite, comme pour signifier que ces temps-là étaient très loin. Pendant un court instant, sa main hâlée, au dos piqué de petites taches brunes, flotta devant les yeux de Servaz. La surprise pétrifia le flic. Le maire ne portait plus la chevalière, mais il l’avait ôtée récemment : une étroite bande de peau plus claire faisait le tour de l’annulaire.
L’espace d’une seconde, Servaz fut assailli par une tonne de questions.
On avait coupé le doigt de Grimm, Chaperon avait retiré sa chevalière, cette chevalière que portaient les quatre hommes sur la photo. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Le tueur, visiblement, le savait. Les deux autres personnages de la photo avaient-ils un lien, eux aussi, avec la mort du pharmacien ? Si oui, comment Hirtmann était-il au courant ?
— Vous les connaissiez bien ? demanda Servaz.
— Oui, assez. Même si, avec Perrault, on se voyait davantage à cette époque qu’aujourd’hui.
— C’étaient aussi vos partenaires de poker.
— Oui. Et de randonnée. Mais je ne vois pas ce que…
— Merci, le coupa Servaz. Je n’ai pas d’autres questions pour le moment.
— Qui est-ce ? demanda Ziegler dans la voiture en désignant l’homme qui se dirigeait à petits pas vers une Peugeot 405 presque aussi fatiguée que lui.
— Gabriel Saint-Cyr, juge d’instruction honoraire à la retraite. Je l’ai croisé hier matin au palais.
— De quoi avez-vous parlé ?
— De Grimm, Chaperon, Perrault et un dénommé Mourrenx.
— Les trois joueurs de poker… Et Mourrenx, c’est qui ?
— Le quatrième membre de la bande. Mort il y a deux ans. Cancer. D’après Saint-Cyr, ils ont fait l’objet d’une plainte pour chantage il y a trente ans. Ils ont saoulé une fille, puis ils l’ont photographiée nue. Ensuite, ils l’ont menacée de faire circuler les photos si…
— … si elle ne faisait pas certaines choses…
— Exact.
Servaz remarqua une lueur fugace dans les yeux de Ziegler.
— Ça pourrait être une piste, dit-elle.
— Quel rapport avec le cheval de Lombard ? et avec Hirtmann ?
— Je ne sais pas.
— C’était il y a trente ans. Quatre jeunes gens ivres et une fille qui l’était aussi. Et après ? Ils étaient jeunes, ils ont fait une connerie. Où ça nous mène ?
— Ce n’est peut-être que la partie émergée de l’iceberg.
Servaz la regarda.
— Comment ça ?
— Eh bien, il y a peut-être eu d’autres « conneries » du même genre. Peut-être qu’ils n’en sont pas restés là. Et l’une d’elles a peut-être mal fini.
— Ça fait beaucoup de « peut-être », observa Servaz. Il y a autre chose : Chaperon a retiré sa chevalière.
— Quoi ?
Servaz lui décrivit ce qu’il venait de voir. Ziegler fronça les sourcils.
— Qu’est-ce que ça veut dire, d’après vous ?
— Aucune idée. En attendant, j’ai quand même quelque chose à vous montrer.
— La cabane ?
— Oui. On y va ?
À 5 heures, la sonnerie du réveil avait retenti sur la table de nuit et Diane s’était traînée en frissonnant jusqu’à la salle d’eau. Comme les autres matins, la douche commença par un jet brûlant avant de s’achever par un filet d’eau froide et Diane s’empressa de se sécher et de s’habiller. Elle passa l’heure suivante à réviser ses notes avant de descendre à la cafétéria du rez-de-chaussée.
La cafétéria était déserte, il n’y avait même pas un employé. Elle avait toutefois repéré le percolateur à dosettes et elle passa derrière le comptoir pour se préparer un espresso. Elle reprit la lecture de ses notes jusqu’au moment où elle entendit des pas dans le couloir. Le Dr Xavier entra dans la salle, lui adressa un petit signe de tête puis passa à son tour derrière le comptoir pour se faire un café. Après quoi, sa tasse à la main, il se dirigea vers elle.
— Bonjour, Diane. Vous êtes matinale.
— Bonjour, monsieur. Une vieille habitude…
Elle remarqua qu’il avait l’air de bonne humeur. Il plongea ses lèvres dans son café en la regardant sans cesser de sourire.
— Vous êtes prête, Diane ? J’ai une bonne nouvelle. Ce matin, on va rendre visite aux pensionnaires de l’unité A.
Elle s’efforça de dissimuler son excitation et de garder un ton professionnel.
— Très bien, monsieur.
— Je vous en prie, appelez-moi Francis.
— Très bien, Francis.
— J’espère que je ne vous ai pas trop effrayée la dernière fois. Je voulais simplement vous mettre en garde. Vous allez voir, ça va très bien se passer.
— Je me sens tout à fait prête.
Il lui jeta un regard qui indiquait clairement qu’il en doutait.
— Qui allons-nous voir ?
— Julian Hirtmann…
Les White Stripes chantaient Seven Nation Army dans ses écouteurs quand la porte du bureau s’ouvrit. Espérandieu leva les yeux de son écran.
— Salut, dit Samira. Alors, cette autopsie ?
— Beurk, fit Espérandieu en retirant ses écouteurs.
Elle contourna le bureau de Vincent pour rejoindre son poste de travail. Espérandieu respira au passage un parfum frais et agréable avec un arrière-plan de gel pour la douche. Dès ses premiers pas dans le service, il avait ressenti un élan de sympathie spontané pour Samira Cheung. Comme lui, elle était l’objet de sarcasmes et de quolibets à peine voilés de la part de certains membres de la brigade. Mais la petite avait du répondant. Elle avait à plusieurs reprises mouché les vieux cons. Qui la détestaient d’autant plus.
Samira Cheung attrapa une bouteille d’eau minérale et but à même le goulot. Elle portait ce matin-là un blouson de cuir sur une veste en jean et un sweat à capuche, un pantalon de treillis, des boots à talons de huit centimètres et un bonnet à visière.
Elle pencha vers son écran son visage d’une assez extraordinaire laideur. Et son maquillage n’arrangeait rien. Même Espérandieu avait eu envie de se marrer la première fois où il l’avait vue. Mais il avait fini par s’habituer. À présent, il allait jusqu’à lui trouver un étrange charme paradoxal.
— Tu étais où ? demanda-t-il.
— Chez le juge.
Il comprit qu’elle parlait du magistrat chargé d’instruire l’affaire des trois garçons. Il se demanda en souriant quel effet elle avait dû faire dans les couloirs du palais de justice.
— Ça avance ?
— Il semblerait que les arguments de la partie adverse aient trouvé quelque écho dans l’esprit de monsieur le juge…
— Comment ça ?
— Eh bien, la thèse de la noyade fait son chemin.
— Merde alors !
— Tu n’as rien remarqué en arrivant ? demanda-t-elle.
— De quel genre ?
— Pujol et Simeoni.
Espérandieu fit la moue. C’était un sujet qu’il n’aimait pas aborder.
— Si, ils ont l’air en pleine forme, dit-il sinistrement.
— Ils sont comme ça depuis hier, renchérit Samira. J’ai l’impression que l’absence de Martin leur donne des ailes. Tu devrais te méfier.
— Pourquoi moi ?
— Tu le sais bien.
— Non, explique.
— Ils te détestent. Ils croient que tu es homo. Ce qui pour eux équivaut à peu près à être pédophile ou à enculer des chèvres.
— Ils te détestent aussi, fit remarquer Espérandieu sans se formaliser outre mesure du langage de Samira.
— Moins que toi. Ils ne m’aiment pas parce que je suis moitié chinetoque moitié rebeu. Manquerait plus qu’un peu de sang black. En somme, j’appartiens à l’ennemi. Toi, c’est différent. Ils ont mille raisons de te détester : tes manières, tes fringues, le soutien de Martin, ta femme…
— Ma femme ?
Samira ne put s’empêcher de sourire.
— Bien sûr. Ils n’arrivent pas à comprendre comment un type comme toi a pu épouser une femme pareille.
Ce fut au tour d’Espérandieu de sourire. Il appréciait le franc-parler de Samira mais, parfois, un peu de diplomatie ne lui aurait pas fait de mal.
— Ce sont des néandertaliens, dit-il.
— Des primates, l’approuva Samira. Mais à ta place, je me méfierais. Je suis sûre qu’ils préparent un mauvais coup.
En descendant de voiture devant la cabane de Grimm, Servaz se demanda s’il n’avait pas eu une hallucination la veille au soir. La vallée n’avait plus du tout le même aspect sombre et hanté. Au moment où il refermait la portière, il sentit que sa gorge était de nouveau irritée. Il avait oublié de prendre son cachet, ce matin.
— Vous n’auriez pas un peu d’eau ? demanda-t-il.
— Il y a une bouteille d’eau minérale dans la boîte à gants, lança Ziegler.
Ils se mirent en marche vers la cabane plantée au bord de la rivière ; celle-ci brillait, argentée, entre les troncs des arbres, tissant un réseau de voix cristallines. Sur les flancs gris de la montagne, les hêtres étaient moins nombreux que les épicéas et les sapins. Il y avait une décharge sauvage un peu plus loin au bord du torrent. Servaz aperçut des bidons rouillés, des sacs-poubelle noirs, un matelas souillé, un réfrigérateur et même un vieil ordinateur traînant ses fils derrière lui comme un poulpe mort ses tentacules. Jusqu’ici, dans cette vallée sauvage, l’homme ne pouvait s’empêcher de mutiler tout ce qu’il touchait.
Il grimpa les marches de la véranda. Un grand ruban « gendarmerie nationale — franchissement interdit » barrait la porte en diagonale. Servaz le souleva et déverrouilla la porte avant de la pousser d’un coup sec. Il s’effaça pour laisser passer Ziegler.
— Le mur de gauche, dit-il.
Elle fit un pas à l’intérieur — et s’arrêta aussitôt.
— Merde !
Servaz s’avança à son tour. Le comptoir et les placards de la cuisine américaine à sa droite, le canapé-lit plein de coussins dans le fond et les tiroirs en dessous, les étagères de livres, le matériel de pêche — cannes, bourriche, bottes, épuisettes — rangé dans un coin : tout avait été minutieusement recouvert de multiples poudres aluminium, céruse, rouge anglais, poudre magnétique noire, poudre fluorescente rose… Toutes destinées à révéler des empreintes latentes. À certains endroits, de grandes zones bleues indiquaient que les techniciens avaient appliqué du Blue Star : ils avaient cherché d’éventuelles traces de sang, apparemment sans succès. Des cartons numérotés étaient encore épinglés un peu partout. Des morceaux de tissu avaient même été découpés dans le tapis.
Il regarda Ziegler en douce.
Elle avait l’air bouleversée. Elle fixait le mur de gauche : la grande cape noire pendait comme une chauve-souris endormie, ses plis sombres et moirés contrastant avec le bois blond de la cloison. Elle était pourvue d’une capuche accrochée à une patère. Sous la cape, une paire de bottes était posée sur le sol de pin brut. Des traces de poudre brillaient également sur le tissu noir et les bottes.
— Je ne sais pas pourquoi ce truc me file la chair de poule, dit Ziegler. Après tout, il ne s’agit que d’un vêtement de pluie et d’une paire de bottes.
Servaz jeta un coup d’œil par la porte ouverte. À l’extérieur, tout était silencieux. Mais l’image des phares jaillissant dans son rétroviseur était collée à sa rétine. Il tenta de surprendre un éventuel bruit de moteur, mais il ne perçut rien d’autre que la voix de la rivière. Il éprouva à nouveau la peur instinctive qui l’avait submergé cette nuit quand les phares avaient embrasé son tableau de bord. Une peur brute, sans nuances.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Ziegler qui avait surpris son regard.
— J’ai été suivi hier, sur cette route… Une voiture m’attendait à la sortie du chemin…
Ziegler le dévisagea. Une ombre inquiète passa sur son visage.
— Vous en êtes sûr ?
— Oui.
Il y eut un instant de silence écrasant.
— Il faut en parler à d’Humières.
— Non. J’aime autant que cela reste entre nous. Pour le moment, en tout cas.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas… Confiant serait capable d’en profiter pour me dessaisir. Sous prétexte de me protéger bien sûr, ajouta-t-il avec un sourire las.
— C’était qui, d’après vous ?
— Les hommes de main d’Éric Lombard ?
— Ou peut-être les tueurs…
Elle le fixait avec des yeux agrandis. Il comprit qu’elle se demandait comment elle réagirait si cela lui arrivait à son tour. La peur est une maladie contagieuse, se dit-il. Il y avait dans cette enquête un élément d’une noirceur absolue, une masse critique profondément sinistre qui formait le cœur de cette histoire et dont ils commençaient à s’approcher dangereusement. Pour la seconde fois, il se demanda s’ils mettaient leur vie en danger.
— Il est temps de parler à monsieur le maire, dit-il soudain.
— Ne vous en faites pas, ça va bien se passer.
Diane regarda la haute silhouette de M. Monde, devinant les puissantes masses musculaires sous la combinaison. Il devait passer des heures à pousser sur des machines et à soulever des barres lestées de disques en fonte. Il lui adressa un clin d’œil amical et elle hocha la tête.
Contrairement à ce que tous ces hommes avaient l’air de penser, elle n’éprouvait pas d’appréhension particulière. Plutôt une intense curiosité professionnelle.
Puis ce fut le couloir éclairé par des néons. La moquette bleue qui absorbait leurs pas. Les murs blancs…
Une musique d’ascenseur montait en sourdine — comme dans un supermarché. Un truc New Âge, des notes de harpe et de piano aussi impalpables qu’un souffle.
Les portes…
Elle passa devant sans s’approcher des hublots. Xavier marchait d’un pas rapide devant elle. Elle le suivit docilement.
Aucun bruit. À croire qu’ils dormaient tous. On se serait cru dans un hôtel cinq étoiles, du genre moderne, minimal et design. Elle se souvint du long et sinistre hurlement entendu depuis le sas la première fois où elle s’était approchée de cet endroit. Est-ce qu’on les avait chargés pour l’occasion ? Non, Alex le lui avait bien dit : la plupart étaient chimio-résistants.
Devant elle, Xavier s’arrêta face à la dernière porte ; il pianota une combinaison sur un boîtier, puis tourna la poignée.
— Bonjour, Julian.
— Bonjour, docteur.
Une voix grave, posée, urbaine. Diane l’entendit avant de le voir.
— Je vous amène une visiteuse, notre nouvelle psy : Diane Berg. Elle est suisse, comme vous.
Elle s’avança. Julian Hirtmann était debout près d’une fenêtre qui donnait sur la cime d’un sapin blanc. Il détourna le regard du paysage et le posa sur elle. Il mesurait plus d’un mètre quatre-vingt-dix et le Dr Xavier avait l’air d’un enfant à côté. La quarantaine, cheveux bruns coupés court, des traits fermes et réguliers. Sûr de lui. Plutôt bel homme, se dit-elle, à condition d’aimer le genre coincé. Front haut, bouche pincée, mâchoire carrée.
Mais ce qui la frappa d’emblée, ce furent ses yeux. Perçants. Noirs. Intenses. Des prunelles qui brillaient d’un éclat rusé mais qui ne cillaient pas. Il plissa les paupières et elle sentit son regard l’envelopper.
— Bonjour, Julian, dit-elle.
— Bonjour à vous. Une psy, hein ? dit-il.
Elle vit le Dr Xavier sourire. Un sourire rêveur se dessina aussi sur les lèvres d’Hirtmann.
— Vous habitez quel quartier, à Genève ?
— Cologny, répondit-elle.
Il hocha la tête et s’éloigna de la fenêtre.
— J’avais une très belle maison au bord du lac. Aujourd’hui, ce sont des nouveaux riches qui l’habitent. Le genre ordinateurs, téléphones portables et pas un seul livre dans toute la maison. Bon Dieu ! cette maison a été occupée par Percy Bysshe Shelley lui-même quand il a vécu en Suisse, vous imaginez ça ?
Il la fixait de ses yeux noirs et brillants. Il attendait une réponse.
— Vous aimez lire ? demanda-t-elle maladroitement.
Il haussa les épaules, manifestement déçu.
— Le Dr Berg aimerait s’entretenir avec vous à intervalles réguliers, intervint Xavier.
Il se tourna de nouveau vers elle.
— Vraiment ? Qu’est-ce que ça va m’apporter ? En dehors du plaisir de votre compagnie ?
— Rien, répondit-elle franchement. Absolument rien. Je ne prétends pas soulager en quoi que ce soit votre souffrance. D’ailleurs, vous ne souffrez pas. Je n’ai rien à vous vendre, à part, comme vous le dites, le plaisir de ma compagnie. Mais je vous serai reconnaissante si vous acceptez de vous entretenir avec moi.
Ni flagornerie, ni mensonge — elle se dit qu’elle ne s’en était pas trop mal tirée. Il la fixait intensément.
— Hmm, de la franchise… (Son regard se déplaça de Diane à Xavier.) Une denrée rare ici. Admettons que j’accepte, en quoi consisteront ces… entretiens ? J’espère que vous ne comptez pas vous livrer sur moi à une de ces ridicules séances d’analyse. Je vous le dis tout de suite : ça ne fonctionnera pas. Pas avec moi.
— Non, je parle de vraies conversations. Nous aborderons les sujets les plus divers, ceux que vous voudrez.
— Encore faudrait-il que nous ayons des intérêts en commun, ironisa-t-il.
Elle ne releva pas.
— Parlez-moi de vous, dit-il. Quel est votre parcours ?
Elle le lui dit. Elle cita la faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de Genève, l’Institut universitaire de médecine légale, le cabinet privé pour lequel elle avait travaillé et la prison de Champ-Dollon où elle avait été psychologue stagiaire.
Il hocha la tête avec le plus grand sérieux, un doigt sur la lèvre inférieure, comme s’il était un examinateur. Elle se retint de sourire devant cette pose. Elle se rappela ce qu’il avait fait à des jeunes femmes de son âge et l’envie disparut.
— Je suppose que, depuis que vous êtes ici, dit-il, dans cet environnement si particulier et nouveau pour vous, vous éprouvez une certaine appréhension ?
Il la testait. Il voulait savoir s’il y aurait réciprocité. Il ne voulait pas d’entretiens à sens unique où il parlerait et où elle se contenterait d’écouter.
— Oui, l’appréhension d’un poste nouveau, d’un endroit nouveau, de responsabilités nouvelles, dit-elle. C’est du stress professionnel. Je le conçois comme quelque chose de positif, qui vous fait avancer.
Il hocha la tête.
— Si vous le dites. Comme vous le savez, tout groupe placé dans une situation d’enfermement a tendance à régresser. Ici, non seulement les pensionnaires régressent, dit-il, mais également le personnel, et même les psys. Vous verrez. Ici, il y a trois enceintes de confinement imbriquées les unes dans les autres : l’enceinte de cet asile de dingos, l’enceinte de cette vallée et l’enceinte de cette ville, en bas — tous ces abrutis affaiblis par des générations de mariages consanguins, d’incestes et de violence intrafamiliale. Vous verrez. Dans quelques jours, quelques semaines, vous vous sentirez infantile, vous vous sentirez redevenir une petite fille, vous aurez envie de sucer votre pouce…
Elle lut dans ses yeux froids l’envie de dire une obscénité, mais il se retint. Il avait reçu une éducation rigide… Tout à coup, elle se rendit compte qu’Hirtmann lui faisait penser à son père avec son air sévère, son allure de bel homme un peu vieillissant et policé et les fils gris dans sa chevelure brune.
Le même dessin ferme des lèvres et de la mâchoire, le même nez un peu long, le même regard intense qui la jaugeait et la jugeait. Elle sentit que, si elle ne chassait pas cette pensée, elle allait perdre ses moyens.
Elle se demanda ensuite comment le même homme avait pu organiser des orgies au caractère notoirement violent. Hirtmann n’était pas fait d’une seule personnalité, mais de plusieurs.
— À quoi pensez-vous ? dit-il.
Rien ne lui échappait. Elle devrait en tenir compte. Elle choisit d’être aussi franche qu’elle pouvait l’être, sans jamais oublier la distance thérapeutique.
— Je pense que vous me rappelez un peu mon père, dit-elle.
Pour la première fois, il parut déstabilisé. Elle le vit sourire. Elle remarqua que ce sourire modifiait totalement son apparence.
— Vraiment ? dit-il, sincèrement surpris.
— On sent chez vous la même éducation bourgeoise typiquement suisse, la même retenue, la même sévérité. Vous respirez le protestantisme, même si vous vous en êtes débarrassé en cours de route. Tous ces grands bourgeois helvètes qui ressemblent à des coffres-forts fermés à double tour. J’étais en train de me demander s’il avait un secret inavouable, lui aussi — comme vous.
Xavier lui lança un regard interloqué et un brin courroucé. Le sourire d’Hirtmann s’élargit.
— Finalement, je crois que nous allons bien nous entendre, dit-il. Quand est-ce que nous commençons ? J’ai hâte de reprendre cette conversation.
— Introuvable, dit Ziegler en refermant son téléphone portable. Ni à la mairie, ni chez lui, ni à son usine. On dirait qu’il s’est à nouveau volatilisé.
Servaz regarda la gendarme puis fixa la rivière à travers le pare-brise.
— Il va falloir qu’on s’occupe sérieusement de M. le maire. Quand il aura réapparu. En attendant, essayons Perrault.
L’employée, une jeune femme d’une vingtaine d’années, mâchait et remâchait son chewing-gum avec une telle énergie qu’elle semblait avoir un compte personnel à régler avec lui.
Elle n’avait pas l’air spécialement sportive. Plutôt le genre à abuser des sucreries et des longues stations devant la télé ou l’ordinateur. Servaz se dit qu’à la place de Perrault il aurait hésité à lui confier la caisse. Il regarda autour de lui les rangées de skis et de snow-boards, les étagères pleines de chaussures montantes, les combinaisons fluo, les polaires et les accessoires de mode alignés sur les rayonnages de bois blond ou suspendus en rangs serrés à des cintres. Il se demanda en fonction de quels critères Perrault l’avait choisie. Peut-être était-ce la seule qui avait accepté le salaire qu’il lui proposait.
— Il avait l’air inquiet ? demanda-t-il.
— Ouaip.
Servaz se tourna vers Ziegler. Ils venaient de sonner à la porte du studio que Perrault, le troisième membre du quatuor selon Saint-Cyr, louait au-dessus du magasin. Aucune réponse. L’employée qui tenait le magasin leur avait déclaré qu’elle ne l’avait pas vu depuis la veille. Lundi matin, il s’était présenté en lui disant qu’il devait s’absenter quelques jours — une urgence familiale, avait-il expliqué. Elle lui avait dit de ne pas s’en faire, qu’elle s’occuperait du magasin en attendant.
— Inquiet comment ? demanda Ziegler.
L’employée mastiqua deux ou trois fois avant de répondre.
— Il avait vraiment une sale tête, l’air de quelqu’un qui n’a pas dormi. (Nouvelle mastication.) Et il ne tenait pas en place.
— Et il avait l’air d’avoir peur ?
— Ouaip. Je viens de vous l’dire.
L’employée faillit faire éclater une bulle mais elle y renonça au dernier moment.
— Vous avez un numéro où on peut le joindre ?
La jeune femme ouvrit un tiroir et farfouilla parmi des papiers. Elle en tira une carte de visite qu’elle tendit à la gendarme. Celle-ci jeta un bref coup d’œil au logo représentant une montagne dévalée par un skieur dessinant des zigzags dans la neige, avec écrit en dessous, en lettres fantaisie : Sport & Nature.
— Perrault, quel genre de patron c’est ? demanda-t-elle.
L’employée lui jeta un regard méfiant.
— Le genre radin, finit-elle par lâcher.
Sufjan Stevens chantait Corne on Feel the Illinoise dans ses écouteurs quand Espérandieu eut l’attention attirée par son ordinateur. Sur son écran, le logiciel de traitement d’images venait d’achever la tâche pour laquelle Vincent l’avait programmé.
— Viens voir, dit-il à Samira.
La fliquette se leva. La fermeture Éclair de son sweat était un peu trop descendue, exhibant la naissance de ses seins en plein sous le nez d’Espérandieu quand elle se pencha.
— C’est quoi ?
La bague apparaissait en gros plan. Pas parfaitement nette, mais on distinguait distinctement la chevalière en or grossie deux mille fois avec, sur le sommet, se détachant sur fond rouge, deux lettres dorées.
— Cette bague aurait dû se trouver sur le doigt qu’on a tranché à Grimm, le pharmacien assassiné à Saint-Martin, répondit-il, la gorge sèche.
— Hmm, comment vous le savez — puisque son doigt était coupé, justement ?
— Trop long à expliquer. Tu vois quoi ?
— On dirait deux caractères, deux lettres, dit Samira en fixant l’écran.
Espérandieu se força à garder les yeux rivés sur l’ordinateur.
— Deux C ? dit-il.
— Ou un C et un E…
— Ou un C et un D…
— Ou un O et un C…
— Attends un peu.
Il ouvrit plusieurs fenêtres à droite de l’écran, modifia plusieurs paramètres, déplaça des curseurs. Puis il relança le programme. Ils attendirent le résultat en silence, Samira toujours penchée par-dessus son épaule. Espérandieu rêva à deux seins pleins, doux et fermes. Il y avait un grain de beauté sur celui de gauche.
— À ton avis, ils font quoi là-dedans ? lança une voix goguenarde à l’extérieur.
L’ordinateur annonça que la tâche était terminée. L’image réapparut aussitôt. Nette. Les deux lettres se détachaient distinctement sur le fond rouge de la chevalière :
« CS ».
Servaz trouva le moulin comme indiqué, au bout d’une impasse qui se terminait devant un ruisseau et un bois. Il vit d’abord ses lumières avant d’en distinguer la silhouette noire. Au bout de la rue, bien après les dernières maisons, elles se reflétaient dans le ruisseau. Trois fenêtres éclairées. Au-dessus : des montagnes et des sapins noirs, et un ciel plein d’étoiles. Il descendit de voiture. Une nuit froide, mais moins que les précédentes.
Il se sentait frustré. Après avoir essayé en vain de trouver Chaperon et Perrault, ils avaient pareillement échoué à joindre l’ex-épouse de Chaperon. Elle avait quitté la région pour s’installer du côté de Bordeaux. Le maire était divorcé, il avait une fille quelque part en région parisienne. Quant à Serge Perrault, vérification faite, il n’avait jamais été marié. Si on ajoutait à cela l’étrange paix armée qui régnait entre Grimm et son dragon, une conclusion s’imposait : la vie de famille, ce n’était pas vraiment leur truc à ces trois-là.
Servaz s’engagea sur le petit pont incurvé qui reliait le moulin à la route. Tout près, une roue à aubes tournait dans l’obscurité ; il entendait le bruit de l’eau rebondissant sur les pales, dans le noir.
Il frappa à une porte basse munie d’un heurtoir. Une porte ancienne et lourde. Elle s’ouvrit presque instantanément. Gabriel Saint-Cyr apparut, vêtu d’une chemise blanche, d’un nœud papillon impeccable et d’un cardigan. De l’intérieur montait une musique familière. Un quatuor à cordes : Schubert, La Jeune Fille et la Mort.
— Entre.
Servaz nota le tutoiement mais ne releva pas. Une agréable odeur de cuisine chatouilla ses narines dès l’entrée et son estomac réagit aussitôt. Il se rendit compte qu’il était affamé. Il n’avait avalé qu’une omelette depuis le matin. En descendant les marches menant au séjour, sur la droite, il ne put s’empêcher de hausser un sourcil : le juge avait mis les petits plats dans les grands. Il avait dressé la table avec une nappe si blanche qu’elle brillait presque et allumé deux chandelles fichées dans des porte-bougeoirs en argent.
— Je suis veuf, se justifia-t-il en voyant le regard de Servaz. Mon travail était toute ma vie, je ne m’étais pas préparé au jour où je cesserais de l’exercer. Que je vive encore dix ans ou trente ne changera rien. La vieillesse n’est qu’une longue attente inutile. Alors, en attendant, je m’occupe. Je me demande si je ne vais pas ouvrir un restaurant, tout compte fait.
Servaz sourit. Le juge n’était certainement pas homme à rester inactif.
— Mais rassure-toi — tu permets que je te tutoie, à mon âge ? — , je ne pense pas à la mort. Et je profite au moins de ce temps qui n’est rien pour cultiver mon jardin et faire la cuisine. Bricoler. Lire. Voyager…
— Et aller faire un petit tour au palais de justice pour se tenir au courant des affaires en cours.
L’œil de Saint-Cyr étincela brièvement.
— Exact !
Il l’invita à s’asseoir et passa derrière le comptoir de la cuisine, ouverte sur la salle. Martin le vit nouer autour de sa taille un tablier de marmiton. Un feu clair pétillait dans la cheminée, jetant de grandes lueurs entre les poutres du plafond. Le salon était plein de meubles anciens, sans doute chinés dans des brocantes, et de tableaux, grands et petits. Un vrai bric-à-brac d’antiquaire.
— « Cuisiner suppose une tête légère, un esprit généreux et un cœur large » : Paul Gauguin. Tu ne vois pas d’inconvénient à ce que nous sautions l’étape de l’apéritif ?
— Aucun, répondit Servaz. Je suis mort de faim.
Saint-Cyr revint avec deux assiettes et une bouteille de vin, se déplaçant avec la dextérité d’un serveur professionnel.
— Feuilleté de ris de veau aux truffes, annonça-t-il en posant une grande assiette fumante devant Servaz.
L’odeur en était merveilleuse. Servaz planta sa fourchette dedans et porta une bouchée à ses lèvres. Elle lui brûla la langue mais il avait rarement mangé quelque chose d’aussi bon.
— Alors ?
— Si vous étiez aussi bon juge que vous êtes bon cuisinier, le palais de justice de Saint-Martin a perdu gros.
Saint-Cyr prit cette flatterie pour ce qu’elle était. Il connaissait suffisamment ses qualités de cordon-bleu pour savoir que, derrière ce compliment un peu outré, il y avait un éloge sincère. Le petit homme inclina la bouteille de vin blanc vers le verre de Servaz.
— Goûte-moi ça.
Servaz éleva le verre devant ses yeux avant de le porter à ses lèvres. Dans la lumière des bougies placées au centre de la table, le vin avait la couleur de l’or pâle, avec des reflets émeraude. Servaz n’était pas un grand connaisseur mais, dès la première gorgée, il n’eut aucun doute sur le caractère exceptionnel du vin qu’on venait de lui servir.
— Merveilleux. Vraiment. Même si je ne suis pas un spécialiste.
Saint-Cyr hocha la tête.
— Bâtard-montrachet 2001.
Il adressa un clin d’œil à Servaz et fît claquer sa langue.
Dès la deuxième gorgée, celui-ci sentit que la tête lui tournait. Il n’aurait pas dû venir le ventre vide.
— Vous espérez que ma langue va se délier ? demanda-t-il en souriant.
Saint-Cyr rit.
— C’est un plaisir de te voir dévorer. On dirait que tu n’as pas mangé depuis dix jours. Que penses-tu de Confiant ? demanda soudain le juge.
La question prit Servaz au dépourvu. Il hésita.
— Je ne sais pas. Un peu tôt pour le dire…
De nouveau, la lueur astucieuse brilla dans l’œil du juge.
— Bien sûr que non. Tu t’es déjà fait une idée. Et elle est négative. C’est pour ça que tu ne veux pas en parler.
La remarque désarçonna Servaz. Le juge n’avait pas la langue dans sa poche.
— Confiant porte mal son nom, poursuivit Saint-Cyr sans attendre de réponse. Il ne fait confiance à personne et il ne faut pas lui en accorder non plus. Tu l’as peut-être déjà constaté.
Touché. Une nouvelle fois, Servaz se dit que le bonhomme allait lui être utile. Dès qu’il eut terminé, Saint-Cyr enleva les assiettes.
— Un lapin à la moutarde, dit-il en revenant. Ça te va ?
Il avait rapporté une autre bouteille. Du rouge, cette fois. Une demi-heure plus tard, après un dessert aux pommes accompagné d’un verre de sauternes, ils étaient assis dans des fauteuils près de la cheminée. Servaz se sentait repu et un peu gris. Plein d’une sensation de bien-être et de satiété comme il n’en avait pas éprouvé depuis longtemps. Saint-Cyr lui servit un cognac dans un verre ballon et prit un armagnac.
Puis il darda vers Servaz un regard acéré et celui-ci comprit qu’il était l’heure d’en venir aux faits.
— Tu t’occupes aussi de l’affaire du cheval mort, déclara le juge après la première lampée. Tu crois qu’il y a un lien avec le pharmacien ?
— Peut-être.
— Deux crimes atroces à quelques jours et quelques kilomètres d’intervalle.
— Oui.
— Comment as-tu trouvé Éric Lombard ?
— Arrogant.
— Ne te le mets pas à dos. Il a le bras long et il pourrait t’être utile. Mais ne le laisse pas diriger l’enquête à ta place non plus.
Servaz sourit une fois de plus. Le juge était peut-être à la retraite mais il n’avait pas perdu la main.
— Vous deviez me parler des suicidés.
Le juge porta son verre à ses lèvres.
— Comment fait-on pour être flic de nos jours ? demanda-t-il sans répondre à la question. Quand la corruption est générale, quand tout le monde ne pense qu’à s’en mettre plein les poches ? Comment fait-on la part des choses ? Est-ce que ça n’est pas devenu terriblement compliqué ?
— Oh non, c’est très simple au contraire, dit Servaz. Il y a deux sortes de gens : les salauds et les autres. Et tout le monde doit choisir son camp. Si vous ne le faites pas, c’est que vous êtes déjà dans celui des salauds.
— Tu crois ça ? Alors, pour toi, les choses sont simples : il y a les bons et les méchants ? Quelle chance tu as ! Tiens, si tu avais le choix au moment des élections entre trois candidats : le premier à moitié paralysé par la polio, souffrant d’hypertension, d’anémie et de nombreuses autres pathologies lourdes, menteur à l’occasion, consultant une astrologue, trompant sa femme, fumant des cigarettes à la chaîne et buvant trop de martinis ; le deuxième obèse, ayant déjà perdu trois élections, fait une dépression et deux crises cardiaques, fumant des cigares et s’imbibant le soir au champagne, au porto, au cognac et au whisky avant de prendre deux somnifères ; le troisième enfin un héros de guerre décoré, respectant les femmes, aimant les animaux, ne buvant qu’une bière de temps en temps et ne fumant pas, lequel choisirais-tu ?
Servaz sourit.
— Je suppose que vous vous attendez à ce que je réponde le troisième ?
— Eh bien bravo, tu viens de rejeter Roosevelt et Churchill et d’élire Adolf Hitler. Tu vois : les choses ne sont jamais ce qu’elles paraissent.
Servaz éclata de rire. Décidément, le juge lui plaisait. Un homme difficile à prendre en défaut et qui avait les idées aussi claires que le torrent qui coulait devant son moulin.
— C’est d’ailleurs le problème avec les médias d’aujourd’hui, poursuivit le retraité. Ils s’attachent à des détails sans importance qu’ils montent en épingle. Résultat : si les médias d’aujourd’hui avaient existé à leur époque, Roosevelt et Churchill n’auraient probablement pas été élus. Fie-toi à tes intuitions, Martin. Pas aux apparences.
— Les suicidés, répéta Servaz.
— J’y viens.
Le juge se servit un second armagnac, puis il releva la tête et fixa sur Servaz un regard dur.
— C’est moi qui ai instruit cette affaire. La plus pénible de toute ma carrière. Ça s’est passé en une année. De mai 1993 à juillet 1994 pour être exact. Sept suicides. Des adolescents, entre quinze et dix-huit ans. Et je m’en souviens comme si c’était hier.
Servaz retint sa respiration. La voix du juge avait changé. Elle était à présent remplie d’une dureté et d’une tristesse infinies.
— La première à partir a été une enfant d’un village voisin, Alice Ferrand, seize ans et demi. Une gamine brillante, qui avait d’excellents résultats scolaires. Issue d’un milieu cultivé : père prof de lettres, mère institutrice. Alice était considérée comme une enfant sans histoires. Elle avait des amies de son âge. Elle aimait le dessin, la musique. Très appréciée par tout le monde. Alice a été retrouvée pendue le 2 mai 1993 au matin, dans une grange des environs.
Pendue… La gorge de Servaz se noua, mais son attention s’accrut.
— Je sais à quoi tu penses, dit Saint-Cyr en croisant son regard. Mais je peux t’assurer qu’elle s’était pendue elle-même, il n’y a pas le moindre doute là-dessus. Le légiste était formel. C’était Delmas, tu le connais, un type compétent. Et on a retrouvé un seul indice dans le tiroir du bureau de la gamine : un croquis qu’elle avait dessiné de la grange, avec même la longueur exacte de corde entre la poutre et le nœud pour être sûre que ses petits pieds ne toucheraient pas le sol.
La voix du juge s’était brisée sur cette dernière phrase. Servaz vit qu’il était au bord des larmes.
— Cette affaire, c’était un vrai crève-cœur. Une gamine si attachante. Quand un garçon de dix-sept ans s’est à son tour donné la mort cinq semaines plus tard, le 7 juin, on n’y a vu qu’une terrible coïncidence. C’est au troisième, à la fin du mois, qu’on a commencé à se poser des questions. (Il termina son armagnac et posa le verre vide sur le guéridon.) De lui aussi, je me souviens comme si c’était hier. Cet été-là, nous avons eu des mois de juin et de juillet caniculaires, un temps magnifique, des soirées très chaudes qui n’en finissaient pas. On s’attardait dans les jardins, au bord de la rivière ou aux terrasses des cafés pour trouver un peu de fraîcheur. Il faisait trop chaud dans les appartements. On n’avait pas de clim à l’époque — et pas de téléphones portables non plus. Ce soir du 29 juin, j’étais au café avec le prédécesseur de Cathy d’Humières et un substitut. Le cafetier est venu me trouver. Il m’a montré le téléphone sur le comptoir. Un appel pour moi. C’était la gendarmerie. « On en a trouvé un autre », ils ont dit. Va savoir pourquoi, j’ai tout de suite compris de quoi il s’agissait.
Servaz se sentit devenir de plus en plus glacé.
— Celui-là aussi s’était pendu, comme les deux précédents. Dans une grange en ruine, au fond d’un champ de blé. Je me souviens de chaque détail : le soir d’été, les blés mûrs, le jour qui n’en finissait pas de finir, la chaleur qui cuisait les pierres même à dix heures du soir, les mouches, le corps dans l’ombre de la grange. J’ai fait un malaise, ce soir-là. Il a fallu m’hospitaliser. Puis j’ai repris l’instruction. Je te l’ai dit : je n’ai jamais connu d’affaire aussi pénible ; un vrai chemin de croix : la douleur des familles, l’incompréhension, la peur que ça recommence…
— On sait pourquoi ils ont fait ça ? Ils ont donné une explication ?
Le juge posa sur lui un regard encore aujourd’hui plein de perplexité.
— Pas la moindre. On n’a jamais su ce qui leur était passé par la tête. Aucun n’a laissé d’explications. Bien sûr, tout le monde était traumatisé. On se levait chaque matin en craignant d’apprendre qu’un autre adolescent s’était donné la mort. Personne n’a jamais compris pourquoi c’est arrivé ici, chez nous. Bien entendu, les parents qui avaient des enfants du même âge n’avaient qu’une peur : qu’ils en fassent autant. Ils étaient terrorisés. Ils essayaient tant bien que mal de les surveiller à leur insu — ou leur interdisaient de sortir. Ça a duré plus d’un an. Sept en tout. Sept ! Et puis, un beau jour, ça s’est arrêté.
— C’est une histoire incroyable ! s’exclama Servaz.
— Pas si incroyable que ça. J’ai entendu dire depuis que des événements semblables ont eu lieu dans d’autres pays, au pays de Galles, au Québec, au Japon. Des histoires de pactes suicidaires entre adolescents. Aujourd’hui, c’est pire : ils se contactent sur Internet ; ils s’envoient des messages dans des forums : « Ma vie n’a pas de sens, cherche partenaire pour mourir. » Je n’exagère pas. Dans le cas des suicides au pays de Galles, on a retrouvé au milieu des condoléances et des poèmes d’autres messages qui disaient : « Je vais bientôt te rejoindre »… Qui croirait une telle chose possible ?
— Je crois que nous vivons dans un monde où tout est désormais possible, répondit Servaz. Et surtout le pire.
Une image avait surgi dans son esprit : celle d’un garçon traversant d’un pas lourd un champ de blé, avec dans son dos le soleil couchant, une corde à la main. Autour de lui, les oiseaux chantaient, le long soir d’été éclatait de vie — mais dans sa tête régnait déjà l’obscurité. Le juge le considéra sombrement.
— Oui, c’est aussi mon avis. Au sujet de ces jeunes gens, s’ils n’ont pas laissé d’explication à leur geste, nous avons en revanche la preuve qu’ils se sont encouragés les uns les autres à passer à l’acte.
— Comment ça ?
— La gendarmerie a trouvé des lettres chez plusieurs « suicidés » : une correspondance. Envoyées à l’évidence par d’autres candidats au suicide. Ils y parlaient de leurs projets, de la façon dont ils allaient s’y prendre, de leur impatience même de passer à l’acte. Le problème, c’est que ces lettres n’étaient pas envoyées par la poste et que tous utilisaient des pseudos. Dès qu’on les a découvertes, on a décidé de prendre les empreintes digitales de tous les adolescents des environs ayant entre treize et dix-neuf ans et de les comparer à celles trouvées sur les lettres. On a aussi fait appel à un graphologue. Un travail de fourmi. Une équipe entière d’enquêteurs là-dessus vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Certaines de ces lettres avaient été écrites par ceux qui s’étaient déjà donné la mort. Mais, grâce à ce travail, on a pu aussi identifier trois nouveaux candidats. Incroyable, je sais. On les a mis sous surveillance constante et confiés à une équipe de psychologues. Mais l’un d’eux a quand même réussi à s’électrocuter dans sa baignoire avec un sèche-cheveux. La septième victime… Les deux autres ne sont jamais passés à l’acte.
— Ces lettres… ?
— Oui, je les ai gardées. Tu crois vraiment que cette histoire a un rapport avec le meurtre du pharmacien et le cheval de Lombard ?
— Grimm a été trouvé pendu…, avança Servaz prudemment.
— Et le cheval aussi, en quelque sorte…
Servaz sentit un picotement familier : la sensation qu’une étape décisive venait d’être franchie. Mais une étape vers quoi ? Le juge se leva. Il sortit de la pièce et revint au bout de deux minutes avec un lourd carton plein à ras bord de paperasse et de classeurs.
— Tout est là. Les lettres, la copie du dossier d’instruction, des expertises… S’il te plaît, ne l’ouvre pas ici.
Servaz acquiesça en regardant le carton.
— Y avait-il d’autres points communs entre eux ? À part les suicides et les lettres ? Appartenaient-ils à une bande, à un groupe ?
— Tu t’en doutes, nous avons cherché, nous avons fouillé dans toutes les directions, nous avons remué ciel et terre. En vain. La plus jeune avait quinze ans et demi, le plus vieux dix-huit ; ils n’étaient pas dans les mêmes classes ; ils n’avaient pas les mêmes goûts et ils ne participaient pas aux mêmes activités. Certains se connaissaient bien, d’autres à peine. Le seul point commun, c’était leur condition sociale, et encore : ils venaient tous de familles modestes ou moyennes. Aucun enfant issu de la riche bourgeoisie de Saint-Martin parmi eux.
Servaz sentit la frustration du juge. Il devina les centaines d’heures passées à explorer la moindre piste, le plus petit indice, à essayer de comprendre l’incompréhensible. Cette affaire avait beaucoup compté dans la vie de Gabriel Saint-Cyr. Peut-être même avait-elle été à l’origine de ses ennuis de santé et de sa retraite prématurée. Il savait que le juge emporterait ses questions dans la tombe. Jamais il ne cesserait de se les poser.
— Est-ce qu’il y a une hypothèse qui n’est pas là-dedans et que tu as envisagée ? demanda soudain Servaz, recourant à son tour au tutoiement, comme si l’émotion née de ce récit les avait rapprochés. Une hypothèse que tu as abandonnée faute de preuves ?
Le juge parut hésiter.
— Nous avons bien sûr envisagé un grand nombre d’hypothèses, répondit-il prudemment. Mais aucune n’a trouvé le moindre début de confirmation. Aucune ne s’est vraiment détachée. C’est le plus grand mystère de toute ma carrière. Je suppose que tous les juges d’instruction et tous les enquêteurs en ont un. Une affaire non résolue. Qui va revenir les hanter jusqu’à la fin de leurs jours. Une affaire qui leur laissera à jamais le goût de la frustration — et qui effacera celui de toutes les réussites.
— C’est vrai, reconnut Servaz. Tout le monde a son mystère non résolu. Et, dans ces cas-là, nous avons tous une piste plus importante que les autres. Une piste, une idée vague qui n’a débouché sur rien mais dont nous continuons à sentir qu’elle aurait pu nous mener quelque part, si seulement nous avions eu un peu de chance, ou si l’enquête avait tourné autrement. Rien de ce genre, vraiment ? Quelque chose qui ne figure pas là-dedans ?
Le juge inspira profondément, il avait les yeux fixés sur Servaz. De nouveau, il parut hésiter. Il fronça ses sourcils broussailleux, puis il dit :
— Oui, il y a bien eu une hypothèse qui avait ma préférence. Mais je n’ai trouvé aucun élément, aucun témoignage pour l’étayer. Alors, elle est restée là-dedans, ajouta-t-il en se tapotant le crâne de l’index.
— La Colonie des Isards, dit Saint-Cyr. Tu en as peut-être entendu parler ?
Le nom fit son chemin dans l’esprit de Servaz jusqu’au moment où le souvenir tinta dans sa mémoire comme une pièce jetée au fond d’une tirelire : les bâtiments désaffectés et le panneau rouillé sur la route de l’Institut. Il se remémora ce qu’il avait éprouvé à la vue de ce lieu sinistre.
— Nous sommes passés devant en allant à l’Institut. Elle est fermée, non ?
— Exact, dit le juge. Mais cette colonie a fonctionné pendant plusieurs décennies. Elle a ouvert après la guerre, et elle n’a cessé d’accueillir des enfants qu’à la fin des années 1990.
Il marqua un temps d’arrêt.
— La Colonie des Isards était destinée aux enfants de Saint-Martin et des environs qui n’avaient pas les moyens de s’offrir de vraies vacances d’été. Elle était en partie gérée par la municipalité, avec un directeur à sa tête, et accueillait des enfants de huit à quinze ans. Une sorte de camp de vacances estival avec les activités habituelles : randonnées dans la montagne, jeux de ballon, exercices physiques, baignades dans les lacs des environs…
Le juge grimaça légèrement, comme s’il avait un début de carie.
— Ce qui m’a fait m’y intéresser, c’est que cinq des suicidés étaient passés par la colonie. Et qu’ils l’avaient fait au cours des deux années précédant leur suicide. En définitive, c’était presque leur seul point commun. En examinant leurs séjours, j’ai pu constater qu’ils se répartissaient sur deux étés. Et que le directeur de la colonie avait changé l’année précédant le premier de ces étés…
L’attention de Servaz était à son comble. Il devinait où le juge voulait en venir.
— Alors, je me suis mis à fouiller dans la vie de ce directeur — un jeune homme d’une trentaine d’années, mais je n’ai rien trouvé : marié, père de famille d’une petite fille et d’un petit garçon, un type sans histoires…
— Où peut-on le trouver aujourd’hui, tu le sais ? demanda Servaz.
— Au cimetière. Il a fait la bise à un poids lourd avec sa moto il y a une dizaine d’années. Le problème, c’est que je n’ai trouvé aucune trace nulle part que les ados aient subi des violences sexuelles. Et deux des suicidés ne sont pas passés par la colonie. En outre, vu le nombre de gamins de la région qui y ont séjourné, il n’y a rien d’étonnant à ce que plusieurs d’entre eux aient eu ça en commun. Finalement, j’ai abandonné cette piste…
— Mais tu continues à penser que c’était peut-être dans cette direction qu’il fallait chercher ?
Saint-Cyr releva la tête. Ses yeux étincelaient.
— Oui.
— Tu m’as parlé de cette plainte déposée contre Grimm et les trois autres et retirée presque aussitôt. Je suppose que, dans le cadre de l’enquête sur les suicidés, tu les as interrogés ?
— Pourquoi l’aurais-je fait ? Il n’y avait aucun lien.
— Tu es sûr de ne pas avoir pensé à eux à un moment donné ? dit Servaz.
Saint-Cyr eut un nouveau mouvement d’hésitation.
— Si, bien sûr…
— Explique-toi.
— Cette histoire de chantage sexuel, ce n’était pas la première rumeur qui courait sur ces quatre-là. Il y en a eu d’autres, avant et après. Mais jamais rien qui ait débouché sur une plainte officielle, à part cette fois-là.
— Quel genre de rumeurs ?
— Des rumeurs disant que d’autres filles avaient eu droit au même traitement — et que pour certaines ça s’était mal fini, qu’ils avaient tendance à picoler et qu’une fois saouls ils devenaient… violents… Ce genre de choses… Mais les filles dont il était question étaient toutes majeures ou presque. Et les suicidés, eux, étaient des enfants. Alors, j’ai écarté cette piste. Et puis, ce n’étaient pas les rumeurs qui manquaient, à l’époque.
— Et c’était vrai ? Pour Grimm et les autres ?
— Peut-être… Mais ne rêve pas : c’est ici comme ailleurs. Il y a un nombre incalculable de commères et de concierges autoproclamés qui sont prêts à répandre les pires histoires sur leurs voisins rien que pour tuer le temps. Et à les inventer au besoin. Ça ne prouve rien. Il y avait du vrai là-dedans, j’en suis convaincu, mais ça a probablement été grossi chaque fois que quelqu’un s’emparait de la rumeur.
Servaz hocha la tête.
— Mais tu as raison de te demander si le meurtre du pharmacien n’est pas lié d’une manière ou d’une autre à d’anciennes affaires, poursuivit le juge. Tout ce qui se passe dans cette vallée prend racine dans le passé. Si tu veux découvrir la vérité, il va te falloir soulever chaque pierre — et regarder ce qu’il y a en dessous.
— Et Hirtmann, quel rôle il joue là-dedans ?
Le juge le fixa, pensif.
— C’est ce que j’appelais du temps où j’étais encore juge d’instruction le « détail qui ne colle pas ». Il y en avait toujours un, dans chaque affaire : une pièce qui refusait obstinément de rentrer dans le puzzle. On l’éliminait et tout prenait sens. Mais elle était là. Elle refusait de s’en aller. Elle signifiait que, quelque part, quelque chose nous avait échappé. Parfois c’était important. Parfois non. Certains juges et certains flics décident carrément de l’ignorer ; c’est souvent comme ça que naissent les erreurs judiciaires. Pour ma part, je ne négligeais jamais ce détail. Mais je ne me laissais pas non plus obnubiler par lui.
Servaz regarda sa montre et se leva.
— Dommage que nous n’ayons pas travaillé ensemble sur ce coup, dit-il. J’aurais préféré avoir affaire à toi plutôt qu’à Confiant.
— Merci, dit Saint-Cyr en se levant à son tour. Je crois que nous aurions fait une bonne équipe.
Il désigna la table, la cuisine et les verres vides sur le guéridon près de la cheminée.
— Je te fais une proposition. Chaque fois que tu seras contraint de dormir et de dîner à Saint-Martin, ce sera table ouverte ici pour toi. Comme ça, tu ne seras pas obligé d’ingurgiter la méchante nourriture de l’hôtel ou de dormir le ventre vide.
Servaz sourit.
— Si c’est toujours aussi copieux, je ne serai bientôt plus en mesure d’enquêter.
Gabriel Saint-Cyr rit de bon cœur, chassant la tension née de l’histoire qu’il venait de raconter.
— Disons que c’était un repas inaugural. J’ai voulu t’impressionner par mes talents culinaires. Les prochains seront plus frugaux. Promis. Il faut maintenir en forme le commandant.
— Dans ce cas, j’accepte.
— En même temps, ajouta le juge avec un clin d’œil, nous pourrons discuter des progrès de ton enquête. Dans les limites de ce que tu pourras m’en dire, bien sûr. Disons, d’un point de vue plus théorique que pratique. C’est toujours une bonne chose d’avoir à justifier ses propres hypothèses et ses conclusions devant un tiers.
Servaz savait que le juge avait raison. Il n’avait cependant pas l’intention de tout dire au magistrat. Mais il était conscient que Saint-Cyr, avec son esprit acéré et sa logique professionnelle, pourrait lui être utile. Et, si l’affaire était liée à celle des suicidés, l’ancien juge aurait beaucoup à lui apprendre.
Ils se serrèrent la main avec chaleur et Servaz ressortit dans la nuit. Sur le petit pont, il constata qu’il s’était remis à neiger. Il respira profondément l’air nocturne pour se dégriser un peu et des flocons mouillèrent ses joues. Il allait atteindre sa voiture lorsque son téléphone vibra dans sa poche.
— Il y a du nouveau, dit Ziegler.
Servaz se raidit. Il regarda le moulin de l’autre côté du ruisseau. La silhouette du juge passa derrière une fenêtre, portant des assiettes et des couverts. Au-dessus du moulin, les flocons descendaient en grand nombre dans la nuit.
— On a trouvé du sang appartenant à quelqu’un d’autre que Grimm sur la scène de crime. Son ADN vient d’être identifié.
Servaz eut l’impression qu’un gouffre s’ouvrait sous ses pieds. Il avala sa salive. Il savait ce qu’elle allait dire.
— C’est celui d’Hirtmann.
À l’Institut, il était un peu plus de minuit lorsque le minuscule grincement de porte se fit entendre. Diane ne dormait pas. Allongée sur son lit, les yeux ouverts dans l’obscurité, elle attendait, encore habillée. Elle tourna la tête et vit le rai de lumière sous sa porte. Puis elle perçut les pas feutrés.
Elle se leva.
Pourquoi faisait-elle ça ? Rien ne l’y obligeait. Elle entrouvrit la porte.
Le couloir était de nouveau obscur — mais l’escalier à son extrémité était éclairé. Elle jeta un coup d’œil de l’autre côté et sortit. Elle était en jean, pull-over et chaussons. Comment justifierait-elle sa présence dans les couloirs à cette heure si d’aventure elle tombait nez à nez avec quelqu’un ? Elle atteignit l’escalier. Tendit l’oreille. L’écho de pas furtifs en dessous. Ils ne s’arrêtèrent ni au troisième étage ni au second. Les pas stoppèrent au premier. Diane s’immobilisa. Sans oser se pencher par-dessus la rampe.
Un déclic.
La personne qu’elle suivait venait de pianoter le code d’accès du premier étage sur le boîtier biométrique. Un boîtier par étage. Sauf au dernier, où se trouvait le dortoir du personnel. Elle entendit la porte du premier bourdonner, s’ouvrir puis se refermer. Est-ce qu’elle était vraiment en train de faire ça ? Se livrer à une filature nocturne sur son nouveau lieu de travail ?
Elle descendit à son tour les marches jusqu’à la porte sécurisée, hésita, compta jusqu’à dix. Elle allait pianoter le code lorsqu’une pensée l’arrêta.
Les caméras…
Toutes les parties où évoluaient et dormaient les patients étaient couvertes par les caméras de surveillance. Il y en avait dans tous les endroits stratégiques — au rez-de-chaussée comme aux premier, deuxième et troisième étages. Pas de caméras en revanche dans les escaliers de service, qui étaient hors d’atteinte des pensionnaires, ni au quatrième, où se trouvait le dortoir du personnel. Partout ailleurs, les caméras veillaient au grain. Impossible de poursuivre sa filature sans passer à un moment ou à un autre dans leur champ de vision…
La personne devant elle n’avait donc pas peur d’être filmée. Mais si les caméras enregistraient le passage de Diane dans son sillage, c’est son comportement à elle qui deviendrait suspect…
Elle en était là de ses réflexions lorsque des pas retentirent de l’autre côté de la porte. Elle eut à peine le temps de se précipiter dans l’escalier et de s’y dissimuler que la sécurité biométrique bourdonnait à nouveau.
Pendant un bref instant, la crainte lui étreignit le cœur. Mais, au lieu de remonter vers les dortoirs, la personne qu’elle avait suivie reprit sa descente. Diane n’hésita qu’un instant.
Tu es dingue !
Parvenue devant la porte du rez-de-chaussée, elle s’arrêta. Personne à l’horizon. Où est-elle passée ? Si la personne avait pénétré dans les locaux communs, Diane aurait dû entendre une nouvelle fois le bourdonnement des serrures de sécurité. Elle faillit ne pas remarquer la porte de la cave, sur sa gauche, en bas d’une dernière volée de marches : elle était en train de se refermer… N’ayant qu’une poignée fixe de ce côté, la porte ne s’ouvrait qu’avec une clef. Elle se précipita et glissa sa main dans l’intervalle, juste avant que le lourd battant métallique ne se referme.
Elle dut faire un effort pour le tirer à elle.
De nouvelles marches, en béton brut celles-ci. Elles s’enfonçaient dans les profondeurs obscures du sous-sol. Une quinzaine jusqu’à un palier, puis d’autres en sens inverse. Un escalier raide, des murs lépreux.
Elle hésita.
C’était une chose de suivre une personne à travers les couloirs de l’Institut : si on la surprenait, elle pourrait toujours prétexter qu’elle était restée tard à son bureau et qu’elle s’était égarée… C’en était une tout autre de suivre cette même personne dans les sous-sols.
Les pas continuaient leur descente…
Se décidant, elle laissa la lourde porte se refermer sur elle : côté sous-sols, le battant métallique s’ouvrait grâce à une barre de sécurité horizontale. Il claqua légèrement en se verrouillant. Une froide humidité minérale l’enveloppa aussitôt, en même temps qu’une odeur de cave. Elle entama sa descente. Elle en était à sa deuxième volée de marches quand, tout à coup, la lumière s’éteignit. Son pied loupa la marche suivante. Elle perdit l’équilibre en poussant un petit cri et son épaule alla heurter durement le mur en dessous. Grimaçant de douleur, Diane porta la main à son épaule. Puis elle retint sa respiration. Les pas s’étaient arrêtés ! La peur — qui n’était jusqu’à présent qu’une présence vague à la périphérie de son cerveau — l’envahit d’un seul coup. Son cœur bondit dans sa poitrine ; elle n’entendait plus rien sinon le bourdonnement de son sang dans ses tympans. Elle allait faire demi-tour lorsque les pas reprirent. Ils s’éloignaient… Diane regarda vers le bas. Ce n’était pas l’obscurité totale : une lueur imprécise, fantomatique, montait dans l’escalier et se répandait sur les murs comme une mince couche de peinture jaune. Elle reprit sa descente, posant chaque pied avec précaution, et déboucha dans un grand couloir faiblement éclairé.
Tuyaux et faisceaux de gaines électriques sous le plafond, traînées de rouille et taches noires d’humidité sur les murs.
Les sous-sols…
Un endroit que peu de membres du personnel devaient connaître.
Air confiné ; le froid terrible et l’humidité lui firent penser à une tombe.
Les bruits — pas qui s’éloignent, goutte-à-goutte de l’eau suintant du plafond, ronflement d’un lointain système d’aération tout acquérait une présence inquiétante.
Elle frissonna.
Un frisson qui lui caressa l’échine comme une main glacée. Continuer ou pas ? Cet endroit avait l’air d’un labyrinthe avec ses intersections et ses couloirs. Maîtrisant ses émotions, elle essaya de repérer la direction prise par les pas. Ils étaient de plus en plus faibles et la lumière aussi diminuait : elle devait faire vite. La lumière et les sons venaient du même côté. Elle gagna l’angle suivant et se pencha. Une silhouette dans le fond… Elle eut à peine le temps de l’entrevoir qu’elle avait disparu sur la droite.
Diane se rendit compte que la lumière tremblante et vacillante qui éclairait le couloir dans le sillage de la personne était celle d’une torche électrique.
La gorge serrée, elle s’élança pour ne pas se retrouver seule dans le noir. Elle tremblait — de froid ou de peur. C’est de la folie ! Qu’est-ce que je fais ici ? Elle n’avait absolument rien sous la main pour se défendre ! Elle devait aussi faire attention où elle mettait les pieds : à certains endroits, les couloirs, bien que larges, étaient presque entièrement obstrués par un tas de vieilleries — sommiers, matelas, lits de fer dressés contre les murs, lavabos ébréchés, fauteuils et chaises cassés, cartons, ordinateurs et téléviseurs hors d’usage… Par-dessus le marché, la silhouette ne cessait de virer à droite et à gauche, s’enfonçant toujours plus avant dans les entrailles de l’Institut, et Diane ne devait qu’au sillage tremblotant de lumière qu’elle laissait derrière elle de pouvoir deviner de quel côté elle avait tourné. Elle fut tentée de renoncer et de retourner par où elle était venue mais elle comprit qu’il était déjà trop tard. Elle ne retrouverait jamais la sortie dans l’obscurité ! Elle se demanda ce qui se passerait si elle appuyait sur un interrupteur et si tous les sous-sols s’illuminaient. La personne devant comprendrait qu’elle était suivie. Comment réagirait-elle ? Reviendrait-elle sur ses pas ? Diane n’avait d’autre issue que de suivre la lueur mouvante. Autour d’elle, dans l’obscurité presque totale, de minuscules griffes raclaient le sol. Des rats ! Ils décampaient sur son passage. Diane sentait les ténèbres peser sur ses épaules. La lueur augmentait ou faiblissait selon que la distance qui les séparait grandissait ou diminuait…
Elle prenait de plus en plus conscience qu’elle avait cédé à une impulsion irréfléchie. Pourquoi n’était-elle pas restée dans sa chambre ?
Tout à coup, elle entendit le grincement d’une porte métallique, puis cette même porte se referma — et elle se retrouva plongée dans le noir complet ! Comme si on lui avait brusquement ôté la vue. Totalement désorientée… Elle ne voyait plus ni son corps, ni ses pieds, ni ses mains… Rien que du noir sur du noir… Un noir opaque qu’aucun regard n’aurait pu pénétrer. Le sang se mit à battre dans ses oreilles et elle essaya de déglutir mais sa bouche était sèche. Elle tourna sur elle-même, en vain. Il y avait toujours les bruits sourds du système d’aération et de l’eau suintant quelque part mais ils lui parurent aussi lointains et inutiles qu’une corne de brume l’est pour un navire en train de sombrer par une nuit de tempête. Puis elle se souvint de son téléphone portable qui traînait toujours dans la poche arrière de son jean. Elle le sortit d’une main tremblante. La lueur de l’écran était encore plus faible qu’elle ne l’avait craint. C’est à peine s’il éclairait le bout de ses doigts. Elle se mit en marche jusqu’à ce que le pauvre halo entouré de ténèbres trouve autre chose à éclairer que sa propre main : un mur. Ou du moins quelques centimètres carrés de béton. Elle suivit lentement la paroi pendant plusieurs minutes, jusqu’au moment où un commutateur apparut. Les néons clignotèrent avant de répandre leur jour électrique dans le sous-sol et elle se précipita vers l’endroit où elle avait entendu la porte claquer. Elle était identique à celle qu’elle avait franchie précédemment. Elle poussa la barre de sécurité puis elle réfléchit qu’une fois de l’autre côté et la porte refermée elle n’aurait plus aucun moyen de rebrousser chemin. Elle fit quelques pas dans le sous-sol jusqu’au moment où elle repéra une planche qui traînait avec d’autres objets mis au rebut et elle l’intercala entre le battant et le dormant après avoir franchi l’obstacle.
Un escalier et une baie vitrée… Elle les reconnut d’emblée… Elle était déjà venue ici… Elle grimpa les premières marches puis elle s’arrêta… Inutile d’aller plus loin… Il y avait une caméra tout là-haut, elle le savait. Et une épaisse porte blindée munie d’un hublot qui donnait sur un sas.
Quelqu’un se rendait nuitamment à l’unité A…
Quelqu’un qui empruntait les escaliers de service et les sous-sols pour éviter les caméras de surveillance. Sauf celle qui se trouvait au-dessus de la porte blindée… Diane avait les mains moites et les tripes nouées. Elle comprit ce que cela impliquait : ce quelqu’un avait un complice parmi les gardes de l’unité A.
Elle se dit que ce n’était peut-être rien. Des membres du personnel qui, au lieu de dormir, jouaient au poker à l’insu de tout le monde ; ou même une liaison clandestine entre M. Monde et une employée. Mais, au fond d’elle-même, elle savait qu’il s’agissait de tout autre chose. Elle en avait trop entendu. Elle avait entrepris un voyage dans un endroit où régnaient la folie et la mort. Sauf que l’une et l’autre n’étaient pas sous contrôle, comme elle s’y était attendue d’une manière inexplicable, elles avaient réussi à s’échapper de leur boîte. Quelque chose de sinistre était à l’œuvre ici et, qu’elle le veuille ou non, en venant à l’Institut, elle était entrée dans le jeu…
La neige tombait de plus en plus dru et elle commençait à tenir lorsque Servaz se gara devant la gendarmerie. Le planton à l’accueil somnolait. On avait descendu la grille et il dut la relever pour permettre à Servaz de passer. Tenant le lourd carton contre lui, le flic se dirigea vers la salle de réunion ; les couloirs étaient déserts et silencieux. Bientôt minuit.
— Par ici, dit une voix au moment où il passait devant une porte.
Il s’arrêta et jeta un coup d’œil par la porte ouverte. Irène Ziegler s’était installée dans un petit bureau plongé dans la pénombre. Une seule lampe était allumée. À travers les stores, il aperçut des flocons qui tourbillonnaient dans la lueur d’un réverbère. Ziegler bâilla et s’étira. Il comprit qu’elle avait un peu piqué du nez en l’attendant. Elle regarda le carton. Puis elle lui sourit. Tout à coup, à cette heure avancée de la nuit, il trouva ce sourire charmant.
— C’est quoi, ça ?
— Un carton.
— Je vois. Et dedans ?
— Tout ce qui concerne les suicidés.
Une lueur de surprise et d’intérêt passa dans ses yeux verts.
— C’est Saint-Cyr qui vous l’a donné ?
— Un café ? dit-il en posant le lourd carton sur le bureau le plus proche.
— Court, sucré. Merci.
Il ressortit et marcha jusqu’au distributeur au fond du couloir, puis revint avec deux gobelets en polystyrène.
— Tiens, dit-il.
Elle le regarda, surprise.
— Il serait peut-être temps qu’on se tutoie, non ? s’excusa-t-il en pensant à la spontanéité avec laquelle le juge l’avait immédiatement tutoyé. Pourquoi diable n’était-il pas capable d’en faire autant ? Était-ce l’heure tardive ou le sourire qu’elle venait de lui adresser qui l’avait incité à franchir le pas, tout à coup ?
Il vit Ziegler sourire de nouveau.
— D’accord. Alors, ce dîner ? Instructif, on dirait.
— Toi d’abord.
— Non, toi d’abord.
Il posa une fesse sur le bord du bureau et aperçut un jeu de solitaire sur l’écran. Puis il se lança. Ziegler l’écouta avec intérêt, sans l’interrompre une seule fois.
— C’est une histoire incroyable ! dit-elle quand il eut fini.
— Ce qui m’étonne, c’est que tu n’en aies jamais entendu parler.
Elle fronça les sourcils et cligna des yeux.
— Ça me dit vaguement quelque chose. Quelques articles dans les journaux, peut-être. Ou des conversations à table entre mes parents. Je te rappelle que je n’étais pas encore dans la gendarmerie. En fait, j’avais à peu près l’âge de ces adolescents, à l’époque.
Il se rendit compte tout à coup qu’il ne savait rien d’elle. Pas même où elle vivait. Et qu’elle n’en savait pas plus à son sujet. Depuis une semaine, toutes leurs conversations tournaient autour de l’enquête.
— Pourtant, tu vivais pas loin d’ici, insista-t-il.
— Mes parents habitaient à une quinzaine de kilomètres de Saint-Martin, dans une autre vallée. Je ne suis pas allée à l’école ici. Ado, être d’une autre vallée c’était comme être d’un autre monde. Quinze kilomètres pour un enfant, c’est comme mille pour un adulte : chaque ado a son territoire. À l’époque des faits, je prenais le bus scolaire vingt kilomètres plus à l’ouest et j’allais au lycée de Lannemezan, à quarante kilomètres d’ici. Ensuite, j’ai fait la fac de droit à Pau. Maintenant que tu le dis, je me souviens qu’il y avait des conversations dans la cour de récréation au sujet de ces suicides. Il faut croire que j’avais occulté ça.
Il sentit qu’elle répugnait à parler de sa jeunesse et il se demanda pourquoi.
— Il serait intéressant de demander son avis à Propp, dit-il.
— Son avis sur quoi ?
— Sur la raison pour laquelle ta mémoire a occulté ces événements.
Elle lui lança un regard mi-figue mi-raisin.
— Cette histoire, les enfants suicidés : quel rapport avec Grimm ?
— Peut-être aucun.
— Alors pourquoi s’y intéresser ?
— Le meurtre de Grimm ressemble à une vengeance et quelque chose ou quelqu’un a poussé ces enfants à mettre fin à leurs jours. Et puis, il y a cette plainte déposée il y a quelques années contre Grimm, Perrault et Chaperon pour cette histoire de chantage sexuel… Si on assemble ces pièces, qu’est-ce que ça nous donne ?
Servaz sentit tout à coup une décharge électrique le traverser : ils tenaient quelque chose. C’était là, à portée de main. Le cœur sombre de l’histoire, la masse critique — d’où tout rayonnait. Quelque part, caché dans un angle mort… Il sentit l’adrénaline lui courir dans les veines.
— Je suggère qu’on commence par examiner ce qu’il y a dans ce carton, dit-il avec un léger tremblement dans la voix.
— On s’y met ? demanda-t-elle — mais c’était à peine une question.
Il lut le même espoir et la même excitation sur son visage. Servaz consulta sa montre, il était presque 1 heure du matin. Il neigeait toujours derrière les stores.
— D’accord. Le sang, ajouta-t-il, changeant brusquement de sujet. On l’a trouvé où exactement ?
Elle lui jeta un regard troublé.
— Sur le pont, près de là où on a accroché le pharmacien.
Ils restèrent quelques instants sans parler.
— Du sang, répéta-t-il. C’est impossible !
— Le labo est formel.
— Du sang… Comme si…
— Comme si Hirtmann s’était blessé en pendant le corps de Grimm…
Ziegler prit les choses en main. Elle farfouilla dans le carton plein de chemises, de classeurs, de blocs sténo et de courriers administratifs jusqu’au moment où elle exhuma une chemise intitulée « Synthèse ». Manifestement, Saint-Cyr l’avait rédigée lui-même ; le juge avait une écriture précise, déliée et rapide — tout le contraire d’un gribouillage de toubib. Servaz constata qu’il avait résumé les différentes étapes de l’enquête avec une clarté et une concision remarquables. Ziegler utilisa ensuite cette synthèse pour s’orienter dans le fatras du carton. Elle commença par sortir les pièces du dossier et par les répartir en petits tas : les rapports d’autopsie, les procès-verbaux d’auditions, les interrogatoires des parents, la liste des pièces à conviction, les lettres trouvées au domicile des adolescents… Saint-Cyr avait fait des photocopies de toutes les pièces du dossier pour son usage personnel. En plus des photocopies, il y avait : des coupures de presse, des Post-it, des feuilles volantes, des plans avec, chaque fois, marqué d’une croix noire, le lieu où tel adolescent s’était donné la mort mais aussi de mystérieux itinéraires faits de flèches et de cercles rouges, des bulletins scolaires, des photos de classe, des notes rédigées sur des bouts de papier, des tickets de péage…
Servaz en resta médusé. Le vieux juge avait visiblement fait de cette histoire une affaire personnelle. Comme d’autres enquêteurs avant lui, il s’était laissé complètement obséder par ce mystère. Espérait-il vraiment découvrir le fin mot de l’histoire à son domicile, quand il n’aurait rien d’autre à faire qu’y consacrer tout son temps ? Puis ils trouvèrent un document encore plus pénible : la liste des sept victimes avec leur photo et les dates de leur suicide.
2 mai 1993 Alice Ferrand, 16 ans
7 juin 1993 Michaël Lehmann, 17 ans
29 juin 1993 Ludovic Asselin, 16 ans
5 septembre 1993 Marion Dutilleul, 15 ans
24 décembre 1993 Séverine Guérin, 18 ans
16 avril 1994 : Damien Llaume, 16 ans
9 juillet 1994 : Florian Vanloot, 17 ans
— Bon Dieu !
Sa main trembla lorsqu’il les étala sur le bureau, dans le halo de la lampe : sept photos agrafées à sept petites fiches cartonnées que lui tendait Ziegler. Sept visages souriants. Les uns regardaient l’objectif ; les autres détournaient le regard. Il considéra sa coéquipière. Debout à côté de lui, elle semblait foudroyée. Les yeux de Servaz revinrent ensuite se poser sur les visages. Il sentit l’émotion lui serrer la gorge.
Ziegler lui tendit la moitié des rapports d’autopsie et se plongea dans l’autre moitié. Pendant un moment, ils lurent en silence. Sans surprise, les rapports concluaient à des morts par pendaison, sauf dans un cas où la victime s’était jetée du haut d’une montagne, et dans celui du garçon sous surveillance qui avait trouvé le moyen de s’électrocuter dans sa baignoire. Les légistes n’avaient décelé aucune anomalie, aucune zone d’ombre : les scènes de « crime » étaient limpides ; tout confirmait que les adolescents étaient venus seuls sur le lieu de leur mort et qu’ils avaient agi seuls. Quatre des autopsies avaient été effectuées par Delmas et par un autre légiste que Servaz connaissait, tout aussi compétent. Après les autopsies, ils passèrent aux enquêtes de voisinage. Elles tentaient de cerner la personnalité des sept victimes, indépendamment des témoignages des parents. Comme toujours, il y avait dans le tas quelques commérages sordides ou malveillants mais, dans l’ensemble, elles dessinaient des portraits d’adolescents classiques, hormis le cas d’un garçon difficile, Ludovic Asselin, connu pour des faits de violence contre ses camarades et de rébellion à l’autorité. Les témoignages les plus émouvants concernaient Alice Ferrand, la première victime, que tout le monde semblait apprécier et qui était unanimement présentée comme une enfant des plus attachantes. Servaz regarda la photo : des cheveux bouclés couleur de blé mûr, une peau de porcelaine ; elle fixait l’objectif de ses beaux yeux graves. Un très joli visage, dont chaque détail paraissait avoir été sculpté avec précision par un miniaturiste ; le visage d’une belle jeune fille de seize ans — mais le regard était celui d’une personne bien plus âgée. Il y avait de l’intelligence en lui. Mais aussi autre chose… Ou bien était-ce son imagination ?
Vers 3 heures du matin, ils accusèrent le coup. Servaz décida de s’accorder un peu de repos. Il suivit le couloir, entra dans les toilettes et fit couler de l’eau froide sur son visage. Puis il se redressa et se regarda dans la glace ; l’un des néons clignotait en grésillant, jetant une lueur sinistre sur la rangée de portes derrière lui. Servaz avait trop mangé et trop bu chez Saint-Cyr, il était épuisé et cela se voyait. Il entra dans l’un des cabinets, se soulagea d’un jet puissant, se rinça les mains et les sécha sous le souffleur. En ressortant, il s’arrêta devant le distributeur de boissons chaudes.
— Un café ? lança-t-il vers le couloir désert.
Sa voix résonna dans le silence. La réponse lui parvint par la porte ouverte, de l’autre bout du couloir.
— Court ! Sucré ! Merci !
Il se demanda s’il y avait quelqu’un d’autre dans le bâtiment, à part eux et le planton à l’entrée. Il savait que les gendarmes logeaient dans une autre aile. Son gobelet à la main, il traversa la cafétéria obscure, se faufilant entre les tables rondes colorées en jaune, rouge et bleu. Derrière la baie vitrée protégée par une grille faite de grands losanges de métal, la neige tombait en silence sur un petit jardin. Des haies bien taillées, un bac à sable et un toboggan en plastique pour les enfants des gendarmes qui vivaient là. Au-delà s’étendaient la plaine blanche et puis, dans le fond, découpées sur le ciel noir, les montagnes. Une nouvelle fois, il repensa à l’Institut et à ses pensionnaires. Et à Hirtmann… Son sang sur le pont. Qu’est-ce qu’il signifiait ? « Il y a toujours un détail qui ne colle pas », avait dit Saint-Cyr. Parfois c’était important, parfois non…
Il était 5 heures et demie quand Servaz se renversa dans son fauteuil en déclarant que ça suffisait. Ziegler avait l’air épuisée. La frustration se lisait sur son visage. Rien. Il n’y avait absolument rien dans le dossier pour accréditer la thèse des abus sexuels. Pas le moindre embryon d’indice. Dans son dernier rapport, Saint-Cyr était parvenu à la même conclusion. Il avait noté dans la marge, au crayon « Abus sexuels ? Aucune preuve. » Mais il avait quand même souligné la question deux fois. À un moment donné, Servaz avait été tenté de parler de la colonie avec Ziegler mais il avait renoncé. Il était trop fatigué et il ne s’en sentait pas la force.
Ziegler consulta sa montre.
— Je crois qu’on n’arrivera à rien cette nuit. On devrait aller dormir un peu.
— Ça me va. Je rentre à l’hôtel. Rendez-vous dans la salle de réunion à 10 heures. Tu dors où ?
— Ici. On m’a prêté l’appartement d’un gendarme qui est en congé. Ça fait faire des économies à l’administration.
Servaz opina.
— Par les temps qui courent, il n’y a pas de petites économies, hein ?
— Je crois que je n’ai jamais connu une enquête pareille, dit Ziegler en se levant. D’abord, un cheval mort, puis un pharmacien pendu sous un pont. Et, entre les deux, un seul point commun : l’ADN d’un criminel en série… et, à présent, des adolescents qui se suicident à la chaîne. Ça ressemble à un mauvais rêve. Pas de logique, pas de fil conducteur. Je vais peut-être me réveiller en m’apercevant que tout ça n’a jamais existé.
— Il y aura un réveil, dit Servaz fermement. Mais pas pour nous : pour le ou les coupables. Et dans pas longtemps.
Il sortit et s’éloigna d’un pas vif.
Cette nuit-là, il rêva de son père. Dans son rêve, Servaz était un jeune garçon de dix ans. Tout était drapé dans une chaude et agréable nuit d’été et son père n’était qu’une silhouette, tout comme les deux personnes avec qui il discutait devant la maison. En s’approchant, le jeune Servaz constata qu’il s’agissait de deux hommes très âgés, vêtus de grandes toges blanches. Tous deux étaient barbus. Servaz se glissa entre eux et leva la tête mais les trois hommes ne lui prêtèrent aucune attention. En tendant l’oreille, l’enfant comprit qu’ils parlaient en latin. Une discussion très animée mais bon enfant. À un moment donné, son père rit, puis il redevint sérieux. Une musique montait aussi de la maison — une musique familière que, sur le moment, Servaz fut incapable de reconnaître.
Puis un bruit de moteur s’éleva au loin, sur la route, dans la nuit, et les trois hommes se turent brusquement.
— Ils arrivent, dit finalement l’un des deux vieillards.
Son ton était funèbre et, dans son rêve, Servaz se mit à trembler.
Servaz arriva à la gendarmerie avec dix minutes de retard. Il avait eu besoin d’un grand bol de café noir, de deux cigarettes et d’une douche brûlante pour chasser la fatigue qui menaçait de le terrasser. Et sa gorge le brûlait toujours. Ziegler était déjà là. Elle avait de nouveau revêtu sa combinaison de cuir et de titane qui évoquait une armure moderne, et il se rappela avoir aperçu sa moto devant la gendarmerie. Ils se mirent d’accord pour rendre visite aux parents des suicidés et se répartirent les adresses. Trois pour Servaz, quatre pour Ziegler. Servaz décida de commencer par la première de la liste : Alice Ferrand. L’adresse n’était pas à Saint-Martin mais dans un village voisin. Il s’attendait à rencontrer une famille modeste, des parents âgés et brisés par le chagrin. Quelle ne fut pas sa stupeur de se retrouver face à un homme de haute taille encore dans la force de l’âge, souriant, qui le reçut torse et pieds nus — simplement vêtu d’un pantalon de lin écru retenu par un cordon à la taille !
Sous le coup de la surprise, Servaz bafouilla au moment de se présenter et d’expliquer le motif de sa visite.
Le père d’Alice se fit aussitôt soupçonneux.
— Vous avez une carte ?
— La voici.
L’homme l’examina attentivement. Puis il se détendit et la lui rendit.
— Je voulais m’assurer que vous n’étiez pas un de ces journaleux qui, périodiquement, ressortent l’histoire lorsqu’ils sont en mal de copie, s’excusa-t-il. Entrez.
Gaspard Ferrand s’effaça pour laisser passer Servaz. Il était grand et mince. Le flic ne put s’empêcher de noter le torse bronzé, sans un gramme de graisse mais avec quelques poils gris au niveau du sternum, la peau tannée et tendue sur la cage thoracique comme une toile de tente, les mamelons bruns comme ceux d’un vieillard. Ferrand remarqua son regard.
— Veuillez excuser ma tenue : j’étais en train de faire un peu de yoga. Le yoga m’a beaucoup aidé après la mort d’Alice, et aussi le bouddhisme.
D’abord stupéfait, Servaz se souvint que le père d’Alice n’était pas employé ou ouvrier, comme les autres parents, mais prof de lettres. Il imagina aussitôt un homme disposant de nombreuses vacances et épris de destinations exotiques : Bali, Phuket, les Caraïbes, Rio de Janeiro ou les Maldives…
— Je m’étonne que la police s’intéresse encore à cette histoire.
— En vérité, j’enquête sur la mort du pharmacien Grimm.
Ferrand se retourna. Servaz lut la perplexité dans son regard.
— Et vous croyez qu’il y a un rapport entre la mort de Grimm et le suicide de ma fille ou celui de ces malheureux jeunes gens ?
— C’est ce que j’essaie de déterminer.
Gaspard Ferrand le scruta, l’œil aux aguets.
— Le lien n’est pas évident a priori. Qu’est-ce qui vous fait l’envisager ?
Pas si bête. Servaz hésitait à répondre. Gaspard Ferrand se rendit compte de son embarras — et aussi du fait qu’ils étaient debout, face à face, dans un couloir étroit, lui torse nu, son visiteur emmitouflé pour l’hiver. Il lui montra la porte ouverte du salon.
— Thé, café ?
— Café, si ça ne vous dérange pas.
— Pas le moins du monde. Pour moi, ce sera un thé. Asseyez-vous en attendant que je le prépare ! lança-t-il en disparaissant dans la cuisine, de l’autre côté du couloir. Mettez-vous à l’aise !
Servaz ne s’était pas attendu à un accueil aussi chaleureux. À l’évidence, le père d’Alice aimait recevoir des visites — même celle d’un flic venu l’interroger sur sa fille qui s’était suicidée quinze ans plus tôt. Servaz regarda autour de lui. Dans le salon régnait un grand désordre. Comme chez Servaz, il y avait des livres et des revues empilés un peu partout : sur la table basse, sur les fauteuils, sur les meubles. Et de la poussière… Un homme seul ? Gaspard Ferrand était-il veuf ou divorcé ? Cela aurait expliqué son empressement à accueillir un visiteur. Une enveloppe d’Action contre la faim traînait sur un meuble ; Servaz reconnut le logo bleu et le papier recyclé gris : il était lui-même membre donateur de l’ONG. Dans un cadre, le père d’Alice apparaissait à plusieurs reprises en compagnie de personnes qui ressemblaient à des paysans tantôt sud-américains, tantôt asiatiques, sur fond de jungles ou de rizières. Servaz devina que les voyages de Gaspard Ferrand ne consistaient pas uniquement à bronzer sur une plage des Antilles, à faire de la plongée et à boire des daiquiris.
Il se laissa tomber dans le canapé. Près de lui, d’autres livres empilés sur un beau tabouret-éléphant en bois sombre. Servaz essaya de retrouver le nom africain de cet objet : esono dwa…
L’odeur du café monta du couloir. Ferrand réapparut avec un plateau portant deux mugs fumants, du sucre et une pince à sucre, ainsi qu’un album photo qu’il tendit à Servaz après avoir posé le plateau sur la table basse.
— Tenez.
Servaz l’ouvrit. Comme il s’y attendait, des photos d’Alice : Alice à quatre ans dans une voiture à pédales ; Alice arrosant les fleurs à l’aide d’un arrosoir presque aussi grand qu’elle ; Alice avec sa mère, une femme mince et songeuse avec un grand nez à la Virginia Woolf ; Alice à dix ans, jouant au football en culottes courtes avec des garçons de son âge, se précipitant balle au pied vers les cages adverses, l’air crâne et déterminé… Un vrai garçon manqué. Et une petite fille ravissante, lumineuse. Gaspard Ferrand se laissa tomber à côté de lui. Il avait passé une chemise à col Mao, de la même couleur écrue que le pantalon, sur son torse bronzé.
— Alice était une enfant merveilleuse. Facile à vivre, toujours gaie, serviable. C’était notre rayon de soleil.
Ferrand continuait de sourire, comme si évoquer le souvenir d’Alice lui était agréable et non pénible.
— C’était aussi une enfant très intelligente. Douée pour un tas de choses : le dessin, la musique, les langues, le sport, l’écriture… Elle dévorait les livres. À douze ans, elle savait déjà ce qu’elle voulait faire plus tard : devenir milliardaire, puis redistribuer l’argent à ceux qui en avaient le plus besoin.
Gaspard Ferrand éclata d’un rire grinçant, bizarre.
— Nous n’avons jamais compris pourquoi elle avait fait ça.
Cette fois, la fêlure était bien là. Mais Ferrand se reprit.
— Pourquoi faut-il qu’on nous arrache le meilleur de nous-mêmes et qu’on nous laisse ensuite vivre avec ça ? Je me suis posé cette question pendant quinze ans ; aujourd’hui, j’ai trouvé la réponse.
Ferrand lui lança un coup d’œil si étrange que, pendant un instant, Servaz se demanda si le père d’Alice n’avait pas perdu la raison.
— Mais c’est une réponse que chacun doit trouver à l’intérieur de soi. Je veux dire par là que personne ne peut vous l’enseigner ou répondre à votre place.
Gaspard Ferrand sonda Servaz de son regard acéré pour voir si celui-ci avait compris. Servaz se sentit extrêmement mal à l’aise.
— Mais je vous mets dans l’embarras, constata son hôte. Pardonnez-moi. Voilà ce que c’est que de vivre seul. Ma femme est morte d’un cancer foudroyant deux ans après le départ d’Alice. Donc, vous vous intéressez à cette vague de suicides d’il y a quinze ans alors même que vous enquêtez sur le meurtre du pharmacien. Pourquoi ?
— Aucun des enfants n’a laissé de lettre d’explication ? demanda Servaz sans répondre.
— Aucun. Mais ça ne veut pas dire qu’il n’y en avait pas. D’explication, je veux dire. Il y a une raison à tous ces suicides, ces gosses ont mis fin à leurs jours pour une raison très précise. Pas simplement parce qu’ils trouvaient que la vie ne valait pas d’être vécue.
Ferrand regardait fixement Servaz. Celui-ci se demanda s’il était au courant des rumeurs qui avaient couru au sujet de Grimm, Perrault, Chaperon et Mourrenx.
— Alice avait-elle changé quelque temps avant son suicide ?
Ferrand hocha la tête.
— Oui. On ne s’en est pas aperçus tout de suite. C’est petit à petit qu’on a constaté ces changements : Alice ne riait plus autant qu’avant, elle se mettait plus souvent en colère, elle passait plus de temps dans sa chambre… Des détails comme ça… Un jour, elle a voulu arrêter le piano. Elle ne nous parlait plus de ses projets comme auparavant.
Servaz sentit la glace couler dans ses veines. Il se souvint de l’appel d’Alexandra à son hôtel. Il revit aussi le bleu sur la pommette de Margot.
— Et vous ne savez pas exactement quand ça a commencé ?
Ferrand hésita. Servaz eut le sentiment bizarre que le père d’Alice avait une idée précise du moment où cela avait commencé mais qu’il répugnait à en parler.
— Plusieurs mois avant son suicide, je dirais. Ma femme a mis ces changements sur le compte de la puberté.
— Et vous ? c’est votre avis : c’étaient des changements naturels ?
Ferrand lui jeta un nouveau regard étrange.
— Non, répondit-il fermement après un moment.
— Qu’est-ce qui lui est arrivé, d’après vous ?
Le père d’Alice garda le silence si longtemps que Servaz faillit l’attraper par le bras pour le secouer.
— Je ne sais pas, répondit-il sans quitter Servaz des yeux, mais je suis sûr que quelque chose s’est passé. Quelqu’un, dans cette vallée, sait pourquoi nos enfants se sont suicidés.
La réponse, tout comme le ton employé, avait quelque chose d’énigmatique qui mit aussitôt la puce à l’oreille de Servaz. Celui-ci s’apprêtait à lui demander de préciser sa pensée quand son téléphone portable vrombit au fond de sa poche.
— Excusez-moi, dit Servaz en se levant.
C’était Maillard. L’officier de gendarmerie avait une voix tendue.
— On vient de recevoir un appel très bizarre. Un type qui masquait sa voix. Il voulait vous parler. Il a dit que c’était urgent, qu’il avait des informations sur le meurtre de Grimm. Mais il ne voulait parler qu’à vous. Ce n’est pas le premier coup de fil de ce genre qu’on reçoit, bien sûr, mais… je ne sais pas… celui-là avait l’air… sérieux. On aurait dit aussi que ce type avait peur.
Servaz sursauta violemment.
— Peur ? Comment ça « peur » ? Vous en êtes sûr ?
— Oui. J’en mettrais ma main à couper.
— Vous lui avez donné mon numéro ?
— Oui. On n’aurait pas dû ?
— Si, vous avez bien fait. Vous avez le sien ?
— Il s’agit d’un portable. Il a raccroché dès qu’on lui a donné le vôtre. On a essayé de le rappeler, mais on tombe chaque fois sur sa messagerie.
— Vous avez pu l’identifier ?
— Non, pas encore. Il nous faudrait solliciter l’opérateur téléphonique.
— Appelez Confiant et le capitaine Ziegler ! Je n’ai pas le temps de m’en occuper ! Expliquez-leur la situation ; il nous faut l’identité de ce type. Faites-le tout de suite !
— D’accord. Il va sans doute vous rappeler, fit observer le gendarme.
— Cet appel, il y a combien de temps que vous l’avez reçu ?
— Moins de cinq minutes.
— Très bien. Il va sans doute m’appeler dans les minutes qui viennent. En attendant, joignez Confiant. Et Ziegler ! Peut-être que ce type n’aura pas envie de me dire qui il est, peut-être que c’est un appel bidon. Mais il nous faut son identité !
Servaz raccrocha, tendu comme un arc. Qu’est-ce qui se passait ? Qui essayait de le joindre ? Chaperon ? Quelqu’un d’autre ? Quelqu’un qui avait peur…
Quelqu’un qui craignait aussi que les gendarmes de Saint-Martin ne le reconnaissent. Qui masquait sa voix…
— Des ennuis ? dit Ferrand.
— Plutôt des questions, répondit-il, l’air absent. Et peut-être des réponses.
— Vous faites un métier difficile.
Servaz ne put s’empêcher de sourire.
— Vous êtes le premier professeur que j’entends dire ça.
— Je n’ai pas dit un métier honorable.
Servaz fut fouetté par le sous-entendu.
— Pourquoi ne le serait-il pas ?
— Vous êtes au service du pouvoir.
Servaz sentit sa colère revenir.
— Il y a des milliers d’hommes et de femmes qui n’ont que faire du pouvoir, comme vous dites, et qui sacrifient leur vie de famille, leurs week-ends, leur sommeil pour être le dernier rempart, la dernière digue face à…
— La barbarie ? suggéra Ferrand.
— Oui. Vous pouvez les détester, les critiquer ou les mépriser, mais vous ne pouvez pas vous passer d’eux.
— Pas plus qu’on ne peut se passer de ces profs qu’on critique, qu’on déteste ou qu’on méprise, dit Ferrand en souriant. Message reçu.
— Je voudrais visiter sa chambre.
Ferrand déplia son long corps bronzé vêtu de lin clair.
— Suivez-moi.
Servaz remarqua les moutons de poussière dans l’escalier, et la rampe qui n’avait pas été cirée depuis longtemps. Un homme seul. Comme lui. Comme Gabriel Saint-Cyr. Comme Chaperon. Comme Perrault… La chambre d’Alice ne se trouvait pas sur le palier du premier étage mais tout en haut, sous les combles.
— C’est là, dit Ferrand en lui montrant une porte blanche à poignée de cuivre.
— Est-ce que… est-ce que vous avez jeté ses affaires, refait la pièce depuis ?
Cette fois, le sourire de Gaspard Ferrand s’effaça pour faire place à une grimace presque désespérée.
— Nous n’avons touché à rien.
Il lui tourna le dos et redescendit. Servaz resta là un long moment, sur le minuscule palier du deuxième étage. Il entendit des bruits de vaisselle en bas, dans la cuisine. Au-dessus de sa tête, une lucarne éclairait le petit palier. En levant les yeux, Servaz vit qu’une fine pellicule de neige translucide s’était collée à la vitre. Il prit une profonde inspiration. Puis il entra.
La première chose qui le frappa fut le silence.
Sans doute était-il accentué par la chute des flocons à l’extérieur, qui étouffait les bruits. Mais ce silence avait une qualité spéciale. La seconde fut le froid. Le chauffage avait été coupé ici. Malgré lui, cette chambre silencieuse et glaciale comme une tombe le fit frissonner. Car il était évident que quelqu’un avait vécu ici. Une jeune fille bien de son âge…
Des photos sur les murs. Un bureau, des étagères, une penderie. Une commode surmontée d’un grand miroir. Un lit avec deux tables de chevet. Le mobilier semblait avoir été chiné dans des brocantes puis repeint de couleurs vives — où dominaient l’orange et le jaune, contrastant avec le violet des murs et le blanc de la moquette.
Les abat-jour des petites lampes et les tables de chevet étaient orange, le lit et le bureau étaient orange ; la commode et le cadre du miroir jaunes. Sur un des murs, un grand poster d’un chanteur blond avec KURT écrit en grosses lettres. Un foulard, des bottes, des magazines, des livres et des CD jonchaient la moquette blanche. Pendant un long moment, il ne fit rien d’autre que s’imprégner de ce chaos. D’où venait l’impression d’atmosphère raréfiée ? Cela tenait sans doute au fait que tout était demeuré intact, comme suspendu. Tout hormis la poussière. Personne n’avait pris la peine de ranger le moindre objet — comme si ses parents avaient voulu arrêter le temps et faire de cette pièce un musée, un mausolée. Même après toutes ces années, sa chambre donnait l’impression qu’Alice allait surgir d’un moment à l’autre et demander à Servaz ce qu’il faisait là. Combien de fois le père d’Alice était-il entré ici et avait-il éprouvé la même sensation que lui, durant toutes ces années ? Servaz se fit la réflexion qu’il serait sans doute devenu fou à sa place, avec cette chambre demeurée intacte au-dessus de sa tête et la tentation quotidienne de monter les marches et de pousser la porte encore une fois — la dernière… Il s’approcha de la fenêtre et regarda dehors. La rue blanchissait à vue d’œil. Puis il prit une nouvelle inspiration, se retourna et commença sa fouille.
Sur le bureau, en vrac : des livres scolaires, des élastiques pour les cheveux, une paire de ciseaux, plusieurs pots à crayons, des mouchoirs en papier, des paquets de bonbons, un Post-it rose sur lequel Servaz lut le message suivant Biblio, 12 h 30 ; l’encre avait pâli avec le temps. Un mémo/agenda fermé par un élastique, une calculette, une lampe. Il ouvrit l’agenda. Le 25 avril, une semaine avant sa mort, Alice avait écrit : Rendre livre Emma. Le 29, Charlotte. Le 30, trois jours avant de se pendre, Contrôle maths. Une écriture ronde, nette. Sa main ne tremblait pas… Servaz tourna les pages. Le 11 août, la mention Anniversaire Emma. À ce moment-là, Alice était morte depuis plus de trois mois. Une date inscrite longtemps à l’avance… Où était Emma aujourd’hui ? Qu’était-elle devenue ? Il calcula qu’elle devait avoir dans les trente ans. Même après toutes ces années, elle devait repenser de temps à autre à cette terrible année 1993. Tous ces morts… Au-dessus du bureau, punaisés au mur, un emploi du temps de la semaine et un calendrier. Les vacances scolaires étaient soulignées au marqueur jaune. Le regard de Servaz s’arrêta sur la date fatidique : 2 mai. Rien qui la distinguât des autres… Encore au-dessus, une étagère en bois avec des livres, des coupes de judo qui prouvaient qu’elle avait brillé dans cette discipline et un lecteur de cassettes.
Il se tourna vers les tables de chevet. Dessus, hormis les deux lampes à abat-jour orange, un réveille-matin, encore des mouchoirs, une petite console de jeu Game Boy, une pince à cheveux, du vernis à ongles, un roman en édition de poche avec un marque-page. Il ouvrit les tiroirs. Du papier à lettres fantaisie, un petit coffre rempli de bijoux de pacotille, un paquet de chewing-gums, un flacon de parfum, un stick de déodorant, des piles.
Il tâta le dessous des tiroirs.
Rien.
À l’intérieur du bureau, des classeurs, des cahiers et des livres scolaires, des tonnes de stylos, de feutres et de trombones. Un cahier à spirale plein de croquis dans le tiroir du milieu. Servaz l’ouvrit : il constata qu’Alice avait un vrai talent. Ses dessins au crayon ou au feutre témoignaient d’une main sûre et d’un œil aiguisé — même si la plupart souffraient encore d’un certain académisme. Dans celui du bas, à nouveau des élastiques et une brosse à laquelle étaient restés accrochés quelques cheveux blonds, un coupe-ongles, plusieurs bâtons de rouge à lèvres, mais aussi un tube d’aspirine, des cigarettes mentholées, un briquet en plastique transparent… Il ouvrit les classeurs et les cahiers du premier tiroir : des devoirs, des dissertations, des brouillons… Il les mit de côté et s’approcha de la petite chaîne stéréo posée sur la moquette, dans un coin. Elle faisait office à la fois de lecteur de CD et de radio. Recouverte d’une épaisse couche de poussière, elle aussi. Servaz souffla dessus, soulevant un nuage gris, puis ouvrit les compartiments un par un. Rien. Puis il marcha vers le grand miroir et le mur de photos. Certaines étaient prises de si près que leurs sujets semblaient avoir collé le nez sur l’objectif. D’autres laissaient apparaître des paysages derrière les personnes photographiées : des montagnes, une plage ou même les colonnes du Parthénon. Des filles de l’âge d’Alice, la plupart du temps. Toujours les mêmes visages. Quelquefois, un ou deux garçons se mêlaient au groupe. Mais aucun ne semblait privilégié par le photographe. Des voyages scolaires ? Servaz scruta ces clichés un long moment. Tous avaient jauni et s’étaient racornis avec le temps.
Que cherchait-il au juste ? Soudain, il s’arrêta sur l’une des photos. Une dizaine de jeunes gens, dont Alice, debout près d’un panneau rouillé. Colonie des Isards… Alice faisait partie de ceux qui avaient séjourné à la colonie… Il remarqua aussi que, sur les photos où elle apparaissait, Alice était toujours au centre. La plus jolie, la plus lumineuse : le centre de l’attention.
Le miroir.
Il était fêlé.
Quelqu’un avait lancé un objet dessus, le projectile avait laissé un impact étoilé et une longue fissure en diagonale. Alice ? Ou son père dans un moment de désespoir ?
Des cartes postales coincées entre le cadre et la glace. Jaunies elles aussi. Expédiées de destinations comme l’île de Ré, Venise, la Grèce ou Barcelone. Avec le temps, quelques-unes avaient fini par tomber sur la commode et la moquette. Son attention se porta sur l’une d’elles. Temps pourri, tu me manques. Signé Emma. Un foulard palestinien sur la commode, ainsi que des colifichets, des cotons à démaquiller et une boîte à chaussures bleue. Servaz l’ouvrit. Des lettres… Un petit tremblement le parcourut en pensant aux lettres des suicidés, celles qui se trouvaient dans le carton de Saint-Cyr. Il les examina une par une. Des lettres naïves ou drôles écrites à l’encre mauve ou violette. Toujours les mêmes signatures. Il ne trouva pas la moindre allusion à ce qui allait bientôt se passer. Il faudrait qu’il compare les écritures avec celles du carton, puis il se dit que cela avait déjà dû être fait… Les tiroirs de la commode… Il souleva les piles de T-shirts, de sous-vêtements, de draps et de couvertures. Puis il s’agenouilla sur la moquette et regarda sous le lit. D’énormes moutons de poussière avec lesquels on aurait pu bourrer un édredon et un étui à guitare.
Il le tira à la lumière et l’ouvrit. Des éraflures sur le vernis de l’instrument, la corde si était cassée. Servaz jeta un coup d’œil à l’intérieur de la caisse : rien. Une couette faite de losanges de couleur recouvrait le lit. Il s’attarda sur les CD qui la jonchaient : Guns N’Roses, Nirvana, U2… Rien que des titres anglais. Cette chambre ressemblait à un musée des années 1990. Pas d’Internet, pas d’ordinateur, pas de téléphone portable : Le monde change trop vite désormais pour une seule vie d’homme, se dit-il. Il retourna oreillers, draps et couette, passa une main sous le matelas. Aucun parfum, aucune odeur particulière ne se dégageait du lit — sinon celle de la poussière qui le recouvrait et qui s’éleva jusqu’au plafond.
Un petit fauteuil Voltaire près du lit. Quelqu’un (Alice ?) l’avait repeint en orange, lui aussi. Une vieille veste militaire était jetée sur le dossier. Il tapota le siège et ne réussit qu’à accoucher d’un nouveau nuage de poussière, puis il s’assit et regarda autour de lui, en essayant de laisser ses pensées vagabonder.
Que voyait-il ?
La chambre d’une jeune fille bien de son temps mais aussi en avance sur son âge.
Servaz avait aperçu L’Homme unidimensionnel de Marcuse, Les Démons et Crime et Châtiment parmi les livres. Qui lui avait conseillé ces lectures ? Certainement pas ses petits camarades au visage poupin. Puis il se souvint que son père était prof de lettres. Son regard fit encore une fois le tour de la pièce.
Ce qui domine dans cette pièce, se dit-il, c’est les textes, les mots. Ceux des livres, des cartes postales, des lettres… Tous écrits par d’autres. Où étaient les mots d’Alice ? Se pouvait-il qu’une fille qui dévorait les livres et qui s’exprimait avec une guitare ou par le dessin n’eût jamais éprouvé le besoin de le faire aussi par les mots ? La vie d’Alice s’était arrêtée le 2 mai, les derniers jours de sa vie n’avaient laissé aucune trace nulle part. Impossible, se dit-il. Pas de journal intime, rien : quelque chose ne collait pas. Une fille de cet âge, intelligente et curieuse, avec sans doute un réservoir presque inépuisable de questions existentielles, et surtout désespérée au point de mettre fin à ses jours, qui n’aurait pas tenu le moindre journal ? Pas même jeté quelques états d’âme dans un carnet ou sur des feuilles volantes ? Aujourd’hui, les adolescents avaient des blogs, des messageries, des pages perso sur des réseaux communautaires — mais auparavant seuls le papier et l’encre pouvaient accueillir leurs interrogations, leurs doutes et leurs secrets.
Il se releva et examina un par un tous les cahiers et les tiroirs d’Alice. Rien d’autre que des écrits scolaires. Il jeta un coup d’œil aux dissertations. 18/20, 17/20, 15/20, 19/20… Les appréciations étaient aussi élogieuses que les notes… Mais toujours pas d’écrits personnels.
Le père d’Alice avait-il fait le ménage ?
Il avait spontanément accueilli Servaz, il lui avait dit être convaincu que les enfants avaient mis fin à leurs jours pour une raison précise. Pourquoi aurait-il caché des éléments qui auraient pu aider à découvrir la vérité ? Servaz n’avait trouvé aucune mention d’un quelconque journal dans les rapports officiels. Rien n’indiquait qu’Alice en ait tenu un. Malgré tout, l’impression était plus forte que jamais : dans cette chambre, quelque chose manquait.
Une cachette… Toutes les jeunes filles en avaient une, non ? Où était celle d’Alice ?
Servaz se leva et ouvrit la penderie. Des manteaux, des robes, des blousons, des jeans et un kimono blanc avec une ceinture marron suspendus à des cintres. Il les écarta, fit les poches. Une rangée de chaussures et de bottes dans le fond, Servaz en scruta l’intérieur dans le faisceau de sa petite lampe électrique. Au-dessus des cintres, une étagère avec plusieurs valises et un sac à dos. Il les posa sur la moquette en libérant une véritable tornade pulvérulente et les fouilla méthodiquement.
Rien… Il réfléchit…
Cette chambre avait dû être épluchée par des enquêteurs chevronnés — et peut-être par les parents d’Alice eux-mêmes. Se pouvait-il qu’ils n’aient pas trouvé la cachette s’il y en avait une ? L’avaient-ils seulement cherchée ? De l’avis de tous, Alice était une fille brillante. Avait-elle découvert une planque insoupçonnable ? Ou bien était-il en train de faire fausse route ?
Que savait-il de ce que pensait et rêvait une jeune fille de seize ans ? Sa propre fille avait eu dix-sept ans quelques mois plus tôt et il aurait été incapable de dire à quoi ressemblait sa chambre. Pour la simple raison qu’il n’y avait jamais mis les pieds. À cette pensée, il se sentit mal à l’aise. À la périphérie de son cerveau, un détail le chatouillait, comme une démangeaison. Il avait loupé quelque chose dans son exploration de la chambre. Ou plutôt quelque chose aurait dû s’y trouver, qui ne s’y trouvait pas. Réfléchis ! C’était là, tout près, il le sentait. Son instinct lui soufflait que quelque chose manquait. Quoi ? Quoi ? Son regard fit de nouveau le tour de la chambre. Il passa toutes les possibilités en revue. Il avait tout examiné, même les plinthes et les lames du parquet sous la moquette blanche. Il n’y avait rien. Pourtant, son inconscient avait décelé quelque chose, il en était sûr — même s’il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus.
Il éternua à cause de toute la poussière qui flottait dans l’air, sortit un mouchoir.
Soudain, Servaz repensa au téléphone.
Pas d’appel ! Une heure écoulée et pas d’appel ! Il sentit son estomac se nouer. Bon sang, qu’est-ce qu’il foutait ? Pourquoi n’appelait-il pas ?
Servaz sortit son téléphone de sa poche et le regarda. Il réprima un mouvement de panique : l’appareil était éteint ! Il essaya de l’allumer : déchargé ! Merde !
Il se précipita hors de la chambre et se rua dans l’escalier, dévalant bruyamment les marches. Gaspard Ferrand sortit la tête par la porte de la cuisine lorsqu’il passa en courant dans le couloir.
— Je reviens ! lança-t-il en ouvrant la porte de la rue à la volée.
Dehors, la tempête faisait rage. Le vent avait forci. La chaussée était blanche et les flocons tourbillonnaient.
Il se dépêcha de déverrouiller la Jeep garée de l’autre côté de la rue, fouilla dans la boîte à gants pour récupérer le chargeur. Puis il revint au pas de course vers la maison.
— Ce n’est rien ! dit-il à un Ferrand abasourdi.
Il chercha des yeux une prise, en trouva une dans le couloir et brancha l’adaptateur.
Il attendit cinq secondes et alluma le portable. Quatre messages !
Il allait lire le premier lorsque la sonnerie retentit.
— Servaz ! cria-t-il.
— Qu’est-ce que vous foutiez, merde ?
Une voix totalement paniquée ; Servaz l’était à peine moins. Ses oreilles bourdonnaient à cause du sang qui battait à ses tempes. L’homme ne dissimulait pas sa voix, cette fois — mais elle ne lui était pas familière.
— Qui êtes-vous ?
— Je m’appelle Serge Perrault, je suis un ami de…
Perrault !
— Je sais qui vous êtes ! le coupa-t-il.
Il y eut un bref silence.
— Il faut que je vous parle, tout de suite ! lança Perrault.
La voix était hystérique.
— Où ça ? gueula Servaz. Où ?
— En haut des œufs, dans un quart d’heure. Faites vite !
Servaz sentit la panique s’emparer de lui.
— En haut des quoi ??
— Des télécabines, merde ! Là-haut, à Saint-Martin 2000, près des remonte-pentes ! J’y serai. Magnez-vous, bordel ! Vous ne comprenez donc pas : c’est mon tour ! Venez seul !
Le ciel était sombre et les rues blanches lorsque Servaz mit le contact. Dehors, la neige continuait de tourbillonner. Il mit en route les essuie-glaces. Puis il joignit Ziegler sur son portable.
— Où es-tu ? demanda-t-il dès qu’elle eut décroché.
— Chez les parents, répondit-elle en baissant la voix — et il comprit qu’elle n’était pas seule.
— Où ça ?
— À la sortie de la ville, pourquoi ?
En quelques mots, il lui résuma l’appel au secours de Perrault.
— Tu es plus près que moi, conclut-il. Fonce là-bas ! Il n’y a pas une minute à perdre ! Il nous attend là-haut.
— Pourquoi ne pas avertir la gendarmerie ?
— Pas le temps ! Fonce !
Servaz raccrocha. Il rabattit le pare-soleil marqué « POLICE », colla le gyrophare aimanté sur le toit et mit la sirène. Combien de temps pour monter là-haut ? Gaspard Ferrand n’habitait pas à Saint-Martin, mais dans un village à cinq kilomètres. Les rues étaient pleines de neige. Servaz compta un bon quart d’heure pour parvenir au parking des télécabines, en plein centre-ville. Combien de minutes les cabines mettaient-elles pour effectuer le trajet ? Quinze ? Vingt ?
Il démarra sur les chapeaux de roues, sirène hurlante, devant un Ferrand stupéfait debout sur le pas de sa porte. Il y avait un feu au bout de la rue. Il était rouge. Il avait l’intention de le griller lorsqu’il vit surgir sur sa droite la silhouette d’un énorme camion. Il écrasa la pédale de frein. Sentit aussitôt qu’il perdait le contrôle. La Jeep se mit en travers en plein milieu du carrefour ; le mastodonte d’acier la frôla en faisant barrir son avertisseur. Le mugissement déchira les tympans de Servaz en même temps que la peur le heurtait comme un coup de poing au plexus. Il en eut le souffle coupé. Ses jointures étaient blanches sur le volant. Puis il passa la première et repartit. Pas le temps de réfléchir ! Après tout, cela valait peut-être mieux. Ce n’étaient pas seulement trente-huit tonnes d’acier qui venaient de le frôler : c’était la mort dans une coque de métal !
Au carrefour suivant, il vira à droite et sortit du village. La plaine s’étendait, blanche, devant lui ; le ciel était toujours aussi menaçant mais il avait cessé de neiger. Il accéléra.
Il entra à Saint-Martin par l’est. Au premier rond-point, il se trompa de direction. Il fit demi-tour en pestant et en frappant le volant, s’attirant des regards incrédules de la part des autres conducteurs. Heureusement, il y avait peu de circulation. Deux nouveaux ronds-points. Il passa devant une église et se retrouva avenue d’Étigny, le cœur commercial et culturel de la ville avec ses hôtels, ses boutiques chic, ses platanes, son cinéma et ses terrasses de cafés. Des voitures garées des deux côtés. La neige se changeait en boue noirâtre au milieu, dans les ornières laissées par des dizaines de véhicules. Juste avant le cinéma, il vira à droite. Une flèche marquée : « TÉLÉCABINES ».
Le grand parking au bout de la rue. Une vaste esplanade dominée par la montagne. Face à lui, son flanc se dressait jusqu’au ciel et la longue tranchée blanche des télécabines montait au milieu des sapins. Il roula à toute vitesse entre les rangées de voitures jusqu’à la gare inférieure et freina brutalement, dérapant de nouveau. L’instant d’après, il était dehors en train de courir puis gravissait les marches du bâtiment posé sur deux gros piliers en béton, se précipitant vers les guichets. Un couple achetait des billets. Servaz brandit sa carte.
— Police ! Combien de temps il faut pour monter là-haut ?
L’homme derrière la vitre lui jeta un regard réprobateur.
— Neuf minutes.
— Il y a moyen d’accélérer un peu ?
L’homme le fixa comme si sa demande était insensée.
— Pour quoi faire ? dit-il.
Servaz s’efforça de garder son calme.
— J’ai pas le temps de discuter avec un petit malin dans ton genre. Alors ?
— La vitesse maximale de l’installation est de cinq mètres par seconde, dit l’homme en se renfrognant. Dix-huit kilomètres à l’heure.
— Alors, vas-y, vitesse maxi ! lança Servaz en sautant dans une cabine, une coque en matériau composite avec de grandes vitres de Plexiglas et quatre sièges minuscules.
Un bras pivotant referma la porte sur lui. Servaz avala sa salive. La cabine tangua un peu en quittant le rail de guidage et se retrouva dans les airs. Il jugea préférable de s’asseoir plutôt que de rester debout dans cette coquille instable qui s’élevait rapidement vers le premier pylône, laissant les toits blancs de Saint-Martin en dessous d’elle. Servaz jeta un bref coup d’œil derrière lui et, comme dans l’hélicoptère, il le regretta immédiatement. L’inclinaison du câble était telle qu’elle lui apparut comme une de ces audaces dont les hommes sont coutumiers et qui témoignent de leur irresponsabilité ; quant à son diamètre, il était beaucoup trop petit pour le rassurer. Les toits et les rues rapetissaient rapidement. Les cabines qui le précédaient étaient séparées les unes des autres par une trentaine de mètres et elles se balançaient sous l’effet du vent.
Il vit qu’en bas le couple avait renoncé à monter et qu’il retournait à sa voiture. Il était seul. Personne ne montait, personne ne descendait. Les cabines étaient vides. Tout était silencieux, hormis le vent qui gémissait de plus en plus fort.
Il s’était remis à neiger. Subitement, le brouillard apparut à mi-pente et, avant même d’avoir compris ce qui se passait, Servaz se retrouva plongé dans un univers irréel, aux contours imprécis, avec pour seule compagnie les sapins dressés dans la brume comme une armée de revenants et le blizzard qui faisait virevolter les flocons autour de la cabine.
Il avait oublié son arme ! Dans sa précipitation, il l’avait laissée dans sa boîte à gants. Que se passerait-il s’il se retrouvait nez à nez avec le tueur, là-haut ? Sans compter que si le tueur l’attendait en haut des télécabines et qu’il était armé, Servaz offrirait une cible parfaite. Aucun endroit où se cacher. Ce n’était pas cette coque de plastique qui allait arrêter les balles.
Il se surprit à prier pour que Ziegler l’eût devancé. Normalement, elle devait être devant. Elle n’est pas du genre à oublier son calibre. Comment allait réagir Perrault en la voyant ? Il avait demandé à Servaz de venir seul.
Il aurait dû demander au petit malin du guichet s’il l’avait vue. Trop tard. Il avançait dans l’inconnu au rythme exaspérant de cinq mètres par seconde. Il sortit son portable et composa le numéro de Perrault. Il tomba sur le répondeur.
Merde ! Pourquoi a-t-il coupé son portable ?
Il aperçut deux silhouettes sombres qui descendaient dans une cabine à environ deux cents mètres en amont. C’était la première présence humaine depuis qu’il avait quitté la gare en bas. Il composa le numéro de Ziegler.
— Ziegler.
— Tu es là-haut ? demanda-t-il.
— Non, je suis en route. (Elle marqua un temps d’arrêt.) Je suis désolée, Martin, mais ma moto a dérapé sur la neige et je me suis pris un trottoir. Rien que des égratignures, mais j’ai dû emprunter un autre véhicule. Où es-tu ?
Merde !
— À peu près à mi-parcours.
À mesure qu’elle se rapprochait, la cabine avec les deux occupants à son bord semblait avancer de plus en plus rapidement. Servaz se fit la réflexion que si les deux cabines avançaient l’une vers l’autre à dix-huit kilomètres heure, cela équivalait à une vitesse totale de… trente-six kilomètres heure.
— Tu sais que c’est la tempête à la station ?
— Non, dit-il. Je l’ignorais. Perrault ne répond pas…
— Tu es armé ?
Même à cette distance, il voyait que l’un des occupants l’observait fixement — tout comme il les regardait.
— J’ai oublié mon arme dans la voiture.
Le silence qui suivit lui parut accablant.
— Sois prud…
Coupé ! Il regarda son portable. Plus rien ! Il composa à nouveau le numéro. « Pas de couverture réseau. » Il ne manquait plus que ça ! Il fit deux nouvelles tentatives. Sans résultat. Servaz n’en croyait pas ses yeux. Lorsqu’il les releva, il vit que la cabine occupée s’était encore rapprochée. L’un des occupants portait une cagoule noire. Servaz ne distinguait que ses yeux et sa bouche. L’autre était tête nue, il portait des lunettes. Tous deux le fixaient à travers la vitre et le brouillard. L’un durement, lui sembla-t-il. L’autre…
… l’autre avait peur…
En une fraction de seconde, Servaz comprit — et la situation lui apparut dans toute son horreur.
Perrault ! Le grand type maigre sur la photo, avec les cheveux en broussaille et des lunettes de myope.
Servaz sentit son cœur bondir dans sa poitrine. La cabine s’avançait comme dans un rêve, avec une effrayante rapidité à présent. Moins de vingt mètres. Elle croiserait la sienne dans deux secondes. Un autre détail attira son attention : du côté opposé au sien, une vitre manquait…
Perrault fixait Servaz, bouche grande ouverte, les yeux écarquillés par la peur. Il hurlait. À présent, Servaz pouvait entendre le hurlement même à travers les vitres — malgré le vent, le bruit des poulies et celui des câbles. Il n’avait jamais lu une telle terreur sur un visage. C’était comme s’il allait se craqueler, se fendre d’un instant à l’autre.
Servaz eut un mouvement de déglutition involontaire. Au moment où la cabine croisait la sienne, puis s’éloignait dans l’autre sens, tous les détails lui apparurent : Perrault avait une corde passée autour du cou, et cette corde passait ensuite par la fenêtre dont on avait retiré le Plexiglas — dans une sorte de crochet qui se trouvait à l’extérieur, juste au-dessus. Un crochet peut-être prévu pour descendre des blessés en rappel jusqu’au sol à partir d’une cabine immobilisée, se dit Servaz en un éclair. L’autre bout de la corde était tenu par l’homme cagoulé. Servaz tenta de voir ses yeux. Mais l’homme s’était jeté derrière sa victime au croisement des deux cabines. Une pensée surgit :
Je le connais ! Il a peur que je le reconnaisse, même avec une cagoule !
Il pianota désespérément sur son cellulaire. « Pas de couverture réseau »… Pris de panique, il chercha des yeux un signal d’alarme, un interphone, quelque chose… Rien ! Putain de merde ! On pouvait crever dans ces cabines à la vitesse de cinq mètres seconde ! Servaz se retourna vers la cabine qui s’éloignait. Son regard croisa une dernière fois celui, terrifié, de Perrault. S’il avait eu un flingue, il aurait au moins pu… Pu quoi ? Qu’aurait-il fait ? Il était nul en tir de toute façon. Lors des tests qui avaient lieu une fois l’an, il suscitait chaque fois le découragement incrédule de son moniteur devant l’incroyable médiocrité de ses résultats. Il vit la cabine et les deux hommes se fondre dans le brouillard.
Un rire nerveux l’étrangla. Puis il eut envie de hurler.
De rage, il donna un grand coup de poing dans l’une des vitres. Les minutes qui suivirent furent parmi les plus longues de sa vie. Il en fallut encore cinq — cinq interminables minutes ponctuées par le défilement fantomatique des sapins alignés comme des fantassins dans la brume — pour que la gare supérieure apparaisse. Un petit bâtiment trapu. Posé sur de gros piliers en béton, comme celui du bas. Au-delà, Servaz aperçut des pistes de ski désertées, des remonte-pentes immobilisés et des édifices noyés dans le brouillard. Sur la plate-forme, un type le regardait approcher. Dès que la porte s’ouvrit, Servaz bondit. Il manqua s’étaler sur le béton. Il se rua vers l’homme en uniforme, sa carte à la main.
— Stoppez tout ! Tout de suite ! Bloquez les cabines !
L’employé lui jeta un regard abasourdi sous sa casquette.
— Quoi ?
— Vous pouvez bloquer les télécabines, oui ou non ?
Le vent hurlait. Servaz était contraint de hurler encore plus fort. Sa rage et son impatience semblèrent impressionner l’homme.
— Oui, mais…
— Alors, stoppez tout ! Et appelez en bas ! Vous avez une ligne téléphonique ?
— Oui, bien sûr !
— STOPPEZ TOUT ! TOUT DE SUITE ! ET PASSEZ-MOI LE TÉLÉPHONE ! VITE !
L’employé se précipita à l’intérieur. Il parla fébrilement dans un micro, jeta une œillade inquiète à Servaz puis abaissa une manette. Les cabines s’immobilisèrent sur leur erre avec un dernier grincement. Après coup, Servaz se rendit compte du vacarme qui régnait sur la plate-forme auparavant. Il attrapa le téléphone et composa le numéro de la gendarmerie. Un planton lui répondit.
— Passez-moi Maillard ! De la part du commandant Servaz ! VITE !
Une minute plus tard, Maillard était en ligne.
— Je viens de croiser le tueur ! Il descend à bord d’une télécabine avec sa prochaine victime ! J’ai fait stopper les œufs. Prenez des hommes et foncez à la gare des télécabines ! Dès que vous serez en position, on les remettra en route.
Il y eut un instant d’absolu saisissement au bout du fil.
— Vous êtes sûr ? bafouilla Maillard.
— Certain ! La victime, c’est Perrault. Il m’a appelé au secours il y a vingt-cinq minutes. Il m’a donné rendez-vous là-haut. Je viens de le croiser dans une cabine qui descendait avec une corde autour du cou et il y avait un type cagoulé avec lui !
— Seigneur ! Je donne l’alerte ! Dès qu’on est prêts, on vous rappelle !
— Essayez aussi de joindre le capitaine Ziegler. Mon portable ne passe pas !
Maillard revint en ligne au bout de douze minutes. Servaz les avait passées à piétiner de long en large sur la plate-forme en regardant sa montre et en fumant cigarette sur cigarette.
— On est prêts, annonça le gendarme dans le téléphone.
— Très bien ! Je fais repartir les œufs. Perrault et l’assassin sont dans une des cabines ! Je vous rejoins !
Il fit signe au machiniste, puis il sauta dans une cabine. Au moment où elle s’éloignait, il lui vint à l’esprit que quelque chose clochait. Le tueur avait prévu de pousser Perrault dans le vide et de le regarder pendre au bout d’une corde. Mais il n’avait certainement pas l’intention d’atteindre la gare du bas en si voyante compagnie. Servaz se demanda s’il y avait un endroit où le tueur pouvait sauter de la cabine en marche et à peine se fut-il posé la question qu’il eut la certitude que oui.
Maillard et ses hommes avaient-ils prévu cette éventualité ? Contrôlaient-ils tous les accès à la montagne ?
Il tenta de composer une nouvelle fois le numéro de Ziegler mais obtint la même réponse que précédemment. Comme à l’aller, il avançait à travers le brouillard, sans distinguer autre chose que les silhouettes des sapins et les cabines vides qui croisaient sa route. Il entendit soudain le flap-flap des pales d’un hélicoptère, mais l’appareil demeura invisible. Il lui sembla cependant que le bruit ne provenait pas d’au-dessus mais d’en dessous de lui.
Que se passait-il en bas ? Le nez collé à la vitre, il essayait de percer le brouillard. Mais il n’y voyait pas à vingt mètres. Tout à coup, les cabines s’immobilisèrent. Ce fut si brutal qu’il perdit l’équilibre. Bon Dieu ! Il s’était cogné le nez dans la vitre, la douleur lui fit monter les larmes aux yeux. Qu’est-ce qu’ils foutaient en bas ? Il regarda autour de lui. Les cabines se balançaient doucement le long de leurs câbles, comme des lampions dans une fête foraine ; le vent était un peu tombé et les flocons descendaient presque à la verticale, à présent. Le manteau neigeux était très épais au pied des sapins. Une fois de plus, il tenta d’appeler avec son portable. Sans plus de résultat.
Pendant les trois quarts d’heure qui suivirent, il demeura prisonnier de sa coque de plastique à scruter le cercle des sapins et le brouillard. Au bout d’une demi-heure, la cabine eut une brusque embardée, avança de trois mètres et s’immobilisa de nouveau. Servaz jura. À quoi jouaient-ils ? Il se levait, se rasseyait, se relevait… Il n’y avait même pas assez d’espace pour se dégourdir les jambes ! Quand enfin les télécabines se remirent en marche, il y avait beau temps qu’il s’était assis et résigné à attendre.
Alors qu’il approchait de la gare inférieure, le brouillard se dissipa d’un coup et les toits de la ville apparurent. Servaz vit le clignotement des gyrophares et les nombreux véhicules de gendarmerie sur le parking. Des gendarmes en uniforme allaient et venaient. Il distingua aussi les silhouettes vêtues de blanc des techniciens en identification criminelle et le corps étendu sur une civière roulante, sous une bâche argentée, près d’une ambulance au hayon ouvert.
Il se figea.
Perrault était mort.
Ils avaient immobilisé les cabines pour pouvoir faire les premières constatations. Ensuite, ils l’avaient décroché et avaient remis les cabines en marche. Il eut aussitôt la conviction que le tueur avait réussi à s’enfuir. Dès que le bras pivotant eut retiré la porte, il jaillit de la cabine et prit pied sur le béton. Il découvrit Ziegler, Maillard, Confiant et d’Humières en bas des marches. Ziegler était en combinaison de cuir, mais le cuir était déchiré en plusieurs endroits, laissant voir un genou et un coude tuméfiés, couverts d’hématomes et de croûtes de sang séché. Visiblement, elle n’avait pas eu le temps de panser ses plaies. Elle tenait encore son casque à la main, la visière était fendue.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il.
— C’est à vous qu’il faudrait le demander, rétorqua Confiant.
Servaz le foudroya du regard. L’espace d’un instant, il rêva que le jeune juge était une fragile porcelaine et lui un marteau. Puis il se tourna vers Cathy d’Humières.
— C’est Perrault ? dit-il en désignant le corps sous la bâche.
Elle hocha la tête affirmativement.
— Il m’a appelé sur mon portable, expliqua-t-il. Il voulait me parler de toute urgence. De toute évidence, il avait peur, il se sentait menacé. Il m’a donné rendez-vous là-haut. J’ai prévenu le capitaine Ziegler et j’ai foncé.
— Et vous n’avez pas jugé bon de demander des renforts ? dit Confiant.
— Le temps pressait. Il voulait que je vienne seul. Il ne voulait parler qu’à moi.
Confiant le fixait avec des yeux étincelant de fureur. Cathy d’Humières était pensive. Servaz jeta un nouveau coup d’œil à la forme bâchée allongée sur la civière roulante : des techniciens étaient en train de replier les roues de la civière et de la charger à bord de l’ambulance. Il ne vit pas le légiste. À l’évidence, celui-ci était déjà reparti. Il aperçut des badauds au-delà du ruban de sécurité, à l’autre bout du parking. Soudain, l’éclair d’un flash explosa. Puis un deuxième. L’hélicoptère avait dû se poser, on ne l’entendait plus.
— Et le tueur ? dit-il.
— Il a filé.
— Comment ?
— Quand la cabine est apparue, il manquait une vitre et Perrault était pendu en dessous, dit Maillard. C’est à ce moment-là que nous avons tout bloqué. Il y a un endroit où les télécabines croisent un sentier qui monte à la station. Il est assez large et, l’hiver, il sert de piste pour ceux qui veulent redescendre à skis jusqu’à Saint-Martin. Il y a une hauteur d’environ quatre mètres entre les cabines et le sentier. Mais votre type s’est probablement servi pour descendre de l’autre bout de la corde qu’il a utilisée pour pendre Perrault. Ensuite, un bon skieur est en bas en trois minutes.
— Où aboutit le sentier ?
— Derrière les thermes. (Maillard désigna la montagne.) Le quartier des thermes se trouve à l’est de cette montagne. Le sentier s’enroule autour et vient déboucher juste derrière le bâtiment, à l’abri des regards.
Servaz revit le grand édifice, il était passé devant à deux reprises. Une vaste esplanade rectangulaire, fermée sur un côté par les thermes adossés à la montagne boisée ; ils dataient du XIXe siècle mais ils avaient été rénovés et on leur avait adjoint une partie moderne entièrement vitrée. Les trois autres côtés de l’esplanade étaient occupés par des hôtels et des cafés. Au milieu, un parking. Et, par conséquent, des dizaines de voitures…
— C’est là qu’on perd sa trace, dit Maillard.
— Vous avez intégré le sentier à la scène de crime ?
— Oui, nous avons fermé le périmètre et une équipe de techniciens est en train d’examiner chaque mètre depuis les télécabines jusqu’au parking des thermes.
— Il a bien calcule son coup, fit remarquer Ziegler.
— Pourtant, il n’a pas eu beaucoup de temps.
— Comment a-t-il fait pour être au courant de l’appel au secours de Perrault ? demanda la gendarme.
Ils méditèrent un instant cette question, mais personne n’avait de réponse satisfaisante.
— La corde utilisée est une corde dynamique, dit Maillard. Du bon matériel d’alpinisme. Il l’avait peut-être en permanence dans sa voiture, tout comme les skis. Ensuite, il a pu la planquer dans un sac à dos.
— Quelqu’un de sportif, commenta Ziegler. Et qui n’a pas froid aux yeux.
Servaz acquiesça.
— Il devait être armé. Perrault n’aurait jamais accepté de monter avec lui sans ça. Mais je n’ai vu ni l’arme ni les skis ni le sac. Tout ça s’est passé très vite. Et je n’ai pas vraiment fait attention à ce qu’il y avait dans la cabine.
Le visage de Perrault… Défiguré par la peur… Il ne parvenait pas à le chasser de son esprit…
— Dans quelle position était-il par rapport à Perrault ? demanda Ziegler.
— Perrault était le plus proche, le tueur se tenait derrière lui.
— Perrault avait peut-être le canon de l’arme sur les reins. Ou bien une lame…
— Possible… Une mise en scène, encore une fois… Malgré le manque de temps. Il est rapide… et arrogant… Trop arrogant, peut-être… Quand les cabines ont été proches, il s’est planqué derrière Perrault, ajouta soudain Servaz en fronçant les sourcils.
— Pour quoi faire puisqu’il portait une cagoule ?
— Pour que je ne voie pas ses yeux.
Ziegler l’observait intensément.
— Tu veux dire qu’il avait peur que tu le reconnaisses ?
— Oui. C’est donc quelqu’un que j’ai déjà vu. Et que j’ai vu de près.
— Il faut interroger le guichetier, dit-il. Lui demander s’il a vu quelqu’un.
— C’est déjà fait. Il a reconnu Perrault. Ensuite, il est formel : personne n’est monté… jusqu’à toi…
— Comment est-ce possible ?
— Saint-Martin 2000 est aussi accessible par la route. Dix minutes environ à partir de la sortie sud de la ville. Il a largement eu le temps de monter par là.
Servaz réfléchit à la topographie. La sortie sud de la ville partait de la place des Thermes et finissait en cul-de-sac douze kilomètres plus loin, à quelques jets de pierre de la frontière espagnole. C’était cette vallée qu’il avait empruntée pour se rendre à la cabane de Grimm. De cette route en partait une autre qui montait à la station.
— Dans ce cas, il faut deux voitures, dit-il. Une en haut, une en bas.
— Oui. Et probablement quelqu’un qui l’attendait en bas, enchaîna Ziegler. Devant les thermes. À moins qu’il n’ait eu un deuxième véhicule garé depuis longtemps sur le parking.
— Le premier véhicule est peut-être encore là-haut. Vous avez placé un barrage sur la route de la station ? demanda-t-il à Maillard.
— Oui, on est en train de contrôler toutes les voitures qui en descendent. Et on va contrôler toutes celles qui sont restées là-haut.
— Ils sont deux, dit Ziegler.
Servaz la dévisagea.
— Oui. Ils étaient déjà deux à la centrale, et ils étaient deux cette fois encore.
Brusquement, il pensa à autre chose.
— Il faut appeler l’Institut — tout de suite.
— Ça aussi, c’est fait : Hirtmann est dans sa cellule. Il ne l’a pas quittée de la matinée. Deux personnes de l’Institut se sont entretenues avec lui et Xavier lui-même est allé vérifier.
Confiant fixait Servaz, l’air de dire « je vous l’avais bien dit ».
— Cette fois, la presse va se déchaîner, dit d’Humières. Nous allons avoir droit aux gros titres, et pas seulement ceux de la presse locale. Pas question que chacun fasse des déclarations intempestives de son côté.
Servaz et Ziegler ne dirent rien.
— Je propose que le juge Confiant et moi, nous nous chargions des rapports avec la presse. Pour les autres, silence radio. L’enquête suit son cours, nous avons plusieurs pistes. Rien d’autre. S’ils veulent des détails, ils s’adressent à moi ou à Martial.
— À condition que les déclarations de M. le juge ne consistent pas à démolir le travail des enquêteurs, dit Servaz.
Le regard de Cathy d’Humières se refroidit de plusieurs degrés.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Le commandant Servaz s’en est pris au Dr Propp et à moi-même en rentrant de l’Institut avant-hier, se défendit Confiant. Il a perdu son sang-froid, il en avait après tout le monde.
La proc se tourna vers Servaz.
— Martin ?
— « Perdre son sang-froid »… l’expression est un peu exagérée, dit Servaz sur le ton du sarcasme. Ce qui est sûr, c’est que M. le juge a prévenu le Dr Xavier de notre visite sans vous en faire part, ni à nous, alors que nous nous étions mis d’accord pour une visite surprise.
— C’est vrai ? demanda d’Humières, glaciale, à Confiant.
Le visage du jeune juge se décomposa.
— Xavier est un ami, je ne pouvais décemment pas débarquer là-bas avec la police sans l’avertir.
— Dans ce cas, pourquoi ne pas nous avoir prévenus nous aussi ? lui assena d’Humières, dont la voix vibrait de colère.
Confiant baissa la tête d’un air penaud.
— Je ne sais pas… Ça ne m’a pas semblé… important.
— Écoutez ! Nous allons être sous le feu des projecteurs. (Elle montra les journalistes rassemblés derrière le ruban d’un coup de menton furieux.) Je ne veux pas que nous donnions le spectacle de la division. Puisque c’est comme ça, nous parlerons d’une seule voix : la mienne ! J’ose espérer que cette enquête va bientôt aboutir, lança-t-elle en s’éloignant. Et je veux une réunion dans trente minutes pour faire le point !
Le regard que Martial Confiant jeta à Servaz en partant aurait pu être celui d’un taliban contemplant une star du X.
— Eh bien, tu as l’art de te faire des amis, dit Ziegler en les regardant s’éloigner. Tu as dit qu’ils étaient l’un derrière l’autre dans la cabine ?
— Perrault et le tueur ? Oui.
— Par rapport à Perrault, était-il plus grand ou plus petit ?
Servaz réfléchit.
— Plus petit.
— Homme ou femme ?
Servaz médita un instant. Combien de témoins avait-il interrogés au cours de sa carrière ? Il se souvint de leurs difficultés à répondre à ce genre de questions. À présent, c’était son tour. Il réalisa à quel point la mémoire est déloyale.
— Un homme, dit-il après avoir hésité.
— Pourquoi ?
Ziegler avait perçu son hésitation.
— Je ne sais pas… (Il marqua un temps d’arrêt.) À cause de sa façon de se déplacer, de son attitude…
— Est-ce que ça ne serait pas plutôt à cause du fait que tu as du mal à imaginer une femme en train de faire ça ?
Il la considéra avec un léger sourire.
— Peut-être. Pourquoi Perrault a-t-il éprouvé le besoin de monter là-haut ?
— De toute évidence, il fuyait quelqu’un.
— En tout cas, encore une pendaison.
— Mais pas de doigt coupé, cette fois.
— Peut-être tout simplement parce qu’il n’a pas eu le temps.
— Un chanteur blond avec une barbe et des grands yeux fiévreux qui se prénomme Kurt en 1993, ça te dit quelque chose ?
— Kurt Cobain, répondit Ziegler sans hésiter. C’était dans la chambre d’un des jeunes ?
— Dans celle d’Alice.
— Officiellement, Kurt Cobain s’est suicidé, dit la gendarme en boitant jusqu’à la voiture de Servaz.
— Quand ? demanda celui-ci en s’arrêtant net.
— En 1994, je crois. Il s’est tiré une balle.
— Tu crois ou tu en es sûre ?
— J’en suis sûre. Pour la date, en tout cas. Pour le reste, j’étais fan à l’époque — et des rumeurs de meurtre ont couru.
— 1994… Dans ce cas, il ne s’agit pas de mimétisme, conclut-il en se remettant en marche. Tu as vu un docteur ?
— Plus tard.
Son téléphone sonna au moment où il allait mettre le contact.
— Servaz.
— C’est Vincent. Qu’est-ce que tu fous avec ton téléphone ? J’ai essayé de te joindre toute la matinée !
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il sans répondre.
— La chevalière on a trouvé ce qui est gravé dessus.
— Et ?
— Deux lettres : un C et un S.
— « CS » ?
— Oui.
— Et ça veut dire quoi, d’après toi ?
— Aucune idée.
Servaz réfléchit un instant. Puis il pensa à autre chose.
— Tu n’as pas oublié le service que je t’ai demandé ? dit-il.
— Quel service ?
— Au sujet de Margot…
— Ah zut, merde, crotte. Si, j’avais oublié.
— Et on en est où avec le SDF ?
— Ah oui, on a le résultat des empreintes : les trois gosses ont laissé les leurs. Mais ça ne change pas grand-chose : d’après Samira, le juge croit à la théorie de la noyade.
Le regard de Servaz s’assombrit.
— Il doit subir des pressions. L’autopsie tranchera. Le père de Clément a des appuis, on dirait.
— Pas les autres, en tout cas : le juge veut réinterroger le plus âgé, le fils du chômeur. Il pense que c’est lui l’instigateur.
— Ben voyons. Et Lombard, tu as trouvé quelque chose ?
— Je cherche.
Une grande pièce sans fenêtre. Divisée en plusieurs allées par de hautes étagères métalliques couvertes de dossiers poussiéreux et éclairée par des néons. Près de l’entrée, deux bureaux, l’un avec un ordinateur qui avait au moins cinq ans d’âge, l’autre supportant un antique lecteur de microfiches — une lourde et encombrante machine. Des boîtes de microfiches étaient aussi rangées sur les étagères.
Toute la mémoire de l’Institut Wargnier.
Diane avait demandé si tous les dossiers étaient aujourd’hui informatisés et c’est tout juste si l’employé ne lui avait pas ri au nez.
Elle savait que ceux des occupants de l’unité A l’étaient. Mais elle avait depuis la veille huit autres patients sur lesquels Xavier avait décidé de la laisser « se faire les dents ». Visiblement, ils n’étaient pas assez importants pour que quelqu’un ait pris la peine d’entrer dans le système informatique les données contenues dans leurs dossiers. Elle s’avança dans l’une des allées et commença par examiner les reliures. En tentant de comprendre quel système présidait au rangement. De par son expérience, elle savait que la méthodologie choisie n’était pas toujours évidente. Certains archivistes, bibliothécaires et autres concepteurs d’applications informatiques avaient parfois l’esprit tortueux.
Mais elle se réjouit de constater que l’employé avait eu l’esprit suffisamment logique pour tout classer par ordre alphabétique. Elle attrapa les classeurs correspondants et revint s’installer à la petite table de consultation. En s’asseyant dans la grande salle silencieuse, loin du tumulte de certaines parties de l’Institut, elle repensa soudain à ce qui s’était passé la nuit dernière dans les sous-sols et un grand froid l’envahit. Depuis qu’elle s’était réveillée, elle ne cessait de revoir les couloirs sinistres, de se remémorer l’odeur de cave et l’humidité glaciale et de revivre le moment où elle s’était retrouvée plongée dans le noir.
Qui se rendait la nuit à l’unité A ? Qui était l’homme hurlant et sanglotant de la colonie ? Qui était impliqué dans les crimes commis à Saint-Martin ? Trop de questions… L’une après l’autre, elles battaient les rivages fiévreux de son cerveau comme une marée revient à heure fixe. Et elle brûlait de leur trouver des réponses…
Elle ouvrit le premier dossier. Chaque patient faisait l’objet d’un suivi précis, depuis les premières manifestations de sa pathologie et les premiers diagnostics jusqu’aux différents séjours hospitaliers qu’il avait effectués avant d’atterrir à l’Institut, la prise en charge médicamenteuse, les éventuels effets iatrogènes des traitements… L’accent était mis sur la dangerosité et les précautions à observer en sa présence, ce qui rappela à Diane, au cas où elle l’aurait oublié, qu’il n’y avait pas d’enfants de chœur à l’Institut.
Elle prit quelques notes dans son bloc et poursuivit sa lecture. Venaient ensuite les traitements proprement dits… Sans surprise, Diane constata que neuroleptiques et calmants étaient administrés à doses massives. Des doses très supérieures aux normes en vigueur. Cela confirmait ce que lui avait dit Alex. Une sorte d’Hiroshima pharmaceutique, songea-t-elle en frémissant. Elle n’aurait pas aimé voir son cerveau bombardé par ces substances… Elle connaissait les terribles effets secondaires de ces molécules… Rien que l’idée la rendit toute froide. Chaque dossier disposait d’une fiche annexe de distribution des médicaments : dosages, heures de distribution, changements dans le traitement, livraisons des produits dans le service concerné… Chaque fois que le service dont dépendait le patient recevait une nouvelle livraison de médicaments de la pharmacie de l’Institut, le bon de livraison était signé par l’infirmier responsable du service et contresigné par le gérant des produits pharmaceutiques.
Des neuroleptiques, des somnifères, des anxiolytiques… mais pas de psychothérapies — du moins jusqu’à son arrivée… Boum-boum-boum-boum… Elle eut l’image fugitive de gros marteaux s’abattant rythmiquement sur des crânes qui s’aplatissaient de plus en plus à chaque impact.
Elle ressentit un soudain besoin de caféine en attaquant son quatrième dossier mais elle décida d’aller au bout de sa lecture. Pour finir, elle parcourut la fiche annexe. Comme dans les dossiers précédents, les dosages lui firent courir un frisson glacé le long de l’échine :
Clozapine : 1 200mg/j (3 cp 100 mg 4fois/j).
Acétate de zuclopenthixol : 400 mg IM/j.
Tiapride : 200 mg toutes les heures.
Diazépam : Amp. IM 20 mg/j.
Méprobamate : cp sec. 400 mg.
Bon sang ! quelle sorte de légumes allait-elle récupérer comme patients ? Mais elle se souvint là encore de ce qu’Alex lui avait dit : après des décennies de traitements médicamenteux très lourds, la plupart des pensionnaires de l’Institut étaient chimio-résistants. Ces types se baladaient dans les couloirs avec dans leurs veines assez de substances pour faire planer un T-Rex et c’est à peine s’ils manifestaient quelques signes de torpeur. Alors qu’elle allait refermer le dossier, son œil tomba sur une brève note manuscrite dans la marge :
À quoi correspond ce traitement ? Interrogé Xavier. Pas de réponse.
L’écriture était penchée et hâtive. Rien qu’en lisant, elle devina la frustration et l’agacement de celui qui avait rédigé la note. Elle fronça les sourcils et examina de nouveau la liste des médicaments et les dosages. Elle comprit aussitôt l’étonnement de la personne qui avait écrit ces mots. Elle se souvint que la clozapine était utilisée quand les autres neuroleptiques s’avéraient inefficaces. Dans ce cas, pourquoi prescrire du zuclopenthixol ? Et qu’il n’y avait pas lieu, dans le traitement de l’anxiété, d’associer deux anxiolytiques ou deux hypnotiques. Or, c’était le cas ici. Il y avait peut-être d’autres anomalies qui lui échappaient — elle n’était ni médecin ni psychiatre — mais elles n’avaient pas échappé à l’auteur de la note. Apparemment, Xavier n’avait pas daigné répondre. Perplexe, Diane se demanda si cela la concernait. Puis elle se dit que, désormais, ce dossier était celui d’un de ses patients. Avant d’entreprendre une quelconque psychothérapie, elle devait savoir pourquoi on lui avait prescrit ce cocktail démentiel. Le dossier parlait de psychose schizophrénique, d’états délirants aigus, de confusion mentale — mais il manquait singulièrement de précision.
Interroger Xavier ? La personne l’avait déjà fait. Sans succès. Elle reprit les dossiers précédents et examina une par une les signatures des chefs de service et du gérant de la pharmacie. Elle finit par trouver ce qu’elle cherchait. Au-dessus de l’une d’elles, quelqu’un avait inscrit : « livraison retardée cause grève transports ». Elle compara les mots « transports » et « traitement ». La forme des lettres était identique : la note dans la marge avait été rédigée par l’infirmier qui gérait le stock des médicaments.
C’était lui qu’elle devait interroger en premier.
Elle prit l’escalier pour monter au deuxième étage, le dossier sous le bras. La pharmacie de l’Institut était tenue par un infirmier d’une trentaine d’années en jean délavé, blouse blanche et baskets usagées. Il ne s’était pas rasé depuis trois jours et ses cheveux se dressaient sur sa tête en épis rebelles. Il avait aussi des cernes sous les yeux et Diane le soupçonna d’avoir une vie nocturne intense et amusante en dehors de l’Institut.
La pharmacie était constituée de deux pièces, l’une servant de réception avec un comptoir et une sonnette et encombrée de paperasses et de cartons vides, l’autre où étaient entreposés les stocks de médicaments dans des armoires vitrées sécurisées. L’infirmier qui, à en croire l’étiquette brodée sur sa poche de poitrine, se prénommait Dimitri, la regarda entrer avec un sourire un peu trop large.
— Salut, dit-il.
— Salut, répondit-elle, j’aimerais avoir quelques renseignements sur la gestion des produits pharmaceutiques.
— Bien sûr. Vous êtes la nouvelle psy, c’est ça ?
— C’est ça.
— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— Eh bien, comment ça marche.
— Bon, bon, dit-il en jouant avec le stylo glissé dans sa poche de poitrine. Venez par ici.
Elle passa derrière le comptoir. Il attrapa un grand cahier à couverture cartonnée qui ressemblait à un livre de comptes.
— Ça, c’est le livre-journal. On y note toutes les entrées et toutes les sorties de médicaments. Les activités de la pharmacie consistent à recenser les besoins de l’Institut et à établir les commandes d’une part, à réceptionner et à stocker les médicaments puis à les distribuer dans les différents services d’autre part. La pharmacie a un budget propre. Les commandes sont renouvelées en gros tous les mois, mais il peut y avoir des commandes exceptionnelles.
— Qui à part vous est au courant de ce qui entre et de ce qui sort ?
— N’importe qui peut consulter le livre-journal. Mais tous les bons de livraison et toutes les commandes doivent être obligatoirement contresignés soit par le Dr Xavier lui-même, soit la plupart du temps par Lisa ou par le Dr Lepage, le médecin-chef. En outre, chaque produit fait l’objet d’une fiche individuelle de stock. (Il attrapa un gros classeur et l’ouvrit.) Tous les médicaments utilisés à l’Institut sont là-dedans et, grâce à ce système, on sait exactement quels sont les stocks disponibles. Ensuite, on distribue les produits dans les différents services. Chaque distribution de médicaments est contresignée à la fois par l’infirmier à la tête du service et par moi.
Elle ouvrit le dossier qu’elle avait à la main et lui montra la note manuscrite en marge de la fiche annexe.
— C’est votre écriture, n’est-ce pas ?
Elle le vit froncer les sourcils.
— C’est exact, répondit-il après un temps d’hésitation.
— Vous n’avez pas l’air d’accord avec le traitement que suit ce patient…
— Eh bien… je… euh, je ne voyais pas l’utilité de… lui prescrire deux anxiolytiques ou de l’acétate de zuclopenthixol et de la clozapine en même temps… Je… hum… c’est un peu… technique…
— Et vous avez posé la question au Dr Xavier.
— Oui.
— Qu’est-ce qu’il a répondu ?
— Que j’étais gestionnaire du stock, pas psychiatre.
— Je vois. Tous les patients ont des traitements aussi lourds ?
— La plupart, oui. Vous savez, après des années de traitements, presque tous sont devenus…
— Chimio-résistants… oui, je sais… Ça vous ennuie si je jette un coup d’œil à ça ? (Elle désignait le livre-journal et le classeur contenant les fiches individuelles des produits.)
— Non, bien sûr. Allez-y. Tenez : asseyez-vous là.
Il disparut dans la pièce voisine et elle l’entendit téléphoner à voix basse. Sans doute à sa petite amie. Il ne portait pas d’alliance. Elle ouvrit le livre-journal et se mit à tourner les pages. Janvier… février… mars… avril…
L’inventaire du mois de décembre tenait sur deux pages. En page 2, elle eut l’œil attiré par une ligne au milieu : « Livraison commande Xavier », en date du 7 décembre. La ligne était complétée par trois noms de médicaments. Ils ne lui étaient pas familiers. Elle était sûre qu’il ne s’agissait pas de psychotropes. Elle les nota par curiosité dans son bloc et elle appela Dimitri. Elle l’entendit qui murmurait « je t’aime » puis il réapparut.
— C’est quoi ça ?
Il haussa les épaules.
— Aucune idée. Ce n’est pas moi qui ai écrit ça. J’étais en congé à ce moment-là.
Il fouilla dans le classeur des fiches-produits et fronça les sourcils.
— Tiens, c’est bizarre… Il n’y a pas de fiches individuelles de stock pour ces trois produits. Il y a juste les factures… Probable que celui qui a rempli le livre-journal ne savait pas qu’il fallait en faire…
Ce fut au tour de Diane de hausser les épaules.
— Laissez tomber. Ça n’a pas d’importance.
Ils s’installèrent dans la même salle que la dernière fois. Étaient présents Ziegler, Servaz, le capitaine Maillard, Simon Propp, Martial Confiant et Cathy d’Humières. À l’invitation de Servaz, Ziegler résuma brièvement les faits. Il remarqua qu’elle les présentait sous un jour qui le lavait de toute erreur de jugement et qu’elle se reprochait au contraire d’avoir été négligente en prenant sa moto ce matin-là sans tenir compte de la météo. Elle attira ensuite l’attention sur le détail qui reliait ce meurtre au précédent : la pendaison. Mais elle ne mentionna pas les suicidés. Elle souligna en revanche que Grimm et Perrault avaient fait l’objet d’une plainte pour une histoire de chantage sexuel en compagnie de Chaperon et d’un quatrième homme décédé deux ans plus tôt.
— Chaperon ? dit Cathy d’Humières, incrédule. Je n’ai jamais entendu parler de ça.
— D’après Saint-Cyr, cette histoire date de plus de vingt ans, précisa Servaz. Bien avant que M. le maire ne se présente aux élections. Et la plainte a été retirée presque aussitôt.
Il lui répéta ce que lui avait dit Saint-Cyr. La proc leur jeta un regard sceptique.
— Vous croyez vraiment qu’il y a un rapport ? Une fille ivre, des jeunes gens qui l’étaient aussi, quelques photos compromettantes… Je ne voudrais pas avoir l’air de défendre ce genre de choses — mais il n’y a pas de quoi fouetter un chat.
— Selon Saint-Cyr, il y a eu d’autres rumeurs autour de ces quatre-là, dit Servaz.
— Quel genre de rumeurs ?
— Des histoires plus ou moins similaires, des histoires d’abus sexuels, des rumeurs disant qu’une fois ivres ils avaient tendance à devenir mauvais et violents avec les femmes. Cela dit, aucune plainte officielle à part celle-là — qui, je le répète, a été retirée très vite. Et puis, il y a ce que nous avons trouvé dans la cabane de Grimm. Cette cape et ces bottes… Les mêmes ou peu s’en faut que celles trouvées sur son cadavre…
Servaz savait par expérience qu’il valait mieux ne pas trop en dire aux procureurs et aux magistrats instructeurs tant qu’on ne disposait pas d’éléments solides, car ils avaient tendance à émettre des objections de principe dans le cas contraire. Cependant, il ne résista pas à la tentation d’aller plus loin.
— Selon Saint-Cyr, Grimm, Perrault, Chaperon et leur ami Mourrenx formaient depuis le lycée un quatuor inséparable. Nous avons aussi découvert que les quatre hommes portaient tous la même chevalière : celle qui aurait dû se trouver sur le doigt coupé de Grimm…
Confiant posa sur eux un regard perplexe, sourcils froncés.
— Je ne comprends pas ce que cette histoire de bagues vient faire là-dedans, dit-il.
— Eh bien, on peut supposer qu’il s’agit d’une sorte de signe de reconnaissance, suggéra Ziegler.
— Un signe de reconnaissance ? De reconnaissance de quoi ?
— À ce stade, c’est difficile à dire, admit Ziegler avec un œil noir en direction du juge.
— Perrault n’a pas eu le doigt coupé, objecta d’Humières sans cacher son scepticisme.
— Exact. Mais la photo trouvée par le commandant Servaz prouve qu’il a bien porté cette chevalière à un moment donné. Si l’assassin n’a pas jugé bon de lui trancher le doigt, c’est peut-être parce que Perrault ne la portait plus à ce moment-là.
Servaz les regarda. Au plus profond de lui-même, il savait qu’ils étaient sur la bonne voie. Quelque chose était en train de remonter à la surface, comme des racines sortant de terre. Quelque chose de noir et de glaçant.
Et dans cette géographie de l’horreur, les capes, les bagues, les doigts coupés ou non, étaient comme des petits cailloux laissés par l’assassin sur son passage.
— Il est évident que nous n’avons pas assez fouillé dans la vie de ces hommes, intervint soudain Confiant. Si nous l’avions fait au lieu de nous focaliser sur l’Institut, peut-être aurions-nous trouvé quelque chose qui nous aurait alertés à temps — pour Perrault.
Tout le monde comprit que ce « nous » était purement rhétorique. C’était bel et bien « vous » qu’il voulait dire — et ce « vous » s’adressait à Ziegler et à Servaz. En même temps, Servaz se demanda si, pour une fois, Confiant n’avait pas raison.
— En tout cas, deux des victimes ont fait l’objet de cette plainte et elles portaient cette bague, insista-t-il. On ne peut pas ignorer ces coïncidences. Et la troisième personne visée par la plainte encore vivante n’est autre que Roland Chaperon…
Il vit la proc pâlir.
— Dans ce cas, il y a une priorité, s’empressa-t-elle de dire.
— Oui. Nous devons tout mettre en œuvre pour retrouver le maire et le mettre sous protection policière — sans perdre une minute. (Il consulta sa montre.) Aussi, je suggère que nous levions la séance.
Le premier adjoint à la mairie de Saint-Martin leur adressa un regard où l’inquiétude perçait comme un clou dans une chaussure. Assis dans son bureau du premier étage, il était livide et il tripotait nerveusement son stylo.
— Il est injoignable depuis hier matin, déclara-t-il d’emblée. Nous sommes très préoccupés. Surtout après ce qui s’est passé.
Ziegler acquiesça d’un signe de tête.
— Et vous n’avez pas une idée de l’endroit où il pourrait se trouver ?
L’édile avait l’air aux abois.
— Pas la moindre.
— Quelqu’un chez qui il aurait pu se rendre ?
— Sa sœur à Bordeaux. Je l’ai appelée. Elle n’a pas de nouvelles. Son ex-femme non plus…
Le regard de l’adjoint passait de l’un à l’autre, à la fois indécis et effrayé, comme s’il était le prochain sur la liste. Ziegler lui tendit une carte de visite.
— Si vous avez la moindre information, appelez tout de suite. Même si ça ne vous semble pas important.
Seize minutes plus tard, ils se garaient devant l’usine d’embouteillage que Servaz avait déjà visitée deux jours plus tôt, celle dont Roland Chaperon était à la fois le patron et le propriétaire. Un bâtiment bas et moderne entouré de hauts grillages surmontés de spirales de fil de fer barbelé. Sur le parking, des camions attendaient leurs chargements de bouteilles. À l’intérieur régnait un vacarme infernal. Comme la dernière fois, Servaz aperçut une chaîne automatique où les bouteilles étaient rincées dans un tourbillon d’eau pure avant d’être dirigées vers les robinets qui les remplissaient, puis vers les automates qui les bouchaient et les étiquetaient sans la moindre intervention humaine. Les ouvriers ne faisaient que contrôler chaque opération. Ils escaladèrent l’escalier métallique qui menait à la cage vitrée insonorisée de la direction. Le même gros homme hirsute et mal rasé qui avait reçu Servaz la dernière fois les regarda entrer avec méfiance, en décortiquant des pistaches.
— Il se passe quelque chose, dit-il en crachant une coque dans la corbeille. Roland n’est pas venu à l’usine, ni hier ni aujourd’hui. Ce n’est pas son genre de s’absenter sans prévenir. Avec tout ce qui s’est passé, je ne comprends pas qu’il n’y ait pas plus de barrages sur les routes. Vous attendez quoi ? Moi, si j’étais flic ou gendarme…
Ziegler avait pincé le nez à cause de l’odeur de transpiration qui flottait dans la cage vitrée. Elle observa les grandes auréoles sombres qui maculaient la chemise bleue de l’homme au niveau des aisselles.
— Mais vous ne l’êtes pas, répliqua-t-elle d’un ton cinglant. À part ça, vous n’avez pas une idée de l’endroit où il pourrait se trouver ?
Le gros homme la fusilla du regard. Servaz ne put s’empêcher de sourire. Ils étaient un certain nombre comme lui par ici à penser que les gens de la ville étaient incapables d’agir de manière sensée.
— Non. Roland n’était pas du genre à s’étaler sur sa vie privée. Il y a quelques mois, on a appris son divorce du jour au lendemain. Il ne nous avait jamais parlé des difficultés que rencontrait son couple.
— « Les difficultés que rencontrait son couple », répéta Ziegler d’un ton ouvertement sarcastique. Comme c’est bien dit.
— On file chez lui, dit Servaz en remontant dans la voiture. S’il n’y est pas, il faudra fouiller la maison de fond en comble. Appelle Confiant et demande une commission rogatoire.
Ziegler décrocha le téléphone de voiture et composa un numéro.
— Ça ne répond pas.
Servaz quitta un instant la route des yeux. Des nuages gonflés de pluie ou de neige voguaient dans le ciel sombre comme des présages funestes — et le jour déclinait.
— Tant pis. On n’a plus le temps. On s’en passera.
Espérandieu écoutait les Gutter Twins chanter The Stations lorsque Margot Servaz émergea du lycée. Assis dans l’ombre de la voiture banalisée, il parcourut des yeux la foule des adolescents qui se répandait à la sortie de l’établissement. Il ne lui fallut pas dix secondes pour la repérer. En plus d’un blouson de cuir et d’un short rayé, la fille de Martin arborait ce jour-là des extensions capillaires violettes dans ses cheveux noirs, des leggings en résille sur ses longues jambes et d’énormes guêtres en fourrure autour des chevilles qui donnaient l’impression qu’elle se rendait au lycée en après-skis. Elle était aussi aisément repérable qu’un indigène coupeur de têtes dans un dîner en ville. Espérandieu pensa à Samira. Il vérifia la présence de son appareil photo numérique sur le siège passager et lança l’application « dictaphone » sur son iPhone, qui diffusait en boucle l’album Saturnalia.
« 17 heures. Sortie du lycée. Parle avec ses camarades de classe. »
À dix mètres de là, Margot riait et bavardait. Puis elle tira de son blouson une blague à tabac. Pas bon ça, pensa Espérandieu. Elle entreprit de se rouler une cigarette en écoutant les propos de ses voisines. Tu fais ça avec dextérité, constata-t-il. Apparemment, tu as l’habitude. Tout à coup, il se fit l’effet d’un putain de voyeur reluquant des minettes à la sortie de l’école. Merde, Martin, tu fais chier ! Vingt secondes plus tard, un scooter se garait devant le petit groupe.
Espérandieu fut immédiatement en alerte.
Il vit le pilote ôter son casque et parler directement à la fille de son patron. Celle-ci jeta sa cigarette sur le trottoir et l’écrasa sous son talon. Puis elle enfourcha le tansad du scooter.
Tiens, tiens… « Part en scooter avec individu dix-sept/dix-huit ans. Cheveux noirs. Pas du lycée. »
Espérandieu hésitait à prendre une photo. Trop près. Il risquait de se faire repérer. Vu d’ici, le garçon avait une belle petite gueule et des cheveux dressés en l’air avec du gel extra-fort. Il remit son casque et en tendit un deuxième à Margot. Était-ce lui le petit salaud qui la frappait et lui brisait le cœur ? Le scooter démarra. Espérandieu déboîta pour se lancer à sa poursuite. Le garçon conduisait vite — et dangereusement. Il slalomait entre les voitures, faisait décrire à sa bécane des zigzags intempestifs tout en tournant la tête et en gueulant pour se faire entendre de sa passagère. Un jour ou l’autre, la réalité va se rappeler méchamment à toi, amigo…
À deux reprises, Espérandieu crut l’avoir perdu, mais il le rattrapa un peu plus loin. Il se refusait à utiliser le gyrophare ; d’abord pour ne pas se faire repérer, ensuite parce que cette mission n’avait absolument rien d’officiel et qu’il ne se considérait pas comme en service.
Finalement, le scooter s’immobilisa devant une villa entourée par un jardin et une haute haie touffue. Espérandieu reconnut tout de suite l’adresse : il était déjà venu ici en compagnie de Servaz. C’était là qu’habitaient Alexandra, l’ex-femme de Martin, et son connard de pilote de ligne.
Et, par conséquent, Margot.
Laquelle descendit du scooter et retira son casque. Les deux jeunes gens discutèrent calmement pendant un moment, elle debout sur le bord du trottoir, lui assis sur sa bécane, et Espérandieu se dit qu’il allait finir par se faire repérer : il était garé dans la rue déserte à moins de cinq mètres des adolescents. Heureusement pour lui, ils étaient bien trop absorbés par leur conversation. Espérandieu constata que tout se passait dans le calme. Pas de cris, pas de menaces. Au contraire, des éclats de rire et des hochements de tête complices. Et si Martin s’était planté ? Peut-être que le métier de flic l’avait rendu parano, après tout. Puis la fille de Martin se pencha et embrassa son pilote sur les deux joues. Celui-ci fit pétarader son engin avec un entrain qui donna envie à Espérandieu de descendre le verbaliser, puis il disparut.
Et merde ! Pas le bon ! Vincent songea qu’il venait de perdre une heure de son temps. Il lança contre son patron une imprécation silencieuse, fit demi-tour et repartit par où il était venu.
Servaz regardait la façade éteinte entre les arbres. Blanche, imposante, toute en hauteur, avec des balcons de bois ouvragé et des volets façon chalet à tous les étages. Un toit pentu terminé par une pointe et un fronton de bois triangulaire sous l’avant-toit. Typique de l’architecture montagnarde. Enfouie tout en haut du jardin en pente, à l’ombre de grands arbres, dans ce quartier résidentiel, elle ne recevait pas la lumière de la rue. Il y avait en elle quelque chose de subtilement menaçant. Ou bien était-ce son imagination ? Il se souvint d’un passage de La Chute de la maison Usher : « Je ne sais comment ça se fait, mais au premier coup d’œil que je jetai sur le bâtiment, un sentiment d’insupportable tristesse pénétra mon âme. »
Il se tourna vers Ziegler.
— Confiant ne répond toujours pas ?
Ziegler remit son cellulaire dans sa poche et fit signe que non. Servaz poussa le portail rouillé, qui grinça sur ses gonds. Ils remontèrent l’allée. Des traces de pas dans la neige, personne n’avait pris la peine de la balayer. Servaz grimpa les marches du perron. Sous la marquise de verre, il tourna la poignée. Verrouillée. Pas la moindre lumière à l’intérieur. Il se retourna : la ville, en bas, s’étalait ; les décorations de Noël palpitaient comme le cœur vivant de la vallée. Une lointaine rumeur de voitures et de klaxons, mais ici, tout était très silencieux. Dans ce vieux quartier résidentiel perché sur les hauteurs régnaient l’insondable tristesse et le calme écrasant des existences bourgeoises claquemurées. Ziegler le rejoignit en haut du perron.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
Servaz regarda autour de lui. De chaque côté du perron, la maison reposait sur un soubassement en pierre meulière percé de deux soupiraux. Impossible d’entrer par là : chaque soupirail était protégé par des barreaux de fer. Mais les volets des deux grandes fenêtres du rez-de-chaussée étaient ouverts. Il avisa un petit abri de jardin en forme de chalet dans un coin, derrière un buisson. Redescendit du perron et marcha jusqu’à lui. Pas de cadenas. Il ouvrit la porte de l’abri. Un parfum de terre remuée. Dans l’ombre, des râteaux, des pelles, des bacs à fleurs, un arrosoir, une brouette, une échelle… Servaz revint vers la maison, l’échelle d’aluminium sous le bras. Il la posa contre la façade et grimpa à hauteur de fenêtre.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Sans répondre, il tira sur sa manche et donna un coup de poing dans l’un des carreaux. Il dut s’y reprendre à deux fois.
Puis, le poing toujours enfoui dans sa manche, il écarta les morceaux de verre, tourna la poignée de la crémone et poussa la fenêtre. Il s’attendait à entendre le hurlement strident d’un système d’alarme, mais rien ne vint.
— Tu sais qu’un avocat pourrait annuler toute la procédure à cause de ce que tu viens de faire ? lança Ziegler en bas de l’échelle.
— Pour l’instant, l’urgence c’est de trouver Chaperon vivant. Pas de le faire condamner. Disons qu’on a trouvé cette fenêtre comme ça et qu’on en a profité…
— NE BOUGEZ PAS !
Ils se retournèrent comme un seul homme. Plus bas dans l’allée, entre les deux sapins, une ombre braquait un fusil sur eux.
— Levez les mains ! Pas un geste !
Au lieu d’obtempérer, Servaz plongea la sienne dans sa veste et brandit sa carte avant de redescendre de l’échelle.
— Te fatigue pas, mon vieux : police.
— Depuis quand la police entre par effraction chez les gens ? demanda l’homme en abaissant son fusil.
— Depuis qu’on est pressés, dit Servaz.
— Vous cherchez Chaperon ? Il n’est pas là. On l’a pas vu depuis deux jours.
Servaz avait reconnu le personnage : le « concierge autoproclamé » cher au juge Saint-Cyr. Il y en avait un comme ça dans chaque rue ou presque. Le type qui se mêlait de la vie des autres du seul fait qu’ils étaient venus s’installer à côté de chez lui. À cause de ça, il s’estimait en droit de les surveiller, de les espionner par-dessus sa haie, surtout s’ils présentaient un profil suspect. Étaient considérés comme suspects aux yeux du concierge autoproclamé les couples homosexuels, les mères célibataires, les vieux garçons timides et renfermés et, plus généralement, tous ceux qui le regardaient de travers et qui ne partageaient pas ses idées fixes. Très utile dans les enquêtes de voisinage. Même si Servaz n’éprouvait pour cette sorte d’individu que le plus profond mépris.
— Tu ne sais pas où il est parti ?
— Non.
— Quel genre de type c’est ?
— Chaperon ? Un bon maire. Et un type réglo. Poli, souriant, toujours un mot aimable. Toujours prêt à s’arrêter pour discuter. Carré dans sa tête. Pas comme l’autre coco, là-bas.
Il désignait l’une des maisons, un peu plus bas dans la rue. Servaz devina que « l’autre coco là-bas » était devenu la cible préférée du concierge autoproclamé. L’un n’allait pas sans l’autre. Il eut presque envie de dire que « l’autre coco là-bas » n’avait sûrement jamais fait l’objet d’une plainte pour chantage sexuel. C’était le problème avec les concierges autoproclamés : c’était à la tête du client, ils se trompaient souvent de cible. Et ils allaient généralement par deux : mari et femme — un duo redoutable.
— Qu’est-ce qui se passe ? dit l’homme sans cacher sa curiosité. Après ce qui est arrivé, tout le monde se barricade. Sauf moi. Qu’il y vienne ce cinglé, je l’attends de pied ferme.
— Merci, dit Servaz. Rentre chez toi.
L’homme grommela quelque chose et fit demi-tour.
— Si vous avez besoin d’autres renseignements, j’habite au numéro 5 ! lança-t-il par-dessus son épaule. Lançonneur, c’est mon nom !
— Je n’aimerais pas l’avoir comme voisin, dit Ziegler en le regardant s’éloigner.
— Tu devrais t’intéresser un peu plus à tes voisins, répliqua-t-il. Il y en a sûrement un comme ça. Des types comme lui, il y en a partout. Allons-y.
Il remonta sur l’échelle et pénétra dans la maison.
Le verre cassé craqua sous ses semelles. Un canapé en cuir, des tapis sur le parquet, des murs lambrissés, un bureau, le tout plongé dans la pénombre. Servaz trouva le commutateur et alluma le lustre du plafond. Ziegler apparut en haut de l’échelle, devant la fenêtre qu’elle enjamba. Derrière elle, les lumières de la vallée étaient visibles entre les arbres. Elle regarda autour d’elle. Selon toute évidence, ils se trouvaient dans le bureau de Chaperon ou de son ex-épouse. Des étagères, des livres, des photos anciennes sur les murs. Elles représentaient des paysages de montagne, des bourgades pyrénéennes au début du siècle précédent, des rues où passaient des hommes coiffés de chapeaux et des fiacres. Servaz se souvint qu’il fut un temps où les stations thermales des Pyrénées attiraient la fine fleur des curistes parisiens, où elles étaient parmi les plus élégantes villégiatures de montagne, au même titre que Chamonix, Saint-Moritz ou Davos.
— D’abord, essayer de trouver Chaperon, dit-il. En espérant qu’il ne soit pas pendu quelque part. Ensuite, on fouille tout.
— Et on cherche quoi ?
— On le saura quand on l’aura trouvé.
Il sortit du bureau.
Un couloir.
Un escalier dans le fond.
Il ouvrit les portes, une par une. Salon. Cuisine. Toilettes. Salle à manger.
Un vieux tapis maintenu par des tringles étouffa ses pas dans l’escalier. Comme le bureau, la cage d’escalier était lambrissée de bois blond. Il y avait, sur les murs, d’anciens piolets, des crampons à pointes de métal pour la glace, des souliers en cuir, des skis rudimentaires du vieux matériel d’alpinisme et de montagne, datant de l’époque des pionniers. Servaz s’arrêta pour observer un cliché : un alpiniste debout au sommet d’un éperon rocheux, vertical et étroit comme une colonne de stylite. Il sentit aussitôt son ventre se nouer. Comment faisait cet homme pour n’éprouver aucun vertige ? Il était là, debout au bord du vide, et il souriait vers le photographe qui se tenait sur une autre hauteur, comme si de rien n’était. Puis il s’aperçut que l’alpiniste défiant les cimes n’était autre que Chaperon lui-même. Sur un autre cliché, il était suspendu sous un surplomb, assis tranquillement dans un baudrier, tel un oiseau sur une branche, au-dessus de centaines de mètres de vide. Retenu d’une chute fatale par un filin dérisoire. On devinait une vallée avec une rivière et des villages en dessous.
Servaz aurait aimé demander au maire ce que cela faisait de se retrouver dans cette situation. Et, accessoirement, ce que cela faisait d’être la cible d’un tueur. Était-ce le même genre de vertige ? Tout l’intérieur de la maison était un temple dédié à la montagne et au dépassement de soi. Le maire n’était visiblement pas de la même trempe que le pharmacien. Il était taillé dans un tout autre bois. Cette image confirmait la première impression que Servaz avait eue à la centrale : un homme de petite taille mais solide comme un roc, amateur de nature et d’activité physique, avec sa crinière blanche et léonine et son teint perpétuellement mordoré.
Puis il revit Chaperon sur le pont et dans la voiture : un type mort de trouille, aux abois. Entre les deux images : le meurtre du pharmacien. Servaz réfléchit. La mort du cheval, malgré son caractère atroce, ne l’avait pas mis dans le même état. Pourquoi ? Parce qu’il s’agissait d’un cheval ? Ou bien parce qu’il ne se sentait pas visé à ce moment-là ? Il reprit son exploration, tenaillé par le sentiment d’urgence qui l’habitait depuis l’épisode des télécabines. À l’étage, une salle de bains, un WC, deux chambres. L’une d’elles était la chambre principale. Il en fit le tour et fut aussitôt assailli par une sensation bizarre. Servaz parcourut la pièce du regard en fronçant les sourcils. Une idée le préoccupait.
Une armoire. Une commode. Un lit à deux places. Mais, à en croire la forme prise par le matelas, une seule personne dormait dedans depuis longtemps. Et aussi une seule chaise, une seule table de nuit.
La chambre d’un homme divorcé, vivant seul. Il ouvrit l’armoire…
Des robes, des chemisiers, des jupes, des pulls et des manteaux de femme. Et, en dessous, des paires de chaussures à talons…
Puis il passa un doigt sur la table de nuit : une épaisse couche de poussière — comme dans la chambre d’Alice…
Chaperon ne dormait pas dans cette chambre.
C’était celle qu’avait occupée l’ex-Mme Chaperon avant son divorce.
Comme les Grimm, les Chaperon avaient fait chambre à part…
Il se sentit perturbé par cette idée. D’instinct, il sentit qu’il tenait quelque chose. La tension était de nouveau là. Elle ne le quittait pas. Toujours cette impression de danger. De catastrophe à venir. Il revit Perrault hurlant comme un damné dans la télécabine et la tête lui tourna. Il dut s’agripper à l’angle du lit. Soudain, un cri :
— MARTIN !
Il se précipita sur le palier. La voix de Ziegler. Elle venait d’en bas. Il descendit l’escalier presque en courant. La porte de la cave sous l’escalier, elle était ouverte. Servaz s’y engouffra. Il déboucha sur un vaste sous-sol aux murs de parpaings bruts. Une pièce qui servait de chaufferie et de buanderie. Plongée dans le noir. Il y avait de la lumière plus loin… Il se dirigea vers elle. Une grande pièce éclairée par une ampoule nue. Son halo vaporeux laissait les recoins dans l’ombre. Un établi, du matériel d’escalade accroché à de grands panneaux de liège. Ziegler se tenait devant une armoire métallique ouverte. Un cadenas pendait sur la porte.
— Qu’est-ce que… ?
Il s’interrompit. S’avança. À l’intérieur de l’armoire : une cape noire imperméable avec une capuche et des bottes.
— Et ce n’est pas tout, dit Ziegler.
Elle lui tendit un carton à chaussures. Servaz l’ouvrit, le tint sous la clarté faiblarde de l’ampoule. Il la reconnut aussitôt : la bague. Marquée « C S ». Et un seul cliché racorni et jauni. Une photo ancienne. Dessus, on voyait quatre hommes debout côte à côte et revêtus de la même cape qui se trouvait pendue à un cintre dans l’armoire métallique, la même cape noire à capuche trouvée sur le cadavre de Grimm, la même cape qui était suspendue dans la cabane au bord de la rivière… Les quatre hommes avaient tous une partie du visage dissimulée dans l’ombre des capuches, mais Servaz crut néanmoins reconnaître le menton flasque de Grimm et la mâchoire carrée de Chaperon. Le soleil brillait sur les quatre formes noires, ce qui rendait les capes encore plus sinistres et déplacées. On distinguait un paysage estival, une vision bucolique tout autour — on pouvait presque entendre les oiseaux chanter. Mais le mal était là, songea Servaz. Presque palpable : dans ce paysage boisé inondé de soleil, sa présence matérialisée dans ces quatre silhouettes était encore plus évidente. Le mal existe, songea-t-il, et ces quatre hommes en étaient l’une des innombrables incarnations.
Il commençait à entrevoir un schéma, une structure possible.
Selon lui, ces hommes avaient une passion commune : la montagne, la nature, les randonnées et les bivouacs. Mais aussi une autre, plus secrète et plus sinistre. Isolés au fond de ces vallées, bénéficiant d’une impunité totale, exaltés par les sommets grandioses qu’ils tutoyaient, ils avaient fini par se croire intouchables. Il comprit qu’il s’approchait de la source — celle d’où tout le reste découlait. Au fil des ans, ils étaient devenus une sorte de minisecte, vivant en vase clos dans ce coin des Pyrénées où le bruit du monde n’arrivait qu’à travers la télé et les journaux, isolés non seulement géographiquement mais psychologiquement du reste de la population, et même de leurs conjoints — d’où ces divorces et ces haines recuites.
Jusqu’à ce que la réalité les rattrape.
Jusqu’au premier sang.
Là, la bande s’était égaillée, apeurée, comme un vol d’étourneaux. Et elle était apparue pour ce qu’elle était : de pauvres types terrifiés, des lâches, des minables. Brutalement chus de leur piédestal.
Désormais, les montagnes n’étaient plus les témoins grandioses de leurs crimes impunis, mais le théâtre de leur châtiment. Qui était le justicier ? De quoi avait-il l’air ? Où se cachait-il ?
Gilles Grimm.
Serge Perrault.
Gilbert Mourrenx — et Roland Chaperon.
Le « club » de Saint-Martin.
Une question le tourmentait. Quelle était la nature exacte de leurs crimes ? Car, pour Servaz, il ne faisait plus de doute que Ziegler avait raison : le chantage exercé sur cette fille ne représentait que la partie émergée d’un iceberg dont il redoutait à présent de découvrir toute la sinistre nature. En même temps, il sentait quelque part un obstacle, un détail qui n’entrait pas dans le schéma. Trop simple, trop évident, se dit-il. Il y avait un écran qu’ils ne voyaient pas — derrière se cachait la vérité.
Servaz s’approcha du soupirail qui donnait sur le jardin obscur. Dehors, il faisait nuit noire.
Le ou les justiciers étaient là. Dans la nuit. Prêts à frapper. Cherchant sans doute comme eux à retrouver Chaperon. Où le maire se planquait-il ? Loin d’ici — ou tout près ?
Soudain, une autre question le frappa. Le club des salauds se réduisait-il aux quatre hommes présents sur la photo ou comptait-il d’autres membres ?
Espérandieu trouva la baby-sitter dans le salon en rentrant chez lui. Elle se leva à regret, visiblement absorbée par un épisode de Dr House. À moins qu’elle n’eût espéré se faire plus d’argent. Une étudiante en première année de droit qui portait un prénom exotique comme Barbara, Marina ou peut-être Olga, se souvint-il. Ludmilla ? Stella ? Vanessa ? Il renonça à l’appeler par son prénom et lui régla les deux heures de présence. Il trouva aussi un mot de Charlène maintenu par un magnet sur le frigo : Vernissage. Je rentrerai tard. Bisous. Il sortit un cheese-burger du congélateur, le mit dans le micro-ondes, puis brancha son ordinateur portable sur le plan de travail. Il constata qu’il avait plusieurs mails dans sa messagerie. L’un d’eux émanait de Kleim162. Le mail s’intitulait « Re : Diverses questions au sujet de L. » Espérandieu ferma la porte de la cuisine, mit de la musique (The Last Shadow Puppets chantant The Âge of the Understatement), tira une chaise et commença sa lecture :
« Salut Vince.
Voici les premiers résultats de mon enquête. Pas de scoop mais quelques petites choses qui dessinent une image d’Éric Lombard un tantinet différente de celle qu’a de lui le grand public. Il n’y a pas si longtemps, lors d’un forum entre milliardaires à Davos, notre homme a fait sienne la définition de la mondialisation de Percy Barnevik, l’ancien président suédois d’ABB : “Je définis la mondialisation comme la liberté pour mon groupe d’investir où il veut, le temps qu’il veut, pour produire ce qu’il veut, en s’approvisionnant et en vendant où il veut, et en ayant à supporter le moins de contraintes possible en matière de droit du travail et de conventions sociales.” Ce qui est le credo de la plupart des dirigeants de multinationale.
« Pour comprendre les pressions de plus en plus fortes qu’elles exercent sur les États, il faut savoir qu’il y avait au début des années 1980 environ 7 000 multinationales dans le monde, qu’elles étaient 37 000 en 1990 et plus de 70 000 contrôlant 800 000 filiales et 70 % des flux commerciaux quinze ans plus tard. Et ce mouvement ne cesse de s’accélérer. Résultat, il ne s’est jamais créé autant de richesses et ces richesses n’ont jamais été aussi inégalement réparties : le P-DG de Disney gagne 300 000 fois le salaire d’un ouvrier haïtien fabriquant des T-shirts pour sa société. Les treize membres du directoire d’AIR, dont Éric Lombard fait partie, ont touché l’année dernière dix millions d’euros d’appointements, soit deux fois le salaire cumulé des six mille ouvriers d’une usine du groupe en Asie. »
Espérandieu fronça les sourcils. Est-ce que Kleim162 allait lui refaire toute l’histoire du libéralisme ? Il savait que son contact éprouvait une défiance viscérale envers la police, les politiques et les multinationales, qu’il n’était pas seulement journaliste mais aussi membre de Greenpeace et de Human Rights Watch — et qu’il était à Gênes et à Seattle lors des contre-sommets altermondialistes en marge des réunions du G8. À Gênes, en 2001, il avait vu les carabiniers italiens faire irruption dans l’école Diaz transformée en dortoir pour les manifestants et matraquer avec une brutalité inouïe hommes et femmes jusqu’à ce que les murs et le sol soient couverts de sang. Après quoi ils avaient fini par appeler les ambulances. Bilan : 1 mort, 600 blessés et 281 personnes arrêtées.
« Éric Lombard a fait ses premières armes chez l’équipementier sportif du groupe familial : une marque bien connue de tous les gamins grâce aux nombreux champions qui la portent. Il a réussi à doubler les bénéfices de la branche en cinq ans. Comment ? En développant un véritable “art” de la sous-traitance. Les chaussures, les T-shirts, les shorts et autres équipements sportifs étaient déjà fabriqués en Inde, en Indonésie et au Bangladesh par des femmes et des enfants. Éric Lombard s’est rendu là-bas et il a modifié les accords passés. Désormais, pour obtenir la licence de fabrication, le fournisseur doit remplir des conditions draconiennes : pas de grèves, une qualité irréprochable et des coûts de production si bas qu’il ne peut verser à ses ouvriers que des salaires de misère. Et pour maintenir la pression, la licence est révisée chaque mois. Un truc déjà utilisé par la concurrence. Depuis le début de cette politique, la branche n’a jamais été aussi prospère. »
Espérandieu baissa les yeux. Il regarda son T-shirt sur lequel était inscrit : « JE SUIS À CÔTÉ D’UN CON », avec une flèche dirigée vers la gauche.
« Un autre exemple ? En 1996, la branche pharmacie du groupe a racheté la firme américaine qui avait mis au point l’éflornithine, le seul médicament connu contre la trypanosomiase africaine, plus connue sous le nom de maladie du sommeil. Laquelle touche aujourd’hui 450 000 personnes en Afrique et conduit sans traitement à une encéphalite, au coma et à la mort. Le groupe Lombard a aussitôt abandonné la fabrication de ce médicament. Motif ? Pas assez rentable. Certes, cette maladie concerne des centaines de milliers de personnes — mais qui sont sans véritable pouvoir d’achat. Et lorsque, à cause de l’urgence humanitaire, des pays comme le Brésil, l’Afrique du Sud ou la Thaïlande ont décidé de fabriquer par eux-mêmes des traitements contre le sida ou la méningite en passant outre les brevets détenus par les grandes compagnies pharmaceutiques, Lombard s’est associé à ces mêmes compagnies pour attaquer ces pays devant l’Organisation mondiale du commerce. À cette époque, le vieux Lombard était déjà mourant : c’était Éric qui, à vingt-quatre ans, avait pris les rênes du groupe. Alors, est-ce que tu commences à voir notre bel aventurier et chéri des médias d’un autre œil ? »
Conclusion, se dit Vincent, Lombard ne devait pas manquer d’ennemis. Pas vraiment une bonne nouvelle. Il zappa les pages suivantes, à peu près du même tonneau, en se disant qu’il y reviendrait plus tard. Il s’arrêta toutefois sur un paragraphe qui se trouvait un peu plus loin :
« L’élément le plus intéressant pour toi, c’est peut-être le conflit très dur qui a opposé le groupe Lombard aux ouvriers de l’usine Polytex, près de la frontière belge, en juillet 2000. Au début des années 1950, Polytex fabriquait une des premières fibres synthétiques françaises et employait un millier d’ouvriers. À la fin des années 1990, ils n’étaient plus que cent soixante. En 1991, l’usine a été rachetée par une multinationale qui l’a cédée presque aussitôt à des repreneurs : elle n’était plus rentable, à cause de la concurrence d’autres fibres moins coûteuses. Pourtant, ce n’était pas tout à fait vrai : la qualité supérieure du produit le rendait très intéressant pour l’usage chirurgical. Il y avait là un marché. Finalement, plusieurs repreneurs se sont succédé jusqu’à ce qu’une filiale du groupe Lombard se présente.
« Pour les ouvriers, une multinationale de la taille de Lombard, déjà implantée dans la pharmacie, le médical et le chirurgical, c’était inespéré. Ils ont voulu y croire. Les repreneurs précédents avaient déjà tous pratiqué le chantage habituel à la fermeture : blocage des salaires, davantage d’heures de travail, y compris les week-ends et les jours fériés… Lombard n’a pas dérogé à la règle : dans un premier temps, il a demandé encore plus d’efforts. En réalité, le groupe avait racheté l’usine dans un seul but : acquérir les brevets de fabrication. Le 5 juillet 2000, le tribunal de commerce de Charleville-Mézières a prononcé la liquidation judiciaire. Pour les ouvriers, ce fut une terrible désillusion. Cela voulait dire licenciements secs, cessation immédiate de l’activité et liquidation du matériel. Sous le coup de la colère, les ouvriers de Polytex ont pris l’usine en otage et annoncé qu’ils étaient prêts à la faire sauter avec tout ce qu’elle contenait et à déverser 50 000 litres d’acide sulfurique dans la Meuse si personne ne prenait en compte leurs revendications. Ils étaient parfaitement conscients de l’arme qu’ils détenaient : l’usine était classée Seveso. Elle contenait un tas de produits chimiques très toxiques qui, en cas d’incendie ou d’explosion, auraient provoqué une catastrophe pire qu’AZF.
« Les autorités ordonnèrent aussitôt l’évacuation de la ville voisine, des centaines de policiers prirent position autour du site et il fut demandé au groupe Lombard d’entamer immédiatement des négociations avec l’aide des syndicats. L’affaire dura cinq jours. Comme les discussions n’avançaient pas, le 17 juillet les ouvriers déversèrent 5 000 litres d’acide sulfurique symboliquement colorés en rouge dans un ruisseau se jetant dans la Meuse. Ils menacèrent de recommencer toutes les deux heures.
« Politiciens, syndicalistes et dirigeants dénoncèrent alors un “écoterrorisme indéfendable”. Un grand journal du soir titra même, sans rire : “L’avènement du social-terrorisme” et parla de “talibans suicidaires”. D’autant plus ironique que, pendant des décennies, Polytex avait été un des plus gros pollueurs de la Meuse et de sa région. Finalement, l’usine fut reprise par le GIGN et les CRS trois jours plus tard. Les ouvriers rentrèrent chez eux la queue basse, sans avoir rien obtenu. Il est probable qu’un certain nombre d’entre eux n’aient toujours pas digéré l’épisode.
« C’est tout ce que j’ai pour le moment. Je continue à chercher. Bonne nuit, Vince. »
Espérandieu fronça les sourcils. Dans ce cas, pourquoi maintenant ? Huit ans après ? Certains de ces ouvriers s’étaient-ils retrouvés en prison ? Ou avaient-ils mis fin à leurs jours après plusieurs années de chômage et laissé derrière eux des familles remplies de haine ? Il nota qu’il faudrait répondre à ces questions dans son bloc sténo.
Espérandieu regarda l’heure dans le coin de son écran : 19 h 03. Il éteignit l’appareil et s’étira sur sa chaise. Il se leva et sortit une bouteille de lait du frigo. La maison était silencieuse. Mégan jouait dans sa chambre, Charlène ne rentrerait pas avant plusieurs heures, la baby-sitter était partie. S’appuyant contre l’évier, il avala un anxiolytique, qu’il fit passer en buvant à même le goulot de la bouteille. Mû par un réflexe soudain, il chercha le nom du laboratoire sur la boîte. Il constata qu’il venait d’avaler une drogue fabriquée par le groupe Lombard pour apaiser les angoisses que venaient de lui causer les agissements de ce même groupe !
Puis il réfléchit à la façon d’obtenir d’autres infos sur Lombard et il pensa soudain à une personne à Paris — une jeune femme brillante, qu’il avait connue à l’école de police, et qui sans nul doute était la mieux placée pour obtenir des révélations croustillantes.
— Martin, viens voir.
Ils étaient retournés fouiller les étages. Servaz s’était attaqué à une petite chambre qui, à en croire la couche de poussière, n’avait pas servi depuis des siècles — ouvrant armoire et tiroirs, soulevant les oreillers et le matelas, essayant même de démonter la plaque de métal qui obstruait le foyer de la cheminée, lorsque la voix d’Irène lui parvint à nouveau par la porte ouverte.
Il ressortit sur le palier du dernier étage. En face de lui, de l’autre côté du couloir, une échelle inclinée avec une rampe, comme dans un navire. Et une trappe ouverte au-dessus. Une bande lumineuse tombait du trou béant et perçait l’obscurité du palier.
Servaz grimpa les degrés. Passa la tête dans l’ouverture.
Debout au milieu de la pièce, Ziegler lui faisait signe de la rejoindre.
Les combles étaient formés d’une seule vaste pièce. Une belle pièce sous charpente — qui servait à la fois de chambre et de bureau. Il émergea du trou et prit pied sur le plancher. L’ameublement et le décor évoquaient un chalet de haute montagne : du bois brut, une armoire, un lit avec des tiroirs sous une fenêtre, une table en guise de bureau. Sur l’un des murs, une immense carte des Pyrénées — avec vallées, villages, routes et sommets… Depuis le début, Servaz se demandait où Chaperon dormait, aucune des chambres ne semblant actuellement occupée. Il avait la réponse devant les yeux.
Le regard de Ziegler balaya l’espace, Servaz l’imita… L’armoire était ouverte…
Des cintres vides pendaient à l’intérieur, un tas de vêtements gisait sur le plancher.
Sur le bureau, des papiers en vrac et, sous la couchette, un tiroir béant laissant voir des sous-vêtements d’homme en désordre.
— C’était comme ça, murmura Ziegler. Que se passe-t-il ici ?
Servaz remarqua un détail qui lui avait d’abord échappé : sur le bureau, parmi les papiers, une boite de balles, ouverte… Dans sa précipitation, Chaperon en avait laissé tomber une sur le plancher.
Ils se regardèrent…
Le maire avait fui comme s’il avait le diable à ses trousses.
Et il craignait pour sa vie…
19 heures. Diane eut tout à coup très faim et elle fila vers la petite cantine où, le soir, était assuré un menu unique pour la poignée de membres du personnel qui ne rentraient pas chez eux. Elle salua en passant deux gardes qui dînaient à une table près de l’entrée et elle prit un plateau.
Elle grimaça en jetant un coup d’œil à travers les vitres du comptoir des plats chauds « Poulet/Frites ». Elle allait devoir s’organiser si elle voulait manger équilibré et ne pas se retrouver avec dix kilos de plus à la fin de son séjour. Comme dessert, elle choisit une salade de fruits. Elle mangea près de la vitre en contemplant le paysage nocturne. De petites lampes disposées autour du bâtiment éclairaient la neige au ras du sol, sous les sapins. L’effet était féerique.
Les deux gardes partis, elle se retrouva seule dans la salle silencieuse et déserte — même l’employée derrière les comptoirs avait disparu — et une vague de tristesse et de doute s’abattit sur elle. Elle avait pourtant été plus d’une fois seule dans sa chambre d’étudiante, à réviser et à travailler pendant que les autres désertaient l’université pour se répandre dans les pubs et les dancings de Genève. Mais jamais elle ne s’était sentie aussi loin de chez elle. Aussi isolée. Aussi perdue. C’était pareil tous les soirs, ici, lorsque la nuit tombait.
Elle se secoua, en colère contre elle-même. Où étaient passées sa lucidité, ses connaissances humaines, psychologiques, physiologiques ? Est-ce qu’elle ne pouvait pas pousser l’auto-observation un peu plus loin au lieu de se laisser aller à ses émotions ? Était-elle tout simplement inadaptée ici ? Elle connaissait l’équation de base : inadaptation = tiraillement = angoisse. Elle balaya cet argument d’un revers de manche. Elle n’ignorait pas l’origine de son malaise. Cela n’avait rien à voir avec elle. C’était dû à ce qui se passait ici. Elle n’aurait pas l’esprit en paix tant qu’elle n’en saurait pas davantage. Elle se leva et déposa son plateau sur le petit tapis roulant. Les couloirs étaient tout aussi déserts que la cantine elle-même.
Elle tournait l’angle de celui menant à son bureau lorsqu’elle s’immobilisa. Elle eut l’impression qu’on lui versait un fluide réfrigérant dans l’estomac. Xavier était dans le couloir. Il refermait lentement la porte de son bureau — son bureau à elle… Il jeta un coup d’œil rapide à droite et à gauche et elle se rejeta vivement derrière le mur. À son grand soulagement, elle l’entendit partir dans l’autre sens.
Des cassettes audio…
Ce fut le détail qui attira ensuite son attention. Parmi les papiers en vrac sur le bureau du maire se trouvaient des cassettes audio, des cassettes comme plus personne n’en utilisait mais que, semble-t-il, Chaperon avait conservées. Il les prit et regarda les étiquettes : CHANTS D’OISEAUX 1, CHANTS D’OISEAUX 2, CHANTS D’OISEAUX 3… Servaz les reposa. Il remarqua aussi, dans un coin, une mini-chaîne stéréo avec un compartiment pour cassettes.
L’alpinisme, les oiseaux… Cet homme avait vraiment une passion pour la nature.
Et pour les choses anciennes vieilles photos, vieilles cassettes… Des vieilleries dans une vieille maison, quoi de plus normal ?
Pourtant, Servaz sentait qu’un signal l’alertait dans un coin de son cerveau. Cela avait quelque chose à voir avec ce qu’il y avait dans cette pièce. Et plus précisément avec ces chants d’oiseaux. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Il avait tendance à faire confiance à son instinct en général, celui-ci l’avertissait rarement en vain.
Il réfléchit intensément, mais rien ne vint. Ziegler était en train d’appeler la gendarmerie pour qu’on mette la maison sous scellés et qu’on fasse venir la police scientifique.
— On s’approche de la vérité, dit-elle quand elle eut raccroché.
— Oui, confirma-t-il gravement. Mais nous ne sommes visiblement pas les seuls.
L’inquiétude lui serrait de nouveau les tripes. Il ne doutait plus à présent que le nœud de l’enquête fût le quatuor Grimm-Perrault-Chaperon-Mourrenx et leurs « exploits » passés. Mais le ou les tueurs avaient au moins deux longueurs d’avance. Contrairement à Ziegler et à lui, ils savaient tout ce qu’il y avait à savoir — et ils le savaient depuis longtemps… Et que venaient faire le cheval de Lombard et Hirtmann là-dedans ? De nouveau, Servaz se dit qu’il y avait une partie du problème qu’il ne voyait pas.
Ils redescendirent et émergèrent sur le perron éclairé. La nuit était froide et humide. Les arbres brassaient des ombres et peignaient le jardin de ténèbres et quelque part dans cette obscurité un volet grinçait. En s’attardant sur le perron, il se demanda pourquoi les chants d’oiseaux le préoccupaient à ce point. Il sortit les cassettes de sa poche et les tendit à Ziegler.
— Fais écouter ça à quelqu’un. Pas juste quelques secondes. Dans leur intégralité.
Elle lui jeta un regard surpris.
— Je veux savoir si c’est bien des chants d’oiseaux qu’on entend là-dessus. Ou s’il y à autre chose…
Le téléphone vibra dans sa poche. Il le sortit et regarda l’origine de l’appel : Antoine Canter, son patron.
— Excuse-moi, dit-il en descendant les marches. Servaz, répondit-il en piétinant la neige du jardin.
— Martin ? C’est Antoine. Vilmer veut te voir.
Le commissaire divisionnaire Vilmer, patron de la police judiciaire toulousaine. Un homme que Servaz n’aimait pas et qui le lui rendait bien. Aux yeux de Vilmer, Servaz était le type même du flic qui a fait son temps : rétif aux innovations, individualiste, fonctionnant à l’instinct, refusant de suivre à la lettre les nouvelles consignes venues du ministère. Vilmer rêvait de fonctionnaires lisses, formatés, dociles et interchangeables.
— Je passerai demain, dit-il en jetant un coup d’œil vers Ziegler qui l’attendait devant le portail.
— Non. Vilmer te veut dans son bureau ce soir. Il t’attend. Pas d’entourloupe, Martin. Tu as deux heures pour rappliquer.
Servaz quitta Saint-Martin peu après 20 heures. Une demi-heure plus tard, il laissait la D 825 et s’élançait sur l’A 64. La fatigue lui tomba dessus alors qu’il filait sur l’autoroute, feux de croisement allumés, ébloui par les phares des voitures qui venaient en face. Il se gara sur une aire, entra dans la supérette et se servit un café aux distributeurs. Après quoi il prit une canette de Red Bull dans un grand frigo, la paya à la caisse, la décapsula et la but entièrement en regardant les couvertures des magazines et la une des journaux sur les présentoirs avant de rejoindre sa voiture.
Quand il parvint à Toulouse, il tombait une pluie fine. Il salua le planton, se gara sur le parking et fila vers les ascenseurs. Il était 21 h 30 quand il pressa le bouton du dernier étage. D’ordinaire, Servaz l’évitait. Ses couloirs lui rappelaient un peu trop le séjour qu’il avait effectué, à ses débuts, à la direction générale de la police nationale — laquelle était pleine de gens qui ne connaissaient d’autre police que celle qui concernait les caractères de leur traitement de texte et qui accueillaient toute demande émanant des policiers de base comme s’il s’agissait d’une nouvelle souche du virus Ébola. À cette heure, la plupart des employés étaient rentrés chez eux et les couloirs étaient déserts. Il fit le rapprochement entre ces couloirs feutrés et l’atmosphère chaotique de tension permanente qui régnait à l’étage de sa brigade. Bien sûr, Servaz avait aussi croisé un grand nombre de gens compétents et efficaces à la direction générale. Ceux-là se mettaient rarement en avant. Et ils arboraient encore plus rarement la dernière mode en matière de cravates. Il se remémora en souriant la théorie d’Espérandieu : son adjoint estimait qu’à partir d’un certain taux de costards-cravates au mètre carré on entrait dans ce qu’il appelait la « zone de compétence raréfiée », encore nommée par lui « zone des décisions absurdes », « zone du tirage de couverture à soi » ou « zone des parapluies ouverts ».
Il consulta sa montre et décida de faire attendre Vilmer cinq minutes de plus. Ce n’était pas tous les jours qu’on avait l’occasion de faire patienter un type qui passait son temps à se regarder le nombril. Il en profita pour entrer dans le local où se trouvaient les distributeurs de boissons et glissa une pièce dans la machine à café. Trois personnes — deux hommes et une femme — bavardaient autour d’une table. À son entrée, les conversations baissèrent de quelques décibels ; quelqu’un fit une blague à voix basse. L’humour, se dit Servaz. Son ex-femme lui avait dit un jour qu’il en manquait. Peut-être était-ce vrai. Était-ce pour autant la preuve d’un manque d’intelligence ? Pas s’il en croyait le nombre d’imbéciles qui excellaient dans ce domaine. Mais c’était certainement le signe d’une faille psychologique. Il poserait la question à Propp. Servaz commençait à trouver le psy sympathique, malgré son côté pontifiant. Son énième café avalé, il ressortit du local où les conversations reprirent. La femme éclata de rire derrière lui. Un rire artificiel, sans grâce, qui lui mit les nerfs à vif.
Le bureau de Vilmer se trouvait quelques mètres plus loin. Sa secrétaire accueillit Servaz avec un sourire affable.
— Entrez. Il vous attend.
Servaz se dit que ça n’augurait rien de bon tout en se demandant si la secrétaire de Vilmer récupérait ses heures supplémentaires. Vilmer était un type mince, avec un bouc bien taillé, une coupe de cheveux impeccable et un sourire de commande perpétuellement collé aux lèvres comme un herpès tenace. Il arborait toujours le nec plus ultra en matière de chemises, de cravates, de costumes et de chaussures, avec un penchant pour les tons chocolat, marron glacé et violet. Servaz le considérait comme la preuve vivante qu’un imbécile peut grimper haut s’il a d’autres imbéciles au-dessus de lui.
— Asseyez-vous, dit-il.
Servaz se laissa tomber dans le fauteuil de cuir noir. Vilmer paraissait mécontent. Il joignit les doigts sous son menton et le regarda un moment sans rien dire, d’un air qui se voulait à la fois profond et réprobateur. Il n’aurait pas décroché le moindre oscar à Hollywood et Servaz lui rendit son regard avec un petit sourire. Ce qui eut le don d’exaspérer le divisionnaire.
— Vous trouvez que la situation prête à rire ?
Comme tout le monde au SRPJ, Servaz savait que Vilmer avait fait toute sa carrière planqué derrière un bureau. Il ne connaissait rien au terrain, à part un bref passage aux mœurs à ses débuts. Il se murmurait qu’il était alors la risée et la tête de Turc de ses collègues.
— Non, monsieur.
— Trois meurtres en huit jours !
— Deux, rectifia Servaz. Deux et un cheval.
— Où en est l’enquête ?
— Huit jours d’investigation. Et nous avons failli coincer le tueur ce matin, mais il a réussi à s’échapper.
— Vous l’avez laissé s’échapper, précisa le directeur. Le juge Confiant s’est plaint de vous, ajouta-t-il aussitôt.
Servaz tressaillit.
— Comment ça ?
— Il s’est plaint à moi et à la chancellerie. Laquelle a aussitôt transmis au directeur de cabinet du ministre de l’Intérieur. Lequel m’a appelé moi.
Il marqua une brève pause.
— Vous me mettez dans une situation très embarrassante, commandant.
Servaz était abasourdi. Confiant était passé par-dessus la tête de d’Humières ! Le petit juge n’avait pas perdu de temps !
— Vous me dessaisissez ?
— Bien sûr que non, répondit Vilmer comme si l’idée ne l’avait même pas effleuré. Et puis, Catherine d’Humières a pris votre défense avec une certaine éloquence, je dois dire. Elle estime que le capitaine Ziegler et vous faites du bon travail.
Vilmer renifla, comme s’il lui en coûtait de répéter de telles inepties.
— Mais je vous mets en garde : cette affaire est suivie par des gens haut placés. Nous sommes dans l’œil du cyclone. Pour l’instant, tout est calme. Mais si vous échouez, attendez-vous à des retombées.
Servaz ne put s’empêcher de sourire. L’air de rien, dans son petit costume chic, Vilmer faisait dans son froc. Car il savait pertinemment que les « retombées » n’affecteraient pas que les enquêteurs.
— C’est un dossier sensible, ne l’oubliez pas.
À cause d’un cheval, pensa Servaz. C’est le cheval qui les intéresse. Il refoula sa colère.
— C’est tout ? demanda-t-il.
— Non. Ce type, la victime, Perrault, il vous a appelé au secours ?
— Oui.
— Pourquoi vous ?
— Je ne sais pas.
— Vous n’avez pas essaye de le dissuader de monter là-haut ?
— Je n’en ai pas eu le temps.
— Et qu’est-ce que c’est que cette histoire de suicidés ? Qu’est-ce que ça vient faire là-dedans ?
— Pour l’instant, nous n’en savons rien. Mais Hirtmann y a fait allusion quand nous avons été le voir.
— Comment ça ?
— Eh bien, il m’a… conseillé de m’intéresser aux suicidés.
Le directeur le considéra avec un ahurissement non feint, cette fois.
— Vous voulez dire que c’est ce Hirtmann qui vous dit comment mener votre enquête ?
Le front de Servaz se plissa.
— C’est une façon de voir les choses un peu… réductrice.
— Réductrice ? (Vilmer avait élevé le ton.) J’ai l’impression que cette enquête part dans tous les sens, commandant ! Vous avez l’ADN d’Hirtmann, non ? Que vous faut-il de plus ? Puisqu’il n’a pas pu quitter l’Institut, c’est qu’il a un complice à l’intérieur. Trouvez-le !
Merveilleux comme les choses ont l’air simples quand on les regarde de loin, quand on omet les détails et quand on n’y connaît rien, se dit Servaz. Mais, sur le fond, Vilmer avait raison.
— Qu’est-ce que vous avez comme piste ?
— Il y a quelques années une plainte a été déposée contre Grimm et Perrault pour un chantage… un chantage sexuel.
— Et alors ?
— Ils n’en étaient sûrement pas à leur coup d’essai. Il se peut même qu’ils aient été plus loin que ça avec d’autres femmes. Ou avec des adolescents… Ça pourrait être le mobile que nous cherchons.
Servaz était conscient qu’il avançait sur un terrain mouvant, pour lequel ils disposaient de fort peu d’éléments, mais il était un peu tard pour faire machine arrière.
— Une vengeance ?
— Quelque chose comme ça.
Son attention fut attirée par une affiche derrière Vilmer. Un urinoir. Servaz le reconnut : Marcel Duchamp. L’expo dada du Centre Georges-Pompidou en 2006. Bien en évidence. Comme pour démontrer aux visiteurs que celui qui travaillait ici était un homme à la fois cultivé, passionné d’art et plein d’humour.
Le directeur réfléchit une seconde.
— Quel rapport avec le cheval de Lombard ?
Servaz hésita.
— Eh bien, si nous partons de l’hypothèse d’une vengeance, il faut croire que ces gens — les victimes — ont fait quelque chose de très moche, dit-il, répétant presque mot pour mot les paroles d’Alexandra. Et surtout qu’ils l’ont fait ensemble. Dans le cas de Lombard, ne pouvant l’atteindre directement, le ou les assassins s’en seraient pris à son cheval.
Vilmer avait pâli d’un coup.
— Ne me dites pas… Ne me dites pas… que vous soupçonnez Éric Lombard de s’être livré lui aussi à des… à des…
— À des abus sexuels, l’aida Servaz, tout en ayant conscience qu’il poussait l’enquête et le bouchon un peu loin, mais la peur qu’il lut pendant un instant dans les yeux de son patron lui fit l’effet d’un aphrodisiaque. Non, pour le moment rien de tel. Mais il y a forcément un lien entre lui et les autres, un lien qui l’a rangé parmi les victimes.
Il avait au moins réussi une chose : il avait cloué le bec à Vilmer.
En sortant du SRPJ, Servaz prit la direction du cœur ancien de la ville. Il n’avait pas envie de rentrer chez lui. Pas tout de suite. Il avait besoin d’évacuer la tension et la rage que les types comme Vilmer faisaient naître en lui. Il tombait une pluie fine et il n’avait pas de parapluie, mais il accueillit cette pluie comme une bénédiction. Il lui sembla qu’elle le lavait de l’ordure dans laquelle il baignait depuis plusieurs jours.
Sans qu’il s’en rende compte, ses pas le portèrent vers la rue du Taur et il se retrouva devant l’entrée vitrée et brillamment éclairée de Charlène’s, la galerie d’art que dirigeait l’épouse de son adjoint. La galerie, étroite et toute en profondeur, se déployait sur deux niveaux, dont les intérieurs modernes et blancs étaient visibles à travers les baies vitrées et contrastaient avec les vieilles façades de brique rose voisines. Il y avait beaucoup de monde à l’intérieur. Un vernissage. Il allait s’éclipser lorsqu’en levant la tête il vit Charlène Espérandieu qui lui faisait signe depuis le premier étage. À contrecœur, il entra dans la longue salle — vêtements et cheveux ruisselants, chaussures trempées couinant et laissant des traces humides sur le plancher de bois clair, attirant cependant moins les regards qu’il ne l’aurait cru. Tous ces visages cultivaient l’excentricité, la modernité et l’ouverture d’esprit, du moins le croyaient-ils. En surface, ils étaient ouverts et modernes mais qu’en était-il en profondeur ? Un conformisme chasse l’autre, songea-t-il. Il se dirigea vers l’escalier d’acier en colimaçon, dans le fond, les yeux blessés par la lumière trop vive des rails de spots et par la blancheur des lieux. Il allait mettre le pied sur la première marche lorsqu’il fut frappé par un immense tableau contre le mur du fond.
En vérité, il ne s’agissait pas véritablement d’un tableau mais d’une photographie de quatre mètres de haut.
Une immense crucifixion dans des tons bleuâtres maladifs. Derrière la croix, on devinait un ciel d’orage où bouillonnaient des nuages cisaillés par des éclairs livides. Sur la croix, une femme enceinte avait remplacé le Christ. La tête inclinée sur le côté, elle pleurait des larmes de sang. Des gouttes d’un sang très rouge coulaient également de la couronne d’épines sur son front bleuté. Non seulement elle était crucifiée mais on lui avait arraché les seins, remplacés par deux plaies sanguinolentes du même rouge vif, et ses iris étaient d’un blanc translucide et laiteux comme si un voile de cataracte les recouvrait.
Servaz eut un mouvement de recul. Cette image était d’un réalisme et d’une violence insoutenables. Quel cinglé avait eu l’idée de cette représentation ?
D’où venait cette fascination pour la violence ? se demanda-t-il. Cette avalanche d’images choquantes à la télé, au cinéma, dans les livres. Était-ce une façon de conjurer la peur ? Pour la plupart, tous ces artistes ne connaissaient la violence qu’indirectement, de manière abstraite. Autrement dit, ils ne la connaissaient pas. Si des flics confrontés à d’insoutenables scènes de crime, des pompiers désincarcérant chaque semaine des accidentés de la route, des magistrats ayant connaissance jour après jour de faits divers atroces s’étaient mis à peindre, à sculpter ou à écrire, qui sait ce qu’ils auraient représenté, ce qui en serait sorti ? La même chose ou quelque chose de radicalement différent ?
Les degrés d’acier vibrèrent sous ses pas quand il grimpa à l’étage. Charlène bavardait avec un homme élégant, vêtu d’un costume très coûteux, le cheveu blanc et soyeux. Elle s’interrompit pour lui faire signe d’approcher, puis elle fit les présentations. Servaz crut comprendre que l’homme, un banquier, était un des meilleurs clients de la galerie.
— Bien, je vais redescendre admirer cette très belle exposition, dit-il. Encore bravo pour votre goût si sûr, ma chère. Je ne sais comment vous faites pour dénicher chaque fois des artistes aussi talentueux.
L’homme s’éloigna. Servaz se demanda s’il l’avait regardé une seule fois, il ne semblait même pas avoir remarqué son état. Pour ce genre d’homme, Servaz n’existait pas. Charlène embrassa Servaz sur la joue et il sentit le parfum de framboise et de vodka dans son haleine. Elle resplendissait dans sa robe de grossesse rouge sous une courte veste de vinyle blanc et ses yeux comme son collier brillaient d’un éclat un peu trop vif.
— Il pleut, on dirait, dit-elle en le regardant et en souriant tendrement. (Elle montra la galerie.) C’est rare que tu viennes ici. Ça me fait très plaisir que tu sois là, Martin. Tu aimes ?
— C’est un peu… déstabilisant, répondit-il.
Elle rit.
— L’artiste se fait appeler Mentopagus. Le thème de l’expo, c’est : Cruauté.
— Dans ce cas, c’est très réussi, plaisanta-t-il.
— Tu as une sale tête, Martin.
— Désolé, je n’aurais pas du entrer dans cet état.
Elle balaya ses excuses d’un geste.
— Le meilleur moyen de ne pas se faire remarquer ici c’est d’avoir un troisième œil au milieu du front. Tous ces gens pensent qu’ils sont à la pointe de l’avant-garde, de la modernité, de l’anticonformisme — qu’ils sont beaux intérieurement — et qu’ils sont meilleurs que les autres…
Il fut surpris par l’amertume qui perçait dans sa voix et il considéra son verre plein de glaçons. Peut-être était-ce l’alcool.
— Le cliché de l’artiste égocentrique, dit-il.
— Si les clichés deviennent des clichés, c’est justement parce qu’ils contiennent plus de vérité, rétorqua-t-elle. En réalité, je crois que je ne connais que deux personnes ayant une véritable beauté intérieure, poursuivit-elle comme si elle se parlait à elle-même. Vincent et toi. Deux flics… Et pourtant, en ce qui te concerne, elle est bien cachée…
Il fut surpris par cet aveu. Il ne s’y attendait pas du tout.
— Je hais les artistes, lâcha-t-elle soudain avec un tremblement dans la voix.
Le geste suivant le surprit encore plus. Elle se pencha et déposa un nouveau baiser sur sa joue, mais au coin de sa bouche, cette fois. Puis elle effleura furtivement les lèvres de Servaz du bout des doigts — un double geste d’une surprenante retenue et d’une stupéfiante intimité —, avant de s’éloigner. Il entendit ses talons résonner sur les degrés de métal tandis qu’elle redescendait.
Le cœur de Servaz battait au même rythme. La tête lui tournait. Une partie du plancher était recouverte d’un tas de gravats, de plâtre et de pavés, et il se demanda s’il s’agissait d’une œuvre d’art ou d’un chantier en cours. Face à lui, sur le mur blanc, un tableau carré sur lequel grouillait une multitude de petits personnages composant une foule compacte et colorée. Il y en avait des centaines — peut-être des milliers. Apparemment, l’expo Cruauté avait épargné le premier étage.
— Magistral, n’est-ce pas ? dit une femme à côté de lui. Ce côté pop art, bande dessinée. On dirait du Lichtenstein miniaturisé !
Il faillit sursauter. Absorbé dans ses pensées, il ne l’avait pas entendue approcher. Elle parlait comme si elle faisait des vocalises, sa voix montant et descendant.
— Quos vult perdere Jupiter prius dementat, dit-il.
La femme le regarda sans comprendre.
— C’est du latin : « Ceux que Jupiter veut perdre, il les rend d’abord fous. »
Il fila en direction de l’escalier.
En rentrant chez lui, il mit Le Chant de la terre dans la version moderne d’Eiji Oué avec Michelle De Young et Jon Villars sur sa chaîne stéréo et passa directement au bouleversant Adieu. Il n’avait pas sommeil et il choisit un livre dans sa bibliothèque. Les Éthiopiques d’Héliodore.
« L’enfant est ici avec moi. C’est ma fille ; elle porte mon nom ; toute ma vie repose sur elle. Accomplie en tous points, elle me donne satisfaction au-delà de ce que je pouvais souhaiter. Comme elle a eu vite fait d’atteindre un plein épanouissement, semblable à un vigoureux rejeton d’une belle venue ! Elle surpasse en beauté toutes les autres, à ce point que nul, grec ou étranger, ne peut se retenir de la regarder. »
Assis dans son fauteuil devant la bibliothèque, il s’arrêta de lire et pensa à Gaspard Ferrand, père brisé. Ses pensées tournèrent ensuite autour des suicidés et d’Alice comme un vol de corbeaux autour d’un champ. Comme la jeune Chariclée d’Héliodore, Alice attirait à elle tous les regards. Il avait relu les témoignages des voisins : Alice Ferrand était une enfant idéale, belle, précoce, d’excellents résultats scolaires — y compris en sport — et toujours prête à rendre service. Mais elle avait changé les derniers temps, à en croire son père. Que lui était-il arrivé ? Puis il pensa au quatuor Grimm-Perrault-Chaperon-Mourrenx. Alice et les autres suicidés avaient-ils croisé le chemin du quatuor ? À quelle occasion ? À la colonie ? Mais deux des sept suicidés n’y avaient jamais séjourné.
De nouveau, il était parcouru de frissons. Il avait l’impression que la température de l’appartement avait chuté de plusieurs degrés. Il voulut aller jusqu’à la cuisine pour y prendre une petite bouteille d’eau minérale mais, tout à coup, le salon se mit à tourner. Les livres sur les rayonnages se mirent à onduler tandis que la lumière de la lampe lui parut éclatante et vénéneuse. Servaz se laissa retomber dans son fauteuil.
Il ferma les yeux. Quand il les rouvrit, le vertige avait cessé. Qu’est-ce qu’il avait, bon sang ?
Il se releva et fila dans la salle de bains. Il sortit un des cachets de Xavier. Sa gorge était en feu, l’eau fraîche lui fit du bien pendant une demi-seconde puis la sensation de brûlure revint. Il massa ses globes oculaires et regagna le salon. Il sortit sur le balcon respirer un peu. Il jeta un coup d’œil aux lumières de la ville et il songea à la façon dont les villes modernes, avec leurs éclairages irréels et leur bruit permanent, transforment leurs habitants en insomniaques et en fantômes somnolents lorsque le jour se lève.
Puis sa pensée revint encore une fois à Alice. Il revit la chambre sous les toits, le mobilier orange et jaune, les murs violets et la moquette blanche. Les photos et les cartes postales, les CD et les affaires scolaires, les vêtements et les livres. Un journal… Il manquait un journal… Servaz était de plus en plus persuadé qu’une adolescente comme Alice ne pouvait pas ne pas en avoir tenu un.
Il y avait forcément un journal quelque part…
Il repensa à Gaspard Ferrand, prof de lettres, globe-trotter, yogi… Il le compara instinctivement à son père. Prof de lettres lui aussi, de latin et de grec. Un homme brillant, secret, excentrique — colérique aussi parfois. Genus irritabile vatum : « La race irritable des poètes ».
Servaz savait très bien qu’une telle pensée allait en entraîner une autre, mais il était déjà trop tard pour endiguer le flot et il laissa le souvenir l’envahir, s’emparer de lui avec une précision cauchemardesque.
Les faits. Rien que les faits.
Les faits étaient les suivants : par une tiède soirée de juillet, le jeune Martin Servaz, dix ans, était en train de jouer dans la cour de la maison familiale quand les phares d’une voiture s’étaient approchés sur la longue route droite. La maison des Servaz était une ancienne ferme isolée, à trois kilomètres du village le plus proche. 10 heures du soir. Une douce semi-obscurité régnait, dans les champs voisins la stridulation des grillons serait bientôt remplacée par le bruit des grenouilles, un bruit sourd de tonnerre roulait à l’horizon des montagnes et des étoiles de plus en plus nettes apparaissaient dans le ciel encore pâle. Puis il y avait eu, dans le silence du soir, l’imperceptible chuintement de cette voiture au loin, approchant sur la route. Le chuintement était devenu un bruit de moteur et la voiture avait ralenti. Elle avait tourné ses phares vers la maison et remonté lentement le chemin, secouée par les cahots. Ses pneus avaient crissé sur le gravier lorsqu’elle avait franchi le portail et freiné dans la cour. Un coup de vent avait fait bruire les peupliers au moment où les deux hommes en étaient descendus. Il distinguait mal leur visage à cause de l’obscurité qui commençait à tomber sous les arbres, mais il avait entendu distinctement la voix de l’un d’eux dire :
— Salut petit, tes parents sont là ?
Au même moment, la porte de la maison s’était ouverte et sa mère s’était encadrée dans la lumière sur le seuil. L’homme qui avait parlé s’était alors approché de sa mère en s’excusant pour le dérangement et en s’exprimant d’une voix rapide tandis que le second posait une main amicale sur son épaule. Il y avait quelque chose dans cette main qui avait immédiatement déplu au jeune Servaz. Comme une infime perturbation dans la paix de cette soirée. Comme une sourde menace que le jeune garçon était seul à percevoir, bien que l’autre homme s’exprimât avec amabilité et qu’il vît sa mère sourire. En levant la tête, il avait aperçu son père, sourcils froncés, à la fenêtre de son bureau, au premier étage, là où il corrigeait les copies de ses élèves. Il avait eu envie de crier à sa mère de faire attention, de ne pas les laisser pénétrer dans la maison — mais on lui avait appris la politesse et aussi à se taire quand les adultes parlaient.
Il avait entendu sa mère dire : « Entrez. »
Puis l’homme derrière lui l’avait doucement poussé en avant, ses gros doigts brûlant son épaule à travers le fin tissu de sa chemisette, et il avait trouvé ce geste moins amical qu’autoritaire. Encore aujourd’hui, il se souvenait que chacun de leurs pas sur le gravier résonnait dans sa tête comme un avertissement. Il se souvenait de l’odeur forte d’eau de toilette et de sueur derrière lui. Il se souvenait que la stridulation des grillons lui avait paru gagner en intensité et retentir elle aussi comme une alarme. Même son cœur puisait comme un tam-tam maléfique. C’était au moment où ils arrivaient en haut du perron que l’homme avait plaqué quelque chose sur sa bouche et sur son nez. Un bout de tissu humide. En un instant un trait de feu avait brûlé sa gorge et ses poumons et il avait vu des points blancs danser devant ses yeux avant de sombrer dans un trou noir.
Lorsqu’il avait repris conscience, il se trouvait dans le cagibi sous l’escalier, nauséeux et hébété, et la voix suppliante de sa mère à travers la porte l’avait inondé de peur. En entendant les voix grondantes des deux hommes la menacer, la rassurer et se moquer d’elle tour à tour, sa peur était devenue incontrôlable et il s’était mis à trembler. Il se demandait où était passé son père. D’instinct, il avait su ce qu’étaient ces hommes : des êtres pas tout à fait humains, des méchants de cinéma, des créatures malfaisantes, des super-vilains de bande dessinée : le Bricoleur et le Bouffon vert… Il avait deviné que son père devait être ligoté quelque part, impuissant, comme souvent le héros dans les bandes dessinées, sans quoi il serait déjà intervenu pour les sauver. Bien des années plus tard, il s’était dit que ni Sénèque ni Marc Aurèle n’avaient été d’un grand secours à son père au moment de raisonner les deux visiteurs. Mais peut-on raisonner deux loups affamés ? Ce n’était pas de viande, cependant, que ces loups avaient faim ; c’était une autre chair qu’ils convoitaient. Si le jeune Martin avait eu une montre, il aurait pu constater qu’il était minuit vingt quand il avait repris connaissance et qu’il devait encore s’écouler près de cinq heures avant que l’horreur ne cesse, cinq heures au cours desquelles sa mère avait hurlé, sangloté, hoqueté, juré et supplié presque sans discontinuer. Et tandis que les hurlements maternels se muaient petit à petit en sanglots, en hoquets puis en murmures inintelligibles, tandis que la morve lui coulait du nez en une traînée visqueuse et que l’urine coulait chaude entre ses cuisses, tandis que les premiers bruits de l’aube franchissaient la porte du cagibi — un coq s’égosillant prématurément, un chien aboyant au loin, une voiture passant sur la route à cent mètres de là — et qu’une vague clarté grise filtrait au ras du sol, progressivement le silence s’était fait dans la maison — un silence total, définitif et bizarrement rassurant.
Servaz était dans la police depuis trois ans lorsqu’il avait réussi à se procurer le rapport d’autopsie, quinze ans après les faits. Avec le recul, il savait qu’il avait commis là une erreur des plus funestes. Il avait cru que les années lui donneraient la force nécessaire. Il s’était trompé. Il avait découvert avec une indicible horreur et en détail ce que sa mère avait subi cette nuit-là. Après quoi le jeune policier avait refermé le rapport, s’était précipité aux toilettes et avait vomi son déjeuner.
Les faits. Rien que les faits.
Les faits étaient les suivants : son père avait survécu — mais il avait quand même passé deux mois à l’hôpital pendant lesquels le jeune Martin avait été placé chez sa tante. À sa sortie d’hôpital, son père avait repris son métier de professeur. Mais il était très vite apparu qu’il n’était plus apte à l’exercer : il s’était plusieurs fois présenté ivre, barbu et échevelé devant ses élèves, qu’il avait en outre copieusement insultés. L’administration l’avait finalement mis en congé illimité et son père en avait profité pour s’enfoncer davantage. Le jeune Martin avait de nouveau été placé chez sa tante… Les faits, rien que les faits… Deux semaines après avoir rencontré à l’université celle qui deviendrait sa femme six mois plus tard, alors que l’été approchait, Servaz était retourné voir son père. En descendant de voiture, il avait jeté un bref coup d’œil à la maison. Sur le côté, l’ancienne grange tombait en ruine ; le corps d’habitation lui-même semblait inhabité, la moitié au moins des volets étaient clos. Servaz avait frappé à la vitre de la porte d’entrée. Pas de réponse. Il l’avait ouverte. « Papa ? » Seul le silence lui avait répondu. Le vieux devait encore une fois être étendu ivre mort quelque part. Après avoir jeté sa veste et sa besace sur un meuble et s’être servi un verre d’eau dans la cuisine, il avait, sa soif étanchée, grimpé l’escalier, sachant que son père devait se trouver dans son bureau, probablement en train de cuver. Le jeune Martin avait raison : il s’y trouvait — dans son bureau. Une musique assourdie montait à travers la porte close, qu’il avait reconnue aussitôt : Gustav Mahler, le compositeur préféré de son père.
Et il avait tort : il ne cuvait pas. Il ne lisait pas non plus un de ses auteurs latins favoris. Il gisait, immobile, dans son fauteuil, les yeux grands ouverts et vitreux, une écume blanche aux lèvres. Poison.
Comme Sénèque, comme Socrate. Deux mois plus tard, Servaz passait le concours d’officier de police.
À 22 heures, Diane éteignit la lumière de son bureau. Elle emporta un travail qu’elle voulait terminer avant de se coucher et remonta dans sa chambre du quatrième étage. Il y faisait toujours aussi froid et elle passa son peignoir par-dessus ses vêtements avant de s’asseoir à la tête du lit et d’attaquer sa lecture. En consultant ses notes, elle revit son premier patient du jour : un petit homme de soixante-quatre ans à l’air inoffensif et à la voix aiguë et éraillée comme si on lui avait limé les cordes vocales. Un ancien prof de philo. Il l’avait saluée avec une politesse extrême quand elle était entrée. Elle s’était entretenue avec lui dans un salon équipé de tables et de fauteuils scellés dans le sol. Il y avait une télé grand écran enfermée dans une coque de Plexiglas et tous les angles et arêtes du mobilier étaient caparaçonnés de plastique. Personne d’autre dans le salon, mais un aide-soignant montait la garde depuis le seuil de la pièce.
— Victor, comment vous vous sentez aujourd’hui ? avait-elle demandé.
— Comme un putain de sac de merde…
— Que voulez-vous dire ?
— Comme un gros étron, un excrément, une crotte, un gros cigare, un caca, un…
— Victor, pourquoi êtes-vous si grossier ?
— Je me sens comme ce qui vous sort des fesses, doc, quand vous allez à la…
— Vous ne voulez pas me répondre ?
— Je me sens comme…
Elle s’était dit que jamais plus elle ne lui demanderait comment il se sentait. Victor avait tué sa femme, son beau-frère et sa belle-sœur à coups de hache. D’après son dossier, sa femme et sa belle famille le traitaient comme un moins-que-rien et se moquaient de lui en permanence. Dans sa vie « normale », Victor avait été quelqu’un d’une grande éducation et d’une grande culture. Au cours de sa précédente hospitalisation, il s’était jeté sur une infirmière qui avait eu le malheur de rire devant lui. Heureusement, il ne pesait que cinquante kilos.
Elle avait beau essayer de se concentrer sur son cas, elle n’y parvenait pas complètement. Quelque chose d’autre rôdait à la lisière de sa conscience. Elle était pressée de terminer ce travail pour revenir à ce qui se passait à l’Institut. Elle ne savait pas ce qu’elle allait trouver mais elle était bien décidée à pousser ses investigations plus loin. Et, désormais, elle savait par où commencer. L’idée lui était venue après avoir surpris Xavier sortant de son bureau.
En ouvrant le dossier suivant, elle revit aussitôt le patient en question. Un homme de quarante ans au regard fiévreux, aux joues creuses mangées par la barbe et aux cheveux sales. Un ancien chercheur spécialisé dans la faune marine, d’origine hongroise. Qui parlait un excellent français avec un fort accent slave. György.
— Nous sommes reliés aux grands fonds, lui avait-il dit d’emblée. Vous ne le savez pas encore, docteur, mais nous n’existons pas vraiment, nous n’existons qu’à l’état de pensées, nous sommes des émanations de l’esprit des créatures abyssales, celles qui vivent au fond des océans par plus de deux mille mètres de profondeur. C’est le royaume des ténèbres éternelles, la lumière du jour n’arrive jamais en bas. Il y fait noir tout le temps. (En entendant ce mot, elle avait senti passer sur elle l’aile glacée de la peur.) Et froid, très très froid. Et la pression : elle y est colossale. Elle augmente d’une atmosphère tous les dix mètres. Insupportable sauf pour ces créatures. Elles ressemblent à des monstres, vous savez. Comme nous. Elles ont des yeux énormes, des mâchoires pleines de dents acérées et des organes lumineux tout le long du corps. Ce sont soit des charognards, des nécrophages, qui se nourrissent des cadavres tombés des couches supérieures de l’océan, soit d’affreux prédateurs capables de ne faire qu’une seule bouchée de leurs proies. En bas, tout n’est que ténèbres et cruauté. Comme ici. Il y a le poisson-vipère ou Chauliodus sloani, dont la tête ressemble à un crâne hérissé de dents longues comme des couteaux et transparentes comme du verre et dont le corps de serpent est hérissé de points lumineux. Il y a le Linophryne lucifer et le Photostomias guernei, plus laids et effrayants que des piranhas. Il y a les pycnogonides, qui ressemblent à des araignées, et les haches d’argent, qui ont l’air de poissons morts et qui sont pourtant vivantes. Ces créatures ne voient jamais la lumière du jour, elles ne remontent jamais vers la surface. Comme nous, docteur. Ne voyez-vous pas l’analogie ? C’est parce qu’ici nous n’existons pas vraiment, contrairement à vous. Nous sommes sécrétés par l’esprit de ces créatures. Chaque fois qu’au fond l’une d’elles meurt, ici l’un de nous meurt aussi.
Ses yeux s’étaient voilés tandis qu’il parlait, comme s’il était parti là-bas, au fond des ténèbres océaniques. Ce discours absurde avait glacé Diane par sa cauchemardesque beauté. Elle avait eu du mal à évacuer les images qu’il avait enfantées.
Tout, à l’Institut, fonctionnait par antinomies, s’était-elle dit. Beauté/cruauté. Silence/hurlements. Solitude/promiscuité. Peur/curiosité. Depuis qu’elle était ici, elle ne cessait d’être agitée par des sentiments contradictoires.
Elle referma la chemise concernant le patient nommé György et elle se concentra sur autre chose. Elle avait repensé toute la soirée au traitement que Xavier infligeait à certains de ses patients. Cette camisole chimique. Et à la visite clandestine qu’il avait effectuée dans son bureau. Dimitri, le gérant de la pharmacie, avait-il raconté à Xavier qu’elle s’intéressait d’un peu trop près à sa façon de soigner les malades ? Peu probable. Elle avait senti dans les propos de Dimitri une sourde hostilité à l’égard du psychiatre. Il ne fallait pas oublier qu’il n’était arrivé que depuis quelques mois, en remplacement de l’homme qui avait fondé cet endroit. Avait-il des problèmes relationnels avec le personnel ?
Elle fouilla dans son bloc jusqu’au moment où elle retrouva le nom des trois mystérieux produits commandés par Xavier. Pas plus que la première fois ces noms ne lui parurent familiers.
Elle ouvrit son ordinateur portable et lança Google.
Entra les deux premiers mots-clefs de sa recherche…
Diane sursauta en découvrant que l’Hypnosal était l’une des formes commerciales du thiopental sodique, un anesthésique qui faisait partie des trois produits administrés aux condamnés à mort par injection létale aux États-Unis, aussi employé dans les euthanasies aux Pays-Bas ! Une autre forme commercialisée portait un nom bien connu : Penthotal. Il avait été utilisé un temps en narcoanalyse. La narcoanalyse consistait à injecter un anesthésique pour aider le patient analysé à faire ressurgir de prétendus souvenirs réprimés. Une technique depuis longtemps abandonnée et critiquée, l’existence de traumatismes inconsciemment refoulés n’ayant jamais été scientifiquement prouvée.
À quoi jouait Xavier ?
La deuxième entrée la laissa encore plus perplexe. La xylazine était aussi un anesthésique — mais vétérinaire. Diane se demanda si elle avait loupé quelque chose et elle poursuivit ses investigations dans les différentes entrées fournies par le moteur de recherche, mais elle ne trouva pas d’autres applications connues. Elle se sentait de plus en plus perplexe. Que venait faire un produit vétérinaire dans la pharmacie de l’Institut ?
Elle passa rapidement au troisième produit. Là, ses sourcils formèrent un accent circonflexe. Comme les deux autres, l’halothane était un agent anesthésique. Sa toxicité pour le cœur et le foie l’avait toutefois fait disparaître des blocs opératoires, sauf dans les pays en voie de développement. La commercialisation à usage humain avait cependant été stoppée partout à partir de 2005. Comme la xylazine, l’halothane n’était plus destiné qu’à un usage vétérinaire.
Diane se renversa en arrière, calée contre les oreillers, et réfléchit. À sa connaissance, il n’y avait pas d’animaux à l’Institut — même pas un chien ou un chat (elle avait cru comprendre que certains pensionnaires éprouvaient une terreur phobique des animaux domestiques). Elle attrapa son ordinateur et reprit une par une les informations dont elle disposait. Tout à coup, son œil s’arrêta sur quelque chose. Elle avait failli louper le plus important : les trois produits n’étaient employés concomitamment que dans un seul cas. Pour anesthésier un cheval… L’information se trouvait dans un site spécialisé à destination des vétérinaires. Le rédacteur, lui-même spécialiste de médecine équine, recommandait une prémédication à la xylazine à raison de 0,8 mg/kg suivie d’une injection IV de thiopental sodique et enfin d’halothane au taux de 2,5 % pour un cheval d’environ 490 kilos.
Un cheval…
Dans son estomac, quelque chose qui ressemblait aux créatures décrites par György commença à se réveiller. Xavier… Elle revint en pensée à la conversation surprise par la bouche d’aération. Il avait paru si désemparé ce jour-là, si perdu, lorsque ce flic lui avait annoncé que quelqu’un à l’Institut était mêlé à la mort de ce cheval. Elle ne pouvait pas imaginer une seule raison pour laquelle le psychiatre se serait rendu là-haut et aurait tué cet animal. D’ailleurs, le flic avait parlé de deux personnes. En revanche, elle commençait à entrevoir autre chose… Si c’était bien Xavier qui avait fourni les drogues ayant permis d’anesthésier le cheval avant de le tuer, c’était sans aucun doute lui aussi qui avait sorti I’adn d’Hirtmann.
Cette idée fit s’agiter la chose vivante au creux de son estomac. Dans quel but ? Quel était le rôle de Xavier dans tout ça ?
Le psychiatre savait-il à ce moment-là qu’après un cheval un homme serait tué ? Quelle raison avait-il de se rendre complice de crimes commis dans ces vallées, lui qui n’était ici que depuis quelques mois ?
Elle n’arriva pas à fermer l’œil après ça. Elle tourna et retourna dans son lit, roulant tantôt sur le dos tantôt sur le ventre et contemplant la faible lueur grise de l’autre côté de la fenêtre contre laquelle le vent sifflait. Trop de questions désagréables maintenaient son cerveau en éveil. Vers 3 heures, elle prit un demi-somnifère.
Assis dans son fauteuil, Servaz écoutait le commentaire de la flûte dans le premier récitatif de l’Adieu. Quelqu’un l’avait un jour comparé à un « rossignol de rêve ». Ensuite venaient, comme des battements d’ailes, la harpe et la clarinette. Les chants d’oiseaux, se souvint-il soudain. Pourquoi était-il de nouveau perturbé par le souvenir de ces chants ? Chaperon aimait la nature, l’alpinisme. Et après ? En quoi ces enregistrements pouvaient-ils revêtir la moindre importance ?
Servaz avait beau réfléchir, il ne voyait pas. Pourtant, il en était sûr : quelque chose était là, tapi dans l’ombre, qui attendait un nouvel éclairage. Et ce quelque chose avait un rapport avec ces enregistrements trouvés chez le maire. Il avait hâte de savoir si c’étaient bien des chants d’oiseaux qui se trouvaient sur les cassettes. Mais ce n’était pas seulement ça qui le tracassait. Il y avait autre chose…
Il se leva et marcha jusqu’au balcon. Il avait cessé de pleuvoir mais une légère brume collait aux trottoirs mouillés et entourait les éclairages de la ville de halos vaporeux. Une humidité froide montait de la rue. Il repensa à Charlène Espérandieu. À l’étonnante intimité du baiser qu’elle avait déposé sur sa joue et, de nouveau, il eut les boyaux noués.
En franchissant la porte-fenêtre, il comprit son erreur : ce n’étaient pas les chants d’oiseaux, c’étaient les cassettes qui avaient attiré son attention. Le nœud dans ses boyaux durcit comme si on lui avait verse du ciment à prise rapide dans l’œsophage. Son pouls s’accéléra. Il fouilla dans son calepin jusqu’à trouver le numéro et le composa.
— Allô ? dit une voix d’homme.
— Je peux passer chez vous dans une heure et demie environ ?
Un silence.
— Mais il sera plus de minuit !
— Je voudrais jeter un nouveau coup d’œil à la chambre d’Alice.
— À cette heure-ci ? Ça ne peut pas attendre demain ?
La voix au bout du fil était franchement atterrée. Servaz pouvait se mettre à la place de Gaspard Ferrand : sa fille était morte depuis quinze ans. Quelle urgence pouvait-il bien y avoir, tout à coup ?
— J’aimerais quand même y jeter un coup d’œil cette nuit, insista-t-il.
— Très bien. Je ne me couche jamais avant minuit, de toute façon. Je vous attends jusqu’à minuit trente. Après, je vais me coucher.
Vers minuit vingt-cinq, il atteignit Saint-Martin mais, au lieu d’entrer dans la ville, il emprunta la rocade et prit la direction du village endormi à cinq kilomètres de là.
Gaspard Ferrand ouvrit au premier coup de sonnette. Il avait l’air intrigué et curieux au plus haut point.
— Il y a du nouveau ?
— Je voudrais revoir la chambre d’Alice, si ça ne vous dérange pas.
Ferrand darda sur lui un regard interrogatif. Il portait une robe de chambre sur un pull et un vieux jean. Il était pieds nus dans des pantoufles. Il montra l’escalier. Servaz le remercia et grimpa rapidement les marches. Dans la chambre, il se dirigea droit sur la tablette de bois au-dessus du petit bureau peint en orange.
Le lecteur de cassettes audio.
Cet appareil ne faisait ni radio ni lecteur de CD, contrairement à la chaîne stéréo sur le sol ; c’était un antique lecteur de cassettes qu’Alice avait dû récupérer quelque part.
Sauf que Servaz n’avait pas vu de cassettes lors de sa première visite. Il le soupesa. Le poids de l’appareil semblait normal — mais cela ne voulait rien dire. Il ouvrit à nouveau tous les tiroirs du bureau et des tables de nuit, un par un. Pas de cassettes. Nulle part. Peut-être y en avait-il eu à un moment donné et Alice les avait-elle jetées lorsqu’elle était passée aux CD ?
Alors, pourquoi avoir conservé cet appareil encombrant ? La chambre d’Alice ressemblait à un musée des années 1990 — avec ses posters, ses CD, sa Game Boy et ses couleurs…
Un seul anachronisme : le lecteur…
Servaz l’attrapa par la poignée qui se trouvait sur le dessus et l’examina sous toutes les coutures. Puis il appuya sur le bouton d’ouverture du compartiment. Vide. Il redescendit au rez-de-chaussée. Le son de la télé montait du salon. Une émission littéraire et culturelle à l’horaire tardif.
— Il me faudrait un petit tournevis cruciforme, dit Servaz sur le seuil de la pièce. Vous auriez ça ?
Ferrand était assis dans le sofa. Cette fois, le professeur de lettres lui décocha un regard franchement inquisiteur.
— Qu’est-ce que vous avez découvert ?
Sa voix était impérieuse, impatiente. Il voulait savoir.
— Rien, absolument rien, répondit Servaz. Mais si je trouve quelque chose, je vous le dirai.
Ferrand se leva et sortit de la pièce. Une minute plus tard, il était de retour avec un tournevis. Servaz remonta sous les combles. Il n’eut aucune difficulté à défaire les trois vis. Comme si elles avaient été serrées par une main d’enfant…
Retenant son souffle, il retira le panneau avant.
J’ai trouvé…
Cette gamine avait du génie. Une partie de l’appareil avait été soigneusement évidée de ses composants électroniques. Maintenus contre la coque de plastique par un gros ruban adhésif brun se trouvaient trois petits carnets à couverture bleue.
Servaz les contempla un long moment sans réagir. Est-ce qu’il ne rêvait pas ? Le journal d’Alice… Il était resté là pendant des années, à l’insu de tous. Encore une chance que Gaspard Ferrand eût conservé la chambre de sa fille intacte. Avec d’infinies précautions, il détacha le ruban adhésif qui s’était desséché et racorni et il extirpa les carnets de l’appareil.
— Qu’est-ce que c’est ? dit une voix derrière lui.
Servaz se retourna. Ferrand fixait les carnets. Son œil étincelait comme celui d’un rapace. Il brûlait d’une curiosité presque malsaine. Le policier ouvrit le premier carnet et y jeta un coup d’œil. Il lut les premiers mots. Son cœur s’emballa : Samedi 12 août… C’est bien ça…
— On dirait un journal.
— C’était là-dedans ? dit Ferrand, stupéfait. Pendant toutes ces années, c’était là-dedans ?!
Servaz hocha la tête. Il vit les yeux du professeur s’emplir de larmes, son visage se tordre en une grimace de désolation et de douleur. Servaz se sentit tout à coup très mal à l’aise.
— Je dois les examiner, dit-il. Il y a peut-être l’explication à son geste dans ces pages, qui sait ? Ensuite, je vous les rendrai.
— Vous y êtes arrivé, murmura Ferrand d’une voix blanche. Vous avez réussi là où nous avons tous échoué… C’est incroyable… Comment… comment avez-vous deviné ?
— Pas encore, le tempéra Servaz. C’est trop tôt.
Il était près de 8 heures du matin et le ciel pâlissait au-dessus des montagnes lorsqu’il acheva sa lecture. Les carnets refermés, il sortit sur le balcon et respira l’air froid et vif de l’aube. Exténué. Physiquement malade. Au bord de la rupture. D’abord le garçon nommé Clément et maintenant ça…
Il ne neigeait plus. La température était même un peu remontée, mais des couches empilées de nuages défilaient au-dessus de la ville et, en haut des pentes, le profil des sapins à peine sortis de la nuit se fondait dans le brouillard. Les toits et les rues se mirent à briller d’un éclat argenté et Servaz sentit les premières gouttes de pluie sur son visage. Elles criblèrent la neige accumulée dans l’angle du balcon et il rentra dans la chambre. Il n’avait pas faim — mais il lui fallait au moins avaler un café chaud. Il descendit dans la grande véranda Art déco qui surplombait la ville brouillée par la pluie. La serveuse lui apporta des tartines de pain frais, un café, un verre de jus d’orange, du beurre et des petits pots de confiture. À sa grande surprise, il dévora. Manger ressemblait à un exorcisme ; manger signifiait qu’il était vivant, que l’enfer contenu entre les pages de ces carnets ne le concernait pas. Ou du moins qu’il pouvait le tenir à distance encore un moment.
Je m’appelle Alice, j’ai quinze ans. Je ne sais pas ce que je vais faire de ces pages, ni si quelqu’un les lira un jour. Peut-être que je vais les déchirer ou les brûler sitôt après les avoir écrites. Peut-être que non. Mais si je ne les écris pas maintenant, putain je vais devenir dingue. J’ai été violée. Pas par un seul salopard, non — mais par plusieurs immondes pourritures. Une nuit d’été. Violée…
Le journal d’Alice était l’une des choses les plus pénibles qu’il lui eût été donné de lire. Une lecture atroce… Le journal intime d’une adolescente fait de dessins, de poèmes, de phrases sibyllines. Au cours de la nuit, alors que l’aube s’approchait avec la lenteur d’un animal craintif, il avait été tenté de le jeter dans la corbeille. Il y avait pourtant peu d’informations concrètes dans ces carnets — plutôt des allusions et des sous-entendus. Cependant, quelques faits apparaissaient clairement. Au cours de l’été 1992, Alice Ferrand avait séjourné au camp de vacances aujourd’hui désaffecté des Isards. Celui-là même devant lequel Servaz était passé en se rendant à l’Institut Wargnier, celui qu’avait évoqué Saint-Cyr, celui dont la photo était épinglée dans sa chambre. Du temps où elle fonctionnait, la Colonie des Isards accueillait, l’été venu, les enfants de Saint-Martin et des vallées voisines appartenant à des familles trop modestes pour leur offrir des vacances. C’était une tradition locale. Alice, qui avait quelques-unes de ses meilleures amies envoyées au camp cette année-là, avait demandé à ses parents la permission de se joindre à elles. Ils avaient d’abord hésité, puis accepté. Alice faisait remarquer qu’ils n’avaient pas pris cette décision dans le seul but de lui faire plaisir, mais aussi parce qu’elle était conforme en fin de compte à leur idéal d’égalité et de justice sociale. Elle ajoutait qu’ils avaient pris ce jour-là « la décision la plus tragique de leur existence ». Alice n’en voulait pas à ses parents. Ni à elle-même. Elle en voulait aux « PORCS », aux « SALAUDS », aux « NAZIS » (ces mots en grosses capitales à l’encre rouge) qui avaient dévasté sa vie. Elle aurait voulu « les castrer, les émasculer, leur trancher la bite avec un couteau rouillé et les obliger à la manger — et ensuite les tuer ».
Il pensa soudain qu’il y avait plus d’un point commun entre le garçon nommé Clément et Alice : tous deux étaient intelligents et en avance sur leur âge. Tous deux pouvaient aussi faire preuve d’une violence verbale inouïe. Et physique aussi, se dit Servaz. Sauf que le premier l’avait retournée contre un SDF, l’autre contre elle-même.
Par chance pour Servaz, le journal d’Alice ne décrivait pas dans le détail ce qu’elle avait enduré. Ce n’était pas un journal à proprement parler : il ne racontait pas une expérience au jour le jour. C’était plutôt un réquisitoire. Un cri de douleur. Néanmoins, Alice étant une enfant intelligente, à l’esprit pénétrant, les mots étaient terribles. Les dessins étaient pires encore. Certains auraient été remarquables si le sujet n’en avait pas été aussi macabre. Parmi eux, il eut l’attention immédiatement attirée par celui qui représentait les quatre hommes capés et bottés. Alice avait du talent. Elle avait dessiné le moindre pli des capes noires et les visages des membres du quatuor dissimulés par l’ombre sinistre des capuches. D’autres dessins représentaient les quatre hommes étendus nus, yeux et bouches grands ouverts, morts… Un fantasme, songea Servaz.
En les examinant, il constata, déçu, que si les capes étaient fidèlement reproduites et les corps nus très réalistes, les visages en revanche n’évoquaient aucun des hommes qu’il connaissait. Ni Grimm, ni Perrault, ni Chaperon… C’étaient des faces boursouflées, monstrueuses, des caricatures du vice et de la cruauté qui évoquaient ces démons grimaçants sculptés au fronton des cathédrales. Alice les avait-elle intentionnellement défigurés ? Ou devait-il en conclure qu’elle et ses amis n’avaient jamais vu le visage de leurs tortionnaires ? Que ceux-ci n’avaient jamais retiré leur capuche ? Il pouvait cependant déduire de ces dessins et de ces textes un certain nombre d’informations. D’abord, sur les dessins, les hommes étaient toujours quatre : de toute évidence, les violeurs se réduisaient aux membres du quatuor. Ensuite, le journal répondait à une autre question posée par la mise en scène de la mort de Grimm : les bottes. Leur présence aux pieds du pharmacien était jusque-là une énigme, elle trouvait une explication un peu plus loin :
Ils arrivent toujours les nuits d’orage, les dégueulasses, quand il pleut. Sans doute pour être sûrs que personne ne vienne à la colonie pendant qu’ils y sont. Car qui aurait l’idée de venir dans cette vallée après minuit quand il pleut à seaux renversés ?
Ils pataugent avec leurs bottes immondes dans la boue du chemin et puis ils laissent leurs traces boueuses dans les couloirs et ils souillent tout ce qu’ils touchent, ces gros porcs.
Ils ont des rires gras, des voix fortes : j’en connais au moins une.
En lisant cette dernière phrase, Servaz avait tressailli. Il avait parcouru les carnets en tous sens, en tournant fébrilement les pages — mais nulle part il n’avait trouvé une autre allusion à l’identité des bourreaux, à un moment donné, il était également tombé sur ces mots « Ils ont fait ça chacun leur tour. » Des mots qui l’avaient laissé comme tétanisé, incapable de pousser plus loin. Il avait dormi quelques heures puis il avait repris sa lecture. En relisant certains passages, il en avait conclu qu’Alice avait été violée une seule fois — ou plutôt une seule nuit —, qu’elle n’avait pas été la seule à l’être cette nuit-là, et que les hommes étaient venus au camp une demi-douzaine de fois au cours de ce même été. Pourquoi n’avait-elle rien dit ? Pourquoi aucun des enfants n’avait donné l’alerte ? À certaines mentions, Servaz crut comprendre qu’un enfant était mort, tombé dans un ravin, cet été-là. Un exemple, un avertissement pour les autres ? Était-ce pour cela qu’ils s’étaient tus ? Parce qu’ils avaient été menacés de mort ? Ou bien parce qu’ils avaient honte et qu’ils se disaient qu’on ne les croirait pas ? En ces temps-là, les dénonciations étaient rarissimes. À toutes ces questions, le journal n’apportait pas de réponse.
Il y avait aussi des poèmes qui témoignaient du même talent précoce que les dessins même si elle avait moins cherché à parer son texte de qualités littéraires qu’à exprimer l’horreur de ce qu’elle avait subi :
C’était MOI ce petit CORPS plein de LARMES ?
Cette Souillure, cette tache sur le sol, ce bleu : c’était Moi ? — et je
Regardai le sol tout près de mon visage, l’ombre
Du bourreau étendu ;
Peu importe ce qu’ils ont fait, ce qu’ils ont dit,
Ils ne peuvent atteindre en moi le noyau dur l’amande pure.
« Papa, qu’est-ce que ça veut dire CATIN ? »
Ces mots quand j’avais six ans. Voilà leur réponse : PORCS PORCS PORCS PORCS.
Un détail — sinistre entre tous — avait attiré l’attention de Servaz : dans son exposition des faits, Alice évoquait à plusieurs reprises le bruit des capes, le crissement du tissu imperméable noir lorsque ses agresseurs bougeaient ou se déplaçaient. « Ce bruit, écrivait-elle, je ne l’oublierai jamais. Il veut dire pour toujours une chose : le mal existe, et il est bruyant. » Cette dernière phrase avait plongé Servaz dans un abîme de réflexion. En poursuivant sa lecture, il comprit pourquoi il n’avait trouvé aucun journal dans la chambre d’Alice, aucun écrit d’aucune sorte qui fût de sa main :
J’ai tenu un journal. J’y racontais ma petite vie d’avant, jour après jour. Je l’ai déchiré et jeté. Quel sens cela aurait de tenir un journal après ça ? Non seulement ces pourritures ont bousillé mon futur, mais ils ont aussi salopé à jamais mon passé.
Il comprit qu’Alice n’avait pu se résoudre à jeter les carnets : c’était peut-être le seul endroit où la vérité sur ce qui s’était passé apparaîtrait jamais. Mais, en même temps, elle voulait être sûre que ses parents ne tomberaient pas dessus. D’où la cachette… Elle savait probablement que ses parents ne toucheraient pas à sa chambre après sa mort. Du moins devait-elle l’espérer. Comme elle devait espérer, secrètement, que quelqu’un trouverait un jour les carnets… Elle était sans doute loin d’imaginer qu’il faudrait toutes ces années et que l’homme qui les exhumerait serait un parfait inconnu. En tout cas, elle n’avait pas choisi de « castrer les salauds », elle n’avait pas choisi la vengeance. Mais quelqu’un d’autre l’avait fait pour elle… Qui ? Son père, qui pleurait aussi la mort de sa mère ? Un autre parent ? Ou bien un enfant violenté qui ne s’était pas suicidé mais qui était devenu un adulte plein de rage, rempli à jamais d’une soif de vengeance impossible à étancher ?
Parvenu au terme de sa lecture, Servaz avait repoussé les carnets loin de lui et il était sorti sur le balcon. Il étouffait. Cette chambre, cette ville, ces montagnes. Il aurait voulu se trouver loin d’ici.
Son petit déjeuner avalé, il remonta dans sa chambre. Dans la salle de bains, il fit couler de l’eau dans le verre à dents et prit deux des cachets que lui avait donnés Xavier. Il se sentait fiévreux et nauséeux. Une fine sueur perlait à son front. Il avait l’impression que le café qu’il venait de boire lui restait sur l’estomac. Il se doucha longuement sous le jet brûlant, s’habilla, prit son téléphone portable et sortit.
La Cherokee était garée un peu plus bas, devant un magasin de liqueurs et de souvenirs. Il tombait une pluie lourde et froide, qui criblait la neige, et le bruit de l’eau s’écoulant dans les canalisations envahissait les rues. Assis au volant de la Jeep, il appela Ziegler.
Ce matin-là, Espérandieu décrocha son téléphone à peine arrivé à la brigade. Son appel retentit dans un building de dix étages en forme d’arc de cercle sis au 122, rue du Château-des-Rentiers (un nom prédestiné), dans le XIIIe arrondissement de Paris. Une voix dotée d’un léger accent lui répondit.
— Comment va, Marissa ? demanda-t-il.
Le commandant Marissa Pearl appartenait à la BRDE, la brigade de répression de la délinquance économique, sous-direction des Affaires économiques et financières. Sa spécialité : la délinquance en col blanc. Marissa était incollable sur les paradis financiers et fiscaux, le blanchiment d’argent, la corruption active et passive, les appels d’offres truqués, les détournements de fonds, les trafics d’influence, les multinationales et les réseaux mafieux. Elle était aussi une excellente pédagogue et Espérandieu s’était passionné pour le cours qu’elle avait donné à l’école de police. Il avait posé de nombreuses questions. Après le cours, ils avaient pris un verre et s’étaient découvert d’autres centres d’intérêt communs : le Japon, la BD indépendante, le rock indie… Espérandieu avait ajouté Marissa dans ses contacts et elle avait fait de même : dans leur métier, un bon réseau de correspondants permettait souvent de relancer une enquête en panne. De temps à autre, ils se rappelaient au bon souvenir l’un de l’autre par un petit mail ou par un coup de fil, en attendant peut-être le jour où l’un des deux aurait besoin des services de l’autre.
— Je me fais les crocs sur un grand patron du CAC 40, répondit-elle. Ma première affaire de cette envergure. Autant dire qu’on me met pas mal de bâtons dans les roues. Mais chut !
— Tu vas devenir la terreur du CAC 40, Marissa, la rassura-t-il.
— Qu’est-ce qui t’amène, Vincent ?
— Tu as quelque chose sur Éric Lombard ?
Un silence à l’autre bout.
— Ça alors ! Qui t’a rencardé ?
— À quel sujet ?
— Ne me dis pas que c’est un hasard : le type sur qui je travaille, c’est Lombard. Comment tu as eu l’info ?
Il sentit qu’elle devenait soupçonneuse. Les 380 flics de la financière évoluaient dans un univers légèrement paranoïaque : ils étaient trop habitués à croiser des politiciens corrompus, des hauts fonctionnaires achetés, mais aussi des condés et des avocats ripoux, dans l’ombre des grandes firmes transnationales.
— On a tué le cheval préféré de Lombard il y a une dizaine de jours. Ici, dans les Pyrénées. Pendant qu’il était en voyage d’affaires aux États-Unis. Ce crime a été suivi de deux meurtres dans le coin. On pense que ces affaires sont liées. Qu’il s’agit d’une vengeance. Alors, on cherche à en savoir le plus possible sur Éric Lombard. Et surtout à savoir s’il a des ennemis.
Il la sentit se détendre un peu quand elle reprit la parole.
— On peut dire que t’es un petit veinard, toi alors ! (Il devina qu’elle souriait.) On est en train de remuer la vase. Suite à une dénonciation. Et tu ne peux pas imaginer tout ce qui remonte à la surface.
— Je suppose que c’est strictement confidentiel ?
— Exact. Mais si je vois quelque chose qui pourrait avoir un rapport quelconque avec ton affaire, je te le fais savoir, d’accord ? Deux meurtres et un cheval ? Quelle histoire bizarre ! En attendant, je n’ai pas beaucoup de temps, là. Faut que j’y aille.
— Je peux compter sur toi ?
— Tu peux. Dès que j’ai un truc pour toi, je te le transmets. À charge de revanche, bien sûr. Mais on est bien d’accord : je ne t’ai rien dit et tu ne sais pas sur quoi je travaille. En attendant, tu veux savoir la meilleure ? Lombard a payé moins d’impôts en 2008 que le boulanger en bas de chez moi.
— Comment ça ?
— Très simple : il a les meilleurs avocats fiscalistes. Et ils connaissent par cœur chacune des 486 niches fiscales qui existent dans ce merveilleux pays, essentiellement sous forme de crédits d’impôt. La principale étant évidemment celle d’outre-mer. En gros, les investissements effectués outre-mer permettent des réductions d’impôt allant jusqu’à 60 % dans le secteur industriel et même 70 % pour la rénovation d’hôtels et les bateaux de plaisance. En plus, il n’y a pas de limites aux montants des investissements et donc pas de plafonds pour les réductions. Des investissements qui, bien entendu, privilégient la rentabilité à court terme et absolument pas la viabilité économique des projets. Et, bien sûr, Lombard n’investit pas à perte : il récupère ses billes d’une manière ou d’une autre. Si on ajoute à ça des crédits d’impôt au titre de conventions internationales qui évitent la double imposition, l’achat d’œuvres d’art et tout un tas d’astuces comptables comme la souscription d’emprunts pour racheter des actions de son propre groupe, plus besoin d’aller se planquer en Suisse ou aux Caïmans. Au finish, Lombard paie moins d’impôts qu’un contribuable qui gagne le millième de sa fortune. Pas mal, non, pour l’une des dix plus grosses fortunes de France ?
Espérandieu se souvint de ce que Kleim162 lui avait dit un jour : le mot d’ordre des institutions financières internationales comme le FMI et des gouvernements était de « créer un environnement propice à l’investissement », autrement dit de déplacer la charge fiscale des plus riches vers les classes moyennes. Ou, comme l’avait cyniquement déclaré une milliardaire américaine emprisonnée pour fraude fiscale : « Only little people pay taxes. » Il devrait peut-être présenter Marissa à son contact : ils étaient faits pour s’entendre.
— Merci, Marissa, de m’avoir plombé le moral pour le reste de la journée.
Il resta un moment à contempler son économiseur d’écran. Un scandale se préparait… Il impliquait Lombard et son groupe… Est-ce que ça pouvait avoir un rapport avec leur enquête ?
Ziegler, Propp, Marchand, Confiant et d’Humières écoutèrent Servaz sans broncher. Ils avaient tous devant eux des croissants et des petits pains : un gendarme avait été les chercher à la boulangerie la plus proche. Et du thé, du café, des canettes de soda et des verres d’eau. Ils avaient aussi autre chose en commun : la fatigue, qui se peignait sur tous les visages.
— Le journal d’Alice Ferrand nous ouvre une nouvelle voie, conclut Servaz. Ou plutôt il confirme une de nos hypothèses. Celle d’une vengeance. Selon Gabriel Saint-Cyr, l’une des pistes qu’il avait envisagées après les suicides était celle d’abus sexuels. Piste abandonnée faute d’éléments probants. Or, si l’on en croit ce journal, des viols et des sévices ont bien été commis sur des ados de la Colonie des Isards à plusieurs reprises. Sévices qui auraient conduit certains d’entre eux au suicide.
— Journal que vous êtes seul à avoir lu jusqu’ici, fit observer Confiant.
Servaz se tourna vers Maillard. Celui-ci fit le tour de la table en distribuant plusieurs liasses de photocopies qu’il déposa entre les gobelets, les verres et les croissants. Certains avaient mangé les leurs et mis des miettes partout, d’autres n’y avaient pas touché.
— En effet. Pour la simple raison que ce journal n’était pas destiné à être lu. Il était très bien caché. Et je ne l’ai découvert, comme je vous l’ai dit, que cette nuit. Grâce à un concours de circonstances.
— Et si cette fille avait affabulé ?
Servaz écarta les mains.
— Je ne crois pas… Vous jugerez par vous-mêmes… C’est trop réel, trop… précis. Et puis, dans ce cas, pourquoi l’avoir aussi bien dissimulé ?
— Où est-ce que tout ça nous mène ? demanda le juge. Un enfant devenu adulte qui se venge ? Un parent ? Dans ce cas que vient faire l’ADN d’Hirtmann sur les scènes de crime ? Et le cheval de Lombard ? Je n’ai jamais vu une enquête aussi embrouillée !
— Ce n’est pas l’enquête qui est embrouillée, répliqua Ziegler d’une voix coupante, ce sont les faits.
Cathy d’Humières fixa longuement Servaz, son gobelet vide à la main.
— Gaspard Ferrand a un très bon mobile pour ces meurtres, fit-elle observer.
— Comme tous les parents des suicidés, répondit celui-ci. Et, en effet, sans doute aussi comme les jeunes gens violés par cette bande qui ne se sont pas suicidés et qui sont devenus adultes.
— C’est une découverte très importante, dit finalement la proc. Que suggérez-vous, Martin ?
— L’urgence reste la même : retrouver Chaperon. C’est la priorité. Avant que le ou les assassins ne le fassent… Mais, désormais, nous savons que les membres du quatuor ont sévi à la Colonie des Isards. C’est sur celle-ci que nous devons concentrer nos recherches — et sur les suicidés. Puisqu’il est maintenant établi qu’il y a un lien entre eux et les deux victimes et que ce lien passe par la colonie.
— Même si deux des jeunes gens n’y ont jamais séjourné ? objecta Confiant.
— Il me semble que ces carnets ne laissent guère de doutes sur ce qui s’est passé. Les deux autres ados ont peut-être été violés ailleurs qu’à la colonie. Par ailleurs, les membres du quatuor doivent-ils être considérés comme des pédophiles ? Je n’en sais rien… Il n’y a aucun signe qu’ils s’en soient pris à de jeunes enfants, plutôt à des ados et à de jeunes adultes. Est-ce que cela fait une différence ? Ce n’est pas à moi de le dire.
— Garçons et filles indifféremment, si on en juge par la liste des suicidés, commenta Propp. Mais vous avez raison : ces hommes n’ont pas vraiment le profil de pédophiles — plutôt celui de prédateurs sexuels ayant un penchant extrême pour les jeux les plus pervers et le sadisme. Attirés cependant par la jeunesse de leurs proies, sans l’ombre d’un doute.
— Putains de dépravés, dit Cathy d’Humières d’une voix très froide. Comment comptez-vous vous y prendre pour retrouver Chaperon ?
— Je ne sais pas, avoua Servaz.
— Nous n’avons jamais affronté une situation pareille, dit-elle. Je me demande si nous ne devrions pas demander des renforts.
La réponse de Servaz surprit tout le monde.
— Je ne suis pas contre. Il nous faut retrouver et interroger tous les enfants qui sont passés par la colonie et qui sont aujourd’hui devenus des adultes. Et tous les parents encore en vie. Une fois qu’on aura réussi à en établir la liste. Un vrai travail de fourmi. Il faut du temps et des moyens. Mais du temps, nous n’en avons pas. Il faut avancer vite. Donc, restent les moyens. Ce travail peut être effectué par du personnel supplémentaire.
— Très bien, dit d’Humières. Je crois savoir que la PJ de Toulouse croule déjà sous les enquêtes, je vais donc faire appel à la gendarmerie, dit-elle en regardant Ziegler et Maillard. Quoi d’autre ?
— Les sangles qui ont servi à pendre Grimm sous le pont, dit Ziegler. L’usine qui les fabrique m’a contactée. Elles ont été vendues par un magasin de Tarbes… il y a plusieurs mois.
— Autrement dit, pas de bandes vidéo à espérer, dit d’Humières. Ils en vendent beaucoup ?
— C’est une grande surface spécialisée dans le matériel sportif. Les caissières voient passer des dizaines de clients chaque jour, surtout le week-end. Rien à attendre de ce côté.
— D’accord. Quoi d’autre ?
— La société qui s’occupe de la sécurité de l’Institut, poursuivit la gendarme, elle nous a fourni la liste de son personnel là-bas. J’ai commencé à l’éplucher : pour l’instant, rien à signaler.
— L’autopsie de Perrault a lieu cet après-midi, dit d’Humières. Qui s’en charge ?
Servaz leva la main.
— Ensuite, j’irai voir Xavier à l’Institut, ajouta-t-il. Il nous faut la liste exacte de tous ceux qui sont en contact avec Hirtmann. Et il faut appeler la mairie de Saint-Martin. Voir s’ils peuvent nous procurer la liste de tous les enfants qui sont passés par la colonie. Apparemment, la Colonie des Isards dépendait d’eux financièrement et administrativement. Il faut creuser en priorité ces deux aspects : l’Institut et la colonie. Cherchons s’il y a un lien entre les deux.
— Quel genre de lien ? demanda Confiant.
— Imaginez qu’on découvre qu’un des jeunes de la colonie, une des victimes, est devenu un membre du personnel de l’Institut.
Cathy d’Humières le fixa intensément.
— C’est une hypothèse intéressante, dit-elle.
— Je me charge de contacter la mairie, lança Ziegler.
Servaz lui jeta un regard surpris. Elle avait élevé la voix. Ce n’était pas dans ses habitudes. Il hocha la tête.
— Très bien. Mais la priorité, c’est de retrouver Chaperon là où il se cache. Il faut interroger son ex : elle sait peut-être quelque chose. Fouiller ses papiers. Il y a peut-être dedans des factures, des quittances de loyer, quelque chose qui nous mènera à sa cachette. Tu avais rendez-vous avec l’ex-Mme Chaperon ce matin, va à ton rendez-vous. Ensuite, tu iras à la mairie.
— Bien. Quoi d’autre ? dit d’Humières.
— Le profil psychologique, dit Propp. J’avais commencé à dresser un portrait assez précis qui tenait compte des éléments trouvés sur les scènes de crime : la pendaison, les bottes, la nudité de Grimm, etc. Mais ce que raconte ce journal modifie radicalement mes hypothèses. Il va falloir que je revoie ma copie.
— Combien de temps vous faut-il ?
— Nous avons à présent suffisamment d’éléments pour avancer vite. Je vous remettrai mes conclusions dès lundi.
— Dès lundi ? En espérant que les tueurs ne travaillent pas le week-end, eux, répliqua d’Humières assez sèchement.
Le sarcasme fit monter le rouge aux joues du psy.
— Une dernière chose : c’est du beau travail, Martin. Je n’ai jamais douté que j’avais fait le bon choix en vous désignant.
Ce disant, elle déplaça son regard du policier vers Confiant — qui préféra regarder ses ongles.
Espérandieu écoutait The Raconteurs chanter Many Shades of Black quand le téléphone sonna. Son attention s’accrut sensiblement en entendant la voix de Marissa, sa correspondante à la brigade financière.
— Tu m’as bien dit que tu voulais savoir s’il s’était passé des choses bizarres récemment autour d’Éric Lombard ?
— En gros oui, confirma-t-il, bien qu’il se souvînt d’avoir formulé les choses différemment.
— J’ai peut-être quelque chose. Je ne sais pas si ça peut t’aider : a priori ça ne présente aucun rapport avec ton histoire. Mais ça a eu lieu récemment et ça a provoqué un certain remue-ménage, semble-t-il.
— Dis toujours.
Elle le lui dit. L’explication prit un certain temps. Espérandieu eut quelque difficulté à comprendre de quoi il retournait : il était plus ou moins question d’une somme de 135 000 dollars reprise dans les livres de comptes de Lombard Média pour un reportage télé commandé à une société de production. Vérification faite auprès de ladite société, aucun reportage ne lui avait été commandé. La ligne comptable cachait à l’évidence un détournement de fonds. Quand Marissa eut terminé, Espérandieu était déçu : il n’était pas sûr d’avoir tout compris et il ne voyait pas en quoi cela pouvait les aider. Il avait cependant pris quelques notes sur son bloc.
— Alors, ça t’aide ou pas ?
— Pas vraiment, répondit-il. Mais merci quand même.
L’humeur qui régnait à l’Institut avait quelque chose d’électrique : Diane avait épié Xavier toute la matinée, scruté ses moindres faits et gestes. Il avait l’air inquiet, tendu, et pour tout dire au bord de l’épuisement. À plusieurs reprises, leurs regards s’étaient croisés. Il savait… Ou plus précisément, il savait qu’elle savait. Mais peut-être se faisait-elle des illusions. Projection, transfert : elle connaissait le sens de ces mots.
Devait-elle prévenir la police ? Toute la matinée, cette question l’avait hantée.
Elle n’était pas convaincue que la police verrait un lien aussi direct qu’elle entre cette commande de médicaments et la mort de ce cheval. Elle avait posé la question à Alex pour savoir si quelqu’un à l’Institut possédait des animaux et celui-ci avait paru surpris avant de répondre par la négative. Elle se souvenait aussi qu’elle avait passé la matinée avec Xavier lors de son arrivée — le matin où le cheval avait été découvert — et qu’il n’avait certainement pas la tête de quelqu’un qui a passé une nuit blanche à décapiter un animal, à le transporter et à le suspendre à deux mille mètres d’altitude par dix degrés en dessous de zéro. Il lui avait paru frais et reposé ce jour-là — et surtout insupportable d’arrogance et de condescendance.
En tout cas, ni épuisé ni stressé…
Elle se demanda avec une angoisse soudaine si elle n’allait pas un peu vite dans ses conclusions, si l’isolement et l’étrange humeur qui régnait dans cet endroit n’étaient pas en train de la rendre parano. En d’autres termes, si elle n’était pas en train de se faire un film. Et si elle n’allait pas se rendre totalement ridicule en contactant la police quand on découvrirait la véritable raison d’être de ces médicaments et qu’elle perdrait définitivement tout crédit auprès de Xavier et du reste du personnel. Sans parler de sa réputation à son retour en Suisse.
Cette perspective la refroidit nettement.
— Ça ne vous intéresse pas ce que je vous raconte ?
Diane revint au présent. Le patient assis en face d’elle la regardait sévèrement. Encore aujourd’hui, il avait de grandes mains calleuses de travailleur. Un ancien ouvrier qui avait attaqué son patron avec un tournevis après un licenciement abusif. En lisant son dossier, Diane était persuadée que quelques semaines en hôpital psychiatrique auraient suffi à ce malheureux. Mais il était tombé entre les mains d’un psychiatre zélé. Il en avait pris pour dix ans. On lui avait en outre imposé des doses massives et prolongées de psychotropes. À l’arrivée, cet homme probablement atteint d’une simple déprime avait fini complètement fou.
— Bien sûr que si, Aaron. Ça m’intéresse…
— Je vois bien que non.
— Je vous assure…
— Je vais dire au Dr Xavier que ça ne vous intéresse pas ce que je vous dis.
— Pourquoi voulez-vous faire une chose pareille, Aaron ? Si ça ne vous ennuie pas, nous pourrions revenir à…
— Bla-bla-bla-bla, vous essayez de gagner du temps.
— Gagner du temps ?
— Vous n’êtes pas obligée de répéter tout ce que je dis.
— Qu’est-ce qui vous prend, Aaron ?
— « Qu’est-ce qui vous prend, Aaron ? » Ça fait une heure que je parle à un mur.
— Mais non ! Pas du tout, je…
— « Mais non, pas du tout je… » Toc-toc-toc, qu’est-ce qui ne va pas dans votre tête, docteur ?
— Pardon ?
— Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez vous ?
— Pourquoi dites-vous ça, Aaron ?
— « Pourquoi dites-vous ça, Aaron ? » Des questions, toujours des questions !
— Je crois que nous allons remettre cet entretien à plus tard…
— Je ne crois pas, non. Je vais dire au Dr Xavier que vous me faites perdre mon temps. Je ne veux plus d’entretiens avec vous.
Malgré elle, elle ne put s’empêcher de rougir.
— Allons, Aaron ! C’est simplement notre troisième entretien. Je…
— Vous êtes ailleurs, docteur. Vous n’êtes pas concernée. Vous pensez à autre chose.
— Aaron, je…
— Vous savez quoi, docteur ? Vous n’êtes pas à votre place, ici. Retournez d’où vous venez. Retournez dans votre Suisse natale.
Elle sursauta.
— Qui vous a dit que j’étais suisse ? Nous n’en avons jamais parlé.
Il renversa sa tête en arrière et éclata d’un rire disgracieux. Puis il plongea son regard lisse et terne comme de l’ardoise dans le sien.
— Qu’est-ce que vous croyez ? Tout se sait, ici. Tout le monde sait que vous êtes suisse, comme Julian.
— Pas de doute, dit Delmas. Il a bien été jeté dans le vide, la sangle autour du cou. Contrairement au pharmacien, on observe des lésions bulbaires et médullaires significatives, et aussi des lésions des cervicales dues au choc.
Servaz évitait de regarder le corps de Perrault couché sur le ventre, la nuque et l’arrière du crâne ouverts. Les circonvolutions de la matière grise et la moelle épinière luisaient comme de la gelée sous les lampes de la salle d’autopsie.
— Pas de traces d’hématomes ni de piqûres, poursuivit le légiste, mais puisque vous l’avez vu conscient dans la cabine juste avant… En somme, il a suivi son assassin de son plein gré.
— Plus vraisemblablement sous la menace d’une arme, dit Servaz.
— Ça, ce n’est pas de mon ressort. On va quand même faire un examen sanguin. Le sang de Grimm vient de révéler la présence de traces infimes de flunitrazépam. C’est un dépresseur dix fois plus puissant que le Valium, réservé aux troubles du sommeil sévères et commercialisé sous le nom de Rohypnol. Il est aussi utilisé comme anesthésique. Grimm étant pharmacien, peut-être avait-il recours à ce médicament pour soigner ses insomnies. Possible… Seulement, ce médicament est classé parmi les « drogues du viol » parce qu’il provoque des amnésies et diminue fortement l’inhibition, surtout s’il est associé à de l’alcool, et aussi parce qu’il est inodore, incolore et sans saveur et qu’il se retrouve rapidement dans les urines et très peu dans le sang, ce qui le rend quasiment indétectable : toute trace chimique a disparu au bout de vingt-quatre heures.
Servaz émit un petit sifflement.
— Le fait qu’on n’en ait trouvé que des traces très faibles est d’ailleurs dû au laps de temps écoulé entre l’absorption et le moment où le prélèvement sanguin a été effectué. Le Rohypnol peut être administré par voie orale ou intraveineuse, avalé, mâché, dissous dans une boisson… Il est probable que l’agresseur a utilisé ce produit pour rendre sa victime plus malléable et plus facile à contrôler. Le type que vous cherchez est un fanatique du contrôle, Martin. Et il est très très malin.
Delmas retourna le corps et le mit sur le dos. Perrault n’avait plus cette expression terrifiée que Servaz lui avait vue dans la télécabine. À la place, il tirait la langue. Le légiste s’empara d’une scie électrique.
— Bon, je crois que j’en ai assez vu, dit le flic. De toute façon, on sait déjà ce qui s’est passé. Je lirai votre rapport.
— Martin, l’appela Delmas au moment où il s’apprêtait à quitter la salle.
Il se retourna.
— Vous avez une sale tête, lança le légiste, la scie à la main, tel un bricoleur du dimanche. Ne faites pas de cette histoire une affaire personnelle.
Servaz hocha la tête et sortit. Dans le couloir, il regarda le cercueil capitonné qui attendait Perrault à la sortie de la chambre mortuaire. Il émergea des sous-sols de l’hôpital sur la rampe en béton et aspira à grandes goulées l’air pur du dehors. Mais le souvenir de l’odeur composite de formol, de désinfectant et de cadavre resterait longtemps collé à ses narines. Son portable sonna au moment où il déverrouillait la Jeep. C’était Xavier.
— J’ai la liste, annonça le psychiatre. De ceux qui ont été en contact avec Hirtmann. Vous la voulez ?
Servaz regarda les montagnes.
— Je passe la prendre, répondit-il. À tout de suite.
Le ciel était sombre mais il ne pleuvait plus lorsqu’il prit la direction de l’Institut et des montagnes. Sur le bord de la route, dans chaque virage, des feuilles jaunes et rousses, derniers vestiges de l’automne, se détachaient de la neige et s’envolaient au passage de la Jeep. Un vent aigre agitait les branches nues, qui griffaient la carrosserie comme des doigts décharnés. Au volant de la Cherokee, il repensa à Margot. Est-ce que Vincent s’était occupé de la suivre ? Il pensa ensuite à Charlène Espérandieu, au garçon nommé Clément, à Alice Ferrand… Tout tournait, tout se mélangeait dans sa tête à mesure qu’il enfilait les virages.
Son téléphone bourdonna une fois de plus. Il décrocha. C’était Propp.
— J’ai oublié de vous dire une chose : le blanc est important, Martin. Le blanc des cimes pour le cheval, le blanc du corps mis à nu de Grimm, à nouveau la neige pour Perrault. Le blanc est pour le tueur. Il y voit un symbole de pureté, de purification. Cherchez le blanc. Je crois qu’il y a du blanc dans l’entourage de l’assassin.
— Blanc comme l’Institut ? dit Servaz.
— Je ne sais pas. Nous avons écarté cette piste, non ? Désolé, je ne peux pas vous en dire plus. Cherchez le blanc.
Servaz le remercia et raccrocha. Une boule dans la gorge. Une menace était dans l’air, il le sentait.
Ce n’était pas fini.