III. BLANC

23

— Onze, dit Xavier. (Il tendit la feuille par-dessus le bureau.) Onze personnes ont été en contact avec Hirtmann au cours des deux derniers mois. Voici la liste.

Le psychiatre avait l’air préoccupé et ses traits étaient tirés.

— Je me suis longuement entretenu avec chacun d’eux, dit-il.

— Et ?

Le Dr Xavier ouvrit les mains en signe d’impuissance.

— Rien.

— Comment ça, rien ?

— Ça n’a rien donné. Aucun ne semble avoir quelque chose à cacher. Ou alors tous. Je ne sais pas.

Il capta le regard en forme de point d’interrogation de Servaz et il eut un geste d’excuses.

— Je veux dire : nous vivons en vase clos ici, loin de tout. Il se noue toujours dans ce genre de circonstances des intrigues qui apparaîtraient incompréhensibles vues de l’extérieur. Il y a des petits secrets, des manœuvres en coulisse qui s’ourdissent au détriment de tel ou tel, des clans qui se forment, tout un jeu de relations interpersonnelles dont les règles pourraient sembler surréalistes à quelqu’un venu du dehors… Vous devez vous demander de quoi je parle.

Servaz sourit.

— Pas du tout, dit-il en pensant à la brigade. Je vois très bien de quoi vous voulez parler, docteur.

Xavier se détendit un peu.

— Vous voulez un café ?

— Volontiers.

Xavier se leva. Il y avait dans un coin une petite machine à dosettes et un tas de capsules dorées dans un panier. Il était bon, Servaz le fit durer. Dire que cet endroit le mettait mal à l’aise était un doux euphémisme. Il se demanda comment on pouvait travailler ici sans devenir fou à lier. Ce n’étaient pas seulement les pensionnaires. C’était aussi ce lieu : ces murailles, ces montagnes dehors.

— Bref, il est difficile de faire la part des choses, continua Xavier. Ici, tout le monde a ses petits secrets. Dans ces conditions, personne ne joue franc jeu.

Le Dr Xavier lui adressa un petit sourire d’excuse derrière ses lunettes rouges. Toi non plus, mon ami, se dit Servaz, tu ne joues pas franc jeu.

— Je comprends.

— Bien entendu, je vous ai dressé la liste de tous ceux qui ont été en contact avec Julian Hirtmann, mais ça ne veut pas dire que je les considère tous comme suspects.

— Ah non ?

— Notre infirmière chef, par exemple. C’est l’un des plus anciens membres de notre personnel. Elle était déjà là du temps du Dr Wargnier. Une bonne partie du fonctionnement de cet établissement repose sur sa connaissance des pensionnaires et sur ses compétences. J’ai la plus grande confiance en elle. Inutile de vous attarder sur son cas.

Servaz regarda la liste.

— Hmm. Élisabeth Ferney, c’est ça ?

Xavier hocha la tête.

— Une personne de confiance, insista-t-il.

Servaz leva la tête et scruta le psychiatre — qui rougit.

— Merci, dit-il en pliant la feuille et en la mettant dans sa poche. (Il hésita.) J’ai une question à vous poser, qui n’a rien à voir avec l’enquête. Une question à poser au psychiatre et à l’homme, pas au témoin.

Xavier haussa un sourcil intrigué.

Croyez-vous à l’existence du Mal, docteur ?

Le silence du psychiatre dura plus longtemps que prévu. Pendant tout ce temps, derrière ses étranges lunettes rouges, il garda son regard fixé sur Servaz, comme s’il cherchait à deviner où le flic voulait en venir.

— En tant que psychiatre, répondit-il finalement, ma réponse est que cette question n’est pas du ressort de la psychiatrie. Elle est du ressort de la philosophie. Et plus spécifiquement de la morale. De ce point de vue-là, nous voyons que le Mal ne peut être pensé sans le Bien, l’un ne va pas sans l’autre. Vous avez entendu parler de l’échelle du développement moral de Kohlberg ? demanda le psy.

Servaz fit signe que non.

— Lawrence Kohlberg est un psychologue américain. Il s’est inspiré de la théorie de Piaget sur les paliers d’acquisition pour postuler l’existence de six stades de développement moral chez l’homme.

Xavier fit une pause, se rejeta dans son fauteuil et croisa ses mains sur son ventre en rassemblant ses idées.

— Selon Kohlberg, le sens moral d’un individu s’acquiert par paliers successifs au cours du développement de sa personnalité. Aucune de ces étapes ne peut être sautée. Une fois un stade moral atteint, l’individu ne peut revenir en arrière : il a acquis ce niveau pour la vie. Cependant, tous les individus n’atteignent pas le dernier niveau, loin s’en faut. Beaucoup s’arrêtent à un stade moral inférieur. Enfin, ces étapes sont communes à l’ensemble de l’humanité, elles sont les mêmes quelles que soient les cultures, elles sont transculturelles.

Servaz sentit qu’il avait éveillé l’intérêt du psychiatre.

— Au niveau 1, commença Xavier avec enthousiasme, est bien ce qui fait l’objet d’une récompense et mal ce qui fait l’objet d’une punition. Comme quand on tape sur les doigts d’un enfant avec une règle pour lui faire comprendre que ce qu’il a fait est mal. L’obéissance est perçue comme une valeur en soi, l’enfant obéit parce que l’adulte a le pouvoir de le punir. Au niveau 2, l’enfant n’obéit plus seulement pour obéir à une autorité mais pour obtenir des gratifications : il commence à y avoir échange…

Xavier eut un petit sourire.

— Au niveau 3, l’individu arrive au premier stade de la morale conventionnelle, il cherche à satisfaire les attentes des autres, de son milieu. C’est le jugement de la famille, du groupe, qui importe. L’enfant apprend le respect, la loyauté, la confiance, la gratitude. Au niveau 4, la notion de groupe s’élargit à la société tout entière. C’est le respect de la loi et de l’ordre. On est toujours dans le domaine de la morale conventionnelle, c’est le stade du conformisme : le bien consiste à accomplir son devoir, le mal est ce que la société réprouve.

Xavier se pencha en avant.

— À partir du niveau 5, l’individu s’affranchit de cette morale conventionnelle et la dépasse. C’est la morale post-conventionnelle. D’égoïste, l’individu devient altruiste. Il sait aussi que toute valeur est relative, que les lois doivent être respectées mais qu’elles ne sont pas forcément bonnes. Il pense avant tout à l’intérêt collectif. Au niveau 6, enfin, l’individu adopte des principes éthiques librement choisis qui peuvent entrer en contradiction avec les lois de son pays s’il juge celles-ci immorales. C’est sa conscience et sa rationalité qui l’emportent. L’individu moral de niveau 6 a une vision claire, cohérente et intégrée de son propre système de valeurs. C’est un acteur engagé dans la vie associative, dans le caritatif, un ennemi déclaré de l’affairisme, de l’égoïsme et de la cupidité.

— C’est très intéressant, dit Servaz.

— N’est-ce pas ? Inutile de vous dire qu’un grand nombre d’individus restent bloqués aux stades 3 et 4. Il existe aussi pour Kohlberg un niveau 7. Fort rares sont ceux qui l’atteignent. L’individu de niveau 7 baigne dans l’amour universel, la compassion et le sacré, bien au-dessus du commun des mortels. Kohlberg ne cite que quelques exemples : Jésus, Bouddha, Gandhi… D’une certaine manière, on pourrait dire que les psychopathes, eux, restent coincés au niveau 0. Même si ce n’est pas une notion très académique pour un psychiatre.

— Et vous pensez qu’on pourrait établir, de la même façon, une échelle du mal ?

À cette question, les yeux du psychiatre étincelèrent derrière ses lunettes rouges. Il passa une langue gourmande sur ses lèvres.

— C’est une question très intéressante, dit-il. J’avoue me l’être déjà posée. Sur une telle échelle, quelqu’un comme Hirtmann serait à l’autre bout du spectre, une sorte de miroir inversé des individus de niveau 7, en somme…

Le psychiatre le fixait droit dans les yeux, à travers le verre de ses lunettes. Il avait l’air de se demander à quel niveau Servaz s’était arrêté. Celui-ci sentit qu’il se remettait à suer, que de nouveau son pouls s’accélérait. Quelque chose était en train d’éclore dans sa poitrine. Une peur panique… Il revit les phares dans son rétroviseur, Perrault hurlant dans la cabine, le cadavre nu de Grimm pendu sous le pont, le cheval décapité, le regard du géant suisse posé sur lui, celui de Lisa Ferney dans les couloirs de l’Institut… La peur était là depuis le début, au fond de lui… Comme une graine… Qui ne demandait qu’à germer et à s’épanouir… Il eut envie de prendre ses jambes à son cou, de fuir cet endroit, cette vallée, ces montagnes…

— Merci docteur, dit-il en se levant précipitamment.

Xavier se leva en souriant et tendit une main au-dessus du bureau.

— Je vous en prie. (Il retint un instant la main de Servaz dans la sienne.) Vous avez l’air très fatigué, vous avez vraiment une sale tête, commandant. Vous devriez vous reposer.

— C’est la deuxième fois aujourd’hui qu’on me dit ça, répondit Servaz en souriant.

Mais ses jambes tremblaient quand il marcha vers la porte.


15 h 30. L’après-midi d’hiver tirait déjà à sa fin. Les sapins noirs se profilaient sur la neige du sol, l’ombre s’épaississait sous les arbres et la silhouette de la montagne cisaillait le ciel gris et menaçant qui semblait se refermer sur cette vallée comme un couvercle. Il s’assit dans la Jeep et regarda la liste. Onze noms… Il en connaissait au moins deux. Lisa Ferney et le Dr Xavier lui-même… Puis il démarra et manœuvra pour repartir. La neige avait presque totalement fondu sur la route, remplacée par une pellicule noire, grasse, molle et luisante. Il ne croisa personne sur la petite route noyée d’ombre mais, quelques kilomètres plus loin, en débouchant au niveau de la colonie, il découvrit une voiture garée à l’entrée du chemin. Une vieille Volvo 940 rouge. Servaz ralentit et tenta de lire l’immatriculation dans la lueur de ses phares. La voiture était si sale que la moitié des chiffres disparaissaient sous la boue et les feuilles collées à la plaque. Hasard ou maquillage ? Il sentit un début de nervosité le gagner.

Il jeta un coup d’œil à l’intérieur en passant. Personne. Servaz se gara cinq mètres plus loin et descendit. Personne aux alentours non plus. Le vent dans les branches produisait un son lugubre, comme celui de vieux papiers bruissant au fond d’une impasse. À quoi s’ajoutait la psalmodie du torrent. La lumière déclinait de plus en plus. Il attrapa une lampe dans la boîte à gants et marcha jusqu’à la Volvo en piétinant la neige sale au bord de la route. L’intérieur ne lui révéla rien de particulier, sinon le même degré de saleté que la carrosserie. Il tenta d’ouvrir la portière : elle était verrouillée.

Servaz n’avait pas oublié l’épisode des télécabines. Cette fois, il retourna récupérer son arme. Quand il franchit le petit pont rouillé, la fraîcheur du torrent l’enveloppa. Il regretta de ne pas avoir mis des bottes dès qu’il commença à patauger dans la boue du sentier et il se souvint du passage du journal d’Alice à ce sujet ; en quelques pas, ses chaussures de ville furent dans le même état pitoyable que la Volvo. La pluie recouvrait de nouveau la forêt. Au départ, il marcha sous le couvert des arbres mais, dès que le chemin s’aventura dans la clairière où les hautes herbes et les orties perçaient à travers la neige, la pluie se mit à lui tambouriner sur le crâne comme des dizaines de petits doigts battant un rythme endiablé. Servaz remonta son col sur sa nuque dégoulinante. Battue par l’averse, la colonie avait l’air totalement déserte.

En approchant des bâtiments, là où le sentier amorçait une pente légère, il dérapa dans la boue et faillit s’étaler de tout son long. Il lâcha son arme, qui atterrit dans une flaque d’eau. Il jura en la ramassant. Il se dit que si quelqu’un était planqué quelque part à l’observer, ce quelqu’un devait beaucoup s’amuser de sa maladresse.

Les bâtiments semblaient l’attendre. Son pantalon et ses mains étaient maculés de boue, le reste de ses vêtements trempés par la pluie.

Servaz cria, mais personne ne répondit. Son pouls caracolait, à présent. Tous ses signaux d’alarme passaient au rouge les uns après les autres. Qui pouvait se balader dans cette colonie déserte — et pour quel motif ? Et surtout, pourquoi ne répondait-il pas ? Il avait forcément entendu l’appel de Servaz porté par l’écho.

Les trois bâtiments étaient du style chalet mais construits en béton avec juste quelques ornements en bois, de grands toits d’ardoise, des rangées de fenêtres aux étages et de grandes baies vitrées au rez-de-chaussée. Ils étaient reliés entre eux par des galeries ouvertes à tous les vents. Pas de lumière derrière les fenêtres. La moitié des vitres étaient cassées. Quelques-unes avaient été remplacées par des panneaux de contreplaqué. Les gouttières percées vomissaient des cataractes qui éclaboussaient le sol. Servaz promena le pinceau de sa torche sur la façade du bâtiment central et découvrit une devise peinte au-dessus de l’entrée en lettres délavées : « L’école de la vie n’a point de vacances. » Celle du crime non plus, pensa-t-il.

Soudain, un mouvement à la limite de son champ de vision, sur sa gauche. Il pivota vivement. L’instant d’après, il n’était plus tout à fait aussi sûr de ce qu’il avait vu. Peut-être des branches secouées par le vent. Pourtant, il était quasiment certain d’avoir aperçu une ombre dans cette direction. Une ombre parmi les ombres…

Cette fois, il vérifia que le cran de sûreté était bien ôté et il fit monter une balle dans le canon. Puis il s’avança, en alerte. Passé l’angle du chalet le plus à gauche, il dut prendre garde où il mettait les pieds, car le sol s’inclinait brusquement, instable et glissant avec toute cette boue gluante. De part et d’autre, les grands fûts droits de plusieurs hêtres s’élevaient jusqu’à atteindre leurs ramures noires, tout là-haut, entre lesquelles il distingua, en levant la tête, des pans de ciel gris et la pluie qui lui tombait droit dessus. La pente boueuse dévalait entre les troncs vers un ruisseau qui coulait quelques mètres en contrebas.

Brusquement, il aperçut quelque chose.

Une lueur

Aussi petite et vacillante qu’un feu follet. Il cligna des yeux pour chasser la pluie de ses cils : la lueur était toujours là.

Merde, qu’est-ce que c’est que ça ?

Une flamme… Elle dansait, fragile et minuscule, à un mètre du sol, contre l’un des troncs verticaux.

Son alarme intérieure ne cessait de retentir. Cette flamme avait été allumée par quelqu’un — et ce quelqu’un ne pouvait être loin. Servaz regarda autour de lui. Puis il descendit la pente jusqu’à l’arbre et faillit déraper une nouvelle fois dans la boue. Une bougie… Le genre de petite bougie qu’on utilisait comme chauffe-plat ou pour réchauffer l’ambiance d’une pièce. Elle reposait sur un petit plateau de bois fixé au tronc. Le pinceau de sa lampe balaya l’écorce rugueuse et, soudain, il découvrit quelque chose qui le figea sur place. C’était à quelques centimètres au-dessus de la flamme. Un grand cœur. Tracé avec la pointe d’un couteau dans l’écorce. À l’intérieur, cinq noms :

Ludo + Marion + Florian + Alice + Michaël

Les suicidés… Servaz fixait le cœur, pétrifié, interdit.

La pluie éteignit la flamme.

Alors, l’attaque vint. Féroce. Brutale. Terrifiante. Soudain, il sentit qu’il n’était plus seul. Une fraction de seconde plus tard, quelque chose de souple et de froid s’abattait sur sa tête. Paniqué, il rua et se débattit comme un beau diable mais son agresseur tint bon. Il sentit la chose froide se coller à son nez et à sa bouche. Son cerveau affolé hurla silencieusement : sac plastique ! L’homme lui donna ensuite un coup terrible derrière les genoux et Servaz plia les jambes malgré lui sous l’effet de la douleur. Il se retrouva à terre, le visage dans la boue, tout le poids de l’homme sur lui. Le sac l’asphyxiait. Il sentait le contact mou et gluant de la boue à travers le plastique. Son assaillant lui appuyait la tête dans le sol tout en serrant le sac autour de son cou et en bloquant ses bras avec les genoux. Servaz se souvint en suffoquant de la boue dans les cheveux de Grimm et une peur glacée, incontrôlable, l’inonda. Il agita frénétiquement les jambes et le torse pour essayer de déséquilibrer l’homme sur son dos. En vain. Celui-ci ne relâchait pas sa prise. Avec un bruit atroce et crissant de va-et-vient, le plastique du sac se décollait de son visage à chaque expiration pour adhérer de nouveau à ses narines, à sa bouche et à ses dents dès qu’il inspirait. Coupant presque totalement sa respiration. Lui instillant un horrible sentiment de suffocation et de panique. Manquant cruellement d’air, la tête enfermée dans cette prison de plastique, il avait l’impression que son cœur allait cesser de battre d’un instant à l’autre. Puis, tout à coup, il fut violemment tiré en arrière et une corde se referma sur sa gorge, emprisonnant par la même occasion le sac plastique. Une douleur terrible lui traversa le cou tandis qu’on le traînait sur le sol.

Ses pieds s’agitaient dans tous les sens, ses semelles dérapaient dans la boue pour tenter de diminuer l’horrible pression sur son cou. Ses fesses s’élevaient, retombaient et glissaient sur le sol flasque et ses mains tentaient en vain d’agripper la corde et de dénouer l’étreinte mortelle. Il ignorait où son arme était tombée. Il fut ainsi traîné sur plusieurs mètres, disloqué, pantelant, asphyxié, comme un animal qu’on mène à l’abattoir.

Dans moins de deux minutes, il serait mort.

Déjà, l’air lui manquait.

Sa bouche s’ouvrait convulsivement mais le plastique l’obstruait à chaque inspiration.

À l’intérieur du sac, l’oxygène se raréfiait, remplacé par le gaz carbonique qu’il rejetait.

Il allait subir le même sort que Grimm !

Le même sort que Perrault !

Le même sort qu’Alice !

Pendu !

Il était au bord de la perte de connaissance quand, tout à coup, l’air entra de nouveau dans ses poumons comme si on avait ouvert une vanne. Un air pur, non vicié. Il sentit aussi la pluie ruisseler sur son visage. Il aspira l’air et la pluie à grandes goulées rauques et salvatrices qui firent le bruit d’un soufflet dans ses poumons.

— Respirez ! Respirez !

La voix du Dr Xavier. Il tourna la tête, mit une seconde à accommoder et vit le psychiatre penché sur lui, le soutenant. Le psy avait l’air aussi terrifié que lui.

Où… où est-il ?

— Il a filé. J’ai même pas eu le temps de le voir. Taisez-vous et respirez !

Soudain, un bruit de moteur s’éleva et Servaz comprit.

La Volvo !

— Merde, trouva-t-il la force de dire.


Servaz était assis contre un arbre. Il laissait la pluie rincer son visage et ses cheveux. Accroupi à côté de lui, le psychiatre semblait tout aussi indifférent à la pluie qui trempait son costume et à la boue sur ses chaussures cirées.

— Je descendais à Saint-Martin quand j’ai vu votre voiture. J’étais curieux de savoir ce que vous faisiez là-dedans. Alors, j’ai décidé de venir jeter un coup d’œil.

Le psy lui décocha un regard pénétrant et un demi-sourire.

— Je suis comme les autres : cette enquête, ces meurtres… Tout ça est terrifiant, mais aussi très intrigant. Bref, je vous ai cherché et, tout à coup, je vous ai vu là, allongé sur le sol, avec ce sac sur la tête et cette… corde ! Le type a dû entendre ma voiture et il s’est tiré vite fait. Il n’avait sûrement pas prévu qu’il serait dérangé.

— Un pi… piège, bégaya Servaz en se frottant le cou. Il m’a ten… tendu un piège.

Il tira sur sa cigarette humide, qui grésilla. Tout son corps était agité de tremblements. Le psy écarta délicatement le col de sa veste.

— Laissez-moi voir ça… C’est plutôt moche… Je vais vous conduire à l’hôpital. Il faut soigner ça tout de suite. Et faire une radio des cervicales et du larynx.

— Merci d’être pa… passé par là…


— Bonjour, dit M. Monde.

— Bonjour, répondit Diane. Je viens voir Julian.

M. Monde l’examina, une moue sur les lèvres, ses mains comme des battoirs sur la ceinture de sa combinaison. Diane soutint le regard du colosse sans ciller. Elle s’efforçait de conserver son sang-froid.

— Le Dr Xavier n’est pas avec vous ?

— Non.

Une ombre passa sur le visage du colosse. De nouveau, elle le regarda dans les yeux. M. Monde haussa les épaules et lui tourna le dos.

Elle le suivit le cœur battant.

— De la visite, lança le grand garde après avoir ouvert la porte de la cellule.

Diane s’avança. Ses yeux rencontrèrent ceux étonnés d’Hirtmann.

— Bonjour Julian.

Le Suisse ne répondit pas. Il semblait dans un mauvais jour. Sa bonne humeur de la dernière fois s’était envolée. Diane dut faire appel à toute sa volonté pour ne pas tourner les talons et ressortir avant qu’il ne soit trop tard.

— Je ne savais pas que j’avais de la visite aujourd’hui, dit-il finalement.

— Je ne le savais pas non plus, répliqua-t-elle. Du moins jusqu’à il y a cinq minutes.

Cette fois, il parut sincèrement décontenancé et elle en éprouva presque de la satisfaction. Elle s’assit à la petite table et étala ses papiers devant elle. Elle attendit qu’il vienne s’asseoir sur la chaise, de l’autre côté de la table, mais il n’en fit rien, se contentant d’aller et venir près de la fenêtre comme un fauve en cage.

— Comme nous allons être amenés à nous rencontrer régulièrement, commença-t-elle, j’aimerais préciser un certain nombre de choses, histoire de fixer un cadre à nos échanges et d’avoir une idée de la façon dont les choses se passent dans cet établissement…

Il s’arrêta pour lui lancer un long regard suspicieux, puis il reprit ses allers-retours sans un mot.

— Cela ne vous ennuie pas ?

Pas de réponse.

— Eh bien… pour commencer… vous recevez beaucoup de visites, Julian ?

De nouveau, il s’arrêta pour la fixer avant de reprendre nerveusement ses allers-retours, les mains nouées dans le dos.

— Des visites en dehors de l’Institut ?

Pas de réponse.

— Et ici, qui vous rend visite : le Dr Xavier ? Élisabeth Ferney ? Qui d’autre ?

Pas de réponse.

— Vous arrive-t-il de parler avec eux de ce qui se passe à l’extérieur ?

— Le Dr Xavier a-t-il autorisé cette visite ? demanda-t-il soudain en s’arrêtant pour se planter devant elle.

Diane s’efforça de lever les yeux. Lui debout et elle assise, il la dominait de toute sa hauteur.

— Eh bien, je…

— Je parie que non. Que venez-vous faire ici, docteur Berg ?

— Euh… je viens de vous le dire, je…

— Tssst-tssst. C’est incroyable comme vous les psys vous pouvez manquer de psychologie parfois ! Je suis quelqu’un de bien élevé, docteur Berg, mais je n’aime pas qu’on me prenne pour un imbécile, ajouta-t-il d’une voix tranchante.

— Êtes-vous au courant de ce qui se passe à l’extérieur ? demanda-t-elle, abandonnant le ton professionnel de la psy.

Il baissa les yeux vers elle, parut réfléchir. Puis il se décida à s’asseoir, penché en avant, avant-bras sur la table, doigts croisés.

— Vous voulez parler de ces meurtres ? Oui, je lis les journaux.

— Donc, toutes les informations dont vous disposez sont celles qui figurent dans les journaux, c’est bien ça ?

— Où voulez-vous en venir ? Qu’est-ce qui se passe au-dehors qui vous a mise dans cet état ?

— Quel état ?

— Vous avez l’air… effrayée. Mais pas seulement. Vous avez l’air de quelqu’un qui cherche quelque chose… ou même… d’un petit animal, un petit animal fouisseur ; c’est la tête que vous avez en ce moment : une tête de sale petit rat… Si vous pouviez voir votre regard ! Bon sang, docteur Berg, qu’est-ce qui vous arrive ? Vous ne supportez pas cet endroit, c’est ça ? Vous n’avez pas peur de perturber la bonne marche de cet établissement avec toutes vos questions ?

— On croirait entendre le Dr Xavier, persifla-t-elle.

Il sourit.

— Ah non, s’il vous plaît ! Écoutez, la première fois que vous êtes entrée ici, j’ai tout de suite senti que vous n’étiez pas à votre place. Cet endroit… Vous pensiez trouver quoi, en venant ici ? Des génies du mal ? Il n’y a que de malheureux psychotiques, des schizophrènes, des paranoïaques, des pauvres types et des malades, ici, docteur Berg. Et je me permets de m’inclure dans le lot. La seule différence avec ceux qu’on trouve ailleurs, c’est la violence… Et croyez-moi, il n’y a pas que parmi les patients…

Il écarta les mains.

— Oh, je sais que le Dr Xavier a une vision… disons romantique des choses… Qu’il nous voit comme des êtres malfaisants, des émanations de la Némésis et autres conneries. Qu’il se croit investi d’une mission. Pour lui, cet endroit est un peu comme le Saint-Graal des psychiatres. Foutaises !

Tandis qu’il parlait, son regard se fit plus sombre, plus dur — et elle ne put s’empêcher de reculer sur sa chaise.

— Ici comme ailleurs, tout n’est que crasse, médiocrité, mauvais traitements et drogues à hautes doses. La psychiatrie est la plus grande escroquerie du XXe siècle. Regardez les médicaments qu’ils utilisent : ils ne savent même pas pourquoi ça fonctionne ! La plupart ont été découverts par hasard dans d’autres disciplines !

Elle le fixait intensément.

— Parlez-moi de vos informations, dit-elle. Elles viennent toutes des journaux ?

Vous n’écoutez pas ce que je vous dis.

Il avait prononcé cette phrase d’une voix forte, cassante, autoritaire. Elle sursauta. Elle sentit qu’elle allait le perdre. Elle avait commis un impair, loupé quelque chose. Il allait se refermer…

— Si, je vous écoute, je…

— Vous n’écoutez pas ce que je vous dis.

— Pourquoi dites-vous ça ? Je…

Tout à coup, elle comprit.

— Qu’est-ce que vous avez voulu dire par : il n’y a pas que parmi les patients ?

Un sourire mince et féroce s’élargit sur sa face.

— Vous voyez, quand vous voulez.

— Ça veut dire quoi : « il n’y a pas que parmi les patients » ? De quoi parlez-vous ? De fous ? De pauvres types ? De criminels ? De meurtriers ? Il y en a dans le personnel, c’est ça ?

— J’aime bien causer avec vous, en fin de compte.

— De qui parlez-vous, Julian ? De qui s’agit-il ?

— Que savez-vous, Diane ? Qu’est-ce que vous avez découvert ?

— Si je vous le dis, qu’est-ce qui me garantit que vous n’allez pas le répéter ?

Il éclata d’un rire affreux, désagréable.

— Oh, allons, Diane ! On dirait un foutu dialogue de cinéma ! Qu’est-ce que vous croyez ? Que ça m’intéresse vraiment ? Regardez-moi : je ne sortirai jamais d’ici. Alors, il pourrait y avoir un tremblement de terre là-dehors que ça ne me ferait ni chaud ni froid, du moins tant qu’il ne fend pas ces murs en deux…

— Votre ADN, il a été trouvé là où on a tué ce cheval, dit-elle. Vous le saviez ?

Il l’observa un long moment.

— Et vous, comment le savez-vous ?

— Peu importe. Alors, vous le saviez ou pas ?

Il eut un petit rictus qui était peut-être un sourire.

— Je sais ce que vous cherchez, dit-il. Mais vous ne le trouverez pas ici. Et la réponse à votre question est : JE SAIS TOUT, DIANE. Tout ce qui se passe à l’extérieur comme à l’intérieur. Rassurez-vous : je ne dirai rien à personne de votre visite. Pas sûr que M. Monde en fasse autant, en revanche. Contrairement à moi, il n’est pas libre de ses mouvements. C’est ça le paradoxe. Et maintenant, allez-vous-en. L’infirmière chef devrait être là d’ici un quart d’heure. Allez-vous-en ! Fuyez cet endroit. Fuyez loin d’ici, Diane. Vous êtes en danger ici.


Assis à son bureau, Espérandieu réfléchissait. Une idée lui était venue après l’appel de Marissa. Il n’avait cessé de repenser à la somme évoquée le matin même au téléphone : 135 000 dollars. À quoi pouvait-elle bien correspondre ? À première vue, ces 135 000 dollars n’avaient rien à voir avec leur enquête. À première vue… Et puis, il avait eu cette idée.

Une idée si farfelue qu’au début il la repoussa.

Mais elle avait tenu bon. Elle s’obstinait. Qu’est-ce qu’il lui en coûtait de vérifier ? À 11 heures, il s’était décidé et il avait cherché une information sur son ordinateur. Puis il avait décroché son téléphone. La première personne qu’il avait eue au bout du fil s’était d’abord montrée très réticente à lui fournir une réponse claire. On ne discutait pas de ces questions au téléphone, même avec un flic. Lorsqu’il cita le chiffre de 135 000 dollars, il reçut cependant confirmation que c’étaient à peu près les tarifs qu’ils pratiquaient pour la distance considérée.

Espérandieu sentit son excitation croître asymptotiquement.

Il passa une demi-douzaine de coups de fil au cours de la demi-heure suivante. Les premiers ne donnèrent rien. Chaque fois, il obtenait la même réponse : non, il n’y avait rien eu de tel à la date indiquée. De nouveau, son idée lui parut ridicule. Ces 135 000 dollars pouvaient correspondre à un tas de choses. Et puis il venait de passer un dernier coup de fil et là : bingo ! Il écouta la réponse de son interlocuteur avec, de nouveau, un mélange d’incrédulité et d’excitation croissante. Et s’il avait mis dans le mille ? Était-ce possible ? Une petite voix essayait de tempérer son enthousiasme : il pouvait s’agir, bien sûr, d’une coïncidence. Mais il n’y croyait pas. Pas à cette date-là, précisément. Quand il raccrocha, il n’en revenait toujours pas. Incroyable ! En quelques coups de fil, il venait de faire faire à l’enquête un prodigieux bond en avant.

Il regarda sa montre : 16 h 50. Il songea à en parler à Martin puis il changea d’avis : il lui fallait une confirmation définitive. Il saisit son téléphone et composa fébrilement un nouveau numéro. Cette fois, il tenait une piste.


— Comment tu te sens ?

— Pas terrible.

Ziegler le fixait. Elle avait l’air presque aussi bouleversée que lui. Des infirmières entraient et sortaient de la chambre. Un médecin l’avait examiné et on lui avait fait passer plusieurs radios avant de le ramener dans sa chambre sur une civière roulante bien qu’il fût parfaitement en état de marcher.

Xavier attendait dans le couloir de l’hôpital, assis sur une chaise, que Ziegler prenne sa déposition. Il y avait aussi un gendarme devant sa porte. Laquelle s’ouvrit soudain en grand.

— Qu’est-ce qui s’est passé, bon Dieu ? lança Cathy d’Humières en entrant dans la chambre d’un pas vif et en s’approchant du lit.

Servaz essaya de la faire aussi brève que possible.

— Et vous n’avez pas vu son visage ?

— Non.

— Vous en êtes certain ?

— Tout ce que je peux dire, c’est qu’il est costaud. Et qu’il sait s’y prendre pour immobiliser quelqu’un.

Cathy d’Humières lui lança un long regard sombre.

— Là, ça ne peut plus durer, dit-elle. (Elle se tourna vers Ziegler.) Vous me suspendez toutes les missions non urgentes et vous me collez tout le personnel disponible sur cette affaire. On en est où pour Chaperon ?

— L’ex-femme de Chaperon n’a aucune idée de l’endroit où il se trouve, répondit Ziegler.

Servaz se souvint que la gendarme devait se rendre à Bordeaux pour rencontrer l’ex du maire.

— À quoi elle ressemble ? demanda-t-il.

— Le genre bourge. Snob, bronzée aux UV et trop maquillée.

Il ne put s’empêcher de sourire.

— Tu l’as interrogée sur son ex ?

— Oui. C’est intéressant : dès que j’ai abordé le sujet, elle s’est fermée comme une huître. Elle n’a émis que des banalités : l’alpinisme, la politique et les amis qui accaparaient son mari, leur divorce par consentement mutuel, leurs vies qui avaient fini par prendre des chemins divergents, etc. Mais j’ai senti qu’elle passait le principal sous silence.

Servaz repensa soudain à la maison de Chaperon : ils faisaient chambre à part… Comme Grimm et son épouse… Pourquoi ? Leurs épouses avaient-elles découvert leur terrible secret ? Servaz eut tout à coup la conviction que, d’une manière ou d’une autre, c’est ce qui s’était passé. Peut-être, sans doute même, n’avaient-elles fait que soupçonner une partie de la vérité. Mais le mépris de la veuve Grimm pour son mari et sa tentative de suicide, la répugnance de l’ex-Mme Chaperon à évoquer sa vie privée avaient une source commune : ces femmes connaissaient la profonde perversion et la noirceur de leurs époux, même si elles ignoraient sans doute l’étendue de leurs crimes.

— Tu lui as parlé de ce qu’on a trouvé dans la maison ? demanda-t-il à Ziegler.

— Non.

— Fais-le. Il n’y a plus une minute à perdre. Appelle-la et dis-lui que si elle cache quelque chose et que son ex est retrouvé mort, elle sera la première suspectée.

— D’accord. J’ai trouvé autre chose d’intéressant, ajouta-t-elle.

Servaz attendit.

— Dans sa jeunesse, l’infirmière chef de l’Institut, Élisabeth Ferney, a eu maille à partir avec la justice. Des problèmes de délinquance, des infractions et des délits. Vols de scooters, insultes à agent, drogue, coups et blessures, racket… Elle a quand même été plusieurs fois en correctionnelle, à l’époque.

— Et elle est entrée à l’Institut malgré ça ?

— C’était il y a longtemps. Elle est rentrée dans le rang, elle a suivi une formation. Elle a ensuite travaillé dans plusieurs hôpitaux psychiatriques avant que Wargnier, le prédécesseur de Xavier, ne la prenne sous son aile. Tout le monde a droit à une seconde chance.

— Intéressant.

— Et puis, Lisa Ferney est aussi une assidue d’un club de musculation de Saint-Lary, à vingt kilomètres d’ici. Et elle est inscrite dans un club de tir.

L’attention de Servaz et de d’Humières s’accrut subitement. Une pensée frappa Servaz : sa première intuition à l’Institut était peut-être la bonne. Lisa Ferney avait le profil… Ceux qui avaient accroché le cheval là-haut étaient très costauds. Et l’infirmière chef l’était plus que certains hommes.

— Continue à creuser, dit-il. Tu tiens peut-être quelque chose.

— Ah oui, j’oubliais : les cassettes…

— Oui ?

— C’étaient juste des chants d’oiseaux.

— Ah.

— Bon, je file à la mairie voir s’il existe une liste des enfants passés par la colonie, conclut-elle.

— Messieurs dames, j’aimerais que vous laissiez le commandant se reposer, lança une voix puissante depuis la porte.

Ils se retournèrent. Un médecin en blouse blanche d’une trentaine d’années venait de faire son entrée. Il avait le teint mat, d’épais sourcils noirs qui se rejoignaient presque à la racine d’un nez charnu et Servaz lut sur sa blouse : « Dr Saadeh ». Il s’approcha d’eux en souriant. Mais son regard ne souriait pas, et ses gros sourcils étaient froncés en un air volontairement intransigeant qui leur signifiait qu’en ces lieux juges et gendarmes devaient s’incliner devant une autorité supérieure : celle du corps médical. Servaz, de son côté, avait déjà commencé à repousser les draps.

— Pas question que je reste ici, dit-il.

— Pas question que je vous laisse partir comme ça, rétorqua le Dr Saadeh en posant une main amicale mais ferme sur son épaule. Nous n’avons pas fini de vous examiner.

— Alors, faites vite, dit Servaz, résigné, en se rejetant contre les oreillers.

Mais dès qu’ils furent tous sortis, il ferma les yeux et s’endormit.


Au même moment, un officier de police décrochait son téléphone dans l’immeuble forteresse du secrétariat général d’Interpol, 200 quai Charles-de-Gaulle, à Lyon. L’homme se tenait au beau milieu d’un vaste open space plein d’ordinateurs, de téléphones, d’imprimantes et de machines à café, avec vue panoramique sur le Rhône. Il y avait aussi un grand sapin décoré dont la cime couronnée d’une étoile émergeait au milieu des cloisons.

Il fronça les sourcils en reconnaissant la voix de son interlocuteur.

— Vincent ? C’est toi ? Ça fait combien de temps, mon vieux ? Qu’est-ce que tu deviens ?

Deuxième organisation par le nombre de ses membres après l’ONU, Interpol regroupe 187 pays. Ses services centraux ne constituent cependant pas une police à proprement parler — plutôt un service de renseignement consulté par les polices des pays membres pour son expertise et ses bases de données — dont un fichier de 178 000 malfaiteurs et 4 500 fugitifs. Un service qui émet chaque année plusieurs milliers de mandats d’arrêt internationaux : les fameuses « notices rouges ». L’homme qui venait de décrocher son téléphone s’appelait Luc Damblin. Comme Marissa, Espérandieu avait connu Damblin à l’école de police. Les deux hommes échangèrent quelques propos polis puis Espérandieu entra dans le vif du sujet.

— J’ai besoin d’un service.

Damblin posa machinalement les yeux sur les portraits affichés devant lui sur la cloison, au-dessus de la photocopieuse : mafieux russes, proxénètes albanais, gros bonnets de la drogue mexicains et colombiens, braqueurs de bijouteries serbes et croates ou encore pédophiles internationaux sévissant dans les pays pauvres. Quelqu’un leur avait ajouté des bonnets rouges et des barbes blanches de père Noël. Ça ne les rendait pas sympathiques pour autant. Il écouta patiemment les explications de son collègue.

— On peut dire que tu as de la chance, répondit-il. Il y a un type au FBI de Washington qui me doit un renvoi d’ascenseur. Suite à un sérieux coup de pouce que je lui ai donné dans une de ses enquêtes. Je vais l’appeler et voir ce qu’on peut faire. Mais pourquoi tu as besoin de cette information ?

— Une enquête en cours.

— En rapport avec les États-Unis ?

— Je t’expliquerai. Je t’envoie la photo, dit Espérandieu.

L’homme d’Interpol consulta sa montre.

— Ça peut prendre un peu de temps. Mon contact est assez occupé. Il te faut l’information pour quand ?

— C’est assez urgent, désolé.

— C’est toujours urgent, répondit Damblin du tac au tac. Ne t’en fais pas : je mets ta demande sur le dessus de la pile. En souvenir du passé. Et puis, c’est bientôt Noël : ce sera mon cadeau.


Il se réveilla deux heures plus tard. Servaz mit une seconde à reconnaître le lit d’hôpital, la chambre blanche, la grande fenêtre avec les stores bleus. Quand il eut compris où il se trouvait, il chercha des yeux ses affaires, les découvrit en vrac dans un sac plastique transparent posé sur une chaise, sauta du lit et entreprit de se rhabiller le plus rapidement possible. Trois minutes plus tard, il émergeait à l’air libre et sortait son téléphone.

— Allô ?

— C’est Martin. L’auberge est ouverte, ce soir ?

À l’autre bout du fil, le vieil homme rit.

— Tu as bien fait d’appeler. J’allais me préparer à dîner.

— J’aurai aussi quelques questions à te poser.

— Et moi qui croyais que tu m’appelais uniquement pour ma cuisine. Quelle déception ! Tu as trouvé quelque chose ?

— Je t’expliquerai.

— Très bien, à tout à l’heure.


La nuit était tombée mais la rue devant le lycée était bien éclairée. Assis dans la voiture banalisée garée dix mètres plus loin, Espérandieu vit Margot Servaz émerger de l’établissement. Il faillit ne pas la reconnaître : les cheveux noirs avaient disparu au profit d’un blond Scandinave. Elle avait deux petites couettes sur les côtés qui lui donnaient l’air d’une caricature de Mädchen. Et un curieux bonnet sur la tête.

Lorsqu’elle se retourna, il vit aussi, même à cette distance, qu’elle avait un nouveau tatouage sur la nuque, entre les couettes. Un énorme tatouage polychrome. Vincent pensa à sa fille. Comment réagirait-il si Mégan se livrait plus tard à ce genre de modifications corporelles ? S’assurant que l’appareil photo était bien en place sur le siège passager, il mit le contact. Comme la veille, Margot papota un moment sur le trottoir avec ses petits camarades et se roula une cigarette. Puis le chevalier servant au scooter refit son apparition.

Espérandieu soupira. Au moins, cette fois, s’il les perdait de vue, il saurait où les retrouver. Il n’aurait pas à effectuer les mêmes manœuvres hasardeuses que la veille. Il déboîta et se lança à leurs trousses. Sur le scooter, le pilote se livrait à ses acrobaties habituelles. Dans son iPhone, les Gutter Twins chantaient : « Oh Père, je ne peux pas croire que tu t’en vas. » Au feu suivant, Espérandieu ralentit et s’immobilisa. La voiture qui le précédait était à l’arrêt, le scooter se trouvait quatre voitures plus loin. Espérandieu savait déjà qu’ils allaient continuer tout droit au carrefour ; il se détendit.

La voix rauque dans ses écouteurs déclarait : « My mother, she don’t know me / And my father, he can’t own me » quand, au feu vert, le scooter vira brusquement à droite en pétaradant. Espérandieu s’agita. Qu’est-ce qui leur prend, bordel ? Ce n’était pas le chemin de la maison, ça. Devant lui, le bouchon créé par le feu s’écoulait avec une lenteur exaspérante. Espérandieu devint nerveux. Le feu passa à l’orange, puis au rouge. Il le grilla. Juste à temps pour apercevoir le scooter qui obliquait à gauche au feu suivant, deux cents mètres plus loin. Putain de merde ! Où filaient-ils comme ça ? Il franchit le carrefour suivant à l’orange et entreprit de réduire sérieusement la distance.

Ils se dirigent vers le centre.

Il était pratiquement installé dans leur sillage, à présent. La circulation était devenue beaucoup plus dense, il pleuvait et les phares des voitures giclaient sur l’asphalte mouillé. Dans ces conditions, c’était beaucoup moins évident de suivre la silhouette zigzagante. Il attrapa fissa son iPhone et brancha l’application « infos trafic » puis zooma sur le prochain bouchon en écartant le pouce et l’index au contact de l’écran tactile. Seize minutes plus tard, le scooter larguait sa passagère rue d’Alsace-Lorraine et repartait aussitôt. Espérandieu se gara sur un emplacement interdit, rabattit le pare-soleil marqué « POLICE » et descendit. Son instinct lui disait que, cette fois, quelque chose se passait. Il se souvint qu’il avait laissé son appareil photo sur le siège passager, jura, retourna le récupérer et courut ensuite pour rattraper sa cible.

No panic : Margot Servaz marchait tranquillement devant lui dans la foule. Tout en trottinant, il alluma son appareil et vérifia qu’il fonctionnait.

Elle tourna place Esquirol. Les vitrines illuminées et les guirlandes réveillaient les arbres et les vieilles façades. À quelques jours de Noël, il y avait foule. Cela lui convenait parfaitement : il ne risquait pas d’être repéré. Soudain, il la vit s’arrêter net, regarder autour d’elle puis pivoter et entrer dans la brasserie du Père Léon. Espérandieu sentit tous ses signaux d’alarme s’allumer : ce n’était pas le comportement de quelqu’un qui n’a rien à cacher, ça. Il pressa le pas et marcha jusqu’à la hauteur du troquet dans lequel elle avait disparu. Il se trouvait devant un dilemme : il avait déjà croisé Margot une demi-douzaine de fois. Comment réagirait-elle si elle le voyait entrer juste derrière elle ?

Il regarda par la fenêtre au moment précis où elle se laissait tomber sur une chaise après avoir déposé un baiser sur les lèvres de son vis-à-vis, de l’autre côté de la table. Elle semblait radieuse. Espérandieu la vit rire joyeusement aux propos de celui qui lui faisait face.

Après quoi, il déplaça son regard vers celui-ci. Oh, merde !


En cette froide soirée de décembre, il contempla le semis d’étoiles au-dessus des montagnes et les lumières du moulin se reflétant dans l’eau, annonciatrices de la douce chaleur qui régnait à l’intérieur. Un vent piquant lui cinglait les joues, la pluie tournait de nouveau à la neige. Quand la porte du moulin s’ouvrit sur son propriétaire, Servaz vit le visage de celui-ci se figer.

— Bon Dieu ! Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

Pour s’être regardé dans une glace à l’hôpital, Servaz savait qu’il avait une tête à faire peur. Pupilles noires dilatées et yeux rouges injectés dignes de Christopher Lee dans Dracula, cou bleu jusqu’aux oreilles, le pourtour des lèvres et des narines irrité par le frottement du sac plastique et une horrible cicatrice violacée là où la corde avait entaillé sa gorge. Ses yeux larmoyaient, à cause du froid ou de la tension nerveuse.

— Je suis en retard, dit-il d’une voix éraillée. Si tu permets, je vais commencer par entrer. Il fait froid ce soir.

Il tremblait encore de tous ses membres. À l’intérieur, Saint-Cyr le scruta avec inquiétude.

— Seigneur ! Viens par ici te réchauffer, dit le vieux juge en descendant les marches vers le grand séjour.

Comme la dernière fois, la table était dressée. Un feu clair pétillait dans la cheminée. Saint-Cyr tira une chaise pour que Servaz s’assoie. Il attrapa une bouteille et lui servit un verre.

— Bois. Et prends ton temps. Tu es sûr que ça va aller ?

Servaz fit signe que oui. Il but une gorgée. Le vin avait une robe rouge foncé, presque noire. Il était fort mais excellent. Du moins pour Servaz qui n’était pas un grand connaisseur.

— Somontano, dit Saint-Cyr. Je vais le chercher de l’autre côté des Pyrénées, dans le haut Aragon. Alors, qu’est-ce qui s’est passé ?

Servaz le lui dit. Son esprit ne cessait de revenir à la colonie et, chaque fois, une longue décharge d’adrénaline le traversait de part en part comme une arête de poisson qu’on enfoncerait dans la gorge d’un chat. Qui avait tenté de l’étrangler ? Il se repassait le film de la journée. Gaspard Ferrand ? Élisabeth Ferney ? Xavier ? Mais Xavier s’était porté à son secours. À moins que le psychiatre n’eût reculé au dernier moment devant le meurtre d’un flic ? L’instant d’avant, Servaz était terriblement malmené ; l’instant d’après, Xavier était là à côté de lui. Et s’il s’agissait de la même personne ? Mais non, puisqu’ils avaient entendu la Volvo démarrer ! Il résuma ensuite les événements de la journée et de la veille, la fuite précipitée de Chaperon, sa maison vide, la découverte de la cape et de la bague, la boîte de balles sur le bureau…

— Tu t’approches de la vérité, conclut Saint-Cyr d’un air soucieux. Tu es tout près. Mais ça, ajouta-t-il en regardant le cou de Servaz, ce qu’il t’a fait, c’est… c’est d’une violence inouïe — il ne recule plus devant rien désormais. Il est prêt à tuer des policiers s’il le faut.

— Il ou ils, dit Servaz.

Saint-Cyr lui lança un regard aigu.

— C’est inquiétant pour Chaperon.

— Tu n’as pas une idée de l’endroit où il peut se cacher ?

Le magistrat prit le temps de réfléchir.

— Non. Mais Chaperon est un fou de montagne et d’alpinisme. Il connaît tous les sentiers, tous les refuges, côté français comme côté espagnol. Tu devrais t’adresser à la gendarmerie de montagne.

Bien sûr. Pourquoi n’y avait-il pas pensé plus tôt ?

— J’ai préparé quelque chose de léger, dit Saint-Cyr. Comme tu voulais. Une truite avec une sauce aux amandes. C’est une recette espagnole. Tu m’en diras des nouvelles.

Il retourna en cuisine et revint avec deux assiettes fumantes. Servaz but encore une gorgée de vin puis s’attaqua à la truite. Son assiette dégageait un fumet succulent. La sauce était légère mais délicieusement parfumée, avec un goût d’amande, d’ail, de citron et de persil.

— Tu crois donc que quelqu’un est en train de venger ces ados ?

Servaz acquiesça en grimaçant. Sa gorge lui faisait mal à chaque bouchée. Très vite, il n’eut plus faim. Il repoussa l’assiette.

— Désolé, je ne peux pas, dit-il.

— Bien sûr, je vais te préparer un café.

Brutalement, Servaz repensa au cœur gravé dans l’écorce. Aux cinq noms à l’intérieur. Cinq des sept suicidés.

— Ainsi donc les rumeurs étaient fondées, dit Saint-Cyr en revenant avec une tasse. C’est incroyable que nous soyons passés à côté de ce journal. Et que nous n’ayons pas réussi par ailleurs à trouver le moindre indice pour confirmer cette hypothèse.

Servaz comprit. D’un côté, le juge était soulagé que la vérité éclate enfin ; de l’autre, il ressentait ce que ressent toute personne qui court après un objectif pendant des années et qui, tout à coup, au moment où elle s’est enfin résignée à ne jamais l’atteindre, voit quelqu’un d’autre le faire à sa place : la sensation d’être passé à côté de l’essentiel, d’avoir gaspillé son temps en pure perte.

— Ton intuition était la bonne, en fin de compte, fît valoir Servaz. Et, apparemment, les membres du quatuor ne quittaient jamais leur cape quand ils passaient à l’acte et ne montraient jamais leur visage à leurs victimes.

— Tout de même : qu’aucune de leurs victimes ne se soit jamais plainte !

— C’est souvent le cas dans ce genre d’affaires, tu le sais aussi bien que moi. La vérité est découverte bien des années plus tard, quand les victimes ont grandi, qu’elles ont pris de l’assurance et qu’elles n’ont plus autant peur de leurs bourreaux.

— Je suppose que tu as déjà examiné la liste des enfants passés par la colonie ? souleva Saint-Cyr.

— Quelle liste ?

Le juge lui jeta un regard étonné.

— Celle que j’ai établie de tous les enfants passés par la colonie, celle qui est dans le carton que je t’ai donné.

— Il n’y avait pas de liste dans le carton, répondit Servaz.

Saint-Cyr parut offusqué.

— Bien sûr que si ! Tu crois que je perds la boule ? Tous les documents y sont, j’en suis sûr. Y compris celui-là. À l’époque, j’ai cherché à établir une corrélation entre les suicidés et les enfants passés par la colonie, comme je te l’ai dit. Je me suis dit qu’il y avait peut-être eu d’autres suicides avant, qui étaient passés inaperçus parce que isolés, d’autres enfants de la colonie qui se seraient donné la mort. Cela aurait confirmé mon intuition que ces suicides avaient un lien avec les Isards. J’ai donc été à la mairie et j’ai obtenu la liste de tous les enfants passés par la colonie depuis sa création jusqu’aux événements. Cette liste est dans le carton.

Saint-Cyr n’aimait pas qu’on mette sa parole en doute. Ni ses facultés intellectuelles, remarqua Servaz. Et le bonhomme semblait sûr de lui.

— Désolé, mais on n’a rien trouvé dans le carton qui ressemble à cette liste.

Le juge le fixa et secoua la tête.

— Ce que tu as, ce sont des photocopies. J’étais méticuleux à l’époque. Pas comme maintenant. Je faisais des photocopies de toutes les pièces du dossier. Je suis sûr que la liste y était. (Il se leva.) Suis-moi.

Ils longèrent un couloir avec un beau dallage en pierre grise d’aspect ancien. Le juge poussa une porte basse, tourna un commutateur. Servaz découvrit un véritable chaos, un petit bureau poussiéreux dans un désordre indescriptible. Des bibliothèques, des chaises et des guéridons — tous recouverts de livres de droit rangés n’importe comment, de piles de dossiers et de chemises vomissant des amas de feuilles précairement maintenues ensemble. Il y en avait même sur le sol et dans les coins. Saint-Cyr fouilla dans une pile de trente centimètres de haut posée sur une chaise en grommelant. Sans succès. Puis dans une autre. Finalement, au bout de cinq minutes, il se redressa avec une liasse de feuilles agrafées qu’il tendit à Servaz d’un air triomphant.

— Et voilà.

Servaz consulta la liste. Des dizaines de noms sur deux colonnes et trois pages. Son regard glissa le long des colonnes sans qu’au début aucun nom ne l’arrête. Puis un nom familier apparut : Alice Ferrand… Il poursuivit sa lecture. Ludovic Asselin… Encore un suicidé. Il trouva le troisième un peu plus loin : Florian Vanloot… Il cherchait les noms des deux autres adolescents ayant séjourné à la colonie avant de se donner la mort lorsque ses yeux en rencontrèrent un, parfaitement inattendu celui-là…

Un nom qui n’aurait jamais dû se trouver là.

Un nom qui lui donna le vertige. Servaz tressaillit comme s’il venait de recevoir une décharge électrique. Sur le moment, il se crut victime d’une hallucination. Il ferma les yeux, les rouvrit. Mais le nom était toujours là, parmi ceux des autres enfants. Irène Ziegler.

Merde, ce n’est pas possible !

24

Il resta un long moment assis au volant de la Cherokee, le regard perdu à travers le pare-brise. Il ne voyait pas les flocons qui descendaient de plus en plus nombreux ni la couche de neige qui s’épaississait sur la route. Un cercle de lumière s’étalait sur la neige, sous un lampadaire ; les lumières du moulin s’éteignirent les unes après les autres — sauf une. Sans doute celle de la chambre. Servaz se dit que le vieux juge devait lire dans son lit. Il ne fermait pas ses volets. C’était inutile : un cambrioleur aurait dû nager à travers le courant puis grimper le long du mur pour atteindre les fenêtres. C’était au moins aussi efficace qu’un chien ou une alarme.

Irène Ziegler… Son nom était dans la liste… Il se demanda ce que cela signifiait. Il se revit après sa première visite chez Saint-Cyr, revenant à la gendarmerie, le carton sous le bras. Il la revit s’emparant d’autorité du carton et sortant une par une toutes les pièces de l’enquête sur les suicidés. Saint-Cyr était formel : la liste des enfants ayant séjourné à la colonie était dedans à ce moment-là. Et si le vieux était gâteux ? Il perdait peut-être la mémoire et ne voulait pas l’admettre. Il avait peut-être rangé la liste ailleurs. Mais il y avait une autre hypothèse, plus dérangeante celle-là. Celle selon laquelle Servaz ne l’avait jamais vue parce que Irène Ziegler l’avait subtilisée. Il se remémora le peu d’empressement qu’elle avait mis à se souvenir des suicidés quand il les avait évoqués pour la première fois, cette nuit-là, à la gendarmerie. Soudain, une autre image surgit : il était prisonnier des télécabines et il essayait de la joindre. Elle aurait dû arriver bien avant lui, elle était plus près, mais elle n’était pas là quand il était monté à bord de la cabine. Au téléphone, elle lui avait expliqué qu’elle avait eu un accident de moto, qu’elle était en route. Il ne l’avait revue qu’après : Perrault était mort à ce moment-là.

Il se rendit compte que ses jointures étaient blanches à force de serrer le volant. Il se frotta les paupières. Il était épuisé, à bout de nerfs, son corps n’était plus qu’un nœud de douleur et le doute se répandait dans son esprit tel un poison mortel. D’autres pensées surgirent : elle s’y connaissait en chevaux, elle pilotait sa voiture et son hélico comme un homme, elle connaissait la région comme sa poche. Il se remémora la façon dont, le matin même, elle avait élevé la voix pour se charger de la visite à la mairie. Elle savait déjà ce qu’elle allait y trouver. C’était la seule trace qui pouvait mener jusqu’à elle. Avait-elle aussi fouillé dans les papiers de Chaperon dans l’espoir de remonter jusqu’à lui ? Était-ce elle qui avait tenté de le tuer à la colonie ? qui tenait la corde et le sac ? Il n’arrivait pas à y croire.

La fatigue ralentissait ses pensées. Il ne parvenait plus à raisonner correctement. Que devait-il faire ? Il n’avait aucune preuve de la culpabilité de la jeune gendarme.

Il regarda l’horloge du tableau de bord, décrocha le téléphone et appela Espérandieu.

— Martin ? Qu’est-ce qui se passe ?

Servaz lui parla du juge à la retraite et de ses dossiers, puis il lui expliqua la découverte qu’il venait de faire. Il y eut un long silence au bout du fil.

— Tu crois que c’est elle ? dit finalement Espérandieu, sceptique.

— Elle n’était pas avec moi quand j’ai vu Perrault dans la cabine avec l’assassin. Celui qui portait une cagoule. Celui qui s’est planqué derrière Perrault quand on s’est croisés pour que je ne voie pas ses yeux. Elle aurait dû arriver la première, mais elle n’y était pas. Elle n’est arrivée sur les lieux que bien après. (Tout à coup, une autre pensée lui vint.) Elle est passée par la colonie et elle n’en a rien dit. Elle connaît les chevaux, elle connaît ces montagnes, elle est sportive et elle sait sans doute se servir d’une corde d’alpinisme…

— Bon sang ! s’exclama Espérandieu, ébranlé cette fois.

Il parlait à voix basse et Servaz se dit qu’il devait être au lit avec Charlène et que celle-ci devait dormir.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda-t-il.

Un silence. Il devina la stupeur d’Espérandieu, malgré la distance. Celui-ci n’était pas habitué à ce que son patron lui abandonne les rênes.

— Tu as une drôle de voix.

— Je suis épuisé. Je crois aussi que j’ai de la fièvre.

Il n’évoqua pas l’agression à la colonie ; il n’avait pas envie d’en parler maintenant.

— Tu es où, là ?

Servaz regarda une nouvelle fois la rue déserte.

— Devant chez Saint-Cyr.

Machinalement, il jeta un coup d’œil dans son rétroviseur. De ce côté aussi, la rue était déserte et sans vie. Les volets des dernières maisons, à une centaine de mètres, étaient clos. Seuls les flocons descendaient en silence et en nombre.

— Rentre à l’hôtel, dit Espérandieu. Ne fais rien pour l’instant. J’arrive.

— Quand ? Ce soir ?

— Oui, je m’habille et je pars. Et Ziegler, tu sais où elle est ?

— Chez elle, je suppose.

— Ou à la recherche de Chaperon. Tu pourrais peut-être l’appeler, histoire de vérifier.

— Pour lui dire quoi ?

— Je ne sais pas. Que tu ne te sens pas bien, que tu es malade. Tu es épuisé, tu l’as dit toi-même. Ça s’entend jusque dans ta voix. Dis-lui que tu resteras couché demain, que tu n’en peux plus. On va voir comment elle réagit.

Servaz sourit. Après ce qui s’était passé, elle n’aurait aucun mal à le croire.


— Martin ? Qu’est-ce qui se passe ?

Il tendit l’oreille. Le bruit d’un téléviseur en sourdine à l’arrière-plan. Ziegler était chez elle. Ou chez quelqu’un d’autre. Un appartement ? Une maison ? Il n’arrivait pas à visualiser l’endroit où elle vivait. En tout cas, elle n’était pas dehors, à rôder comme un loup affamé sur les traces du maire. Ou sur ses traces à lui… Il la revit avec sa combinaison de cuir, ses hautes bottes, sa machine puissante ; il la revit aux commandes de l’hélicoptère. Il fut tout à coup certain que c’était elle.

— Rien, dit-il. Je t’appelle pour te dire que je fais un break. Il faut que je dorme.

— Ça ne va pas mieux ?

— Je ne sais pas. Je n’arrive plus à avoir les idées claires. Je n’arrive plus à penser. Je suis épuisé et j’ai atrocement mal au cou. (Aucun mensonge n’était meilleur que celui qui contenait une part de vérité.) Tu crois que tu pourras continuer seule demain ? Il faut à tout prix retrouver Chaperon.

— D’accord, dit-elle après une hésitation. Tu n’es plus en état de continuer, de toute façon. Repose-toi. Je t’appelle dès que j’ai du nouveau. En attendant, je vais aller me coucher, moi aussi. Tu l’as dit : il faut garder les idées claires.

— Bonne nuit, Irène.

Il coupa la communication et composa le numéro de son adjoint.

— Espérandieu, dit Espérandieu.

— Elle est chez elle. En tout cas, il y avait une télé qui marchait.

— Mais elle ne dormait pas.

— Comme des tas de gens qui se couchent tard. Et toi, tu es où ?

— Sur l’autoroute. Je m’arrête pour prendre de l’essence et j’arrive. Jamais vu une campagne aussi noire. Je serai là dans cinquante minutes. Que dirais-tu d’aller planquer devant chez elle ?

Il hésita. En aurait-il la force ?

— Je ne sais même pas où elle habite.

— Tu plaisantes ?

— Non.

— On fait quoi alors ?

— J’appelle d’Humières, décida Servaz.

— À cette heure ?

Servaz reposa son portable sur le lit, passa dans la salle de bains et s’aspergea le visage à l’eau froide. Il aurait volontiers bu un café mais il ne fallait pas y compter. Puis il revint dans la chambre et il appela Cathy d’Humières.

— Martin ? Bon sang ! Vous savez l’heure qu’il est ? Vous devriez dormir dans l’état où vous êtes !

— Désolé, dit-il. Mais il y a urgence.

Il devina que la proc se redressait dans son lit.

— Une autre victime ?

— Non. Mais une grosse tuile. On a un nouveau suspect. Mais je ne peux en parler à personne pour l’instant. À part vous.

— Qui ? dit d’Humières, subitement réveillée.

— Le capitaine Ziegler.

Un long silence au bout du fil.

— Racontez-moi tout.

Il le fit. Il lui parla de la liste de Saint-Cyr, de l’absence d’Irène au moment de la mort de Perrault, de sa réticence à évoquer son enfance et de son séjour à la colonie, de ses mensonges par omission concernant sa vie personnelle.

— Ça ne prouve pas qu’elle est coupable, dit d’Humières.

Un point de vue de juriste, se dit-il. De son point de vue à lui, Irène Ziegler devenait la suspect n° 1. Il ne lui parla même pas de son instinct de flic.

— Mais vous avez raison, c’est troublant. Cette histoire de liste, ça ne me plaît pas du tout. Qu’attendez-vous de moi ? Je suppose que vous ne m’appelez pas à cette heure pour me dire quelque chose qui pouvait attendre demain.

— Nous avons besoin de son adresse. Je ne l’ai pas.

— Nous ?

— J’ai demandé à Espérandieu de me rejoindre.

— Vous avez l’intention de la surveiller ? Cette nuit ??

— Peut-être.

— Bon sang ! Martin ! Vous devriez dormir ! Vous vous êtes regardé dans une glace ?

— J’aime mieux pas.

— Je n’aime pas beaucoup ça. Soyez prudent. Si c’est elle, ça peut devenir dangereux. Elle a déjà tué deux hommes. Et elle manie les armes sans doute au moins aussi bien que vous.

Un doux euphémisme, se dit-il. Il était nul en tir. Quant à son adjoint, il le voyait mal en inspecteur Harry.

— Rappelez-moi dans cinq minutes, j’ai un ou deux coups de fil à passer, lui dit-elle. À tout de suite.

Espérandieu cogna à la porte quarante minutes plus tard. Servaz ouvrit. Son adjoint avait des flocons sur son anorak et dans ses cheveux.

— Tu as un verre d’eau et un café ? dit-il, un tube d’aspirine à la main. (Puis il leva les yeux et regarda son patron.) Putain de merde !


À peu près à l’heure où Servaz sortait de chez Saint-Cyr, Diane était encore à son bureau.

Elle se demandait ce qu’elle allait faire maintenant. Elle s’apprêtait à passer à l’action. Mais jusqu’à quel point en avait-elle envie ? La tentation était toujours là de faire comme si de rien n’était et d’oublier ce qu’elle avait découvert. En parler à Spitzner ? Au départ cela lui avait semblé la chose à faire, mais, après réflexion, elle n’en était plus aussi sûre. En vérité, elle ne voyait pas vers qui se tourner.

Elle était seule, livrée à elle-même. Elle regarda l’heure dans le coin de son écran.

23 h 15.

L’Institut était totalement silencieux, à part le vent qui soufflait en rafales contre la fenêtre. Elle avait fini d’alimenter le tableur Excel avec les données qu’elle avait recueillies au cours de ses entretiens du jour. Xavier avait quitté son bureau depuis longtemps. C’était le moment ou jamais… Elle sentit une boule dans son estomac. Que se passerait-il si quelqu’un la surprenait ? Mieux valait ne pas y penser.


— Je la vois.

Espérandieu lui passa les jumelles. Servaz les dirigea vers le petit immeuble de trois étages au bas de la pente. Irène Ziegler se tenait au milieu du salon, un téléphone cellulaire à l’oreille. Elle parlait volubilement. Elle était habillée comme quelqu’un qui va sortir — pas comme quelqu’un qui passe la soirée devant la télé avant d’aller se coucher.

— Elle n’a pas l’air de vouloir aller au lit, commenta Espérandieu en reprenant les jumelles.

Ils se tenaient sur une petite hauteur, à la lisière d’un parking pourvu d’une table d’orientation, à une vingtaine de kilomètres de Saint-Martin. Une haie entourait le parking. Ils s’étaient glissés dans l’espace ménagé entre deux arbustes. Un vent glacial agitait la haie. Servaz avait remonté le col de sa veste et Espérandieu s’abritait sous le capuchon de son anorak, qui commençait à blanchir. Servaz était parcouru de tremblements, et il claquait des dents. Il était minuit passé de quarante-deux minutes.

— Elle sort ! annonça Espérandieu en la voyant attraper un blouson de motard près de l’entrée.

L’instant d’après, elle avait claqué la porte de l’appartement. Il abaissa les jumelles vers l’entrée de l’immeuble. Ziegler apparut vingt secondes plus tard. Elle descendit les marches et se dirigea vers sa moto, malgré la neige.

— Merde ! C’est pas croyable !

Ils coururent vers la voiture. Les roues arrière chassèrent un peu quand ils prirent le virage en bas de la côte, au pied de l’immeuble. À temps pour voir la moto tourner à droite tout en haut de la rue qui remontait vers le centre du bourg. Lorsqu’ils arrivèrent à leur tour au carrefour, le feu était passé au rouge. Ils le grillèrent. Peu de chances de rencontrer quelqu’un à cette heure et par ce temps. Ils se retrouvèrent sur une longue avenue blanchie par la neige. Au loin, Ziegler roulait très lentement. Ce qui leur facilitait la tâche mais risquait aussi de les faire repérer, car ils étaient totalement seuls, elle et eux, sur la longue avenue blanche.

— Elle va nous loger si ça continue, dit Espérandieu en ralentissant.

Ils quittèrent la petite ville et roulèrent pendant une dizaine de minutes à allure réduite, traversant deux villages déserts et des prairies toutes blanches avec toujours, à droite et à gauche, les montagnes. Espérandieu l’avait laissée prendre le large, au point qu’ils n’apercevaient plus que le feu arrière de sa machine brillant aussi faiblement que le bout incandescent d’une cigarette à travers la nuit et les flocons.

— Où elle va comme ça ?

La même stupéfaction qui habitait son patron perçait dans sa voix. Servaz ne répondit pas.

— Tu crois qu’elle a trouvé Chaperon ?

À cette idée, Servaz se raidit. Il sentit la tension monter ; il était plein d’appréhension à l’idée de ce qui allait se passer. Tout confirmait qu’il avait vu juste : elle lui avait menti ; elle n’était pas allée se coucher mais elle sortait au beau milieu de la nuit, à l’insu de tous. Il ne cessait de revenir aux différentes étapes de l’enquête, à chaque détail qui la désignait.

— Elle a tourné à droite.

Servaz tendit son regard vers l’avant. Elle venait de quitter la route pour s’engager sur un parking éclairé, devant un bâtiment bas et rectangulaire qui ressemblait à un de ces innombrables entrepôts commerciaux qui bordent les nationales. À travers les flocons, ils virent un néon briller dans la nuit. Son trait lumineux dessinait un visage de femme de profil, fumant une cigarette et coiffée d’un chapeau melon. La fumée de la cigarette formait les mots « PINK BANANA ». Espérandieu ralentit encore. Ils virent Ziegler stopper sa machine et mettre pied à terre.

— C’est quoi ça ? demanda Servaz. Une boîte de nuit ?

— Un bar à touffes, répondit Espérandieu.

— Quoi ?

— Un dancing pour lesbiennes.

Ils s’engagèrent sur le parking en première, au moment où elle saluait le vigile qui portait une épaisse veste à col de fourrure sur son smoking. Elle passa entre deux palmiers en plastique et disparut à l’intérieur. Espérandieu roula tout doucement devant l’entrée de la discothèque. Il y avait d’autres bâtiments parallélépipédiques un peu plus loin. Comme des boîtes à chaussures géantes. Une zone commerciale. Il vira et se gara en marche arrière dans une flaque de ténèbres, loin des lampadaires et des néons, le capot tourné vers l’entrée de la discothèque.

— Tu voulais en savoir plus sur sa vie privée, te voilà servi, dit-il.

— Qu’est-ce qu’elle fait là-dedans ?

— À ton avis ?

— Je veux dire : elle traque Chaperon, elle sait que le temps presse et elle prend celui de venir ici ? À une heure du matin ?

— À moins qu’elle n’ait rendez-vous avec quelqu’un susceptible de la rencarder.

— Dans une boîte pour lesbiennes ?

Espérandieu haussa les épaules. Servaz regarda l’horloge du tableau de bord. 1 h 08.

— Ramène-moi là-bas, dit-il.

— Où ça ?

— Chez elle.

Il fouilla dans sa poche et en sortit un petit trousseau de passe-partout. Espérandieu fronça les sourcils.

— Holà, holà ! C’est pas une bonne idée, ça. Elle peut ressortir d’un instant à l’autre.

— Tu me laisses là-bas et tu reviens ici t’assurer qu’elle est toujours à l’intérieur. Je n’entrerai pas avant que tu m’aies donné le feu vert. Ton portable est chargé ?

Servaz sortit le sien. Pour une fois, il fonctionnait. Espérandieu fit de même en secouant la tête.

— Attends, attends. Tu as vu ta tronche ? Tu tiens à peine debout ! Si Ziegler est bien l’assassin, c’est quelqu’un d’extrêmement dangereux.

— Si tu la surveilles, j’ai largement le temps de décamper. On n’a plus le temps de finasser.

— Et si un voisin te voit et donne l’alerte ? Confiant va ruiner ta carrière ! Ce type te déteste.

— Personne n’en saura rien. Allons-y. On a assez perdu de temps.


Diane regarda autour d’elle. Personne. Le couloir était désert. Il n’y avait pas de caméras de surveillance dans cette partie de l’Institut à laquelle les patients n’avaient pas accès. Elle tourna la poignée : la porte n’était pas fermée. Elle consulta sa montre. Minuit douze. Elle entra. La pièce était baignée par le clair de lune qui traversait la fenêtre : le bureau de Xavier…

Elle referma la porte derrière elle. Tous les sens en éveil. Ses sens réagissaient avec une acuité inouïe — comme si la tension faisait d’elle un animal à l’ouïe et à la vision plus aiguisées. Son regard balaya le bureau vide à l’exception de la lampe, de l’ordinateur et du téléphone, la petite bibliothèque à droite, les classeurs métalliques à gauche, le frigo dans un coin et les plantes en pot sur le rebord de la fenêtre. La tempête faisait rage au-dehors et, par moments, sans doute quand des nuages passaient devant la lune, la lumière baissait à tel point qu’elle ne voyait plus rien à part le rectangle gris-bleu de la fenêtre puis la pièce s’éclairait à nouveau suffisamment pour qu’elle puisse distinguer chaque détail…

Sur le sol, dans un coin, une paire de petits haltères. Petits mais lourds, constata-t-elle en s’approchant. Chacun portait quatre disques noirs de deux kilos. Elle voulut ouvrir le premier tiroir mais il était fermé à clef. Zut. Le deuxième en revanche ne l’était pas. Elle hésita puis alluma la lampe sur le bureau. Elle fouilla parmi les chemises et les papiers du tiroir mais rien ne retint son attention. Le troisième tiroir était presque vide à l’exception de quelques feutres et stylos.

Elle se dirigea vers les classeurs métalliques. Ils étaient pleins de dossiers suspendus. Diane en retira quelques-uns et les ouvrit. Les dossiers du personnel… Elle constata qu’il n’y en avait pas au nom d’Élisabeth Ferney mais il y en avait un au nom d’Alexandre Barski. Comme il n’y avait pas d’autre Alexandre, elle en conclut qu’il s’agissait bien de l’infirmier. Elle le rapprocha de la lampe pour mieux lire.

Le CV d’Alex indiquait qu’il était né en Côte-d’Ivoire en 1980. Il était plus jeune qu’elle ne pensait. Célibataire. Il habitait dans une ville appelée Saint-Gaudens, Diane crut se souvenir d’avoir aperçu ce nom sur sa carte de la région. Employé à l’Institut depuis quatre ans. Auparavant, il avait travaillé à l’EPSM (Établissement public de santé mentale) d’Armentières. Pendant ses années d’études, il avait effectué de nombreux stages dont un dans un service de pédopsychiatrie et Diane se dit que c’était quelque chose dont ils pourraient parler à l’avenir. Elle avait envie de se rapprocher d’Alex — et peut-être de s’en faire un ami ici. Bien noté. Au fil des ans, Wargnier puis Xavier avaient inscrit des appréciations telles que : « à l’écoute », « compétent », « fait preuve d’initiative », « esprit d’équipe », « bons rapports avec les patients »…

Bon, tu n’as pas toute la nuit

Elle referma le dossier et le remit à sa place. Avec un petit pincement au cœur, elle chercha le sien. « Diane Berg ». Elle l’ouvrit. À l’intérieur, son CV et des impressions des courriers électroniques qu’elle avait échangés avec le Dr Wargnier. Elle sentit son estomac se nouer en découvrant une annotation de la main de Xavier en bas de page « Sujet à problèmes ? » Les autres dossiers suspendus de la rangée ne lui apprirent rien de plus. Elle ouvrit brièvement les autres tiroirs. Des dossiers de patients. De la paperasse administrative… Le fait qu’il n’y en eût aucun au nom de Lisa Ferney confirmait ce que Diane soupçonnait : c’était peut-être bien elle la véritable détentrice du pouvoir en ces lieux. Ni Wargnier ni Xavier n’avaient osé faire un dossier sur l’infirmière chef.

Son regard se posa ensuite sur la bibliothèque, de l’autre côté de la pièce. Puis de nouveau sur le bureau et l’ordinateur. Diane hésita. Elle s’assit finalement dans le fauteuil de Xavier. Une odeur tenace de savon et d’eau de toilette un peu trop boisée et épicée imprégnait le cuir du dossier. Elle tendit l’oreille, puis elle appuya sur le bouton « Marche » de l’ordinateur. Dans les entrailles de l’appareil, quelque chose s’ébroua et vagit comme un nourrisson qui s’éveille.

Le fond d’écran s’afficha — un banal paysage d’automne — et des icônes apparurent les unes après les autres.

Diane passa en revue les icônes mais là non plus rien ne retint son attention. Elle ouvrit la messagerie. Rien à signaler. Le dernier mail datait du matin, il était adressé à tout le personnel et intitulé : « Calendrier réunions fonctionnelles équipes thérapeutiques ». Il y avait 550 messages dans la boîte de réception dont douze non lus et Diane n’avait pas le temps de les ouvrir tous mais elle jeta un rapide coup d’œil aux quarante derniers sans trouver quoi que ce soit d’anormal.

Elle examina ensuite les mails envoyés. RAS.

Elle referma la messagerie et chercha la liste des favoris. Plusieurs sites attirèrent son attention parmi lesquels un site de rencontres pour célibataires, un autre intitulé « la séduction par un psychologue-sexologue », un troisième d’images pornographiques « ultimes » et un quatrième qui annonçait « douleurs thoraciques et détresses cardio-circulatoires ». Elle se demanda si Xavier avait des problèmes cardiaques ou s’il était tout simplement hypocondriaque puis elle passa à autre chose. Au bout de dix-sept minutes, elle éteignit l’ordinateur, déçue.

Son regard tomba sur le premier tiroir, celui qui était fermé à clef.

Elle se demanda si Xavier ne conservait pas un disque dur externe ou une clef USB à l’intérieur. À part les sites porno, son ordinateur était un peu trop clean pour quelqu’un qui a quelque chose à cacher.

Elle regarda autour d’elle, attrapa un trombone, le déplia et le glissa dans la petite serrure en tentant de faire comme elle avait vu dans les films.

Sa tentative était évidemment vouée à l’échec et, quand le trombone se brisa et qu’un bout resta coincé à l’intérieur, elle jura tout doucement. Elle saisit un coupe-papier et parvint difficilement à extraire le bout de métal après plusieurs minutes d’efforts. Après ça, elle passa mentalement toutes les possibilités en revue et, tout à coup, une idée lui vint. Elle fit pivoter le fauteuil vers la fenêtre et se leva. Souleva les pots de fleurs un par un. Rien. Puis elle plongea à tout hasard ses doigts dans le terreau.

Au troisième pot, ses doigts rencontrèrent quelque chose. De la toile avec quelque chose de dur à l’intérieur… Elle tira et un petit sachet apparut. La clef se trouvait à l’intérieur. Son pouls s’accéléra. Elle fut cependant déçue en ouvrant le tiroir. Pas de disque dur ni de clef USB. Mais une pile de papiers concernant l’Institut. Des rapports, des courriers échangés avec des collègues — rien de confidentiel. Pourquoi Xavier avait-il fermé le tiroir à clef dans ce cas ? Pourquoi ne pas l’avoir laissé ouvert comme les autres ? En écartant les feuilles, elle remarqua une chemise cartonnée moins épaisse que le reste des dossiers. Diane la sortit du tiroir et la posa sur le sous-main, dans le halo de la lampe. Il y avait à peine quelques feuillets à l’intérieur, parmi lesquels une liste de noms sur plusieurs colonnes. Diane remarqua qu’elle portait le cachet de la mairie de Saint-Martin et qu’il s’agissait d’une photocopie. Comme la liste occupait deux feuillets, elle souleva le premier.

Un Post-it jaune à l’intérieur. Elle le détacha et l’approcha de la lampe. Xavier y avait inscrit plusieurs noms suivis chaque fois d’un point d’interrogation :

Gaspard Ferrand ?

Lisa ?

Irène Ziegler ?

Colonie ?

Vengeance ?

Pourquoi cheval ???

Elle se demanda ce qu’elle était en train de regarder mais elle le savait déjà. Ces questions faisaient écho aux siennes. Deux des noms lui étaient inconnus et le mot « colonie » la ramena inévitablement à sa désagréable expérience au milieu des bâtiments abandonnés deux jours plus tôt. Ce qu’elle avait sous les yeux, c’était une liste de suspects. Soudain, elle se remémora la conversation surprise à travers la bouche d’aération : Xavier s’était engage auprès de ce flic à mener sa propre enquête parmi les membres du personnel. Et ces questions jetées sur un bout de papier prouvaient qu’il avait commencé à le faire. Or, bien évidemment, si Xavier enquêtait en secret, cela signifiait qu’il n’était pas le complice que la police cherchait. Dans ce cas, que signifiait la commande de médicaments qu’il avait passée ?

Perplexe, Dialie remit la liste dans la chemise et la chemise dans le tiroir avant de refermer celui-ci à clef. Elle n’avait jamais entendu parler des deux autres personnes — mais il y avait au moins un nom sur la liste vers lequel elle pouvait à présent tourner ses recherches. En plaçant le mot « colonie » à la fin de la liste, Xavier sous-entendait-il que toutes ces personnes étaient liées d’une manière ou d’une autre à cet endroit ? Elle revit l’homme hurlant et sanglotant. Que s’était-il passé là-bas ? Et quel rapport avec les crimes commis aux environs de Saint-Martin ? La réponse était de toute évidence dans le mot inscrit juste en dessous par le psychiatre. Vengeance… Diane se rendit compte qu’il lui manquait beaucoup trop d’éléments pour espérer approcher la vérité. Apparemment, Xavier avait pris de l’avance, mais il se posait encore pas mal de questions.

Brusquement, elle s’immobilisa, la main encore sur la clef qui fermait le tiroir. Des bruits de pas dans le couloir… Elle s’enfonça inconsciemment dans son fauteuil, sa main glissant lentement et silencieusement vers la lampe de bureau et l’éteignant. Elle se retrouva dans la semi-obscurité gris-bleu dispensée par le clair de lune et son cœur se mit à palpiter dangereusement. Les pas s’étaient arrêtés devant sa porte… Un des vigiles faisant sa ronde ? Avait-il aperçu la lumière sous la porte ? Les secondes s’égrenèrent interminablement. Puis le vigile reprit sa ronde et les pas s’éloignèrent.

Le sang battant dans ses oreilles, elle retrouva peu à peu une respiration normale. Elle n’avait plus qu’une envie : remonter dans sa chambre et se glisser dans les draps. Elle brûlait aussi d’interroger Xavier sur son enquête. Mais elle savait qu’à la seconde où elle lui avouerait avoir fouillé son bureau, elle perdrait sa place et tout espoir de carrière. Elle devait trouver un autre moyen de l’amener à se livrer…


— Sa moto est là. Elle est toujours à l’intérieur.

Servaz referma le portable et alluma la minuterie sur le palier. Il regarda sa montre. 1 h 27. Puis la porte du second appartement. Pas un bruit. Tout le monde dormait. Il s’essuya longuement les pieds sur le paillasson, puis il sortit les passes et commença à les introduire dans la serrure. Trente secondes plus tard, il était à l’intérieur. Elle n’avait ajouté ni verrou supplémentaire ni serrure trois points.

Un couloir devant lui, avec deux portes à droite. La première donnait sur un nouveau couloir, la seconde sur le séjour. La clarté provenant des lampadaires de la rue éclairait la pièce obscure. Il neigeait de plus en plus derrière les baies vitrées. Servaz s’avança dans le séjour sombre et silencieux. Chercha un interrupteur. La lumière jaillit, révélant un intérieur spartiate. Il s’immobilisa, le cœur battant.

Cherchez le blanc, avait dit Propp.

Il fit lentement du regard le tour de la pièce. Les murs étaient blancs. Un séjour meublé dans un style froid et désincarné. Moderne. Il essaya de se faire une image de la personne qui vivait là, indépendamment de celle qu’il connaissait déjà. Rien ne lui vint. Il avait l’impression de contempler l’appartement d’un fantôme. Il s’approcha de la douzaine de livres posés sur une étagère entre des coupes sportives et il tressaillit violemment. Tous les livres avaient des sujets connexes : les crimes sexuels, la violence faite aux femmes, l’oppression des femmes, la pornographie et le viol. Un vertige. Il approchait de la vérité… Il passa dans la cuisine. Brusquement, un mouvement sur sa droite. Avant qu’il ait pu réagir il sentit qu’on lui touchait la jambe. Paniqué, il fit un bond en arrière, son cœur explosa. Un long miaulement, le matou fila se réfugier dans un autre coin de l’appartement. Bon sang ! tu m’as flanqué une de ces frousses ! Servaz attendit que les battements de son cœur s’apaisent puis il ouvrit les placards. Rien à signaler. Il remarqua juste qu’Irène Ziegler avait une hygiène alimentaire stricte, contrairement à lui. Il retraversa le séjour en direction des chambres. L’une d’elles, celle dont la porte était ouverte, comportait un bureau, un lit au carré et un classeur métallique. Il ouvrit les tiroirs un par un. Des dossiers. Impôts, électricité, cours de l’école de gendarmerie, loyer, santé, abonnements divers… Sur la table de nuit, des livres en anglais. The Woman-Identified Woman, Radical Feminism a Documentary History. Il fit un bond lorsque son téléphone vibra dans sa poche.

— Tu en es où ? demanda Espérandieu.

— Rien pour l’instant. Du mouvement ?

— Non, elle est toujours à l’intérieur. Tu as pensé qu’elle ne vit peut-être pas seule ? On ne sait rien d’elle, bon sang !

Le sang de Servaz ne fit qu’un tour. Espérandieu avait raison. Il ne s’était même pas posé la question ! Il y avait trois portes fermées dans l’appartement. Qu’y avait-il derrière ? Au moins l’une d’elles devait être une chambre. Celle dans laquelle il se trouvait ne semblait pas occupée. Il n’avait pas fait de bruit en entrant et il était presque 2 heures du matin, l’heure où l’on dort profondément en général. Une crampe à l’estomac, il sortit de la chambre et resta planté devant la porte voisine. Il prêta l’oreille. Aucun bruit. Il colla son oreille au battant. Le silence. À part le bourdonnement de son propre sang. Finalement, il posa la main sur la poignée et la tourna très lentement.

Une chambre… Un lit défait

Il était vide. Son cœur était à nouveau monté dans le rouge. Il se dit que c’était peut-être lié à sa piètre condition physique. Il devait envisager sérieusement de faire un peu de sport s’il ne voulait pas crever un jour d’une crise cardiaque.

Les deux dernières portes étaient celles de la salle de bains et des WC. Il en eut la confirmation après les avoir ouvertes. Il revint dans la chambre où se trouvait le bureau. Ouvrit les trois tiroirs de celui-ci. Rien à part des stylos et des relevés de carte bancaire. Puis son œil fut attiré par une tache de couleur sous le bureau. Une carte routière. Elle avait dû glisser du bureau sur le plancher. De nouveau, son téléphone vrombit dans sa poche.

— Elle est sortie !

— D’accord. Suis-la. Et appelle-moi quand vous serez à un kilomètre.

— Qu’est-ce que tu fous ? dit Espérandieu. Tire-toi de là, bon Dieu !

— J’ai peut-être trouvé quelque chose.

— Elle a déjà démarré ! Elle s’en va !

— Rattrape-la. Fonce ! Il me faut cinq minutes.

Il raccrocha.

Il alluma la lampe sur le bureau et se pencha pour attraper la carte.


Il était 2 h 02 quand Espérandieu avait vu Irène Ziegler sortir du Pink Banana en compagnie d’une autre femme. Si Ziegler, dans sa combinaison de motarde et ses bottes de cuir noir, avait l’air d’une fascinante amazone, sa voisine arborait un blouson blanc satiné à col de fourrure sur un jean moulant et des bottes blanches à talons lacées de haut en bas. Elle semblait sortir d’un magazine. Elle était aussi brune que Ziegler était blonde, ses longs cheveux retombant sur la fourrure de son col. Les deux jeunes femmes s’approchèrent de la moto de Ziegler, que la gendarme enfourcha. Elles échangèrent encore quelques mots. Puis la brune se pencha vers la blonde. Espérandieu avala sa salive en voyant les deux jeunes femmes s’embrasser à pleine bouche.

La vache, se dit-il, la gorge soudain sèche.

Ziegler fit ensuite rugir le moulin de sa bécane, amazone de cuir soudée à l’acier de sa machine. Cette femme est peut-être une tueuse, se dit-il pour doucher ses ardeurs naissantes.

Soudain, une pensée lui vint. Ceux qui avaient massacré le cheval d’Éric Lombard étaient deux. Il shoota la brune avec son petit appareil photo numérique juste avant qu’elle ne disparaisse à l’intérieur de la discothèque. Qui était-elle ? Était-il possible que les assassins soient deux femmes ? Il sortit son portable et appela Servaz.

Merde ! jura-t-il après avoir raccroché. Martin voulait cinq minutes ! C’était de la folie !

Il aurait dû décamper sans attendre ! Espérandieu démarra et passa en trombe devant le videur. Il prit le virage à la sortie du parking un peu sèchement et, de nouveau, il dérapa sur la neige avant d’accélérer le long de la grande ligne droite. Il ne leva le pied que lorsqu’il aperçut le feu arrière de la moto et regarda, machinalement, l’horloge de la voiture : 2 h 07.

Martin, pour l’amour du ciel, tire-toi !


Servaz retournait la carte dans tous les sens.

Une carte détaillée du haut Comminges. Au 1/50 000. Il avait beau la scruter, la déplier et l’approcher de la lampe, il ne voyait rien. Pourtant, Ziegler avait consulté cette carte récemment. Sans doute avant de sortir. C’est là, quelque part, mais tu ne le vois pas, songea-t-il. Mais quoi ? Qu’est-ce qu’il faut chercher ? Et soudain, un éclair dans son esprit : la planque de Chaperon !

Elle était là, bien sûr — quelque part sur cette carte…


Il y avait un endroit où la route décrivait plusieurs virages. Comme ils arrivaient après une longue ligne droite, il fallait nettement ralentir. La route serpentait dans un paysage de sapins et de bouleaux chargés de neige et de petits tertres tout blancs au milieu desquels se faufilait un ruisseau. Un paysage de carte postale le jour et presque fantastique la nuit, dans la lueur des phares.

Espérandieu vit Ziegler décélérer et freiner, puis incliner très prudemment sa puissante machine à l’entrée du premier virage, avant de disparaître derrière les grands sapins. Il leva le pied. Il aborda le tournant avec la même prudence et contourna la première colline à une allure modérée. Il parvint presque au ralenti à l’endroit où coulait le ruisseau. Mais cela ne suffit pas…

Sur le moment, il aurait été incapable de dire ce que c’était. Une ombre noire…

Elle jaillit de l’autre côté de la route et bondit dans la lueur des phares. Instinctivement, Espérandieu écrasa la pédale de frein. Mauvais réflexe. Sa voiture partit en travers tout en se précipitant à la rencontre de l’animal. Le choc fut violent. Cramponné au volant, il réussit à redresser la voiture mais trop tard. Il stoppa son véhicule, mit les warnings, défit sa ceinture de sécurité, attrapa la torche électrique dans la boîte à gants et se précipita dehors. Un chien ! Il avait heurté un chien ! L’animal était couché au beau milieu de la chaussée, dans la neige. Il regardait Espérandieu dans le faisceau de la torche. L’air implorant. Une respiration trop rapide soulevait son flanc et enveloppait son museau d’une buée blanche, une de ses pattes tremblait convulsivement.

Ne bouge pas, mon vieux ! Je reviens ! pensa Espérandieu presque à voix haute.

Il plongea sa main dans son anorak. Son portable ! Il n’y était plus ! Espérandieu jeta un regard désespéré en direction de la route. La moto avait disparu depuis longtemps. Merde, merde et remerde ! Il se précipita vers la voiture, se pencha à l’intérieur, alluma le plafonnier. Il passa une main sous les sièges. Rien ! Pas de trace de ce foutu téléphone ! Ni sur les sièges ni sur le sol. OÙ ÉTAIT CE PUTAIN DE TÉLÉPHONE, BORDEL ?


Servaz avait beau examiner chaque recoin de la carte, il n’y avait aucun signe, aucun symbole qui lui permît de penser que Ziegler y avait inscrit l’emplacement de l’endroit où se cachait Chaperon. Mais peut-être n’avait-elle pas eu besoin de le faire. Peut-être s’était-elle contentée d’y jeter un coup d’œil pour vérifier quelque chose qu’elle savait déjà. Servaz avait sous les yeux Saint-Martin, sa station de ski, les vallées et les sommets environnants, la route par laquelle il était arrivé et celle menant à la centrale, la colonie et l’Institut, et tous les villages environnants…

Il regarda autour de lui. Une feuille attira son attention. Sur le bureau. Un papier parmi d’autres.

Il le tira vers lui et se pencha. Un titre de propriété… Son pouls s’emballa. Un titre au nom de Roland Chaperon, domicilié à Saint-Martin-de-Comminges. Il y avait une adresse chemin 12, secteur 4, vallée d’Aure, commune de Hourcade… Servaz jura. Il n’avait pas le temps d’aller consulter le cadastre ou le bureau des hypothèques. Puis il s’aperçut que Ziegler avait inscrit une lettre et un chiffre au feutre rouge en bas de la feuille. D4. Il comprit. Les mains moites, il rapprocha la feuille de la carte, son index courant fiévreusement sur cette dernière…


Espérandieu fit volte-face et découvrit le téléphone cellulaire sur la route. Il se rua dessus. L’appareil était en deux morceaux, la coque de plastique éclatée. Merde ! Il tenta quand même de joindre Servaz. En vain. La peur s’empara de lui sur-le-champ. Martin ! Le chien émit un gémissement à fendre l’âme. Espérandieu le regarda. Pas possible ! C’est quoi ce putain de cauchemar ?

Il ouvrit la portière arrière à la volée, retourna vers l’animal et le prit par en dessous. Il était lourd. Le chien grogna, menaçant, mais se laissa faire. Espérandieu le déposa sur la banquette arrière, claqua la portière et remonta au volant. Il jeta un coup d’œil à l’horloge. 2 h 20 ! Ziegler n’allait pas tarder à arriver chez elle ! Martin, dégage ! DÉGAGE ! DÉGAGE ! Pour l’amour du ciel ! Il démarra sur les chapeaux de roues, partit en travers, se rétablit in extremis et fonça sur la route blanche, dérapant à plusieurs reprises dans les virages, cramponné à son volant comme un pilote de rallye. Son cœur battait à cent soixante pulsations par minute.


Une croix… Une croix minuscule à l’encre rouge qui avait d’abord échappé à son examen. En plein milieu du carré D4. Servaz exulta. À cet endroit, il y avait sur la carte un tout petit carré noir au milieu d’une zone déserte de forêts et de montagnes. Un chalet, une cabane ? Peu importait. Servaz savait désormais où Ziegler allait se rendre en sortant de la discothèque.

Soudain, il regarda sa montre. 2 h 20… Quelque chose n’allait pas… Espérandieu aurait dû l’appeler depuis longtemps. Ziegler avait quitté la discothèque depuis maintenant seize minutes ! Bien plus de temps qu’il n’en fallait pour… Une sueur froide descendit le long de son échine. Il devait s’en aller… TOUT DE SUITE ! Il jeta un regard panique en direction de la porte, remit la carte là où il l’avait trouvée, éteignit la lampe du bureau puis tourna le commutateur de la chambre et passa dans le séjour. Un grondement au-dehors… Servaz se précipita vers la baie vitrée. Juste à temps pour voir apparaître la moto de Ziegler à l’angle du bâtiment. Un grand froid le parcourut. Elle est déjà là !

Il se rua sur l’interrupteur et éteignit la lumière du séjour.

Puis il fonça vers l’entrée, sortit de l’appartement et referma doucement la porte derrière lui. Sa main tremblait tellement qu’il faillit laisser tomber le passe. Il verrouilla la porte de l’extérieur, s’élança dans l’escalier mais s’arrêta net au bout de quelques marches. Où allait-il ? Cette issue était condamnée. S’il sortait par là, il allait se retrouver nez à nez avec elle. Il eut un choc en entendant la porte du hall s’ouvrir en grinçant deux étages plus bas. Il était piégé ! Il remonta les marches deux par deux, le plus silencieusement possible. Se retrouva à son point de départ : le palier du second. Il regarda autour de lui. Pas d’issue, pas de cachette : Ziegler habitait au dernier étage.

Son cœur cognait dans sa poitrine comme s’il voulait y creuser un tunnel. Il essaya de réfléchir. Elle allait apparaître d’un instant à l’autre et le trouver là. Comment réagirait-elle ? Il était censé être malade et alité et il était presque 2 h 30 du matin. Réfléchis ! Mais il n’y arrivait pas. Il n’avait pas le choix. Il sortit le passe une nouvelle fois et le glissa dans la serrure, ouvrit la porte et la referma sur lui. Verrouille-la ! Puis il fonça vers le séjour. Ce maudit appartement était trop dépouillé, trop spartiate. Pas d’endroit où se planquer ! L’espace d’un instant, il envisagea d’allumer la lumière, de s’asseoir dans le sofa et de l’accueillir comme ça, l’air dégagé. Il lui dirait qu’il était entré avec son passe. Qu’il avait quelque chose d’important à lui dire. Non ! C’était stupide ! Il était en sueur, essoufflé ; et elle lirait tout de suite la peur dans ses yeux. Il aurait dû l’attendre sur le palier. Quel imbécile ! Maintenant, il était trop tard ! Était-elle capable de le tuer ?

Il songea avec un frisson glacé qu’elle avait déjà essayé. À la colonie… Le jour même… Cette pensée le réveilla. Cache-toi ! Il marcha à grands pas vers la chambre. Se glissa sous le lit au moment précis où on introduisait une clef dans la serrure.

Il rampa sous le lit, juste à temps pour voir, par la porte ouverte, une paire de bottes s’encadrer dans le vestibule. Le menton contre le plancher, le visage dégoulinant de sueur, il eut tout à coup la sensation de faire un cauchemar. Il lui semblait vivre quelque chose qui n’était pas tout à fait réel — quelque chose qui ne pouvait pas arriver.

Ziegler posa bruyamment ses clefs sur le meuble de l’entrée. Du moins entendit-il le bruit du trousseau, car il ne la vit pas faire le geste. Pendant une seconde de terreur absolue, il crut qu’elle allait entrer directement dans la chambre.

Mais il vit les bottes disparaître vers le séjour en même temps qu’il percevait les craquements de sa combinaison de cuir. Il allait essuyer d’un revers de manche la sueur qui lui coulait sur le visage quand il se figea soudain : son téléphone portable ! Il avait oublié de l’éteindre !


Le chien gémissait sur la banquette arrière. Mais au moins il ne bougeait pas. Espérandieu amorça le dernier virage comme il avait pris tous les autres : à l’extrême limite de la perte de contrôle. L’arrière de la voiture sembla vouloir échapper à la trajectoire initiale mais il débraya, contrebraqua puis donna un coup d’accélérateur et parvint à la redresser.

L’immeuble de Ziegler.

Il se gara devant, attrapa son arme et bondit dehors. En levant les yeux, il vit qu’il y avait de la lumière dans le salon. La moto de Ziegler était là, elle aussi. Mais pas de trace de Martin. Il prêta l’oreille mais aucun son ne lui parvint à part les gémissements flûtés du vent.

Putain, Martin, montre-toi !

Espérandieu parcourut désespérément les environs de l’immeuble du regard quand une idée lui vint. Il se remit au volant et redémarra. Le chien protesta faiblement.

— Je sais, mon vieux. T’en fais pas, je vais pas te laisser tomber.

Il grimpa la petite côte raide qui menait au parking et à la table d’orientation, attrapa les jumelles et se faufila dans l’espace ménagé à travers la haie. À temps pour voir Ziegler qui ressortait de sa cuisine, une bouteille de lait à la main. Elle avait jeté son blouson de moto sur le canapé. Il la vit boire au goulot puis défaire la ceinture de son pantalon de cuir et retirer ses bottes. Puis elle quitta le séjour. Une lumière s’alluma ensuite derrière une fenêtre plus petite sur la gauche, une fenêtre au verre dépoli. La salle de bains… Elle prenait une douche. Où était passé Martin ? Avait-il eu le temps de décamper ? Dans ce cas, où se cachait-il, bon sang ? Espérandieu avala sa salive. Il y avait une autre fenêtre entre celle de la salle de bains et la grande baie vitrée du séjour. Comme les stores étaient levés et la porte de la pièce ouverte, il devina, grâce à la clarté provenant de l’entrée, un lit, une chambre. Soudain, une silhouette émergea de sous le lit. L’ombre se redressa, hésita une seconde, puis sortit de la chambre et se dirigea à pas de loup vers l’entrée. Martin ! Espérandieu eut envie de hurler de joie, mais il se contenta d’abaisser les jumelles vers l’entrée de l’immeuble jusqu’au moment où Servaz apparut enfin. Un sourire illumina la face de son adjoint. Servaz regardait à droite et à gauche, à sa recherche, quand Espérandieu mit deux doigts dans sa bouche et siffla.

Servaz leva la tête et le vit. Il pointa un doigt vers le haut et Espérandieu comprit. Il balaya les fenêtres avec ses jumelles, Irène Ziegler était toujours sous la douche. Il fit signe à Servaz de se diriger vers l’angle de l’immeuble et remonta dans la voiture. Une minute plus tard, son patron ouvrait la portière côté passager.

— Merde, où étais-tu passé ? demanda-t-il, un panache de vapeur devant la bouche. Pourquoi t’as pas…

Il s’interrompit en voyant le chien allongé sur la banquette arrière.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Un chien.

— Je vois bien. Qu’est-ce qu’il fait là ?

Espérandieu lui narra l’accident en quelques mots.

Servaz se glissa sur le siège passager et claqua la portière.

— Tu m’as laissé tomber pour un… chien ?

Espérandieu fit mine de s’excuser.

— C’est mon côté Brigitte Bardot. Et puis mon téléphone était en morceaux, de toute façon. Tu m’as flanqué une de ces frousses ! On a vraiment merdé sur ce coup-là.

Servaz secoua la tête dans l’ombre de l’habitacle.

— C’est entièrement ma faute. Tu avais raison : ce n’était pas une très bonne idée.

C’était une des choses qu’Espérandieu appréciait chez Martin. Contrairement à de nombreux chefs, il savait admettre ses erreurs et les assumer.

— Mais j’ai quand même trouvé quelque chose, ajouta-t-il.

Il lui parla de la carte. Et du titre de propriété. Il sortit un bout de papier où il avait eu le temps de noter les coordonnées. Puis ils restèrent quelques instants sans parler.

— Il faut appeler Samira et les autres. On a besoin de renforts.

— Tu es sûr que tu n’as pas laissé de traces ?

— Je ne crois pas. À part un litre de sueur sous le lit.

— Bon, d’accord, dit Espérandieu. Mais il y a plus urgent.

— Ah bon, quoi ?

— Le chien. Il faut trouver un véto. Tout de suite.

Servaz regarda son adjoint en se demandant s’il plaisantait. Vincent avait l’air on ne peut plus sérieux. Servaz se retourna. Il fixa l’animal. Il semblait très mal en point et abattu. Le chien leva péniblement le museau de la banquette et les observa de ses yeux tristes, résignés et doux.

— Ziegler prend une douche, dit son adjoint, elle ne ressortira pas cette nuit. Elle sait qu’elle a toute la journée de demain pour coincer Chaperon puisque tu es censé rester chez toi. Elle fera ça en plein jour.

Servaz hésita.

— D’accord, dit-il. J’appelle la gendarmerie pour savoir où il y a un vétérinaire. En attendant, tu sors Samira du lit et tu lui dis de rappliquer ici avec deux autres personnes.

Espérandieu regarda sa montre — 2 h 45 — et décrocha le téléphone suspendu au tableau de bord. Il resta en ligne avec Samira une bonne dizaine de minutes. Puis il raccrocha et se tourna vers son patron. À côté de lui, la tête appuyée contre le montant de la portière, Servaz dormait.

25

Le lit de camp craqua quand il se redressa et jeta ses jambes hors des couvertures, pieds nus sur le carrelage froid. Une petite pièce sans mobilier. Tout en bâillant et en allumant la lampe de chevet posée à même le sol, Servaz se souvint qu’il avait rêvé de Charlène Espérandieu : ils étaient nus, allongés sur le sol d’un couloir d’hôpital et ils… faisaient l’amour pendant que des médecins et des infirmières passaient autour d’eux sans les voir ! Sur un sol d’hôpital ? Il baissa les yeux sur son érection matinale. Éclatant de rire à cause de l’incongruité de la situation, il récupéra sa montre glissée sous le lit de camp. 6 heures du matin… Il se leva, s’étira et attrapa les vêtements propres qu’on avait déposés pour lui sur une chaise. La chemise était trop large mais le pantalon à la bonne longueur. Il attrapa également les sous-vêtements, la serviette et le gel douche mis à sa disposition. Servaz attendit d’avoir retrouvé toute sa dignité pour sortir — bien qu’il eût peu de chances de croiser quelqu’un à cette heure — et pour se diriger vers les douches au fond du couloir. Ils avaient mis Ziegler sous surveillance constante et il préférait dormir à la gendarmerie pour superviser les opérations en temps réel plutôt qu’à l’hôtel.

Les douches étaient désertes. Un méchant courant d’air les traversait, ruinant les efforts d’un radiateur poussif. Servaz savait que les gendarmes dormaient dans l’autre aile, où ils disposaient de logements individuels, et que ce local ne devait pas servir très souvent. Il jura cependant quand il tourna le robinet d’eau chaude et qu’une eau à peine tiède daigna couler de la pomme de douche sur son crâne.

Sous le jet, chaque mouvement qu’il fit pour se savonner lui arracha une grimace de douleur. Il se mit à réfléchir. Il n’avait plus de doutes sur la culpabilité d’Irène Ziegler mais il restait quelques zones d’ombre, quelques portes à ouvrir dans le long couloir qui menait à la vérité. Comme d’autres femmes de la région, Ziegler avait été violée par les quatre hommes. Les livres aperçus dans son appartement prouvaient que le traumatisme n’était pas refermé. Grimm et Perrault avaient été tués pour les viols qu’ils avaient commis. Mais pourquoi pendus ? À cause des suicidés ? Ou bien y avait-il autre chose ? Un détail ne cessait de le hanter : Chaperon fuyant et abandonnant sa maison comme s’il avait le diable à ses trousses. Savait-il qui était l’assassin ?

Il essaya de se rassurer : Ziegler était sous surveillance, ils savaient où se cachait Chaperon — ils avaient toutes les cartes en main.

Mais peut-être était-ce dû au courant d’air glacial, ou bien à cette eau de plus en plus froide, ou au souvenir de sa tête emprisonnée dans un sac plastique ? Toujours est-il qu’il était parcouru de tremblements, ce matin-là, et que le sentiment qu’il éprouvait dans ces douches désertes s’appelait la peur.


Il était déjà attablé devant un café, dans la salle de réunion vide, quand ils arrivèrent les uns après les autres. Maillard, Confiant, Cathy d’Humières, Espérandieu et deux autres membres de la brigade : Pujol et Simeoni, les deux beaufs qui s’en étaient pris à Vincent. Chacun s’assit et consulta ses notes avant de commencer et le bruit des papiers remués envahit la salle. Servaz observa ces visages pâles, fatigués, à cran. La tension était palpable. Il inscrivit quelques mots dans son bloc en attendant que tout le monde soit prêt, puis il leva la tête et se lança.

Il fit le point. Quand il parla de ce qui lui était arrivé à la colonie, un silence se fit. Pujol et Simeoni le dévisageaient. L’un comme l’autre semblaient penser qu’une telle chose n’aurait jamais pu leur arriver. C’était peut-être vrai. Ils avaient beau représenter le pire côté du métier de flic, c’étaient malgré tout des policiers expérimentés, sur qui on pouvait compter en cas de coup dur.

Puis il évoqua la culpabilité de Ziegler et, cette fois, ce fut au tour de Maillard de pâlir et de serrer les dents. L’atmosphère s’alourdit. Une gendarme soupçonnée de meurtre par des flics, c’était la garantie de frictions en tous genres.

— Sale histoire, commenta sobrement d’Humières.

Il l’avait rarement vue aussi pâle. Ses traits creusés par la fatigue donnaient à la proc un air maladif. Il jeta un coup d’œil à sa montre. 8 heures. Ziegler n’allait pas tarder à se réveiller. Comme pour confirmer ses pensées, son portable sonna.

— Ça y est, elle se lève ! dit Samira Cheung dans l’appareil.

— Pujol, dit-il aussitôt, tu files rejoindre Samira. Ziegler vient de se réveiller. Et je veux une troisième voiture en soutien. Elle est de la maison, il ne faudrait pas qu’elle vous repère. Simeoni, tu prends la troisième bagnole. Ne la serrez pas de trop près. De toute façon, on sait où elle va. Il vaut mieux que vous la perdiez plutôt qu’elle découvre que vous la suivez.

Pujol et Simeoni quittèrent la salle sans un mot. Servaz se leva et alla jusqu’au mur où se trouvait une grande carte des environs. Pendant quelques instants, son regard fit l’aller-retour entre son bloc-notes et la carte, puis son index se posa sur un endroit précis. Sans retirer son doigt, il se retourna et son regard fit le tour de la table.

— Là.


Un tortillon de fumée s’élevait au-dessus de la cabane dont le toit couvert de mousse était traversé par le tuyau d’un poêle. Servaz regarda autour de lui. Des nuages gris enlaçaient les versants boisés de leurs volutes. L’air sentait l’humidité, le brouillard, la moisissure des sous-bois et la fumée. À leurs pieds, entre les arbres, la cabane se dressait au creux d’un petit vallon rempli de neige, au centre d’une clairière cernée par les bois. Un seul sentier. Invisibles, trois gendarmes et un garde-chasse en contrôlaient l’accès. Servaz se tourna vers Espérandieu et Maillard, qui répondirent par un hochement de tête, et, accompagnés d’une dizaine d’hommes, ils se mirent à descendre lentement vers le vallon.

Soudain, ils s’arrêtèrent. Un homme venait de sortir de la cabane. Il s’étira dans le jour tout neuf, huma l’air, cracha par terre et, de là où ils étaient, ils l’entendirent émettre un pet aussi sonore qu’une corne de berger. Bizarrement, un oiseau dont le cri ressemblait à un ricanement moqueur lui répondit dans la forêt. L’homme jeta un dernier coup d’œil autour de lui puis disparut à l’intérieur.

Servaz l’avait immédiatement reconnu, malgré le début de barbe.

Chaperon.

Ils atteignirent la clairière à l’arrière de la cabane. Ici, l’humidité évoquait un bain turc. En nettement moins torride. Servaz regarda les autres, ils échangèrent quelques signaux et se divisèrent en deux groupes. Ils avançaient lentement, enfonçant dans la neige jusqu’aux genoux, puis ils se courbèrent pour se glisser sous les fenêtres et s’approcher de la porte à l’avant. Servaz avait pris la tête du premier groupe. Au moment où il dépassait l’angle avant de la cabane, la porte s’ouvrit brusquement. Servaz se plaqua derrière, son arme à la main. Il vit Chaperon faire trois pas, défaire sa braguette et pisser voluptueusement dans la neige en poussant la chansonnette.

— Finis de pisser et lève les mains, Pavarotti, dit Servaz dans son dos.

Le maire jura : il venait d’éclabousser ses chaussures.


Diane avait passé une putain de nuit. Par quatre fois, elle s’était réveillée baignant dans sa transpiration avec un sentiment d’oppression tel qu’elle avait l’impression d’avoir un corset autour de la poitrine. Les draps aussi étaient trempés de sueur. Elle se demanda si elle n’avait pas attrapé quelque chose.

Elle se souvenait également d’avoir fait un cauchemar dans lequel elle était ligotée dans une camisole de force et attachée à un lit dans une des cellules de l’Institut, entourée d’une foule de patients qui la regardaient et touchaient son visage de leurs mains rendues moites par les drogues. Elle secouait la tête et hurlait jusqu’au moment où la porte de sa cellule s’ouvrait et où Julian Hirtmann entrait, un vilain sourire sur les lèvres. L’instant d’après, Diane n’était plus dans sa cellule mais dans un espace beaucoup plus vaste, un espace extérieur : il faisait nuit, il y avait un lac et des incendies, il y avait des milliers de gros insectes à tête d’oiseau qui rampaient sur le sol noir et des corps nus d’hommes et de femmes qui baisaient par centaines à la lueur rougeoyante des flammes. Hirtmann était l’un d’eux et Diane comprit que c’était lui qui avait organisé cette gigantesque orgie. Elle paniqua quand elle se rendit compte qu’elle était nue, elle aussi, sur son lit, toujours ligotée mais sans camisole — et elle se débattit jusqu’au moment où elle se réveilla.

Elle avait passé un long moment sous la douche après ça pour essayer de chasser la sensation visqueuse laissée par le rêve.

À présent, elle s’interrogeait sur la conduite à tenir. Chaque fois qu’elle envisageait de parler à Xavier, elle se souvenait de la commande d’anesthésiques vétérinaires et elle se sentait mal à l’aise. Et si elle allait se jeter dans la gueule du loup ? Comme dans ces photos en 3D où le sujet photographié change d’expression selon la façon dont vous tenez la photo, elle n’arrivait pas à stabiliser l’image. Quel rôle jouait le psychiatre dans tout ça ?

Au vu des éléments dont elle disposait, Xavier semblait dans la même situation qu’elle : il savait par la bouche des flics que quelqu’un à l’Institut était mêlé aux assassinats et il essayait de découvrir qui. Sauf qu’il avait de l’avance et un tas d’infos qu’elle n’avait pas. D’un autre côté, il avait reçu des produits destinés à endormir un cheval quelques jours à peine avant la mort de cet animal. Elle en revenait toujours au même point : deux hypothèses totalement contradictoires et pourtant chacune était étayée par des faits. Se pouvait-il que Xavier eût fourni les anesthésiques à quelqu’un sans savoir ce qui allait se passer ? Dans ce cas, le nom de cette personne aurait dû apparaître dans ses recherches. Diane n’y comprenait rien.

Qui étaient Irène Ziegler et Gaspard Ferrand ? Selon toute évidence, deux personnes liées à la Colonie des Isards. Tout comme Lisa Ferney… C’était par là qu’elle devait commencer. La seule piste concrète dont elle disposât : l’infirmière chef.


Servaz entra dans la cabane. Un toit très bas, en pente : le sommet de son crâne touchait le plafond. Dans le fond, une couchette aux draps blancs et à la couverture marron défaite, un oreiller taché. Un grand poêle — son tuyau noir disparaissait dans le toit, des bûches empilées à côté. Un évier et un petit plan de travail sous une des fenêtres ; un brûleur, relié sans doute à une bouteille de gaz. Un livre de mots croisés ouvert sur une table près d’une bouteille de bière et d’un cendrier plein de mégots ; une lampe-tempête accrochée au-dessus. Ça sentait la fumée de bois, le tabac, la bière et surtout la sueur aigre. Il n’y avait pas de douche. Il se demanda comment faisait Chaperon pour se laver.

Voilà ce qui reste de ces salauds : deux cadavres et un pauvre type qui se terre comme un rat et qui pue.

Il ouvrit les placards, glissa une main sous le matelas, fouilla les poches du blouson suspendu derrière la porte. À l’intérieur, des clefs, un porte-monnaie et un portefeuille. Il l’ouvrit : une carte d’identité, un chéquier, une carte Vitale, une Visa, une American Express… Dans le porte-monnaie, il trouva huit cents euros en coupures de vingt et de cinquante. Puis il ouvrit un tiroir, trouva l’arme et les balles.

Il ressortit.


En moins de cinq minutes, le dispositif fut en place. Dix hommes autour de la cabane, dans les bois ; six autres à des points stratégiques au-dessus du vallon et en surplomb du sentier pour la voir arriver, tous aussi trapus que des Playmobil dans leurs gilets pare-balles en Kevlar ; Servaz et Espérandieu à l’intérieur de la cabane en compagnie de Chaperon.

— Allez vous faire foutre, dit le maire. Si vous n’avez rien contre moi, je me tire. Vous ne pouvez pas me retenir contre mon gré.

— À votre guise, dit Servaz. Si vous voulez finir comme vos copains, vous êtes libre de partir. Mais on confisque l’arme. Et, dès que vous aurez fait un pas hors d’ici, vous vous retrouverez sans protection — les espions qui perdent leur couverture appellent ça « dans le froid ».

Chaperon lui lança un regard haineux, pesa le pour et le contre, haussa les épaules et se laissa retomber sur la couchette.


À 9 h 54, Samira l’appela pour prévenir que Ziegler partait de chez elle. Elle prend son temps, pensa-t-il. Elle sait qu’elle a toute la journée devant elle. Elle a dû préparer son coup. Il attrapa le talkie-walkie et prévint toutes les unités que la cible était en mouvement. Puis il se servit un café.


À 10 h 32, Servaz se servit le troisième café de la matinée et fuma sa cinquième cigarette malgré les protestations d’Espérandieu. Chaperon faisait des réussites sur la table, en silence.


À 10 h 43, Samira rappela pour leur annoncer que Ziegler s’était arrêtée pour prendre un café dans un bar, qu’elle avait aussi acheté des cigarettes, des timbres et des fleurs.

— Des fleurs ? Chez un fleuriste ?

— Oui, pas chez le boucher.

Elle les a repérés


À 10 h 52, il apprit qu’elle avait enfin pris la direction de Saint-Martin. Pour atteindre le vallon où se trouvait la cabane, il fallait emprunter la route reliant Saint-Martin à la petite ville où résidait Ziegler, puis la quitter pour une route secondaire qui filait droit vers le sud, s’enfonçant dans un paysage de gorges, de falaises et de forêts profondes, et enfin laisser cette dernière pour une piste forestière, d’où partait le chemin conduisant au vallon.


— Qu’est-ce qu’elle fout ? demanda Espérandieu à 11 heures passées. Ils n’avaient pas prononcé trois phrases depuis plus d’une heure, hormis les échanges de Samira et Servaz au téléphone.

Bonne question, songea ce dernier.


À 11 h 09, Samira appela pour annoncer qu’elle avait dépassé la route du vallon sans ralentir et qu’elle filait désormais vers Saint-Martin. Elle ne vient pas ici… Servaz jura et sortit respirer l’air frais du dehors. Maillard sortit des bois et le rejoignit.

— Qu’est-ce qu’on fait ?

— On attend.

— Elle est au cimetière, dit Samira dans le téléphone à 11 h 45.

— Quoi ? Qu’est-ce qu’elle fout au cimetière ? Elle est en train de vous balader : elle vous a repérés !

— Peut-être pas. Elle a fait quelque chose de bizarre…

— Comment ça ?

— Elle est entrée dans un caveau et elle y est restée cinq bonnes minutes. Ses fleurs, c’était pour ça. Elle est ressortie sans.

— Un caveau de famille ?

— Oui, mais pas la sienne. J’ai été voir. C’est le caveau des Lombard.

Servaz sursauta. Il ignorait que les Lombard eussent leurs sépultures à Saint-Martin… Tout à coup, il sentit que la situation était en train de lui échapper. Il y avait un angle mort qu’il ne voyait pas… Tout avait commencé avec le cheval d’Éric Lombard, puis l’enquête l’avait provisoirement mis sur la touche pour se concentrer sur le trio Grimm-Perrault-Chaperon et sur les suicidés. Et voilà que la carte Lombard revenait soudain dans le jeu. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Qu’allait faire Irène Ziegler dans ce caveau ? Il n’y comprenait plus rien.

— Où es-tu ? demanda-t-il.

— Je suis encore au cimetière. Elle m’a vue, alors Pujol et Simeoni ont pris le relais.

— J’arrive.

Il sortit de la cabane, marcha le long du sentier jusqu’à la piste forestière puis s’enfonça dans les fourrés sur sa droite. Après avoir écarté les branchages lourds de neige qui la camouflaient, il se glissa au volant de sa Jeep.


Il était midi douze quand Servaz se gara devant le cimetière. Samira Cheung l’attendait à l’entrée. Malgré le froid, elle portait un simple blouson de cuir, un short ultra-court sur des collants opaques et des rangers usagés en cuir marron. La musique dans ses écouteurs était si forte que Servaz la perçut dès qu’il descendit de la Jeep. Sous son bonnet, son visage rougi lui fit penser à cette étrange créature que Servaz avait vue dans un film, un film pour lequel Margot l’avait traîné au cinéma — plein d’elfes, de magiciens et d’anneaux magiques. Il fronça les sourcils en découvrant que Samira portait aussi une tête de mort sur son sweat-shirt. Plutôt de circonstance, se dit-il. Elle avait moins l’air d’un flic que d’une profanatrice de sépultures.

Ils remontèrent la petite colline entre les sapins et les tombes, se rapprochant du bois de conifères qui barrait le fond du cimetière. Une vieille femme leur jeta un regard sévère. Le tombeau des Lombard tranchait sur tous ceux qui l’entouraient. Par sa taille, c’était presque un mausolée, une chapelle. Deux ifs bien taillés l’encadraient. Il était précédé de trois marches de pierre. Une belle grille en fer forgé en interdisait l’accès. Samira jeta sa cigarette, contourna le monument et fouilla une minute avant de revenir avec une clef.

— J’ai vu Ziegler faire pareil, dit-elle. Elle était cachée sous une pierre descellée.

— Elle ne t’a pas repérée ? demanda Servaz, sceptique, en considérant la tenue de sa subordonnée.

La Franco-Sino-Marocaine se rembrunit.

— Je connais mon travail. Quand elle m’a aperçue, j’étais en train d’arranger un bouquet de fleurs sur une tombe, un type qui s’appelait Lemeurt. Marrant, non ?

Servaz leva la tête mais il n’y avait aucune indication sur le fronton triangulaire au-dessus de la porte. Samira introduisit la clef et tira sur la grille, qui s’ouvrit en grinçant. À son tour, Servaz entra dans l’ombre profonde du tombeau. Un faible jour pénétrait par une ouverture sur leur droite, insuffisant pour distinguer autre chose que les formes vagues de trois tombes. Une nouvelle fois, il se demanda pourquoi toute cette pesanteur, toute cette tristesse, toute cette ombre — comme si la mort ne suffisait pas. Il y avait des pays pourtant où la mort était presque légère, où elle était presque gaie, où on faisait la fête, on mangeait et on riait au lieu de ces églises tristes et mornes, de tous ces requiem, tous ces lacrimosa, tous ces kaddish et toutes ces prières pleines de vallées de larmes. Comme si le cancer, les accidents de la route, les cœurs qui lâchent, les suicides et les meurtres ne suffisaient pas, se dit-il. Il remarqua un bouquet solitaire posé sur l’une des tombes : il faisait une tache claire dans la pénombre. Samira sortit son iPhone et le brancha sur l’application « lampe torche ». L’écran devint blanc, dispensant une faible clarté, et elle le promena au-dessus des trois sépultures : ÉDOUARD LOMBARDHENRI LOMBARD… Le grand-père et le père… Servaz se dit que la troisième tombe devait être celle de la mère d’Éric, l’épouse d’Henri — l’ex-actrice ratée, l’ex-call-girl, la pute selon Henri Lombard… Pourquoi diable Irène avait-elle fleuri cette tombe-là ?

Il se pencha pour lire l’inscription. Et fronça les sourcils.

Il pensa qu’il venait de s’approcher encore plus de la vérité. Mais aussi que tout se compliquait une fois de plus.

Il regarda Samira, puis considéra de nouveau l’inscription dans le halo de l’appareil :

MAUD LOMBARD, 1976–1998.

— Qui est-ce ?

— La sœur d’Éric Lombard, née quatre ans après lui. J’ignorais qu’elle était morte.

— Est-ce important ?

— Peut-être.

— Pourquoi Ziegler fleurit-elle sa tombe à ton avis ? Tu as une idée ?

— Pas la moindre.

— Elle t’en avait parlé ? Elle t’avait dit qu’elle la connaissait ?

— Non.

— Quel rapport avec les meurtres ?

— Je ne sais pas.

— En tout cas, tu as au moins un lien, cette fois, dit Samira.

— Comment ça ?

— Un lien entre Lombard et le reste de l’affaire.

— Quel lien ? dit-il, interloqué.

— Ziegler n’est pas venue fleurir cette tombe par hasard. Il y a un lien. Et si toi tu l’ignores, elle sait lequel. Il suffira de le lui demander quand on l’interrogera.

Oui, songea-t-il. Irène Ziegler en savait beaucoup plus que lui sur toute l’affaire. Servaz calcula que Maud Lombard et elle devaient avoir à peu près le même âge. Étaient-elles amies ? Comme pour son séjour à la colonie, encore un pan de son passé qui venait se mêler à l’enquête. Décidément, Irène Ziegler avait plus d’un secret.

Pas de traces en tout cas de l’épouse d’Henri Lombard, la mère d’Éric. Elle n’avait pas été autorisée à partager l’éternité lamentable de la famille ; elle avait été répudiée jusque dans la mort. En revenant vers l’entrée du cimetière, Servaz songea que Maud Lombard était morte à l’âge de vingt et un ans. Il sentit instantanément qu’il touchait là un point crucial. De quoi était-elle morte ? D’un accident ? De maladie ? Ou bien d’autre chose ?

Samira avait raison, Ziegler avait la clef. Une fois sous les verrous, elle se mettrait peut-être à table mais il en doutait. Il avait eu plus d’une fois l’occasion de constater qu’Irène Ziegler avait une forte personnalité.

En attendant, où était-elle passée ?

Il sentit brusquement l’inquiétude le gagner. Il consulta sa montre. Cela faisait un moment qu’il n’avait plus de nouvelles. Il allait appeler Pujol quand son portable sonna.

— On l’a perdue ! gueula Simeoni dans l’appareil.

Quoi ?

— La gouine, cette salope, je crois qu’elle nous a repérés ! Avec sa putain de bécane, elle n’a eu aucun mal à nous larguer !

Merde ! Servaz sentit l’adrénaline gicler dans ses veines et un trou se creuser dans son estomac. Il chercha le nom de Maillard sur le répertoire de son portable.

— Pujol et Simeoni ont perdu la cible ! cria-t-il. Elle est dans la nature ! Prévenez le lieutenant Espérandieu et tenez-vous prêts !

— OK. Pas de problème. On l’attend.

Servaz raccrocha. Il aurait bien voulu partager le calme du gendarme.


Soudain, il pensa à autre chose. Il ressortit son portable et composa le numéro de Saint-Cyr.

— Allô ?

— Maud Lombard, ça te dit quelque chose ?

Une hésitation au bout du fil.

— Évidemment que ça me dit quelque chose. La sœur d’Éric Lombard.

— Elle est morte à vingt et un ans. C’est un peu jeune, non ? Tu sais de quelle façon ?

— Suicidée, répondit le juge, sans l’ombre d’une hésitation cette fois.

Servaz retint son souffle. Ce qu’il avait espéré entendre. Un schéma se dessinait de plus en plus nettement…

Son pouls s’accéléra.

— Que s’est-il passé ?

Nouvelle hésitation.

— Une histoire tragique, dit la voix au bout du fil. Maud était une personne fragile, idéaliste. Pendant ses études aux États-Unis, elle a aimé passionnément un certain jeune homme, je crois. Le jour où celui-ci l’a plaquée pour une autre, elle ne l’a pas supporté. Ça plus la mort de son père l’année d’avant… Elle est rentrée ici pour se donner la mort.

— Et c’est tout ?

— Tu t’attendais à quoi ?

— Les topiaires dans le parc des Lombard, c’est en souvenir d’elle ?

Encore une hésitation.

— Oui. Comme tu le sais, Henri Lombard était un homme cruel et tyrannique, mais il avait parfois des attentions comme celle-là. Des moments où l’amour paternel reprenait le dessus. Il a fait tailler ces animaux quand Maud avait six ans, si mes souvenirs sont bons. Et Éric Lombard les a gardés. En souvenir de sa sœur, comme tu dis.

— Elle n’a jamais fréquenté la Colonie des Isards ?

— Une Lombard aux Isards, tu plaisantes ! La colonie des Isards était réservée aux enfants de familles pauvres n’ayant pas les moyens de leur offrir des vacances.

— Je sais.

— Dans ce cas, comment peux-tu imaginer qu’une Lombard ait pu y mettre les pieds ?

— Un suicide de plus. Tu n’as pas été tenté de l’inclure dans la liste ?

— Cinq ans après ? La série avait cessé depuis longtemps. Et Maud était une femme, pas une ado.

— Une dernière question : comment s’est-elle suicidée ?

Saint-Cyr marqua une pause.

— Elle s’est ouvert les veines.

Servaz fut déçu : pas de pendaison.


À 12 h 30, Espérandieu reçut un message sur son talkie-walkie. Manger… Il regarda Chaperon allongé sur sa couchette, haussa les épaules et sortit. Les autres l’attendaient à l’orée de la forêt. En tant qu’« invité » de la maréchaussée, on lui donna le choix entre un sandwich parisien baguette-jambon-emmental, un pan-bagnat et un sandwich oriental kebab-tomates-poivrons-salade.

Oriental, décida-t-il.


En remontant dans la Cherokee, Servaz sentit une pensée émerger lentement du magma des questions sans réponse. Maud Lombard s’était suicidée… Le cheval de Lombard avait été le premier de la liste… Et si le cœur de l’enquête se trouvait là et non à la colonie ? Instinctivement, il sentit que cela lui ouvrait de nouvelles perspectives. Il y avait une porte qui n’avait pas encore été ouverte et le nom « Lombard » était inscrit dessus. Qu’est-ce qui avait rangé Éric Lombard parmi les cibles du justicier ? Il comprit qu’il n’avait pas accordé assez d’attention à cette question. Il se remémora la pâleur de Vilmer lorsqu’il avait suggéré dans le bureau du divisionnaire qu’il y avait un lien entre les abuseurs sexuels et Lombard. À ce moment-là, c’était une boutade, destinée à déstabiliser l’arrogant directeur de la PJ toulousaine. Mais derrière la boutade, il y avait une vraie question. La présence de Ziegler dans le tombeau des Lombard faisait de cette question un point crucial : quelle était la nature exacte du lien qui reliait Lombard aux autres victimes ?


— Elle arrive.

— Bien reçu.

Espérandieu se redressa d’un coup. Il relâcha le bouton de son talkie-walkie et regarda sa montre. 13 h 46. Il attrapa son arme.


— Base 1 à autorité, je l’ai en visuel. Elle vient de laisser sa moto à l’entrée du chemin. Elle marche vers vous. À vous, base 2…

— Ici base 2. OK, elle vient de passer…

Un temps puis :

— Ici base 3, elle est pas passée devant moi. Je répète : la cible n’est pas passée par ici.

— Merde, elle est où ? glapit Espérandieu dans le talkie-walkie. L’un de vous la voit ? Répondez !

— Ici base 3, non, toujours pas là…

— Base 4, je vois rien non plus…

— Base 5, personne en vue…

— On l’a perdue, autorité, je répète : on l’a perdue !


Où était Martin, putain ? Espérandieu pressait encore le bouton de son talkie-walkie quand la porte de la cabane s’ouvrit à la volée et alla rebondir contre la cloison. Il fit volte-face, l’arme pointée… et se retrouva face au canon d’une arme réglementaire. L’œil noir le fixait. Espérandieu déglutit.

— Qu’est-ce que vous foutez là ? lança Ziegler.

— Je vous arrête, répondit-il avec une voix qui lui parut manquer singulièrement de conviction.

— Irène ! Baissez votre arme ! cria Maillard à l’extérieur.

Il y eut une terrible seconde d’incertitude. Puis elle obtempéra et abaissa son arme.

— C’est Martin qui a eu cette idée ?

Espérandieu lut une profonde tristesse dans ses yeux, en même temps qu’il sentit un immense soulagement l’envahir.


À 16 h 35, alors qu’un crépuscule glacial s’emparait des montagnes et que de nouveaux flocons commençaient à tourbillonner, portés par le vent, Diane se glissa hors de sa chambre et avança dans le couloir désert du quatrième étage. Pas le moindre bruit. À cette heure, tout le personnel était sur le pont dans les étages inférieurs. Diane elle-même aurait dû se trouver avec l’un de ses patients ou dans son bureau mais elle était discrètement remontée un quart d’heure plus tôt. Après avoir laissé sa porte entrouverte et épié le moindre bruit, elle était parvenue à la conclusion que le dortoir était vide.

Elle coula un regard de chaque côté et n’hésita qu’une demi-seconde avant de tourner la poignée. Lisa Ferney n’avait pas verrouillé sa porte. Diane y vit un mauvais présage : si l’infirmière chef avait eu quoi que ce soit à cacher, elle aurait certainement fermé sa porte à clef. La petite chambre, exactement semblable à la sienne, était plongée dans la pénombre. Les montagnes s’obscurcissaient derrière la fenêtre, leurs flancs harcelés par une nouvelle tempête. Diane tourna le commutateur et une clarté poussive et jaune baigna la pièce. Comme un vieux détective versé dans l’art de la fouille, elle glissa une main sous le matelas, ouvrit le placard, la table de nuit, regarda sous le lit, examina l’armoire à pharmacie dans la salle d’eau. Il n’y avait pas beaucoup de cachettes possibles et il ne lui fallut qu’une dizaine de minutes pour ressortir bredouille.

26

— Vous ne pouvez pas l’interroger, dit d’Humières.

— Pourquoi ça ? demanda Servaz.

— Nous attendons deux officiers de l’inspection de la gendarmerie. Pas d’interrogatoire tant qu’ils ne sont pas là. Nous devons éviter tout faux pas. L’interrogatoire du capitaine Ziegler se fera en présence de sa hiérarchie.

— Je ne veux pas l’interroger, je veux juste lui parler !

— Allons, Martin… C’est non. On attend.

— Et ils vont arriver dans combien de temps ?

Cathy d’Humières consulta sa montre.

— Ils devraient être là dans deux heures. Environ.


— On dirait que notre Lisa sort ce soir.

Diane tourna la tête vers la porte de la cafétéria. Elle découvrit Lisa Ferney qui se dirigeait vers le comptoir et commandait un café. La psy constata que l’infirmière chef n’était pas en tenue de travail. Elle avait troqué sa blouse pour un manteau blanc à col de fourrure, un long pull rose pâle, un jean et des bottes au-dessus du genou. Ses cheveux cascadaient librement sur la fourrure soyeuse et elle avait eu la main lourde sur le fard à paupières, le mascara, le gloss et le rouge à lèvres.

— Tu sais où elle va ? demanda-t-elle.

Alex hocha la tête avec un sourire entendu. L’infirmière chef ne leur accorda même pas un regard. Elle avala son café avant de disparaître. Ils l’entendirent s’éloigner dans les couloirs d’un pas pressé.

— Elle va retrouver son « homme mystère », dit-il.

Diane le fixa. À ce moment, il avait l’air d’un jeune garçon espiègle s’apprêtant à livrer son plus grand secret à son meilleur pote.

— C’est quoi, cette histoire ?

— Tout le monde sait que Lisa a un amant à Saint-Martin. Mais personne ne sait qui c’est. Personne ne l’a jamais vu avec elle. Quand elle sort comme ça, en général elle ne revient pas avant le matin. Quelques-uns ont déjà essayé de la taquiner là-dessus et de la faire parler, mais chaque fois elle les a envoyés sur les roses. Le plus étrange, c’est que personne ne les a jamais vus ensemble, à Saint-Martin ou ailleurs.

— C’est probablement un homme marié.

— Dans ce cas, sa femme doit avoir un boulot de nuit.

— Ou un métier qui l’amène à effectuer des déplacements loin de chez elle.

— À moins que ce ne soit quelque chose de beaucoup plus inavouable, suggéra Alex en se penchant par-dessus la table et en prenant un air démoniaque.

Diane s’efforçait d’avoir l’air détachée. Mais elle ne parvenait pas à faire abstraction de ce qu’elle savait et la tension ne la quittait pas.

— Comme quoi, par exemple ?

— Elle participe peut-être à des soirées libertines… Ou bien c’est elle l’assassin que tout le monde cherche…

Elle sentit un grand froid dans son ventre. Elle avait de plus en plus de mal à dissimuler l’inquiétude qui l’habitait. Son rythme cardiaque s’accéléra : Lisa Ferney dehors toute la nuit… C’était l’occasion ou jamais…

— Pas vraiment pratique le manteau blanc et le pull rose pâle pour trucider les gens, essaya-t-elle de plaisanter. Un peu salissant, non ? Et puis se maquiller comme ça pour…

— Elle les séduit peut-être avant de les zigouiller. Tu sais : le genre mante religieuse.

Alex avait l’air de beaucoup s’amuser. Diane aurait préféré en finir avec cette conversation. Son estomac ressemblait à un bloc de ciment.

— Et après elle va pendre sa victime sous un pont ? C’est plus une mante religieuse, c’est Terminator.

— Le problème avec vous les Suisses, c’est votre sens pratique, la taquina-t-il.

— Je croyais que tu appréciais notre sens de l’humour typiquement helvétique ?

Il rit. Diane se leva.

— Il faut que j’y aille, dit-elle.

Il hocha la tête en levant les yeux vers elle. Son sourire était un tout petit peu trop chaleureux.

— D’accord. Moi aussi, j’ai du boulot. À plus tard, j’espère.


À 18 h 30, Servaz avait bu tellement de mauvais café et fumé tant de cigarettes qu’il commença à se sentir carrément malade. Il fila dans les toilettes se rincer le visage à l’eau froide et il faillit vomir dans la cuvette des WC puis la nausée s’éloigna sans disparaître complètement.

— Putain, qu’est-ce qu’ils foutent ? demanda-t-il en revenant dans la petite salle d’attente pourvue de sièges en plastique où patientaient les membres de la brigade.


Diane referma la porte derrière elle et s’y adossa, le cœur battant.

La pièce baignait dans la même clarté gris-bleu que le bureau de Xavier la veille.

Un parfum entêtant. Diane le reconnut. Lolita Lempicka. Sur la surface lisse du bureau, un flacon accrochait la lueur pâle venue de la fenêtre.

Par où commencer ?

Il y avait des classeurs métalliques, comme dans la pièce de Xavier, mais d’instinct Diane décida de s’attaquer au bureau proprement dit.

Aucun tiroir n’était verrouillé. Elle alluma la lampe afin d’en examiner les contenus et découvrit un très curieux objet sur le sous-main — une salamandre en or jaune sertie de pierres précieuses : rubis, saphirs et émeraudes. Posé au vu et au su de tous, l’objet servait de presse-papiers et Diane se dit que, vu sa taille, il ne pouvait s’agir que de fausses pierres et de plaqué. Elle s’intéressa ensuite au contenu des tiroirs. Des classeurs de couleurs différentes. Elle les ouvrit. Tous concernaient le travail de l’infirmière chef à l’Institut. Notes, factures, rapports d’entretiens, suivis de traitements… Rien ne détonnait. Du moins jusqu’au troisième tiroir.

Une chemise cartonnée dans le fond…

Diane la sortit et l’ouvrit. Des coupures de presse… Toutes parlaient des meurtres de la vallée. Lisa Ferney avait soigneusement collecté les informations les concernant.

Simple curiosité — ou autre chose ?

Le vent mugit sous la porte et, pendant un instant, Diane interrompit ses recherches. La tempête se renforçait à l’extérieur. Un frisson la parcourut puis elle se remit au travail.

Les classeurs métalliques… Les mêmes dossiers suspendus que chez Xavier… Tandis qu’elle les ramenait dans la lumière et les examinait un par un, Diane se dit qu’elle perdait son temps. Elle ne trouverait rien parce qu’il n’y avait rien à trouver. Qui serait assez fou ou assez idiot pour laisser dans son bureau des traces de ses crimes ?

Tout en compulsant les papiers, son regard tomba de nouveau sur le bijou, la salamandre qui brillait de mille feux dans le halo de la lampe… Diane n’était pas une spécialiste mais c’était quand même une très belle imitation.

Elle fixa l’objet. Et si le bijou était authentique ?

À supposer qu’il le fût, qu’est-ce que cela lui disait au sujet de l’infirmière chef ? D’une part, que son pouvoir et son autorité étaient tels en ces lieux qu’elle savait que personne n’oserait pénétrer à son insu dans son bureau. D’autre part, que son amant était un homme riche, car, si ce bijou était authentique, il valait une petite fortune.

Diane médita ces deux aspects. Elle sentit instinctivement qu’elle tenait quelque chose.


Les deux représentants de l’inspection de la gendarmerie étaient en civil et leurs visages auraient pu être des masques de cire tant leurs traits étaient dépourvus d’expression. Ils saluèrent Cathy d’Humières et Confiant d’une brève et formelle poignée de main et demandèrent à interroger le capitaine Ziegler en priorité et seuls. Servaz allait protester mais la proc le devança en satisfaisant immédiatement à leur requête. Une demi-heure s’écoula avant que la porte de la pièce où était enfermée Ziegler ne s’ouvre à nouveau.

— À mon tour d’interroger le capitaine Ziegler seul, intervint Servaz à leur sortie. Je n’en ai pas pour longtemps. Ensuite, nous confronterons nos points de vue.

Cathy d’Humières se tourna vers lui et elle s’apprêtait à dire quelque chose lorsqu’elle croisa son regard. Elle se tut. Mais une des deux statues de cire s’anima.

— Un représentant de la gendarmerie n’a pas à être interrogé par un…

La proc leva une main pour l’interrompre.

— Vous avez eu votre temps, non ? Vous avez dix minutes, Martin. Pas une de plus. Après ça, l’interrogatoire se poursuivra en présence de tout le monde.

Il poussa la porte. La gendarme était seule dans un petit bureau, une lampe éclairait son visage de côté. Comme la dernière fois où ils s’étaient trouvés tous les deux dans cette pièce, des flocons descendaient derrière les stores dans la lueur d’un lampadaire. Il faisait nuit noire dehors. Il s’assit et la regarda. Avec ses cheveux blonds, sa combinaison de cuir sombre pleine de zips, de boucles et de protections renforçant les épaules et les genoux, elle ressemblait à une héroïne de science-fiction.

— Ça va ?

Elle hocha la tête, lèvres serrées.

— Je ne crois pas que tu sois coupable, dit-il d’emblée avec conviction.

Elle le regarda plus intensément mais ne dit rien. Il attendit quelques secondes avant de continuer. Il ne savait pas par où commencer.

— Ce n’est pas toi qui as tué Grimm et Perrault. Et pourtant, toutes les apparences sont contre toi, tu en es consciente ?

De nouveau, elle acquiesça.

Il énuméra les faits sur le bout de ses doigts : elle avait menti — ou caché la vérité — au sujet de la colonie et des suicidés, elle avait caché qu’elle savait où se trouvait Chaperon…

— Et tu n’étais pas là quand Perrault est mort. Or, tu étais la plus proche, tu aurais dû arriver la première.

— J’ai eu un accident de moto.

— Tu avoueras que c’est un peu mince. Un accident sans témoin.

— C’est comme ça.

— Je ne te crois pas, répliqua-t-il.

Les yeux de Ziegler s’entrouvrirent légèrement.

— Il faudrait savoir. Tu me crois innocente ou tu me crois coupable ?

— Innocente. Mais tu mens pour l’accident.

Elle eut l’air étonnée par sa perspicacité. Mais, cette fois, ce fut elle qui le surprit : elle venait de sourire.

— J’ai tout de suite su que tu étais bon, dit-elle.

— La nuit dernière, continua-t-il sur sa lancée, quand tu t’es rendue dans cette discothèque après minuit, j’étais planqué sous ton lit à ton retour. J’en suis ressorti pendant que tu prenais ta douche. Tu devrais fermer ta porte avec autre chose qu’une serrure standard. Qu’allais-tu faire là-bas ?

Elle accusa le coup et le fixa, songeuse, pendant un long moment.

— Voir une amie, répondit-elle finalement.

— Au beau milieu de la nuit et d’une enquête en cours ? Une enquête proche de son dénouement et qui demandait toute notre énergie ?

— C’était urgent.

— Qu’y avait-il de si urgent ?

— C’est difficile à expliquer.

— Pourquoi ? dit-il. Parce que je suis un homme, un macho de flic, et que tu es amoureuse d’une femme ?

Elle le défia du regard.

— Que sais-tu de ces choses-là ?

— Rien, en effet. Mais ce n’est pas moi qui risque d’être accusé d’un double meurtre. Et je ne suis pas ton ennemi, Irène. Ni le premier connard venu, borné, macho et homophobe. Alors, fais un effort.

Elle soutint son regard sans ciller.

— J’ai trouvé un mot en rentrant chez moi, la nuit dernière. Un mot de Zuzka, mon amie. Elle vient de Slovaquie. Elle avait décidé de prendre ses distances. Elle me reprochait d’être trop absorbée par mon travail, de la négliger, d’être là sans être là… Ce genre de choses. Tu es passé par là, j’imagine, puisque tu es divorcé — alors tu sais de quoi je parle. Il y a beaucoup de divorces et de séparations chez les flics, même chez les flics homosexuels. J’avais besoin d’une explication. Tout de suite. Je ne voulais pas qu’elle s’en aille comme ça, sans qu’on ait l’occasion de s’expliquer. Ça m’a paru insupportable, sur le moment. Alors, j’ai foncé au Pink Banana sans réfléchir. Zuzka est gérante là-bas.

— Il y a longtemps que vous êtes ensemble ?

— Dix-huit mois.

— Et tu es très amoureuse ?

— Oui.

— Revenons à l’accident. Ou plutôt au prétendu accident. Car il n’y a pas eu d’accident, n’est-ce pas ?

— Bien sûr que si ! Tu n’as pas vu ma tenue ? Et mes égratignures ? Où est-ce que tu crois que je me suis fait ça ?

— J’ai cru un moment que tu t’étais fait ça en sautant de la cabine du téléphérique, répondit-il. Après avoir poussé Perrault dans le vide, précisa-t-il.

Elle se tortilla sur sa chaise.

— Et tu ne le crois plus ?

— Non, puisque tu es innocente.

— Comment le sais-tu ?

— Parce que je crois que je sais qui c’est. Mais je crois aussi que, même si tu as bien eu un accident, tu ne me dis pas toute la vérité à son sujet.

Encore une fois, elle parut sidérée par sa perspicacité.

— Après l’accident, j’ai fait exprès d’arriver en retard, lâcha-t-elle. J’ai pris mon temps.

— Pour quelle raison ?

— Perrault : je voulais qu’il meure, ou plutôt je voulais laisser à l’assassin une petite chance de l’avoir.

Servaz resta un moment à la dévisager. Il hocha la tête.

— À cause de ce qu’ils t’ont fait, dit-il. Grimm, Chaperon, Mourrenx et lui.

Elle ne répondit pas mais elle acquiesça d’un hochement de tête.

— À la colonie, poursuivit-il.

Elle leva les yeux d’un air surpris.

— Non… bien plus tard… Je faisais mon droit à Pau, je suis tombée sur Perrault dans une fête de village, un week-end. Il… il s’est proposé pour me raccompagner… Grimm et Mourrenx nous attendaient au bout d’un chemin, à quelques kilomètres de la fête… Chaperon était absent cette nuit-la, je ne sais pas pourquoi. Pour cette raison, je n’ai fait le lien entre lui et les autres que quand tu as trouvé cette photo. Quand… quand j’ai vu que Perrault quittait la route et qu’il prenait ce chemin, j’ai tout de suite compris. J’ai voulu descendre mais il m’a frappée, encore et encore, en roulant puis à l’arrêt, en me traitant d’allumeuse, de salope. Je pissais le sang. Ensuite…

Elle se tut. Il hésita longtemps avant de poser la question :

— Pourquoi tu n’as pas… ?

— Porté plainte ? Je… je couchais avec pas mal de monde à l’époque. Des hommes, des femmes… Y compris une de mes profs à la fac, une femme mariée avec des gosses. Et mon père était gendarme. Je savais ce qui allait se passer : l’enquête, la boue, le scandale… J’ai pensé à mes parents, à la façon dont ils réagiraient, à mon frère et à ma belle-sœur aussi, qui ignoraient tout de ma vie privée…

C’était comme ça qu’ils avaient réussi à garder le secret si longtemps, se dit-il. Sa première intuition dans la maison de Chaperon était la bonne. Ils devaient tabler sur le fait que 90 % des victimes de viol ne portent pas plainte et, en dehors des ados de la colonie qui n’avaient jamais vu leur visage, ils choisissaient des proies exposées, que leur mode de vie non conformiste dissuaderait de toute façon de le faire. Des prédateurs intelligents… Mais transparents cependant aux yeux de leurs femmes, qui avaient fini par soupçonner quelque chose, par faire chambre à part, ou par les quitter.

Il repensa au directeur de la colonie, mort dans un accident de moto. Une mort qui tombait à pic, elle aussi.

— Tu te rends compte que tu as mis ma vie en danger ?

— Je suis désolée, Martin. Vraiment. Mais, pour l’instant, je suis surtout accusée de meurtre, corrigea-t-elle avec un petit sourire triste.

Elle avait raison. Il allait devoir jouer serré. Confiant ne lâcherait pas le morceau si facilement, maintenant qu’il avait une coupable idéale. Et c’était Servaz lui-même qui la lui avait servie !

— Là où ça se complique, dit-il, c’est quand tu profites de mon absence pour remonter la piste de Chaperon sans rien dire à personne.

— Je ne voulais pas le tuer… Je voulais juste… lui faire peur. Je voulais voir la terreur dans ses yeux comme il avait vu la terreur dans ceux de ses victimes et s’en était délecté. Je voulais mettre le canon d’une arme dans sa bouche, seuls tous les deux dans cette forêt, et qu’il croie jusqu’à l’ultime seconde sa dernière heure arrivée. Ensuite, je l’aurais arrêté.

Sa voix n’était plus qu’un mince filet de glace et, l’espace d’un instant, il se demanda s’il ne s’était pas trompé.

— Encore une question, dit-il. À quel moment as-tu compris ce qui se passait ?

Elle plongea son regard dans le sien.

— Dès le premier meurtre, j’ai eu un doute. Ensuite, quand Perrault est mort et que Chaperon s’est évanoui dans la nature, j’ai su que quelqu’un était en train de leur faire payer leurs crimes. Mais j’ignorais qui.

— Pourquoi avoir volé la liste des enfants ?

— Un réflexe idiot. J’étais dessus, j’étais dans ce carton. Et tu avais l’air de beaucoup t’intéresser à tout ce qui se trouvait dans ce fichu carton. Je ne voulais pas qu’on m’interroge, qu’on fouille dans mon passé.

— Une dernière question : pourquoi es-tu allée fleurir la tombe de Maud Lombard aujourd’hui ?

Irène Ziegler garda le silence un moment. Cette fois, elle n’afficha aucune surprise. Elle avait déjà compris qu’elle avait été filée toute la journée.

— Maud Lombard s’est suicidée elle aussi.

— Je sais.

— J’ai toujours su que, d’une manière ou d’une autre, elle avait été victime de ces prédateurs. Moi aussi, j’ai été tentée par cette solution à un moment donné. Pendant un temps, Maud et moi, nous avons fréquenté les mêmes soirées — avant que je parte à la fac, avant qu’elle ne croise la route de ces ordures. Nous étions assez proches, pas vraiment des amies, juste des connaissances, mais je l’aimais bien. C’était une fille indépendante et secrète, qui parlait peu mais qui essayait d’échapper à son milieu. Alors, chaque année, à la date anniversaire, je mets des fleurs sur sa tombe. Et là, avant d’arrêter le dernier de ces salauds encore vivant, j’ai voulu lui envoyer un petit signe.

— Pourtant Maud Lombard n’a jamais séjourné à la colonie.

— Et après ? Maud avait fugué plusieurs fois. Elle traînait souvent avec des gens pas très nets. Elle rentrait parfois tard. Elle a dû tomber sur eux, quelque part, comme moi.

Servaz réfléchissait à toute vitesse. Son hypothèse se précisait. Une solution inouïe… Il n’avait plus de questions. La tête lui tournait de nouveau. Il se massa les tempes et se leva péniblement.

— Il y a peut-être une hypothèse que nous n’avons pas envisagée, dit-il.

D’Humières et Confiant l’attendaient dans le couloir. Servaz marcha vers eux en luttant contre cette sensation que les murs et le sol bougeaient et qu’il allait perdre l’équilibre. Il se massa la nuque et respira un grand coup — mais cela ne suffit pas à chasser l’impression étrange que ses chaussures étaient remplies d’air.

— Alors ? dit la procureur.

— Je ne crois pas que ce soit elle.

— Quoi ? s’exclama Confiant. Vous plaisantez, j’espère !

— Je n’ai pas le temps de vous expliquer maintenant : il faut aller vite. En attendant, gardez-la au chaud si vous voulez. Où est Chaperon ?

— On essaye de lui faire avouer les viols des ados de la colonie, répondit d’Humières d’un ton glacé. Mais il refuse de dire quoi que ce soit.

— Il n’y a pas prescription ?

— Pas dans la mesure où des éléments nouveaux nous amènent à rouvrir l’enquête. Martin, j’espère que vous savez ce que vous faites.

Ils échangèrent un regard.

— Je l’espère aussi, dit-il.

La tête lui tournait de plus en plus, il avait mal au crâne. Il se dirigea vers l’accueil et demanda une bouteille d’eau, puis il avala l’un des comprimés que lui avait donnés Xavier avant de rejoindre sa Jeep sur le parking.

Comment leur parler de son hypothèse sans s’attirer les foudres du jeune juge et mettre la proc dans l’embarras ? Une question le préoccupait. Il voulait en avoir le cœur net avant d’abattre ses cartes. Et il avait besoin de l’avis de quelqu’un — quelqu’un qui lui dirait s’il était sur la bonne voie, quelqu’un qui lui dirait surtout jusqu’où il pouvait aller sans se brûler les ailes. Il regarda sa montre. 21 h 12.


L’ordinateur…

Elle l’alluma. Contrairement à celui de Xavier, il était verrouillé. Tiens, tiens… Elle consulta sa montre. Cela faisait déjà presque une heure qu’elle était dans ce bureau.

Problème : elle était loin d’avoir les compétences d’une pirate informatique. Durant dix bonnes minutes, elle se creusa la cervelle pour trouver un mot de passe et elle essaya d’écrire Julian Hirtmann et Lisa Ferney dans tous les sens mais aucune de ses piteuses tentatives ne voulut fonctionner. Elle replongea dans le tiroir où elle avait aperçu une chemise contenant des documents personnels et elle entra d’abord numéros de téléphone et de Sécurité sociale, à l’endroit et à l’envers, puis date de naissance, combinaison du premier et du deuxième prénom (le nom complet de l’infirmière chef était Élisabeth Judith Ferney), association des trois initiales et de la date de naissance… Sans succès. Merde !

Son regard tomba encore une fois sur la salamandre…

Elle tapa « salamandre », puis « erdnamalas ».

Rien…

Diane tourna son regard vers l’horloge dans le coin de l’écran. 21 h 28.

Elle regarda encore une fois l’animal. Prise d’une impulsion subite, elle le souleva et le retourna. Sur son ventre, il y avait une inscription « Van Cleef & Arpels, New York ». Elle entra les noms dans l’ordinateur. Rien… Merde ! C’est ridicule ! On dirait un de ces foutus films d’espionnage à la con ! Elle les inversa… Pas ça non plus… Tu t’attendais à quoi, ma vieille ? On n’est pas au cinéma ! En désespoir de cause, elle essaya rien que les initiales : VC&ANY. Rien. À l’envers donc : YNA&CV…

Tout à coup, l’écran se mit à clignoter avant de lui donner accès au système d’exploitation. Bingo ! Diane n’en croyait pas ses yeux. Elle attendit que le fond d’écran et toutes les icônes s’affichent.

La partie peut commencer… Mais l’heure tournait. 21 h 32.

Elle pria pour que Lisa Ferney fût vraiment sortie toute la nuit.


Les mails…

Une bonne centaine d’entre eux émanaient d’un mystérieux Démétrius.

Chaque fois, dans la colonne Subject s’affichait la mention : Encrypted e-mail…

Elle en ouvrit un mais elle ne récolta qu’une suite de signes incompréhensibles. Diane comprit ce qui se passait, cela lui était déjà arrivé à l’université : le certificat utilisé pour crypter le message avait expiré et, par conséquent, il n’était plus possible pour le destinataire de le décrypter.

Elle réfléchit à toute vitesse.

En général, pour éviter ce genre de problèmes, on conseillait au destinataire de sauvegarder tout de suite le contenu du message quelque part, par exemple en l’enregistrant au format HTML. C’est ce qu’elle aurait fait si elle avait été à la place de Lisa Ferney. Elle ouvrit « Mes documents » puis « Mes fichiers reçus » et elle le vit aussitôt. Un dossier baptisé « Démétrius ».

Lisa Ferney n’avait pas pris beaucoup de précautions : son ordinateur était déjà verrouillé et elle savait que personne n’aurait osé s’amuser à fouiller dedans, de toute façon.

Lisa,

Suis à New York jusqu’à dimanche. Central Park est tout blanc et il fait un froid polaire. C’est magnifique. Je pense à toi. Parfois, je me réveille au milieu de la nuit en sueur et je sais que j’ai rêvé de ton corps et de ta bouche. J’espère être à Saint-Martin dans dix jours.

Éric.

Lisa,

Je pars vendredi pour Kuala-Lumpur. Est-ce qu’on pourrait se voir avant ça ? Je ne bouge pas du château. Viens.

Éric.

Où es-tu Lisa ?

Pourquoi tu ne donnes pas de tes nouvelles ? Tu m’en veux encore pour la dernière fois ? J’ai un cadeau pour toi. Je l’ai acheté chez Boucheron. Très cher. Tu vas adorer.

Des lettres d’amour… Ou plutôt des mails… Il y en avait des dizaines… Peut-être même des centaines… Étalés sur plusieurs années…

Lisa Ferney les avait méticuleusement sauvegardés. Tous. Et tous étaient signés du même prénom. « Éric ». Éric voyageait beaucoup, Éric était riche, les désirs d’Éric étaient plus ou moins des ordres. Éric aimait les images frappantes et était un amant maladivement jaloux :

Les vagues de la jalousie déferlent sur moi et chacune me laisse plus pantelant que la précédente. Je me demande avec qui tu baises. Je te connais, Lisa : combien de temps tu peux rester sans un morceau de viande à te fourrer entre les cuisses ? Jure-moi qu’il n’y a personne.

Et parfois, quand ni les menaces ni les doléances ne fonctionnaient, Éric versait dans l’automortification complaisante :

Tu dois penser que je suis un sale con. Un sale enfoiré et un fumier. Je ne te mérite pas Lisa. J’ai eu tort de croire que je pouvais t’acheter avec mon sale fric. Pourras-tu me pardonner ?

Diane fit défiler la liste vers la fin, avançant dans le temps jusqu’à aujourd’hui. Elle s’aperçut que, dans les derniers mails, le ton avait changé. Il ne s’agissait plus seulement d’une histoire d’amour. Quelque chose d’autre était en train de se passer :

Tu as raison. Le moment est venu de passer à l’action. J’ai trop attendu : si nous ne le faisons pas maintenant, nous ne le ferons jamais. Je n’ai pas oublié notre pacte, Lisa. Et tu sais que je suis un homme de parole. Oh oui ! tu le sais…

Te voir si forte et si résolue me donne le courage, Lisa. Je crois que tu as raison : aucune justice au monde ne pourra nous rendre la paix. C’est à nous de le faire.

Nous avons attendu si longtemps. Et pourtant je crois que c’est le bon moment.

Brusquement, son doigt s’immobilisa sur la souris. Des pas dans le couloir… Elle retint sa respiration. Si la personne qui venait savait que Lisa était sortie, elle allait s’étonner de voir de la lumière sous sa porte.

Mais les pas passèrent sans s’arrêter…

Elle respira et continua de faire défiler les mails. Jurant à mi-voix. Elle se sentait de plus en plus frustrée. Jusqu’à présent, elle n’avait absolument rien de concret à part des allusions et des sous-entendus.

Encore cinq minutes et elle se tirerait d’ici. Elle ouvrit systématiquement les trente derniers mails.

Il faut qu’on parle, Lisa. J’ai un plan. Un plan terrible. Tu sais ce que c’est qu’un gambit, Lisa ? Aux échecs, un gambit est un sacrifice d’une pièce en début de partie pour obtenir un avantage stratégique. C’est ce que je m’apprête à faire. Le gambit d’un cheval. Mais ce sacrifice me brise le cœur.

Le cheval, pensa-t-elle, le souffle court.

Elle eut l’impression que son cœur allait jaillir de sa poitrine, qu’elle s’enfonçait dans les ténèbres tandis qu’elle ouvrait le mail suivant.

Tu as reçu la commande ? Tu es sûre qu’il ne va pas s’apercevoir que tu l’as passée en son nom ?

Les yeux écarquillés et la bouche sèche, Diane chercha la date. 6 décembre… La réponse ne figurait pas dans le dossier, pas plus que pour les autres mails, mais c’était inutile : la dernière pièce du puzzle venait de se mettre en place. Les deux hypothèses n’en faisaient plus qu’une désormais. Xavier enquêtait pour la bonne raison qu’il était innocent et qu’il ne savait rien : ce n’était pas lui qui avait passé la commande d’anesthésiques. C’était Lisa Ferney qui l’avait fait en son nom…

Diane se rejeta dans son fauteuil et réfléchit à ce que cela signifiait. La réponse était évidente. Lisa et un homme prénommé Éric avaient tué le cheval — et probablement aussi le pharmacien…

Au nom d’un pacte passé entre eux il y a longtemps — un pacte qu’ils avaient finalement décidé d’honorer…

Elle poursuivit à la hâte sa réflexion. Le temps pressait.

Avec ce qu’elle savait maintenant, elle avait assez d’éléments pour prévenir la police. Comment s’appelait ce flic qui était venu à l’Institut ? Servaz. Elle lança une impression du dernier mail sur la petite imprimante qui se trouvait sous le bureau, puis elle sortit son téléphone portable.


Dans la lueur des phares, les arbres surgissaient de la nuit comme une armée hostile. Cette vallée aimait les ténèbres, le secret ; elle détestait les fouineurs venus de l’extérieur. Servaz cligna des yeux, les globes oculaires douloureux, en fixant à travers le pare-brise la route étroite qui serpentait dans les bois. La migraine avait encore empiré, il avait l’impression que ses tempes allaient exploser. La tempête faisait rage, ses rafales chassaient les flocons en tous sens et la vitesse les précipitait vers la voiture, au passage de laquelle ils s’illuminaient comme de brèves comètes. Il avait mis Mahler à fond dans l’habitacle. La Sixième Symphonie. Elle accompagnait les hurlements du blizzard de ses accents pessimistes et terriblement prémonitoires.

Combien de temps avait-il dormi au cours des dernières quarante-huit heures ? Il était épuisé. Sans raison apparente, il repensa à Charlène. La pensée de Charlène, de sa tendresse dans la galerie, le réchauffa un peu. Son téléphone de voiture bourdonna…


— J’ai besoin de parler au commandant Servaz.

— De la part de qui ?

— Je m’appelle Diane Berg. Je suis psychologue à l’Institut Wargnier et je…

— On ne peut pas le joindre en ce moment, l’interrompit le gendarme à l’autre bout du fil.

— Mais je dois lui parler !

— Laissez-moi vos coordonnées, il vous rappellera.

— C’est urgent !

— Désolé, mais il est sorti.

— Vous pouvez peut-être me communiquer son numéro.

— Écoutez, je…

— Je travaille à l’Institut, dit-elle d’une voix aussi raisonnable et ferme que possible, et je sais qui a sorti l’ADN de Julian Hirtmann. Vous comprenez ce que ça signifie ?

Il y eut un long silence à l’autre bout.

— Vous pouvez répéter ?

Elle s’exécuta.

— Une minute. Je vous passe quelqu’un…

Trois sonneries puis :

— Capitaine Maillard, j’écoute…

— Écoutez, déclara-t-elle, je ne sais pas qui vous êtes mais j’ai besoin de parler de toute urgence au commandant Servaz. C’est extrêmement important.

— Qui êtes-vous ?

Elle se présenta pour la deuxième fois.

— Que lui voulez-vous, docteur Berg ?

— Cela concerne l’enquête sur ces morts à Saint-Martin. Comme je viens de vous le dire, je travaille à l’Institut — et je sais qui a sorti l’ADN d’Hirtmann…

Cette dernière information rendit son interlocuteur muet. Diane se demanda s’il avait raccroché.

— Très bien, dit-il finalement. Vous avez de quoi noter ? Je vous donne son numéro.


— Servaz, dit Servaz.

— Bonsoir, dit une voix féminine à l’autre bout de la ligne. Je m’appelle Diane Berg, je suis psychologue à l’Institut Wargnier. Vous ne me connaissez pas mais moi je vous connais : j’étais dans la pièce d’à côté quand vous vous êtes trouvé dans le bureau du Dr Xavier. Et j’ai entendu toute votre conversation.

Servaz faillit lui dire qu’il était pressé mais quelque chose dans le ton de cette femme et l’information comme quoi elle travaillait à l’Institut le retinrent de l’interrompre.

— Vous m’entendez ?

— Je vous écoute, dit-il. Que voulez-vous, madame Berg ?

— Mademoiselle. Je sais qui a tué le cheval. Et c’est très probablement la même personne qui a sorti l’ADN de Julian Hirtmann. Cela vous intéresse de savoir qui c’est ?

— Une minute, dit-il.

Il ralentit et se gara sur le bas-côté, au milieu des bois. Le vent tordait les arbres autour de lui. Des branches griffues s’agitaient dans la lueur des phares comme dans un vieux film expressionniste allemand.

— Allez-y. Racontez-moi tout.


— Vous dites que l’auteur des mails s’appelle Éric ?

— Oui. Vous savez qui c’est ?

— Je crois que oui.

Garé au bord de la route, au milieu de la forêt, il songeait à ce que cette femme venait de lui apprendre. L’hypothèse qu’il avait commencé à entrevoir après le cimetière, celle qui s’était précisée à la gendarmerie lorsque Irène Ziegler lui avait révélé que Maud avait sûrement été violée venait de trouver une nouvelle confirmation. Et quelle confirmation… Éric Lombard… Il repensa aux vigiles de la centrale, à leurs silences, à leurs mensonges. Dès le début, il avait eu la conviction qu’ils cachaient quelque chose. À présent, il savait qu’ils ne mentaient pas parce qu’ils étaient coupables — mais parce qu’on les avait forcés à le faire. Par un chantage ou parce qu’on avait acheté leur silence. Et vraisemblablement par les deux moyens à la fois. Ils avaient vu quelque chose mais ils avaient préféré se taire et mentir, au risque d’attirer les soupçons sur eux, parce qu’ils savaient qu’ils ne faisaient pas le poids.

— Il y a longtemps que vous fouinez comme ça, mademoiselle Berg ?

Elle mit un certain temps à répondre.

— Il n’y a que quelques jours que je suis à l’Institut, dit-elle.

— Ça pourrait être dangereux.

Nouveau silence. Servaz se demanda à quel point elle prenait des risques. Elle n’était pas flic, elle avait sûrement commis des erreurs. Et elle se trouvait dans un environnement intrinsèquement violent où tout pouvait arriver.

— Vous en avez parlé à quelqu’un d’autre ?

— Non.

— Écoutez-moi attentivement, dit-il, voilà ce que vous allez faire : vous avez une voiture ?

— Oui.

— Très bien. Quittez immédiatement l’Institut, prenez votre voiture et descendez à Saint-Martin avant que la tempête de neige ne vous en empêche. Rendez-vous à la gendarmerie et demandez à parler à Mme le procureur. Dites que vous venez de ma part. Et racontez-lui tout ce que vous venez de me dire. Vous avez compris ?

— Oui.

Il avait raccroché quand elle se souvint que sa voiture était en panne.


Les bâtiments du centre équestre apparurent dans la lueur des phares. Le centre était désert, obscur. Pas de chevaux ni de palefreniers à l’horizon. On avait fermé les box pour la nuit — ou pour l’hiver. Il se gara devant le grand bâtiment en brique et en bois, et descendit.

Il fut aussitôt cerné par les flocons, le vent gémissait de plus en plus fort dans les arbres. Servaz remonta son col et se dirigea vers l’entrée. Des chiens se mirent à aboyer et à tirer sur leurs chaînes dans le noir. Il y avait de la lumière derrière une fenêtre et il vit une silhouette s’en approcher et jeter un coup d’œil dehors.

Servaz pénétra dans le bâtiment dont la porte était entrebâillée et le couloir central éclairé. Une odeur de crottin l’assaillit aussitôt. Il aperçut sur sa droite un cheval et un cavalier qui évoluaient dans le grand manège, sous des rangées de lampes, malgré l’heure tardive. Marchand émergea de la première porte à gauche.

— Qu’est-ce qui se passe ? dit-il.

— J’ai quelques questions à vous poser.

Le régisseur lui montra une autre porte un peu plus loin. Servaz entra. Le même bureau plein de trophées, de livres sur le cheval et de classeurs que la dernière fois. Sur l’écran de l’ordinateur portable, une photo de cheval. Une bête magnifique au pelage bai. Peut-être Freedom. Marchand repassa devant lui et Servaz sentit une haleine parfumée au whisky. Une bouteille de Label 5 bien entamée traînait sur une étagère.

— C’est au sujet de Maud Lombard, dit-il.

Marchand lui lança un regard étonné et méfiant. Il avait les yeux un peu trop brillants.

— Je sais qu’elle s’est suicidée.

— Oui, dit le vieux patron d’écurie. Une sale histoire.

— De quelle façon ?

Il vit Marchand hésiter. Pendant un instant, l’homme regarda ailleurs avant de déplacer son regard vers Servaz. Il s’apprêtait à mentir.

— Elle s’est ouvert les veines…

— CONNERIES ! gueula Servaz très fort en empoignant brusquement le régisseur par le col. VOUS MENTEZ, MARCHAND ! ÉCOUTEZ : UNE PERSONNE INNOCENTE VIENT D’ÊTRE ACCUSÉE DES MEURTRES DE GRIMM ET DE PERRAULT ! SI VOUS NE ME DITES PAS LA VÉRITÉ TOUT DE SUITE, JE VOUS INCULPE POUR COMPLICITÉ DE MEURTRE ! DÉPÊCHEZ-VOUS DE RÉFLÉCHIR, JE N’AI PAS TOUTE LA NUIT ! ajouta-t-il en attrapant ses menottes, blême de fureur.

Le régisseur parut effrayé par cette colère aussi inattendue que violente. Puis il pâlit en entendant le cliquetis des bracelets. Ses yeux s’ouvrirent grand. Il sonda néanmoins le flic.

— C’est du bluff !

Un bon joueur de poker. Qui ne s’en laissait pas conter. Servaz l’attrapa par le poignet et le fit brutalement pivoter.

— Qu’est-ce que vous faites ? demanda Marchand, abasourdi.

— Je vous avais prévenu.

— Vous n’avez aucune preuve !

— Combien d’accusés sans preuves croupissent dans les prisons en préventive, d’après vous ?

— Attendez ! Vous ne pouvez pas faire ça ! protesta le régisseur, soudain paniqué. Vous n’avez pas le droit !

— Je vous préviens : il y a des photographes devant la gendarmerie, mentit Servaz en l’entraînant vivement vers la porte. Mais on vous mettra une veste sur la tête en sortant de la voiture. Vous n’aurez qu’à regarder le sol et vous laisser guider.

— Attendez, attendez ! Merde, attendez !

Mais Servaz l’entraînait fermement, à présent. Ils étaient déjà dans le couloir. Le vent hurlait dehors, des flocons entraient par la porte ouverte.

— D’accord ! D’accord ! J’ai menti. Enlevez-moi ça !

Servaz s’interrompit. Le cavalier les observait depuis le manège, à l’arrêt.

— La vérité d’abord, murmura Servaz à son oreille.

— ELLE S’EST PENDUE ! À la balançoire qui se trouvait dans le parc du château, putain !

Servaz retint son souffle. Pendue… On y était… Il défit les menottes. Par réflexe, Marchand se frotta les poignets.

— Je n’oublierai jamais ça, dit-il, la tête basse. C’était un crépuscule d’été… Elle avait mis une robe blanche presque transparente. Elle flottait comme un fantôme au-dessus de la pelouse, la nuque brisée, dans le soleil couchant… J’ai encore cette image devant les yeux… Presque chaque soir…

Un été… Comme les autres, elle avait choisi cette saison pour mettre fin à ses jours… Une robe blanche : Cherchez le blanc, avait dit Propp…

— Pourquoi avoir menti ?

— À la demande de quelqu’un, bien sûr, dit Marchand en baissant les yeux. Ne me demandez pas quelle différence ça fait, je n’en sais rien. Le patron voulait pas que ça se sache.

— Une grande différence, répondit Servaz en se dirigeant vers la sortie.


Espérandieu venait d’éteindre son ordinateur quand le téléphone sonna. Il soupira, regarda l’heure — 22 h 40 — et décrocha. Il se redressa imperceptiblement en reconnaissant la voix de Luc Damblin, son contact à Interpol. Il avait attendu ce coup de fil depuis qu’il était rentré à Toulouse et il commençait à désespérer.

— Tu avais raison, dit Damblin sans préambule. C’était bien lui. Tu travailles sur quoi au juste ? J’ignore ce qui se passe mais, bon sang, j’ai l’impression que tu as ferré un gros poisson. Tu ne veux pas m’en dire plus ? Qu’est-ce qu’un type comme lui a à voir avec une enquête de la crim ?

Espérandieu faillit en tomber de sa chaise. Il avala sa salive et se redressa.

— Tu en es sûr ? Ton type au FBI a confirmé ? Raconte-moi comment il a eu l’information.

Au cours des cinq minutes qui suivirent, Luc Damblin le lui expliqua en détail. Putain de Dieu ! songea Espérandieu quand il eut raccroché. Cette fois, il fallait qu’il prévienne Martin. Tout de suite !


Servaz avait l’impression que les éléments se liguaient contre lui. Les flocons tourbillonnaient dans la lueur des phares et les troncs des arbres commençaient à blanchir côté nord. Une vraie tempête de neige… Justement cette nuit-là… Il se demanda avec appréhension si cette psy avait réussi à descendre à Saint-Martin, si la route n’était pas déjà trop mauvaise là-haut. Quelques minutes plus tôt, en sortant du centre équestre, il avait passé un ultime coup de fil.

— Allô ? avait dit la voix au bout du fil.

— Il faut que je te voie. Ce soir. Et j’ai un peu faim. Il n’est pas trop tard ?

Un rire à l’autre bout. Mais le rire s’était arrêté brusquement.

— Il y a du nouveau ? avait demandé Gabriel Saint-Cyr sans cacher son intense curiosité.

Je sais qui c’est.

— Vraiment ?

— Oui. Vraiment.

Un silence à l’autre bout.

— Et tu as une commission rogatoire ?

— Pas encore. Je voudrais ton avis d’abord.

— Qu’as-tu l’intention de faire ?

— D’abord éclaircir certains points légaux avec toi. Ensuite passer à l’action.

— Tu ne veux pas me dire qui c’est ?

— D’abord on dîne, ensuite nous parlerons.

De nouveau, le petit rire à l’autre bout du fil.

— J’avoue que tu me mets l’eau à la bouche. Viens. Il me reste du poulet, si j’ose dire.

— J’arrive, dit Servaz, et il raccrocha.

Les fenêtres du moulin ruisselaient de chaleur et de lumière dans la tempête quand il gara sa Jeep près du torrent. Servaz n’avait pas croisé le moindre véhicule en venant, ni un seul piéton. Il verrouilla la Cherokee et se hâta vers le petit pont, courbé en deux contre les bourrasques chargées de flocons. La porte s’ouvrit aussitôt. Une bonne odeur de poulet rôti, de feu, de vin et d’épices. Saint-Cyr lui prit sa veste et l’accrocha au portemanteau, puis il lui montra le salon en contrebas.

— Un verre de vin chaud pour commencer ? Le poulet sera cuit dans vingt minutes. Comme ça, on va pouvoir parler.

Servaz regarda sa montre. 22 h 30. Les heures à venir allaient être décisives. Il devait avancer chaque pion en pensant plusieurs coups à l’avance, mais avait-il seulement les idées assez claires ? Le vieux juge, avec son expérience, allait l’aider à ne pas commettre d’impair. L’adversaire était redoutable. Il s’engouffrerait dans la moindre faille juridique. Il avait aussi terriblement faim ; l’odeur du poulet en train de cuire lui donnait des crampes d’estomac.

Une grande flambée crépitait dans la cheminée. Comme la dernière fois, les flammes peuplaient les murs et les poutres du plafond d’ombres et de lueurs. Le craquement des bûches, les miaulements du vent dans le conduit de la cheminée et le bruit du torrent emplissaient la pièce. Pas de Schubert, cette fois. De toute évidence, Saint-Cyr ne voulait pas perdre une miette de ce que Servaz avait à lui dire.

Il y avait deux verres ballon à moitié pleins d’un vin couleur rubis sur un guéridon, entre deux fauteuils à oreilles poussés devant la cheminée. Le vin fumait.

— Assieds-toi, dit le juge en lui montrant l’un des fauteuils.

Servaz prit le verre le plus proche. Il était chaud. Il le fit tourner dans sa main et huma les effluves aromatiques qui s’en dégageaient. Il crut sentir de l’orange, de la cannelle et de la noix muscade.

— Vin chaud aux épices, dit Saint-Cyr. Revigorant et calorifique par une soirée comme celle-ci. Et surtout excellent contre la fatigue. Ça va te donner un coup de fouet. La nuit risque d’être longue, pas vrai ?

— Ça se voit tant que ça ? demanda Servaz.

— Quoi donc ?

— La fatigue.

Le regard du juge s’attarda sur lui.

— Tu as l’air épuisé.

Servaz but. Il fit la grimace en se brûlant la langue. Mais un puissant goût de vin et d’herbes emplit sa bouche et son gosier. Saint-Cyr avait disposé de petits morceaux de pain d’épice dans une coupelle sur le guéridon pour accompagner le vin chaud. Servaz en avala un, puis un autre. Il était affamé.

— Alors ? dit Saint-Cyr. Tu me racontes ? Qui est-ce ?


— Vous êtes sûr ? demanda Cathy d’Humières dans le haut-parleur.

Espérandieu regarda le bout de ses Converse posées sur son bureau du boulevard Embouchure.

— La personne qui m’a transmis l’information est formelle. Elle travaille au siège d’Interpol à Lyon. Il s’agit de Luc Damblin. Il a pu joindre un de ses contacts au FBI. Et il est sûr à 200 %.

— Bonté divine ! s’exclama la procureur. Et vous n’avez pas réussi à joindre Martin, c’est ça ?

— J’ai essayé deux fois. Chaque fois, il était en ligne. Je tombe sur son répondeur. Je vais réessayer dans quelques minutes.

Cathy d’Humières consulta la montre Chopard en or jaune que lui avait offerte son communicant de mari pour leurs vingt ans de mariage : 22 h 50. Elle soupira.

— Je voudrais que vous fassiez quelque chose pour moi, Espérandieu. Rappelez-le. Encore et encore. Quand vous l’aurez, dites-lui que j’aimerais bien retrouver mon lit avant l’aube et que nous n’allons pas passer la nuit à l’attendre !

À l’autre bout du fil, Espérandieu exécuta un salut militaire.

— Très bien, madame.


Irène Ziegler écoutait le vent de l’autre côté de la fenêtre à barreaux. Une vraie tempête de neige. Elle décolla l’oreille de la cloison. La voix de d’Humières. Sans doute pour des questions de coûts de construction, les cloisons étaient aussi minces que du carton à l’intérieur de cette gendarmerie — comme dans des centaines d’autres.

Ziegler avait tout entendu. Apparemment, Espérandieu avait reçu une information capitale. Une information qui changeait radicalement le cours de l’enquête. Ziegler avait cru comprendre de quoi il s’agissait. Quant à Martin, il s’était évanoui dans la nature. Elle crut deviner où il se trouvait, il était allé quérir quelques conseils avant de passer à l’action… Elle cogna à la porte, qui s’ouvrit presque aussitôt.

— J’ai besoin d’aller aux toilettes, dit-elle.

Le planton referma la porte. Elle se rouvrit sur une jeune femme en uniforme, qui lui lança un coup d’œil suspicieux.

— Suivez-moi, capitaine. Pas de blague.

Ziegler se leva, ses poignets menottés devant elle.

— Merci, dit-elle. Je voudrais aussi parler au procureur. Dites-le-lui. Dites-lui que c’est important.


Le vent mugissait dans le conduit de la cheminée et il rabattait les flammes. Servaz était au bord de l’épuisement. Il reposa le verre et s’aperçut que sa main tremblait. Il la ramena vers lui de peur que Saint-Cyr ne surprenne le tremblement. Le goût du vin et des herbes était agréable dans sa bouche mais il avait un arrière-goût amer. Il se sentait gris, ce n’était pas le moment. Il se dit qu’il n’allait boire que de l’eau pendant la demi-heure à venir et qu’il demanderait ensuite un café serré.

— Ça n’a pas l’air d’aller fort, dit le juge en reposant son verre et en l’observant attentivement.

— J’ai connu mieux mais ça ira.

En vérité, il ne se souvenait pas d’avoir jamais été dans un tel état d’épuisement et de nervosité : brisé de fatigue, la tête dans du coton, en proie à des vertiges — et pourtant sur le point de résoudre l’enquête la plus bizarre de toute sa carrière.

— Donc, tu ne penses pas qu’Irène Ziegler soit coupable ? reprit le juge. Pourtant, toutes les apparences sont contre elle.

— Je sais. Mais il y a un élément nouveau.

Les sourcils du juge formèrent un accent circonflexe.

— J’ai reçu un coup de fil d’une psy qui travaille à l’Institut Wargnier ce soir.

— Et ?

— Elle s’appelle Diane Berg, elle vient de Suisse. Elle n’est pas là-haut depuis longtemps. Apparemment, elle a trouvé qu’il se passait des choses bizarres et elle a mené sa petite enquête dans son coin, à l’insu de tout le monde. C’est comme ça qu’elle a découvert que l’infirmière chef de l’Institut s’est procuré des anesthésiques pour chevaux… et aussi qu’elle est la maîtresse d’un certain Éric, un homme très riche et qui voyage beaucoup si l’on en croit les mails qu’il lui écrit.

— Comment cette psy a-t-elle fait pour découvrir tout ça ? demanda le juge, sceptique.

— C’est une longue histoire.

— Et donc, cet Éric, tu crois que c’est… ? Mais il était aux États-Unis la nuit où le cheval a été tué…

— Un alibi parfait, commenta Servaz. Et puis, qui aurait soupçonné la victime d’être aussi le coupable ?

— Cette psy… c’est elle qui t’a contacté ? Et tu la crois ? Tu es sûr qu’elle est digne de confiance ? L’Institut, ça doit être un endroit très usant pour les nerfs quand on n’est pas habitué.

Servaz regarda Saint-Cyr. Il eut un instant de doute. Et si le juge avait raison ?

— Tu te rappelles quand tu m’as dit que tout ce qui se passait dans cette vallée prenait racine dans le passé ? dit le policier.

Le juge hocha la tête en silence.

— Tu m’as dit toi-même que la sœur d’Éric Lombard, Maud, s’est suicidée à l’âge de vingt et un ans.

— C’est exact, dit Saint-Cyr, sortant de son mutisme. Tu crois donc que ce suicide a un rapport avec les suicidés de la colonie ? Elle n’y a jamais séjourné.

— Tout comme deux des suicidés, répondit Servaz. Comment a-t-on retrouvé Grimm et Perrault ? demanda-t-il, tandis que son cœur se mettait à palpiter sans raison.

— Pendus.

— Exact. Quand je t’ai demandé comment la sœur d’Éric Lombard s’était suicidée, tu m’as répondu qu’elle s’était ouvert les veines. Ça, c’est la version officielle. Or j’ai découvert ce soir qu’en vérité elle s’est pendue, elle aussi. Pourquoi Lombard a-t-il menti là-dessus ? Sinon pour éviter qu’on établisse un rapport direct entre le suicide de Maud et les meurtres ?

— Cette psy, elle en a parlé à quelqu’un d’autre ?

— Non, je ne crois pas. Je lui ai conseillé de se rendre à Saint-Martin et de contacter Cathy d’Humières.

— Tu crois donc… ?

— Je crois qu’Éric Lombard est l’auteur des meurtres de Grimm et de Perrault, articula Servaz. (Il eut l’impression que sa langue collait à son palais, que les muscles de ses mâchoires durcissaient.) Je crois qu’il se venge de ce qu’ils ont fait à sa sœur, une sœur qu’il adorait, et qu’il leur impute, à juste titre, le suicide de celle-ci et de sept autres jeunes gens victimes du quatuor Grimm-Perrault-Chaperon-Mourrenx. Je crois qu’il a élaboré un plan machiavélique pour faire justice lui-même tout en éloignant les soupçons de sa personne, avec l’aide d’une complice à l’Institut Wargnier, et peut-être d’un autre au centre équestre.

Il regarda sa main gauche. Elle tressautait sur l’accoudoir. Il essaya de l’immobiliser. En vain. En relevant la tête, il surprit le regard de Saint-Cyr posé dessus.

— Lombard est un homme extrêmement intelligent : il a compris que, tôt ou tard, ceux qui enquêteraient sur les meurtres risquaient de faire le lien avec la vague de suicides d’adolescents quinze ans plus tôt, y compris celui de sa sœur. Il a dû se dire que le meilleur moyen d’éloigner les soupçons de sa personne était de s’inclure lui-même dans le rang des victimes. Il fallait donc que d’emblée le premier crime le prenne pour cible. Mais comment faire ? Il n’était pas question pour lui de tuer un innocent. À un moment donné, il a dû avoir une illumination : tuer un être auquel il tenait plus que tout, un crime dont personne ne pourrait le soupçonner : son cheval favori. Il est probable qu’il ne s’y soit résolu que la mort dans l’âme. Mais quel meilleur alibi que ce massacre survenu pendant qu’il était soi-disant aux États-Unis ? C’est pour ça que les chiens du centre n’ont pas aboyé. Que le cheval n’a pas henni. Peut-être même qu’il a un autre complice au centre, en plus de l’infirmière chef à l’Institut. Car il a fallu au moins deux personnes pour transporter le cheval là-haut. Et l’alarme du centre n’a pas fonctionné. Cependant, comme pour Grimm et Perrault, et aussi pour être sûr que Freedom ne souffrirait pas, il n’aurait laissé à personne d’autre le soin de tuer l’animal. Ce n’est pas le genre de la maison : Éric Lombard est un athlète, un aventurier, un guerrier — habitué aux défis les plus extrêmes et à prendre ses responsabilités. Et il n’a pas peur de se salir les mains.

Était-ce l’épuisement ? le manque de sommeil ? Il lui sembla que sa vue commençait à se brouiller, comme s’il portait tout à coup des lunettes à la correction inadaptée.

— Je crois aussi que Lombard ou un de ses hommes de main ont fait chanter les deux vigiles de la centrale. Sans doute en les menaçant de les renvoyer en prison ou en achetant leur silence. Par ailleurs, Lombard a dû très vite comprendre que l’hypothèse Hirtmann ne tiendrait pas longtemps. Mais cela ne devait pas le gêner : ce n’était qu’un premier rideau de fumée. À la limite, le fait que nous remontions à la vague de suicides quinze ans auparavant ne le gênait pas non plus, au contraire : cela multipliait les pistes. Le coupable pouvait être n’importe lequel des parents, voire même un des ados que les membres du quatuor avaient violés devenu adulte. Je me demande s’il savait pour Ziegler : qu’elle avait séjourné elle aussi à la colonie. Et qu’elle pouvait faire un suspect idéal. Ou si c’est une simple coïncidence.

Saint-Cyr se taisait, concentré et morne. Servaz essuya la sueur qui lui coulait dans les yeux d’un revers de manche.

— En définitive, il devait se dire que même si tout ce qu’il avait imaginé ne fonctionnait pas exactement comme il l’avait prévu, il avait tellement embrouillé les cartes qu’il serait presque impossible de démêler la vérité, et de remonter jusqu’à lui.

— Presque, dit Saint-Cyr avec un sourire triste. Mais c’était sans compter avec quelqu’un comme toi, bien entendu.

Servaz remarqua que le ton du juge avait changé. Il remarqua aussi que le vieil homme lui souriait d’une façon à la fois admirative et ambiguë. Il essaya de bouger sa main, elle ne tremblait plus. Mais son bras lui parut tout à coup lourd comme du plomb.

— Tu es un enquêteur remarquable, apprécia Saint-Cyr d’une voix glacée. Si j’avais eu quelqu’un comme toi sous mes ordres, qui sait combien d’affaires classées faute d’éléments probants j’aurais résolues ?

Le portable se mit à sonner dans la poche de Servaz. Il voulut l’attraper mais son bras était comme moulé dans du ciment à prise rapide. Il mit un temps infini à déplacer sa main de quelques centimètres à peine ! Le portable sonna longuement, déchirant le silence qui s’était installé entre les deux hommes — puis la messagerie se déclencha et il se tut. Le regard du juge était braqué sur lui.

— Je… je… me… sens… BIZARRE…, bafouilla Servaz en laissant retomber son bras.

Merde ! Qu’est-ce qui lui arrivait ? Ses mâchoires durcissaient ; il avait le plus grand mal à articuler. Il essaya de se lever, se hissant à bout de bras sur les accoudoirs. La pièce se mit aussitôt à tanguer. Vidé de ses forces, il s’effondra dans son fauteuil. Il crut entendre Saint-Cyr dire : « Mettre Hirtmann dans le coup a été une erreur… » Il se demanda s’il avait bien entendu. Il tendit son cerveau embrumé, essayant de se concentrer sur les mots qui sortaient de la bouche du juge :

— … prévisible : l’ego du Suisse a pris le dessus, comme il fallait s’y attendre. Il a tiré les vers du nez à Élisabeth en échange de son ADN et il t’a ensuite aiguillé sur la piste de ces adolescents rien que pour le plaisir de montrer que c’était lui qui menait le jeu. Cela flattait son orgueil. Son immense vanité. Il faut croire que tu lui as tapé dans l’œil.

Servaz fronça vaguement les sourcils. Était-ce bien Saint-Cyr qui était en train de parler ? L’espace d’un instant, il crut voir Lombard en face de lui. Puis il cligna des paupières pour chasser la sueur qui lui brûlait les yeux et il vit que c’était bien le juge, toujours assis à la même place. Saint-Cyr sortit un téléphone portable de sa poche et il composa un numéro.

— Lisa ? C’est Gabriel… Apparemment, ta petite fouineuse n’en a parlé à personne d’autre. Elle a juste eu le temps de prévenir Martin. Oui, j’en suis sûr… Oui, j’ai la situation bien en main…

Il raccrocha et reporta son attention sur Servaz.

— Je vais te raconter une histoire, dit-il (Servaz eut l’impression que sa voix lui parvenait depuis le fond d’un tunnel). L’histoire d’un petit garçon qui était le fils d’un homme tyrannique et violent. Un petit garçon très intelligent, un merveilleux petit garçon. Quand il venait nous voir, il avait toujours avec lui un bouquet de fleurs cueillies sur le bord du chemin ou des galets ramassés au bord du torrent. Nous n’avions pas d’enfants, ma femme et moi. Autant dire que l’arrivée d’Éric dans notre vie fut un don du ciel, un rayon de soleil.

Saint-Cyr eut un geste qui sembla destiné à tenir le souvenir à distance, à ne pas céder à l’émotion.

— Mais il y avait un nuage dans ce ciel bleu. Le père d’Éric, le célèbre Henri Lombard, faisait régner la terreur autour de lui, dans ses usines comme dans sa maison : le château que tu connais. Autant par moments il pouvait se montrer aimant et affectueux avec ses enfants, autant à d’autres il les terrorisait par ses crises de fureur, ses cris — et les coups qu’il faisait pleuvoir sur leur mère. Inutile de dire qu’Éric comme Maud étaient profondément perturbés par l’atmosphère qui régnait au château.

Servaz tenta de déglutir sans y parvenir. Il essaya de bouger. De nouveau, le téléphone sonna longuement dans sa poche puis se tut.

— À cette époque, nous habitions une maison dans les bois non loin du manoir, au bord de ce même torrent, ma femme et moi, poursuivit Saint-Cyr sans s’en préoccuper. Henri Lombard avait beau être tyrannique, soupçonneux, paranoïaque et pour tout dire fou, il n’a jamais entouré le domaine de clôtures, de barbelés et de caméras comme il l’est aujourd’hui. Ce n’était pas dans les mœurs de l’époque. Il n’y avait pas toutes ces menaces et tous ces crimes. Quoi qu’on dise, on vivait dans un monde encore humain. Bref, notre maison était un refuge pour le jeune Éric et il y passait souvent des après-midi entiers. Quelquefois, il amenait Maud, une belle enfant au regard triste, qui ne souriait presque jamais. Éric l’aimait beaucoup. À dix ans déjà, il semblait s’être mis en tête de la protéger.

Il observa une courte pause.

— J’avais une vie professionnelle accaparante et je n’étais pas souvent là mais, à partir du moment où Éric est entré dans nos vies, j’ai essayé de m’octroyer des moments de liberté chaque fois que je le pouvais. J’étais toujours heureux quand je le voyais apparaître sur le chemin qui menait du château à la maison, seul ou traînant sa sœur derrière lui. En vérité, j’ai rempli le rôle que son père n’a pas rempli. J’ai élevé cet enfant comme le mien. C’est ma plus grande fierté. Ma plus grande réussite. Je lui ai tout appris de ce que je savais. C’était un enfant extraordinairement réceptif. Et qui vous rendait au centuple ce que vous lui donniez. Vois ce qu’il est devenu aujourd’hui ! Pas seulement grâce à l’empire dont il a hérité. Non. Grâce à mes leçons, grâce à notre amour.

Servaz s’aperçut avec stupeur que le vieux juge pleurait, les larmes ruisselaient sur ses joues ravinées.

— Et puis, il y a eu cette histoire. Je me souviens du jour où on a trouvé Maud pendue à cette balançoire. À partir de là, Éric n’a plus jamais été le même. Il s’est refermé sur lui-même, il est devenu plus sombre, plus dur. Il s’est blindé. J’imagine que cela a dû le servir dans ses affaires. Mais ce n’était plus le Éric que j’avais connu.

— QU’EST-CE… QUI… EST ARRIVÉ… à… ?

— À Maud ? Éric ne m’a pas tout dit, mais je crois qu’elle a croisé le chemin de ces ordures.

— Non… ensuite…

— Les années ont passé. Quand Maud s’est tuée, Éric venait d’hériter de l’empire, son père était mort l’année précédente. Il s’est retrouvé accaparé par son travail, un jour à Paris, l’autre à New York ou à Singapour. Il n’avait plus une minute à lui. Puis, les interrogations et les doutes sur la mort de sa sœur sont revenus. Je l’ai compris quand il est venu me voir et qu’il a commencé à me poser des questions, il y a quelques années. Il s’était mis en tête de découvrir la vérité. Il a engagé un cabinet d’enquêteurs privés. Des gens pas trop regardants sur la méthode et sur l’éthique — et dont il pouvait acheter très cher le silence. Ils ont dû refaire peu ou prou le chemin que tu as parcouru, et découvrir la vérité sur les quatre hommes… À partir de là, Éric pouvait aisément imaginer ce qui était arrivé à sa sœur et à d’autres femmes avant elle. Il a décidé de faire justice lui-même. Il en avait les moyens. Il était bien placé pour n’avoir qu’une confiance limitée dans la justice de son pays. Il a aussi trouvé une aide précieuse en la personne d’Élisabeth Ferney. Sa maîtresse. Il se trouve que Lisa a grandi dans la région et qu’elle n’est pas seulement amoureuse d’Éric Lombard. Elle aussi a été la victime du quatuor.

La lueur des chandelles et des lampes blessait les yeux de Servaz. Il était trempé de sueur.

— Je suis vieux, mon temps tire à sa fin, dit Saint-Cyr. Un an, cinq ans, dix ans : qu’est-ce que ça change ? Ma vie est derrière moi. Le temps qui me reste ne sera de toute façon qu’une longue attente de la fin. Pourquoi ne pas l’écourter si ma mort peut servir à quelque chose ou à quelqu’un ? Quelqu’un d’aussi brillant et d’aussi important qu’Éric Lombard.

Servaz sentit la panique le gagner. Son cœur palpitait si fort qu’il était persuadé qu’il allait faire une crise cardiaque. Mais il n’arrivait toujours pas à bouger. Et la pièce était complètement floue, à présent, autour de lui.

— Je vais laisser une lettre disant que c’est moi qui ai commis ces crimes, annonça Saint-Cyr d’une voix étonnamment calme et ferme. Pour que justice soit enfin rendue. Beaucoup de gens savent à quel point l’affaire des suicidés m’a obsédé. Cela n’étonnera donc personne. Je dirai que j’ai tué le cheval parce que je croyais qu’Henri, le père d’Éric, avait aussi participé aux viols. Et que je t’ai tué toi parce que tu m’avais démasqué. Après quoi, j’ai compris que la situation était sans issue et, pris de remords, j’ai jugé préférable de me dénoncer avant de me donner la mort. Une très belle lettre, émouvante et digne : je l’ai déjà rédigée.

Il l’agita sous le nez de Servaz. Pendant un instant, la terreur qui s’était emparée de celui-ci chassa les brumes de son cerveau et le réveilla un peu.

— Ça ne… ser… SER… VIRA à rien… Diane BERG… a preuves… cul… pabi… lité… PARLE… à Ca-THY… D’HU… D’UMIÈRES…

— D’autre part, poursuivit Gabriel Saint-Cyr imperturbablement, cette psy va être trouvée morte cette nuit. Après enquête, on découvrira dans ses papiers la preuve formelle qu’elle n’est venue de Suisse que dans un seul but : aider son compatriote Julian Hirtmann, son ancien amant, à s’évader.

— Pour… QUOI… FAIS… tu… ça ?

— Je te l’ai dit : Éric est ma plus grande fierté. C’est moi qui l’ai élevé. Moi qui l’ai fait ce qu’il est aujourd’hui. Un homme d’affaires brillant mais aussi un homme droit, exemplaire… Le fils que je n’ai jamais eu…

— Est… impliqué… dans des… des… malversations… de la… corr… CORRUPTION… ex… ploite… des enf… EN-FANTS…

— TU MENS ! cria Saint-Cyr en se dressant d’un bond hors de son fauteuil.

Une arme dans sa main… Un pistolet automatique

Servaz écarquilla les yeux. Aussitôt, la sueur coulant de ses sourcils lui brûla la cornée. Il lui sembla que la voix de Saint-Cyr, les sons et les odeurs étaient beaucoup trop nets. Tous ses sens étaient submergés par des sensations paroxystiques qui mettaient ses nerfs à vif.

— Les hallucinogènes, dit Saint-Cyr en souriant de nouveau. Tu n’imagines pas toutes les possibilités qu’ils offrent. Rassure-toi : la drogue que tu as avalée à chacun des repas que je t’ai préparés n’était pas mortelle. Son but était juste d’affaiblir tes capacités intellectuelles et physiques et de rendre tes réactions suspectes aux yeux d’un certain nombre de gens comme à tes propres yeux. Quant à celle que j’ai mise dans le vin, elle va te paralyser pendant un moment. Mais tu n’auras pas l’occasion de te réveiller : tu seras mort avant. Vraiment navré d’en venir à cette extrémité, Martin : tu es certainement la personne la plus intéressante que j’ai rencontrée depuis longtemps.

Servaz avait la bouche ouverte comme un poisson sorti de l’eau. Il fixa Saint-Cyr stupidement, de ses grands yeux écarquillés. Soudain, la colère le prit : à cause de cette foutue drogue, il allait mourir avec une tête d’idiot !

— Moi qui ai passé ma vie à lutter contre le crime, je vais la finir dans la peau d’un meurtrier, dit le juge d’un ton amer. Mais tu ne me laisses pas le choix : Éric Lombard doit rester libre. Cet homme a plein de projets. Grâce aux associations qu’il finance, des enfants peuvent manger à leur faim, des artistes peuvent travailler, des étudiants reçoivent des bourses… Je ne vais pas laisser un petit flic briser la vie d’un des hommes les plus brillants de son temps. Qui n’a fait de surcroît que rendre la justice à sa façon, dans un pays où ce mot a été depuis longtemps vidé de son sens.

Servaz se demanda s’ils parlaient bien du même homme : celui qui avait tout fait avec les autres grandes firmes pharmaceutiques pour empêcher les pays d’Afrique de fabriquer des médicaments contre le sida ou la méningite, celui dont les sous-traitants avaient été encouragés à exploiter les femmes et les enfants d’Inde ou du Bangladesh, celui dont les avocats avaient racheté Polytex pour ses brevets avant de licencier ses ouvriers. Qui était le vrai Éric Lombard ? L’homme d’affaires cynique et sans scrupules ou le mécène et le philanthrope ? Le jeune garçon qui protégeait sa petite sœur ou le requin exploiteur de la misère humaine ? Il n’était plus capable de penser clairement.

— Moi… cette PSY… articula-t-il. MEUR-TRES… Tu… reNIES… tous… tes… princip… finir ta vie… dans peau d’un… MEUR-TRIER…

Il vit l’ombre d’un doute passer sur le visage du juge. Saint-Cyr secoua la tête énergiquement, comme pour le chasser.

— Je pars sans regrets. C’est vrai : je n’ai jamais transigé avec certains principes, tout au long de ma vie. Or, ces principes sont aujourd’hui foulés aux pieds. La médiocrité, la malhonnêteté et le cynisme sont devenus la règle. Les hommes d’aujourd’hui veulent être comme des enfants. Irresponsables. Stupides. Criminels. Des imbéciles sans aucune moralité… Bientôt, nous serons balayés par une vague de barbarie sans précédent. On en voit déjà les prémices. Et franchement, qui viendra pleurer sur notre sort ? Nous gaspillons par égoïsme et par cupidité l’héritage de nos aïeux. Seuls quelques hommes comme Éric surnagent encore au milieu de cette fange…

Il agita l’arme devant le nez de Servaz. La colère montait dans le corps de celui-ci cloué à son fauteuil, comme un antidote au poison qui passait de son estomac à ses veines. Servaz s’élança. À peine eut-il réussi à décoller du fauteuil qu’il comprit que sa tentative serait vaine. Ses jambes se dérobèrent sous lui, Saint-Cyr s’écarta et le regarda tomber et heurter un guéridon, renversant au passage un vase et une lampe — dont l’éclair aveuglant lui fouetta les nerfs optiques, tandis que le vase se fracassait sur le sol. Servaz se retrouva allongé à plat ventre sur le tapis persan ; la lumière de la lampe qui gisait près de son visage lui brûlait la rétine. Il s’était ouvert le front contre le guéridon et le sang coulait dans ses sourcils.

— Allons, Martin, c’est inutile, dit Saint-Cyr d’un ton indulgent.

Il se remit péniblement sur les coudes. La rage brûlait en lui comme une braise. La lumière l’aveuglait. Des taches noires dansaient devant ses yeux. Il ne voyait plus que des ombres et des lueurs.

Il rampa lentement vers le juge et tendit une main vers la jambe de son pantalon mais Saint-Cyr recula. Servaz voyait les flammes dans la cheminée entre les jambes du juge. Elles l’éblouissaient. Puis tout alla très vite.

— Posez cette arme ! dit sur sa gauche une voix qu’il se souvint d’avoir déjà entendue sans être capable de mettre un nom dessus, le cerveau paralysé par la drogue.

Servaz entendit une première déflagration, puis une seconde. Il vit Saint-Cyr tressauter et s’effondrer contre la cheminée. Son corps rebondit sur le manteau de pierre et retomba sur Servaz, qui baissa la tête. Lorsqu’il la releva, quelqu’un dégageait le corps lourd comme celui d’un cheval.

— MARTIN ! MARTIN ! ÇA VA ?

Il écarquilla les paupières comme pour en chasser un cil. Un visage flou dansait devant ses yeux larmoyants. Irène… Quelqu’un se tenait derrière elle… Maillard…

— De… l’EAU…, dit-il.

Irène Ziegler se précipita vers la cuisine américaine et remplit un verre d’eau qu’elle revint porter à ses lèvres. Servaz avala lentement, les muscles des mâchoires douloureux.

— Aide… moi… SALLE… de… BAINS…

Les deux gendarmes le prirent sous les aisselles et le soutinrent. Servaz avait l’impression qu’il allait s’effondrer à chaque pas.

— LOM-BARD…, bégaya-t-il.

— Quoi ?

— Ba… Ba-R-RAGES…

— C’est fait, s’empressa de répondre Irène. Toutes les routes de la vallée ont été barrées après l’appel de ton adjoint. Impossible de quitter la vallée par la route.

— Vincent… ?

— Oui. Il a obtenu la preuve qu’Éric Lombard a menti et qu’il n’était pas aux États-Unis la nuit où Freedom a été tué.

— L’héli…

— Impossible. Il ne pourrait pas décoller avec ce temps.

Il se pencha sur le lavabo. Ziegler ouvrit le robinet et l’aspergea d’eau froide. Servaz s’inclina davantage et mit son visage sous le jet. L’eau glacée lui fit l’effet d’une décharge électrique. Il toussa, cracha. Combien de temps resta-t-il incliné sur le lavabo à reprendre sa respiration et ses esprits ? Il n’aurait su le dire.

Quand il se redressa, il se sentait déjà beaucoup mieux. Les effets de la drogue commençaient à se dissiper. Surtout, l’urgence lui fouettait les sangs, combattant sa torpeur. Ils devaient agir… Vite…

— Où sont… CATH… ?

— Ils nous attendent. À la gendarmerie.

Ziegler le regarda.

— OK. On y va, dit-elle. Il ne faut pas perdre de temps.


Lisa Ferney referma son téléphone portable. Dans l’autre main, elle brandissait une arme de poing. Diane n’y connaissait rien en armes, mais elle avait vu assez de films pour savoir que le gros cylindre au bout du canon était un silencieux.

— J’ai bien peur que personne ne vienne à votre secours, Diane, dit l’infirmière chef. Dans moins d’une demi-heure, ce policier à qui vous avez parlé sera mort. C’est une chance que ma soirée soit tombée à l’eau par la faute de ce flic.

— Vous savez vous servir de ça ? demanda la psy en désignant l’arme.

Lisa Ferney esquissa un sourire.

— J’ai appris. Je suis membre d’un club de tir. C’est Éric qui m’a initiée. Éric Lombard.

— Votre amant, commenta Diane. Et votre complice.

— Ce n’est pas bien de fouiller dans les affaires des autres, ironisa l’infirmière chef. Je sais que ça paraît difficile à croire, Diane, mais Wargnier avait le choix entre plusieurs candidatures quand il s’est mis en tête qu’il lui fallait un adjoint — soit dit en passant, il m’a offensée en considérant que je n’avais pas les qualifications requises — et c’est moi qui vous ai choisie, moi qui ai fait le forcing auprès de lui pour que vous ayez le poste.

— Pourquoi ?

Parce que vous êtes suisse.

— Quoi ?

Lisa Ferney ouvrit la porte, jeta un coup d’œil dans le couloir silencieux sans cesser de braquer l’arme sur Diane.

Comme Julian… Quand j’ai vu votre candidature parmi les autres, je me suis aussitôt dit que c’était un signe très favorable pour nos projets.

Diane commençait à entrevoir une explication. Et elle lui faisait froid dans le dos.

— Quels projets ?

— Tuer ces salopards, répondit Lisa.

— Qui ?

— Grimm, Perrault et Chaperon.

— À cause de ce qu’ils ont fait à la colonie, dit Diane en se souvenant du Post-it dans le bureau de Xavier.

— Exact. À la colonie et ailleurs… Cette vallée était leur terrain de chasse…

— J’ai vu quelqu’un à la colonie… Quelqu’un qui sanglotait et qui criait… Une de leurs anciennes victimes ?

Lisa lui jeta un regard pénétrant, elle semblait se demander ce que Diane savait, en fin de compte.

— Oui, Mathias. Le pauvre ne s’en est jamais remis. Il a perdu les pédales. Mais il est inoffensif.

— Je ne vois toujours pas le rapport avec moi.

— Peu importe, dit Lisa Ferney. Vous allez être celle qui est venue de Suisse pour aider Hirtmann à s’évader, Diane. Celle qui a mis le feu à l’Institut et qui l’a guidé vers la sortie. Manque de bol, une fois dehors, cet ingrat de Julian n’aura pas résisté à ses pulsions si longtemps retenues ; il n’aura pas résisté à la tentation de tuer sa compatriote et complice : vous. Fin de l’histoire.

Diane s’immobilisa, en proie à une terreur pure comme de l’eau.

— Au début, nous avons songé à plusieurs façons de brouiller les pistes. Mais moi, j’ai tout de suite pensé à Julian. C’était une erreur, en fin de compte. Avec quelqu’un comme Julian, c’est toujours donnant-donnant. En échange de sa salive et de son sang, il a voulu savoir pourquoi nous en avions besoin. Mais ses exigences ne se sont pas arrêtées là. Il a fallu que je lui promette autre chose. Et c’est là que vous intervenez, Diane…

— C’est absurde. Beaucoup de gens me connaissent en Suisse. Personne ne croira une histoire pareille.

— Mais ce n’est pas la police suisse qui va mener l’enquête. Et puis, tout le monde sait que cet endroit peut être très perturbant pour des psychés fragiles. Le Dr Wargnier avait un doute vous concernant. Il discernait dans votre voix et dans vos mails une « vulnérabilité ». Je ne manquerai pas de le faire remarquer à la police, le moment venu — qui ne manquera pas à son tour d’interroger Wargnier. Et ce n’est pas Xavier, qui ne voulait pas de votre présence ici, qui me contredira. Vous voyez : cela fait beaucoup de témoignages contre vous, en fin de compte… Vous n’auriez pas dû vous mettre en travers de mon chemin, Diane. J’étais décidée à vous laisser la vie sauve. Vous auriez juste passé quelques années en prison.

— Mais vous ne pouvez pas me faire porter le chapeau pour l’ADN, hasarda Diane en désespoir de cause.

— C’est vrai. C’est pourquoi nous avons prévu un autre candidat pour ça. Nous versons depuis plusieurs mois de l’argent à M. Monde. En échange, il ferme les yeux sur mes allées et venues dans l’unité A et sur mes petites combines avec Hirtmann. Seulement, cet argent va se retourner contre lui quand la police va découvrir que les versements ont été effectués de Suisse et quand on découvrira chez lui une seringue contenant encore des traces du sang de Julian.

— Vous allez le tuer, lui aussi ? demanda Diane avec une sensation de vertige et de chute dans un puits sans fond.

— À votre avis ? Vous croyez que j’ai envie de passer le restant de mes jours en prison ? Allons-y, ajouta Lisa. Assez perdu de temps.

27

— Vous m’attendiez ?

Cathy d’Humières eut un sursaut en entendant la voix. Elle se retourna vers la porte. Son regard s’attarda longuement sur Servaz avant de se déplacer vers Ziegler et Maillard puis de revenir sur lui.

— Juste ciel ! Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

Il y avait une photo sous verre près de la porte. Servaz y surprit son reflet : des cernes noirs, des yeux injectés et hagards.

— Explique-leur, dit-il à Ziegler en se laissant tomber sur une chaise — car le sol tanguait encore un peu.

Irène Ziegler raconta ce qui venait de se passer. D’Humières, Confiant et les deux masques de cire de la gendarmerie écoutèrent en silence. C’était la procureur qui avait décidé d’élargir la gendarme juste après l’appel d’Espérandieu. Et l’intuition de Ziegler que Servaz se trouvait chez son mentor l’avait sauvé. Ça et le fait qu’il n’y avait que cinq minutes en voiture entre la gendarmerie et le moulin.

— Saint-Cyr ! lâcha d’Humières en secouant la tête. Je n’arrive pas à y croire !

Servaz était en train de dissoudre une aspirine effervescente dans un verre d’eau. Tout à coup, les brumes dans son cerveau finirent de se dissiper et il revit la scène du moulin dans son intégralité. Il écarquilla ses yeux rouges en les regardant.

— MERDE ! rugit-il. Pendant que j’étais dans le cirage, Saint-Cyr a appelé cette… Lisa à l’Institut… Pour lui dire que la psy n’avait parlé à personne d’autre qu’à moi… qu’il avait la situation bien en main… Juste avant qu’il essaie de me…

La proc pâlit.

— Ça veut dire que cette fille est en danger ! Maillard, vous avez toujours une équipe là-haut qui surveille l’Institut ? Dites à vos hommes d’intervenir, tout de suite !

Cathy d’Humières sortit son téléphone et composa un numéro. Elle le referma au bout de quelques secondes.

— Le Dr Xavier ne répond pas.

— Il faut interroger Lombard, dit Servaz péniblement. Et le mettre en garde à vue. Reste à savoir comment s’y prendre. Il peut être n’importe où : à Paris, à New York, dans un îlot quelconque lui appartenant ou ici — mais je doute qu’on nous le dise spontanément.

— Il est ici, dit Confiant.

Tous les regards se tournèrent vers lui.

— Avant de venir, je me suis rendu au château à sa demande pour l’informer des dernières avancées de l’enquête. Juste avant que votre adjoint n’appelle, dit-il à Servaz. Je n’ai pas eu… hum… le temps d’en parler. Trop de choses se sont passées ensuite…

Servaz se demanda combien de fois depuis le début de l’enquête le jeune juge s’était rendu au château.

— On parlera de ça plus tard, dit d’Humières d’un ton sévère. Toutes les routes de la vallée sont barrées ? Fort bien. Nous allons contacter la direction de la police. Je veux une perquisition au domicile parisien de Lombard au moment même où nous perquisitionnerons le château. Le dispositif doit être parfaitement coordonné. Et discret. Seules les personnes absolument nécessaires seront mises dans la confidence. Il a eu tort de s’en prendre à l’un de mes hommes, ajouta-t-elle en regardant Servaz. Lombard ou pas, il a franchi une limite. Et quiconque la franchit a affaire à moi. (Elle se leva.) Il faut que j’appelle la chancellerie. Nous avons très peu de temps pour mettre le dispositif en place et régler les détails. Ensuite, nous passerons à l’action. Il n’y a pas une minute à perdre.

Une discussion s’engagea instantanément autour de la table. Tout le monde n’était pas de cet avis. Les gradés de la gendarmerie tergiversaient : Lombard, c’était un gros poisson. Il y avait des carrières en jeu, des questions hiérarchiques, des aspects collatéraux…

— Comment Vincent a-t-il su que Lombard n’était pas aux États-Unis ? demanda Servaz.

Ziegler le lui dit. Ils avaient eu de la chance. À la suite d’une dénonciation anonyme, la brigade financière de Paris vérifiait les comptabilités d’un certain nombre de filiales du groupe. Apparemment, un gros scandale se préparait. Quelques jours plus tôt, alors qu’ils examinaient les livres de comptes de Lombard Média, ils étaient tombés sur une nouvelle irrégularité : un virement de 135 000 dollars de Lombard Média vers une société de production de reportages télé et des factures. Après vérification automatique auprès de la société de production, il s’était avéré que ce reportage n’avait jamais été tourné et que les factures étaient bidons. Certes, cette société de production travaillait régulièrement pour Lombard Média mais, en l’occurrence, aucun reportage correspondant à cette somme ne leur avait été commandé. La brigade financière s’était alors demandé à quoi correspondait cette somme et surtout pourquoi on avait cherché à la dissimuler. Un pot-de-vin ? Un détournement de fonds ? Ils avaient obtenu une nouvelle commission rogatoire, cette fois pour la banque qui avait effectué le virement, et demandé qu’on leur communique le vrai bénéficiaire. Malheureusement, les auteurs de cette manipulation avaient pris toutes leurs précautions : la somme avait été virée en quelques heures vers un compte à Londres, de là vers un autre compte aux Bahamas, puis vers un troisième compte dans les Caraïbes… Ensuite, on perdait sa trace. Dans quel but ? 135 000 dollars, c’était à la fois une somme rondelette et une goutte d’eau pour l’empire Lombard. Ils avaient alors convoqué le président exécutif de Lombard Média et l’avaient menacé de l’inculper pour faux en écriture. L’homme avait pris peur et avait fini par lâcher le morceau : ce faux avait été effectué à la demande d’Éric Lombard lui-même, dans l’urgence. Il avait aussi juré qu’il ignorait à quoi cette somme était destinée. Comme Vincent avait demandé à la brigade financière de lui signaler toute irrégularité ayant eu lieu dans une période récente, son contact à la financière lui avait transmis l’information, bien qu’elle n’eût en apparence rien à voir avec la mort d’un cheval.

— Quel rapport, en effet ? demanda l’un des hauts pontes de la gendarmerie.

— Eh bien, dit Ziegler, le lieutenant Espérandieu a pensé à quelque chose. Il a téléphoné à une compagnie aérienne affrétant des jets pour de riches hommes d’affaires et il s’est avéré qu’une telle somme pourrait parfaitement correspondre à un vol transatlantique aller-retour effectué à bord d’un jet privé.

— Éric Lombard a ses propres avions et ses propres pilotes, objecta le gradé. Pourquoi irait-il se servir d’une autre compagnie ?

— Pour que ce vol ne laisse aucune trace, pour qu’il n’apparaisse nulle part dans les comptabilités du groupe, répondit Ziegler. Restait à dissimuler la dépense elle-même.

— D’où le reportage bidon, intervint d’Humières.

— Exactement.

— Intéressant, dit le gradé. Mais ce ne sont que des supputations.

— Pas vraiment. Le lieutenant Espérandieu s’est dit que si Éric Lombard était rentré secrètement des États-Unis la nuit où le cheval est mort, il avait dû atterrir pas trop loin d’ici. Il a donc appelé les différents aérodromes de la zone, en commençant par le plus proche et en s’éloignant progressivement : Tarbes, Pau, Biarritz… Au troisième, bingo : un jet privé d’une compagnie aérienne américaine a bien atterri à Biarritz-Bayonne le soir du mardi 9 décembre. À en croire les informations dont nous disposons, Éric Lombard est entré sur le territoire sous un faux nom et avec de faux papiers. Personne ne l’a vu. L’avion est resté une douzaine d’heures et est reparti au petit matin. Bien assez pour effectuer le trajet Bayonne-Saint-Martin en voiture, se rendre au centre équestre, tuer Freedom, l’accrocher en haut du téléphérique et repartir.

Tout le monde fixait la gendarme intensément à présent.

— Et ce n’est pas fini, dit-elle. L’aéroport de Biarritz a gardé trace de la compagnie aérienne américaine dans son registre des vols de nuit et dans l’imprimé des mouvements de l’aéroport. Vincent Espérandieu a fait alors appel à un de ses contacts à Interpol, lequel a contacté le FBI américain. Ils ont rendu visite au pilote aujourd’hui. Il a formellement reconnu Éric Lombard. Et il est prêt à témoigner.

Ziegler tourna son regard vers Servaz.

— Lombard est peut-être déjà au courant de nos intentions, dit-elle. Il a probablement ses propres contacts au FBI ou au ministère de l’Intérieur.

Servaz leva la main.

— J’ai deux de mes hommes qui montent la garde devant le château depuis le début de la soirée, les prévint-il. Depuis que j’ai commencé à soupçonner ce qui se passait. Si M. le juge a raison, Lombard est toujours là-dedans. Où est Vincent, à propos ?

— Il arrive. Il sera là dans quelques minutes, répondit Ziegler.

Servaz se leva, ses jambes le portaient à peine.

— Ta place est dans une unité antipoison, intervint Ziegler. Tu n’es pas en état de participer à une intervention. Il te faut un lavage d’estomac et une surveillance médicale. On ne sait même pas quelle drogue Saint-Cyr t’a fait avaler.

— J’irai à l’hôpital quand tout sera terminé. Cette enquête est aussi la mienne. Je resterai en retrait, ajouta-t-il. Sauf si Lombard accepte de nous laisser entrer sans faire de difficultés — ce qui m’étonnerait.

— À supposer qu’il soit encore là-bas, fit observer d’Humières.

— Quelque chose me dit qu’il y est.


Hirtmann écoutait le vent cribler la fenêtre de ses petits flocons glacés. Une vraie tempête de neige, se dit-il en souriant. Ce soir, assis à la tête du lit, il se posait la question de savoir ce qu’il ferait en premier si un jour il recouvrait la liberté. C’était une hypothèse qu’il envisageait régulièrement et, à chaque fois, elle l’entraînait dans de longues et délicieuses rêveries.

Dans un de ses scénarios préférés, il récupérait l’argent et les papiers qu’il avait cachés dans un cimetière savoyard, près de la frontière suisse. Détail amusant : l’argent, cent mille francs suisses en coupures de cent et deux cents, et les faux papiers se trouvaient enfermés dans une boîte isotherme étanche, elle-même planquée dans le cercueil où reposait la mère d’une de ses victimes — cercueil et cimetière dont lui avait parlé sa victime avant qu’il la tue. Avec cet argent, il réglerait les honoraires d’un chirurgien esthétique varois qui avait autrefois honoré de sa présence ses « soirées genevoises » — Hirtmann détenait dans une autre cachette quelques vidéos accablantes pour la réputation du praticien, qu’il avait eu la présence d’esprit d’épargner au cours de son procès. Pendant qu’il attendrait, la tête bandée, dans la clinique du bon docteur, dans une chambre à mille euros dont les fenêtres donnaient sur la Méditerranée, il exigerait une chaîne haute-fidélité pour écouter son cher Mahler et la présence nocturne d’une call-girl spécialisée.

Tout à coup, son sourire rêveur disparut. Il porta une main à son front en grimaçant. CE PUTAIN DE TRAITEMENT LUI DONNAIT D’AFFREUSES MIGRAINES. Ce crétin de Xavier et TOUS CES CONNARDS DE PSYS… Arghhhh !! Tous les mêmes avec leur religion de charlatans !

Il sentit la colère le gagner. La fureur se fraya un chemin à travers son cerveau, déconnectant petit à petit toute pensée rationnelle pour n’être plus qu’un nuage d’encre noire se répandant dans l’océan de ses pensées, une murène avide jaillissant de son trou et dévorant sa lucidité. Il eut envie de donner un coup de poing dans le mur — ou de faire mal à quelqu’un. Il grinça des dents et roula de la tête dans tous les sens en gémissant et en geignant comme un chat qu’on ébouillante, puis il se calma enfin. Il avait un mal fou à se contrôler parfois — mais il y était parvenu à force de discipline. Au cours de ses différents séjours en hôpitaux psychiatriques, il avait passé des mois à lire les livres de ces imbéciles de psychiatres, il avait appris leurs petits trucs de prestidigitateurs mentaux, leurs combines d’illusionnistes, il avait répété et répété et répété au fond de sa cellule comme seul un obsessionnel est capable de le faire. Il connaissait leur principale faiblesse : il n’existait pas un seul psy au monde qui n’eût une haute opinion de lui-même. Il y en avait pourtant un qui avait deviné son petit manège et qui lui avait retiré ses livres. Un parmi les dizaines qu’il avait rencontrés.

Tout à coup, un son strident lui vrilla les oreilles. Il se redressa sur son séant. La sirène venue du couloir était assourdissante. Elle envoyait des flèches sonores déchirantes qui lui faisaient mal aux tympans, augmentant sa migraine.

Il eut à peine le temps de s’interroger sur ce qui se passait que la lumière s’éteignit. Il se retrouva assis dans une semi-obscurité trouée par la clarté grise de la fenêtre et par une lueur orangée qui transperçait le hublot de la porte par intermittence. L’alarme incendie !

Son cœur monta à cent soixante pulsations par minute. Un incendie dans l’Institut ! C’était peut-être l’occasion ou jamais…

Soudain, la porte de sa cellule s’ouvrit et Lisa Ferney entra d’un pas pressé, sa silhouette découpée en ombre chinoise par la violente lueur orange et tournoyante qui pénétrait par la porte.

Elle avait un coupe-vent en polaire, une blouse et un pantalon blancs et une paire de chaussures montantes à la main. Elle les lui lança.

— Habille-toi. Vite !

Elle déposa aussi un masque de protection antifumée avec filtre facial et lunettes en Plexiglas sur la table.

— Mets aussi ça. Dépêche-toi !

— Qu’est-ce qui se passe dehors ? dit-il en enfilant les vêtements à la hâte. Les choses tournent mal ? Vous avez besoin de quelqu’un pour faire diversion, c’est ça ?

— Tu n’y as jamais cru, pas vrai ? dit-elle en souriant. Tu as fait ça parce que ça t’amusait. Tu pensais que je ne remplirais pas ma part du contrat. (Elle le fixa sans ciller ; Lisa était une des rares personnes qui en étaient capables.) Qu’est-ce que tu avais prévu pour moi, Julian ? Pour me punir ?

Elle jeta un coup d’œil par la fenêtre.

— Accélère ! dit-elle. On n’a pas toute la nuit.

— Où sont les gardes ?

— J’ai neutralisé M. Monde. Les autres courent un peu partout pour empêcher les pensionnaires de prendre la poudre d’escampette. L’incendie a désactivé les systèmes de sécurité. Cette nuit, c’est portes ouvertes. Dépêche-toi ! Il y a une équipe de gendarmes en bas ; l’incendie et les autres pensionnaires vont les occuper un moment.

Il passa le masque sur son visage puis les sangles derrière sa tête. Lisa fut satisfaite du résultat. Avec sa blouse, son masque et le manque d’éclairage, il était presque méconnaissable — à part la taille…

— Descends l’escalier droit jusqu’aux sous-sols. (Elle lui tendit une petite clef.) Une fois en bas, tu n’as qu’à suivre les flèches peintes sur les murs, ça te mènera tout droit jusqu’à une sortie dérobée. J’ai rempli ma part du marché. À toi maintenant de remplir la tienne.

— Ma part du marché ? (Sa voix résonna d’une manière bizarre dans le masque.)

Elle sortit une arme de sa poche et la lui tendit.

— Tu trouveras Diane Berg dans les sous-sols, attachée. Emmène-la avec toi. Et tue-la. Abandonne-la quelque part là-dehors et disparais.


Dès qu’il fut sorti dans le couloir, il sentit l’odeur de la fumée. Les flashes aveuglants de l’alarme incendie lui cisaillèrent les nerfs optiques et le hurlement de la sirène toute proche lui déchira les tympans. Le couloir était désert, toutes les portes ouvertes. En passant devant, Hirtmann constata que les cellules étaient vides.

M. Monde gisait sur le sol de la cage vitrée, une vilaine plaie derrière la tête. Du sang sur le sol… Beaucoup de sang… Ils franchirent le sas béant et, cette fois, ils virent la fumée qui montait de l’escalier.

— Il faut faire vite ! dit Lisa Ferney avec un début de panique dans la voix.

La lueur de l’alarme incendiait ses longs cheveux châtains et peignait son visage d’une grotesque couleur orange, creusant l’ombre de ses arcades sourcilières et de son nez, soulignant sa mâchoire carrée, lui conférant un caractère un peu masculin.

Ils dévalèrent les marches. La fumée était de plus en plus dense. Lisa toussa. Parvenue au rez-de-chaussée, elle s’arrêta et lui montra la dernière volée de marches vers le sous-sol.

— Frappe-moi, dit-elle.

— Quoi ?

— Cogne ! Donne-moi un coup de poing ! Sur le nez. Vite !

Il n’hésita qu’une seconde. Elle partit en arrière quand le poing la heurta. Elle poussa un cri et porta les mains à son visage. Il contempla une seconde avec satisfaction le sang qui jaillissait puis il disparut.


Elle le regarda s’enfoncer dans la fumée. La douleur était forte mais surtout elle était inquiète. Elle avait vu les gendarmes en planque dans la montagne prendre la direction de l’Institut avant même qu’elle ait déclenché l’incendie. Que faisaient-ils ici si ce flic était mort, et Diane toujours ligotée et inanimée en bas ?

Quelque chose ne s’était pas passé comme prévu

Elle se releva. Elle avait du sang sur sa blouse et sur son menton. Elle se dirigea en titubant vers l’entrée de l’Institut.


Servaz se tenait devant les grilles du château. Étaient aussi présents Maillard, Ziegler, Confiant, Cathy d’Humières, Espérandieu, Samira, Pujol et Simeoni. Derrière eux, trois fourgons de gendarmerie. Des hommes en armes à l’intérieur. Servaz avait sonné deux fois. En vain.

— Alors ? dit Cathy d’Humières en battant dans ses mains gantées pour se réchauffer.

— Pas de réponse.

Ils avaient tellement piétiné la neige devant le portail que les empreintes de pas se croisaient et se chevauchaient.

— Il est impossible qu’il n’y ait personne, dit Ziegler. Même si Lombard n’est pas là, il y a toujours des gardiens et du personnel au château. Ça veut dire qu’ils refusent de répondre.

Leurs souffles se matérialisaient en buée blanche ; le vent qui soufflait en tempête la dispersait rapidement.

La procureur consulta sa montre en or. 0 h 36.

— Tout le monde est en place ? demanda-t-elle.

Dans moins de cinq minutes, la perquisition allait débuter dans un appartement du VIIIe arrondissement de Paris proche de l’Étoile. Deux civils frigorifiés battaient la semelle dans un coin : le Dr Castaing et maître Gamelin, le notaire, requis en tant que témoins neutres en cas d’absence du propriétaire des lieux. Comme il s’agissait d’une perquisition de nuit, la proc avait également fait valoir qu’il y avait urgence et risque de disparition de preuves et estimé le flagrant délit constitué après la tentative d’assassinat de Saint-Cyr sur Servaz.

— Maillard, demandez à Paris s’ils sont prêts. Martin, comment vous sentez-vous ? Vous avez l’air épuisé. Vous pourriez peut-être attendre ici, non ? Et laisser au capitaine Ziegler la direction des opérations. Elle s’en tirera très bien.

Maillard fila vers un des fourgons. Servaz observait Cathy d’Humières en souriant. Ses cheveux teints en blond et son écharpe tourbillonnaient dans la tempête. Apparemment, la colère et l’indignation l’avaient emporté sur son sens de la carrière.

— Ça va aller, dit-il.

Des éclats de voix leur parvinrent de l’intérieur du fourgon. Maillard s’emportait :

— Puisque je vous dis qu’on ne peut pas ! Quoi ? Où ça ?… Oui, JE LES PRÉVIENS TOUT DE SUITE !

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda d’Humières en le voyant rappliquer ventre à terre.

— Un incendie à l’Institut ! C’est la panique là-bas ! Nos hommes sont sur place, avec les gardes ils essaient d’empêcher les pensionnaires de se tirer ! Tous les systèmes de sécurité sont désactivés ! Nous devons envoyer toutes nos forces là-bas, de toute urgence.

Servaz réfléchit. Ça ne pouvait être un hasard…

— C’est une diversion, dit-il.

Cathy d’Humières le regarda gravement.

— Je sais. (Elle se tourna vers Maillard.) Qu’est-ce qu’ils vous ont dit exactement ?

— Que l’Institut est en train de brûler. Tous ses pensionnaires sont dehors, sous la surveillance de quelques gardes et de notre équipe là-haut. La situation peut dégénérer d’une minute à l’autre. Apparemment, plusieurs en ont déjà profité pour filer. Ils essaient de les rattraper.

Servaz pâlit.

— Les pensionnaires de l’unité A ?

— Je ne sais pas.

— Avec cette neige et ce froid, ils n’iront pas loin.

— Désolé, Martin, mais il y a urgence, trancha d’Humières. Je vous laisse votre équipe mais j’envoie le maximum d’hommes là-bas. Et je demande des renforts.

Servaz regarda Ziegler.

— Laissez-moi aussi le capitaine, dit-il.

— Vous voulez rentrer là-dedans sans soutien ? Il y a peut-être des hommes armés.

— Ou bien personne…

— Je vais avec le commandant Servaz, intervint Ziegler. Je ne crois pas qu’il y ait un quelconque danger. Lombard est un assassin, pas un gangster.

D’Humières regarda les membres de la brigade à tour de rôle.

— Très bien. Confiant, vous restez avec eux. Mais pas d’imprudences. À la moindre alerte, vous attendez les renforts, c’est compris ?

— Vous restez en retrait, dit Servaz à Confiant. Je vous appellerai pour la perquise dès que la voie sera libre. Nous n’entrerons que s’il n’y a pas de danger.

Confiant hocha la tête d’un air sombre, Cathy d’Humières regarda une nouvelle fois sa montre.

— Bon, on file à l’Institut, dit-elle en se dirigeant vers sa voiture.

Ils regardèrent Maillard et les autres gendarmes remonter dans les fourgons. Une minute plus tard, ils étaient partis.


Le gendarme qui surveillait la sortie de secours côté sous-sols mit la main sur son arme lorsque la porte métallique s’ouvrit. Il vit un homme de haute taille, vêtu d’une blouse d’infirmier, un masque pourvu d’un filtre à air sur le visage, grimper les marches en portant une femme inanimée dans ses bras.

— Elle a fait un malaise, dit l’homme à travers le masque. La fumée… Vous avez un véhicule ? Une ambulance ? Il faut qu’elle voie un médecin. Vite !

Le gendarme hésita. La plupart des pensionnaires et des gardes étaient rassemblés de l’autre côté du bâtiment. Il ignorait s’il y avait un médecin parmi eux. Et il avait ordre de surveiller cette issue.

— Il faut faire vite, insista l’homme. J’ai déjà essayé de la ranimer. Chaque minute compte ! Vous avez une voiture, oui ou non ?

La voix de l’homme était grave, caverneuse et pleine d’autorité dans le masque.

— Je vais chercher quelqu’un, dit le gendarme avant de partir en courant.

Une voiture se présenta une minute plus tard sur le terre-plein. Le gendarme en descendit côté passager, le chauffeur — un autre gendarme — fit signe à Hirtmann de monter à l’arrière. Dès que celui-ci eut installé Diane sur la banquette, la voiture redémarra. Ils contournèrent le bâtiment et le Suisse aperçut des visages familiers — pensionnaires et personnel — massés à l’écart de l’incendie. Les flammes dévoraient déjà une bonne partie de l’Institut. Des pompiers étaient en train de dérouler une lance à incendie d’un camion rouge qui semblait flambant neuf. Une autre était déjà en action. Bien trop tard. Cela ne suffirait pas à sauver les bâtiments. Devant l’entrée, des ambulanciers dépliaient une civière roulante après l’avoir extraite par le hayon d’une ambulance.

Tandis que les bâtiments en feu s’éloignaient derrière eux, Hirtmann contempla la nuque du chauffeur à travers le masque en palpant le métal froid de l’arme dans sa poche.


— Comment fait-on pour franchir ces grilles ?

Servaz les examina. Le fer forgé avait l’air robuste, seul un véhicule-bélier aurait pu en venir à bout. Il se retourna vers Ziegler. Elle désigna le lierre qui colonisait l’un des piliers.

— Par là.

En plein sous l’œil de la caméra, se dit-il.

— Est-ce qu’on sait combien ils sont là-dedans ? demanda Samira.

Elle était en train de vérifier le magasin de son arme.

— Peut-être qu’il n’y a personne, qu’ils ont tous filé, dit Ziegler.

— Ou bien ils sont dix, vingt ou trente, dit Espérandieu.

Il sortit son Sig Sauer et un chargeur tout neuf.

— Dans ce cas, il faut espérer qu’ils soient respectueux des lois, plaisanta Samira. Des assassins qui se font la belle en même temps dans deux endroits différents : c’est une situation inédite.

— Rien ne prouve que Lombard a eu le temps de se faire la belle, répondit Servaz. Il est sans doute là-dedans. C’est pour ça qu’il aimerait nous voir tous filer à l’Institut.

Confiant ne disait rien. Il observait Servaz d’un air sinistre. Ils virent Ziegler empoigner le lierre et s’élancer sans attendre à l’assaut du pilier, s’agripper à la caméra de surveillance, se rétablir au sommet et se laisser retomber de l’autre côté. Servaz fit signe à Pujol et Simeoni de monter la garde avec le jeune juge. Puis il respira un bon coup et imita la gendarme, avec plus de difficulté toutefois, gêné de surcroît par le gilet pare-balles sous son pull. Espérandieu fermait la marche.

Servaz sentit une douleur fulgurante quand il se réceptionna. Il poussa un petit cri. Lorsqu’il voulut faire un pas, il ressentit de nouveau la douleur. Il s’était tordu la cheville !

— Ça ne va pas ?

— C’est bon, répondit-il sèchement.

À l’appui de ses dires, il se mit en marche en claudiquant. La douleur à chaque pas. Il serra les dents. Il vérifia qu’il n’avait pas oublié son arme, pour une fois.

— Elle est chargée ? demanda Ziegler à côté de lui. Fais monter une balle dans le canon. Maintenant. Et garde-là en main.

Il avala sa salive. La remarque de la gendarme lui avait mis les nerfs à fleur de peau.

Il était 1 h 05.

Servaz alluma une cigarette et contempla le château au bout de la longue allée asphaltée encadrée de chênes centenaires. La façade et les pelouses blanches étaient illuminées. Les animaux en topiaire également. De petits projecteurs qui brillaient dans la neige. Quelques fenêtres étaient allumées au niveau du corps central. Comme si on les attendait…

À part ça, rien ne bougeait. Pas un mouvement derrière les fenêtres. Ils avaient atteint le bout du chemin, se dit-il. Un château… Comme dans les contes de fées. Un conte de fées pour adultes…

Il est là-dedans. Il n’est pas parti, c’est ici que tout va se jouer.

C’était écrit. Depuis le début.

Sous cet éclairage artificiel, le château revêtait un aspect fantasmagorique. Il avait vraiment fière allure avec sa façade blanche. Encore une fois, Servaz pensa à ce qu’avait dit Propp.

« Cherchez le blanc. »

Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ?


— Arrêtez-vous.

Le chauffeur tourna légèrement la tête vers l’arrière sans quitter la route des yeux.

— Pardon ?

Hirtmann posa le métal froid du silencieux sur la nuque du gendarme.

— Stop, dit-il.

L’homme ralentit. Hirtmann attendit que la voiture fût immobilisée puis il tira. Le crâne de l’homme explosa et une purée de sang, d’os et de cervelle éclaboussa l’angle supérieur gauche du pare-brise avant que l’homme ne s’effondre sur le volant. Une âcre odeur de poudre emplit l’habitacle. De longues coulures brunes se mirent à dégouliner sur le pare-brise et Hirtmann se dit qu’il allait devoir nettoyer avant de repartir.

Le Suisse se tourna vers Diane : elle dormait encore. Il ôta son masque, ouvrit la portière et sortit dans le blizzard puis il ouvrit la portière côté chauffeur et tira l’homme dehors. Il abandonna le corps dans la neige et fouilla les portières pour y trouver un chiffon. Hirtmann essuya tant bien que mal la buée sanglante puis retourna à l’arrière attraper Diane par les aisselles. Elle était molle, mais il sentit qu’elle ne tarderait pas à sortir des brumes du chloroforme. Il l’installa sur le siège passager, boucla sa ceinture serré puis retourna se mettre au volant, l’arme entre les cuisses. Dans la neige et la nuit froide, le corps encore chaud du gendarme se mit à fumer comme s’il était en train de se consumer.


Au bout de la longue allée bordée de chênes, à la lisière de la grande esplanade semi-circulaire qui précédait le château, Ziegler s’arrêta. Le vent était glacial. Ils étaient frigorifiés. Les grands animaux en topiaire, les parterres de fleurs recouverts de neige comme des confiseries, la façade blanche… Tout semblait si irréel.

Et calme. Un calme trompeur, songea Servaz, tous les sens en éveil.

À l’abri du vent, derrière le tronc du dernier chêne, Ziegler tendit un talkie-walkie à Servaz et un autre à Espérandieu. Elle donna ses instructions avec autorité :

— On se sépare. Deux équipes. Une à droite, une à gauche. Dès que vous serez en position pour nous couvrir, on entre (elle désigna Samira). En cas d’opposition, on se replie et on attend l’unité d’intervention.

Samira acquiesça et elles traversèrent rapidement l’allée centrale en direction de la seconde rangée d’arbres, entre lesquels elles disparurent. Sans lui laisser le temps de réagir. Servaz regarda Espérandieu qui haussa les épaules. Ils se glissèrent à leur tour entre les arbres, dans l’autre sens, pour faire le tour de l’esplanade semi-circulaire. Tout en progressant, Servaz ne quittait pas la façade des yeux.

Soudain, il eut un tressaillement.

Un mouvement… Il lui avait semblé voir une ombre bouger derrière une fenêtre.

Le talkie-walkie grésilla.

— Vous êtes en position ?

La voix de Ziegler. Il hésita. Avait-il vu quelque chose, oui ou non ?

— J’ai peut-être vu quelqu’un à l’étage, dit-il. Je n’en suis pas sûr.

— OK, on y va de toute façon. Couvrez-nous.

L’espace d’un court instant, il faillit lui dire d’attendre.

Trop tard. Elles se glissaient déjà entre les parterres enneigés, courant sur le gravier. Au moment où elles passaient entre les deux grands lions en topiaire, Servaz sentit son sang se figer : une fenêtre venait de s’ouvrir au premier étage. Il aperçut une arme au bout d’un bras tendu ! Sans hésiter, il visa et tira. À sa grande surprise, un carreau vola en éclats. Mais pas à la bonne fenêtre ! L’ombre disparut.

— Qu’est-ce qui se passe ? lança Ziegler dans le talkie-walkie.

Il la vit qui s’abritait derrière un des animaux géants. Pas vraiment une protection. Une seule rafale à travers l’arbuste et elle resterait sur le carreau.

— Attention ! cria-t-il. Il y a au moins un type armé là-dedans ! Il allait vous tirer dessus !

Elle fit un signe à Samira et elles s’élancèrent vers la façade. Elles disparurent à l’intérieur. Bon Dieu ! Chacune des deux avait plus de testostérone qu’Espérandieu et lui réunis !

— À vous, lança Ziegler dans l’appareil.

Servaz grogna. Ils auraient dû rebrousser chemin. Et attendre les renforts. Il s’élança néanmoins, suivi d’Espérandieu. Ils couraient vers l’entrée du château quand plusieurs détonations retentirent à l’intérieur. Ils gravirent les marches du perron trois par trois et s’engouffrèrent par la grande porte ouverte. Ziegler était en train de faire feu vers le fond, planquée derrière une statue. Samira était au sol.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? gueula Servaz.

— On nous a tiré dessus !

Servaz considéra avec défiance l’enfilade des salons obscurs. Ziegler se pencha sur Samira. Une plaie à la jambe. Elle saignait abondamment. Elle avait laissé une longue traînée sanglante sur le marbre du sol. La balle avait lacéré la cuisse, sans toucher l’artère fémorale. Allongée sur le sol, Samira appliquait déjà sa main gantée sur la plaie pour stopper le saignement. Il n’y avait rien d’autre à faire en attendant les secours. Ziegler sortit son talkie-walkie pour réclamer une ambulance.

— On ne bouge plus ! décréta Servaz quand elle eut terminé. On attend les renforts !

— Ils n’arriveront pas avant une bonne heure !

— Tant pis !

Elle hocha la tête.

— Je vais te faire un pansement compressif, dit-elle à Samira. On ne sait jamais : tu pourrais avoir besoin de te servir de ton calibre.

En quelques secondes, à l’aide d’une bande sortie de sa poche et d’un paquet de mouchoirs en papier laissés dans leur emballage, elle confectionna un pansement compressif, en serrant suffisamment fort pour arrêter le saignement. Servaz savait qu’une fois le saignement stoppé le blessé pouvait rester ainsi sans véritable danger pour son intégrité physique. Il attrapa son talkie-walkie.

— Pujol, Simeoni, vous rappliquez !

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Pujol.

— On a essuyé des coups de feu. Samira est blessée. On a besoin de soutien, on est dans le hall du château. Situation dégagée.

— Bien reçu.

Il tourna la tête — et sursauta.

Plusieurs tètes d’animaux empaillées le regardaient depuis les murs du hall. Ours. Isard. Cerf. L’une d’elles lui était familière. Freedom… Le cheval le fixait de ses yeux d’or.

Soudain, il vit Irène se lever et s’élancer vers les profondeurs de la bâtisse. Merde !

— Tu restes avec elle ! lança-t-il à son adjoint en s’élançant à son tour.


Diane avait l’impression d’avoir dormi des heures. En ouvrant les yeux, elle discerna d’abord la route qui défilait à travers le pare-brise, dans la lueur des phares, et les flocons qui se précipitaient par milliers à leur rencontre. Elle perçut les chapelets de messages grésillants qui montaient du tableau de bord, légèrement sur sa gauche.

Puis elle tourna la tête et elle le vit.

Elle ne se demanda pas si elle rêvait. Elle savait que ce n’était malheureusement pas le cas.

Il remarqua qu’elle s’était réveillée et il attrapa l’arme entre ses cuisses. Tout en conduisant, il la braqua sur elle.

Il ne prononça pas un mot : c’était inutile.

Diane ne put s’empêcher de se demander où et quand il allait la tuer. Et de quelle façon. Allait-elle finir comme les autres, comme les dizaines d’autres jamais retrouvées — au fond d’un trou quelque part dans des bois ? À cette idée, elle sentit la terreur la paralyser. Elle était comme un animal pris au piège dans cette voiture. Cette perspective lui parut si insupportable qu’après la peur elle sentit progressivement la colère et la détermination prendre le dessus. Et une froide résolution, aussi glaciale que l’atmosphère dehors : quitte à mourir, elle ne mourrait pas en victime. Elle allait se battre, vendre chèrement sa peau. Ce salopard ne savait pas encore ce qui l’attendait. Elle devait guetter le moment le plus propice. Il y en aurait forcément un. L’important était de se tenir prête…


MAUD, MA PETITE SŒUR BIEN-AIMÉE. Dors, petite sœur. Dors. Tu es si belle quand tu dors. Si paisible. Si radieuse.

J’ai échoué, Maud. J’ai voulu te protéger, tu me faisais confiance, tu croyais en moi. J’ai échoué. Je n’ai pas réussi à te préserver du monde, petite sœur ; je n’ai pu empêcher le monde de te salir et de te blesser.

— Monsieur ! Il faut y aller ! Venez !

Éric Lombard se retourna, le bidon d’essence à la main. Otto avait une arme au bout de son bras, son autre bras pendait inerte le long de son corps ; la manche était trempée de sang.

— Attends, dit-il. Laisse-moi encore un peu, Otto. Ma petite sœur… Que lui ont-ils fait ? Que lui ont-ils fait, Otto ?

Il se retourna vers le cercueil. Autour de lui, une vaste pièce circulaire brillamment éclairée par des appliques. Tout, dans cette salle, était blanc : murs, sol, mobilier… Une estrade carrée au centre du cercle. Chacun de ses côtés était constitué de deux marches. Un grand cercueil blanc ivoire reposait dessus. Il y avait aussi deux guéridons avec des fleurs dans des vases. Les fleurs étaient blanches, les vases et les guéridons également.

Éric Lombard agita le bidon d’essence au-dessus du catafalque. Le cercueil était ouvert. À l’intérieur, allongée au creux du capiton ivoirin, Maud Lombard paraissait dormir dans sa robe blanche. Yeux clos. Souriante. Immaculée. Immortelle…

Plastination. On remplaçait les liquides biologiques par du silicone. Comme dans ces expos où on montrait de vrais cadavres parfaitement conservés. Éric Lombard fixa le jeune visage angélique, à présent ruisselant d’essence.

Ma violence s’est dressée, bâton de la méchanceté. Il ne reste rien d’eux, rien de leur grondement ; plus de répit pour eux. Le temps vient, le jour est imminent. Chacun vivra dans son crime ; ils ne pourront reprendre force.

Ézéchiel, XVII, 11–14.

— Monsieur ! Est-ce que vous m’entendez ? Il faut partir !

— Regarde comme elle dort. Regarde comme elle est paisible. Elle n’a jamais été plus belle qu’en cet instant.

— Elle est morte, bon Dieu ! MORTE ! Ressaisissez-vous !

— Père nous lisait la Bible, tous les soirs, Otto. Tu t’en souviens ? L’Ancien Testament. Pas vrai, Maud ? Il nous apprenait ses leçons, il nous apprenait à faire justice nous-mêmes — à ne jamais laisser un affront ou un crime impunis.

— Réveillez-vous, monsieur ! Il faut partir !

— Mais lui-même était un homme injuste et cruel. Et lorsque Maud a commencé à sortir avec des garçons, il l’a traitée comme il avait traité sa mère. Les rescapés s’enfuiront ; ils iront dans les montagnes, tous comme de plaintives colombes des vallées, chacun à cause de son péché. Leurs mains trembleront ; leurs genoux fondront en eau. Un frisson les saisira. Ézéchiel, VII, 16–18.

Des détonations là-haut. Otto se retourna et s’approcha de l’escalier, l’arme brandie. Son bras blessé le faisait grimacer.


L’homme avait surgi d’un angle. Tout alla très vite. La balle passa si près que Servaz l’entendit siffler comme un frelon. Il n’eut pas le temps de réagir. Ziegler tirait déjà et il vit l’homme s’effondrer contre une statue de marbre. Son arme rebondit sur le sol avec un bruit de ferraille.

Ziegler s’approcha de l’homme, son pistolet toujours brandi. Elle se pencha sur lui. Une grosse tache rouge s’élargissait à l’épaule. Il était vivant mais en état de choc. Elle passa un message dans le talkie-walkie, puis elle se redressa.

En s’avançant à leur tour, Servaz, Pujol et Simeoni découvrirent derrière la statue une porte qui donnait sur un escalier, lequel s’enfonçait dans le sol.

— Par là, dit Pujol.

Un escalier blanc. Du marbre blanc. Un mur en hélice. De larges marches en colimaçon qui s’enfonçaient dans les entrailles de l’immense bâtisse. Ziegler descendait la première, l’arme pointée. Soudain, une détonation retentit et elle remonta en hâte se mettre à l’abri.

— Merde ! Il y a un autre tireur là en bas !

Ils la virent décrocher quelque chose de sa ceinture. Servaz sut aussitôt de quoi il s’agissait.


Otto vit l’objet noir rebondir comme une balle de tennis sur les marches en bas de l’escalier puis rouler sur le sol de la salle près de lui. Toc-toc-toc… Il comprit trop tard… Grenade incapacitante… Lorsque l’objet explosa, un flash aveuglant de plusieurs millions de candelas paralysa littéralement sa vision. Une épouvantable détonation suivit, secouant la salle, et une onde de choc traversa son corps et ses tympans, lui donnant l’impression que la pièce tournait autour de lui. Il perdit l’équilibre.

Le temps qu’il reprenne ses esprits et deux silhouettes apparaissaient dans son champ de vision. Il reçut un coup de pied dans la mâchoire et il lâcha son arme puis il fut retourné sur le sol et il sentit l’acier froid des menottes se refermer sur ses poignets. C’est à ce moment-là qu’il vit les flammes. Elles avaient commencé à dévorer le catafalque. Son patron avait disparu. Otto se laissa faire. Très jeune, il avait été mercenaire en Afrique sous les ordres de Bob Denard et de David Smiley, dans les années 1960. Il avait connu les atrocités des guerres postcoloniales, il avait torturé et été torturé. Puis il était entré aux ordres d’Henri Lombard, un homme aussi dur que lui, avant de servir son fils. Il en fallait beaucoup pour l’impressionner.

— Allez tous vous faire enculer, dit-il simplement.


La chaleur du brasier leur brûlait le visage. Les flammes occupaient le centre de la pièce, noircissant le haut plafond. L’atmosphère serait bientôt irrespirable.

— Pujol et Simeoni, lança Ziegler en montrant l’escalier, ramenez-le au fourgon !

Elle se tourna vers Servaz, qui contemplait l’estrade en flammes. Le feu dévorait le corps à l’intérieur du cercueil mais ils avaient eu le temps d’entrevoir le visage juvénile et les longs cheveux blonds.

— Nom de Dieu ! souffla Ziegler.

— J’ai vu sa tombe au cimetière, dit Servaz.

— Il faut croire qu’elle est vide. Comment ont-ils réussi à la conserver aussi longtemps ? En l’embaumant ?

— Non, ça ne suffirait pas. Mais Lombard a les moyens. Et il y a des techniques.

Servaz fixait le jeune visage angélique transformé en un amas de chairs brûlées, d’os et de silicone en fusion. L’impression d’irréalité était totale.

— Où est Lombard ? demanda Ziegler.

Servaz sortit de la torpeur provoquée par le spectacle des flammes dévorant le cercueil et montra du menton la petite porte ouverte de l’autre côté de la pièce. Ils firent le tour de la salle en rasant le mur circulaire pour fuir la chaleur du brasier, puis la franchirent.

Un nouvel escalier. Il remontait vers la surface. Plus étroit et moins bien entretenu que le précédent. De la pierre grise, suintante, maculée de traînées noires.

Ils débouchèrent à l’arrière du château.

Vent. Neige. Tempête. Nuit.

Ziegler s’arrêta et prêta l’oreille. Tout était silencieux. À part le vent. La pleine lune apparaissait et disparaissait derrière les nuages. Servaz scruta les ombres mouvantes de la forêt.

— Là, dit-elle.

Le triple sillon d’une motoneige dans le clair de lune. Il suivait un sentier qui creusait une trouée entre les arbres. Le plafond nuageux se referma et les sillons disparurent.

— Trop tard. Il a filé, dit Servaz.

— Je sais où mène cette piste : il y a un cirque glaciaire à deux kilomètres d’ici. La piste va jusque-là puis grimpe dans la montagne, elle franchit un col et redescend dans une autre vallée. Il y a une route qui se dirige vers l’Espagne à cet endroit.

— Pujol et Simeoni peuvent filer là-bas.

— Il leur faudra faire un détour de cinquante kilomètres. Lombard y sera avant eux ! Il y a probablement déjà une voiture qui l’attend de l’autre côté !

Elle marcha jusqu’à une petite construction adossée à la forêt : les traces de la motoneige partaient de là. Ziegler ouvrit la porte et tourna un commutateur. À l’intérieur, deux autres motoneiges, un tableau de clefs, des skis, des bottes, des casques et des combinaisons noires au mur : les bandes réfléchissantes jaunes de ces dernières accrochaient la lumière.

— Bonté divine ! s’écria Ziegler. Je serais curieuse de savoir quelle sorte de dérogation il a !

— Comment ça ?

— L’usage de ces engins est strictement réglementé, dit-elle en décrochant l’une des combinaisons.

Servaz avala sa salive en voyant Irène la passer.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Enfile ça !

Elle lui en montrait une deuxième et une paire de bottes. Servaz hésita. Il y avait sans doute un autre moyen… Des barrages par exemple… Mais toutes les forces de l’ordre étaient mobilisées à l’Institut… Et, une fois de l’autre côté, Lombard avait sûrement prévu la parade… Irène farfouilla dans le tableau des clefs, mit en route l’un des longs engins fuselés et le fit glisser à l’extérieur. Elle alluma le phare puis elle retourna à l’intérieur et attrapa deux casques et deux paires de gants. Servaz se débattait avec sa combinaison trop grande, gêné par son gilet pare-balles de surcroît.

— Mets ça et monte, lança-t-elle par-dessus le bruit du moteur quatre temps.

Il passa le casque rouge et blanc et eut aussitôt une sensation d’étouffement. Il rabattit la capuche de la combinaison par-dessus et sortit. Les bottes lui donnaient une démarche d’astronaute — ou de manchot.

Dehors, la tempête s’était un peu calmée. Le vent avait molli et les flocons étaient moins nombreux dans le tunnel de lumière creusé par le phare de la moto-neige. Il appuya sur le bouton de son talkie-walkie.

— Vincent ? Comment va Samira ?

— Elle est OK. Mais l’autre type est mal en point. Les ambulances seront là dans cinq minutes. Et vous ?

— Pas le temps de t’expliquer ! Reste avec elle.

Il coupa la communication, rabattit la visière de son casque et enfourcha maladroitement le siège surélevé derrière Ziegler. Puis il cala ses reins contre le dossier. Elle démarra aussitôt. Dans le faisceau unique, les flocons se précipitèrent vers eux comme des étoiles filantes. Les troncs blanchis d’un seul côté se mirent à défiler à grande vitesse. L’engin glissait avec aisance sur le sentier damé, en chuintant sur la neige et en grondant comme une moto de grosse cylindrée. Les nuages s’écartèrent une nouvelle fois et il vit les montagnes toutes proches au-dessus des arbres, dans le clair de lune, à travers la visière de son casque.


— Je sais à quoi vous pensez, Diane.

Sa voix éraillée et profonde la fit sursauter. Elle était plongée dans ses pensées.

— Vous vous demandez de quelle façon je vais vous tuer. Et vous cherchez désespérément une issue. Vous guettez le moment où je vais faire une erreur. Je suis au regret de vous dire que je n’en commettrai pas. Et que, par conséquent, oui : vous allez mourir cette nuit.

À ces mots, elle sentit un froid immense descendre en elle et se répandre de sa tête à son estomac et à ses jambes. Elle crut un instant qu’elle allait s’évanouir. Elle déglutit mais une boule douloureuse obstruait sa gorge.

— Ou peut-être pas… Peut-être que je vais vous laisser la vie sauve, après tout. Je n’aime pas être manipulé. Élisabeth Ferney pourrait bien regretter de s’être servie de moi. Elle qui aime avoir toujours le dernier mot pourrait éprouver une cruelle déception, cette fois. Vous tuer me priverait de cette petite victoire : c’est peut-être votre chance, Diane. À vrai dire, je n’ai pas encore décidé.

Il mentait… Il avait déjà décidé. Toute son expérience de psychologue le lui criait. C’était juste un de ses petits jeux tordus, une de ses ruses : donner une lueur d’espoir à sa victime pour mieux la lui retirer ensuite. Mieux l’anéantir. Oui, c’était ça : encore un de ses plaisirs pervers. La terreur, l’espoir insensé, et puis, au dernier moment, la déception et le désespoir le plus noir.

Il se tut tout à coup, prêtant une oreille attentive aux messages qui s’échappaient de la radio. Diane tenta d’en faire autant, mais son esprit était en proie au chaos et elle fut incapable de se concentrer sur les appels grésillants.

— On dirait que nos amis gendarmes ont fort à faire là-haut, dit-il. Ils sont un peu débordés.

Diane regarda le paysage qui défilait à travers les vitres : l’étroite route était blanche mais ils roulaient à bonne allure ; le véhicule devait être équipé de pneus neige. Rien ne venait rompre la blancheur immaculée hormis les troncs sombres des arbres et quelques rochers gris qui affleuraient par-ci, par-là. Au fond, de hautes montagnes se découpaient sur le ciel nocturne et Diane apercevait une brèche entre les sommets droit devant eux. C’était peut-être par là que passait la route.

Elle le regarda encore une fois. Elle observa l’homme qui allait la tuer. Une pensée se fraya un chemin dans son esprit, aussi nette qu’une stalactite de glace dans la clarté de la lune. Il avait menti en disant qu’il ne commettrait pas d’erreur. Il voulait seulement qu’elle s’en convainque. Qu’elle abandonne toute espérance et qu’elle s’en remette à lui, dans l’espoir qu’il lui laisserait la vie sauve.

Il se trompait. Ce n’était pas ce qu’elle avait l’intention de faire…


Ils émergèrent de la forêt, filant entre deux congères glacées. Servaz aperçut l’entrée du cirque : une gorge de dimensions cyclopéennes. Il repensa à l’architecture de géants qu’il avait découverte en arrivant. Tout, ici, était démesuré. Les paysages, les passions, les crimes… Brutalement, la tempête reprit de la vigueur. Ils se retrouvèrent cernés par les flocons. Ziegler se cramponnait au guidon, arc-boutée contre le vent derrière le dérisoire abri de Plexiglas. Servaz se baissait pour profiter de la maigre protection que lui offrait sa coéquipière. Ses gants et sa combinaison ne suffisaient pas à le réchauffer. Le vent coupant traversait ses vêtements ; seul le gilet pare-balles arrêtait un peu le froid. Par moments, l’engin rebondissait à droite et à gauche contre les congères à la manière d’un bobsleigh et à plusieurs reprises il crut qu’ils allaient verser.

Bientôt, malgré les rafales, il vit qu’ils se rapprochaient de l’immense amphithéâtre creusé de gradins, strié d’éboulis et de coulées de glace. Plusieurs chutes d’eau s’étaient figées avec l’hiver, le gel les avait changées en hautes chandelles blanches collées à la paroi, ressemblant à cette distance à des coulées de cire le long d’un cierge. Lorsque la pleine lune émergea entre les nuages et illumina le site, sa beauté fut à couper le souffle. Un sentiment d’attente, de temps suspendu régnait sur ce lieu.

— Je le vois ! cria-t-il.

La forme fuselée de la motoneige escaladait la pente, de l’autre côté du cirque. Servaz crut distinguer le vague tracé d’un sentier qui se dirigeait vers une grande faille ouverte entre les parois rocheuses. L’engin était déjà à mi-hauteur. Soudain, les nuages s’ouvrirent largement et la lune surgit de nouveau, comme flottant au milieu d’un étang noir et inversé. Son lait nocturne inonda le cirque, découpant chaque détail de la roche et de la glace. Servaz leva les yeux. La silhouette venait de disparaître dans l’ombre de la falaise ; elle réapparut de l’autre côté, dans le clair de lune. Il se pencha en avant et s’accrocha tant bien que mal tandis que leur machine surpuissante mordait la pente avec aisance.

Une fois franchie la faille, ils se retrouvèrent à nouveau au milieu des sapins. Lombard avait disparu. La piste grimpait toujours en décrivant des zigzags dans la forêt, le vent soufflait en rafales soudaines, un rideau blanc et gris qui les aveuglait. Le faisceau du phare rebondissait dessus. Servaz eut l’impression qu’un dieu furibard et rugissant leur crachait son haleine glacée dans la figure. Il tremblait de froid dans sa combinaison mais il sentit aussi un filet de sueur couler entre ses omoplates.

— Où est-il ? gueula Ziegler devant lui. Merde ! Où est-il passé ?

Il devina la tension qui l’habitait, tous les muscles tendus pour maîtriser sa machine. Et la rage aussi. Lombard avait failli l’envoyer en prison à sa place. Lombard s’était servi d’eux. L’espace d’un fugitif instant, Servaz se demanda si Irène avait toute sa lucidité, si elle n’allait pas les entraîner tous les deux dans un piège mortel.

Puis la forêt s’entrouvrit. Ils franchirent un petit col et entamèrent la descente sur l’autre versant. La tempête se calma brusquement et les montagnes apparurent autour d’eux, telle une armée de géants venus assister à un duel nocturne. Et soudain, ils le virent. À une centaine de mètres en contrebas. Il avait quitté la piste et abandonné son engin dans la neige. Plié en deux, il tendait ses mains vers le sol.

— Il a un surf ! hurla Ziegler. Le salopard ! Il va nous filer entre les doigts !

Servaz vit que Lombard se tenait au sommet d’une pente très abrupte semée de gros rochers. Il se souvint de tous les articles vantant ses exploits sportifs. Il se demanda si la motoneige était capable de le suivre là-dedans et il se fit aussitôt la réflexion que Lombard n’aurait pas abandonné la sienne si tel avait été le cas. Ziegler dévalait le sentier à tombeau ouvert à présent. Elle bifurqua en suivant la trace laissée par l’engin de Lombard et Servaz crut un instant qu’ils allaient partir dans le décor. Il vit l’homme d’affaires tourner vivement la tête vers eux et lever un bras dans leur direction.

— Attention ! Il a une arme !

Il n’aurait su dire exactement ce que Ziegler avait fait mais leur engin se mit brutalement en travers et Servaz se retrouva cul par-dessus tête dans la neige. Un éclair jaillit devant eux, aussitôt suivi du fracas d’une détonation. La détonation rebondit contre la montagne, renvoyée et amplifiée par l’écho. Une deuxième la suivit. Puis une troisième… Les coups de feu et leur écho produisaient un tonnerre assourdissant. Puis les tirs cessèrent. Servaz attendit, le cœur battant, enseveli dans la poudreuse. Ziegler était couchée à côté de lui, elle avait sorti son arme mais pour une raison mystérieuse elle avait décidé de ne pas s’en servir. Le dernier écho était encore dans l’air quand un deuxième bruit sembla naître du premier, un énorme craquement…

Un bruit inconnu… Servaz était incapable de dire ce que c’était…

Encore couché dans la neige, il sentit le sol vibrer sous son ventre. Un court instant, il crut qu’il faisait un malaise. Il n’avait jamais rien entendu ni senti de pareil.

Le craquement fut suivi d’un bruit plus rauque, plus profond, plus ample et plus sourd. Et de nature tout aussi inconnue.

Le grondement, assourdi et grave, enfla — comme s’il était couché sur des rails et qu’un train approchait… Non : pas un, mais plusieurs trains à la fois.

Il se redressa et vit Lombard lever les yeux vers la montagne, immobile, comme paralysé.

Et soudain, il comprit.

Il suivit le regard terrifié de Ziegler vers le sommet de la pente sur leur droite. Elle l’attrapa par le bras pour le relever.

— Vite ! Il faut courir ! Vite !!!

Elle l’entraîna vers le sentier, enfonçant dans la neige jusqu’aux genoux. Il la suivit, lourd et emprunté dans sa combinaison et ses bottes. Il s’arrêta un instant pour se retourner et regarder Lombard à travers la visière du casque. Celui-ci avait cessé de tirer et il se débattait avec les fixations de sa planche de surf. Servaz le vit jeter un coup d’œil inquiet vers le haut de la pente. Il l’imita et ce fut comme si un poing lui tordait les entrailles. Là-haut, dans le clair de lune, un pan entier du glacier bougeait comme un géant endormi qui se réveille. La peur au ventre, Servaz se hâta et sautilla tout en battant l’air de ses bras pour aller plus vite sans quitter le glacier des yeux.

Un gigantesque nuage s’éleva et se mit à dévaler la montagne entre les sapins. C’est fini, pensa-t-il. C’est fini ! Il tenta d’accélérer. Sans plus regarder ce qui se passait au-dessus de lui. L’énorme vague les heurta quelques secondes plus tard. Il fut soulevé de terre, catapulté, soufflé comme un fétu de paille. Il poussa un faible cri, aussitôt étouffé par la neige. Se retrouva emporté dans le tambour d’une machine à laver. Il ouvrit la bouche, toussa à cause de la neige, hoqueta, battit des bras et des jambes. Il suffoquait. Il se noyait. Il croisa le regard d’Irène, tête en bas, qui le fixait un peu plus loin avec une expression d’horreur absolue sur le visage. Puis elle disparut de son champ de vision. Il fut ballotté, secoué, retourné.


Il n’entendait plus rien…

Ses oreilles sifflaient…

L’air lui manquait…

Il allait mourir étouffé… enseveli…

C’EST FINI


Diane vit l’immense nuage qui dévalait la montagne avant lui.

— Attention ! hurla-t-elle, autant pour lui faire peur et le déstabiliser qu’à cause du danger.

Hirtmann jeta un coup d’œil surpris de son côté et Diane vit ses yeux s’écarquiller de stupeur. Au moment où la déferlante de neige, de débris et de pierres parvenait à hauteur de la route et allait l’ensevelir, il donna un brusque coup de volant qui lui fit perdre le contrôle du véhicule. La tête de Diane cogna contre le montant, elle sentit l’arrière de la voiture partir en travers. Au même instant, ils furent heurtés de plein fouet par l’avalanche.

Le ciel et la terre s’inversèrent. Diane vit la route tournoyer comme un manège dans une fête foraine. Son corps fut ballotté en tous sens et sa tête heurta la vitre et le métal de la portière. Un brouillard blanc les enveloppa avec un grondement sourd, terrifiant. La voiture fit plusieurs tonneaux sur la pente en contrebas, à peine freinée par les arbustes. Diane perdit très brièvement connaissance à deux ou trois reprises, si bien que toute cette séquence lui sembla une série de flashes irréels et de brefs trous noirs. Quand la voiture s’immobilisa enfin, avec un grincement lugubre du métal, elle était hébétée mais consciente. Devant elle, le pare-brise avait volé en éclats ; le capot de la voiture était entièrement recouvert par un amas de neige ; de petits ruisseaux de neige et de cailloux coulaient sur le tableau de bord à l’intérieur de l’habitacle et tombaient sur ses jambes. Elle regarda Hirtmann. Sans ceinture de sécurité, il avait perdu connaissance. Il avait le visage en sang. L’arme… Diane tenta désespérément de défaire sa propre ceinture et elle y parvint difficilement. Puis elle se pencha et chercha l’arme des yeux. Elle finit par la découvrir entre les pieds du tueur, presque coincée sous les pédales. Elle dut se pencher encore plus et, avec un frémissement glacé, passer un bras entre les jambes du Suisse pour la récupérer. Elle la regarda longuement en se demandant si le cran de sûreté était mis ou ôté. Il y avait un bon moyen de le savoir… Elle pointa l’arme vers Hirtmann, le doigt sur la détente. Elle comprit immédiatement qu’elle n’était pas une tueuse. Quoi que ce monstre eût fait, elle était incapable de presser la détente. Elle abaissa le canon du pistolet.

Alors seulement, elle se rendit compte d’une chose : le silence.

À part le vent dans les branches défeuillées des arbres, plus rien ne bougeait.

Elle guetta une réaction sur le visage du Suisse, un signe qu’il allait se réveiller, mais il restait parfaitement inerte. Il était peut-être mort… Elle n’avait pas envie de le toucher pour vérifier. La peur était toujours là — et serait toujours là tant qu’elle serait enfermée dans cette coque de métal avec lui. Elle fouilla ses poches à la recherche de son téléphone portable et constata qu’on le lui avait enlevé. Hirtmann l’avait peut-être sur lui mais, là encore, elle n’avait pas la force de lui faire les poches.

L’arme toujours au poing, elle entreprit de grimper par-dessus le tableau de bord. Elle passa à quatre pattes à travers le pare-brise et émergea sur la neige qui recouvrait le capot. Elle ne sentait même plus le froid. La poussée d’adrénaline la réchauffait. Elle descendit de la voiture et s’enfonça aussitôt jusqu’aux cuisses dans la neige qui l’entourait. La progression était difficile. Maîtrisant un début de panique, elle entama sa remontée vers la route. L’arme dans sa main la rassurait. Elle jeta un dernier coup d’œil vers la voiture. Hirtmann n’avait pas bougé. Il était peut-être mort.


On diraiiiiit qu’iiiill se réééveilleee

Vous nous entennnnnndez ????


Des voix. Lointaines. Elles s’adressaient à lui. Et puis la douleur. Les douleurs… L’épuisement, l’envie de se reposer, les médicaments… Un sursaut de lucidité pendant lequel il entraperçut des visages et des lumières — puis, de nouveau, l’avalanche, la montagne, le froid et, finalement, l’obscurité…


Maaartiin tuuu m’entennds ????


Il ouvrit les yeux — lentement. D’abord ébloui par le cercle lumineux au plafond. Puis une silhouette entra dans son champ de vision et se pencha sur lui. Servaz tenta de fixer le visage qui lui parlait doucement, mais le cercle de lumière derrière, qui lui dessinait une auréole, lui faisait mal aux yeux. Le visage était tantôt flou tantôt net. Il lui sembla cependant que c’était un beau visage.

Une main de femme prit la sienne.


Martin, tu m’entends ?


Il hocha la tête. Charlène lui sourit. Elle se pencha et déposa un baiser sur sa joue. Un contact agréable. Un léger parfum. Puis la porte de la chambre s’ouvrit et son adjoint entra.

— Il est réveillé ?

— On dirait. Il n’a encore rien dit.

Elle se tourna vers lui pour lui adresser un clin d’œil complice et Servaz se sentit tout à coup très réveillé. Espérandieu traversa la chambre en brandissant deux gobelets fumants. Il en tendit un à son épouse. Servaz tenta à son tour de tourner la tête, il sentit aussitôt une gêne au niveau du cou : une minerve…

— Putain, quelle histoire ! dit Espérandieu.

Servaz voulut s’asseoir, mais la douleur le fit grimacer et il y renonça. Espérandieu s’en aperçut.

— Le médecin a dit que tu ne devais pas bouger. Tu as trois côtes fêlées, divers petits bobos au niveau du cou et à la tête et des engelures. Et… on t’a amputé de trois orteils.

— Quoi ??

— Non, je blague.

— Et Irène ?

— Elle s’en est tirée. Elle est dans une autre chambre. Elle est un peu plus amochée que toi mais ça va. Plusieurs fractures, mais c’est tout.

Servaz sentit le soulagement l’envahir. Mais déjà une autre question se pressait sur ses lèvres.

— Lombard ?

— On n’a pas retrouvé son corps, il fait trop mauvais là-haut pour lancer des recherches. Demain. Il est sans doute mort sous l’avalanche. Vous avez eu de la chance, tous les deux : elle n’a fait que vous frôler.

Servaz fit de nouveau la grimace. Il aurait aimé voir son adjoint être frôlé de la sorte.

— SOIF…, dit-il.

Espérandieu acquiesça et ressortit. Il revint avec une infirmière et un toubib. Charlène et lui quittèrent un moment la chambre et Servaz fut questionné et examiné sous toutes les coutures. L’infirmière lui tendit ensuite un gobelet avec une paille. De l’eau. Sa gorge était atrocement desséchée. Il but et en redemanda. Puis la porte s’ouvrit de nouveau et Margot apparut. Il devina à son regard qu’il devait avoir une sale tête.

— Tu pourrais jouer dans un film d’horreur ! Tu fais vraiment peur ! rigola-t-elle.

— Je me suis permis de te l’amener, dit Espérandieu, la main sur la poignée de la porte. Je vous laisse.

Il referma la porte.

— Une avalanche, dit Margot sans oser le regarder trop longtemps. Brrrr, ça fout les jetons. (Elle grimaça un sourire gêné, puis le sourire disparut.) Tu te rends compte que tu aurais pu crever. Putain, papa, ne me fais plus jamais un coup comme ça, merde !

C’est quoi ce langage ? se demanda-t-il une fois de plus. Puis il se rendit compte qu’elle avait les larmes aux yeux. Elle devait être là bien avant qu’il reprenne connaissance et ce qu’elle avait vu l’avait remuée. Il eut tout à coup des papillons dans l’estomac. Il lui montra le bord du lit.

— Assieds-toi, dit-il.

Il lui prit la main. Elle se laissa faire, cette fois. Il y eut un long moment de silence, il allait dire quelque chose lorsqu’on frappa à la porte. Il tourna son regard dans cette direction et vit une jeune femme d’une trentaine d’années entrer dans la chambre. Il était sûr de ne jamais l’avoir vue auparavant, elle avait quelques plaies au visage — arcade sourcilière et pommette droites, une vilaine entaille au front et des yeux rouges et cernés : une autre victime de l’avalanche ?

— Commandant Servaz ?

Il hocha la tête.

— Je suis Diane Berg. La psychologue de l’Institut. On s’est parlé au téléphone.

— Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

— J’ai eu un accident de voiture, répondit-elle en souriant comme si cela avait quelque chose de drôle. Je pourrais vous retourner la question, mais je connais déjà la réponse. (Elle lança un regard en direction de Margot.) Je peux vous parler une minute ?

Servaz regarda Margot qui fit la moue, toisa la jeune femme, se leva et sortit. Diane s’approcha du lit. Servaz lui montra la chaise libre.

— Vous savez qu’Hirtmann a disparu ? demanda-t-elle en s’asseyant.

Servaz la fixa un instant. Il secoua négativement la tête, malgré la minerve. Hirtmann libre… Tout à coup, son visage s’assombrit et elle vit son regard devenir noir et dur comme si quelqu’un avait éteint la lumière à l’intérieur. En fin de compte, pensa-t-il, toute cette nuit n’avait été qu’un immense gâchis. Lombard avait beau être un assassin, il ne représentait un danger que pour une poignée d’individus malfaisants. Mais ce qui animait Hirtmann était très différent. Une fureur incontrôlée, brûlant sans répit comme une flamme sombre dans son cœur et le séparant à jamais du reste des vivants. Une cruauté sans limites, une soif de sang et une absence de remords. Servaz sentit un picotement parcourir son épine dorsale. Qu’allait-il se passer maintenant que le Suisse était dans la nature ? Dehors, sans médicaments, son comportement psychopathique, ses pulsions et ses instincts de chasseur allaient se réveiller. Cette idée le glaça. Il n’y avait pas la moindre trace d’humanité chez les grands pervers psychopathes du genre d’Hirtmann, la jouissance que leur procuraient la torture, le viol et le meurtre était bien trop grande : dès qu’il en aurait l’occasion, le Suisse récidiverait.

— Que s’est-il passé ? demanda-t-il.

Elle lui raconta la nuit qu’elle avait vécue depuis le moment où Lisa Ferney l’avait surprise dans son bureau jusqu’à celui où elle s’était mise en marche sur cette route glacée en abandonnant un Hirtmann inanimé dans la voiture. Elle avait marché pendant près de deux heures avant de trouver âme qui vive et elle était frigorifiée et même en hypothermie lorsqu’elle avait atteint la première maison à l’entrée d’un village. Quand la gendarmerie était arrivée sur les lieux de l’accident, la voiture était vide ; il y avait des traces de pas et de sang qui remontaient jusqu’à la route, puis plus rien.

— Quelqu’un l’a ramassé, commenta Servaz.

— Oui.

— Une voiture qui passait par là ou bien… un autre complice.

Il tourna son regard vers la fenêtre. Il faisait nuit noire derrière la vitre.

— Comment avez-vous fait pour découvrir que c’était Lisa Ferney la complice de Lombard ? demanda-t-il.

— C’est une longue histoire, vous voulez vraiment l’entendre ?

Il la regarda en souriant. Il sentit qu’elle, la psy, avait besoin de parler à quelqu’un. Il fallait que ça sorte. Maintenant… C’était le bon moment, pour elle et pour lui. Il comprit qu’en cet instant elle éprouvait le même sentiment d’irréalité que lui — un sentiment né de cette étrange nuit pleine de terreurs et de violence mais aussi des jours précédents. En cet instant, seuls dans le silence de cette chambre d’hôpital, avec la nuit plaquée contre la vitre, bien qu’ils fussent deux étrangers ils étaient très proches.

— J’ai toute la nuit, répondit-il.

Elle lui sourit.

— Eh bien, commença-t-elle, je suis arrivée à l’Institut le matin où on a trouvé ce cheval mort là-haut. Je m’en souviens très bien. Il neigeait et…

Загрузка...