Vladimir Mikhanovski Hôtel Sigma

CHAPITRE 1

Le XXXI Ie siècle

— Le vaisseau va bientôt entrer dans la couche atmosphérique de la Terre, annonça le commandant de la voix qu’il employait toujours quand il avait une communication à faire en cours de vol, sans jamais quitter des yeux le tableau de bord. Il s’était légèrement penché sur l’interphone pour articuler cette brève phrase.

Les rayons invisibles du sondeur à infrarouges, qui cou raient devant l’Orion, atteignirent l’enveloppe gazeuse de la Planète bleue et s’y perdirent aussitôt. Sur l’écran de contrôle extérieur, les contours des continents et des océans commençaient à se dessiner.

— Tous les hommes sont à leurs postes, fit le navigateur de sa voix aiguë en faisant vibrer la membrane du haut-parleur.

— O. K., Grigo, répondit le commandant. Préparez le canot. On fait une révolution et on pourra atterrir.

Après un long silence qui inquiéta l’équipage, le navigateur se mit soudain à accélérer son débit, avalant les mots, comme si quelqu’un l’avait poussé.

— Commandant, on ne peut pas atterrir maintenant.

— Le conseil du vaisseau a décidé l’atterrissage à la fin de cette révolution. Qu’y a-t-il de changé ? demanda le capitaine.

— L’Orion doit effectuer encore au moins deux révolutions.

— C’est beaucoup, Grigo, prononça le commandant.

— Il faut trouver un point d’atterrissage pour le canot, insista le navigateur.

— D’accord, va pour trois révolutions, acquiesça le commandant.

Depuis le départ de l’Orion, il ne s’était écoulé, à l’heure du vaisseau, qu’assez peu de temps : trente ans à peu près. Quant à l’heure de la Terre… Ce n’était pas facile à évaluer. Ce n’est qu’à la veille de l’entrée de l’Orion dans le Système solaire que le mathématicien du vaisseau, Piotr Braga, avait porté à la connaissance de l’équipage les résultats des calculs auxquels il s’était livré — épisodiquement, il est vrai — durant les derniers mois du vol. Pour la circonstance, l’équipage s’était réuni dans le carré (la situation permettant de confier les commandes aux appareils automatiques).

— Les Terriens nous ont dépassés d’environ dix siècles, déclara Braga.

L’équipage s’attendait, certes, à quelque chose de ce genre, mais le décalage donnait néanmoins le vertige.

— On atterrit, trancha le commandant.

— Attends, commandant, attends, fit de nouveau Grigo de sa voix précipitée. Nous ne sommes qu’au début de la troisième révolution…


…Le terrain est bordé de bâtiments trapus, visiblement des dépendances. Un peu plus loin, s’élève la tour de télécommunications spatiales. Par bonheur, le champ est libre. On ne voit de fusées que sur les aires de stationnement. On dirait qu’elles sont au rebut. Seraient-elles en panne ? « Nous le saurons en arrivant », songea Grigo en reprenant les termes du commandant. Aussitôt, la voix de celui-ci résonna dans l’interphone :

— Le terrain est bon, Grigo ?

— Tout à fait, Joy.

— On atterrit, décida le commandant.

La descente s’opéra sans incidents, malgré quelques défaillances des appareils de la fusée. Le canot trembla et s’immobilisa sur ses stabilisateurs. Le grondement des moteurs se tut. Le commandant sortit le premier, suivi des autres.

— J’ai l’impression que c’est l’été, Piotr, dit le commandant.

Braga haussa les épaules.

— Demande-lui encore le mois et le jour, sourit le navigateur. Il ne peut même pas établir l’année…

— Laisse tomber, Grigo, coupa le commandant.

Lioubava se pencha pour cueillir une fleur qui ressemblait à une boule blanche et duveteuse.

— Dans notre serre, il n’y avait rien de tel, dit-elle, considérant la petite merveille. Oui, ici, sur Terre, elle attendait constamment un petit miracle.

Renversant la tête, Brock suivait des yeux tantôt les nuages, tantôt le milan solitaire qui décrivait des cercles au-dessus du cosmodrome.

Au loin, on apercevait les silhouettes des fusées. Elles semblaient vaciller légèrement dans l’air chaud.

— Y a-t-il donc quelqu’un ? s’interrogea Grigo.

Le cosmodrome était désert, personne ne venait à leur rencontre.

Ils se regroupèrent pour se consulter.

— Peut-être, n’avons-nous pas été aperçus ? dit Lioubava.

— Ça alors ! L’Orion n’est pas si petit, répondit Grigo, maussade.

— Allons-y à pied, dit le commandant, pointant le doigt vers les bâtiments du cosmodrome. Au moins, là-bas, il y a de l’ombre.

— Cela fait trois kilomètres au bas mot, supputa Braga, clignant des yeux au soleil.

— Et par une telle chaleur, enchaîna Grigo. Les gens sont à bout de forces, commandant…

A cet instant, quelque chose de brillant se détacha du bâtiment le plus proche et se dirigea de leur côté. Bientôt, tous distinguèrent un véhicule transparent, pareil à une goutte de liquide qui glissait au-dessus du sol.

— Un bus, prononça Braga, et les « vieux », qui étaient nés sur Terre, sourirent en entendant ce mot à peu près oublié.

— Il est en glace ou quoi ? s’enquit Brock en fixant du regard l’appareil qui s’approchait.

Braga mit sa main en visière.

— En plastique, apparemment.

— Mais il n’y a personne dedans ! dit tout haut Lioubava ce que tous les autres avaient sur la langue.

Le véhicule qui freina brutalement devant eux, était effectivement vide.

— Un engin automatique du service de quarantaine, supposa Braga.

— D’accord, mais pourquoi ne pas nous le signaler ? explosa le navigateur. En traversant le Système solaire, nous n’avons pas vu un seul Terrien sur les écrans de l’Orion. Pire, nous n’avons même pas entendu leurs voix, alors que notre radio était en bon état.

Il eut un geste désespéré.

— Les Terriens peuvent avoir leurs raisons, dit le commandant.

— Lesquelles ? cligna les yeux Grigo.

— Nous l’apprendrons en temps voulu, répondit Argo en examinant l’engin.

Le soleil était déjà haut.

— Ce qu’elle est chaude, cette planète ! marmonna Brock en s’épongeant le front.

— Par le Cosmos, je ne serais tranquillisé qu’après avoir vu quelqu’un ! s’exclama Grigo.

Le vent se leva. Lioubava poussa un cri : la fleur qu’elle avait cueillie perdit tout son duvet, et le petit nuage blanc, après un instant d’hésitation, virevolta vers le véhicule transparent. Chaque membre de l’équipage de l’Orion sentit une force invisible le pousser doucement, mais aussi irrésistiblement vers l’engin. En même temps, la portière avant s’ouvrit, plus exactement, elle disparut, se fondit.

— Venez, ceux de l’Orion, appela une voix douce venue de l’intérieur.

L’invitation souleva une tempête d’émotions.

— L’appareil a été programmé par des hommes ! s’exclama Braga. Ils connaissent le nom de notre vaisseau.

Brock secoua la tête.

— Les appareils du service astronomique ont très bien pu lire le nom du vaisseau sur son étrave, articula-t-il. Ce n’est pas sorcier.

Il n’eut pas de réponse.

Joy Argo s’approcha de la portière.

— Où allons-nous ? interrogea-t-il le vide.

— Installez-vous, répéta la voix avec la même intonation. Vous n’avez rien à craindre. Venez.

— Rabâcheur, va ! dit Braga, dépité.

— Rien à craindre… C’est ça ! bredouilla Grigo, méfiant.

Tout le monde regarda le commandant. Argo posa la main sur une poignée chaude, transparente comme tout le reste de l’appareil.

— Suivez-moi tous.

Pour donner l’exemple, il entra le premier.

Jetant la fleur, Lioubava monta derrière lui.

— Comme il fait frais, ici ! dit-elle.

Brock fut le dernier à pénétrer dans le véhicule. Il le fit manifestement à contrecœur, obtempérant à l’ordre réitéré d’Argo. La portière, réapparue du néant, se referma immédiatement, et le véhicule se mit en mouvement en s’élevant au-dessus des dalles du cosmodrome.

Est-ce une rencontre de ce genre avec les Terriens que l’équipage de l’Orion avait espérée pendant le vol ?

Le véhicule faisait demi-tour tout en prenant de la vitesse. Les bâtiments du cosmodrome commencèrent à se rapprocher. Trapus vus de loin, ils barraient maintenant la moitié du ciel.

Bientôt, le véhicule les laissa derrière lui et se retrouva en pleine steppe. Il glissait sur une route bombée, luisante et aussi droite qu’une flèche.

Lioubava appuyait son front contre la paroi transparente derrière laquelle défilait la steppe.

Le paysage changea. De part et d’autre de la route apparurent des arbres et des buissons. Mais, fait important, sur la droite, un mur émergea. Personne n’avait remarqué à quel moment cela s’était produit. Haut, de couleur vert clair, il longeait la route.

La « goutte » s’arrêta devant une porte verte. La portière s’ouvrit et les voyageurs, en hésitant, descendirent. Le soleil de midi luisait, de la verdure bordait la route.

La portière se referma, et le véhicule disparut.

Il y eut un moment de silence, troublé seulement par les stridulations des sauterelles.

— C’est gai ! fit remarquer Grigo.

A ce moment, la porte s’effaça comme pour inviter les hommes à entrer.

Argo fit un mouvement vers la porte, les autres marchant sur ses pas.

— Stop ! cria Brock, et il y avait tant d’angoisse dans sa voix que tous s’arrêtèrent et se tournèrent vers le jeune homme. — C’est un piège, dit-il haletant. Il se peut qu’il n’y ait même pas d’hommes sur la Terre et que nous soyons tombés entre les mains d’envahisseurs ? Et si la Terre était désormais un royaume de robots ? Allez, filons…

Brock fit un bond mais, repoussé par un obstacle invisible, rebondit sur le bas-côté, conservant avec peine son équilibre.

— Tu es encore un enfant, Brock, hocha la tête le commandant, et il reprit son chemin.

— Mais tu ne vas pas nier, commandant, que maintenant une barrière invisible nous entoure ? prononça Brock, plus calme.

— Les champs de forces sont chose courante, dit Argo. Il ne peut y avoir de quarantaine sans isolement.

Où aller ? Le groupe n’eut pas à réfléchir longtemps : le champ directeur fonctionna de nouveau. Orientés par lui, les douze membres de l’équipage se dirigèrent vers le bâtiment le plus proche.

Aux platanes succédèrent de hautes plantes, dont les feuilles ciselées tiraient sur le bleu. Lioubava ralentit le pas pour les examiner. De tout l’équipage, elle seule, semblait-il, gardait une confiance sereine, mêlée d’un étonnement naïf devant tout ce qu’elle voyait.

— A bord de l’Orion, nous n’avions pas de buissons à feuilles bleues comme ceux-là. Qu’est-ce que c’est comme plante, Grigo ? demanda-t-elle au navigateur qui marchait à côté d’elle.

— On dirait une fougère vénusienne, grommela Grigo.

Dans la foulée des autres, ils entrèrent dans une vaste salle.

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