ÉPILOGUE

Les lueurs se réverbéraient dans la baie. Apportée par la brise maritime, la fraîche odeur de l’iode se mélangeait à celle, résineuse, des thuyas, à l’arôme délicat des magnolias.

Lioubava et Eo marchaient côte à côte.

Le sentier, à peine visible dans l’obscurité, serpentait au pied des rochers, descendant par endroits jusqu’à la ligne de ressac.

Une montée s’amorça.

- Quelle journée ! rompit le silence Lioubava. Je ne l’oublierai jamais. Mes compagnons certainement non plus. Que de chaleur, que de sympathie !… Et le soleil était aujourd’hui à l’image des Terriens. Si doux, si délicieux… C’est comme ça que je me le représentais à bord de l’Orion. Sais-tu, Eo, j’ai vu au cours du vol beaucoup d’autres soleils, d’étoiles étrangères. Il y en avait qui étaient plus belles et plus chaudes que notre astre, mais, pour les hommes, il sera toujours supérieur à toutes les étoiles de l’Univers.

Eo ralentit le pas et s’approcha du rocher sombre qui, menaçant de tomber, surplombait le sentier. Il y demeura un instant, comme écoutant quelque chose.

Lioubava s’arrêta aussi.

— Tu sais, dit doucement Eo, le rocher se souviendra lui aussi de la journée d’aujourd’hui.

Lioubava tourna son visage vers Eo. Répondant à sa question silencieuse, Eo prit la jeune fille par la taille et la fit avancer vers la masse sombre du rocher. Chauffé dans la journée, le granit gardait encore la chaleur du soleil. Lioubava mit sa joue contre la pierre.

— Le granit accumule la chaleur comme la mémoire les souvenirs, fit Eo pour expliciter sa pensée.

Lioubava ferma un moment les yeux.

— A Sigma, j’ai rêvé de cet instant précis, articula-t-elle. Et je croyais en lui. Etre parmi les Terriens… Savoir que le parcours de l’Orion était terminé. Et appuyer ma joue contre une pierre terrestre chauffée par un doux soleil…

Les voix et les rires leur parvenaient à peine. Tissé d’air et de lumière, le Palais des accueils était resté loin en bas. Au milieu de trois montagnes, il trônait tel un cristal immense et brillant. La fête consacrée au salut de l’équipage de l’Orion, à son retour dans la famille unie des Terriens s’y poursuivait.

Lioubava s’arrêta de nouveau, ne pouvant détacher ses yeux de la mer.

— Le phare émet des pulsations comme le cœur, dit-elle.

— Viens, dit Eo en prenant Lioubava par la main. C’est encore loin…

Le sol pierreux avait succédé depuis longtemps au gravier humide. Le sentier fit encore un détour et un rocher solitaire surgit au-dessus d’eux, parmi les étoiles.

— Le Doigt du diable ? demanda Lioubava.

— Exact, répondit Eo.

La jeune fille sourit.

— Ce n’était pas sorcier, dit-elle. Tu me l’as décrit tant de fois qu’il fait pour moi figure de vieille connaissance.

— Et le Nid d’hirondelle, tu l’as reconnu ?

— Oui.

Lioubava s’assit sur l’herbe rêche, s’adossa à un bloc de pierre.

— Je ne suis pas encore capable de marcher longtemps…

— Reposons-nous, moi aussi, je suis fatigué.

Lioubava retira ses souliers, étendit les jambes.

Eo, lui, s’allongea sur le sentier.

Les voix ne portaient presque pas jusque-là, et le bruit du ressac ne faisait qu’approfondir le silence.

— Que de gens sont passés par ici avant nous ! dit Eo.

— Et que d’autres le feront après ! répliqua Lioubava.

Entre les rochers, grâce au clair de lune, on voyait un bout de mer calme. Sur le côté, pendait le fil noir du téléférique qui reliait la biostation au port marchand.

— Je n’y suis pas encore habitué, dit Eo, interceptant le regard de Lioubava.

Lioubava savait que le téléférique avait été installé depuis peu, alors qu’on se battait pour la survie des voyageurs de l’Orion.

Lioubava caressa les cheveux crépus d’Eo.

— Sais-tu ce qui m’a le plus bouleversée au Palais des accueils ? demanda-t-elle. Ce n’était pas la chaleur des Terriens, à laquelle nous nous attendions. Et même pas le fait que nous avons été sauvés par vous, car nous y croyions. Les larmes me sont montées aux yeux lorsque les deux Braga se sont rencontrés, Piotr et Ante, l’ancêtre et son descendant…

— Quant à Ante, il en rêvait depuis longtemps, précisa Eo.

— Tu le connais ?

— Et comment ! Nous avons accueilli l’Orion avec lui. — Eo se renfrogna, assailli par les souvenirs.

— A propos, c’est alors que j’ai eu une intuition et que j’ai annoncé à Ante que le mathématicien du vaisseau était un ancêtre à lui.

— Tu parles d’un prophète ! pouffa Lioubava. Ils se ressemblent tant.

Ils se levèrent et se remirent en marche.

— J’ai la curieuse sensation d’être venue ici dans le temps, dit Lioubava tout bas. C’est comme si, après une longue absence, j’étais rentrée chez moi et reconnaissais les lieux. Comment est-ce possible ? demanda-t-elle en regardant Eo. Tu le sais bien, je suis née à bord de l’Orion et n’ai jamais mis les pieds sur le sol de cette planète.

Lioubava portait ses souliers dans les mains, les agitant au rythme de ses pas.

— Marcher nu-pieds, quel délice, dit-elle.

Eo suivait pour la première fois ce sentier. Il le savait parfaitement. Il était toujours en retard, le temps lui manquait constamment, il utilisait à tout moment les appareils volants. Pourquoi donc lui aussi avait-il maintenant la sensation d’être déjà passé par ici ?…

Deux longues ombres noires couraient devant eux. Un oiseau de nuit cria dans les buissons.

— La planète respire, dit Lioubava. Aujourd’hui, c’est le sol ferme ici, mais un jour, peut-être, la mer viendra jusque-là.

— Autrefois aussi, les vagues ont certainement clapoté à cet endroit, prononça Eo.

Il s’arrêta pour regarder un objet sous ses pieds, il se pencha, le prit et dit :

— Seule la mer peut polir ainsi une pierre.

Lioubava lui prit l’objet des mains.

— C’est trop léger pour être une pierre.

— En effet, admit Eo, les vagues n’y sont pour rien. Regarde comme le goulot est artistement façonné. Seules des mains d’homme ont pu le faire.

— Et le fond est comme coupé…, ajouta Lioubava, considérant la trouvaille.

— C’est une bouteille ! s’écrièrent-ils en chœur.

Il fallait pas mal d’imagination pour voir une bouteille dans cette drôle de pierre. Des coquillages pétrifiés y étaient depuis longtemps incrustés. Des algues durcies s’y étaient soudées. Dans le goulot, on distinguait à grand-peine un bouchon.

— Ouvre-la, pria Lioubava. Si c’était un S. O. S. ?

Est-ce en rêve qu’Eo avait vu et cette nuit, et la jeune fille au visage étroit de reine orientale, et le récipient bizarre entre ses mains ? Il fit un effort pour se souvenir de l’origine du tableau, mais sa mémoire se déroba.

Le bouchon résista longtemps. Enfin, Eo le retira avec ses dents, sentant sur le bout de la langue le goût léger du sel. Dans la bouteille, il y avait un ruban décoloré. Eo la retourna sous les rayons bleuâtres de la lune.

— Fais attention, pria Lioubava.

— C’est étrange, mais je ne vois aucun signe écrit, dit Eo.

Lioubava prit le ruban des mains d’Eo et le considéra un long moment, tantôt l’éloignant, tantôt le rapprochant de ses yeux.

— Eh bien, aucun signe n’est nécessaire pour comprendre, Eo, répondit-elle tout bas. Puis, elle remit le ruban dans la bouteille et la reboucha. Au matin, nous la porterons en bas et la jetterons à la mer. Pour notre bonheur, ajouta-t-elle.

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