Sorti de clinique, Borza eut énormément de travail. Il revenait beaucoup de vaisseaux du cosmos, et le service de quarantaine ne chômait pas.
Cependant, Borza consacrait chaque minute de loisirs à son œuvre chérie, la machine de synthèse. Il ne venait pas souvent chez lui, ayant pris son appartement en grippe depuis les tristes événements dont le pauvre Bouzivse fut la première victime.
Lui et Zarika entraient tous les jours en biocommunication. Borza lui parlait de son travail, des vaisseaux qui venaient de rentrer sur Terre, lui faisait part de ses problèmes avec la machine de synthèse, de sa solitude et de son ennui. Zarika, elle, se vantait de ses progrès scientifiques, lesquels, effectivement, étaient surprenants.
Zarika se révélait une biologiste née. Elle lisait dans les cellules vivantes comme dans un livre ouvert.
Un jour qu’il faisait particulièrement beau, que le soleil chauffait comme en été et que les glaçons sur les corniches fondaient et gouttaient sur les passants, Borza sentit qu’il ne pouvait plus attendre : il devait entendre Zarika aussitôt, immédiatement, il devait la voir non pas sur l’écran vidéo, mais près de lui. Ayant trouvé une place libre sur un banc du square qu’il traversait, Borza s’assit et essaya de se concentrer avant de parler à Zarika. Puis il fourra la main dans la poche et, serrant dans son poing la petite boule du bioémetteur, ferma les yeux. Le visage de Zarika émergea devant son regard mental.
— Tu n’es pas à ton service ? s’étonna Zarika.
— J’ai déjà terminé. Et je suis libre demain. A cette occasion, proposition est faite à Zarika, collaboratrice scientifique de la biostation, de demander à son professeur…
— Je veux bien, accepta soudainement Zarika. Tu es têtu comme quarante mille robots. Où se voit-on ?
— Voilà qui est bien parlé ! s’anima Borza. J’ai une paire de skis pour toi. Je t’attendrai au Musée d’astronautique. C’est tout près de mon cottage.
Le pilote automatique annonça que l’appareil n’était plus loin de son but. La voix était désagréable, et Zarika y décela quelque chose qui ressemblait au grondement de Bouzivse.
…Derrière le hublot, passa un vol d’oiseaux, déployé en triangle. Le « meneur » volait devant, remuant lourdement les ailes. Il conduisait sa bande rempli du sentiment de sa dignité, mais aussi de sa responsabilité envers tous ceux qui le suivaient. Même l’appareil qui l’avait presque frôlé ne le fit pas dévier de sa trajectoire. Mais peut-être les oiseaux avaient-ils déjà l’habitude des machines en forme de goutte qui sillonnaient sans bruit l’océan aérien ?…
— Le plus grand miracle du monde, c’est la vie, dit avec conviction Zarika. Et son héros principal, c’est le biologiste.
— Tu te trompes, c’est l’inventeur.
— Eh bien, on en rediscutera !
Obéissant au programme, l’appareil amorça sa descente.
— En bas, il y a des plantations de trabo, dit Borza.
Zarika regarda. Par endroits, on pouvait même distinguer les points orange des fruits.
— Il a été difficile de l’acclimater sur Terre ? s’enquit-elle.
— Cela a demandé du temps, répondit Borza, une centaine d’années. A propos, c’est ici qu’a été faite une découverte qui pourrait t’intéresser en tant que biologiste. Une fusée automatique venait de Vénus avec une cargaison de trabo. En cours de route, un flux météorique avait endommagé son circuit de commande. Au-dessus de l’Australie, celui-ci a eu une défaillance. Imagine-toi la masse de neuf cents tonnes qui, à tout instant, peut changer d’angle d’attaque et percuter la surface. Finalement, on s’en est sorti. Un intercepteur a été envoyé. Il a tenté d’intervenir en altitude, mais l’opération était impossible.
— On a fait sauter le vaisseau ?
— Non, on l’a tout simplement découpé au laser, dit Borza. Ensuite, la cargaison a été recueillie. Une partie s’est déversée sur la réserve naturelle qui jouxte le cosmodrome. Deux ans plus tard, on a remarqué que le nombre de bêtes s’était sensiblement accru dans le secteur de la réserve. Le forestier y est allé. Il a perçu une combe grouillante d’animaux qui avaient oublié leurs querelles. Le forestier s’approche et aperçoit un petit buisson aux feuilles bleuâtres et avec de bizarres fruits orange. Les bêtes les flairent et les lèchent. Le kangourou se baisse pour le faire et la souris se met sur ses pattes postérieures… Le forestier y est resté jusqu’au soir. Dans les ténèbres, les fruits du trabo — c’étaient donc eux — ont commencé à luire. Bref, on a compris que l’un des fruits répandus avait germé pour donner naissance au nouveau trabo, le trabo terrestre.
Descendus de l’appareil, Zarika et Borza se dirigèrent vers la maison, à moitié cachée sous la neige. Il avait beaucoup neigé la veille. Zarika et Borza s’enfonçaient parfois jusqu’à la taille dans la neige, Zarika ayant eu l’idée de ne pas suivre l’allée, mais de marcher tout droit.
De loin, la maison ressemblait à une méduse semi-transparente et immobile.
— A Sigma aussi, nous habitions une maison à la transparence variable, dit Zarika.
— Encore ! s’exclama Borza, levant les bras.
— Quoi ? fit Zarika, surprise.
— Encore des souvenirs !
Ils se regardèrent et partirent d’un grand éclat de rire.
Ils balayèrent le perron enneigé, puis Zarika alla visiter les pièces du rez-de-chaussée et Borza s’occupa du thé, opération délicate qu’il ne confiait jamais au robot.
— On se repose ? demanda Borza après le thé.
— On skie, répondit Zarika.
Ils sortirent. Borza aida Zarika à serrer ses fixations.
— Fais comme moi, dit-il. Ne te presse pas.
Au départ, ça n’alla pas fort. Voulant devancer Borza, Zarika tombait souvent. Peu à peu, elle s’habitua, et en fin de compte Borza dut reconnaître qu’elle était une élève douée.
Une petite bête à poil blanc émergea devant les skis, tout près de la jeune fille, et disparut en faisant de grands bonds.
— Tiens, un lièvre ! cria Borza.
La neige s’affaissait sous les skis, et il n’était pas facile d’avancer. Ils pénétrèrent dans un bosquet.
Zarika planta ses bâtons dans la neige.
— Ça sent le printemps, dit-elle. Comme le temps file…
— Le temps… Et nous aurions pu ne pas nous retrouver dans le temps, dit Borza. J’ai même peur d’y songer. L’Albert aurait eu un autre régime de vol, une autre vitesse, et cela aurait mis des décennies entre nous deux.
Ayant visité la plantation de trabo et admiré le pèlerinage des animaux vers les fruits orange, ils rentrèrent à la maison.
Elle était plus spacieuse qu’elle ne la paraissait de l’extérieur.
— C’est donc là que tu passes tes loisirs, dit Zarika. Et où est ton laboratoire ?
— En bas.
Ils entrèrent dans une grande pièce presque obscure. Zarika s’arrêta sur le seuil.
— Ce n’est rien, tu vas t’habituer, prononça Borza.
Dans l’obscurité, les contours d’une chose énorme trônant au milieu de la pièce commencèrent à se préciser. Zarika eut l’impression que l’aile d’un oiseau invisible avait frôlé son visage. Instinctivement, elle recula d’un pas. Le souffle provenait de l’installation. Ou bien, était-ce l’effet du champ de forces ?
Les yeux de Zarika s’habituèrent à la faible lumière dont la source était indistincte.
— Comment fonctionne-t-elle ? chuchota Zarika, tendant le bras en direction de la machine.
— Je regrette, mais elle ne fonctionne pas encore, soupira Borza. Et j’ignore si elle marchera jamais.
— Et comment devrait-elle fonctionner ?
— Je te l’ai déjà expliqué, répondit Borza. Que faut-il pour construire une machine ? Tout d’abord, un schéma. Puis, les matériaux nécessaires. L’homme découpe, fond, façonne au tour les pièces nécessaires, puis les assemble, les ajuste et la machine est prête. Moi, j’ai raisonné ainsi : pourquoi ne pas voir les choses de façon plus large ? C’est que toute machine n’est rien d’autre qu’une somme de matériaux divers, travaillés de différentes manières, et ces matériaux sont disposés dans l’espace selon le schéma voulu. Or, toute substance est un assemblage d’atomes et de molécules, n’est-ce pas ? Par la suite, je me suis demandé : pourquoi ne pas répartir dans l’espace ces atomes et ces molécules à l’aide de champs de forces ? Et voici l’incarnation de mon idée. On dirait que tout est en place, le mécanisme est clair, seulement je n’arrive pas à comprendre comment le mettre en marche, termina Borza.
— Que veux-tu confectionner avec ta machine de synthèse ? demanda Zarika.
— Oh, pour commencer, une vétille quelconque. Avec le champ de forces, j’ai essayé de faire une fourchette à partir d’un morceau d’argent, mais ça n’a pas marché. J’ai voulu, avec des molécules d’aluminium, monter un minuscule appareil de levage, toujours sans succès. J’ai fait des milliers d’expériences, j’ai modifié les champs de forces, changé de matériaux, mais sans le moindre résultat. Tu as devant toi un inventeur raté typique, conclut Borza, avec amertume.
— Mais je sais que tu as inventé d’autres choses.
Borza secoua la tête.
— Tout ce que j’ai fait était lié à la machine de synthèse, dit-il. Les circuits logiques, les cellules de la mémoire… Mais cela n’a aucun sens du moment que la machine de synthèse ne fonctionne pas.
— Et quelle substance y a-t-il en ce moment à l’intérieur ? s’enquit Zarika, indiquant l’installation.
— J’ai trouvé un truc original. (Borza baissa la voix.) J’ai décidé de tester des composés organiques divisés en molécules. La composante principale du mélange qui se trouve dans le conteneur, c’est le tabac…
Zarika lui jeta un regard rapide.
— Oui, c’est le même, confirma Borza Ne crains rien, les parois sont hermétiques.
La jeune fille regarda attentivement la masse verdâtre homogène qui remplissait le cube immense du conteneur.
Zarika entendit les paroles amères de Borza :
— Le mécanisme de fonctionnement est clair, mais je n’arrive pas à le mettre en marche.
Borza avait évoqué le tabac et Zarika fut envahie par les souvenirs. Elle songea à l’Albert, qui avait transporté leur équipage pendant tant d’années et que l’on se préparait à exposer au Musée d’astronautique. C’est toujours un peu triste de voir un vétéran prendre sa retraite…
Au fond du conteneur, commencèrent à s’esquisser lentement les contours flous d’une nébuleuse oblongue. Elle avait des sortes de tentacules, qui tremblotaient de façon rythmée. « C’est le rythme du coeur de l’installation », se souvint Zarika. Dans la nébuleuse, qui changeait de forme, Zarika crut déceler des contours familiers. Elle alla regarder de plus près. Voici les lignes strictes des tuyères… La boule aplatie du compartiment de tête… Les sas… Mais c’est l’Albert, en réduction !
Zarika se tourna vers Borza et voulut lui dire quelque chose, mais il lui saisit la main avec une force telle qu’elle faillit crier, et il lui murmura :
— Chut ! Ne dis rien, tais-toi, je t’en supplie… Et continue de penser…
— A quoi ?
— Tu viens de penser à l’Albert, non ? Eh bien, continue.
Zarika, consciencieusement, se concentrait sur l’Albert, et la nébuleuse à l’intérieur du cube prenait une configuration de plus en plus nette. Cette fois, il n’y avait plus de doute : la machine de synthèse reproduisait le vaisseau en modèle réduit.
— Penses-y encore…, suppliait Borza.
Mais le modèle dans le conteneur se mit à fondre comme un sucre dans du café chaud. D’abord, disparut la coupe plate sur la poupe, le réflecteur de photons, que l’équipage appelait le « voile » ; puis, fondit la poire de la section des serres, après elle, ce fut le tour de l’observatoire astronomique, situé juste derrière la proue. Quelques minutes plus tard, il n’y avait plus dans le conteneur que la masse verdâtre homogène.
Borza regretta tant de ne pas avoir sur lui de caméra ou, du moins, d’appareil photo !
Ils sortirent du laboratoire et Borza dit :
— Tu m’as porté bonheur, Zarika.
La jeune fille sourit.
— Oui, mais lâche-moi la main.
Borza se troubla.
— Excuse-moi, marmonna-t-il. Tu le sais bien, j’ai attendu cet instant toute ma vie. Aujourd’hui, la machine de synthèse a fonctionné pour la première fois… grâce à toi.
— Que s’est-il passé tout de même ? demanda Zarika, quand ils furent remontés.
— Franchement, je n’y comprends rien encore pour le moment, répondit Borza déconcerté. Tous mes calculs sont faussés. Est-il possible qu’un champ puisse être produit non seulement par induction, mais aussi par un simple effort mental ? ! Non, je ne le crois pas.
L’humeur de Borza changea brutalement. Il y a un instant, il était heureux, mais c’est un homme déçu, désemparé qui se tenait maintenant à côté de Zarika.
— Des forces que je ne connais pas errent dans la machine, dit-il. J’ai monté une installation que je ne peux commander. Il y a un djinn sur lequel je n’ai pas de pouvoir.
— Mais le modèle de l’Albert est apparu aussitôt que j’y ai pensé, prononça Zarika. Donc, une nouvelle loi tendancielle a été établie.
— Mais non, c’est un simple hasard, déclara Borza.
— Un hasard ? ! s’indigna Zarika. A peine ai-je pensé au vaisseau que…
— Une coincidence, interrompit Borza. Et il n’y a là rien de bizarre. Il faut croire que tu songes souvent à l’Albert. Pas vrai ?
Zarika acquiesça.
— Et quant à la machine de synthèse, il s’y forme de temps en temps, ainsi que je le soupçonnais depuis longtemps, des champs de forces errants, sur lesquels je ne peux agir. Ce sont eux qui ont provoqué une redistribution de la matière dans la chambre.
— Une coincidence de ce genre…, Zarika buta, cherchant le mot juste, est improbable.
— Peu probable, rectifia Borza. C’est ce que dirait Piotr Braga, et, mathématiquement parlant, c’est plus près de la vérité. Il y a une probabilité de coincidence, quoique extrêmement minime. Or, si elle n’égale pas zéro, l’événement peut se reproduire un jour.
— A croire ce que tu dis, l’eau peut geler dans une bouilloire placée sur un réchaud incandescent ?
— Oui. Les physiciens ont calculé cette probabilité aussi.
— Et si j’avais quand même raison ? dit Zarika avec obstination.
— Alors, il nous faut reprendre l’expérience ! s’écria Borza. Il se leva d’un bond et lui prit la main. Revenons à la machine !…
…Hélas, Borza avait raison. Malgré tous les efforts entrepris, l’expérience ne put être répétée. Zarika pensa avec application au vaisseau qui l’avait ramenée sur la Terre, à l’autojet en forme de goutte, même aux objets les plus simples, au globe, entre autres, mais la substance verdâtre, qui remplissait la chambre de synthèse, resta immobile.
Borza regarda l’heure et gémit.
— Nous avons gâché notre soirée ! Pardonne-moi, Zarika, dit-il.
Zarika devait repartir dans trente minutes.
— J’espère qu’au moins tu t’es un peu reposée ? lui demanda Borza.
— Mais oui, chéri. J’ai réappris à skier comme il y a cent ans, j’ai vu les plantations de trabo. Quoi encore ? Nous avons visité le Musée d’astronautique… il est vrai que l’Albert ne s’y trouve pas pour l’instant. Mais, surtout, je rapporte à la biostation cela. (Zarika indiqua le sac qui contenait quelques fruits du trabo.) De toute évidence, les bêtes ne les aiment pas pour rien.
Il y eut un silence.
— Écoute, Borza, est-ce que tu as des amis scientifiques ? questionna soudain Zarika.
— Des amis scientifiques ? fit Borza, qui ne comprenait pas.
— Je veux dire, ceux qui partagent ton idée de la machine de synthèse, expliqua Zarika.
— Je te l’ai pourtant dit, répondit Borza, irrité. Les physiciens de ma connaissance sont sceptiques. Ils trouvent mon initiative prématurée.
— J’espère que tu ne connais pas tous les physiciens terrestres ?
— Les autres ne savent pas ce que je fais.
— Comment, tu n’as rien publié ? s’étonna Zarika.
Borza secoua la tête.
— Mais c’est stupide ! Tu dois, tu dois rassembler toutes les données pour écrire un article.
— Si encore c’étaient des données…
— Il faut publier ce qu’il y a, affirma Zarika. Et n’oublie surtout pas ce qui vient de se passer.
— Alors ça, c’est exclu, protesta fermement Borza. On se moquera de moi, on dira que j’ai eu une hallucination.
— Nous avons vu le modèle du vaisseau de nos propres yeux.
— Et alors ? L’expérience n’a pu être réitérée. Or, dans la science, ne compte que ce qui peut être reproduit, objecta Borza.
— Quoi qu’il en soit, tu dois décrire l’incident, insista Zarika. Ça pourrait être utile à quelqu’un.
— A la postérité ?
— Ne fût-ce qu’à la postérité.
— Bon, je le ferai, accepta Borza à contrecœur. Une vaste ombre passa au-dessus du plafond transparent.
— Voilà, c’est fini. — Borza se leva. — L’autojet est arrivé. Il est temps que l’hirondelle regagne son nid.
…En montant avec Zarika dans la cabine, Borza lui demanda :
— Tu crois qu’on peut, en principe, aimer un raté ?
— En principe, oui, fit-elle en riant.