Mais la voix de Livia s'éteignit brusquement. Ces paroles véhémentes se soldèrent par un évanouissement causé par les amères émotions d'une si dure journée. Soutenue par la douce et sensible Anne, la pauvre femme regagna son lit avec une forte fièvre. Quant à Publius, blessé par les âpres vérités de sa femme, il ordonna de faire immédiatement cesser la punition, au soulagement général, puis se retira dans son cabinet pour réfléchir à la situation.
Cette nuit-là, il reçut la visite de Sulpicius qui vint lui apporter le piètre résultat de ses recherches sur la piste du petit Marcus.
Au moment de prendre congé, le licteur s'exclama, à la grande surprise de Publius qui nota le ton énigmatique de ses propos :
Sénateur, je ne peux résoudre la regrettable énigme de la disparition de votre petit garçon, mais mes observations personnelles pourront peut-être vous orienter sur une piste sûre.
Mais si tu as de tels éléments, exprime-toi sans craintes - s'exclama Publius, avec le plus grand intérêt.
Les éléments dont je dispose ne sont pas de véritables points d'éclaircissement, et comme il est parfois des remèdes qui au lieu de guérir des blessures produisent d'autres ulcères incurables, je pense qu'il vaut mieux remettre à demain soir mes impressions personnelles sur cette affaire.
Jouissant de la stupéfaction de son interlocuteur profondément impressionné par ses insinuations criminelles, Sulpicius le salua en ajoutant intentionnellement :
Je serai ici demain à la même heure et si je ne satisfais pas aujourd'hui vos désirs en m'attardant davantage, c'est que quelques tâches m'attendent dans mon cabinet de travail où je dois répondre à des demandes d'informations émanant de nos autorités administratives.
Dominé par le caractère énigmatique de ce comportement, Publius Lentulus le salua trouvant la force de murmurer :
Alors, à demain. J'attendrai l'accomplissement de ta promesse afin que les craintes de mon cœur soient soulagées.
Une fois seul, le sénateur se plongea dans un océan profond de peine et d'émoi.
Juste à l'heure où il comptait retourner à Rome, voilà que l'imprévisible surgissait avec des conséquences plus graves que la maladie même de sa fille, endurée pendant tant d'années avec sérénité et résignation, car à présent il s'agissait de l'enlèvement inexplicable d'un enfant qui semblait poser de sérieuses questions de moralité dans son foyer, compromettant l'honneur même de sa famille.
Au fond, il se sentait comme un homme sans ennemis en Palestine, à l'exception toutefois du jeune Saul, fils d'André qui, à son avis, devait vivre tranquille au foyer paternel ; jamais il n'avait humilié l'honneur d'aucun Israélite, vu qu'il prêtait à chacun toute son attention.
Quelle serait la cause à ce crime mystérieux ?
Dans ses réminiscences, les paroles averties de Flaminius Sévérus lui revinrent en mémoire quand il lui conseilla d'agir avec prudence et de se faire respecter en Palestine en raison des malfaiteurs qui infestaient la région ; mais d'autre part, il se rappela son rêve symbolique et s'imagina entrevoir la vénérable silhouette de ce juge austère et incorruptible qui lui avait prédit une existence pleine d'amertume, vu son mépris et son indifférence pour les vérités rédemptrices de Jésus de Nazareth.
Rongé par la douleur de ces angoissantes pensées, il se pencha sur son bureau et laissa son orgueil blessé pleurer copieusement face à son impuissance à conjurer les forces occultes et impitoyables qui conspiraient contre son bonheur sur les sombres chemins de sa pénible destinée.
Tard dans la nuit, il voulut soulager son cœur auprès de la tendre sollicitude de son épouse en échangeant tous deux leurs lamentations et leurs larmes.
Publius - s'exclama-t-elle avec la tendresse caractéristique à son cœur -, cherchons à nous reprendre... Tout n'est pas perdu !... Grâce aux pouvoirs dont nous disposons, nous pouvons employer tous les moyens nécessaires pour retrouver notre petit ange. Nous ajournerons notre retour à Rome aussi longtemps qu'il le faudra, et en reconnaissance de notre angoisse et de notre abnégation, les dieux feront le reste.
Il serait injuste de nous livrer irrémédiablement à notre désespoir sans utiliser les dernières forces qu'il nous reste pour lutter.
La pauvre femme mobilisait les ultimes recours de son énergie maternelle en prononçant ces paroles d'espoir et de consolation. Mais Dieu savait combien elle souffrait en ces moments angoissants d'indicibles tortures, et seuls ses sentiments sublimes de renoncement et d'amour pouvaient transformer en force sa fragilité féminine pour réconforter le cœur angoissé de son époux dans de si pénibles circonstances.
Oui, ma chérie, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour attendre la providence des dieux - dit le sénateur plus ou moins ranimé face au courage dont elle témoignait.
Le lendemain se déroula dans les mêmes expectatives angoissantes, avec les mêmes démarches incertaines et les mêmes recherches infructueuses.
Le soir venu, comme promis, Sulpicius Tarquinius était là à attendre le moment
décisif.
Après le dîner, auquel Livia ne put comparaître, vu son abattement physique profond, Publius reçut le licteur dans l'intimité de son foyer, dans le triclinium même où tous deux s'allongèrent sur les lits confortables pour discuter comme de coutume.
Alors, hier encore - s'exclama le sénateur en s'adressant à cet ami supposé -, tu as éveillé mon intérêt paternel, tu m'as parlé d'observations personnelles que tu ne pourrais me communiquer qu'aujourd'hui...
Ah ! Oui - répliqua le licteur feignant la surprise -, il est vrai que je désire attirer votre attention sur les faits mystérieux de ces derniers jours. Auriez-vous un quelconque ennemi ici en Palestine qui souhaiterait que votre séjour se prolonge dans ces régions si peu adaptées aux usages d'un patricien romain ?
Pas du tout - répliqua le sénateur, très surpris. - Je pense me trouver en présence d'amis sincères en ce qui concerne nos autorités administratives, et je crois que personne n'a intérêt à ce que je m'absente de Rome. Je te serais très reconnaissant de bien vouloir élucider de tels commentaires.
C'est qu'en Judée, il y a quelques années, il y eut un cas similaire au vôtre.
On raconte qu'un des prédécesseurs du gouverneur actuel tomba éperdument amoureux de la femme d'un patricien romain qui eut la malchance de séjourner à Jérusalem. Pour arriver à ses fins, il fit son possible pour empêcher le retour de ses victimes au siège de l'Empire. Et quand il constata que son autorité n'y pouvait rien, il commit le crime d'enlever un enfant du couple, accompagnant cet acte d'autres atrocités qui restèrent impunies, vu son prestige politique au Sénat.
Publius écoutait ces commentaires l'esprit embrasé.
Son émotion fut si vive que le sang lui monta à la tête et sembla s'endiguer abondamment dans ses veines à hauteur de ses tempes. Une pâleur de cire couvrit son visage qui prit un aspect cadavérique. Il ne put définir l'agitation qui s'emparait de lui, face à des insinuations qui portaient atteinte à sa dignité personnelle et allaient à rencontre de ses honorables traditions familiales.
En un éclair, il revécut toutes les accusations de Fulvia et, jugeant ses semblables selon ses propres valeurs, il ne pouvait admettre chez Sulpicius une telle férocité.
Tandis que sa pensée était plongée dans d'atroces tourments, sans répondre au licteur qui l'observait et jouissait de l'effet de ses révélations douteuses, le calomniateur poursuivit feignant l'humilité :
- Bon, je reconnais la portée de mes propos pour lesquels, d'ailleurs, je sollicite la bienveillance de votre discrétion, mais je ne m'ouvrirais pas à vous si je n'étais touché par l'intérêt profond que votre amitié est parvenue à inspirer à mon âme sincère et dévouée. Pour être franc, je ne voudrais pas être délateur de qui que ce soit, face à votre esprit juste et généreux ; toutefois, je vais vous dire ce que j'ai vu de mes propres yeux, afin de guider avec plus d'assurance vos efforts dans les recherches de votre petit.
Et avec la fausse modestie de ses paroles malveillantes, Sulpicius Tarquinius fit défiler un long tissu de calomnies, entrecoupant ses arguments de petites gorgées de vin successives, ce qui exaltait encore davantage la source prodigieuse de ses fantaisies.
Il relata à son interlocuteur, qui l'écoutait stupéfait par la coïncidence de ses dires avec les dénonciations de Fulvia, les détails les plus intimes de la scène du jardin chez Pilate. Puis il décrivit ce qu'il avait pu observer la nuit de l'enlèvement, tout en faisant ressortir la coïncidence de la présence du gouverneur à Nazareth.
Le sénateur écoutait son récit tout en cachant difficilement sa stupeur. La trahison de sa femme, selon cette dénonciation spontanée, était un fait indéniable. Néanmoins, il voulait croire le contraire. Pendant toute leur vie conjugale, Livia s'était strictement tenue à l'écart des ambiances mondaines, ne vivant que pour lui et pour ses chers enfants. C'était dans ses propos judicieux et sincères que son esprit allait chercher les inspirations nécessaires pour vaincre les luttes quotidiennes ; mais cette dénonciation étourdissait son cœur et annihilait tous motifs à sa confiance passée. En outre, de curieuses coïncidences venaient blesser son raisonnement, éveillant en lui d'amères suspicions au fond de son âme.
N'était-ce pas elle qui était intervenue suppliante en faveur des esclaves à l'heure de la punition, comme si la faute pesait aussi sur son cœur ?
La veille encore, elle avait suggéré la prolongation de leur séjour en Palestine, démontrant par la même un courage peu commun. N'était-ce pas là un geste de prétendue consolation pour son mari offensé et qui obéissait à des intentions inavouables ?
Un tourbillon d'idées contradictoires agitait le flot de ses pensées affligeantes.
Puis, il réfléchit à sa position d'homme d'État, aux responsabilités austères qui lui incombaient au sein de l'organisation sociale.
Sa fonction éminente, les dures obligations qu'il devait remplir dans ses relations quotidiennes, l'orgueil de son nom et les traditions familiales, tant de raisons qui lui permirent de trouver l'énergie de dominer ses émotions du moment et freiner l'homme sentimental qu'il était par nature pour ne révéler que l'homme public ; il eut alors la force de s'exclamer :
Sulpicius, je te remercie de l'intérêt que tu me portes si toutefois tes paroles sont le reflet de ta sincère générosité, mais je dois considérer qu'étant donné tes propos au sujet de ma femme, je n'accepte aucun argument qui puisse blesser sa dignité et son austère noblesse, des qualités que personne ne connaît mieux que moi.
L'entretien dans le jardin de Pilate auquel tu fais référence, fut autorisé par moi, et tes commentaires sur la nuit de l'enlèvement sont bien vagues, compte tenu du caractère concret que nos investigations requièrent.
Ainsi donc, je remercie ton dévouement en ma faveur, mais tes considérations ouvrent désormais entre nous une brèche que ma confiance ne pourra surmonter.
Tu es par conséquent dispensé du service qui te retenait auprès de ma famille, d'autant que la perspective de mon retour à Rome s'est envolée avec la disparition du petit. Nous ne pourrons retourner au siège de l'Empire, tant que nous ne l'aurons pas retrouvé ou que nous n'aurons la douloureuse certitude de sa mort.
Pour autant, je serais imprudent d'exiger que tu restes à Capharnaûm, sacrifiant les décisions de tes supérieurs hiérarchiques, raison pour laquelle tu seras remercié sans scandale qui puisse nuire à ta carrière professionnelle.
J'attendrai l'occasion d'en parler au gouverneur pour que tu sois libéré officiellement de mes services, sans aucun préjudice pour ton nom.
Tu peux constater qu'en tant qu'homme d'État, je remercie ta sollicitude et je sais apprécier ton dévouement, mais en tant qu'ami, je ne peux plus m'en remettre à toi comme avant.
Le licteur, qui ne s'attendait pas à pareille réponse, devint livide telle était sa déception, mais il osa encore objecter sournoisement :
Seigneur sénateur, l'heure viendra où vous saurez valoriser mon zèle, non seulement comme serviteur de votre maison, mais aussi comme ami dévoué et sincère. Et puisque vous ne m'accordez pas d'autre récompense que celle d'un injuste mépris en réponse à l'impulsion de mon amitié, c'est avec plaisir que je me considère dégagé des obligations qui me retenaient auprès de votre autorité.
Puis, Sulpicius prononça quelques mots d'adieu auxquels Publius répondit sèchement, tourmenté par un profond dépit.
Dans le silence de son cabinet, il prit conscience de l'énergie que les circonstances avaient exigé de son cœur dans de si pénibles conjonctures. Quand bien même il reconnaissait avoir adopté envers le licteur l'attitude la plus juste et conforme à la situation, en son for intérieur, il gardait l'angoissante incertitude de la conduite de LMa. Tout conspirait contre elle et tendait à la présenter à son cœur d'époux honorable, comme la personnification de la fausse innocence.
Cette époque-là ne connaissait pas encore le « priez et veillez » des doux enseignements éternellement du Christ, et le sénateur, se livrant presque totalement à l'emprise des amères émotions qui le contrariaient, se pencha sur de nombreux parchemins qui se trouvaient là et se mit à pleurer convulsivement.
LES PRÉDICATIONS DE TlBÉRIADE
Quelques jours s'étaient écoulés sans altération.
À Capharnaum, non seulement le décor restait inchangé, mais les acteurs portaient sur leur visage la même inquiétude.
Contraint par l'attitude irrévocable et énergique du sénateur, Sulpicius Tarquinius était retourné à Jérusalem, obéissant ainsi aux ordres de Pilate qui, à son tour, avait reçu la notification de Publius Lentulus relative à la dispense du licteur.
En sa qualité d'émissaire de César et du Sénat, Publius avait en Palestine de larges pouvoirs que toutes les autorités de la province, ainsi que le gouverneur, devaient respecter avec une attention particulière et le plus grand respect.
Le procurateur de Judée n'omit pas de remplacer Sulpicius du mieux qu'il le put et voulut connaître les motifs de son éloignement. Mais d'un air supérieur, le sénateur résolut l'affaire évoquant une décision politique. Donnant la preuve de sa bonne volonté, Pilate contribua aux recherches pour retrouver le petit Marcus en envoyant des fonctionnaires de confiance et se rendit personnellement à Capharnaum pour connaître de vive voix les investigations effectuées.
Le sénateur reçut sa visite avec la plus haute considération et accepta sa coopération, sincèrement réconforté, espérant que les événements viendraient démentir les calomnieuses accusations dont était victime son épouse.
Sa vie domestique, néanmoins, avait souffert de profondes altérations. Un voile de doutes amers et infinis le séparait de son épouse à présent et il ne savait plus comment vivre leurs heures de conversation heureuse.
À plusieurs reprises, il avait essayé, sans succès, de retrouver son ancienne confiance et sa spontanéité affective.
Les contrariétés avaient ridé son visage habituellement hautain et orgueilleux, enveloppant ses traits d'un brouillard d'inquiétudes angoissantes.
Tous ses proches, y compris son épouse, attribuaient une si singulière métamorphose à la disparition du petit.
À l'heure des repas, on pouvait remarquer l'effort qu'il faisait pour paraître serein.
Il s'adressait alors à sa compagne ou répondait à ses questions affectueuses par de brèves monosyllabes, marquant ses mots d'un laconisme incompréhensible.
Souffrant cruellement de cette situation, Livia était de plus en plus abattue, et essayait en vain de comprendre la raison de tant d'épreuves et de malheurs.
Plusieurs fois, elle avait sondé l'esprit de Publius pour lui apporter un peu de tendresse et de réconfort, mais il évitait ses élans d'affection sous des prétextes irréfutables. Elle ne le voyait plus que dans le triclinium et une fois le repas terminé, il se retirait promptement dans la grande salle des archives où il passait toutes ses heures dans d'inquiétantes méditations.
Concernant Marcus, il n'avait aucune nouvelle qui aurait pu lui donner le moindre
espoir.
Par un beau matin, Livia parlait discrètement avec sa dévouée servante et amie fidèle qui la questionnait gentiment sur son état de santé. Celle-ci lui répondit en ces termes :
Je ne me sens pas bien, ma bonne Anne !... La nuit, mon cœur bat irrégulièrement et, d'heure en heure, je sens grandir en moi une douloureuse impression d'amertume. Je ne pourrais définir mon état, même si je le voulais... La disparition de notre petit remplit mon âme de sombres présages qui augmentent le poids de mes afflictions maternelles d'autant que je ne peux entrevoir, même vaguement, la cause d'une si grande souffrance...
Et maintenant, voilà que l'état de Publius me contrarie beaucoup. Il a toujours été un homme pur, loyal et généreux ; mais depuis quelque temps, je remarque dans son tempérament de singuliers changements qui viennent aggraver ces symptômes maladifs, depuis l'incompréhensible disparition de notre petit garçon.
Personnellement, j'ai l'impression que les tourments affectifs l'accablent et portent sérieusement préjudice à sa santé...
Je vois bien, Madame, combien vous souffrez ! - lui fit gentiment sa servante. - Je sais que je ne suis qu'une humble créature, sans grande valeur, mais je demanderai à Dieu qu'il vous protège et qu'il ramène la paix dans votre cœur.
Créature humble et sans valeur ? - dit la pauvre femme en cherchant à lui démontrer le degré de son estime sincère. - Ne dis pas cela, je ne suis pas de ces âmes qui apprécient la valeur des autres en fonction de la position dont ils jouissent ou pour les honneurs qu'ils reçoivent.
Fille unique de parents qui m'ont légué une fortune considérable, citoyenne romaine avec les prérogatives d'une femme de sénateur, tu vois combien je souffre dans les tribulations arriéres de ce monde !
Les titres que le berceau m'a accordés ne sont pas parvenus à éviter les épreuves que la destinée aussi m'a apportées avec la jeunesse et la fortune facile.
Reconnais, donc, qu'entre moi qui suis patricienne et toi servante, nos cœurs ne sont pas différents, mais qu'un fort sentiment de fraternité nous ouvre les portes à une compréhension affectueuse, un doux refuge pour les jours tristes de la vie.
Personnellement, contrairement à l'éducation que j'ai reçue, j'ai toujours pensé que tous les êtres sont frères, qu'ils ont une origine commune, sans réussir à accepter les limites qui séparent ceux qui possèdent de nombreux biens et titres, de ceux qui ne possèdent rien en ce monde si ce n'est dans leur cœur où j'ai pour habitude de reconnaître la valeur de chacun.
Maîtresse - s'exclama la servante agréablement surprise -, vos paroles me touchent non seulement parce qu'elles sortent de votre bouche que je suis habituée à entendre parler avec tendresse et vénération, mais aussi parce que le prophète de Nazareth nous a dit la même chose dans ses prêches.
Jésus ?!... - demanda Livia, les yeux brillants, comme si cette référence lui rappelait une source de consolation qu'elle avait momentanément oubliée.
Oui, ma Maîtresse, et pour parler de lui, pourquoi ne chercheriez-vous pas un peu de réconfort dans ses divines paroles ? Je vous jure que ses expressions sages et aimantes vous consoleraient face à tous ces chagrins, vous procurant les sensations d'une vie nouvelle !... Si vous le vouliez, je pourrais discrètement vous conduire chez Siméon pour que vous puissiez bénéficier de ses leçons amicales. Vous recevriez ainsi la joie de sa bénédiction sans vous exposer aux critiques d'autrui, nourrissant votre cœur de ses lumineux enseignements.
Livia réfléchit longuement à ce conseil qui semblait être une disposition bénéfique, puis répondit finalement :
Les souffrances de la vie m'ont maintes fois brisé le cœur et ont remis en question mes idées concernant certains principes qui m'ont été enseignés dès mon plus jeune âge et c'est pour cela que j'accepte ta suggestion, je crois donc qu'il est de mon devoir d'aller voir Jésus publiquement, comme le font d'autres femmes qui vivent en ces lieux
C'était mon intention avant notre départ pour Rome pour lui manifester ma reconnaissance pour la guérison de Flavia. Cet événement m'a profondément marquée, mais nous n'avons pas pu en parler vu l'attitude hostile de mon mari. Maintenant que je suis à nouveau désemparée, au comble de la douleur, j'aurai recours au prophète pour calmer mon cœur oppressé et torturé.
En tant qu'épouse d'un homme qui, en vertu de sa carrière politique, occupe aujourd'hui la fonction la plus importante de cette province, j'irai voir Jésus telle une créature abandonnée par la chance, en quête de soutien et de consolation.
Madame, et votre époux ? - demanda Anne, prévoyant déjà les conséquences de cet acte.
Je chercherai à l'informer de ma décision ; mais si Publius s'esquive et évite encore une fois un entretien privé, j'irai sans l'avoir entendu. Je porterai les humbles habits des gens simples de cette région, je me rendrai à Capharnaûm chez tes parents, aux heures dites, et le moment venu, j'entendrai la parole du Messie, le cœur repentant et l'âme compatissante pour les malheurs de mes semblables...
Je me sens profondément seule ces derniers temps et j'ai besoin de réconfort spirituel pour mon cœur éprouvé par les dures épreuves.
Madame, que Dieu bénisse vos bonnes intentions. À Capharnaûm, mes parents sont très pauvres et très humbles, mais la gratitude de tous vous est acquise, une parole de vous suffira pour qu'ils se mettent à votre disposition, comme des esclaves.
Pour moi, il n'existe pas de richesse égale à celle de la paix et de l'amour.
Je n'irai pas voir le prophète pour demander une attention spéciale car sa charité a suffi pour sauver ma fille, aujourd'hui robuste et en bonne santé grâce à son cœur juste, mais pour chercher le réconfort à mon cœur meurtri.
Je pressens qu'en entendant ses exhortations affectueuses et amicales, je trouverai de nouvelles énergies pour affronter les épreuves les plus âpres et les plus rudes.
Je sais qu'il me reconnaîtra dans les pauvres habits de la Galilée ; cependant, dans son intuition divinatoire, il comprendra que dans la poitrine de cette Romaine, bat un cœur affligé et malheureux.
Toutes deux décidèrent alors d'aller ensemble en ville dans l'après-midi du premier
samedi.
En vain, Livia chercha une occasion de demander la permission espérée de son mari. D'innombrables fois, elle chercha, sans succès, à sonder l'esprit de Publius dont la froideur paralysait son courage pour formuler sa demande.
Mais de toute manière, elle était résolue à aller voir le Maître. Abandonnée dans une région où seul son mari pouvait vraiment la comprendre dans sa sphère d'éducation et rudement éprouvée dans les fibres les plus sensibles de son âme féminine, d'épouse et de mère, la pauvre femme prit seule sa décision avec le plein assentiment de sa conscience honnête et pure.
Elle se tailla une nouvelle robe à la mode galiléenne, de manière à ne pas se faire remarquer dans la foule habituelle des prédications du lac, et informa Comenius du besoin qu'elle avait de sortir ce jour-là, afin que son mari en fût avisé à l'heure du dîner. Puis elle sortit à la date préalablement déterminée en compagnie de sa fidèle servante.
Dans l'humble maison de pécheurs où vivaient les parents d'Anne, Livia se sentit entourée de radieuses vibrations d'une sérénité douce et amicale. C'était comme si son cœur découragé trouvait une clarté nouvelle dans cet environnement de pauvreté, d'humilité et de tendresse.
La figure patriarcale du vieux Sirnéon de Samarie, néanmoins, se détachait à ses yeux de tous ceux qui l'avaient reçue en lui manifestant la plus grande bonté. De son regard profond et de ses vénérables cheveux blancs émanaient le doux rayonnement de la merveilleuse simplicité du vieux peuple hébreu et sa parole remplie de foi savait toucher les cœurs au plus profond de leurs fibres quand il relatait les actes prodigieux du Messie de Nazareth.
Accueillie par tous avec une franche sympathie, Liva, semblait découvrir un monde nouveau, inconnu jusqu'à présent dans son existence. Elle était réconfortée par l'expression de sincérité et de candeur de cette vie simple et humble qui régnait, sans apparats ni artifices sociaux, mais aussi sans préjugés ni hypocrisies pernicieuses.
En fin d'après-midi, se mêlant aux pauvres et aux malades qui allaient recevoir les bénédictions du Seigneur, Livia le cœur soulagé et serein attendait l'heureux moment d'écouter la parole du Maître pleine d'amour et de consolation.
Le crépuscule d'une journée claire et chaude • déversait les reflets d'une lumière dorée sur toutes les Choses et de toute part dans ce doux paysage. Les eaux paisibles du lac de Tibériade s'agitaient légèrement au souffle tiède des zéphyrs de l'après-midi qui s'imprégnaient du parfum des fleurs et des arbres. Des brises fraîches éliminaient la chaleur ambiante, éparpillant des sensations agréables de liberté, au sein d'une nature forte et abondante.
Finalement, tous les regards se tournèrent vers un point foncé qui se dessinait dans le miroir cristallin des eaux, très loin à l'horizon.
C'était la barque de Simon qui amenait le Maître pour les sermons habituels.
Un sourire d'anxiété et d'espoir éclaira alors tous ces visages qui l'attendaient dans l'inconfort de leurs souffrances.
Livia observait cette foule qui, à son tour, remarqua son étrange présence. Il s'agissait d'humbles ouvriers, de rudes pêcheurs, de nombreuses mères dont on pouvait lire les rudes histoires sur leur visage torturé par les plus incroyables tourments, des créatures de la plèbe anonyme et souffrante, des femmes adultères, des publicains jouisseurs de la vie, des malades désespérés et de nombreux enfants qui portaient sur eux les stigmates du plus douloureux abandon.
Livia se tenait aux côtés du vieux Siméon dont les traits fermes et doux inspiraient le plus profond respect à ceux qui l'approchaient. Quant à ceux qui remarquaient son délicat profil romain, alors qu'elle était vêtue d'un simple habit galiléen, ils se disaient qu'il devait s'agir d'une jeune femme de Judée-Samarie qui était aussi venue de loin, attirée par la renommée du Messie.
La barque de Simon accosta doucement sur le rivage laissant le Maître se diriger à l'endroit habituel de ses leçons divines. Sa physionomie semblait transfigurée par une resplendissante beauté. Ses cheveux qui lui tombaient sur les épaules à la manière des Nazaréens, s'agitaient légèrement au souffle caressant des vents agréables de l'après-midi.
La femme du sénateur n'arrivait plus à détacher son regard ébloui de cette figure simple et merveilleuse.
Le Maître commença un sermon d'une beauté incomparable. Ses paroles semblaient toucher les esprits les plus endurcis alors qu'on aurait dit que ses enseignements résonnaient au-delà des limites de la Galilée, retentissant dans la terre entière, préalablement formulés pour parcourir le monde pour l'éternité.
« Heureux les humbles d'esprit, car le royaume de mon Père qui est aux cieux leur appartiendra !...
Heureux les pacifiques, car ils posséderont la terre !...
Heureux les assoiffés de justice, car leur soif sera étanchée !...
Heureux ceux qui souffrent et pleurent, car ils seront consolés dans les joies éternelles du royaume de Dieu !... »
Et sa parole énergique et douce parlait de la miséricorde du Père Céleste ; des biens de la terre et du ciel ; de la valeur des inquiétudes et des angoisses humaines. Il ajoutait qu'il n'était pas venu au monde pour les plus riches et les plus heureux, mais pour consoler les plus pauvres et les laissés pour compte.
L'assemblée hétérogène écoutait ivre, transportée d'espoir et de joie spirituelle.
Une douce lumière caressante semblait venir d'Hébron, illuminant le paysage de tonalités d'opales et de saphirs éthérés.
L'heure avançait et des apôtres du Seigneur décidèrent de distribuer quelques pains à ceux qui avaient le plus besoin d'aliments. Deux grands paniers de collation frugale furent apportés, mais les auditeurs étaient bien trop nombreux. Alors Jésus en bénit le contenu et, par un doux miracle, la maigre provision fut multipliée en petits morceaux qui furent religieusement distribués à des centaines de personnes.
Livia reçut également sa part et l'avala, elle sentit une saveur différente, comme si elle avalait un remède apte à guérir tous les maux de son âme et de son corps parce qu'une certaine tranquillité anesthésia son cœur flagellé et désenchanté. Émue jusqu'aux larmes, elle vit que le Maître s'occupait charitablement de nombreuses femmes, parmi lesquelles beaucoup avaient, d'après la rumeur à Capharnaum, des vies dissolues et criminelles.
Le vieux Siméon voulut aussi s'approcher du Seigneur en cette heure mémorable de son passage sur la planète. Livia l'accompagna machinalement, et quelques minutes plus tard, ils se trouvaient tous deux devant le Maître qui les accueillit avec son généreux et profond sourire.
Seigneur - s'exclama respectueusement l'ancien de Samarie -, que dois-je faire pour entrer un jour dans votre royaume ?
En vérité je te le dis - répliqua Jésus, tendrement -beaucoup viendront de l'Occident et de l'Orient chercher les portes du ciel, mais seuls ceux qui aimeront profondément notre Père qui est aux deux, au-dessus de toutes les choses de la terre en aimant son prochain comme soi-même, ceux-là trouveront le royaume de Dieu et de sa justice.
Et jetant son regard compatissant et miséricordieux sur la grande assemblée, il poursuivit avec douceur :
Beaucoup, parmi ceux qui ont été appelés ici, seront choisis pour le grand sacrifice qui approche !... Ceux-là me trouveront au royaume céleste car leur renoncement sera le sel de la terre et le soleil d'un nouveau jour !...
Seigneur - osa l'ancien, les yeux remplis de larmes -, je ferais tout pour être l'un de vos élus!...
Mais Jésus regarda fixement le patriarche de Samarie et murmura avec une infinie tendresse :
Siméon, va en paix et ne sois pas pressé, car en vérité, j'accepterai ton sacrifice le moment opportun venu...
Et étendant le rayon de lumière de ses yeux jusqu'au visage de Livia qui buvait attentivement ses paroles avec une soif ardente, il s'exclama avec les clartés prophétiques de ses exhortations :
Quant à toi, réjouis-toi en Notre Père, car mes paroles et mes enseignements ont touché à jamais ton coeur. Va et ne renie pas ta foi, car le temps viendra où je saurai accepter ton abnégation sanctifiante !
Ces mots furent dits d'une telle façon que la femme du sénateur n'eut pas de mal à appréhender leur sens profond pour un lointain avenir.
Puis, la grande assemblée des pauvres, des malades et des affligés se dispersa petit à
petit.
Il faisait nuit quand Livia et Anne retournèrent à la résidence seigneuriale, réconfortées par les grâces reçues des mains charitables du Messie.
Une profonde sensation de soulageaient et de réconfort inondait leur âme.
Mais en pénétrant dans ses appartements, Livia se trouva face au visage autoritaire de son mari qui laissait transparaître sur ses traits tendus les signes d'une forte irritation, comme cela arrivait lorsqu'il était de très mauvaise humeur. Elle remarqua combien il était exaspéré, mais à l'inverse des autres fois, elle se sentait vraiment prête à vaincre les plus terribles luttes de son cœur, car avec une sérénité imperturbable, elle l'affronta face à face, bravant son regard suspicieux. Il lui semblait que la fleur d'une éternelle paix spirituelle s'était épanouie en son for intérieur à la douce chaleur des paroles du Christ, car il lui paraissait avoir atteint le domaine de la sérénité étrange et supérieure, inconnu jusqu'à présent.
Après l'avoir regardé de haut en bas avec son regard dur et incisif, Publius s'exclama, retenant mal son incompréhensible colère:
Alors, qu'est-ce que cela signifie ? Quelles raisons valables ont pu amener Madame à s'absenter de cette maison à des heures aussi indues pour une mère de famille ?
Publius - répondit-elle avec humilité, trouvant étrange cette attitude cérémonieuse -, bien qu'ayant voulu t'informer de ma décision de sortir cet après-midi, tu n'as cessé de me fuir en t'esquivant de ma présence et j'avais besoin d'aller voir le Messie de Nazareth pour apaiser mon cœur affligé.
Et tu avais besoin d'un déguisement pour rencontrer le prophète du peuple ? - interrompit ironiquement le sénateur.
C'est la première fois que je vois une patricienne utiliser de tels artifices pour consoler son cœur. Ton mépris pour nos traditions familiales les plus sacrées va donc si loin?
J'ai pensé qu'il valait mieux ne pas me faire remarquer dans la foule de personnes pauvres et malheureuses qui vont voir Jésus au bord du lac, et en me confondant parmi les souffrants, je ne pensais pas enfreindre nos coutumes, mais plutôt agir pour protéger notre nom, vu que tu représentes actuellement dans cette province la plus haute autorité politique de l'Empire.
À moins que tu ne caches d'autres sentiments comme tu dissimules ta position sociale en te déguisant. Tu as eu tort d'aller voir le Messie ainsi vêtue, car après tout, je suis investi de pouvoirs pour exiger la présence de quiconque de la région dans cette maison !
Mais Jésus - objecta Livia courageusement - doit être pour nous bien au-dessus des pouvoirs humains que nous savons si précaires parfois. Je pense que la guérison de notre fillette, pour qui tous nos efforts furent impuissants, est suffisante pour le rendre créancier de notre gratitude perpétuelle.
J'ignorais qu'ici à Capharnaum tu étais mentalement si fragile face aux succès du Maître de Nazareth - continua sèchement le sénateur.
La guérison de notre fille ? Comment assurer une chose qui ne peut être prouvée par des arguments concrets ? Et même si cet homme, investi de pouvoirs divins aux yeux des pêcheurs galiléens à l'esprit simple et ignorant, était venu au monde au nom des dieux et avait opéré cette guérison par son intervention surnaturelle, nous pourrions aussi considérer qu'il est impitoyable et cruel car tout en guérissant une fillette malade depuis tant d'années, il a permis que les génies du mal et de la perversité nous ravissent notre garçon bien portant et affectueux en qui ma tendresse de père déposait tout un avenir brillant et prometteur !
Tais-toi, Publius ! - objecta-t-elle, saisie par une force supérieure qui lui permettait de conserver toute sa sérénité de cœur. - Rappelle-toi que les dieux peuvent durement nous humilier pour l'absurdité de notre vanité et de notre orgueil... Si Jésus de Nazareth a guéri notre enfant bien-aimée que nous serrions dans nos bras fragiles contre l'immense pouvoir de la mort, il pouvait également permettre que nous soyons blessés dans les sentiments les plus sacrés de notre âme par l'incompréhensible disparition de notre Marcus, afin que nous soyons enclins à la pitié et à la commisération pour nos semblables !...
C'est se compromettre que de manifester une telle tolérance qui pousse l'absurde à fraterniser avec les esclaves - dit Publius avec âpreté et une austère sévérité.
Une telle attitude de ta part me fait sérieusement penser que ta personnalité a changé au cours de cette année, car tes idées, loin du milieu social du siège de l'Empire, se sont abaissées au niveau des sentiments les plus laxistes, contrairement à l'attitude que l'on est en droit d'exiger de la part de l'épouse d'un sénateur ou d'une matrone romaine.
Angoissée, Livia entendait les propos injustifiables de son mari. De toute leur vie conjugale, jamais elle ne l'avait vu aussi irrité ; mais elle remarqua en elle-même un Singulier changement, comme si le pain rustique, béni par le Maître, avait transformé les fibres les plus secrètes de Sa conscience. Et si ses yeux se remplissaient de larmes, ce n'était pas parce que son orgueil était blessé ou pour l'ingratitude que ces reproches injustes révélaient, mais pour la profonde compassion qu'elle éprouvait pour son époux qui ne la comprenait pas, et chez qui elle devinait la pénible tempête qui fustigeait son cœur généreux, bien qu'arbitraire dans ses résolutions. Sereine et silencieuse, elle ne se justifia pas devant ces sévères réprimandes.
Ce fut alors que comprenant que cette querelle ne devait continuer, le sénateur se dirigea vers la porte, l'ouvrit avec violence et s'exclama :
Je n'ai jamais fait de voyage aussi pénible et aussi malheureux ! Des génies maudits semblent guider mes activités en Palestine, car si j'ai guéri une fille, j'ai perdu un fils et je commence à perdre une femme dans l'abîme de la folie et de l'incohérence. Finirai-je donc aussi par me perdre pour toujours !
Et disant cela, il claqua la porte avec toute la force de ses gestes impulsifs, puis se dirigea vers son cabinet, tandis que son épouse, le cœur prostré, élevait sa pensée à ce Jésus affectueux et tendre qui était venu au monde pour sauver tous les pécheurs. Des larmes douloureuses coulaient de ses yeux qui fixaient le paysage du lac de Génésareth où elle avait l'impression d'être retournée en esprit. Le Maître était là dans une douce attitude de prière, son regard fulgurant plongé dans les étoiles du ciel.
Elle se figura que Jésus avait également remarqué sa présence en cette heure obscure de la nuit, car il avait dévié son regard éclatant du firmament constellé et lui tendit ses bras compatissants et miséricordieux, s'exclamant avec une infinie douceur:
Mon enfant, laisse tes yeux pleurer sur les imperfections de l'âme que Notre Père t'a destinée comme ton âme sœur !... N'attends rien de ce monde que des larmes et des souffrances, car c'est dans la douleur que les cœurs s'illuminent sur le chemin du ciel... L'heure viendra où tu te sentiras au comble des afflictions, mais ne doute pas de ma miséricorde car le moment opportun venu, quand tous te mépriseront, je t'appellerai à mon royaume d'espérances divines où tu pourras attendre ton mari durant les siècles incessants qui passent !...
Il lui semblait que le Maître ne cessait de bercer son cœur de tendres promesses de bonheur, mais un bruit anodin vint l'arracher à cette vision de lumière et de bonheur indéfinissable.
Le tableau de ses agitations spirituelles se brisa, comme s'il était fait de filigranes infiniment subtils.
Alors l'épouse du sénateur comprit qu'elle n'avait pas été victime d'une perturbation hallucinatoire et garda avec amour au fond de son cœur, les douces paroles du Messie. Tandis qu'elle était ses habits galiléens afin de reprendre le cours de ses obligations domestiques, l'âme limpide et consolée, il lui semblait encore entrevoir la silhouette sereine et bien-aimée du Seigneur sur les hauteurs verdoyantes des rives du lac de Tibériade, à travers un léger brouillard qui voilait ses yeux remplis de larmes.
LE GRAND JOUR DU CALVAIRE
Depuis son altercation avec son épouse, Publius Lentulus s'était enfermé dans le plus grand mutisme.
D'affligeants soupçons fustigeaient son cœur impulsif concernant le comportement de celle que le destin avait liée pour toujours à son esprit dans le cadre de la vie conjugale. Il n'avait pu comprendre pourquoi Livia s'était servie d'un déguisement pour rencontrer le prophète de Nazareth. Son tempérament orgueilleux se rebellait contre l'attitude de sa femme, car il considérait que sa position sociale était un gage de vénération et de respect pour tous et laissa ainsi place aux plus déplorables méfiances, Intoxiqué par les calomnies de Fulvia et de Sulpicius.
Le temps passait et alors qu'il restait cloîtré dans son silence et dans sa mélancolie, Livia se raccrochait à sa foi et au souvenir des tendres paroles persuasives du Nazaréen. Jamais plus, elle n'était retournée à Capharnaum pour entendre les exhortations consolatrices du Messie ; mais par l'intermédiaire d'Anne qui s'y rendait ponctuellement, elle cherchait à aider, chaque fois qu'elle le pouvait et dans la mesure de ses moyens matériels, les pauvres qui venaient écouter la parole de Jésus. Une profonde tristesse envahissait son cœur sensible et généreux alors qu'elle observait les attitudes incompréhensibles de son compagnon ; mais en fait, elle ne fondait plus maintenant ses espoirs sur les réalisations d'ordre terrestre et tournait ses plus ardentes aspirations vers ce royaume de Dieu, merveilleux et sublime, où tout devait transpirer l'amour, le bonheur et la paix, au cœur de souveraines consolations célestes.
La Pâque de l'an 33 approchait. De nombreux amis de Publius lui avaient conseillé un retour temporaire à Jérusalem, afin d'intensifier les recherches de leur garçon pendant les festivités qui rassemblaient, à cette époque, les plus grandes foules de la Palestine, leur offrant plus de chances de retrouver leur petit disparu. D'innombrables pèlerins, venus de toutes les régions de la province, se dirigeaient vers Jérusalem pour participer aux grandes fêtes, offrant en même temps les tributs de leur foi au Temple somptueux. En de telles circonstances, la noblesse locale se faisait aussi remarquer à travers ses éléments les plus représentatifs. Tous les partis politiques se mobilisaient pour assurer les services extraordinaires des solennités qui réunissaient les plus grandes masses du judaïsme, ainsi que les hommes les plus importants de cette époque. Les autorités romaines, à leur tour, se concentraient également à Jérusalem à cette occasion, rassemblant en ville presque tous les centurions et légionnaires détachés au service de l'Empire dans les contrées les plus lointaines de la province.
Publius Lentulus ne négligea pas ce conseil et avant que la ville ne fut pleine de pèlerins et d'explorateurs, il s'y trouvait déjà avec sa famille à donner des instructions à ses serviteurs de confiance qui connaissaient le petit Marcus, de manière à former une chaîne d'enquêteurs attentifs et assidus, tant que dureraient les fêtes.
À Jérusalem, le conventionnalisme social n'avait pas changé, on nota à peine que pour la circonstance Publius avait dispensé la résidence de son oncle Salvius et s'était installé dans une villa confortable et gracieuse qui donnait sur une rue mouvementée d'où il pouvait aussi observer les manifestations populaires.
La veille de Pâque arriva avec une immense marée de pèlerins issus de toutes les classes et venus de toutes les localités provinciales. Il était intéressant d'observer dans ces concentrations hétérogènes de population, les coutumes les plus diverses.
Tout en franchissant les portes de la ville patrouillées par de nombreux soldats prétoriens, d'innombrables caravanes révélaient les usages les plus singuliers.
Et tandis que le sénateur faisait des comparaisons d'ordre économique, social et politique en observant la foule qui affluait dans les rues mouvementées, Livia discutait discrètement avec sa servante de confiance.
Savez-vous, Madame, que le Messie aussi est arrivé hier en ville ? - s'exclama Anne avec un rayon de joie dans ses grands yeux.
C'est vrai ? - demanda Livia, surprise.
Oui, depuis hier, Jésus est à Jérusalem, salué par de grandes manifestations populaires.
La résurrection de Lazare en Béthanie a confirmé ses divines vertus de Fus de Dieu parmi les hommes les plus incrédules de cette ville, et je viens d'apprendre que son arrivée a apporté une immense joie au peuple. Toutes les fenêtres étaient décorées de fleurs pour son passage triomphal, les enfants éparpillèrent des palmes vertes et parfumées le long du chemin en son hommage et celui de ses disciples !... Beaucoup de monde accompagna le Maître depuis les bords du lac de Génésareth, le suivant jusqu'ici, à travers toutes les localités.
Celui qui m'en a fait part, je le connais personnellement, il s'agit d'un porteur de l'oncle Siméon qui lui aussi a fait cette longue marche jusqu'à Jérusalem, malgré son âge avancé...
Anne, cette nouvelle est très réconfortante - lui dit sa maîtresse avec bonté - et si je le pouvais j'irais écouter la parole du Maître où que ce soit ; mais tu connais mes difficultés pour concrétiser ce souhait. Néanmoins, tu es dégagée de tes obligations et de tes tâches pendant le séjour de Jésus à Jérusalem, afin de bien profiter des fêtes de la Pâque, et écouter en même temps, les prêches du Messie qui nous font tant de bien au cœur.
Puis remettant à sa domestique l'indispensable aide pécuniaire, elle regarda Anne partir satisfaite en direction du Mont des Oliviers où des masses compactes de pèlerins se trouvaient rassemblées. Parmi eux, elle remarqua le vieux Siméon de Samarie, compagnon courageux qui n'hésita pas, malgré son âge avancé, à suivre le mouvement des pérégrinations par les chemins les plus tortueux et les plus longs.
Chez les Lentulus, un tel intérêt pour ces grandes festivités du judaïsme n'avait pas lieu d'être.
Un seul motif justifiait la présence du sénateur à Jérusalem en ces jours turbulents : la recherche incessante de son fils qui semblait perdu à jamais.
Quotidiennement, il écoutait les rapports de ses hommes de confiance après les enquêtes entreprises et, d'heure en heure, il se sentait plus accablé par les dures déceptions face aux luttes inutiles de ces recherches exhaustives et infructueuses. cette demeure claire et fleurie, les heures marquées de tristesse s'écoulaient lentement. En vain, les rues s'agitaient, patrouillées par des soldats, pleines de créatures de toutes les classes sociales. Le brouhaha des manifestations populaires franchissait les portes presque silencieuses comme les échos éteints de rumeurs lointaines.
La pénible situation conjugale dans laquelle il s'était enfoncé, séparait le sénateur de sa femme, comme s'ils étaient irrémédiablement éloignés l'un de l'autre et que les liens sacrés du cœur avaient été détruits.
Ce fut dans cette retraite en apparence calme qu'Anne revint quelques jours plus tard, un beau matin, pour annoncer à sa maîtresse l'emprisonnement inattendu du Messie.
C'est avec la simplicité spontanée et sincère de l'esprit populaire, qu'elle incarnait, que la servante lui relata dans les moindres détails la scène provoquée par l'ingratitude d'un des disciples et en vertu du mépris, de l'ambition des prêtres et des pharisiens du Temple de la grande cité Israélite.
Très touchée par les faits relatés, Livia se dit qu'en d'autres temps, elle aurait immédiatement recouru à la protection politique de son mari pour éviter au prophète de Nazareth les attaques des ambitions démesurées. Mais dans de telles circonstances, elle savait qu'il ne lui serait pas possible de faire usage du prestige de son compagnon. Néanmoins, elle chercha à se rapprocher de lui par tous les moyens, bien qu'inutilement. Dans une pièce contiguë à son cabinet, elle remarqua que Publius recevait plusieurs personnes qui étaient discrètement venues le voir en privé ; et le plus intéressant était que, d'après ses observations, ils parlaient tous du même sujet avec le sénateur, celui de l'emprisonnement inattendu de Jésus de Nazareth - un événement qui déviait toutes les attentions des festivités de la Pâque, tel était l'intérêt éveillé par les actes du Maître dans tous les esprits. Quelques-uns sollicitaient son intervention au procès de l'accusé ; d'autres, du côté des pharisiens ralliés aux prêtres du Sanhédrin, augmentaient à ses yeux le danger des prédications de Jésus que beaucoup présentaient comme un révolutionnaire inconscient opposé aux pouvoirs politiques de l'Empire.
En vain, Livia attendit que son mari lui accorde deux minutes d'attention dans la pièce attenante à son cabinet privé.
Son anxiété était à son paroxysme lorsqu'elle aperçut la silhouette de Sulpicius Tarquinius qui venait de la part de Pilate solliciter immédiatement au sénateur la faveur de sa présence au palais du gouvernement provincial, afin de résoudre un cas de conscience.
Publius Lentulus ne se fit pas prier.
Il réfléchit à ses devoirs d'homme d'État et en conclut qu'il devait oublier toutes conjectures liées à sa vie privée, et alla à la rencontre des obligations qu'il devait à l'Empire.
Livia perdit, ce jour-là, tout espoir d'implorer son aide pour le Maître. Ne sachant pourquoi, une profonde amertume envahissait son for intérieur. L'âme pleine d'idées noires, elle éleva au Père céleste de ferventes et sincères prières pour ce cœur qu'elle considérait comme le lucide émissaire des cieux. Elle supplia toutes les forces du bien de libérer le Fils de Dieu de la persécution et de la perfidie des hommes.
À son arrivée à la cour provinciale romaine en ce jour inoubliable à Jérusalem, Publius Lentulus eut une étonnante surprise.
Une foule de gens s'entassait sur la grande place dans un brouhaha assourdissant.
Pilate le reçut avec déférence et sollicitude et le conduisit dans un grand cabinet où était réuni un petit nombre de patriciens, choisis sur le volet à Jérusalem. Le préteur Salvius, des fonctionnaires importants, des militaires gradés et quelques civils romains de renommée qui passaient en ville et qui s'étaient rassemblés là, convoqués par le gouverneur qui s'adressa à Publius Lentulus, en ces termes :
Sénateur, je ne sais si vous avez eu l'occasion de connaître en Galilée un homme extraordinaire que le peuple a pour habitude d'appeler Jésus de Nazareth. Cet homme est à présent prisonnier, suite à la condamnation des membres du Sanhédrin et la population, qui l'avait reçu dans cette ville avec des palmes et des fleurs, demande à présent aux autorisés provinciales de prononcer son jugement immédiat sur cette place, confirmant ainsi, la sentence proférée par les prêtres de Jérusalem.
Pour ma part, en toute franchise, je ne lui connais aucune faute sinon celle d'être un fervent visionnaire de choses que je ne peux ni ne sais comprendre ; d'ailleurs, son état de misérable pauvreté me surprend amèrement.
À ce moment-là, les deux sœurs, Claudia et Fulvia, pénétrèrent dans la salle et vinrent se joindre à ce conseil de patriciens.
Cette nuit encore - continua Pilate tout en indiquant son épouse -, il semblerait que les augures des dieux se soient manifestés pour me guider, car Claudia a rêvé qu'une voix lui disait que je ne devrais pas risquer ma responsabilité en jugeant cet homme juste.
J'ai donc décidé d'agir selon ma conscience en réunissant ici tous les patriciens et Romains notables de Jérusalem pour examiner cette affaire, de sorte que ma décision ne nuise pas aux intérêts de l'Empire ni ne heurte mon idéal de justice.
Entre nous, que pensez-vous de mes scrupules en ma qualité de représentant direct du Sénat et de l'Empereur, dans le cas présent ?
Votre attitude - pondéra le sénateur, conscient de ses responsabilités - révèle le plus grand discernement quant aux questions d'ordre administratif.
Et se rappelant des bienfaits reçus du prophète à l'occasion de la guérison de sa fillette, malgré les doutes soulevés par son orgueil et sa vanité, il continua :
J'ai connu de près le prophète de Nazareth à Capharnaum où personne ne le considère comme un conspirateur ou un révolutionnaire. Ses actes sont ceux d'un homme supérieur, charitable et juste, et je n'ai jamais eu connaissance du fait que sa parole s'élevait contre une quelconque institution sociale ou politique de l'Empire. Certains le prennent peut- être ici pour un individu prétendant au pouvoir politique de la Judée, nourrissant en son nom les ambitions et le dépit des prêtres du Temple. Mais puisque vous avez des scrupules somme toute louables, pourquoi n'envoyez-vous pas le prisonnier à Antipas pour qu'il le juge, il devrait s'intéresser à une telle affaire et pouvoir trouver la solution la plus appropriée ? Il représente à ce jour le gouvernement de Galilée, ici à Jérusalem, et je pense que personne ne peut, mieux qu'Hérode, résoudre en toute conscience un cas comme celui-ci. D'autant qu'il jugera l'un de ses compatriotes, puisque vous ne vous estimez pas en possession de tous les éléments pour prononcer un jugement définitif à ce procès insolite.
L'idée fut acceptée à l'unanimité et l'accusé fut conduit en présence d'Hérode Antipas par quelques centurions, obéissant ainsi rigoureusement aux ordres de Pilate.
Mais au palais du tétrarque de la Galilée, Jésus de Nazareth fut reçu avec sarcasme.
Surnommé par le peuple de « Roi des Juifs », il symbolisait l'espoir de certaines revendications politiques pour un grand nombre de ses partisans parmi lesquels se trouvait le fameux disciple de Qeriyyot (5), et le maître de Nazareth fut traité par le prince de Tibériade comme un vulgaire conspirateur humilié et vaincu.
(5) Judos l'Iscariote (NDT)
Cependant afin de montrer au procurateur de Judée tout le ridicule de ses scrupules, Antipas ordonna que l'on traitât le prisonnier avec la plus grande ironie.
Il le fit vêtir d'une tunique blanche, semblable à l'habit porté par les princes à cette époque et lui mit dans les mains un vilain bâton en guise de sceptre, puis posa sur son front accablé une couronne d'épines vénéneuses, et le renvoya ainsi au châtiment de Pilate dans le tourbillon des cris de la plèbe exacerbée.
Beaucoup de soldats romains entouraient l'accusé pour le protéger des assauts de la masse furieuse et inconsciente.
Jésus portait par dérision la tunique de la royauté, couronné d'épines, il empoignait un bâton comme symbole de son règne dans le monde et laissait transparaître dans son regard profond une indéfinissable mélancolie.
Informé que le prisonnier était rendu à son jugement par Antipas, le gouverneur s'adressa à nouveau à ses compatriotes et leur dit :
- Mes amis, malgré nos efforts, Hérode fait aussi appel à nous pour confirmer la condamnation du prophète nazaréen et aggrave son sort en le renvoyant de la sorte devant le peuple. En tant que suprême autorité de Tibériade, il a traité le prisonnier avec des sarcasmes révoltants pour nous faire comprendre le mépris avec lequel il pense que cet homme doit être considéré par notre justice et notre administration.
Une situation aussi arrière m'attriste beaucoup car mon cœur me dit que cet homme est juste ; mais que faire dans de telles circonstances ?
De la pièce isolée où se réunissait le conseil restreint de patriciens, on pouvait entendre les échos bruyants de la foule en émeute qui criait.
Un adjoint du nom de Polibius, un homme sensé et honnête aux ordres du gouverneur, pénétra dans le cabinet, pâle et presque tremblant. Il s'adressa à Pilate :
Seigneur gouverneur, la foule déchaînée menace d'envahir le bâtiment si vous ne confirmez pas la sentence condamnatoire de Jésus de Nazareth dans les plus brefs délais...
Mais, cela est absurde - rétorqua Pilate, affecté. - Et que dit le prophète dans de telles circonstances ? Il supporte tout sans la moindre récrimination et sans demander à faire officiellement appel aux tribunaux de justice ?
Seigneur - répliqua Polibius, également impressionné -, le prisonnier est d'une extraordinaire sérénité et résignation. Il se laisse conduire par les bourreaux avec la docilité d'un agneau et ne se plaint de rien, pas même du suprême abandon où l'ont laissé presque tous les disciples chers à sa doctrine !
Ému par ses souffrances, je suis allé lui parler personnellement et je l'ai questionné sur son martyre. Il m'a affirmé qu'il pourrait invoquer les légions de ses anges et pulvériser Jérusalem en une minute, mais que ce n'était pas dans les desseins divins, contrairement à son humiliation infamante pour que s'accomplissent les déterminations des Écritures. Je lui ai alors fait comprendre qu'il pourrait recourir à votre magnanimité et demander un procès dans le cadre de nos dispositifs judiciaires, de manière à prouver son innocence. Mais il a refusé un tel recours, alléguant qu'il renonçait à la protection politique des hommes pour ne s'en remettre qu'à une seule justice qu'il dit être celle de son Père qui est aux cieux !
Quel homme extraordinaire !... - répliqua Pilate, tandis que les autres l'écoutaient stupéfaits.
Polibius - poursuivit-il -, que pouvons-nous pour lui éviter une mort infâme entre les mains criminelles de la foule inconsciente ?
Seigneur, comme il faut trouver une solution rapide, je suggère de le faire fouetter en place publique, et voir si nous parvenons ainsi à apaiser la colère populaire évitant au prisonnier une mort sordide entre les mains de scélérats dénués de toute conscience...
Mais, le fouet ?! - dit Publius Lentulus, surpris, devinant les tortures de l'horrible supplice.
Oui, mon ami - répliqua le gouverneur, lui adressant la parole avec une attention respectueuse -, l'idée de Polibius est bonne. Pour que l'accusé échappe à la mort ignominieuse, nous devons faire appel à cet ultime recours. Je vis en Judée depuis presque sept ans et je connais ce peuple et ses redoutables attitudes quand ses passions se déchaînent.
Le supplice fut alors ordonné, dans la présomption d'éviter le pire.
Devant tout le inonde, Jésus fut fouetté de manière impitoyable, aux cris stridents de la foule en délire.
À cette heure douloureuse, Publius et quelques Romains s'absentèrent pendant quelques instants du cabinet privé où ils étaient réunis, afin d'observer l'agitation instinctive de la population fanatique et ignorante. Il semblait que les pèlerins de Jérusalem n'avaient pas accouru en ville pour les commémorations joyeuses de la Pâque, mais uniquement pour procéder à la condamnation de l'humble Messie de Nazareth. De temps en temps, le concours de centurions courageux était nécessaire pour disperser à coups d'épée certains groupes plus exaltés.
Le sénateur voulut à tout prix approcher le supplicié dans ses épreuves rudes et extrêmes.
Ce visage énergique et doux, où ses yeux avaient perçu une auréole de lumière suave et miséricordieuse au bord du lac de Tibériade, était à présent baigné d'une sueur sanglante qui coulait sur son front écorché par les épines blessantes et se mêlait à des larmes de douleur. Ses traits délicats semblaient envahis d'une pâleur angoissante et indescriptible ; ses cheveux tombaient de la même manière charmante sur ses épaules à demi-nues, même si maintenant ils étaient emmêlés sous l'infâme couronne ; son corps vacillait et tremblait à chaque coup de fouet infligés plus violemment, mais son regard profond était rempli de la même beauté indicible et mystérieuse qui révélait une mélancolie arrière et indéfinissable.
À un moment donné, ses yeux rencontrèrent ceux du sénateur qui baissa la tête, touché par l'impérissable impression de cette majesté surhumaine.
Profondément ému, Publius Lentulus retourna à l'intérieur du palais où, quelques minutes plus tard, Polibius revenait informer le gouverneur que la peine du fouet n'avait malheureusement pas assouvi la colère de la population hystérique qui demandait la crucifixion du condamné.
Péniblement surpris, le sénateur s'adressa discrètement à Pilate en ces termes :
Par hasard, n'auriez-vous pas un prisonnier dont le procès serait achevé et qui pourrait remplacer le prophète en de si horribles circonstances ? Les masses ont une âme capricieuse et changeante et il est bien possible qu'aujourd'hui elles se satisfassent de la crucifixion d'un quelconque criminel à la place de cet homme qui peut être un mage ou un visionnaire, mais n'en n'est pas moins un cœur charitable et juste.
Le gouverneur de Judée réfléchit un instant, faisant appel à sa mémoire, afin de trouver la solution convoitée.
Il se souvint alors de Barrabas, un personnage redoutable qui se trouvait au cachot à attendre l'ultime châtiment et qui était connu et haï de tous pour son esprit pervers maintes fois confirmé. Il répondit enfin :
Très bien !... Nous avons ici un scélérat, en prison, au soulagement de tous, et qui pourrait effectivement substituer le prophète dans cette mort infâme !...
Et de l'un des balcons du bâtiment, il ordonna alors de faire silence et demanda au peuple de choisir entre le bandit et Jésus.
Mais à la surprise de tous, dans un sinistre vacarme, la foule vociféra dans un torrent d'injures :
Jésus !... Jésus !... Nous absolvons Barrabas !... Nous condamnons Jésus !... Crucifiez-le !... Crucifiez-le !...
Tous les Romains s'approchèrent des fenêtres et observèrent l'inconscience de la population criminelle dans l'élan de ses instincts déchaînés.
Que faire devant un tel tableau ? - demanda Pilate, ému, au sénateur qui l'écoutait avec attention.
Mon ami - répondit Publius énergiquement -, si la décision ne dépendait que de moi, elle serait basée sur nos codes judiciaires dont l'évolution ne permet plus de condamnation aussi sommaire que celle-ci et j'ordonnerais de faire disperser la masse inconsciente à coups de sabots de cheval ; mais je pense que mes attributions transitoires auprès de votre gouvernement ne m'octroient pas un tel droit, en outre vous avez ici une expérience de sept années consécutives.
Personnellement, j'estime que tout a été fait pour que les décisions ne soient pas précipitées.
D'abord le prisonnier a été envoyé au jugement d'Antipas qui a compliqué la situation face à la population irresponsable car avec ses pauvres notions de devoir de gouvernance, il vous a laissé la responsabilité du dernier mot sur l'affaire. Ensuite, vous avez choisi de châtier l'accusé par le fouet pour satisfaire le peuple révolté, et maintenant, vous venez de désigner un autre criminel pour la crucifixion, à la place de l'accusé. Tout cela inutilement.
En tant qu'homme, je suis contre ce peuple inconscient et malheureux et je ferais tout pour sauver l'innocent ; mais en tant que Romain, je pense qu'une province, comme celle-ci, n'est rien de plus qu'une unité économique de l'Empire, il ne nous appartient donc pas d'interférer dans ses grands problèmes moraux. Je considère par conséquent que la responsabilité de cette mort cruelle doit maintenant revenir, exclusivement, à cette foule ignorante et désespérée et aux prêtres ambitieux et égoïstes qui la dirigent.
Pilate prit sa tête entre ses mains comme pour réfléchir longuement à ces arguments ; mais avant d'avoir donné son avis, voici que surgit Polibius affligé, s'exclamant dans une attitude discrète :
Seigneur gouverneur, il va falloir hâter votre décision. Des esprits médisants commencent à douter de votre fidélité aux pouvoirs de César, poussés par les Intrigues des prêtres du Temple qui remettent en question votre dignité... En outre, la population essaye d'envahir le bâtiment, par conséquent il s'avère nécessaire d'adopter une attitude décisive, sans perdre une minute.
Pilate rougit de colère devant de telles injonctions. Irrité, comme sous le coup de la fatalité la plus singulière, il s'exclama :
Très bien ! Je me lave les mains de cet ignominieux délit ! Le peuple de Jérusalem sera satisfait...
Et il procéda à cet acte qui le rendit célèbre pour toujours, il adressa quelques mots au condamné et ordonna ensuite qu'on le conduisit dans une cellule où il pourrait se recueillir pendant quelques instants, à l'abri des attaques brutales de la foule impétueuse, avant d'être conduit au Golgotha qui dans le langage populaire signifie le lieu du crâne.
Un soleil de plomb rendait l'atmosphère suffocante et insupportable.
Une fois la colère de la foule apaisée dans sa folie meurtrière, de nombreux soldats accompagnèrent le prisonnier vers le mont de la crucifixion qui avançait à pas chancelants sous le poids de la croix de l'ignominie que la justice de l'époque destinait aux bandits et aux voleurs.
Personne au sein des autorités gouvernementales de Judée ne s'était intéressé à lui jusqu'au moment de sa sortie sous la croix.
Le sénateur en déduisait que tous ceux qui avait suivi le Maître de Nazareth sur les rives du lac, à Capharnaûm, l'avaient complètement abandonné.
Alors qu'il observait l'inoubliable cortège de la foule furieuse qui partait, de l'une des fenêtres du palais, il constata peiné le mépris infligé à cet homme qui, un jour, l'avait dominé par la force magnétique de sa personnalité incompréhensible.
Au côté du Maître, on ne voyait plus l'assistance fraternelle de ses disciples et de ses nombreux partisans. Seules quelques femmes, parmi lesquelles se détachait la silhouette impressionnante et angoissée de sa mère, le soutenaient affectueusement dans son ultime et douloureux combat.
Peu à peu, la vaste place se calma sous la chaleur suffocante de l'après-midi qui s'annonçait.
Au loin, on entendait encore les clameurs de la plèbe, mêlées aux hennissements des chevaux et aux tintements des armures.
Impressionnés par ce spectacle qui, néanmoins, n'était pas rare en Palestine, les Romains se réunirent dans une des grandes salles du palais gouvernemental en conférence animée pour commenter les instincts et les passions féroces du peuple révolté.
Quelques minutes plus tard, Claudia fit servir des friandises, du vin et des fruits, pendant que la conversation exaltait les problèmes de la province et les Intrigues de la cour de Tibère. Cette poignée de créatures pouvait difficilement s'imaginer que sur la croix grossière et humble du Golgotha, allait s'allumer une glorieuse lumière pour les siècles à venir.
La calomnie victorieuse
Si Jésus de Nazareth avait été abandonné par ses disciples et partisans les plus proches, il n'en fut pas de même pour un grand nombre de créatures humbles qui l'accompagnaient par pure et sincère dévotion.
Il est vrai que ces âmes rares n'avaient pas franchement affiché leur sympathie à l'égard de la foule déchaînée, craignant sa fureur destructrice, mais beaucoup d'esprits pieux comme Anne et Siméon, des larmes angoissantes plein les yeux, suivirent de près les souffrances du Seigneur sous le fouet infamant, à attendre à chaque instant que la justice de Dieu se manifeste en faveur du Messie, contre la perversité des hommes.
Et pourtant leurs derniers espoirs s'évanouirent quand, sous le poids de la croix, le supplicié s'avança à pas chancelants vers le mont de l'ultime injure, une fois l'ignoble sentence confirmée.
Devant l'inévitable martyre de la crucifixion, Anne et son oncle décidèrent de se rendre chez Publius pour demander à Livia d'en appeler au gouverneur.
Alors que le cortège sinistre et impressionnant se mettait en marche à pas lents, tous deux évitèrent la foule en prenant une ruelle ensoleillée, en quête du secours espéré.
Pendant que Siméon l'attendait patiemment sur un trottoir à proximité, Anne pénétrait dans la résidence pour voir la femme du sénateur qui la reçut surprise et angoissée.
Madame - dit-elle, cachant à peine ses larmes -, le prophète de Nazareth est déjà en route vers une mort ignominieuse sur la croix entre des voleurs !...
Une émotion plus forte saisit sa voix, étouffée de sanglots.
Comment ? - répondit Livia, péniblement surprise - mais l'emprisonnement ne remonte qu'à quelques heures ?
C'est pourtant la vérité... - répondit la servante affligée. - Et au nom de tous ces souffrants que vous avez vu consolés par sa parole affectueuse et amicale au bord du lac Tibériade, mon oncle Siméon et moi-même sommes venus implorer votre aide personnelle auprès du gouverneur et faire un dernier effort pour le Messie !...
Mais une condamnation comme celle-là, sans instruction, sans examen, est-ce possible ? Ce peuple vit donc ici sans autre loi que celle de la barbarie ? -s'exclama la femme, visiblement révoltée par cette nouvelle inopinée.
Et comme si elle désirait l'arracher à toute divagation inappropriée en cet instant, la servante insista fermement avec dépit :
Toutefois, Madame, nous n'avons pas une minute à perdre.
Avant tout, il me faut consulter mon mari à propos de cette affaire... - se dit l'épouse du sénateur en se rappelant soudainement ses devoirs conjugaux.
Où se trouvait donc Publius à cette heure ? Depuis son départ dans la matinée après l'appel insistant de Pilate, il n'était pas revenu à la maison. Aurait-il collaboré à la condamnation du Messie ? Rapidement, la pauvre femme examina la situation dans ses moindres détails, elle se souvint alors des éternels bienfaits que son cœur avait reçus des mains charitables et complaisantes du Maître nazaréen et, comme si elle était illuminée par une force supérieure qui lui fit oublier toutes les questions transitoires de la terre, elle s'exclama héroïquement résolue :
Très bien, Anne, j'irai avec toi demander la protection de Pilate pour le prophète. Attends-moi un moment, pendant que je vais revêtir les habits galiléens qui m'ont servi pour me rendre à Capharnaum, ainsi j'irai trouver le gouverneur sans attirer l'attention de la foule exaltée.
Quelques minutes plus tard, sans réfléchir aux conséquences de son attitude désespérée, Livia était dans la rue, de nouveau vêtue des habits des pauvres gens de la Galilée à échanger des impressions navrées avec le vieil homme de Samarie et sa nièce sur les pénibles événements.
Alors qu'elle approchait du siège du gouvernement provincial, son cœur palpita plus fortement, l'obligeant à réfléchir plus longuement.
N'était-ce pas téméraire de sa part d'aller voir le gouverneur sans en avoir au préalable informé son mari ? Mais n'avait-elle pas tout fait pour se rapprocher de son époux distant et irrité, pour retrouver sa confiance, bien qu'inutilement ? Et Pilate ? Dans son imagination, elle gardait encore les détails des poignantes émotions de cette nuit où il lui avait franchement révélé les sentiments inavouables que sa personne lui avait inspirés.
Livia hésita à pénétrer dans une rue à l'un des angles de la grande place, à présent endormie sous un soleil de plomb.
Son raisonnement allait à rencontre de l'attitude qu'elle avait adoptée à l'appel de sa servante, qui représentait à ses yeux la supplique angoissée d'innombrables esprits dévoués ; son cœur toutefois approuvait pleinement ce dernier effort en faveur de l'émissaire céleste qui avait guéri les plaies de sa fillette et rempli d'une tranquillité inaltérable son cœur tourmenté de femme et de mère, tant de fois incompris. En outre, ce conflit intérieur de la raison et des sentiments lui rappelait qu'au bord du lac, Jésus lui avait parlé des amers sacrifices pour sa grande cause. N'était-ce pas l'heure sacrée de la gratitude de sa foi ardente et du témoignage de sa reconnaissance ? Soulagée par l'intime satisfaction de l'accomplissement de son cher devoir, elle avança alors courageusement, laissant ses deux amis derrière elle à l'attendre repliés dans l'un des coins de la place, tandis qu'elle cherchait à atteindre les abords du bâtiment avec un léger entrain.
Son cœur battait si fort dans sa poitrine.
Comment trouver le gouverneur de Judée à cette heure ? Un soleil ardent inondait de toute part une chaleur intolérable et suffocante.
En route pour le Golgotha, le cortège était parti depuis presque une heure et le palais semblait plongé dans une atmosphère de silence et de sommeil, après les pénibles confusions de ce jour.
Quelques centurions à peine montaient la garde de l'édifice. Alors que Livia atteignait les portes principales d'accès, surgit la silhouette de Sulpicius. Elle s'adressa à lui en toute confiance et avec la plus grande innocence, elle lui demanda la faveur de solliciter une audience privée et immédiate au gouverneur, en son nom, pour lui parler de la triste situation de Jésus de Nazareth.
Le licteur la dévisagea de haut en bas avec un regard lascif et cupide qui lui était caractéristique car il croyait vraiment aux relations illicites de cette femme avec le procurateur de Judée, en raison de ses observations personnelles et des coïncidences qu'il se figurait être la parfaite réalité de cette prévarication supposée. Il présuma voir dans cet acte insolite non pas le véritable motif qui lui était présenté mais un très bon prétexte pour écarter tous soupçons, afin de retrouver l'homme de son choix.
Cette créature ignoble dont le gouverneur se servait comme instrument de ses passions malignes, comprit qu'une telle entrevue devait se faire dans la plus grande intimité, et vu que Publius Lentulus se trouvait encore là à converser avec ses compagnons, il conduisit Livia à un cabinet parfumé où étaient alignés des vases précieux d'arômes venus d'Orient, saturés de fluides subtils et enivrants où Pilate recevait parfois la visite furtive de femmes de conduite équivoque, conviées à participer à ses plaisirs licencieux.
Ignorant complètement le concours des circonstances qui la conduisait à une situation aussi pénible, Livia accompagna le licteur au cabinet en question où, bien que trouvant étrange la somptuosité extravagante de cette ambiance, anxieusement elle attendit pendant quelques minutes, seule, l'instant d'implorer de vive voix au procurateur de Judée sa prestigieuse interférence en faveur du généreux Messie de Nazareth.
Ni elle, ni Sulpicius d'ailleurs, ne s'aperçurent que des yeux indiscrets les suivaient avec un très grand intérêt depuis l'extérieur du bâtiment jusqu'au cabinet privé en question.
Il s'agissait de Fulvia qui connaissait bien les appartements du palais et qui avait surpris l'épouse du sénateur déguisée d'une humble tunique de la vie rurale. En constatant cette visite impromptue, son cœur se remplit d'une effroyable jalousie.
Sulpicius Tarquinius fit un signe familier au gouverneur auquel celui-ci répondit immédiatement en allant à sa rencontre dans un vaste corridor où ils échangèrent quelques mots sur un ton discret. Il informa Pilate de l'entrevue convoitée en privé. Pendant ce temps, la malicieuse Fulvia se dirigeait vers l'alcôve qu'elle connaissait personnellement, de manière à s'assurer à travers les voiles de la présence de Livia dans la pièce privée du gouverneur destinée à ses expansions licencieuses.
Absolument certaine des faits, la calomniatrice se réjouissait à l'avance de l'instant où elle prendrait Publius par la main et l'amènerait à voir de ses propres yeux la révélation de l'apparent adultère de sa femme. Mais alors qu'elle retournait au grand salon, laissant légèrement transparaître la sinistre satisfaction de son âme, elle entendit Pilate s'exclamer avec délicatesse à ses invités :
Mes amis, j'espère que vous m'accorderez quelques minutes pour répondre à une entrevue privée et urgente que je n'attendais pas. Je crois que la condamnation du Messie de Nazareth étant consommée, ceux qui n'eurent pas le courage de le défendre publiquement au moment opportun, frappent déjà à ces portes !... Voyons cela !
Le gouverneur se retira avec l'assentiment unanime de tous et rejoignit son cabinet privé où, éminemment surpris, il trouva la noble Livia, plus belle et plus séduisante encore dans ces simples habits sans prétention, qui lui parla en ces termes :
Seigneur gouverneur, bien que n'ayant pas le consentement préalable de mon mari, j'ai décidé de venir jusqu'ici en raison d'une affaire urgente et supplier votre soutien politique pour l'absolution du prophète de Nazareth.
Quel mal cet homme humble et bon, charitable et juste, aurait-il fait pour mourir ainsi, d'une morte aussi avilissante entre deux voleurs ? C'est pourquoi, le connaissant personnellement et le considérant comme un inspiré du ciel, j'ose invoquer vos qualités élevées d'homme public en faveur de l'accusé !...
Sa voix était tremblante et révélait toute l'émotion qu'elle avait dans l'âme.
Madame - répondit Pilate en faisant son possible pour émouvoir et séduire son cœur par la tendresse affectée de ses propos -, j'ai tout fait pour éviter à Jésus la mort sur la croix infamante, j'ai enfreint tous mes scrupules d'homme d'état, mais malheureusement tout est consommé. Notre législation a été vaincue par la colère de la foule criminelle dans les explosions injustifiées de sa haine incompréhensible.
Alors, il n'est plus licite d'attendre de providences en faveur de cet homme charitable et juste, condamné comme un vulgaire malfaiteur ? Sera-t-il crucifié pour avoir pratiqué le crime de la charité et faire naître la foi dans le cœur de ses semblables qui ne savent pas encore l'acquérir par eux-mêmes ?
Malheureusement, c'est ainsi... - répliqua Pilate confus. - Nous avons tout fait pour éviter les folies de la plèbe rebellée, mais mes scrupules ne sont pas parvenus à la vaincre, m'obligeant à confirmer la peine de Jésus, à contrecoeur.
Pendant un instant, Livia se livra à ses pénibles réflexions comme si elle cherchait une nouvelle mesure à prendre immédiatement.
Quant au gouverneur, après avoir marqué une pause, il laissa libre cours à ses instincts d'homme du monde dans de telles circonstances.
Ce jour-là avait été fait de luttes pénibles et intenses. Un singulier abattement dominait tout son corps, mais devant ses yeux habitués aux conquêtes, lui qui très souvent faisait même appel à la cruauté, se trouvait cette femme qui lui résistait... Une puissante attraction semblait l'aimanter à sa personne simple et affectueuse, et plus que jamais, il désirait la posséder pour faire d'elle comme les autres, l'instrument de ses passions passagères. L'atmosphère, par dessus tout, perturbait les sources les plus pures de son entendement. Ce cabinet était exclusivement destiné à ses extravagances nocturnes et des fluides étourdissants planaient dans tous les coins, altérant ses plus nobles pensées.
Il avait devant lui la femme convoitée, perdue pendant quelques secondes dans un gracieux embarras, devant sa présence dominatrice.
Cette grâce simple, saturée d'une générosité presque infantile mêlée à un regard limpide et profond de madone du foyer, offusquait ses manières cavalières qui, parfois, frôlaient la brutalité par ses injustices et ses cruautés d'homme dans sa vie privée et dans sa vie publique.
Comme s'il fut saisi par une force incoercible, il s'avança et s'exclama inopinément, lui faisant sentir le danger de la situation dans laquelle elle s'était mise :
Noble Livia - commença-t-il dans l'inquiétude de ses pensées impures -, jamais plus je n'ai oublié cette nuit pleine de musiques et d'étoiles quand je vous ai révélé pour la première fois l'ardeur de mon cœur passionné... Oubliez un instant ces juifs incompréhensibles et écoutez, une fois encore, la parole sincère de mes sentiments profonds inspirés par vos vertus et votre singulière beauté !...
Seigneur !... - eut la force de s'exclamer la pauvre femme, cherchant à éviter cet
affront.
Mais avec l'audace- des hommes impétueux, le gouverneur n'eut d'autre geste que celui d'obéir à ses caprices impulsifs et prit ses mains avec impudence.
Livia dut mobiliser toutes ses énergies pour trouver la force d'échapper à ses grands bras forts, et répliqua avec intrépidité :
Arrière, Monsieur ! Serait-ce là le traitement d'un homme d'État envers une citoyenne romaine, femme d'un illustre sénateur de l'Empire ? Et, même si je ne possédais pas tous ces titres que vos yeux cupides et inhumains devraient honorer, j'estime que vous ne devriez pas manquer, en cet instant, à votre devoir de courtoisie respectueuse que tout homme se doit de rendre à une femme !
Il était si habitué aux modes de séduction les plus avancés que devant ce geste héroïque et imprévu, le gouverneur resta interdit.
La résistance de cette femme exaltait son désir de vaincre son orgueil noble et sa vertu incorruptible.
Il eut envie de se jeter dans les bras de cette créature délicate et fragile dans le tourbillon de la lascivité et de la volupté qui aveuglait son raisonnement ; mais une force incoercible semblait s'imposer à ses dangereux caprices d'homme passionné, l'empêchant de commettre un tel acte.
À cet instant, l'épouse du sénateur lui jeta un regard douloureux où l'on pouvait lire toute l'extension de sa souffrance et de son dépit face à l'outrage qu'elle venait de subir. Elle se retira profondément émue, le cerveau grouillant des pensées les plus divergentes.
Toutefois quelques minutes avant qu'elle ne sorte du cabinet, Fulvia avait sollicité la faveur d'échanger un mot en privé avec le neveu de son mari pour l'informer de tout ce qui se passait.
À ces commentaires, le sénateur eut un choc terrible. Il pressentit que la prévarication de sa femme était sur le point de se confirmer devant ses propres yeux, cependant, 1l hésitait encore à croire à une telle vilenie.
Livia, ici ? - dit-il gravement à la femme de son oncle, laissant entendre à l'inflexion de sa voix que tout cela n'était qu'une cruelle calomnie.
Oui - s'exclama Fulvia, impatiente de lui fournir la preuve tangible de ses assertions , elle est en entretien avec le gouverneur dans son cabinet privé sans mesurer la situation et les circonstances d'une telle rencontre, car enfin, Claudia habite encore cette maison et, devant la loi, ma sœur est l'épouse légitime de Pilate qui est habitué aux mœurs dissolues de la cour d'où il a été éloigné en raison de sérieux incidents de la même nature !
Dans son ingénuité, Publius Lentulus écarquilla des yeux et laissa place à d'horribles sentiments qui l'intoxiquèrent des germes de la plus affligeante méfiance, face à toutes les circonstances qui œuvraient contre sa femme, malgré la tolérance et la générosité dont il faisait preuve.
Son attitude d'expectative révélait encore une grande incrédulité face aux accusations qu'il venait d'entendre et tandis que la calomniatrice observait son silence angoissé, anxieuse, elle s'empressa de suggérer :
Sénateur, suivez-moi à travers ces salles et je vous livrerai la clé de l'énigme, vous constaterez alors la légèreté de votre épouse par vous-même.
Vous perdez la tête ? - dit-il avec une terrible sérénité. - Un chef de famille de notre souche sociale ne doit pas connaître l'intimité domestique d'une maison qui n'est pas la sienne, à moins qu'une plus grande confiance ne lui octroie ce droit.
Fulvia réalisa qu'elle avait raté son coup, elle se tourna alors vers lui et s'exclama avec la même fermeté :
Très bien, puisque que vous ne souhaitez pas déroger à vos principes, approchons- nous de l'une de ces fenêtres. D'ici même, vous pourrez constater la véracité de mes dires en observant Livia quitter les appartements privés de ce palais.
Et prenant presque son interlocuteur par la main tant l'abattement moral s'était emparé de lui, la femme du préteur s'approcha du parapet d'une fenêtre toute proche, suivie du sénateur qui l'accompagnait chancelant.
Il n'eut pas besoin d'autres arguments pour le convaincre.
Arrivés à l'endroit favori de Fulvia, qui était son poste d'observation, quelques secondes plus tard, ils virent la porte du cabinet qu'elle lui indiqua s'ouvrir et Livia se retirer dans son déguisement de galiléenne, laissant transparaître sur son visage les signes évidents de son émotion, comme si elle voulait fuir une situation qui l'accablait douloureusement.
Publius Lentulus sentit son âme à jamais lacérée. Il comprit aussitôt qu'il avait perdu tout son patrimoine de noblesse sociale et politique, ainsi que les aspirations les plus chères à son cœur. Devant l'attitude de sa femme, qu'il considérait comme une ignominie indélébile qui déshonorait à jamais son nom, il se dit qu'il était le plus malheureux des hommes. Tous ses rêves étaient vains à présent et toutes ses espérances terriblement perdues. Pour l'homme, la femme choisie était la clef de voûte sacrée de toutes les réalisations de sa personnalité dans les luttes de la vie, et il sentit que cette base lui échappait déséquilibrant son cerveau et son cœur.
Néanmoins, dans le tourbillon des fantômes de son imagination surexcitée qui se moquaient de son bonheur chimérique, il entrevit l'image douce et aimante de ses enfants qui le fixaient silencieux et émus. L'un errait dans l'inconnu, mais sa fille attendait son affection paternelle et elle devrait être désormais sa raison de vivre et la force de toutes ses espérances.
Qu'en dites-vous, maintenant - s'exclama Fulvia, triomphante, l'arrachant à son douloureux silence.
Vous avez gagné ! - répondit-il sèchement, la voix saisie d'émotion.
Et prenant une expression énergique, il retourna au grand salon d'un pas lourd et lugubre où héroïquement, sous prétexte d'une légère migraine, il prit congé de ses amis.
Sénateur, attendez un moment. Le gouverneur n'est pas encore revenu de ses appartements privés - s'exclama l'un des patriciens présents.
Merci beaucoup ! - dit Publius gravement. Mais mes chers amis, vous devrez excuser mon insistance et présenter mes salutations et mes remerciements à notre généreux amphitryon.
Et sans plus tarder, il demanda qu'on lui prépara une litière qui le reconduirait chez lui, porté par de robustes esclaves, il voulait trouver un peu de repos à son cœur torturé par des émotions douloureuses et inoubliables.
Tandis que le sénateur se retirait profondément contrarié, Livia retournait à l'endroit où elle avait laissé ses deux amis pour les informer de son échec.
Une profonde tristesse assaillait son cœur.
Sa générosité simple et confiante ne lui aurait jamais laissé présumer que le procurateur de Judée recevrait sa requête avec une telle marque d'indifférence et d'impiété.
Elle chercha à se remettre de ses émotions alors qu'elle approchait d'Anne et de son oncle, car elle devait cacher son dépit au plus profond de son cœur.
Auprès de ces deux humbles compagnons qui partageaient sa croyance, elle laissa libre cours à son angoisse, et s'exclama désolée :
Anne, malheureusement tout est perdu ! La sentence a été prononcée et il n'y a plus aucun recours possible !... Le cher prophète de Nazareth ne retournera Jamais plus à Capharnaum pour nous apporter ses consolations douces et amicales !... La croix d'aujourd'hui sera la récompense de ce monde pour sa bonté sans limites !...
Ils avalent tous les trois les yeux pleins de larmes.
Que soit faite, alors, la volonté du Père qui est aux cieux - s'exclama la servante, éclatant en sanglots.
Mes enfants - dit le vieil homme de Samarie d'un regard profond et limpide qui fixait le ciel où brillaient les rayons du soleil ardent -, le Messie ne nous a jamais caché la vérité sur ses sacrifices, sur les martyres qui l'attendaient en ces lieux, afin de nous enseigner que son royaume n'est pas de ce monde ! Au crépuscule de ma vieillesse, je suis à même de reconnaître la grande réalité de ses paroles car les honneurs et les gloires, la jeunesse et la fortune, tout comme les joies passagères de la terre, ne sont rien, tout ici n'est qu'une illusion qui disparaît dans les abîmes de la douleur et du temps qui passe... La seule réalité tangible est celle de notre âme en route vers ce royaume merveilleux dont la beauté et la lumière nous ont été rapportées par ses leçons inoubliables, pleines d'amour...
Mais - ajouta Anne, en larmes - nous ne verrons jamais plus Jésus de Nazareth pour consoler nos cœurs !...
Que dis-tu là, ma fille - s'exclama Siméon avec fermeté. -Tu ne sais donc pas que le Maître nous a assuré que sa présence réconfortante demeure inaltérable parmi ceux qui se réunissent et qui se réuniront dans ce monde, en son nom ? À mon retour en Samarie, j'érigerai une croix devant la porte de notre cabane où je réunirai la communauté des croyants qui désirent perpétuer les précieux enseignements du Messie.
Et après une pause dont U sembla s'éveiller sous le poids de poignantes inquiétudes, il poursuivit :
Mais nous n'avons pas de temps à perdre... Allons au Golgotha... Allons recevoir, une fois encore, les bénédictions de Jésus !
Je serai très heureuse de vous accompagner -rétorqua Livia impressionnée -, cependant, je dois tout de suite retourner chez moi où je dois m'occuper de ma fille. Je sais que vous comprendrez mon absence car en vérité je suis en pensée auprès de la croix du Maître, à méditer sur son martyre et ses indicibles souffrances... Mon cœur accompagnera cette agonie indescriptible, et que le Père qui est aux deux nous donne la force de supporter courageusement cet angoissant moment !...
Allez, Madame, vos devoirs d'épouse et de mère sont également sacrés - s'exclama Siméon affectueusement.
Et pendant que le vieil homme et sa nièce se dirigeaient vers le Calvaire, arpentant les rues qui menaient à la colline, Livia retournait en hâte à son foyer par le chemin le plus court à travers les ruelles étroites afin d'arriver le plus vite possible car dans ces circonstances imprévues elle était sortie dans la rue dans des habits différents, astreinte par les impératifs du moment, mais aussi parce qu'une angoisse inexplicable harcelait son cœur, lui faisant ressentir un besoin extrême de prier et de méditer.
Arrivée chez elle, la première chose qu'elle fit fut de remettre une tunique ordinaire, puis elle s'assit dans le coin le plus silencieux de ses appartements pour prier avec ferveur l'infinie miséricorde du Père.
Quelques minutes plus tard, elle entendit des bruits qui annonçaient le retour de son époux, et remarqua qu'il se retirait dans son cabinet privé en fermant la porte avec fracas.
Elle se souvint alors que de sa maison il était possible d'apercevoir au loin l'agitation du Golgotha, et chercha un angle de la fenêtre d'où elle pourrait observer le pénible sacrifice du Maître de Nazareth. Elle put ainsi distinguer sur les collines le grand rassemblement du peuple, tandis qu'on élevait les trois célèbres croix en ce jour inoubliable.
La colline était stérile, dénuée de toute beauté, à cette distance ses yeux pouvaient entrevoir les chemins poussiéreux et le paysage désolé et aride sous un soleil ardent.
Livia priait de toutes ses forces, dominée par d'angoissantes pensées.
Dans sa vision spirituelle, surgissaient encore les tableaux doux et charmants de la « mer » de Galilée, ce crépuscule inoubliable lui revenait en mémoire lorsque parmi des créatures humbles et souffrantes, elle avait attendu le doux moment d'entendre pour la première fois la parole réconfortante du Messie. Elle voyait encore la barque de Simon, accostant sur les fleurs délicates du rivage, tandis que la dentelle blanche de l'écume caressait les cailloux clairs de la plage... Jésus était là, auprès de la foule des désespérés et des désenchantés, avec ses grands yeux tendres et profonds...
Mais cette croix qui s'élevait sur le mont du Crâne remplissait son cœur d'amères angoisses.
Après avoir longuement prié et médité, au loin elle pouvait contempler les trois poutres et croyait entendre les cris de la foule criminelle qui se bousculait autour de la croix du Maître, à hurler de terribles injures.
Soudain, elle se sentit touchée par une vague de consolations indéfinissables. Il lui semblait que l'air suffocant de Jérusalem s'était rempli de vibrations mélodieuses et intraduisibles. En extase, elle observa dans sa vision spirituelle que la grande croix du Calvaire était entourée d'innombrables lumières.
Dans la chaleur inhabituelle de ce jour, des nuages obscurs s'étaient accumulés dans l'atmosphère, annonçant une tempête. En quelques minutes, toute la voûte céleste fut remplie d'ombres épaisses. À cet instant-là, Livia remarqua qu'un long chemin s'était ouvert entre le ciel et la terre par où descendaient en direction du Golgotha des légions d'êtres gracieux et ailés. Rassemblés par milliers autour du madrier, ils semblaient transformer la croix du Maître en une source de clartés éternelles et radieuses.
Attirée par cet immense foyer de lumière resplendissante, elle sentit que son âme, détachée de son corps charnel, se transportait au sommet du Calvaire afin de rendre à Jésus l'ultime hommage de sa dévotion. Oui ! À présent, elle voyait le Messie de Nazareth entouré de ses lucides messagers et des puissantes légions de ses anges. Jamais elle n'aurait imaginé le voir aussi divinisé et aussi beau, les yeux tournés vers le firmament, comme dans une vision de glorieuses béatitudes.
Elle le contempla, à son tour, touchée par sa merveilleuse lumière, étrangère à toutes les rumeurs qui l'entouraient, lui implorant la force, la résignation, l'espoir et la miséricorde.
À un moment donné, son esprit se sentit baigné de consolations indéfinissables. Comme si elle vivait la plus forte émotion de sa vie, elle remarqua que le Maître avait légèrement dévié son regard pour le poser sur elle dans une vague d'amour intraduisible et de lumineuse tendresse. Ce regard serein et miséricordieux dans les tourments extrêmes de l'agonie semblait lui dire : - « Ma Me, attends les clartés éternelles de mon royaume, car sur terre, c'est ainsi que nous devrons tous mourir !... »
Elle aurait voulu répondre aux douces exhortations du Messie, mais son cœur était suffoqué par un flux de spiritualité radieuse. Toutefois au fond d'elle-même, elle se disait : - « Oui, c'est de cette façon que nous devrons mourir !... Jésus, accordez-moi le courage, la résignation et l'espoir d'accomplir vos enseignements pour atteindre un jour votre royaume d'amour et de justice !... »
De copieuses larmes baignaient son visage dans cette vision béatifiante et merveilleuse.
À cet instant, cependant, la porte s'ouvrit bruyamment et la voix sourde et désespérée de son mari vibra dans l'air suffocant, l'éveillant brusquement et l'arrachant à ses visions consolatrices.
Livia ! - s'écria-t-il, comme frappé par des commotions décisives et désespérées.
De retour à son foyer, Publius Lentulus alla immédiatement dans son cabinet où il resta plongé dans d'atroces pensées pendant un long moment. Les résolutions les plus contradictoires assaillaient son cerveau épuisé, il se rappela alors que dans ces moments difficiles il devait supplier la pitié des dieux. Il se dirigea vers l'autel domestique où reposaient les symboles inertes de ses divinités. Mais tandis que Livia avait trouvé un précieux réconfort en acceptant dans son cœur les enseignements de Jésus sur le pardon, l'humilité et la pratique du bien, en vain le sénateur chercha des éclaircissements et la consolation en élevant ses prières aux pieds de la statue de Jupiter impassible et fière. En vain, il supplia l'inspiration de ses divinités domestiques, car ces dieux incarnaient la tradition de l'impérialisme de sa race, tradition faite de vanité et d'orgueil, d'égoïsme et d'ambition.
Ce fut ainsi que, pris de jalousie, il alla voir sa femme, sans plus tarder, afin de lui cracher au visage tout le dépit de son amer désespoir.
En l'appelant brusquement, il remarqua que ses yeux mi-clos étaient pleins de larmes comme si elle avait contemplé une vision spirituelle inaccessible à sa vue. Jamais Livia ne lui avait semblé aussi spiritualisée et aussi belle qu'à cet instant ; mais le démon de la calomnie lui fit immédiatement sentir que ces larmes n'étaient que le signe des remords et de la componction pour la faute sciemment commise, car sa femme devait être au courant de sa présence au palais gouvernemental, elle devait donc bien s'attendre à une sévère punition.
Arrachée à son extase par la voix vibrante de son mari, la pauvre femme remarqua que sa vision avait complètement disparue et que le ciel de Jérusalem était plein d'une intense obscurité, alors qu'on pouvait entendre les grondements formidables du tonnerre au loin, tandis que de terribles éclairs fendaient l'atmosphère dans toutes les directions.
Livia - s'exclama le sénateur d'une voix forte et posée, laissant comprendre l'effort qu'il faisait pour dominer la complexité de ses émotions -, les larmes de repentir sont inutiles en cet instant pénible de nos destinées car tous les liens d'affection commune qui nous unissaient, sont à jamais rompus...
Mais que veux-tu dire par là ? - réussit-elle à dire révélant la terreur que de tels propos lui procuraient.
Plus un mot - rétorqua le sénateur pâle de colère avec une sérénité féroce et implacable -, j'ai vu de mes propres yeux votre infâme délit et maintenant je connais la finalité de ces déguisements de galiléenne... Vous m'entendrez, Madame, jusqu'au bout en vous abstenant de toute justification car une trahison comme la vôtre ne pourra trouver de juste châtiment que dans le silence profond de la mort.
Mais, je ne veux pas vous tuer. Ma formation morale ne peut tolérer le crime ; non pas qu'il y ait de la pitié dans mon âme au vu d'un éventuel repentir de votre cœur en temps opportun, mais parce que j'ai encore une fille sur qui retomberait mon geste de cruauté contre votre félonie qui suffît pour nous rendre malheureux pour la vie entière...
En temps qu'homme honnête, prêt à se venger de toute offense, j'ai trop d'amour pour mon nom et pour les traditions de ma famille pour devenir un père dénaturé et criminel.
Je pourrais vous abandonner pour toujours vu votre acte d'extrême déloyauté, néanmoins les serviteurs de cette maison se nourrissent également à ma table, et sans plus reconnaître les autres titres qui me liaient à vous, Madame, dans l'intimité domestique, je vois encore en vous la mère de mes malheureux enfants. C'est pour cela que désormais, face aux preuves évidentes de votre malhonnêteté en ce jour sinistre de ma destinée, je méprise toutes expressions morales de votre personne indigne pour ne conserver dans cette maison que votre image de mère que j'ai pour habitude de respecter même chez les plus humbles.
Les yeux suppliants de la calomniée laissaient entrevoir les indicibles martyres qui lacéraient son cœur aimant et extrêmement sensible.
Elle s'agenouilla aux pieds de son époux avec humilité tandis que des larmes de douleur coulaient sur ses joues pâles.
Livia se souvint alors de Jésus dans son indicible souffrance. Oui... Elle se rappelait ses paroles et elle était prête au sacrifice. Au plus profond de sa douleur, elle semblait ressentir le goût de ce pain de vie béni par ses mains divines et se figurait lavée de tous les tourments mondains. L'idée du royaume des cieux, où tous les angoissés sont consolés, anesthésiait son cœur douloureux dans ses premières réflexions concernant la calomnie dont était victime son esprit fustigé par les âpres épreuves.
En dépit de son attitude humble et sereine, le sénateur continua au comble de l'angoisse :
Je vous ai donné tout ce que je possédais de plus pur et de plus sacré en ce monde, dans l'espoir que vous correspondiez à mes idéaux les plus sublimes ; cependant, en méprisant tous les devoirs qui vous incombaient, vous n'avez pas hésité à verser sur nous une poignée de boue... À l'intimité de mon cœur et au respect de notre famille, vous avez préféré les habitudes dissolues de cette époque de créatures irresponsables, dévalant la pente qui conduit la femme aux abîmes du crime et de l'impiété.
Mais écoutez bien mes paroles qui témoignent des plus terribles déceptions de mon
cœur !
Jamais plus, vous ne vous éloignerez des travaux domestiques et des obligations quotidiennes de ma maison. Un acte de plus qui viendrait défier les dernières réserves de ma tolérance et vous ne devrez pas attendre d'autre résolution que la mort.
Ne poussez pas mes mains honnêtes à un acte d'une telle nature. Si les traditions familiales ont disparu au fond de votre âme, elles restent chaque fois plus vives dans mon cœur qui désire les cultiver sans cesse au sanctuaire de mes souvenirs les plus chers. Vivez avec vos pensées ignominieuses, mais abstenez-vous de railler publiquement mes sentiments les plus chers car la patience et la liberté ont aussi leurs limites.
Je saurai me relever de cette chute provoquée par votre légèreté !...
Dorénavant dans cette maison, vous serez à peine une servante par égard pour votre rôle de mère qui vous affranchit aujourd'hui de la mort ; mais n'intervenez pas pour résoudre un quelconque problème d'éducation concernant ma fille. Je saurai l'éduquer sans votre concours et je chercherai mon garçon disparu, peut-être par votre inconscience criminelle, jusqu'à la fin de mes jours. Je concentrerai sur mes enfants la part immense d'amour que je vous réservais dans la générosité de ma confiance, et désormais, vous ne vous adresserez plus à moi avec l'intimité de ma femme que vous n'avez pas su être par votre injustifiable déloyauté, mais avec le respect qu'une esclave doit à ses maîtres !...
Tandis qu'il marquait une légère pause à ses paroles acrimonieuses, Livia lui adressa un regard d'angoisse suprême.
Elle aurait voulu lui parler comme avant, lui livrer son cœur sensible et affectueux, mais connaissant son tempérament impulsif, elle devina l'inutilité d'une quelconque tentative pour se justifier.
Une fois les premières réflexions passées, affligée de douleur, alors que résonnait encore cette terrible insinuation concernant la disparition de son garçon, elle laissa vaguer dans son cœur de nombreuses hésitations injustifiées. Face à ces calomnies qui la rendaient si malheureuse, elle en arrivait à se demander si les bonnes actions étaient vues par ce Père d'infinie bonté qui, des cieux, devait veiller sur tous les souffrants conformément aux promesses sublimes du Messie nazaréen. N'avait-elle pas eu une conduite noble et exemplaire en tant que mère dévouée et comme épouse affectueuse ? Tout son cœur ne misait-il pas sur les tributs d'espérance et de foi en ce royaume de souveraine justice qui se trouvait hors de la vie matérielle ? D'autant que sa démarche précipitée à Pilate, sans l'avis préalable de son mari, n'avait pour unique objectif que de sauver Jésus de Nazareth d'une mort infamante. Où était le secours surnaturel qui n'arrivait pas pour éclaircir sa pénible situation et dévoiler une telle injustice ?
Des larmes angoissantes voilaient son regard fatigué, abattu.
Mais avant que son mari ne reprît ses accusations, ses visions resurgirent et elle se vit à nouveau devant la croix.
Une douce brise semblait calmer les ulcères que le jugement de son mari provoquait dans son cœur. Une voix lui parlait au plus profond de sa conscience et rappelait à son esprit sensible que le Maître de Nazareth aussi était innocent et qu'il avait expiré, en ce jour, sur la croix sous les insultes de bourreaux impitoyables. Et pourtant, il était juste, bon et compatissant. Il avait été trahi et abandonné à l'heure extrême du témoignage par ceux qu'il avait le plus aimés et, il avait reçu les épines empoisonnées de la plus âpre ingratitude de ceux qu'il avait servis avec sa charité et son amour. Devant la vision de ses martyres infinis, Livia consolida sa foi et pria le Père céleste de lui accorder le courage nécessaire pour vaincre les rudes épreuves de la vie.
Ses pensées angoissantes avaient duré un instant, une minute à peine, après quoi, Publius Lentulus continua d'une voix désespérée :
Je resterai deux jours de plus pour rechercher mon malheureux enfant ! Une fois ces quelques heures écoulées, je retournerai à Capharnaum pour affronter à nouveau le temps qui passe... Je resterai dans ce maudit décor, aussi longtemps qu'il le faudra. Quant à vous, Madame, recueillez-vous désormais dans votre propre indignité, car cet élan de générosité qui épargne votre existence à cet instant, n'hésitera pas à vous infliger l'ultime châtiment le moment opportun venu !...
Et ouvrant la porte de sortie qui trembla aux grondements de tonnerre, il s'exclama d'une voix terrible :
Livia, ce moment douloureux marque l'éternelle séparation de nos destinées. N'osez pas franchir la frontière qui nous sépare pour toujours l'un de l'autre, sous le même toit et dans cette vie, car un tel geste pourrait signifier votre sentence de mort sans appel.
Derrière lui, la porte se referma avec fracas, étouffée par les grondements de la tempête.
Jérusalem était sous un véritable cyclone de destruction qui allait laisser, après son passage, des marques de ruine, de désolation et de mort.
Une fois seule, Livia pleura amèrement.
Tandis que l'atmosphère était lavée par une pluie torrentielle sous les coups de tonnerre, son âme aussi se dépouillait des illusions amères et purificatrices.
Oui... elle était seule et profondément malheureuse.
Désormais, elle ne pourrait plus compter sur le soutien de son mari, ni sur la tendre affection de sa fillette, mais un ange de sérénité veillait sur elle avec la douceur des sentinelles qui ne s'éloignent jamais de leur poste d'amour, de rédemption et de compassion. Et ce fut cet Esprit lumineux, qui faisait couler le baume de l'espérance dans le calice de son cœur angoissé qui lui fit sentir tout ce qu'elle possédait encore : - le trésor de la foi qui l'unissait à Jésus, au Messie du renoncement et du salut qui l'attendait dans son royaume de lumière et de miséricorde.
■ A
L'APOTRE DE SAMARIE
Le lendemain, Publius Lentulus activa les recherches de son fils parmi les pèlerins présents aux festivités de la Pâque à Jérusalem en offrant une récompense d'un grand sesterce6, soit deux mille cinq cents as, à celui qui présenterait à ses serviteurs l'enfant disparu.
Sémélé, tout comme ses compagnes de service, avait été soumise à un sévère interrogatoire lors de la punition infligée aux serviteurs insouciants chargés de la surveillance nocturne de la maison du sénateur.
6 Mille sesterces.
Publius n'admettait pas les punitions physiques faites aux femmes, mais face au mystère de la disparition de son fils, il avait soumis les domestiques à un interrogatoire particulièrement impitoyable.
Inutile de dire que Sémélé assura être tout à fait innocente et ne laissa rien transparaître qui aurait pu compromettre sa conduite.
Les trois servantes qui s'occupaient plus directement du petit, dont elle faisait partie, durent néanmoins collaborer aux recherches de Marcus avec les esclaves sur les places et dans les rues de Jérusalem, même si elles avaient chaque jour quelques heures à elles consacrées au repos. Pendant ces heures, Sémélé en profitait pour visiter ou revoir des amis et passait presque tout son temps là où André cultivait des oliviers et une belle vigne, non loin de la route qui menait aux principaux centres.
Ce jour-là, Sémélé discutait amicalement avec le ravisseur et sa femme, tandis que l'enfant dormait dans le coin d'une pièce.
Alors, le sénateur offre une récompense d'un grand sesterce à celui qui lui rapportera l'enfant ? - demanda André de Gioras, surpris.
Effectivement - répondit Sémélé pensive. - En réalité, il s'agit d'une très forte somme qu'aucun ne gagnerait facilement en ce monde.
Si mon désir de vengeance qui est juste et ardent n'était pas si fort - répliqua le ravisseur d'un sourire malveillant -, ce serait l'occasion d'aller empocher cette respectable somme. Mais nous n'avons pas besoin de cet argent. Du reste, nous n'avons besoin de rien venant de ces maudits patriciens !
Sémélé l'écoutait indifférente et presque complètement étrangère à la conversation, mais son interlocuteur ne perdait pas de vue les expressions physionomiques de sa complice comme s'il essayait de découvrir dans ses manières simples quelques pensées inavouables.
Ce fut ainsi que pour sonder ses sentiments, il dit sur un ton en apparence calme et insouciant comme s'il voulait connaitre ses intentions les plus secrètes :
Sémélé, quelles sont les dernières nouvelles de Benjamin ?
Et bien, Benjamin - répondit-elle en faisant allusion à son fiancé - ne s'est pas encore décidé à fixer la date de notre mariage, vu nos nombreuses difficultés.
Comme vous ne l'ignorez pas, mon souhait le plus cher se résume à la réalisation de notre idéal en faisant l'acquisition de cette maisonnette de Béthanie que vous connaissez déjà, et dès que nous y arriverons, nous serons unis pour toujours.
Très bien - lui dit André comme s'il avait trouvé la clé d'une énigme -, avec le temps vous réussirez à avoir tout ce dont vous avez besoin pour votre bonheur. En ce qui me concerne, vous pouvez être sûrs que je ferai mon possible pour vous aider comme un père.
Merci beaucoup ! - s'exclama la jeune femme reconnaissante. - Maintenant, permettez-moi de retourner à mon travail car le temps passe.
Pas encore - dit André résolument -, attends un moment. Je veux te faire goûter un peu de notre vieux vin, ouvert spécialement aujourd'hui pour fêter cet heureux événement d'être encore en vie après l'effroyable tempête d'hier !
Et se précipitant à l'intérieur, il pénétra dans la cave où il prit une cruche de vin mousseux et clair et en versa abondamment dans une vieille coupe. Puis, il se rendit dans une pièce voisine d'où il rapporta une petite fiole et versa dans le verre quelques gouttes de son contenu se disant tout bas :
Ah ! Sémélé, tu aurais bien pu vivre si n'était apparu sur ton chemin cette maudite récompense qui te condamne à mort !... Benjamin... le mariage est une situation d'amère pauvreté. - Une somme de mille sesterces est une tentation à laquelle ne pourrait résister l'esprit le mieux intentionné et le plus pur... Tant qu'il ne s'agissait que de tortures et d'autres punitions, passait encore, mais maintenant, c'est une question d'argent et l'argent condamne souvent les créatures humaines à mort!...
Et tout en mélangeant le violent poison au vin qui moussa, il continuait à marmonner :
Dans six heures ma pauvre amie pénétrera dans le royaume des ténèbres... Que faire ? Il ne me reste plus qu'à lui souhaiter bon voyage ! Et jamais plus personne ne saura en ce monde qu'il existe chez moi un esclave issu du sang noble des aristocrates de l'Empire romain !...
Deux minutes plus tard, la malheureuse servante du sénateur buvait avec plaisir le contenu de la coupe, remerciant la sinistre gentillesse d'André avec des paroles émues.
De la porte de sa maison en pierre, il suivit du regard les derniers pas de sa complice qui s'éloignait au détour du chemin.
Plus personne maintenant ne réclamerait le grand sesterce offert en désespoir de cause par Lentulus car cette nuit-là aux alentours de dix-neuf heures, Sémélé ressentit un soudain malaise et se coucha immédiatement.
D'abondantes sueurs froides baignaient son visage déjà blême où l'on pouvait remarquer la pâleur caractéristique de la mort.
Anne était déjà revenue, elle s'affairait aux tâches domestiques. Elle fut appelée d'urgence afin de lui administrer les soins nécessaires, mais la trouva au comble de la douleur dans un état moribond prête à quitter ce monde.
Anne... - s'exclama l'agonisante d'une voix éteinte, défaillante -, je meurs... mais j'ai la... conscience... lourde... inquiète...
Sémélé que se passe-t-il ? - répliqua l'autre profondément émue. Ayons confiance en Dieu, notre Père céleste, tout comme en Jésus qui hier encore nous contemplait de la croix de ses souffrances avec un regard d'une infinie pitié !
Je sens... qu'il est... trop tard... - murmura l'agonisant aux affres de la mort -, je... voudrais... à peine... un pardon...
Mais, la voix entrecoupée et rauque ne put continuer. Un sanglot plus fort étouffa ses derniers mots, alors que son visage se couvrait de tons violacés comme si son cœur s'était arrêté instantanément, dominé par une force incontrôlable.
Anne comprit que c'était la fin. Elle supplia alors Jésus de recevoir dans son royaume miséricordieux l'âme de sa compagne et de lui pardonner les graves fautes qui étaient certainement la cause à ses paroles angoissantes dans ces derniers instants.
Un médecin fut appelé pour examiner le cadavre et constata, à l'empirisme de sa science, que Sémélé avait expiré suite à une insuffisance cardiaque. Il était bien loin de découvrir la véritable cause de cet événement inattendu. Le secret d'André de Gioras était enseveli sous les ombres épaisses de la sépulture.
Quand Anne et Livia eurent l'occasion d'échanger des impressions sur ce pénible incident, malgré le profond désarroi causé par les derniers mots de la défunte, toutes deux mirent son passage dans l'autre vie sur le compte de ces fatalités irrémédiables.
Après ces faits, Publius Lentulus hâta leur retour à la demeure de Capharnaûm qu'il avait définitivement acquise à l'ancien propriétaire car il prévoyait la possibilité d'un long séjour en ces lieux. Ce fut un pénible voyage, triste et sans espoir.
Les nombreux serviteurs n'avaient rien perçu de la profonde divergence qui existait à présent entre lui et son épouse, et ce fut ainsi que profondément séparés dans leur cœur, ils continuèrent à maintenir dans leur foyer les traditions de respect envers leurs subordonnés.
Quelques jours après être revenu dans la ville prospère et joyeuse où Jésus avait tant de fois fait résonner de douces et divines paroles, le sénateur prépara une longue dépêche pour son ami Flaminius ainsi que pour d'autres membres du Sénat. Coménius, qui avait toute sa confiance, fut chargé de porter ce message à Rome.
Il haïssait la Palestine qui lui avait réservé tant d'épreuves si amères, mais prisonnier d'elle par la disparition mystérieuse du petit Marcus, le sénateur demandait l'intervention personnelle de Flaminius pour que son oncle Salvius retourne au siège de ses activités dans la capitale de l'Empire, voulant par là se débarrasser de la présence de Fulvia en ces lieux, car son cœur lui disait dans l'intimité de ses pensées que cette femme avait une influence menaçante sur sa destinée et sur celle de sa famille. En même temps, rempli d'une terrible aversion pour la personne de Ponce Pilate, il informait son ami lointain des nombreux scandales administratifs qu'il avait décidé de corriger après l'incident de la Pâque avec la plus grande sévérité. En conséquence, il promit à Flaminius Sévérus de découvrir de plus près les besoins de la province afin d'alerter les autorités romaines des faits graves survenus dans l'administration pour qu'en temps opportun, le gouverneur fut transféré dans un autre secteur de l'Empire. Il promettait aussi de rapporter toutes les injustices sur les agissements de Pilate dans la vie publique, étant donné les réclamations consécutives et réitérées qui remontaient jusqu'à lui de tous les coins de la province.
Dans ces lettres personnelles, il demandait encore à son ami de prendre les mesures nécessaires pour que lui soit envoyé un professeur pour sa fille, s'abstenant toutefois de se référer aux pénibles drames de sa vie privée, à l'exception du cas de son fils, cité dans ces documents comme la cause unique de son atermoiement indéfini en ces lieux.
Prenant toutes les précautions nécessaires, Coménius quitta Joppé. Il suivit rigoureusement les ordres reçus et rejoignit Rome quelque temps après, où il remit ces nouvelles entre les mains de leurs légitimes destinataires.
À Capharnaum, la vie continuait triste et silencieuse.
Publius consacrait son temps à ses volumineuses archives, à ses procès, à ses études et à ses méditations, il préparait aussi le programme éducatif de sa fille ou faisait des projets relatifs à ses activités futures tout en cherchant à se relever de l'abattement moral où les pénibles événements de Jérusalem l'avaient plongé.
Quant à Livia, connaissant l'inflexibilité du caractère orgueilleux de son mari et sachant que toutes les circonstances l'accusaient, elle trouva dans l'âme dévouée de sa servante une tendre confidente pleine d'affection. Elle vivait presque en permanence plongée dans de ferventes prières. Les souffrances éprouvées avaient marqué son visage pâle qui révélait de profondes rides. Ses yeux, cependant, démontraient le caractère et la vigueur de sa foi et éclairaient sa physionomie d'un singulier éclat malgré son abattement évident.
À Capharnaum, les partisans du Maître de Nazareth organisèrent immédiatement une grande communauté de croyants du Messie qui devinrent pour beaucoup de dévoués apôtres de sa doctrine de résignation, de sacrifice et de rédemption. Certains prêchaient comme Lui en place publique, tandis que d'autres guérissaient des malades en son nom. Étrangement, des paysans étaient saisis d'un souffle d'intelligence et d'inspiration céleste élevé, car ils enseignaient avec la plus grande clarté les pratiques de Jésus. Les paroles de ces apôtres organisaient ainsi les prodromes de l'Évangile écrit qui resterait plus tard au monde comme le message du Sauveur de la terre à toutes les races, les peuples et les nations de la planète, tel un lumineux chemin des âmes vers le ciel.
Tous ceux qui se convertissaient à l'idée nouvelle, devaient confesser en place publique les erreurs de leur vie, un signe d'humilité qui leur ouvrait les portes de la communauté chrétienne. Et pour que le doux prophète de Nazareth ne fût jamais oublié dans ses martyres rédempteurs du Calvaire, le peuple simple et humble de l'époque organisa le culte de la croix, estimant que c'était le meilleur hommage rendu à la mémoire de Jésus nazaréen.
Dans leur amour profond pour le Messie, Livia et Anne ne manquèrent pas d'adhérer naturellement à ces pratiques populaires. La croix était l'objet d'un absolu respect et de toute leur vénération, même si elle représentait à cette époque l'instrument de châtiment de tous les criminels et scélérats.
Anne se rendait toujours au bord du lac où quelques apôtres du Seigneur poursuivaient l'enseignement de ses leçons divines auprès des souffrants que la chance avaient ignorés. Et il n'était pas rare de voir les anciens compagnons et témoins du Messie, comme d'humbles pasteurs, parcourir la campagne dans l'inconfort le plus absolu afin d'apporter à tous les hommes les paroles consolatrices de la Bonne Nouvelle. Vêtus de guenilles et chaussés de grossières sandales, des hommes impressionnants, simples et dévoués, sillonnaient les chemins les plus longs et les plus tortueux pour prêcher avec perfection et émotion, les vérités de Jésus comme si leurs humbles fronts étalent touchés par la grâce divine. Pour beaucoup, le monde n'allait pas au-delà de la Judée ou de la Syrie ; mais en réalité ces paroles courageuses et sereines allaient rester au monde pour des siècles et des siècles.
Plus d'un mois s'était écoulé depuis la Pâque de l'an 33 quand le sénateur, par un bel après-midi chaud de la Galilée, s'approcha de son épouse pour lui faire part de ses nouveaux projets :
Livia - commença-t-il avec réserve -, je dois vous annoncer que je prétends partir en voyage pour quelque temps, ce qui m'éloignera de cette maison pendant deux mois peut-être, afin d'accomplir mes devoirs d'émissaire de l'Empereur en qualité de délégué spécial dans cette province.
Comme ce voyage se fera en de nombreuses étapes car j'ai l'intention de m'arrêter un peu dans toutes les villes de mon itinéraire jusqu'à Jérusalem, je ne suis pas en mesure de vous emmener avec moi ; je vous laisserai donc ici seule à veiller sur ma fille.
Comme vous le savez, il n'existe plus rien entre nous qui vous octroie le droit de connaître mes inquiétudes les plus intimes ; toutefois, je réitère mes paroles prononcées le jour fatal de notre rupture affective. Vous n'êtes encore dans cette maison que pour accomplir votre tâche maternelle, en conséquence, je vous confie durant mon absence la garde de Flavia jusqu'à ce que le vieil enseignant que j'ai demandé à Flaminius arrive de Rome.
Je désire vraiment que vous croyiez en la confiance que je dépose dans votre volonté de réparer vos erreurs en tant que mère de famille, et j'espère que vous chercherez à retrouver des qualités que je ne vous aurais pas niées en de telles circonstances autrefois. Aussi je vous demande de vous abstenir de tout acte indigne qui pourrait perdre ma pauvre fille à jamais.
Publius !... - put encore s'exclamer l'épouse du sénateur, affligée, voulant profiter de cette rapide minute de sérénité de son mari pour se défendre des calomnies qui lui étaient imputées par les circonstances les plus Compliquées. Mais le sénateur s'éloigna soudainement, renfermé dans sa fière sévérité, il ne lui donna pas le temps de continuer, lui faisant sentir chaque fois davantage la triste situation dans laquelle elle se trouvait au sein de son foyer.
Une semaine plus tard, il partait pour son voyage aventureux.
Il était surtout poussé par le désir de soulager son cœur après tant de déboires dans sa tentative de retrouver son garçon disparu et par l'objectif de cataloguer les erreurs et les injustices de l'administration de Pilate, afin de le décharger des pouvoirs publics en Palestine, le moment opportun venu.
Dans son profond dépit, il commettait cependant une grave erreur en prenant cette décision dont il n'était pas parvenu ou n'avait pu prévoir les tristes conséquences. Il laissait sa femme et sa fille exposées aux dangers d'une région où elles étaient considérées comme des intruses, des circonstances que son intuition d'homme pragmatique aurait dû examiner plus attentivement. De plus, il ne pouvait compter, en son absence, sur le dévouement vigilant de Coménius qui était parti pour Rome où l'avait envoyé son maître et loyal ami.
Toutes ces préoccupations occupaient l'esprit de Livia qui, en tant que femme, était dotée d'un plus grand discernement sur le plan des conjectures et des prévisions.
Ce fut ainsi que l'âme inquiète, elle vit partir son mari, même s'il avait recommandé aux nombreux serviteurs la plus grande vigilance dans les tâches domestiques à réaliser auprès de sa famille.
Des festivités solennelles furent organisées par Hérode à Tibériade, préalablement averti par le sénateur de sa visite personnelle en ville, la première étape de son long périple. Les localités les plus importantes étaient des points d'arrêt pour la caravane et dans chacune d'elles, Publius recevait les hommages les plus expressifs de la part des administrations, des contingents d'escorte et des nombreux serviteurs qui l'assistaient dans cette lente excursion à travers les unités politiques de moindre importance en Palestine.
Sulpicius Tarquinius se trouvait justement en mission auprès d'Antipas, à l'arrivée festive de Publius Lentulus dans la grande ville de Galilée. Mais il chercha à ne pas se faire remarquer par le sénateur et le jour même retourna à Jérusalem où lors d'un entretien privé avec le gouverneur, il s'exprima en ces termes :
Vous savez - dit Sulpicius avec plaisir car il savait qu'il avait une nouvelle intéressante et convoitée à lui donner - que le sénateur Lentulus a entrepris d'effectuer un long voyage dans toute la province ?
Quoi ? - fit Pilate grandement surpris.
C'est la vérité. Je l'ai laissé à Tibériade d'où il partira pour Sébaste dans quelques jours. Je crois même que selon le programme de son voyage que j'ai pu connaître grâce au concours d'un ami, il ne rentrera pas à Capharnaum avant une quarantaine de jours.
Pourquoi le sénateur fait-il un voyage aussi inconfortable et aussi peu attrayant ?
Serait-ce pour une raison secrète à la demande du siège de l'Empire ? -s'interrogea Pilate, craignant une punition pour ses actes injustes commis dans le cadre de l'administration politique de la province.
Mais après quelques secondes de réflexion comme si l'homme privé surpassait les cogitations de l'homme public, il demanda au licteur avec intérêt :
Et sa femme ? Elle ne l'accompagne pas ? Le sénateur aurait-il le courage de la laisser seule, livrée aux surprises de ce pays où se nichent tant de malfaiteurs ?
Sachant que vous seriez intéressé par une telle information - rétorqua Sulpicius, feignant le dévouement et une malice satisfaite -, j'ai eu des renseignements la concernant auprès d'un ami qui accompagne le voyageur et qui appartient à sa garde personnelle. J'ai appris que dame Livia est restée à Capharnaûm, en compagnie de sa fille, où elle attend le retour de son époux.
Sulpicius - s'exclama Pilate pensif-, je suppose que tu n'ignores pas ma sympathie pour l'adorable créature en question...
Effectivement, d'ailleurs, c'est moi-même, comme vous devez vous en souvenir, qui l'ai introduite dans votre cabinet privé, il n'y a pas si longtemps.
C'est vrai !
Pourquoi ne profitez-vous pas de cette occasion pour lui rendre personnellement visite à Capharnaûm ? - demanda le licteur avec quelques arrière-pensées, sans aborder toutefois directement cette délicate affaire.
Par Jupiter ! - répliqua Pilate satisfait. - J'ai une invitation de Cusa et d'autres fonctionnaires gradés d'Antipas dans cette ville qui pourrait m'amener à y réfléchir. Mais pourquoi me fais-tu une telle suggestion ?
Seigneur - s'exclama Sulpicius Tarquinius avec une feinte modestie -, avant tout en concrétisant ce projet, il s'agit de votre joie personnelle, mais j'ai moi aussi une grande sympathie pour une jeune servante dans cette
, maison, du nom d'Anne, dont la beauté admirable et simple est des plus séduisantes que j'ai pu voir chez les femmes de Samarie.
Comment cela ? Jamais je ne t'ai vu amoureux. Je crois que tu as déjà passé l'âge des emportements de la jeunesse. En tout cas, cela veut dire que je ne suis pas seul à me réjouir à l'idée de ce voyage imprévu - répliqua Pilate avec une évidente bonne humeur.
Et, comme si à cet instant, il avait élaboré tous les détails de son plan, il regarda le licteur qui l'écoutait à la fois satisfait et présomptueux et lui fit :
Sulpicius, tu resteras ici à Jérusalem le temps de te reposer un peu et tu retourneras après demain en Galilée où tu iras directement à Capharnaûm informer Cusa de mon intention de visiter la ville. Après cela, tu iras jusqu'à la résidence du sénateur Lentulus où tu avertiras discrètement son épouse de ma décision, tu en profiteras pour la mettre au courant du jour prévu de mon départ et de mon arrivée là-bas. J'espère que l'attitude inconséquente de son mari qui l'a laissée ainsi seule dans une telle région, la poussera à venir me retrouver personnellement à Capharnaûm pour oublier la compagnie des Galiléens grossiers et ignorants, et se souvenir pour quelques heures de ses jours heureux à la cour grâce à ma conversation et mon amitié.
Très bien - répliqua le licteur ne contenant pas sa joie. - Vos ordres seront rigoureusement exécutés.
Sulpicius Tarquinius sortit joyeux et réconforté dans ses sentiments inférieurs, il se réjouissait déjà de l'instant où il s'approcherait à nouveau de la jeune Samaritaine qui avait éveillé la convoitise de ses sens charnels qu'il n'avait pas eu le temps de manifester lors de son affectation au service personnel de Publius Lentulus.
Quatre jours plus tard, Sulpicius était à Capharnaum pour exécuter les ordres de Pilate où le message du gouverneur fut reçu avec grande satisfaction de la part des autorités politiques.
Il n'en fut pas de même à la résidence de Publius où il fut accueilli avec réserve par les serviteurs et les esclaves de la maison. À son arrivée, Maximus se présenta à la place de Coménius à l'intendance des services quotidiens, mais il était loin de posséder son énergie et son expérience.
Aimablement reçu par l'ancien esclave qui le connaissait personnellement, le licteur sollicita la présence d'Anne avec qui il désirait avoir un entretien en particulier pour résoudre une certaine affaire.
Le vieil affranchi de Lentulus n'hésita pas à l'appeler. Sulpicius l'enveloppa de regards cupides et ardents.
À la fois intriguée et respectueuse, la domestique lui demanda la raison de cette visite inattendue. Tarquinius répondit qu'il s'agissait d'une courte entrevue avec Livia en privé, il en profita pour démontrer à la pauvre jeune fille ses prétentions inconfessables en lui faisant les avances les plus indignes et les plus insolentes.
Une fois qu'il eut prononcé ses paroles insultantes d'une voix étouffée qu'Anne écouta extrêmement pâle avec le maximum d'attention et la plus grande patience afin d'éviter tout scandale à son égard, la digne employée répondit sur un ton austère et courageux :
Seigneur licteur, j'appellerai madame pour répondre à votre demande dans quelques instants.
Quant à moi, je dois vous dire que vous vous trompez car je ne suis pas celle que vous supposez.
Et se dirigeant résolument vers l'intérieur, elle informa sa maîtresse de l'insistance de Sulpicius pour lui parler personnellement. Livia fut non seulement surprise par cet événement inattendu, mais aussi par l'expression de sa servante, prise d'une extrême pâleur après le choc enduré. Anne décida de ne pas lui faire part de ce qui s'était passé et murmura :
Madame, le licteur Sulpicius semble pressé. Je pense que vous ne devez pas perdre de temps.
Et bien que n'étant pas enthousiasmée à cette idée, Livia fit en sorte de répondre au messager avec la plus grande attention.
En sa présence, le licteur s'inclina avec une profonde révérence et afin d'accomplir son devoir, il s'adressa à elle respectueusement :
Madame, je viens de la part de Monsieur le procurateur de Judée qui a l'honneur de vous communiquer son arrivée à Capharnaum au début de la semaine prochaine...
Les yeux de Livia brillèrent d'une indignation justifiée, alors que d'innombrables conjectures assaillaient son esprit. Néanmoins, elle se reprit et trouva le courage nécessaire pour répondre à la hauteur des circonstances :
Monsieur le licteur, je remercie la gentillesse de vos propos ; toutefois, il est de mon devoir de vous informer que mon mari est en voyage actuellement et notre maison ne reçoit personne en son absence.
Puis, elle fit un petit signe pour lui faire sentir qu'il était temps de prendre congé, ce que Sulpicius comprit profondément irrité. Il se retira en prononçant des révérences respectueuses.
Surpris par cette attitude car dans l'esprit du licteur la prévarication de Livia était un fait incontestable, il s'en alla grandement désappointé, mais non sans conjecturer de la situation dans sa malice dépravée.
Ce fut ainsi qu'il se retrouva avec un des soldats qui gardait la résidence qu'il connaissait bien puisque c'était un ami personnel, et feignant d'être intéressé il lui fit remarquer :
Octavius, je serai peut-être de retour avant une semaine et je désirerais revoir le joyau rare de mon bonheur et de mes espérances qui se trouve dans cette maison...
De quel joyau s'agit-il ? - demanda curieux l'interpellé.
Anne...
Très bien. Le service que tu me demandes est facile.
Mais, écoute-moi bien - lui fit le licteur qui pressentait déjà que sa proie ferait tout pour lui échapper. - Anne a l'habitude de s'absenter fréquemment et, si c'était le cas, j'espère que ton amitié ne me fera pas défaut le moment opportun venu et que tu sauras m'en informer...
Tu peux compter sur moi.
De retour à l'intérieur, Livia qui avait l'âme oppressée, confia à son amie et servante dévouée les pénibles présomptions qui pesaient à son cœur. Après avoir exprimé ses craintes, qu'Anne considéra pleinement justifiées, à son tour, celle-ci l'informa des insolences de Sulpicius. La pauvre femme avoua à sa confidente simple et généreuse, le rosaire infini de ses amertumes, lui relatant toutes les souffrances qui lacéraient son âme affectueuse et extrêmement sensible depuis le premier jour où la
calomnie avait trouvé refuge dans l'esprit orgueilleux de son compagnon. Devant ce singulier récit, les larmes de la servante reflétaient sa grande compréhension des angoisses de sa maîtresse perdue dans ces contrées presque sauvages, vu son éducation et la noblesse de ses origines.
Pour finir le pénible récit de ses malheurs, la noble Livia souligna avec une indicible amertume :
En vérité, j'ai tout fait pour éviter des scandales injustifiables et incompréhensibles. Néanmoins maintenant, je sens que la situation s'aggrave de plus en plus, au vu de l'insistance de mes bourreaux et de la négligence de mon mari en raison des événements, et je me perds en conjectures arriérées et douloureuses.
Si j'envoie un messager pour le mettre au courant des événements afin qu'il nous protège en prenant des mesures immédiates, il ne comprendra peut-être pas au fond ce qui se passe et considérera mes craintes comme la preuve de ma culpabilité antérieure, ou prendra mes scrupules pour des désirs de rachat pour des fautes que je n'ai pas commises vu ses reproches énergiques et ses tristes menaces. Mais si je ne l'avertis pas de ces faits graves, le scandale éclatera de toute manière avec la venue du gouverneur à Capharnaum qui profitera de son absence.
À mes yeux, Jésus est seul juge de ma pénible situation où j'ai pour uniques témoins mon cœur et ma conscience !...
Ce qui m'inquiète le plus, à présent, ma bonne Anne, ce n'est pas seulement l'obligation de veiller sur moi qui ai déjà goûté au fiel amer de la désillusion et de la calomnie impitoyable, mais c'est plutôt ma pauvre fille, car j'ai l'impression qu'ici en Palestine les malfaiteurs occupent les places où devraient se trouver des hommes aux sentiments purs et incorruptibles...
Comme tu ne T'ignores pas, mon malheureux garçon n'est plus, ravi dans le tourbillon des dangers, peut-être assassiné par des mains indifférentes et criminelles... Mon cœur de mère me dit que mon pauvre Marcus est encore en vie, mais où et comment ? En vain nous avons cherché à le savoir, sans trouver la moindre trace de sa présence ou de son passage... Maintenant, ma conscience m'ordonne de protéger ma fillette des sombres embuscades !...
Madame - s'exclama la servante, une étrange lueur dans les yeux comme si elle avait trouvé une solution soudaine et appréciable -, ce que vous dites révèle beaucoup de bon sens et de prudence... Je partage aussi vos craintes et j'estime que nous devons tout faire pour sauver la petite et vous-même des griffes de ces loups meurtriers... Pourquoi ne pas nous réfugier quelque part en sécurité jusqu'à ce que ces bandits quittent les parages ?!
Mais je pense qu'il serait inutile de chercher refuge à Capharnaum dans de telles circonstances.
Nous irons ailleurs.
Où ? - demanda Livia avec anxiété.
J'ai une idée - dit Anne pleine d'espoir. - Si vous approuvez sa réalisation, nous sortirons toutes les deux d'ici avec la petite pour nous réfugier à Samarie de Judée, chez Siméon dont l'âge respectable nous protégera de tout danger.
Mais Samarie - répliqua Livia, quelque peu découragée - c'est très loin...
En réalité, Madame, nous avons besoin d'un endroit de cette nature. Je suis d'accord pour dire que le voyage ne sera pas si court, mais nous partirons de toute urgence, et une fois que nous nous serons un peu reposées en passant par Naïm nous louerons des animaux frais. Après un jour ou deux de marche, nous atteindrons la vallée de Sichem où se trouve la vieille propriété de mon oncle. Maximus sera informé de votre décision sans autre prétexte sur le moment et, dans l'hypothèse du retour immédiat du sénateur, votre mari sera directement mis au courant de la situation et sera lui-même en mesure de constater votre honnêteté.
En effet, cette idée est le recours le plus sûr qu'il nous reste - s'exclama Livia plus ou moins réconfortée. -En outre, j'ai confiance en notre Maître qui ne nous abandonnera pas en de si rudes épreuves.
Aujourd'hui même, nous ferons nos préparatifs de voyage et tu iras en ville t'occuper, non seulement des animaux qui nous conduiront jusqu'à Naïm, mais aussi du départ d'un de tes parents avec nous, afin de faire ce voyage dans la plus grande simplicité, sans attirer l'attention des curieux, tout en étant bien accompagnées contre toutes éventualités.
Ne t'inquiète pas pour les dépenses car j'ai les moyens financiers de répondre à nos besoins.
Et il en fut ainsi.
La veille du départ, Livia appela le serviteur qui assumait alors le rôle d'intendant et l'instruisit en ces termes :
Maximus, des motifs impérieux font que je pars demain pour Samarie de Judée où je resterai quelques jours avec ma fille. Anne m'accompagnera et j'espère que tu t'efforceras d'être aussi dévoué que tu l'as toujours été envers tes maîtres.
L'interpellé fit une révérence, surpris par une telle attitude de la part de sa maîtresse peu habituée à quitter son foyer, mais comprenant qu'il n'avait pas le droit de juger ses décisions, il suggéra seulement respectueusement :
Madame, j'espère pouvoir désigner les serviteurs qui vous accompagneront.
Non, Maximus. Je ne veux pas des solennités usuelles pour une excursion de cette nature. J'irai avec des amis de Capharnaum, et j'ai l'intention de faire ce Voyage dans la plus grande simplicité. Si je t'informe de mes intentions, c'est pour que tu redoubles de Surveillance en mon absence, et au cas où mon mari reviendrait inopinément, tu lui annonceras alors ma décision dans les termes que je viens d'exprimer.
Et tandis que le domestique s'inclinait respectueusement, Livia regagnait ses appartements pour résoudre tous les problèmes et voyager en toute tranquillité.
Le lendemain, avant l'aube, une humble caravane quittait Capharnaûm. Elle était composée de Livia, de sa fillette, d'Anne et de l'un de ses vieux et respectables parents. Elle se dirigeait vers la route qui contournait le grand lac faisant presque un capricieux demi-cercle, accompagnant le cours des eaux du Jourdain qui descendaient susurrantes et tranquilles vers la mer Morte.
Ils firent une courte pause à Naïm où us changèrent d'animaux, puis les voyageurs suivirent le même itinéraire en direction de la vallée de Sichem où, en fin de journée, ils arrivèrent devant la maison en pierre de Siméon qui reçut ses hôtes en pleurant de joie.
L'ancien de Samarie semblait touché par la grâce divine telle était grande la force du mouvement remarquable qu'il développait dans toute la région où, malgré son âge avancé, il répandait les enseignements consolateurs du prophète de Nazareth.
Parmi les oliviers ombreux et touffus, il avait dressé une grande croix lourde en bois brut. Il avait aussi placé à proximité une longue table rustique autour de laquelle s'asseyaient les croyants sur de pauvres bancs improvisés pour entendre sa parole amicale et réconfortante.
Cinq jours de bonheur s'écoulèrent ainsi pour les deux femmes qui se sentaient bien dans cette ambiance pleine d'humilité.
Dans l'après-midi, sous les caresses de la nature libre et saine, au sein d'un paysage vert et harmonieux, l'assemblée humble des Samaritains se réunissait, prête à accepter les pensées d'amour et de miséricorde sublime du Messie nazaréen.
Siméon vivait là sans compagne, Dieu l'avait déjà emportée, et sans ses enfants qui à leur tour avaient déjà fondé leur propre famille dans des villages lointains. Il assumait la direction de tous, tel un vénérable patriarche dans sa sénilité sereine. Il relatait les faits de la vie de Jésus comme si l'inspiration divine lui était insufflée dans ces moments telle était profonde la beauté philosophique des commentaires et des prières improvisées qu'il professait avec l'aimante sincérité de son cœur.
Dans cette poésie simple de la nature, presque tout le monde pleurait d'émotion et d'éblouissement spirituel comme s'ils étaient encore là à boire les paroles du Maître près du mont Garizim, touchés par ses paroles profondes et affectueuses, magnétisés par la beauté de ses évocations remplies d'enseignements rares de charité et de tendresse.
À cette époque, les chrétiens ne possédaient pas les Évangiles écrits qui, rédigés par les Apôtres, ne firent leur apparition qu'un peu plus tard, raison pour laquelle tous les prêcheurs de la Bonne Nouvelle recueillaient les maximes et les leçons du Maître de leur propre main ou avec le concours des scribes de l'époque, enregistrant ainsi les enseignements de Jésus pour l'étude nécessaire lors des assemblées publiques dans les synagogues.
Siméon, qui ne possédait pas de synagogue, suivait néanmoins la même méthode.
Avec la patience qui le caractérisait, il avait écrit tout ce qu'il savait sur le Maître de Nazareth pour le rappeler dans ses réunions humbles et sans prétention. Il se tenait volontiers prêt à transcrire toutes les nouvelles leçons dont pouvaient se souvenir ses compagnons ou ces apôtres anonymes du christianisme naissant qui, de passage dans son vieux village, traversaient la Palestine de toutes parts.
Cela faisait six jours que les hôtes se ressourçaient dans cette douce ambiance, lorsque le respectable vieillard, un bel après-midi, lors de ses évocations habituelles sur le Messie, sembla touché d'une influence spirituelle des plus sublimes.
Les dernières lueurs du crépuscule versaient sur le paysage des tons émeraude et topaze éthérés sous un ciel bleu indéfinissable.
Au cœur de l'assemblée hétérogène, on pouvait remarquer la présence de créatures souffrantes de toutes sortes qui rappelaient à Livia l'après-midi mémorable de Capharnaum lorsqu'elle avait entendu le Seigneur pour la première fois. Des hommes en guenilles et des femmes en haillons aux côtés d'enfants chétifs fixaient anxieusement. le vieillard qui leur donnait des explications, ému, avec ses mots simples et sincères :
Mes frères, si vous aviez vu la douce résignation du Seigneur à cet ultime instant !... Et comme s'il jouissait déjà de la contemplation des béatitudes célestes au royaume de notre Père, le regard fixe tourné vers le ciel, j'ai vu le Maître pardonner charitablement toutes les injures ! Seul un de ses disciples les plus chers était resté au pied de la croix à soutenir sa mère dans cette lutte angoissante !... De ses compagnons habituels, peu étaient présents en cette heure douloureuse, certainement parce que nous, qui l'aimions tant, ne pouvions exprimer nos sentiments devant la foule furieuse sans courir nous-mêmes de graves dangers. Et pourtant, nous aurions tous désiré éprouver les mêmes souffrances !...
De temps en temps, l'un ou l'autre de ses bourreaux les plus intrépides s'approchait du corps torturé de martyre et lui lacérait la poitrine avec la pointe d'une lance impitoyable !...
À plusieurs reprises, le généreux vieillard essuya la sueur de son front pour poursuivre les yeux humides :
J'ai remarqué à un moment donné que Jésus avait dévié ses yeux calmes et lucides du firmament pour contempler la foule révoltée prise d'une fureur criminelle !... Quelques soldats ivres le flagellèrent une fois de plus, sans que sa poitrine oppressée dans l'angoisse de l'agonie ne laisse échapper un seul gémissement !... Son regard doux et miséricordieux se porta alors du mont du sacrifice vers les maisons de la maudite cité ! Quand je le vis regardant anxieusement avec la tendresse affectueuse d'un père tous ceux qui l'insultaient, aux supplices extrêmes de la mort, j'ai pleuré de honte sur nos impiétés et nos faiblesses...
La foule s'agitait alors au rythme des altercations... Des cris assourdissants et des injures révoltantes le harcelaient autour de la croix où on pouvait le voir transpirer d'une sueur abondante en cet instant suprême !... Mais comme s'il visualisait profondément les secrets des destinées humaines et lisait le livre de l'avenir, le Messie regarda à nouveau vers le ciel et s'exclama avec une infinie bonté : « Pardonne-leur, Mon Père, car ils ne savent pas ce qu'ils font !... »
Le vieux Siméon avait la voix saisie de larmes à l'évocation de ces souvenirs, tandis que l'assemblée s'émouvait profondément à son récit.
D'autres frères de la communauté prirent la parole, laissant le vieillard se reposer de ses efforts.
L'un d'eux, néanmoins, contrairement au thème exposé ce jour-là, s'exclama à la surprise de toute l'assistance :
Mes frères, avant de nous retirer, souvenons-nous que le Messie répétait toujours à ses disciples combien la vigilance et la prière sont nécessaires car les loups rôdent en ce monde autour du troupeau de brebis !...
Interpellé par cet avertissement qu'il entendit, Siméon s'abandonna à la méditation, les yeux fixés sur la grande croix qui s'élevait à quelques mètres de son modeste banc.
Au bout de quelques minutes de concentration spontanée, il avait les yeux débordants de larmes, fixés au madrier, comme si au sommet flottait quelque vision invisible de ceux qui l'observaient...
Puis pour conclure les enseignements de l'après-midi, il dit ému :
Mes enfants, ce n'est pas sans juste motif que notre frère se réfère aujourd'hui à l'enseignement de la vigilance et de la prière ! Quelque chose que je ne saurais définir, dit à mon cœur que l'instant de notre témoignage est très proche... Je vois avec ma vue spirituelle que notre croix aujourd'hui est illuminée et annonce peut-être la glorieuse minute de nos sacrifices... Mes pauvres yeux se remplissent de larmes car entre les clartés du madrier, j'entends une voix douce qui pénètre mes oreilles d'une intonation amène et amicale, s'exclamant : « Siméon, enseigne à tes compagnons la leçon du renoncement et de l'humilité en donnant l'exemple de ton dévouement et de ton propre sacrifice ! Prie et reste vigilant car l'heureux instant de ton entrée au royaume n'est pas loin, mais protège les brebis de ta bergerie des attaques ténébreuses des loups affamés de la cruauté, en liberté sur terre de toute part, conscient néanmoins qu'il sera donné à chacun selon ses propres oeuvres, mais que les mauvais auront également leur jour de leçon et de punition conformément à leurs propres erreurs !... »
Le vieux Samaritain avait le visage rempli de larmes, mais une douce sérénité irradiait de son regard affectueux et compatissant, révélant ses énergies inébranlables et valeureuses.
Ce fut alors que, levant ses longues mains amaigries vers le firmament où brillaient déjà les premières étoiles, il s'adressa à Jésus par une ardente prière :
Seigneur, pardonnez nos faiblesses et nos doutes dans les luttes de la vie humaine où nos sentiments sont bien précaires et misérables !... Bénissez nos efforts de chaque jour et absolvez nos fautes si l'un de nous, qui se trouve ici, vient à vous le cœur plein de pensées qui ne sont pas celles du bien et de l'amour que vous nous avez enseignées !... Et si l'heure des sacrifices est arrivée, assistez-nous de votre miséricorde infinie, afin que nous ne faiblissions pas dans notre foi aux douloureux moments de notre témoignage !...
L'émouvante prière annonça la fin de la réunion. Les assistants se dispersèrent et retournèrent impressionnés à leur modeste et pauvre foyer.
Mais cette nuit-là, le vieillard ne parvint à se reposer que très peu, pris d'inquiétude pour Livia et pour sa nièce qui l'avaient informé des graves événements qui les avaient poussées à solliciter sa protection. Il lui semblait que des appels bienveillants du monde invisible remplissaient son esprit d'une anxiété indéfinissable et de singulières impressions dont il n'arrivait pas à se débarrasser pour se reposer.
Toutefois, tandis que se déroulaient ces faits dans la vallée de Sichem, le gouverneur arriva ce jour-là à Capharnaum, en grande pompe dans l'après-midi.
Au son des nombreuses festivités organisées par les préposés d'Hérode Antipas, l'illustre voyageur avait toujours en tête son objectif premier.
Sulpicius, qui avait longuement parlé à son ami Octavius à proximité de la résidence du sénateur, avait pris connaissance de tous les faits. Aussi était-il retourné informer le gouverneur que les deux proies convoitées s'étaient enfuies comme des oiseaux migrateurs vers les bois de Samarie.
Si habitué qu'il était aux conquêtes faciles, le gouverneur fut surpris par la résistance de cette femme et admirait au fond ce noble héroïsme, se disant qu'après tout, une telle obstination de sa part était une attitude injustifiable, d'autant que les femmes belles et tentantes, désireuses de captiver son estime ne manquaient pas, vu sa position sociale élevée en Palestine.
Alors qu'il réfléchissait à cela, l'esprit pervers du licteur qui se réjouissait déjà de la difficile conquête de sa victime, lui murmura à l'oreille :
Seigneur gouverneur, si vous y consentez, j'irai à Samarie de Judée m'informer des faits. D'ici à la vallée de Sichem, il doit y avoir un peu plus de trente milles, ce qui n'est qu'un saut pour nos chevaux. Je prendrai avec moi six soldats qui suffiront pour maintenir l'ordre dans ces parages.
Sulpicius, pour ma part, je ne vois plus la nécessité de telles mesures s'exclama Pilate, résigné.
Mais, alors - lui fit le licteur, avec intérêt -, si ce n'est pas pour vous, ce doit être pour moi car je suis l'esclave d'une femme que je dois absolument posséder. C'est moi à présent qui vous demande humblement de m'accorder ce soutien - insista-t-il, désespéré, au summum de ses pensées impures.
Très bien - murmura Pilate avec indifférence comme s'il rendait une faveur à un serviteur de confiance -, je te concède ce que tu me demandes. Je pense que l'amour d'un Romain est au-dessus de tout sentiment des esclaves de ce pays.
Tu peux partir et emporter avec toi tes amis, sans oublier néanmoins que nous devons retourner à Nazareth dans trois jours. Deux jours te suffiront-ils pour cela ?
Mais - continua le licteur, malicieusement -, et en cas de résistance ?
Pour cela tu auras tes hommes avec toi et je t'autorise à prendre les initiatives nécessaires pour arriver à tes fins. Dans toute mission, n'oublie jamais d'accorder aux patriciens les faveurs de notre considération, quant à ceux qui ne le sont pas, exerce la justice implacable de notre domination et de notre force.
Cette nuit-là, Sulpicius Tarquinius choisit les hommes qui avaient toute sa confiance et, à l'aube, sept cavaliers audacieux se mirent en route, échangeant leurs fougueux genêts aux principaux relais en direction de Samarie.
Le licteur chevauchait vers son aventure comme s'il allait vers l'inconnu avec la ferme intention de parvenir à ses fins sans lésiner sur les moyens. Des pensées condamnables grouillaient dans sa tête, étouffant son cœur inquiet et fou dans une vague de désirs criminels et indéfinissables.
Pendant ce temps dans l'humble maison de la vallée, Siméon s'activait en cette matinée inoubliable de sa vie.
Une fois qu'il eut organisé toutes ses annotations et parchemins, il fît un déjeuner frugal, alors que le soleil se baissait déjà. Après une heure de méditation et de ferventes prières, il réunit ses hôtes et leur dit gravement :
Mes filles, à la vision de mes pauvres yeux, nos prières d'hier sont une suite de sérieux avertissements pour mon cœur. Cette nuit et aujourd'hui encore, j'ai entendu de doux appels qui m'interpellent et, sans en expliquer la juste raison, je suis rempli d'une douce sérénité dans l'hypothèse où mon départ pour le royaume des cieux ne tarderait pas...
Toutefois, quelque chose me dit que l'heure de votre départ n'a pas encore sonné et, considérant l'enseignement de notre Maître de bonté et de miséricorde sur les loups et les brebis, je dois vous protéger de tout danger. C'est pour cela que je vous demande de m'accompagner.
Disant cela, le respectable ancien se leva et se dirigea vers sa cabane, il déplaça les blocs de pierre d'une ouverture faite dans le mur, et s'exclama impérativement avec sa sereine simplicité :
Entrons.
Mais, mon oncle - réfléchit Anne avec un certain étonnement -, de telles précautions sont-elles nécessaires ?
Ma fille, ne discute jamais les conseils de ceux qui ont vieilli dans le travail et dans la souffrance. Aujourd'hui est un jour décisif et Jésus ne pourrait tromper mon cœur.
Oh ! Mais serait-il possible, alors, que le Maître nous prive de votre présence affectueuse et consolatrice ? — s'exclama la pauvre jeune fille en larmes, tandis que Livia les accompagnait émue tenant par la main sa fille effrayée.
Oui, pour nous - objecta Siméon serein avec courage, le regard tourné vers le bleu du ciel -, il ne doit exister qu'une seule volonté, qui est celle de Dieu. Les desseins du Seigneur s'accomplissent avec ses esclaves.
À cet instant, ils pénétraient tous les quatre dans une galerie qui, à quelques mètres de là, allait donner sur un modeste refuge taillé dans la pierre où le vieillard affirma sur un ton solennel :
Voilà plus de vingt ans que je n'ai ouvert ce souterrain à personne... Les souvenirs sacrés de ma femme ont fait que je l'ai fermé à jamais comme le tombeau de mes illusions les plus chères. Mais ce matin, je l'ai rouvert avec résolution, j'ai retiré les obstacles du passage et j'ai mis tout ce dont vous aurez besoin pour vous reposer, pensant à votre sécurité jusqu'à la nuit. Cet abri est caché dans les rochers qui, avec les oliviers, ornent notre coin de prières et bien que paraissant cloîtré l'intérieur reçoit l'air pur et frais de la vallée, tout comme notre propre maison.
Vous serez tranquilles ici. Quelque chose dit à mon cœur que nous traversons des heures décisives. J'ai apporté les aliments nécessaires à vous trois pendant l'après-midi, et si je ne reviens pas d'ici la nuit, vous savez déjà comment déplacer la porte en pierre qui donne accès à ma chambre. D'ici, vous entendrez le bruit des environs, ce qui vous permettra d'appréhender tous les dangers.
Personne d'autre ne connaît cet abri ? - demanda Anne, anxieuse.
Personne, excepté Dieu et mes enfants absents.
Livia, profondément émue, éleva alors la voix pour manifester ses sincères remerciements:
Siméon - dit-elle -, moi qui connais la trempe de l'ennemi, je sais que vos craintes sont justifiées. Jamais, je n'oublierai votre geste paternel qui me sauve de l'impitoyable et implacable bourreau.
Madame, ne me remerciez pas, car je ne suis rien. Remerciez Jésus de ses précieux desseins à l'heure arrière de nos épreuves...
Puis il retira une petite croix en bois brut des plis de sa pauvre tunique, l'a remis à la femme du sénateur et lui dit d'une voix sereine :
Seul Dieu sait la minute qui approche, et cette heure peut annoncer les derniers moments de notre vie sur terre. S'il en est ainsi, gardez cette croix en souvenir d'un humble serviteur... Elle traduit toute la gratitude de mon esprit sincère...
Comme Livia et Anne commençaient à pleurer à ces paroles émouvantes, il poursuivit sur un ton posé :
Ne pleurez pas puisque cette minute représente l'instant suprême ! Si Jésus nous convoque au labeur, les uns avant les autres, souvenons-nous qu'un jour, nous serons tous réunis dans la lumière chatoyantes de son royaume d'amour et de miséricorde où tous les affligés seront consolés...
Et, comme si son esprit était plongé dans la pleine contemplation d'autres sphères dont les clartés le remplissaient d'intuitions divinatoires, il continua en s'adressant à Livia avec émotion :
Ayons confiance en la providence divine ! Si mon témoignage intervient dans les heures à venir, je vous confie ma pauvre Anne comme je vous livrerais mon souvenir le plus cher !... Depuis que j'ai embrassé les leçons du Messie, tous les enfants de mon sang m'ont abandonné sans comprendre les intentions les plus sacrées de mon cœur... Anne, pourtant, malgré sa jeunesse, a compris avec moi le doux Crucifié de
Jérusalem !...
Quant à toi, Anne - dit-il en mettant sa main droite sur le front de sa nièce -, aime ta maîtresse comme si tu étais la plus humble de ses esclaves !
À cet instant, un grand bruit pénétra dans l'enceinte comme si un grondement incompréhensible venait des rochers, il ressemblait davantage aux sabots de plusieurs chevaux qui se seraient approchés.
L'ancien fit un geste d'adieu tandis que Livia et Anne s'agenouillaient devant lui qui se tenait austère et aimant ; toutes deux en larmes prirent ses mains ridées qu'elles couvrirent de baisers affectueux.
Puis rapidement, Siméon traversa la petite galerie, remettant les pierres dans le mur avec le plus grand soin.
Quelques minutes plus tard, il ouvrait les portes de son humble et généreuse chaumière à Sulpicius Tarquinius et à ses compagnons, comprenant finalement que les avertissements de Jésus, dans le silence de ses ferventes prières, n'avaient pas été en vain.
Le licteur lui adressa la parole sans la moindre amabilité, faisant son possible pour faire taire l'impression que lui causait la majestueuse apparence du vieil homme avec son regard noble et serein et sa longue barbe blanche.
Vieillard - s'exclama-t-il sévèrement -, je sais déjà, par l'intermédiaire de ceux qui te connaissent, que tu t'appelles Siméon et que tu héberges ici une noble dame de Capharnaum avec sa servante de confiance. Je viens de la part des plus hautes autorités pour parler en privé avec ces dames dans la plus grande discrétion possible...
Vous vous trompez, licteur - murmura Siméon avec humilité. - En fait, l'épouse du sénateur Lentulus est passée par ici, et les circonstances faisaient qu'elle était accompagnée de ma petite-nièce, me faisant ainsi l'honneur de se reposer dans cette maison pendant quelques heures.
Mais tu dois savoir où elles se trouvent à présent.
Je ne saurais le dire.
L'ignores-tu, par hasard ?
J'ai toujours su - répliqua l'ancien courageusement - qu'il vaut mieux ignorer tout ce qui pourrait porter préjudice à mes prochains.
Ça, c'est autre chose - rétorqua Sulpicius irrité, comme un menteur dont on aurait découvert les pensées les plus secrètes. - Tu veux dire alors que tu me caches l'endroit où se trouvent ces femmes par simple caprice de ta vieillesse caduque ?
Ce n'est pas cela. Sachant qu'au monde nous sommes tous frères, je sens qu'il est de mon devoir d'aider les plus faibles contre la perversité des plus forts.
Mais, je ne viens pas les voir pour leur faire du mal et j'attire ton attention sur ces insinuations insultantes qui méritent la punition de la justice.
Licteur - objecta Siméon avec une grande sérénité -, si vous pouvez duper les hommes, vous ne trompez pas Dieu avec vos sentiments inavouables et impurs. Je sais ce qui vous amène en ces lieux et je déplore votre impulsivité criminelle... Votre conscience est pleine de pensées délictueuses et impures, mais chaque instant qui passe est une occasion de rédemption que Dieu nous accorde dans son infinie bonté... Tournez le dos à la perfidie qui vous a amené et allez par d'autres chemins, car tout comme l'homme doit se sauver par le bien qu'il pratique, il peut aussi mourir par le feu dévastateur des passions qui le poussent aux crimes les plus odieux...
Vieil infâme... - s'exclama Sulpicius Tarquinius, rouge de colère tandis que les soldats observaient surpris le courage serein du valeureux vieillard de Samarie -, tes voisins m'ont bien dit que tu es le plus grand sorcier dans les parages !...
Maudit devin, comment oses-tu affronter de cette façon les mandataires de l'Empire quand une simple parole venant de moi peut t'anéantir ? De quel droit te moques-tu du pouvoir ?
Du droit des vérités de Dieu qui nous demande d'aimer notre prochain comme nous- mêmes... Si vous êtes les préposés d'un Empire qui n'a d'autre loi que celle de la violence impitoyable dans l'exécution de tous les crimes, je me sens subordonné à un pouvoir plus souverain que le vôtre, plein de miséricorde et de bonté ! Ce pouvoir et cet Empire sont de Dieu dont la justice miséricordieuse est au-dessus des hommes et des nations !...
Comprenant son courage et son énergie morale inébranlable, le licteur, bien que sous l'emprise de la haine, lui répondit d'un ton sournois :
Très bien, je ne suis pas venu ici pour connaître tes sorcelleries et ton fanatisme religieux. Une fois pour toutes : veux-tu ou non me donner des informations précises concernant tes hôtes ?
Je ne peux - répliqua Siméon courageusement -, je n'ai qu'une seule parole.
Alors, arrêtez-le ! - dit-il en s'adressant à ses auxiliaires, pâle de colère se voyant vaincu dans ce duel de paroles.
Le vieux chrétien de Samarie fut soumis aux premières humiliations des soldats, se rendant, néanmoins, sans la moindre résistance.
Aux premiers coups d'épée, Sulpicius s'exclama sarcastique :
Alors, où se trouvent les forces de ton Dieu qui ne te défend pas ? Son Empire est donc aussi précaire ? Pourquoi les pouvoirs célestes ne t'aident-ils pas en nous éliminant pour te sauver ?
Ces mots furent suivis de l'éclat de rire général des soldats qui l'accompagnaient et prenaient plaisir aux élans criminels de leur chef.
Mais Siméon était prêt au témoignage de sa foi ardente et sincère. Les mains liées, il put encore objecter avec sa sérénité habituelle :
Licteur, même si j'étais un homme puissant comme ton César, jamais je n'élèverais la voix pour ordonner la mort de qui que ce soit sur terre. Je suis de ceux qui nient le droit même de la dite légitime défense, car il est écrit dans la Loi « tu ne tueras point », et aucune clause autorise l'homme à éliminer son frère en telle ou telle circonstance... Toute notre défense en ce monde est en Dieu, car lui seul est le Créateur de toute vie et lui seul peut disposer de nos destinées.
Sulpicius était au summum de sa haine face à cet indomptable courage éclairé, il s'avança alors vers l'un des préposés et s'exclama fou de rage :
Mercius, occupe-toi de ce vieil imbécile de sorcier. Fais bien attention à lui et ne te laisse pas distraire. S'il tente de fuir, donne-lui un coup d'épée !
Le vénérable vieillard, conscient qu'il traversait ses heures suprêmes, dévisagea son agresseur avec une héroïque humilité.
Sulpicius et ses compagnons envahirent sa maison et sa cour d'où ils expulsèrent une vieille servante à coups d'injures et de pierres. Dans sa chambre, ils trouvèrent les annotations évangéliques, les parchemins jaunis et quelques petits objets qu'il gardait en souvenir de ses proches les plus chers.
Tout ce qui lui était le plus sacré fut apporté devant lui et fut brisé sans la moindre pitié. Devant ses yeux sereins et bons, ils déchirèrent des tuniques et des papyrus anciens entre des sarcasmes et des marques d'ironie révoltantes.
Une fois que ce pillage fut terminé, le licteur, les mains dans le dos réfléchissait à la meilleure manière de lui arracher la confession désirée sur l'endroit où se trouvaient ses victimes. Il arpenta ainsi pendant plus de deux heures les alentours puis revint dans la pièce où il l'interpella à nouveau.
Siméon - lui dit-il, avec intérêt -, satisfait mes désirs et je t'accorderai la liberté.
Pour ce prix, toute liberté me serait pénible. On doit préférer la mort plutôt que de transiger avec le mal -répondit le vieil homme avec le même courage.
De rage, Sulpicius Tarquinius grinça des dents et s'écria furieux :
Misérable ! Je saurai arracher ta confession.
Disant cela, il fixa l'énorme croix qui se dressait à quelques mètres de la porte et comme s'il avait choisi le meilleur instrument de martyre pour lui arracher la révélation désirée, il s'adressa aux soldats d'une voix sonore :
Attachez-le à la croix comme le Maître de ses sorcelleries.
Se souvenant des grands moments du Calvaire, l'ancien se laissa faire sans opposer la moindre difficulté, remerciant intimement Jésus de ses avertissements providentiels arrivés à temps pour sauver des mains de l'ennemi celles qu'il considérait comme ses très chères filles.
D'un geste les soldats l'attachèrent à la base de la lourde poutre sans que la victime ne démontre un seul geste de résistance.
Le crépuscule était proche et Siméon se souvint que des heures auparavant, le Seigneur avait souffert avec beaucoup plus d'intensité. Dans une fervente prière, il demanda au Père Céleste de lui donner le courage et la résignation nécessaires pour ce moment angoissant. Il se rappela ses enfants absents et supplia Jésus de les accueillir au sein de son infinie miséricorde. Alors qu'il était attaché à la croix par les bras, le tronc et par les jambes, il vit s'approcher certains de ses compagnons de prières quotidiennes qui venaient participer à la réunion du soir et qui furent immédiatement arrêtés par les soldats et par leur chef implacable.
Interrogés sur le vieillard qui se trouvait là, le torse à demi-nu prêt à subir les coups de fouet, tous, sans exception dirent ne pas le connaître.
Plus encore que les attaques impitoyables des Romains, une telle ingratitude affligea profondément son esprit sincère et généreux comme si une épine empoisonnée transperçait son cœur.
Cependant, il recouvrit immédiatement ses forces spirituelles et, les yeux tournés vers le ciel, il murmura tout bas dans une prière anxieuse et ardente :
Vous aussi, Seigneur, vous avez été abandonné !... Vous étiez l'Agneau de Dieu, innocent et pur, et vous avez souffert des douleurs les plus amères, vous avez éprouvé le fiel des trahisons les plus lamentables !... Ce ne sera donc pas votre serviteur, misérable pécheur que je suis, qui reniera les martyres purificateurs du témoignage !...
À cette heure, l'enceinte se trouvait déjà pleine de gens qui, conformément aux ordres de Sulpicius, devaient rester assis sur les bancs bruts disposés en demi-cercle, afin d'assister à la scène sauvage, à titre d'exemple pour ceux qui en viendraient à désobéir à la justice de l'Empire.
Sous les ordres de son chef, le premier soldat initia le châtiment. Mais alors que ses mains brandissaient pour la troisième fois les dures lanières en cuir dans cette exécrable torture, sans que le vieillard n'ait laissé échapper le plus léger gémissement, il s'arrêta brusquement et dit à Tarquinius à voix basse et sur un ton discret :
Seigneur licteur, en haut de la poutre, il y a une lumière qui paralyse mes forces.
Fou de colère, Sulpicius ordonna à un autre de le remplacer, mais la même chose se produisit avec chacun des bourreaux appelés à exécuter cette sinistre besogne.
Ce fut alors que désespéré pris d'une haine incompréhensible, Sulpicius s'empara du fouet, le brandissant lui-même sur le corps de la victime qui se tordait de souffrances effroyables.
Baigné de sueur et de sang, Siméon sentait ses vieux os se briser à chaque fois que le fouet claquait sur ses chairs affaiblies. Ses lèvres murmuraient d'ardentes prières, des appels à Jésus pour que ses tourments ne se prolongent pas à l'infini. Tous ceux qui étaient présents, malgré la terreur qui les avait poussés à la défection du vieux disciple de Jésus, regardaient en larmes ses abominables souffrances.
À un moment donné, presque évanoui, sa tête tomba prédisant la fin de toute résistance organique face au martyre.
Sulpicius Tarquinius arrêta alors pendant une minute son ignoble besogne et s'approchant du vieil homme, il lui dit à l'oreille avec anxiété :
Vas-tu avouer maintenant ?
Mais le vieux Samaritain, habitué aux luttes terrestres depuis plus de soixante-dix ans de souffrances, s'exclama, exténué d'une voix faible :
Le... chrétien... doit... mourir... avec Jésus... pour... le bien... et... pour la...
vérité...
Meurs alors misérable !... - s'écria Sulpicius d'une voix tonitruante ; et il prit son épée qu'il enfonça dans sa poitrine affaissée.
On vit le sang jaillir en jets rouges et abondants.
À cette heure, déjà vaincu par ce supplice, le vieillard Vit sans crainte l'acte suprême qui mettait fin à ses souffrances. Il eut la sensation qu'un instrument étrange ouvrait sa poitrine endolorie, suffoquée par une angoisse mortelle.
D'un seul coup, il aperçut deux mains blanches, translucides, qui semblaient caresser affectueusement ses cheveux blancs.
Il remarqua que le décor s'était transformé tandis qu'il avait légèrement fermé les yeux, à cet instant pénible.
Le ciel n'était plus le même, il n'avait plus devant lui des traîtres et des bourreaux. L'ambiance était saturée d'une douce lumière réconfortante tandis qu'à ses oreilles parvenaient les suaves échos d'une cavatine venue du ciel, entonnée peut-être par des artistes invisibles. Il pouvait entendre des cantiques épars, exalter les douleurs de tous les malheureux, de tous les affligés du monde, alors qu'il entrevoyait émerveillé le sourire accueillant d'entités lumineuses et belles.
Il lui semblait reconnaître le paysage qui l'accueillait. Il se sentait transporté dans les délicieux recoins de Capharnaum aux doux moments où il s'apprêtait à recevoir la bénédiction du Messie, jurant avoir été conduit par un processus mystérieux dans une Galilée aux fleurs plus abondantes et dans un plus beau firmament. Des oiseaux de lumière, comme des lyres ailées du paradis, chantaient dans les arbres touffus et denses qui devaient être ceux de l'éden céleste.
Il chercha à dominer ses émotions dans les clartés de cette terre promise qui, à ses yeux, devait être le pays enchanté du « Royaume du Seigneur ».
Pendant un instant, il se souvint de l'orbe terrestre, de ses derniers tourments et de ses douleurs. Une sensation de fatigue domina alors son esprit abattu, mais une voix, que ses oreilles reconnaîtraient parmi des milliers d'autres, parla doucement à son cœur :
Siméon, le temps du repos est venu !... Repose-toi maintenant de tes peines et de tes douleurs car tu es dans mon royaume où tu jouiras éternellement de la miséricorde infinie de Notre Père !...
Il lui sembla finalement que quelqu'un le prit contre sa poitrine avec le plus grand soin, plein d'affection.
Un doux baume endormit son esprit épuisé et amer. Le vieux serviteur de Jésus ferma alors ses yeux calmement caressé par une entité angélique qui posa légèrement ses mains translucides sur son cœur défaillant.
De retour au pénible spectacle, près de la maison du vieil homme de Samarie, une foule de gens assistait, morte de terreur, à la funeste scène.
Attaché au madrier, le cadavre du vieux Siméon répandait son sang par l'énorme blessure ouverte dans son cœur. Sa tête pendait en avant comme si elle demandait le repos de la terre généreuse, sa barbe vénérable était teintée de rouge, tâchée d'éclaboussures car, tout en sachant que le coup d'épée avait été le coup final à ce monstrueux drame, Sulpicius ne cessait de flageller le cadavre fixé sur la croix infamante du martyre.
On aurait dit que les forces déchaînées des ténèbres s'étaient complètement emparées de l'esprit du licteur qui, pris d'une furie épileptique intraduisible fouettait le cadavre sans pitié dans un torrent d'injures pour Impressionner la foule qui l'observait terrifiée.
Voyez - s'écriait-il furieusement -, voyez comment doivent mourir les Samaritains perfides et les sorciers meurtriers !... Vieux misérable !... Emporte en enfer ce souvenir de plus !...
Et le fouet claquait impitoyable sur la dépouille ravagée de la victime dont il ne restait plus maintenant que de la chair ensanglantée.
Cependant, à ce moment-là, soit en raison de la croix qui était peu enfoncée dans la terre et qui fut ébranlée par les mouvements réitérés et violents du supplice, ou par la punition des forces puissantes du monde invisible, on vit l'énorme poutre se renverser à la vitesse de la foudre.
En vain, le licteur tenta d'échapper à cette mort horrible. En l'espace d'une seconde, il comprit sa situation mais sa tentative de fuite fut inutile et il vit le haut de la croix s'abattre sur sa tête d'un seul coup le plaquant au sol avec une rapidité étonnante. Sulpicius Tarquinius n'eut pas le temps de pousser un gémissement. De la base de son crâne éclaté se répandait une masse encéphalique mêlée de sang.
Immédiatement, tout le monde accourut pour voir le corps du loup abattu, assassiné après le sacrifice de la brebis. Un des soldats examina longuement sa poitrine où son cœur battait encore dans ses dernières expressions d'automatisme.
La bouche du bourreau était ouverte, non plus pour crier des blasphèmes mais de sa gorge rougeâtre coulait une écume de salive et de sang, telle la bave répulsive et ignominieuse d'un monstre. Ses yeux étaient démesurément ouverts comme s'ils fixaient éternellement dans les spasmes de la terreur, une interminable phalange de fantômes ténébreux...
Impressionnés par cet accident imprévu où ils devinaient l'influence de la mystérieuse lumière qu'ils avaient entrevue au sommet de la croix, les soldats ignoraient quoi faire en de telles circonstances, également confondus dans la vague d'étonnement et de surprise générale.
Ce fut à cet instant qu'apparut à la porte la noble silhouette de Livia, le visage pâle, prise d'une amère perplexité.
Restées dans la caverne où elles s'étaient réfugiées dans de ferventes prières à implorer la miséricorde de Jésus à ces heures angoissantes, elles avalent pressenti le danger.
À leurs oreilles étaient parvenues les vagues rumeurs des discussions et le brouhaha du peuple lors des bruyantes altercations au moment de l'incident observé par tous ceux qui y assistaient comme un châtiment du Ciel.
Angoissées et inquiètes, considérant l'heure avancée, toutes deux décidèrent de sortir quelles que fussent les Conséquences d'une telle résolution.
Arrivées à la porte et observant le spectacle horrible du cadavre de Siméon presque réduit à un tas informe sous le poids de la croix, et voyant le corps de
Sulpicius étendu à quelques pas de là, la base du crâne fracassée, elles ressentirent naturellement une terreur indéfinissable.
Le paroxysme de l'émotion, néanmoins, ne dura que quelques minutes.
Tandis que la servante éclatait en sanglots, Livia, avec l'énergie qui caractérisait son esprit et la foi qui éclairait son cœur, comprit d'un regard ce qui s'était passé et, se disant que la situation exigeait la force d'une puissante volonté pour que l'équilibre général se rétablisse, elle dit à sa servante en lui confiant résolument sa fille :
- Anne, je te demande le plus grand courage en ce moment angoissant car la bonté de Jésus nous a préparées à supporter dignement cette nouvelle épreuve si amère et si douloureuse ! Garde Flavia avec toi, pendant que je vais faire en sorte de rétablir le calme !...
D'un pas rapide, elle avança à travers la foule qui s'apaisait à son passage.
Cette femme, d'une beauté noble et gracieuse, laissait transparaître dans son regard la flamme d'une profonde indignation pleine d'amertume. Son aspect sévère évoquait la présence d'un ange vengeur brusquement apparu parmi ces créatures ignorantes et humbles au moment opportun.
En s'approchant de la croix où gisaient les deux cadavres, en pleine confusion, elle implora Jésus le courage et la fermeté nécessaires pour dominer la nervosité et l'inquiétude de tous ceux qui l'entouraient. À cet instant précis, elle sentit qu'une force surhumaine s'empara de son âme. Pendant une minute, elle pensa à son mari, aux conventions sociales, au bruyant scandale de ces événements, mais le sacrifice et la mort glorieuse de Siméon étaient pour elle l'exemple le plus réconfortant et le plus sacré. Elle oublia tout pour se souvenir de Jésus qui planait au-dessus de toutes les choses transitoires de la terre comme le plus haut symbole de vérité et d'amour pour le bonheur éternel de toute vie.
Un des soldats, pris de vénération et connaissant bien le regard qui croisait le sien, s'approcha d'elle et s'exclama avec le plus grand respect :
Madame, laissez-moi nous présenter afin que vous puissiez nous diriger dans ce que vous jugerez nécessaire.
Soldats - dit-elle résolue -, vous n'avez pas besoin de décliner vos noms. Je remercie votre attitude spontanée qui aurait pu être quelques minutes plus tôt de l'inconscience criminelle ; je déplore, seulement, que six hommes alliés à cette foule aient permis l'accomplissement de cet acte d'infamie et de suprême lâcheté que la justice divine vient de punir devant vos yeux !...
Tous se turent comme par enchantement en entendant ces paroles énergiques.
La masse populaire a ces versatilités mystérieuses. Il suffit parfois d'un geste pour qu'elle s'enfonce dans les abîmes du crime et du désordre et d'une parole cinglante pour la faire revenir au silence et à l'équilibre nécessaires.
Livia comprit qu'elle avait la situation en main et s'adressant aux préposés de Sulpicius, elle dit courageusement :
Allons que le calme revienne, retirez ces cadavres.
Madame - avança l'un d'eux respectueusement -, nous nous sentons dans l'obligation d'envoyer un messager à Capharnaum pour avertir le seigneur gouverneur de ces faits.
Mais avec la même expression de sérénité sur le visage, elle répondit fermement :
Soldat, je ne permets à aucun de vous de se retirer tant que vous n'aurez pas enterré ces corps. Si votre gouverneur a un cœur insensible, je me sens à présent dans l'obligation de protéger la paix des âmes respectables. Je ne veux pas que se répète dans cette maison une nouvelle scène de lâcheté et d'infamie. Si l'autorité, dans ce pays, a atteint le domaine des cruautés les plus absurdes, je préfère l'assumer en rachetant une dette de cœur envers la dépouille de cet apôtre vénérable, assassiné avec la collaboration de votre inconscience criminelle.
Ne souhaitez-vous pas consulter les autorités de Sébaste à ce sujet ? - ajouta l'un d'eux timidement.
D'aucune façon - répondit-elle avec une audacieuse sérénité. - Quand le cerveau d'un gouvernement est empoisonné, le cœur de ses gouvernés souffre des mêmes maux. Nous attendrions en vain une quelconque disposition en faveur des plus humbles et des plus malheureux, car la Judée est sous la tyrannie d'un homme cruel et ténébreux. Aujourd'hui au moins, je veux affronter le pouvoir de la perversité, invoquant l'aide de la miséricorde infinie de Jésus.
En raison de son attitude posée et imperturbable, les soldats romains gardèrent le silence et, obéissant à ses ordres, ils déposèrent la dépouille inerte de Siméon sur la grande table rustique des prières quotidiennes.
Ce fut alors que ceux-là mêmes qui avaient renié le vieux maître de l'Évangile, s'approchèrent pieusement de son cadavre et baisèrent ses mains ridées avec tendresse. Repentis de leur lâcheté et de leur faiblesse, ils couvrirent de fleurs ses restes ensanglantés.
La nuit tombait, mais les clartés ténues du crépuscule dans le beau paysage de Samarie n'avaient pas encore complètement abandonné l'horizon.
Une force indéfinissable semblait soutenir l'Esprit de Livia, lui suggérant toutes les mesures nécessaires.
En peu de temps, grâce à l'effort herculéen de nombreux Samaritains, de lourdes pierres furent retirées des rochers qui protégeaient la caverne où s'étaient abritées les trois fugitives, tandis que sous les ordres de Livia, les six soldats creusèrent une sépulture en terre, loin de ce lieu, pour y déposer le corps de Sulpicius.
Les premières constellations brillaient déjà au firmament quand s'achevèrent ces tristes tâches improvisées.
À l'instant où fut transportée la dépouille du vieillard que Livia enveloppa personnellement d'un suaire de lin blanc, elle pria suppliant le Seigneur de recevoir au sein de son royaume de lumière et de vérité l'âme généreuse de son apôtre valeureux.
Elle s'agenouilla comme une figure angélique près de cet humble banc en bois brut où tant de fois le serviteur de Jésus s'était assis parmi les oliviers touffus qu'il choyait. Tous ceux qui étaient présents et les soldats eux-mêmes qui se sentaient saisis d'une mystérieuse appréhension, se prosternèrent agenouillés, accompagnant son hommage, tandis qu'à la clarté de quelques torches, soufflaient les brises légères et parfumées des nuits belles et étoilées de la Samarie d'il y a deux mille ans...
Mes frères - commença-t-elle émue, assumant pour la première fois la direction d'une assemblée de croyants -, élevons à Jésus notre cœur et notre pensée !...
Une sensation plus forte semblait bouleverser sa voix, inondant ses yeux de larmes douloureuses...
Mais comme si des forces invisibles et puissantes lui redonnaient courage, elle poursuivit sereinement:
Jésus, doux et divin Maître, c'est aujourd'hui en ce jour glorieux qu'est parti pour le ciel un valeureux apôtre de ton royaume... Il fut ici sur terre, Seigneur, notre protection, notre soutien et notre espoir!...
Dans sa foi, nous trouvons la force nécessaire et ce fut en son cœur compatissant que nous avons puisé la précieuse consolation !... Mais tu as jugé opportun que Siméon aille reposer en ton giron aimant et compatissant! Comme toi, il a souffert des tourments de la croix, révélant la même confiance en la providence divine dans les pénibles sacrifices de son amer témoignage... Reçois-le, Seigneur, dans ton royaume de paix et de miséricorde ! Siméon est devenu bienheureux par ses douleurs, par sa bravoure morale, par ses angoissantes afflictions supportées avec le courage et la foi que tu nous as enseignés... Soutiens-le dans les clartés du paradis de ton amour inépuisable, et que nous, réfugiés dans la nostalgie et dans l'amertume, apprenions la leçon lumineuse de ton valeureux apôtre de Samarie !... Si un jour tu nous juges aussi, dignes du même sacrifice, fortifie-nous d'énergie pour que nous prouvions au monde l'excellence de tes enseignements, en nous aidant à mourir avec vaillance pour ta paix et pour ta vérité comme ton missionnaire affectueux à qui nous rendons, à cette heure, l'hommage de notre amour et de notre reconnaissance...
À cet instant, elle marqua une courte pause à son oraison, puis, elle poursuivit :
Jésus, à toi qui es surtout venu en ce monde pour les désespérés du salut, soutenant les plus malades et les plus malheureux, nous t'adressons également notre supplique pour le scélérat qui n'hésita pas à piétiner tes lois de fraternité et d'amour en martyrisant un innocent et qui fut ravi par la mort pour être jugé par ta justice. Nous voulons oublier son infamie, comme tu as pardonné à tes bourreaux du haut de la croix infamante du martyre... Aide-nous, Seigneur, pour que nous comprenions et pratiquions tes enseignements !...
Puis, émue, Livia se leva et découvrit le cadavre de l'apôtre, elle lui baisa les mains pour la dernière fois et s'exclama pleine de larmes affectueuses :
Adieu, mon maître, mon protecteur et mon ami... Que Jésus reçoive ton esprit illuminé et juste en son royaume de lumière immortelle, et que ma pauvre âme sache tirer profit en ce monde de ta leçon de foi et d'héroïsme valeureux !...
Le corps inerte de Siméon, qui reposait dans un cercueil improvisé, fut conduit à sa dernière demeure. De nombreuses torches avaient été allumées pour le triste et pénible office.
Et pendant que le cadavre du licteur Sulpicius descendait dans la terre humide, sans autre soutien que celui de ses préposés, le noble vieillard allait reposer en paix devant son temple et son nid, entre les brises caressantes de la vallée, à l'ombre fraîche des oliviers qui lui étaient si chers !...
Ensuite, Livia renvoya les soldats du gouverneur et protégée par des hommes valeureux et dévoués, elle passa le reste de la nuit en compagnie d'Anne et de sa petite fille plongée dans de profondes méditations et de pénibles appréhensions.
Au lever du jour, accompagnées par un voisin de
Siméon, elles quittèrent définitivement la vallée de Sichem pour retourner à Capharnaum, emportant dans leur cœur les nombreuses leçons de toute une vie.
Sachant que les représailles des autorités administratives ne se feraient pas attendre, elles passèrent par des routes différentes qui étaient de précieux raccourcis, sans s'arrêter à Naïm pour changer d'animaux.
Après plusieurs heures successives de marche forcée, elles atteignirent la demeure tranquille où elles allaient pouvoir se remettre des coups endurés.
Livia rémunéra généreusement son dévoué compagnon de voyage, puis se retira dans ses appartements où elle fixa sur une base précieuse la petite croix en bois que l'apôtre lui avait donnée quelques heures avant son cruel martyre.
Quelques jours passèrent après ces funestes incidents.
Ponce Pilate fut informé en détail de tout ce qui s'était passé et hurla d'une haine sauvage. Se disant qu'il affrontait de puissants ennemis en Publius Lentulus et en son épouse, il chercha de son côté à actionner les mécanismes de sinistres représailles. Il partit immédiatement pour son palais de Samarie où il fit en sorte que tous les habitants de la région paient très cher le décès du licteur en les humiliant au travers de mesures avilissantes et vexatoires. D'infâmes assassinats furent pratiqués parmi les populations pacifiques de la vallée ; sa mentalité vindicative et ténébreuse propagea une suite de crimes et de cruautés jusqu'à Sébaste, touchant même d'autres localités plus avancées.
À Capharnaûm, pendant ce temps, on attendait l'arrivée d'un homme.
Au bout de quelques jours, le sénateur revenait effectivement de son voyage à travers la Palestine. Après son retour, Livia l'informa de tout ce qui s'était produit pendant son absence. Publius Lentulus écouta son rapport en silence. Au fur et à mesure qu'il prenait connaissance des faits, il se sentait intimement saisi d'indignation et de révolte contre l'administrateur de Judée, non seulement pour son incorrection politique, mais aussi pour l'extrême antipathie personnelle que sa personne lui inspirait. Face à cela, comme s'il jugeait devoir poursuivre le plus cruel des ennemis, il résolut de ne pas hésiter à lui faire un sévère procès.
On pourrait, peut-être, penser que le cœur de l'orgueilleux Romain serait sensible aux agissements de son épouse et modifierait ses sentiments à son égard puisqu'il possédait des preuves évidentes de déloyauté et de parjure au sein de son foyer et de sa famille, mais Publius Lentulus était humain et, dans cette condition précaire et misérable, il n'était que le fruit de son temps, de son éducation et de son milieu.
En entendant les derniers mots de son épouse prononcés sur un ton ému comme si elle demandait de l'aide et réclamait le droit à son affection, il répliqua austèrement :
- Livia, je me réjouis de ton attitude et je prie les dieux pour ton édification. Tes actes symbolisent pour moi la réalité de ta régénération après ta chute fracassante vue de mes propres yeux. Tu sais bien que pour moi l'épouse ne doit plus exister ; néanmoins, je loue la mère de mes enfants et je me sens réconforté car si tu ne t'es pas éveillée à temps pour être heureuse, tu t'es quand même éveillée à la possibilité de vivre...
Ta répulsion tardive pour cet homme cruel m'autorise à croire en ton dévouement maternel et cela suffit !...
Ces mots, prononcés sur un ton supérieur et sec démontrèrent à Livia que leur séparation affective restait irrémédiablement la même.
Ébranlée par les émotions de son martyre moral, elle se retira dans sa chambre où elle se prosterna devant la croix de Siméon, l'âme découragée, bouleversée. Prise d'angoisses, elle resta ainsi à méditer sur sa triste situation, mais à un moment donné, elle vit que l'humble souvenir de l'apôtre de Samarie irradiait une douce lumière resplendissante, alors qu'une voix caressante et suave lui murmurait à l'oreille :
- Ma fille, n'attends pas sur terre le bonheur que le monde ne peut te donner ! Ici, tous les bonheurs sont comme des brouillards fuyants, dissous par la chaleur des passions ou dissipés par le souffle dévastateur des désillusions les plus sinistres !... Néanmoins, attends le royaume de la miséricorde divine car dans ses demeures il y a suffisamment de lumière pour que fleurissent les espoirs les plus sanctifiés de ton cœur maternel !... Par conséquent, n'attends rien de plus de la terre que la couronne d'épines du sacrifice...
L'épouse du sénateur ne fut pas surprise par ce phénomène. Connaissant d'ouï-dire la résurrection du Seigneur, elle avait la profonde conviction qu'il s'agissait de l'âme rachetée de Siméon qui, selon elle, revenait de la lumière du royaume de Dieu pour consoler son cœur.
Des semaines durant, Publius Lentulus reçut la visite de nombreux Samaritains qui venaient solliciter des mesures énergiques contre les malversations de Ponce Pilate qui était resté dans son palais de Samarie, où il résidait rarement, à commander l'assassinat ou la mise en esclavage d'un grand nombre, en signe de représailles pour la mort de celui qu'il considérait comme son meilleur courtisan.
Au bout d'un certain temps, Coménius revint de son voyage à Rome avec un enseignant compétent pour la petite Flavia. En plus de ce notable précepteur que lui envoyait l'obligeante sollicitude de Flaminius Sévérus, étaient aussi arrivées des nouvelles fraîches que le sénateur considéra comme réconfortantes. En vertu de sa sollicitation, les hautes autorités de l'Empire avaient décidé du retour du préteur Salvius Lentulus avec sa famille au siège du gouvernement impérial. Son ami lui demandait personnellement de lui envoyer des éléments probants quant à l'administration de Pilate en Judée afin que le Sénat puisse plaider sa mutation.
En de telles circonstances, quelque temps plus tard, Coménius retourna à Rome avec un volumineux procès à remettre à Flaminius qui relatait toutes les cruautés pratiquées par Pilate parmi les Samaritains. En raison des distances, le procès traina longtemps dans les cabinets administratifs, jusqu'à ce qu'en l'an 35, le procurateur de Judée fût appelé à Rome où il fut destitué de toutes les fonctions qu'il exerçait au sein du gouvernement impérial et fut banni à Vienne, en Gaules, où il se suicida trois ans plus tard, accablé de remords, de privations et d'amertume.
Publius Lentulus plein d'espoirs paternels vivait toujours dans la même demeure en Galilée et se consacrait presque exclusivement à ses études, à ses procès administratifs et à l'éducation de sa fille qui avait très tôt manifesté des penchants littéraires ainsi que d'appréciables dons d'intelligence.
Livia conserva Anne sous sa tutelle et toutes deux continuèrent à prier près de la croix que Siméon leur avait donnée à l'instant extrême, suppliant Jésus la force nécessaire pour les pénibles luttes de la vie.
En vain, la famille Lentulus espérait que le destin leur rapporta le sourire charmant du petit Marcus et, tandis que le sénateur et sa fille se préparaient pour le monde, aux côtés de Livia et d'Anne qui avaient leurs espoirs tournés vers le ciel, plus de dix ans passèrent sur la pénible sérénité de la villa de Capharnaùm, plus de dix années lentes, silencieuses et tristes.