DEUXIEME PARTIE

I

LA MORT DE FLAMINIUS

L'année 46 s'écoulait calmement.

À Capharnaum, nos personnages étaient toujours plongés dans une sérénité relative.

À Rome, les autorités administratives n'étaient plus les mêmes. Toutefois, soutenu par le prestige de son nom et les influences politiques considérables de Flaminius Sévérus au Sénat, Publius Lentulus demeurait commissionné en Palestine où il jouissait de tous les droits et privilèges politiques au sein de l'administration provinciale.

Malgré son immense désir de retourner au siège du gouvernement impérial, le sénateur était toujours là, attendant l'occasion de retrouver son fils que le temps retenait plongé dans des ombres mystérieuses. Ces dernières années, il avait complètement perdu l'espoir d'atteindre son vœu car il considérait qu'à cette heure Marcus Lentulus devait être dans la première phase de sa jeunesse et serait méconnaissable à ses yeux de père.

Parfois, l'orgueilleux patricien se disait qu'il n'était plus en vie ; que les forces perverses et criminelles, qui l'avaient ravi à son foyer craignant une punition inexorable, avaient certainement exterminé le gracieux garçon achevé par la faux de la mort. Et pourtant, au plus profond de son âme, palpitait l'intuition que Marcus était encore vivant, raison pour laquelle entre les indécisions et les alternatives de tous les jours, il avait résolu avant tout d'écouter la voix du devoir paternel et avait fait appel à tous les recours à sa portée pour le retrouver en restant indéfiniment dans ces lieux, contrairement à ses projets les plus déterminés et les plus sincères.

À cette époque, même si treize années s'étaient écoulées depuis les pénibles événements de l'an 33, les traits de son visage n'avaient que légèrement changé. Ses cheveux avaient encore leur couleur naturelle et seules quelques rides, presque imperceptibles, accentuaient à présent ses joues d'une profonde austérité. Une sereine tristesse planait constamment dans son regard, le poussant presque à s'isoler de la vie ordinaire pour ne se plonger que dans l'océan de ses papiers et de ses études avec pour unique préoccupation de la plus grande importance, l'éducation de sa fille qu'il cherchait à doter des qualités intellectuelles et sentimentales les plus élevées. Sa vie au foyer était restée la même, même si son cœur à de nombreuses reprises lui avait demandé de renouer avec les liens conjugaux, tenant compte des treize années de séparation intime dans la plus grande résignation de la part de Livia à toutes les distractions quelles qu'elles soient si ce n'étaient celles de la vie domestique et de sa croyance fervente et sincère. À seul avec ses méditations, Publius Lentulus laissait divaguer sa pensée dans les souvenirs les plus doux et les plus lointains et dans ces heures d'introspection, il entendait la voix de sa conscience qui montait de son cœur à son cerveau comme un appel à sa raison inflexible, essayant de détruire ses préjugés, mais l'orgueil avec sa rigidité inébranlable l'emportait toujours. Quelque chose lui disait au fond que sa femme était exempte de toutes souillures, mais immédiatement, sa vanité partiale lui rappelait la scène inoubliable de son épouse au moment où elle quittait le cabinet privé de Pilate vêtue d'un déguisement, et sombre il entendait encore les paroles sarcastiques de Fulvia Procula avec ses calomnies étranges et nuisibles...

Livia, quant à elle, s'était isolée enveloppée dans un voile de triste résignation comme si elle attendait des mesures providentielles qui n'interviennent jamais aux heures perturbées d'une existence humaine. Son mari la conservait auprès de sa fille dans le seul but d'assurer une présence maternelle, il ne lui permettait pas, néanmoins, d'interférer dans ses projets et ses travaux éducatifs.

Pour Lidia, ce coup dur fut la plus grande souffrance de toute sa vie. Même la calomnie ne lui avait pas fait aussi mal ; mais être considérée comme dispensable auprès de la fille de son cœur, était à ses yeux la plus douloureuse humiliation de son existence. C'était pour cette raison qu'elle se réfugiait chaque fois davantage dans sa foi, cherchant à enrichir son âme souffrante dans les lumières de sa croyance fervente et sincère.

Loin d'avoir conservé ses forces comme c'était le cas de son mari, son visage témoignait des agressions du temps avec son lourd fardeau de souffrances et d'amertumes. Sur son front que les douleurs avaient sanctifié, apparaissaient déjà quelques cheveux argentés, alors que ses yeux profonds étaient touchés d'un éclat mystérieux comme si leur propre lueur s'était intensifiée à force de se fixer dans l'infini des cieux. Ses traits, bien qu'annonçant une vieillesse prématurée, révélaient encore sa beauté originelle, maintenant transformée en une expression indéfinissable et noble d'affliction et de vertu. Lorsqu'elle se vit isolée de ses affections les plus chères dans l'ambiance familiale, détournée du contact spirituel avec sa fille, ce qui affligeait encore davantage son cœur amer, elle ne fit qu'une seule demande à son époux, celle de lui permettre de continuer ses pratiques chrétiennes, en compagnie d'Anne pour qui elle avait tant d'affection et dont l'esprit était rempli de dévouement au point de renoncer aux opportunités qui lui étaient offertes de constituer une famille. En ce sens, le sénateur lui accorda une large liberté de culte, allant même jusqu'à lui offrir les recours financiers dont elle avait besoin pour s'occuper des nombreux ouvriers de la doctrine qui venaient discrètement la voir et se soutenir à ses moyens matériels pour prendre des initiatives rénovatrices.

Quant à Flavia Lentulia sortie de son enfance malade et timide, dans la splendeur de ses vingt deux ans, exhibait les fruits de l'éducation que son père lui avait donnée avec la forte expression personnelle de son caractère et de sa formation spirituelle.

Par la grâce charmante de sa beauté, la fille du sénateur ressemblait à Livia, et à Publius Lentulus dans son cœur. Flavia fut instruite par des professeurs éminents qui se succédèrent au fil des années qui passèrent et qui furent choisis par les Sévérus qui ne négligèrent jamais leurs amis lointains. Elle connaissait parfaitement la langue de sa patrie, maîtrisait le grec avec la même facilité et grâce à son contact permanent avec l'univers intellectuel de son père elle connaissait les auteurs les plus célèbres.

L'éducation intellectuelle d'une jeune Romaine, à cette époque, était sans aucun doute secondaire et non sans failles. Les spectacles exaltés des amphithéâtres ainsi que l'absence d'occupation sérieuse pour les femmes en ces temps, en raison de l'incessante multiplication des esclaves à bas prix, nuisaient sensiblement à la culture de la femme romaine. À l'apogée de l'Empire, l'esprit féminin frôlait le scandale dans la dépravation morale et dans la vie altérée.

Mais le sénateur au fond avait conservé ses vieux principes. Il ne perdait pas de vue les vertus héroïques et sublimes des matrones inoubliables des traditions familiales, et ce fut pour cela que fuyant son époque, il voulut former sa fille à la vie sociale avec la meilleure culture possible, bien que remplissant également son cœur d'orgueil et de vanité de tous les préjugés de son temps.

La jeune fille aimait sa mère avec une extrême tendresse, mais conformément aux ordres de son père qui la gardait sans cesse auprès de lui dans ses cabinets d'étude ou lors de ses petits voyages habituels, elle ne cachait pas sa prédilection pour l'esprit paternel dont elle présumait avoir hérité des qualités les plus brillantes et les plus nobles, sans réussir à comprendre la douce humilité et la résignation héroïque de sa mère si digne et si malheureuse.

Le sénateur avait cherché à développer ses tendances littéraires en lui offrant la possibilité d'acquérir les meilleurs ouvrages intellectuels. Il admirait sa facilité d'expression, principalement dans l'art poétique si exalté à cette époque.

Le temps passait avec un calme relatif pour tous ces cœurs.

De temps à autre, on parlait de la possibilité de retourner à Rome, un projet dont la réalisation était toujours différée dans l'espoir de retrouver l'enfant disparu.

Un beau jour du mois de mars alors que les arbres touffus se couvraient de fleurs, un messager venu de Rome arriva en hâte chez le sénateur.

II s'agissait d'un émissaire de Flaminius Sévérus qui dans une longue lettre informait son ami de son état de santé précaire et ajoutait qu'il désirait l'étreindre avant de mourir. Ce document confidentiel était plein d'émouvants appels qui suscitaient à l'esprit de Publius la plus grande pondération. Mais la lecture d'une lettre signée par Calpurnia, venue séparément, fut décisive. Dans celle-ci, la vénérable femme l'informait de la santé de son époux, qui à son avis était très précaire, et soulignait les tristes déboires et les angoissantes inquiétudes que tous deux vivaient concernant leurs garçons qui, dans la force de la jeunesse, s'adonnaient aux plus grandes dissipations, suivant le courant des extravagances sociales de leur époque. Elle achevait sa lettre émouvante en demandant à leur ami de revenir et de les aider en cette heure, de sorte que leur amitié et leur bienveillance paternelle soient une force modératrice auprès de Pline et d'Agrippa qui étaient déjà des hommes mais se laissaient emporter dans le tourbillon des plaisirs les plus néfastes.

Publius Lentulus n'hésita pas un instant.

Il montra à sa fille les documents reçus et, après en avoir examiné ensemble leur contenu, il informa Livia de son intention de retourner à Rome à la première occasion.

La noble femme se souvint alors combien sa vie serait différente dans la grande cité des Césars avec les idées qui étaient les siennes à présent. Elle demanda alors à Jésus que le courage nécessaire ne lui manque pas pour vaincre toutes les luttes qu'elle aurait à supporter dans la société romaine pour conserver sa foi intègre.

C'est ainsi que leur départ pour Rome ne tarda pas. Le même émissaire rapporta les instructions du sénateur à ses amis de la capitale de l'Empire et peu de temps après, une galère les attendait en Césarée, reconduisant la famille Lentulus à Rome après un séjour de quinze années en Palestine.

Il est inutile de mentionner ici les petits incidents de parcours, telle était la banalité des voyages à cette époque avec leur monotonie, les longues attentes et le pénible spectacle des esclaves martyrisés.

Mais à la veille de leur arrivée, le sénateur fit appeler sa fille et sa femme pour leur adresser la parole sur un ton discret :

- Avant d'accoster, je dois vous expliquer ma résolution concernant notre pauvre Marcus.

Depuis plusieurs années, je garde le plus grand silence à ce sujet envers ceux qui me sont chers à Rome et je ne désire pas être considéré comme un mauvais père dans notre environnement social. Seule une circonstance, comme celle qui nous impose ce voyage, m'amène à revenir, car rien ne justifie qu'un père abandonne son fils dans de tels parages, même torturé par l'incertitude de la continuité de son existence.

J'ai donc décidé de répondre à ceux qui me le demanderaient que mon fils est mort il y a plus de dix ans, comme en fait cela devrait être pour nous autres, d'autant que nous serions bien incapables de le reconnaître dans l'hypothèse de sa réapparition.

Si nos peines se savaient, les imposteurs désirant flouer notre bonne foi ne manqueraient pas pour explorer nos sentiments familiaux.

Toutes deux approuvèrent cette décision qui leur semblait la plus juste et, quelques minutes plus tard, le port d'Ostie était en vue, maintenant joliment restauré par le zèle de l'Empereur Claudius qui avait fait exécuter des travaux intéressants et monumentaux.

En cette heure, dans de telles circonstances, la famille de Publius ne pouvait manifester de véritable joie.

Leur départ quinze ans auparavant, avait été un cantique d'espoirs rempli des douces expectatives de l'avenir, mais leur retour était plein du silence amer des plus pénibles réalités.

En plus du désenchantement de leur vie conjugale, Publius et Livia ne voyaient pas, parmi les amis qui les attendaient, les silhouettes de Flaminius et Calpurnia, qu'ils considéraient comme des êtres bien-aimés.

Néanmoins, alors que le bateau venait à peine de jeter l'ancre, deux jeunes gens sympathiques et forts, aux gestes désinvoltes dans leurs toges irréprochables, se dirigèrent promptement vers eux sur de confortables Canots. Des jeunes hommes que le sénateur et son épouse reconnurent immédiatement avec une accolade affectueuse et émouvante.

Il s'agissait de Pline et de son frère qui, envoyés par leurs parents, venaient recevoir les chers absents.

Présentés à Flavia, tous deux eurent un mouvement instinctif d'admiration, se rappelant le jour du départ, lorsqu'ils l'avaient installée dans sa cabine entre ses gémissements et ses grimaces d'enfant malade.

La jeune fille aussi fut impressionnée par l'expression des deux garçons dont elle avait gardé de vagues réminiscences parmi les souvenirs de sa lointaine enfance. Le cadet surtout qui venait d'avoir vingt-six ans, Pline Sévérus, l'avait particulièrement impressionnée avec son allure élégante et distinguée qui idéalisait le héros de son imagination féminine.

Il était aussi évident que le jeune homme n'était pas resté indifférent et avait éprouvé les mêmes émotions, car une fois qu'ils eurent échangé les premières impressions sur le voyage et évoqué la santé de Flaminius Sévérus, considérée par ses fils comme extrêmement grave, Pline offrit le bras à la jeune fille, tandis qu'Agrippa lui fit remarquer légèrement jaloux

Et bien, Pline, Flavia peut se choquer de ton intimité excessive !...

Voyons, Agrippa ! - fit-il avec un sourire franc -, tu semblés bien affecté par le formalisme de la vie publique. Flavia ne peut s'offusquer de nos coutumes en tant que patricienne de naissance, de plus, je ne suis pas né pour les activités de l'État qui sont tellement à ton goût !...

À ces mots prononcés avec une visible bonne humeur, Publius Lentulus ajouta réconforté par cette ambiante qu'il affectionnait :

Allons, mes enfants !

Et donnant le bras à son épouse pou;: jouer la comédie de son bonheur conjugal dans la vie quotidienne de la grande cité, suivi de Pline qui tenait la jeune fille à son bras fort et conquérant en affaires de cœur, ils débarquèrent avec Agrippa, afin de se reposer un peu, avant de partir directement pour Rome où avec le plus grand soin et beaucoup d'application, toutes les providences avaient été prises par les frères Sévérus.

Livia n'avait pas oublié Anne et pourvut à son confort auprès des autres serviteurs, tout le long du parcours qui les séparait de leur résidence.

En route vers la ville, le sénateur se dit finalement qu'il allait revoir cet ami qui lui était si cher. Depuis de longues années, il caressait l'idée de lui confesser de vive voix toutes les contrariétés de sa vie conjugale, lui exposer avec franchise et sincérité ses préoccupations concernant les faits qui le séparaient de son épouse dans l'intimité de son foyer. Il avait soif de ses paroles amicales et de ses explications réconfortantes car il sentait qu'il aimait sa femme par-dessus tout, malgré tous les déboires éprouvés. Ne croyant pas sincèrement à sa chute, seul son orgueil d'homme l'éloignait d'une réconciliation qui chaque jour devenait plus impérieuse et plus nécessaire.

Bientôt, ils se trouvèrent devant l'ancienne résidence Joliment décorée pour les recevoir. De nombreux employés s'afféraient, tandis que les arrivants faisaient la reconnaissance des lieux les plus intimes et les plus familiers.

Cela faisait quinze ans que le palais de l'Aventin attendait ses propriétaires, gardé par les bons soins de ses esclaves dignes et dévoués.

Rapidement un repas frugal leur fut servi dans le triclinium pendant que les frères Sévérus qui participaient à ce léger repas, attendaient leurs amis, afin de partir tous ensemble vers la résidence de Flaminius où le malade les attendait anxieusement.

À un moment donné, comme s'il leur faisait part d'une nouvelle intéressante et agréable, Pline s'exclama, en s'adressant au sénateur :

Il y a bien longtemps, nous avons fait la connaissance de votre oncle Salvius Lentulus et de sa famille qui habitent près du Forum.

Mon oncle ? - demanda Publius, troublé, comme si le souvenir de Fulvia faisait revivre en lui une foule de fantômes. Mais en même temps, il fit son possible pour atténuer ses propres peines et ajouta avec une feinte sérénité :

Ah ! C'est vrai ! Cela fait plus de douze ans qu'il est revenu de Palestine...

Et comme pour se venger de l'attitude de son frère lors de leur débarquement, à cet instant, Agrippa intervint et s'exclama intentionnellement :

Et d'ailleurs Pline parait enclin à épouser sa fille, Aurélia, avec qui il entretient d'excellentes relations affectives depuis longtemps déjà.

En entendant ces mots, Flavia Lentulus regarda l'interpellé, comme si entre son cœur et le fils de Flaminius il y avait déjà les liens les plus forts d'engagements sentimentaux régis par les lois mystérieuses des affinités spirituelles.

Pendant que ce duel d'émotions avait lieu, Pline regarda son frère presque haineusement, laissant entrevoir toute l'impulsivité de son esprit, il répondit avec emphase, comme pour se défendre d'une accusation injustifiable devant la femme qui avait sa préférence :

Cette fois encore, Agrippa, tu te trompes. Mes relations avec Aurélia n'ont pas d'autre fondement que celui d'une amitié pure réciproque, d'autant que je considère très lointaine toute possibilité de mariage dans la phase actuelle de ma vie.

Agrippa esquissa un sourire malicieux, tandis que le sénateur qui comprit la situation, calma les esprits en s'exclamant avec bonté :

Très bien, mes enfants, nous parlerons plus tard de mon oncle. Je suis impatient d'étreindre notre cher malade et nous n'avons pas de temps à perdre.

Quelques minutes plus tard, un groupe de litières se dirigeait vers la noble résidence des Sévérus, où Flaminius attendait son ami anxieusement.

Son visage n'accusait plus cette mobilité ancienne et la saisissante expression d'énergie qui le caractérisait, mais en compensation un grand calme irradiait de ses yeux qui touchaient tous ceux qui lui rendaient visite dans ses derniers jours d'épreuves sur terre. Il avait les traits d'un combattant accablé et abattu, épuisé de combattre les forces mystérieuses de la mort. Les médecins n'avaient pas le moindre espoir de guérison vu son profond déséquilibre physique, allié à une très forte altération de son système cardiaque. Les moindres émotions dénonçaient la fragilité de son état, suscitant les plus grandes appréhensions chez sa famille.

De temps en temps, ses yeux calmes et tranquilles se fixaient longuement sur la porte d'entrée comme s'ils attendaient quelqu'un avec le plus grand intérêt, jusqu'à ce que des rumeurs plus fortes, venues du vestibule, annoncent à son cœur qu'une absence de quinze années consécutives allait cesser entre lui et ses amis toujours présents dans ses souvenirs.

Egalement très abattue, en larmes, Calpurnia embrassa Livia et Publius, elle pressa Flavia contre son cœur comme si elle accueillait sa fille.

Encore dans le vestibule, ils échangèrent des impressions et parlèrent de leur grande nostalgie et de leurs nombreuses préoccupations, jusqu'à ce que Publius décide de laisser les deux amies exprimer franchement leur affection et se dirige avec Agrippa dans l'une des pièces près du tablinum où il put embrasser son grand ami, des larmes de joie dans les yeux.

Flaminius Sévérus était extrêmement maigre et ses paroles étaient parfois entrecoupées par une impressionnante dyspnée qui laissait percevoir qu'il lui restait très peu de temps à vivre.

Sachant combien son père était heureux de se trouver en compagnie de son loyal ami, Agrippa se retira de la vaste pièce où les ombres du crépuscule commençaient à pénétrer capricieusement, comme elles le font dans le silence sacré des nefs religieuses.

Publius Lentulus fut surpris de trouver son vieux compagnon dans un tel état. Il ne pensait pas le revoir aussi affaibli. À présent, il était sûr que c'était à lui que revenait la tâche de l'aider avec ses conseils pour soutenir ses forces physiques et morales de la chaleur de ses exhortations bienveillantes.

Une fois seuls, il dévisagea son ami et mentor comme s'il observait un enfant malade.

Flaminius, à son tour, posa ses yeux larmoyants dans ceux de Publius face à face et prit ses mains dans les siennes, lui laissant comprendre qu'il recevait à cet instant un fils bien- aimé.

Dans un geste doux et délicat, il chercha à s'asseoir plus commodément et se soutenant à l'épaule de Lentulus, il murmura ému à son oreille :

Publius, celui qui te reçoit aujourd'hui n'est plus le compagnon énergique et résolu d'antan. Je sens que je n'attendais plus que ta visite pour pouvoir tranquillement livrer mon âme aux dieux, estimant avoir déjà accompli la mission qui m'incombait sur terre en toute conscience et en toute honnêteté.

Voilà plus d'un an que je sens venir l'instant irrémédiable et fatal qui, maintenant que mon désir ardent est satisfait, doit arriver à la vitesse de l'éclair. Je ne voulais pas partir sans t'avoir serré dans mes bras et sans te faire mes dernières confidences sur mon lit de mort...

Mais, Flaminius - lui répondit son ami avec une douloureuse sérénité -, tout me laisse croire que tu iras bientôt beaucoup mieux et nous attendons tous la bénédiction des dieux, afin de pouvoir compter sur ton indispensable compagnie pendant longtemps encore, parmi nous.

Non, mon bon ami, ne te fais pas d'illusions avec de telles hypothèses et de telles pensées. Notre âme ne se trompe jamais lorsque les ombres de la sépulture s'avoisinent... Je ne tarderai pas à pénétrer le mystère de la grande nuit, mais je crois fermement que les dieux me salueront à la lumière de leurs aurores !...

Et tout en laissant son regard profond et serein se promener à travers la pièce comme si les murs en marbre se dilataient à l'infini, Flaminius Sévérus se concentra une minute plongé dans ses réflexions et comme s'il voulait changer le cours de la conversation, il lui dit :

Tu te souviens de cette nuit où tu m'as confié les détails d'un rêve mystérieux au comble de ton émotion douloureuse ?

Oh ! Si je m'en souviens !... - répondit Publius Lentulus se rappelant de manière inexplicable non seulement de cet entretien lointain qui avait décidé de son voyage en Palestine, mais aussi de cet autre rêve dans lequel il avait été témoin des mêmes phénomènes intraduisibles la nuit de sa rencontre avec Jésus de Nazareth. Au souvenir de cette personnalité merveilleuse, son cœur tressaillit, mais il fit son possible pour ne pas émouvoir son ami et ajouta avec une évidente sérénité :

Mais pourquoi poses-tu cette question si aujourd'hui je suis plus que convaincu, tout comme toi d'ailleurs, que tout cela n'était que les simples impressions d'une fantaisie sans importance ?

Fantaisie ? - répliqua Flaminius comme s'il avait trouvé une nouvelle formule à la vérité. - J'ai déjà complètement changé d'idée. La maladie a également de beaux et de grandioses bienfaits. Alité depuis plusieurs mois, j'ai pris l'habitude d'invoquer la protection de Thémis et ne voir dans mes souffrances que le pénible résultat de mes propres mérites face à la justice incorruptible des dieux, mais une nuit, je fus envahi d'impressions similaires aux tiennes.

Je ne me souviens pas avoir gardé d'appréhension quant à ton récit, mais le fait est qu'il y a environ deux mois, je me suis senti pris dans un rêve qui se passait à l'époque de la révolution de Catilina et j'ai pu observer la véracité de tous les faits que tu m'avais relatés seize ans plus tôt parvenant même à voir ton propre ancêtre, Publius Lentulus Sura, à qui tu ressembles énormément et qui est ton portrait surtout maintenant que tu as quarante-quatre ans et que tes traits sont bien marqués.

Le plus surprenant, c'est que je me trouvais à tes côtés à suivre la voie d'aberrantes iniquités.

Je me rappelle nous avoir vus signer des sentences iniques et impitoyables, conduisant au supplice bon nombre de nos semblables... Mais ce qui me tourmentait le plus, c'était d'observer ta terrible attitude. Tu condamnais à la cécité nos adversaires politiques et tu assistais personnellement au déroulement des tortures au fer rouge qui brûlait à jamais de nombreuses pupilles, aux cris de douleur des victimes sans défense !...

Publius Lentulus écarquilla les yeux, épouvanté, partageant également les souvenirs qui sommeillaient au fond de son âme tourmentée et répliqua finalement :

Mon bon ami, apaise ton cœur... De telles impressions semblent refléter des émotions plus fortes restées au fond de ta mémoire par mon récit de cette nuit-là, tant d'années en arrière !...

Toutefois, Flaminius Sévérus esquissa un léger sourire comme s'il comprenait l'intention généreuse et réconfortante de son ami et répliqua avec une bonté sereine :

Je dois te dire, Publius, que ces tableaux ne m'effraient pas et si je te parle de ces émotions complexes, c'est parce que j'ai la certitude que je vais quitter cette vie et que toi, tu resteras encore peut-être pendant longtemps sur la face de la terre. Il est possible que les souvenirs de ton esprit affleurent encore, alors, je veux que tu acceptes la vérité religieuse des Grecs et des Égyptiens. Je crois, à présent, que nous avons de nombreuses vies dans différents corps. Mais si je sens que mon pauvre organisme est sur la fin, ma pensée est plus vive que jamais et ce n'est qu'en de telles circonstances, je présume, que je comprendrai le grand mystère de nos existences. Il me pèse au fond d'avoir pratiqué le mal dans un passé ténébreux, bien qu'il se soit écoulé plus d'un siècle depuis ces tristes événements de nos visions spirituelles ; néanmoins, je suis là face aux dieux, la conscience en paix.

Publius l'écoutait attentivement à la fois peiné et ému. Il cherchait à lui adresser des paroles réconfortantes mais sa voix semblait mourir dans sa gorge saisie d'émotions en ce pénible instant. Flaminius le serra alors contre son cœur les yeux pleins de larmes, lui murmurant à l'oreille :

Mon ami, ne doute pas de mes propos... Je crois que ces heures sont les dernières... Dans mon bureau, tu trouveras tous tes documents ainsi que le rapport des affaires que j'ai traitées en ton nom, en ton absence et en ce qui concerne nos problèmes d'ordre politique et financier. Tu n'auras aucune difficulté à classer tous les papiers auxquels je me réfère...

Mais, Flaminius - répliqua Publius avec une sérénité énergique -, je crois que nous aurons largement le temps de nous occuper de tout cela.

À cet instant, Livia et sa fille, Calpurnia et les garçons entourèrent le noble malade lui apportant un sourire amical et des paroles réconfortantes.

Le malade manifesta du courage et de la joie à chacun d'eux, soulignant l'abattement de Livia et la beauté exubérante de Flavia avec des mots tendres et chaleureux.

À nouveau seuls, le généreux sénateur que la maladie avait défiguré, dans les draps clairs de son lit, s'exclama avec bonté :

Voici, mon ami, les papillons enjoués de l'amour et de la jeunesse que le temps fait disparaître rapidement dans son tourbillon d'impiétés.

Et baissant la voix, comme s'il voulait faire à son ami une délicate confidence, il poursuivit et dit posément :

J'emporte avec moi dans la tombe de grandes inquiétudes concernant mes pauvres garçons. Je leur ai donné tout ce que je pouvais en matière d'éducation et, bien que reconnaissant que tous deux sont dotés de sentiments généreux et sincères, je constate que leurs cœurs sont victimes des tristes changements du temps qui passent, où nous regrettons de devoir observer les dégradations les plus avilissantes de la dignité du foyer et de la famille.

Agrippa fait de son mieux pour suivre mes conseils en se consacrant aux travaux d'État ; mais Pline a eu la malchance de se laisser séduire par des amis perfides et déloyaux qui ne souhaitent que sa ruine et l'entraînent aux plus grands égarements, aux ambiances suspectes de nos couches sociales les plus élevées, poussant très loin son esprit d'aventures.

Tous deux m'ont apporté les plus grandes déceptions en pratiquant des actes qui témoignent de leur manque de responsabilité personnelle. Ils gaspillent une grande partie de notre fortune et je ne sais quel sera l'avenir de ma pauvre Calpurnia si les dieux ne me donnent pas la grâce de venir la chercher rapidement dans la solitude de sa nostalgie et de son amertume après ma mort !...

Personnellement - répondit avec intérêt l'interpellé - ils me semblent être dignes du père que les dieux leur ont accordé, avec sa bonté généreuse et la noblesse de ses attitudes.

En tout cas, mon ami, tu ne peux oublier que ton absence de Rome a été très longue et de grands changements se sont produits durant cette période.

Nous semblons vertigineusement avancer vers un niveau de décadence absolue dans nos coutumes familiales, ainsi que dans nos modes d'éducation, à mon avis, démantelés par une pénible faillite !...

Et comme s'il désirait à nouveau ramener la conversation à des affaires plus immédiates de la vie quotidienne, il souligna :

À présent que je vois ta fille resplendissante pleine de jeunesse et d'énergie, je reconsidère personnellement mes vieux projets de l'intégrer à notre cercle familial.

Mon désir était que Pline la marie, mais mon fils cadet semble vouloir s'engager avec la fille de Salvius, malgré l'opposition de Calpurnia à ce projet ; non à cause de ton oncle toujours digne et respectable à nos yeux, mais en raison de sa femme qui ne semble pas disposée à abandonner ses vieilles idées et ses initiatives du passé.

Néanmoins, je dois considérer qu'il me reste encore Agrippa, afin de concrétiser mes futurs espoirs.

Si tu le peux, un jour, n'oublie pas ma recommandation in extremis !...

C'est d'accord, Flaminius, mais ne te fatigue pas. Donne du temps au temps, car les occasions d'en parler ne manqueront - répliqua Publius Lentulus, ému.

À cet instant, Agrippa pénétra dans la pièce et s'adressa à son père affectueusement :

Mon père, le messager envoyé à Massilia (7) vient d'arriver rapportant des informations concernant Saul.

(7) Note de l'éditeur : Actuellement, Marseille.

Et il ne nous dit rien sur son arrivée ? - demanda le malade plein de bienveillance.

Non. Le porteur nous informe seulement que Saul est parti pour la Palestine, après avoir consolidé sa fortune avec les derniers profits commerciaux acquis et ajoute qu'il a décidé d'aller en Judée pour revoir son père qui habite dans les environs de Jérusalem.

Très bien - fit le malade résigné -, tu peux récompenser le messager et ne t'inquiète plus de mes précédentes demandes.

À les entendre, Publius chercha à se souvenir de quelque chose qu'il n'arrivait pas à définir avec précision. Le nom de Saul ne lui était pas inconnu. Le fait que la résidence de son père se situe à proximité de Jérusalem, lui rappela finalement des personnages de ses souvenirs avec une fidélité absolue. Il se souvint de l'incident où il fut obligé de punir un jeune juif de ce nom dans les environs de cette ville, l'envoyant aux galères en guise de punition pour son acte irréfléchi, et se remémora également l'instant où un agriculteur Israélite était venu réclamer la liberté du prisonnier qu'il disait être son fils. Il ressentit alors une vague angoisse dans son cœur et s'exclama intentionnellement :

Saul ? N'est-ce pas un nom caractéristique de la Judée ?

Si - répondit Flaminius calmement -, il s'agit d'un esclave affranchi de ma maison. C'était un prisonnier juif, encore jeune, acquis par Valérius au marché pour conduire les biges des garçons, au prix modique de quatre mille sesterces. Il s'acquittait si bien de ses tâches, qu'après avoir gagné plusieurs prix avec ses exploits au Champ de Mars, destinés à mes fils, j'ai décidé de lui accorder la liberté, le dotant des recours nécessaires pour vivre et promouvoir des entreprises pour son propre compte. Et il semblerait que la main des dieux l'ait béni au bon moment, car Saul est aujourd'hui maître d'une solide fortune résultant de ses efforts et de son travail.

Publius Lentulus se tut, intimement soulagé. En effet, son prisonnier, d'après les observations reçues par les préposés du gouvernement provincial, s'était évadé pour retourner chez son père, fuyant ainsi l'esclavage humiliant.

Il commençait à se faire tard.

Le visiteur se souvint, alors, qu'il était aussi venu voir Flaminius pour avoir un long entretien concernant différents sujets comme, par exemple, celui de sa triste situation conjugale, la disparition mystérieuse de son garçon, sa rencontre avec Jésus de Nazareth. Mais il remarqua que Flaminius était épuisé et se disait qu'il serait plus juste d'ajourner ses confidences amères et pénibles et de se retirer pour attendre le lendemain, plein d'espérances consolatrices.

En se quittant, les deux amis échangèrent un regard long et significatif pour se saluer qui leur semblait ordinaire à présent comme ils le faisaient affectueusement en d'autres temps.

Des exhortations réconfortantes et des promesses d'amitié furent échangées entre des expressions de fraternité et d'affection, avant que Calpurnia, avec sa bonté généreuse et accueillante, ne reconduise ses visites au vestibule.

Néanmoins, aux premières heures du lendemain, un messager pressé s'arrêta devant la porte de l'hôtel particulier des Lentulus avec une fâcheuse nouvelle.

Flaminius Sévérus avait empiré inopinément, sans que les médecins donnent à sa famille le moindre espoir. Toutes les améliorations fictives avaient disparu. Une force inexplicable bouleversait l'équilibre de son organisme et aucun remède n'était en mesure de calmer ses afflictions angoissantes.

Quelques heures plus tard, Publius Lentulus et les siens se trouvaient à nouveau dans la confortable résidence de leurs amis.

Anxieux, alors qu'il pénétrait dans la chambre de son vieux compagnon de luttes terrestres, Livia, dans l'intimité d'un appartement, s'adressa à Calpurnia en ces termes :

Mon amie, as-tu déjà entendu parler de Jésus de Nazareth ?

La digne matrone qui ne perdait rien de sa fierté en famille, même dans les moments des plus angoissants tourments, écarquilla des yeux et s'exclama :

Pourquoi cette question ?

Parce que Jésus - répondit Livia, humblement - est la miséricorde de tous ceux qui souffrent et je ne peux oublier sa bonté maintenant que nous passons par des épreuves aussi rudes et aussi douloureuses.

Je suppose, chère Livia - répliqua Calpurnia, gravement -, que tu as oublié toutes les recommandations que je t'ai faites avant de partir pour la Palestine, car selon tes propos, j'en déduis que tu as accepté de bonne foi les théories absurdes d'égalité et d'humilité incompatibles avec nos traditions les plus vulgaires, te laissant emporter dans les eaux trompeuses des croyances erronées des esclaves.

Mais il ne s'agit pas de cela. Je me rapporte à la foi chrétienne qui nous soutient dans les luttes de l'existence et console le cœur tourmenté dans les épreuves plus âpres et les plus amères...

Cette croyance arrive maintenant au siège de l'Empire et semble rencontrer la répulsion générale de nos hommes les plus sensés et les plus illustres.

Moi, néanmoins, j'ai connu Jésus de près et sa doctrine est faite d'amour, de fraternité et de pardon... Connaissant tes justes craintes pour Flaminius, j'ai pensé faire appel au prophète de Nazareth qui, en Galilée, était une source de réconfort pour tous les affligés et pour tous ceux qui souffrent !

Allons, ma fille, tu sais que la fraternité et le pardon des fautes ne sont absolument pas compatibles avec nos idées sur l'honneur de la patrie et de la famille, et ce qui me surprend le plus c'est la facilité avec laquelle Publius t'a permis d'avoir un contact aussi intime avec les conceptions erronées de la Judée, au point de modifier ta personnalité morale, comme tu me le laisses entrevoir.

-Toutefois...

Livia allait éclaircir de son mieux, son point de vue sur le sujet, quand Agrippa est brusquement entré dans le cabinet, s'exclamant avec beaucoup d'émotion :

Ma mère, viens vite, très vite !... Mon père semble agoniser !...

Immédiatement, toutes deux pénétrèrent dans la chambre du mourant qui avait les yeux figés comme si d'un seul coup il avait été pris d'une brutale syncope.

Publius Lentulus tenait les mains du moribond entre les siennes et fixait anxieusement le fond de ses pupilles.

Peu à peu, le thorax de Flaminius semblait à nouveau se mouvoir sous l'impulsion d'une respiration profonde et difficile. Puis, ses yeux révélèrent une forte lueur de vie et de conscience comme si la lumière de son cerveau s'était rallumée dans un dernier mouvement. Il dévisagea tout autour de lui ses parents et ses amis bien-aimés penchés sur lui, pris d'angoisses. Un médecin très proche, qui l'assistait continuellement, comprenant la gravité du moment, se retira dans l'atrium, tandis qu'autour de l'agonisant on entendait à peine la respiration oppressée de ceux qui étaient présents.

Flaminius promena son regard brillant et indéfinissable sur tous les visages comme s'il cherchait surtout sa femme et ses enfants, et s'exclama par phrases entrecoupées :

Calpurnia, je suis... à l'heure extrême... et je rends grâce aux dieux... de partir la conscience... rassurée et en paix... Je t'attendrai dans l'éternité... un jour... quand Jupiter... décidera... de t'appeler à mes côtés...

La vénérable femme cacha son visage dans ses mains, laissant libre cours à ses larmes, sans parvenir à prononcer un mot.

Ne pleure pas... - continua-t-il, comme s'il voulait profiter de ses derniers instants -, la mort... est une solution... quand la vie... n'a plus de remède... à nos douleurs...

Et regardant ses deux fils qui le dévisageaient avec anxiété les yeux larmoyants, il prit la main du plus jeune et murmura :

-Je désirerais... mon Pline... te voir heureux... très heureux... Est-ce bien ton intention... d'épouser la fille de Salvius ?...

Pline comprit les allusions paternelles à cet instant grave et décisif, il fit un léger signe négatif de la tête et fixa en même temps ses grands yeux ardents sur Flavia Lentulia comme pour indiquer sa préférence à son père.

Le mourant, à son tour, avec la profonde lucidité spirituelle de ceux qui approchent de la mort, pleinement conscient de la situation et de ses devoirs, comprit l'attitude silencieuse de son fils effrayé et, prenant la main de la jeune fille qui s'inclina affectueusement sur sa poitrine, serra les mains de tous les deux contre son coeur, murmurant avec une joie profonde:

Voilà une raison... de plus... pour que je parte... en paix... Toi, Agrippa... tu seras aussi... très heureux... et toi... mon cher... Publius... auprès de Livia... tu devras vivre...

Mais un gémissement plus fort s'échappa brusquement et une succession de violentes contractions l'obligea à se taire tandis que Calpurnia s'agenouillait et couvrait ses mains de baisers...

Livia aussi était à genoux à regarder le ciel comme si elle désirait découvrir ses arcanes. À ses yeux, cette chambre mortuaire était pleine de formes lumineuses et d'ombres indéfinissables qui se faufilaient tranquillement autour du mourant. Elle pria de toute son âme, suppliant Jésus de donner la force et la paix, la lumière et la miséricorde à ce grand ami qui partait. À cet instant, elle entrevit la radieuse figure de Siméon, entourée de clarté bleuâtre et resplendissante.

Flaminius agonisait...

Au fur et à mesure que les minutes passaient, ses yeux devenaient vitreux et décolorés. Tout son corps dégageait une sueur abondante qui inondait le lin blanc des couvertures.

Livia remarqua que toutes les ombres présentes s'étaient aussi agenouillées et seule la silhouette imposante de Siméon était restée debout, telle une sentinelle divine, ses mains radieuses posées sur le front abattu du mourant. Elle remarqua, alors, que ses lèvres s'entrouvrirent pour prier, alors que de douces paroles parvenaient, clairement, à ses ouïes spirituelles :

Notre Père que êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié, que votre royaume de miséricorde vienne à nous et que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel !...

À cet instant, Flaminius Sévérus laissa échapper un dernier soupir. Une pâleur de marbre couvrait son visage, en même temps qu'une infinie sérénité s'imprimait sur son masque cadavérique, comme si son âme généreuse était partie vers la demeure des bienheureux et des justes.

Seule Livia, dans sa croyance et dans sa foi, put garder son calme parmi ceux qui étaient présents en ce douloureux instant. Publius Lentulus, des larmes d'émotion dans les yeux, comprit qu'il venait de perdre son meilleur et son plus grand ami. Jamais plus la voix de Flaminius ne lui parlerait des plus belles équations philosophiques sur les problèmes grandioses de la destinée et de la douleur dans le courant interminable de la vie. Et tandis que les portes du palais s'ouvraient pour les hommages de la société romaine, alors que l'on célébrait les obsèques solennelles en implorant la protection des mânes du défunt, son cœur fraternel considérait la pénible réalité d'avoir déchiré à jamais, l'une des plus belles pages affectives du livre de sa vie dans l'obscurité épaisse et impénétrable des secrets de la tombe.

TENEBRES ET NOCES

Aux obsèques de Flaminius comparurent de nombreux amis du défunt en plus des divers représentants des milieux sociaux et politiques de toutes les organisations auprès desquelles il avait conforté son nom digne et illustre.

Parmi ceux qui étaient présents, le préteur Salvius Lentulus ne pouvait manquer ces hommages posthumes et à cette occasion, il se fit accompagner de son épouse et de sa fille qui firent leur possible pour jouer parfaitement la comédie, feignant d'être affectées par la mort du grand sénateur auprès de Calpurnia qui se débattait en larmes en proie à de douloureux sentiments.

Au palais de Sévérus, les membres de la famille Lentulus se retrouvèrent, à l'évidente aversion de Publius pour la présence de la femme de son oncle tandis que ces dames échangeaient des impressions pénibles, conformément à l'étiquette affectée des trivialités mondaines.

Fulvia et Aurélia remarquèrent avec un profond mécontentement, la tendre expression de Pline Sévérus pour Flavia Lentulia qu'il entourait d'attentions spéciales lors des cérémonies funèbres, comme pour démontrer le choix de son cœur.

Ainsi donc, peu après, dans l'intimité de leur foyer, la mère et la fille discutaient vivement des faits survenus laissant percevoir le caractère mesquin de leurs sentiments. Et même si des cheveux blancs sur le front maternel incitaient à la vénération, malgré tout, Fulvia ne se laissait pas vaincre par les arguments de l'expérience et de l'âge.

Moi aussi - s'exclama-t-elle malicieusement en répondant à une interpellation de sa fille - j'ai été très surprise par l'attitude de Pline que je jugeais très attaché à l'accomplissement de ses devoirs ; par contre je n'ai pas été choquée par le comportement de Flavia, car j'ai toujours considéré que les enfants héritent fatalement des qualités des parents et, plus particulièrement comme dans le cas présent, lorsqu'il s'agit de l'héritage maternel, ce qui donne plus de certitude irréfutable à notre jugement.

Oh ! Mère, tu veux dire alors que tu connais la conduite de Livia à ce sujet ? - demanda Aurélia avec beaucoup d'intérêt.

Ne doute pas qu'il puisse en être autrement...

Et l'imagination calomnieuse de Fulvia entreprit de satisfaire la curiosité de sa fille en relatant les faits les plus invraisemblables et les plus terribles sur l'épouse du sénateur pendant son séjour en Palestine, commentés par les expressions d'ironie et de dédain de la jeune fille dominée par la plus amère jalousie et dont le récit s'acheva en ces termes :

Seule ta tante Claudia serait en mesure de te relater littéralement ce dont nous avons souffert face au parjure de cette femme qui nous semble aujourd'hui si simple et si réservée comme si elle n'avait pas connu d'expériences plus fortes en ce monde. Nous ne pouvons oublier que nous nous trouvons face à des personnes aussi puissantes en politique qu'elles sont astucieuses. Le neveu de ton père, qui d'ailleurs est un mari profondément malheureux, est un homme public orgueilleux et malveillant !...

Je n'ai pas l'impression qu'il ait corrigé son épouse infidèle et peu scrupuleuse après avoir constaté de ses propres yeux sa trahison conjugale ; mais il avait suffi qu'elle le fasse souffrir par sa déloyauté pour que nous tous, Romains, qui nous trouvions en Judée, payions le prix fort pour ces actes...

Nous avions un grand ami en la personne du licteur Sulpicius Tarquinius qui fut assassiné de façon barbare en Samarie dans des circonstances tragiques sans que quelqu'un, jusqu'à présent, n'ait pu identifier ses assassins pour recevoir un châtiment bien mérité... Notre famille, qui avait des intérêts importants à Jérusalem, fut obligée de revenir précipitamment à Rome causant ainsi de graves préjudices financiers à ton père, et pour terminer - continua la calomniatrice avec ses propos empoisonnés -, le grand cœur de mon beau-frère Ponce succomba sous les épreuves les plus injurieuses et les plus rudes... Destitué du gouvernement provincial et tourmenté par les plus dures humiliations, il fut banni et envoyé en Gaule où il se suicida finalement dans de tristes circonstances, à Vienne, nous causant un éternel chagrin !...

Vu les souffrances supportées par Claudia, étant donné l'influence néfaste de cette femme, je ne suis pas surprise de l'attitude de sa fille qui cherche à voler ton fiancé fortuné !...

Il est urgent que nous mettions tout en œuvre pour éviter cela, ma mère - répliqua la jeune femme nerveusement fortement impressionnée. - Je ne peux vivre sans lui, sans sa compagnie... Ses baisers m'aident à vivre le tourbillon de nos tourments quotidiens...

Fulvia dévisagea alors sa fille du regard comme pour mieux examiner l'anxiété sur son visage et répliqua d'un air intelligent et malicieux :

Mais tu te donnes donc à Pline de cette manière ?

La jeune fille qui tremblait de colère, reçut cette allusion conformément aux malheureux principes éducatifs auxquels elle obéissait depuis son plus jeune âge et s'exclama furieuse :

Que crois-tu donc que nous faisons en allant aux fêtes et aux cirques ? Serais-je par hasard différente des autres filles de mon temps ?

Et haussant la voix comme si elle avait eu besoin de se défendre en prononçant un reproche contre son accusatrice, elle s'emporta dans des considérations inconvenantes en des termes repoussants, et finit par conclure :

Et toi, mère, n'as-tu pas non plus...

À cet instant Fulvia fit un bond et se plaqua contre sa fille dans une attitude agressive et sévère, s'exclamant avec une froide sérénité :

Tais-toi ! Pas un mot de plus, je ne pensais pas avoir nourri une vipère en mon

sein!...

Comprenant, alors, que la situation pouvait devenir difficile en raison de ces grandes fautes en tant que mère, comme épouse et en sa qualité de femme, elle lui fit d'une voix presque mielleuse comme pour donner une pauvre leçon à sa propre fille :

Allons, Aurélia ! Ne te fâche pas !... Si je t'ai parlé de cette manière c'était pour insinuer que nous ne pouvons pas séduire un homme en lui garantissant le mariage et en lui donnant tout d'un seul coup. Un homme empressé et galant comme le fils de Flaminius se conquière par étapes en lui faisant peu de concessions et en lui donnant beaucoup de tendresse.

Tu sais bien que le premier problème dans la vie d'une femme de notre époque se résume, avant tout, à trouver un mari, car les temps sont durs et nous ne pouvons dispenser l'ombre d'un arbre qui nous abrite des mauvaises surprises en chemin...

C'est vrai, mère - répondit la jeune fille totalement modifiée, victime de ces astucieuses pondérations - ce que tu me dis est la réalité et puisque tu as une si grande expérience, que me suggères-tu pour réaliser mes désirs ?

Avant tout - répliqua Fulvia avec perversité - nous devons faire appel aux arguments de la jalousie qui sont toujours les plus forts, quand il existe un intérêt plus ou moins sincère pour arriver à ses fins en matière d'amour. Et puisque tu t'es déjà tant livrée au fils de Flaminius, essaie de profiter des premières fêtes du cirque pour provoquer chez lui les impulsions de la jalousie et du dépit.

N'as-tu pas été courtisée par le protégé du questeur Britannicus ?

Emilien ? - demanda la jeune femme intéressée.

Oui, Emilien. Il s'agit aussi d'un bon parti, car son avenir dans les classes militaires semble offrir d'excellentes perspectives. Cherche à attirer son attention devant Pline, afin de faire notre possible pour t'obtenir le descendant de Sévérus qui, après tout, est le parti le plus avantageux de tous ceux qui se présentent.

Mais si, pour notre malheur, ce plan venait à échouer ?

Nous n'aurons plus qu'à faire appel aux sciences d'Arax avec ses onguents et ses pouvoirs magiques...

Un lourd silence se fit entre les deux femmes à l'idée de devoir recourir plus tard aux forces ténébreuses d'un des plus célèbres sorciers de la société romaine de l'époque.

Les jours se succédèrent, néanmoins le fils cadet de Flaminius ne revint pas courtiser la fille du préteur Salvius Lentulus et lorsqu'un peu plus tard, il se remit à fréquenter les cirques festifs et bruyants, il ne fut pas surpris de trouver auprès d'Emilien, celle à qui il se sentait lié uniquement par les liens fragiles et artificiels de la lasciveté et des habitudes vicieuses de l'époque.

Aurélia, quant à elle, ne pouvait se résoudre au fond à l'abandon auquel elle était vouée et cherchait la meilleure manière d'exercer opportunément sa vengeance car face aux manifestations caressantes d'amour de la part de Flavia Lentulia, Pline ne semblait plus être le même homme. Il s'était spontanément éloigné des orgies communes à l'époque, et fuyait, aussi d'anciens compagnons qui le traînaient dans le tourbillon des vices et des frivolités. Une force nouvelle semblait le guider maintenant pour la vie, prédisposant son cœur aux ambiances bienveillantes et éclairées de la famille.

Au palais des Lentulus, la vie s'écoulait dans une tranquillité relative.

Calpurnia vivait les premiers mois depuis le décès de son mari en compagnie de ses fils, tandis que Pline et Flavia tissaient une romance faite d'espoir et d'amour à la lumière de la jeunesse, bénis des dieux qu'ils n'oubliaient pas à l'apogée radieuse de leur douce affection.

Loin des agitations de son époque, Pline se recueillait aussi souvent que possible dans ses appartements au palais de l'Aventin pour s'adonner à la peinture ou à la sculpture, où il excellait, transformant de précieux marbres en de beaux exemplaires de Vénus et d'Apollon qu'il offrait à Flavia comme symbole de leur amour intense. Elle, à son tour, composait de délicats joyaux poétiques qu'elle jouait à la lyre, offrant les fleurs de son âme à son fiancé idolâtré et à l'esprit généreux sur lequel elle avait misé les plus beaux rêves de son cœur.

Seule une personne ne pouvait tolérer cette belle rencontre de deux âmes sœurs. Cette personne était Agrippa. Dès l'instant où il vit la fille du sénateur au port d'Ostie, il crut avoir rencontré sa future femme. Il pensait être l'unique candidat au cœur de cette jeune Romaine énigmatique et intelligente où oscillait toujours sur ses joues rouges un sourire de bonté supérieure, comme si la Palestine lui avait imposé une beauté nouvelle, pleine de mystères et de singuliers attraits.

Mais les projets de mariage de son frère avec Flavia avaient complètement fait échouer ses plans. Il pensait avoir trouvé la femme de ses rêves, mais c'était en vain car la tendresse et les caprices de Flavia n'appartenaient qu'à son frère. Pour cette raison, depuis que Pline Sévérus s'était éloigné de leur foyer pour organiser ses futurs projets, Agrippa s'était abandonné à une longue série d'actes insensés, soulignant de plus en plus l'extravagance de sa personnalité et préférant les compagnies les plus nocives et les milieux les plus vicieux.

Au cours de ses nombreux écarts, il tomba gravement malade suscitant les soins de sa mère qui se dévouait à ses fils avec la même affection de toujours.

C'est ainsi que par un bel après-midi romain, il se trouvait sur la même terrasse plongé dans d'amères méditations, comme ce fut le cas de Publius Lentulus bien des années auparavant.

Des brises caressantes rafraîchissaient le crépuscule encore saturé des lueurs du soleil resplendissant et chaud.

À ses côtés, Calpurnia examinait quelques étoffes en laine tout en lui lançant des regards affectueux. À un moment donné, la vénérable femme lui adressa la parole en ces termes :

- Alors, mon fils, rendons grâce aux dieux, car je vois à présent que tu vas beaucoup mieux et que tu es vraiment sur la voie d'un franc rétablissement.

Oui, mère - murmura le jeune homme convalescent -, je vais bien mieux et je me sens plus fort ; néanmoins, j'espère que nous rentrerons à la maison dans deux jours afin de consolider ma guérison en essayant d'oublier...

Oublier quoi ? - demanda Calpurnia, surprise.

Ma mère - répondit le jeune sur un ton énigmatique -, le corps ne peut retrouver la santé lorsque l'esprit demeure malade !...

Allons mon fils, tu dois m'ouvrir ton cœur avec plus de sincérité et plus de franchise.

Confie-moi tes peines les plus profondes, il est possible que je puisse te donner un peu de réconfort !...

Non, mère, je ne le dois pas !

Peut-être en raison de son abattement ou par un besoin plus intense de se confesser, disant cela, Agrippa Sévérus éclata en sanglot, surprenant douloureusement sa mère par son attitude inattendue.

Mais qu'est-ce cela, mon fils ? Que se passe-t-il dans ton cœur pour souffrir de cette manière ? - lui demanda Calpurnia, extrêmement peinée, l'entourant de ses bras affectueux. - Dis-moi tout !... - continua-t-elle affligée. - Ne me cache pas tes douleurs, Agrippa, car je saurai remédier à la situation de toute façon !

Mère, ma mère !... - dit-il, alors, en une longue confidence -je souffre depuis le jour où Pline m'a ravi la femme désirée... Je sens au fond de mon âme une attraction mystérieuse pour Flavia et je ne peux me résigner à la pénible réalité de ce mariage qui approche.

Je crois que, si mon père vivait encore, il chercherait à sauver ma situation en conquérant pour moi ce mariage avec les sages résolutions que nous lui connaissions...

J'ai toujours attendu, au travers de tous les joies de la jeunesse qu'apparaisse sur mon chemin la créature idéalisée dans mes rêves pour fonder un foyer et constituer une famille et quand apparaît la femme de mes aspirations, voici qu'on me la ravie, et qui ?!... Et la vérité est que si Pline n'était pas mon frère, je n'hésiterais pas à utiliser et à abuser des moyens les plus violents pour parvenir à mes fins !...

Calpurnia l'écoutait en silence, partageant ses angoisses et ses larmes. Elle ignorait tout de ce duel de sentiments et ce n'était qu'à présent qu'elle pouvait comprendre le chagrin infini qui dévorait et dominait son fils le plus âgé.

Son cœur possédait suffisamment d'expérience de la vie et des coutumes de l'époque pour juger de la situation avec la plus grande sagesse et transformant sa sensibilité féminine et ses craintes maternelles en forteresse, elle lui répondit avec émotion tout en caressant ses cheveux dans une tendre attitude :

Mon Agrippa, je comprends ton cœur et je peux évaluer l'intensité de tes souffrances morales ; il faut que tu comprennes néanmoins qu'il est de rudes fatalités dans la vie dont nous devons résoudre les problèmes angoissants avec beaucoup de courage et de patience... C'est uniquement pour cela que les dieux nous ont placés dans les hauts rangs de la société, afin d'enseigner aux plus ignorants et aux plus faibles les traditions de notre supériorité spirituelle face à toutes les pénibles éventualités de la vie et de la destinée.

Étouffe cette passion injustifiable... d'autant que je sens que Flavia et ton frère sont nés en ce monde liés par leurs destins... Pline était encore un enfant que ton père projetait déjà ce mariage, maintenant sur le point de se réaliser.

Sois fort - poursuivit la noble matrone en lui séchant ses larmes silencieuses et tristes -, car l'existence exige de nous, parfois, ces gestes de renoncement illimité !...

Élevons, néanmoins, nos supplications aux dieux ! Jupiter apportera à ton âme ulcérée le réconfort nécessaire.

Après avoir écouté sa mère, Agrippa se sentit plus ou moins soulagé, comme si son cœur s'était calmé après la tempête de ses sentiments les plus antagoniques.

Il se dit que les pondérations maternelles étaient fondées et se prépara intimement à se résigner définitivement à cette fâcheuse et irrémédiable situation, même si une éprouvante impression psychique le tourmentait encore.

Calpurnia laissa quelques minutes s'écouler avant de lui adresser à nouveau la parole, comme si elle attendait un effet salutaire à ses premières pondérations, puis continua :

N'aimerais-tu pas faire un voyage à notre propriété de l'Avenio8 ? Je sais bien que par ta vocation et par la force des circonstances, ta place est ici comme successeur de ton père ; mais ce voyage serait la solution à divers problèmes urgents, y compris ta situation personnelle.

8 Avenio qui deviendra Avignon (NDT)

Agrippa entendit cette suggestion avec le plus grand intérêt et finit par répondre :

Ma mère, tes tendres propos m'ont réconforté et j'accepte cette proposition afin de trouver le merveilleux élixir de l'oubli ; néanmoins, je désirerais partir avec des attributions d'État, car ainsi je pourrais m'attarder à Massilia et demeurer là-bas doté de l'autorité nécessaire dans de telles circonstances...

Et tu ne pourrais pas y parvenir facilement ?

Je ne crois pas. Pour solliciter ce voyage avec des attributions officielles, je ne parviendrais à mes fins que dans un contexte militaire.

Et pourquoi ne faisons-nous pas appel à nos prestigieuses relations d'amitié pour obtenir ce que tu désires ? Tu sais bien qu'avec l'aide de Publius et du sénateur Cornélius Docus, Pline sera promu officier dans quelques jours avec de larges perspectives de progrès et de nouvelles réalisations futures dans le cadre de nos armées. On dit même qu'en consolidant la centralisation des pouvoirs avec la nouvelle administration, l'Empereur Claudius se montre satisfait de pouvoir changer les privilèges politiques en privilèges militaires.

En ce qui me concerne, je n'aurais que de l'orgueil et de la satisfaction à offrir mes deux fils à l'Empire pour consolider ses conquêtes souveraines.

- Voilà ce que je ferai - répliqua Agrippa, les larmes déjà sèches, comme si les suggestions maternelles étaient un doux remède à ses tristes tourments.

Peu à peu, se dessinaient à l'horizon les dernières lueurs rougeâtres de l'après-midi qui laissaient place à une belle nuit pleine d'étoiles.

Soutenu par sa mère, le jeune patricien se retira plus réconforté dans ses appartements à attendre l'occasion de mettre en oeuvre ses nouveaux projets.

Après l'avoir installé confortablement, Calpurnia retourna sur la terrasse où elle chercha le repos à ses vives fatigues morales. Tout en fixant le ciel constellé, les yeux larmoyants, elle supplia la miséricorde des dieux. Il lui semblait que son cœur s'était arrêté de battre dans sa poitrine pour assister au défilé de ses souvenirs les plus tendres et les plus doux, même si son esprit était torturé par des pensées amères et déchirantes.

Plus de six mois s'étaient écoulés depuis la mort de son mari et la noble matrone se sentait déjà complètement étrangère à la société et au monde. Elle faisait de prodigieux efforts pour affronter dignement sa situation sociale car elle percevait dans sa vieillesse résignée que le cours du temps allait en isolant certaines créatures au bord du fleuve infini de la vie. Dans l'atmosphère et dans les cœurs qui l'entouraient, elle discernait une différence singulière, comme s'il manquait une pièce au mécanisme de son raisonnement pour avoir un jugement précis des choses et des événements. Cette pièce était la présence de son époux que la mort lui avait ravi ; c'était sa parole pondérée et aimante, douce et sage.

Dès les premiers jours passés chez ses amis, elle avait reçu de la part de Livia et de Publius, séparément, les plus tristes confidences sur les faits qui se déroulèrent en Palestine et qui avait compromis à jamais leur bonheur et leur paix conjugale. Et bien que mobilisant, toutes ses facultés d'observation et d'analyse, elle n'était pas parvenue à se prononcer définitivement quant à l'innocence de sa gentille et loyale amie. Si, à ses yeux, Publius Lentulus était le même homme toujours aussi intègre dans l'accomplissement de ses très nobles devoirs auprès de l'État et des plus chères traditions de la famille patricienne, Livia lui semblait excessivement changée dans ses croyances et dans ses émotions.

Investie de l'orgueil et de la vanité de sa race, elle ne pouvait admettre ces principes d'humilité, cette fraternité et cette foi active dont Livia témoignait pleinement auprès de ses propres esclaves, appliquant ainsi les directives de la nouvelle doctrine qui envahissait toutes les couches de la société romaine.

Comme elle aurait voulu encore avoir son mari à ses côtés afin de lui soumettre ces réflexions intimes et adopter son opinion toujours pleine de pondération et de sagesse... Mais, à présent, elle était seule à raisonner et à agir en toute liberté de conscience, et bien qu'elle cherchât vraiment une solution au pénible problème conjugal de ses amis, elle ne pouvait rien tirer de ses observations et de son examen des traditions familiales cultivées par son esprit avec le plus grand soin et beaucoup d'orgueil.

Dans le ciel brillaient cette nuit-là des myriades de constellations renforçant le mystère de ses pénibles divagations quand parvinrent à ses oreilles des bruits de pas qui approchaient.

C'était Publius qui, une fois son repas terminé, venait également sur la terrasse pour se détendre.

Ah ! C'est toi ? - fit la matrone avec bonté.

Oui, mon amie, j'aime me souvenir du passé... Parfois, j'apprécie de pouvoir me reposer sur cette terrasse et contempler le ciel. Pour moi, c'est de cette coupole immense et étoilée que nous recevons la lumière et la vie ; c'est là-haut que doit être notre inoubliable Flaminius, entouré de l'affection des dieux généreux !...

En fait, noble Calpurnia - continua le sénateur, attentionné -, c'était l'un des lieux favoris pour nos entretiens et nos réflexions lorsque mon inoubliable ami me faisait l'honneur de sa visite. C'est aussi ici que, plusieurs fois, nous avons échangé des idées et des impressions sur mon départ pour la Judée, à la veille de mon absence prolongée de Rome, il y a plus de seize ans !...

Il y eut une longue pause, alors que tous deux semblaient profiter des douces clartés de la nuit dans une vibration spirituelle commune pour sonder leur cœur, exhumant les souvenirs les plus chers dans un douloureux silence résigné.

Et comme si elle désirait changer le cours de leurs souvenirs, après quelques minutes, la vénérable matrone s'exclama :

En parlant de ton voyage fait dans le passé, je dois te dire qu'Agrippa doit partir pour Avenio, dès qu'il sera rétabli.

Mais pour quel motif ? demanda Publius avec intérêt.

Depuis plusieurs jours, je réfléchis au besoin d'examiner les nombreux intérêts que nous avons dans nos propriétés là-bas, ce qui était d'ailleurs, avant sa mort, l'intention de mon défunt mari de s'occuper personnellement de ces affaires.

La solution à ce problème est donc si urgente ? Et le mariage de Pline ? Agrippa ne sera donc pas présent ?

Non, je ne le crois pas, toutefois, dans l'hypothèse de son absence, il sera représenté par Saul, un ancien affranchi de notre maison qui nous a déjà envoyé un messager de Massilia pour nous faire part de sa présence aux cérémonies.

Quel dommage !... - murmura le sénateur affecté.

Je dois te dire aussi - continua la matrone avec sérénité -, que je compte sur le prestigieux soutien de ton amitié auprès de Cornélius Docus pour obtenir de l'Empereur Claudius une bonne situation pour notre voyageur, qui désire partir avec des attributions officielles. Il faut pour cela que soient changés en privilèges militaires, les droits politiques qui lui reviennent par sa naissance.

Ce ne sera pas difficile. L'administration actuelle s'intéresse davantage à la valorisation des classes armées.

À nouveau il y eut un silence, puis après une longue pause, le sénateur s'exclama comme s'il désirait profiter de l'occasion pour trouver une solution décisive à son amer problème :

Calpurnia - dit-il anxieusement -, pour parler de mon excursion passée, tu m'as informé du voyage forcé de notre Agrippa à présent. Et je ne cesse de me rappeler ma triste aventure et mon bonheur à jamais perdu !...

Impatient de surprendre un geste de réconfort suprême, le sénateur observait toutes les réactions psychologiques de sa vénérable amie. Il désirait qu'en tant que conseillère et presque comme une mère pour Livia par les liens éternels et sacrosaints de l'esprit, elle dissipât tous ses doutes pour lui parler de l'innocence de sa femme, et lui donner la certitude que son cœur capricieux et égoïste d'homme s'était trompé ; mais ce fut en vain qu'il attendit cette défense spontanée qui ne vint pas à l'instant nécessaire et décisif. La respectable veuve de Flaminius laissa planer dans l'air le même point d'interrogation douloureux en murmurant d'une voix triste, tandis que le clair de lune couronnait ses cheveux blancs :

Oui, mon ami, les dieux peuvent nous donner le bonheur et nous le reprendre... Nous sommes deux âmes à pleurer sur le tombeau des rêves les plus chers à nos cœurs !...

Ces paroles décourageantes pénétrèrent la poitrine sensible et fière du sénateur comme un sabre aiguisé qui l'aurait lentement déchiré.

Mais au fond ma noble amie - s'exclama-t-il presque énergiquement, comme s'il attendait une réponse décisive à l'angoissante indécision de son âme -, que penses-tu actuellement de Livia ?

Publius - répondit Calpurnia avec sérénité -, je ne sais pas si la franchise serait un mal en de telles circonstances, mais je préfère être sincère.

Depuis les pénibles confidences que tu m'as faites sur les événements qui se sont déroulés en Palestine, j'observe notre amie afin de pouvoir plaider la cause de son innocence à ton cœur, mais malheureusement, je remarque chez Livia les plus singulières et imprévisibles différences d'ordre spirituel. Elle est humble, douce, intelligente et généreuse, comme toujours, mais elle semble mépriser toutes nos traditions familiales et nos croyances les plus chères.

Lors de nos discussions et nos conversations intimes, elle ne révèle plus cette timidité charmante que je lui connaissais en d'autres temps. Elle démontre, bien au contraire, une excessive désinvolture d'opinion concernant les problèmes sociaux qu'elle juge pouvoir résoudre au contact d'une nouvelle foi. Ses idées me scandalisent avec ses concepts les plus injustifiables d'égalité ; elle n'hésite pas à classer nos dieux comme des illusions néfastes de la société pour qui elle a, dans tous ses propos, les plus sévères récriminations, révélant ainsi de singulières modifications dans sa façon de penser, allant jusqu'à se lier d'amitié avec les servantes de sa maison, comme si elle n'était qu'une simple plébéienne...

Serait-ce là une perturbation mentale après une chute quelconque où sa dignité individuelle aurait été contrainte à une ferme réaction, ou serait-ce, plutôt, les Influences du milieu ou même les esclaves qu'elle avait l'habitude de côtoyer pendant son absence prolongée de Rome ? Je ne sais pas... La vérité est qu'en toute conscience je ne peux me prononcer définitivement, pour l'instant, sur tes amertumes conjugales, et je ne peux que te conseiller d'attendre de voir ce que le temps te réserve.

Après une courte pause, la vieille matrone acheva ses commentaires en lui demandant avec intérêt :

Pourquoi as-tu permis que Livia adhère à ces idées nouvelles, la laissant à la merci de ce réformateur juif, connu sous le nom de Jésus de Nazareth ?

Tu as raison - murmura Publius Lentulus, extrêmement découragé -, mais il y avait des motifs impérieux à cela car Livia croyait que le prophète nazaréen avait guéri notre fille !...

Tu as été naïf, tu n'aurais pas dû admettre cette hypothèse vu l'évolution de nos connaissances, ce qui aurait sauvé de ces dangereuses influences spirituelles, l'esprit malléable de ta femme. Il est prouvé que ce nouveau credo préconise des attitudes mentales humiliantes et bouleverse les dispositions les plus profondes des créatures qui l'acceptent. Dans l'Empire, des hommes riches et de science se soumettent à ces odieux principes qui prônent un royaume imaginaire et semblent délirer sous l'effet d'un terrible narcotique qui les pousse à oublier et à mépriser leur fortune, leur nom, les traditions, voire leur propre famille !...

Je t'aiderai à éloigner Flavia de ces préjudices moraux en la prenant avec moi, dès que le mariage de nos chers enfants sera réalisé, mais en vérité en ce qui concerne Livia, j'ai déjà tout fait pour la convaincre, et cela inutilement.

Et pourtant, ma bonne amie - murmura le sénateur ému, comme pour se défendre devant la noble patricienne -, je remarque que Livia est toujours une créature simple et modeste qui n'exige rien de moi qui soit du domaine de l'exorbitant ou du superflu. Pendant presque dix-sept années de séparation à l'intérieur de notre foyer, elle ne m'a fait qu'une seule demande, celle de pouvoir poursuivre ses pratiques chrétiennes en compagnie d'une ancienne servante de notre maison. Une autorisation que j'ai été obligé de lui accorder, considérant la continuité de son renoncement silencieux et triste au sein de notre foyer.

J'estime aussi que c'est bien peu demander, d'autant que de nos jours toutes les femmes en ville ont pour habitude d'exiger de leur mari les plus grandes extravagances de luxe venues d'Orient ; cependant, je dois te conseiller de conserver intactes nos traditions les plus chères et d'attendre quelque temps encore avant d'oublier les événements pénibles du passé, afin de voir si Livia profitera de notre attitude persistante et reviendra finalement à nos traditions et à nos croyances !...

Un pénible silence se fit alors sentir, entre eux deux, une fois ces paroles prononcées.

Calpurnia supposait avoir accompli son devoir et Publius se retira cette nuit-là plus découragé que jamais.

Quelques jours plus tard, parvenant à ses fins, Agrippa partait en direction d'Avenio, malgré les prières de son frère et de Flavia pour qu'il attendît la célébration du mariage. Sa résolution néanmoins était irréversible et le fils le plus âgé de Flaminius, affaibli sous le poids de ses désillusions, allait s'absenter de Rome pendant quelques années longues et pénibles.

Les jours passèrent rapidement et se voyant complètement abandonnée par l'homme de sa préférence, Aurélia, rongée de dépit, décida d'accepter la main dévouée et affectueuse que le jeune Emilien Lucius lui offrait.

Fulvia, qui suivait ses luttes en silence, obsédée par de redoutables sentiments, avait décidé d'attendre pour exercer ses sinistres représailles.

Bientôt, le mariage de Pline et de Flavia fut célébré dans une somptuosité discrète au palais de l'Aventin. Le fiancé plein de récompenses militaires et de titres honorifiques, ainsi que sa future compagne touchée d'une beauté indéfinissable et d'une adorable simplicité, étaient heureux comme si le bonheur parfait se résumait aussi uniquement à l'éternelle fusion de leur cœur et de leur âme. Ce jour-là représentait indubitablement l'heure la plus sacrée et la plus belle de leur existence.

Dans l'assistance très restreinte qui se composait des relations les plus proches, on pouvait remarquer la présence d'un homme encore jeune qui se distinguait dans ce tableau caractérisé essentiellement par le style de l'époque.

Ses yeux impétueux et ardents s'étaient posés sur la fiancée avec un intérêt mystérieux et étrange.

Cet homme était Saul de Gioras qui, après avoir abandonné le nom de son père, exhibait maintenant une nouvelle identité romaine, conformément à l'ancienne autorisation de Flaminius, afin de valoriser davantage l'expression sociale de sa fortune.

En vain, le sénateur avait fait son possible pour identifier ce juif, qu'il pensait être une vieille connaissance personnelle. Saul, néanmoins, avait reconnu son bourreau d'autrefois ; il l'avait reconnu et avait gardé le silence, refreinant les fortes émotions qui bouillonnaient en son for intérieur, car comme son père, son cœur projetait de se venger cruellement.

LES DESSEINS DES TÉNÈBRES

Après les cérémonies du mariage de Pline, contre toute attente, l'affranchi juif ne retourna pas à Massilia prétextant que de nombreuses affaires le retenaient dans la capitale de l'Empire.

Installé dans l'hôtel particulier des Sévérus où avaient aménagé les jeunes mariés auprès de Calpurnia, Saul eut plusieurs fois l'occasion de s'entretenir avec le sénateur Publius Lentulus avec qui û eut différents échanges sur la Judée et ses régions importantes.

Intrigué par ce regard ardent et les traits de son visage qui ne lui étaient pas totalement étrangers, et se souvenant parfaitement de ce père qui était venu le voir anxieux et angoissé à Jérusalem, le sénateur profita de l'un de ses entretiens privés avec le singulier inconnu pour lui poser cette question inattendue :

Seigneur Saul, puisque vous êtes né dans les environs de Jérusalem, votre père ne s'appellerait-il pas, par hasard, André de Gioras ?

L'affranchi se mordit les lèvres, face à cette interrogation directe concernant le sujet le plus délicat de son existence et répondit sournoisement :

Non, sénateur, mon père ne porte pas ce nom. A l'époque où j'ai été asservi par des mains impitoyables et cruelles, je n'étais encore qu'un enfant mal élevé et irresponsable - souligna-t-il avec une profonde ironie -, mon père était un misérable agriculteur qui ne possédait rien d'autre que ses bras pour se consacrer au labeur de tous les jours... J'ai eu, néanmoins, le bonheur de rencontrer le soutien généreux de Flaminius Sévérus qui m'a guidé vers la liberté et vers la fortune et, aujourd'hui, avec le peu que je lui ai fourni, mon père a augmenté ses capacités de travail ; il jouit non seulement d'une certaine notoriété à Jérusalem, mais aussi de fonctions supérieures au Temple.

Mais pourquoi cette question ?

Le sénateur fronça les sourcils, face à tant de désinvolture dans cette réponse, mais se sentant soulagé car il lui semblait qu'il ne pouvait s'agir du Saul de ses pénibles souvenirs, il répondit la conscience apaisée :

Et bien, j'ai brièvement connu un agriculteur

Israélite du nom d'André de Gioras dont les traits ne sont pas très différents des vôtres...

Et la conversation se poursuivit au rythme habituel des échanges anodins dans le conventionnalisme de la vie sociale.

Saul laissa alors paraître une fougue étrange dans son regard, comme s'il était extrêmement satisfait par son destin, attendant l'occasion de mettre à exécution ses sinistres projets de vengeance.

Un mobile obscur et inavouable le retenait à Rome, alors que de nombreuses affaires commerciales exigeaient sa présence à Massilia, où son nom était lié à d'importantes négociations d'ordre financier et matériel. Ce mobile était l'intense désir de se faire remarquer par la jeune épouse de Pline, dont le regard semblait l'attirer vers un abîme d'amour violent et incontrôlable.

Dès l'instant où il l'avait vue dans sa robe de mariée, l'heureux jour de ses noces, il semblait avoir découvert la créature idéale de ses rêves les plus profonds et les plus lointains.

En réalité, les fils de ses anciens maîtres méritaient son respect et toute sa considération ; mais une force supérieure à tous ses sentiments de gratitude le poussait à vouloir posséder Flavia Lentulia, à tout prix, et cela même à celui de sa propre vie.

Ces beaux yeux rêveurs, sa grâce aimante et spontanée, son intelligence lucide et délicate, toutes ses qualités physiques et spirituelles qu'il avait subtilement observées durant les quelques jours de son séjour en ville, l'autorisaient à croire que cette femme était bien celle de ses rêves.

Et c'est plongé dans le tourbillon de ses sombres pensées que deux mois s'écoulèrent dans l'attente inavouable et angoissante, sans qu'il perde la moindre occasion de démontrer à Flavia l'intensité de son affection, de son admiration et de son estime sous le regard amical et confiant de Pline.

Dans la solitude de ses inquiétudes profondes, Saul se disait que, si elle l'aimait et si elle répondait à la passion violente de son esprit impétueux et égoïste, il oublierait à jamais d'exercer la vengeance qu'il planifiait sur le cœur de son père en allant chercher le jeune Marcus Lentulus et en le ramenant à son foyer, effaçant ainsi son passé de visions ténébreuses. Néanmoins, si le contraire se produisait, il exécuterait ses projets diaboliques en se laissant enivrer par le vin haineux de la mort.

À cette époque, l'année 47 suivait son cours, et FuMa et sa fille se trouvaient, à nouveau, sous l'emprise de sentiments cruels et funestes.

En vain, Aurélia avait épousé Emilien Lucius qui ne correspondait en rien au type d'homme que son tempérament supposait avoir trouvé en Pline.

Et ce fut ainsi qu'après les premiers désenchantements et les premières disputes dans l'ambiance domestique, sur les conseils de sa mère et en sa compagnie, elle chercha à recourir aux sciences étranges d'Arax, célèbre sorcier égyptien, qui avait une boutique de produits exotiques à proximité de l'Esquilin.

Tout le monde connaissait le commerce criminel d'Arax avec ses sources inépuisables de filtres miraculeux d'amour, d'infirmité et de mort, c'était un initié de l'ancienne Egypte, dévié néanmoins de la mission sacrosainte de la charité et de la paix dans sa violente passion pour l'argent de sa nombreuse clientèle romaine pleine à l'excès de vices tapageurs, œuvrant ainsi à la dissolution des coutumes les plus belles et les plus sacrées de l'institution familiale.

Explorant ses passions inférieures et ses habitudes vicieuses, le mage égyptien employait presque toute sa science spirituelle à l'exécution de tous les maléfices et de tous les crimes, provoquant d'énormes préjudices avec ses drogues toxiques et ses étranges conseils.

Discrètement sollicité par Fulvia et par sa fille, il fut informé des raisons de leur visite et à cet endroit même au milieu de grandes cornues, de sachets de plantes et de substances diverses, il prit sa tête dans ses mains, comme si son esprit pénétrait les moindres secrets du monde invisible devant un trépied de Delphes et bien d'autres ustensiles de sciences occultes avec lesquels, en grand psychologue, il cherchait à impressionner l'esprit influençable des nombreux consultants qui venaient trouver une solution aux problèmes de leur vie.

Au bout de longues minutes de concentration, les yeux brillant étrangement, le mage égyptien s'adressa à Aurélia, en lui affirmant avec ces mots impressionnants :

Madame, je vois devant moi les sombres tableaux de votre vie spirituelle dans un lointain passé!... Je vois Delphes, aux jours glorieux de son oracle et je contemple votre personne qui cherche à séduire un homme qui ne vous appartenait pas... Cet homme est le même aujourd'hui... Les mêmes âmes déambulent à présent dans d'autres corps et vous devez penser à la réalité des jours qui passent, en vous résignant à l'évidente séparation des lignes du destin !...

Aurélia l'écoutait à la fois surprise et effrayée, tandis que l'esprit astucieux de sa mère suivait cet entretien, touchée d'une impression indéfinissable.

Que me dites-vous? - répliqua la jeune femme au comble de sa sensibilité blessée. - D'autres vies ? Un homme qui ne m'appartenait pas ?... Mais qu'est-ce que tout cela veut dire?

Oui, notre esprit, en ce monde - rétorqua le sorcier avec une sérénité imperturbable -, vit une longue série d'existences qui enrichissent notre âme des plus grandes connaissances sur les devoirs qui nous incombent dans la vie !

Madame, vous avez déjà vécu à Athènes et à Delphes, pendant une longue période de profondes erreurs en matière d'amour, et vous sentant aujourd'hui proche de l'objet de vos ardentes passions coupables d'autrefois, vous pensez pouvoir à nouveau satisfaire vos désirs violents et indignes !...

De nombreuses créatures sont déjà passées par ici. À beaucoup d'entre elles, j'ai conseillé la persévérance dans leurs projets parfois injustifiables et médiocres ; mais dans votre cas, une voix parle plus fort à ma conscience. Si votre inconscience en arrive à provoquer cet homme honnête jusqu'à présent, il est possible que son cœur qui est aussi inquiet en vienne à répondre à vos caprices ; néanmoins, cherchez à ne pas vous livrer au dérèglement de cette provocation, car le destin l'a uni, à présent, à l'âme sœur qui est la sienne et un rude chemin d'amères épreuves l'attend à l'avenir pour consolider leur confiance mutuelle, leur affection et leur grandeur spirituelle !... Ne vous interposez pas sur le chemin de cette femme considérée par votre esprit comme une puissante rivale !... S'interposer entre elle et son époux serait aggraver vos propres peines, car en vérité votre cœur n'est pas prêt aux grands renoncements sanctifiants, et ce que vous supposez être un profond et sublime amour, n'est qu'un funeste caprice de votre cœur de femme obstinée et peu disposée à se sacrifier pour l'affection d'un compagnon aimant et loyal, mais plutôt à multiplier les amants par purs désirs artificiels...

Aurélia était livide en entendant ces paroles qu'elle considérait intrépides et offensantes.

Elle aurait voulu se défendre, mais une force puissante semblait comprimer sa gorge, annulant les efforts de ses cordes vocales.

Fulvia, néanmoins, prise de rancœur pour les expressions insultantes de cet homme, prit la défense de sa fille en l'accusant énergiquement :

Arax, sorcier impudent, que veux-tu dire par là ? Nous insultes-tu ? Nous pourrions faire tomber sur ta tête le poids de la justice de l'Empire en te faisant jeter en prison et en révélant à la société tes sinistres secrets !...

Et n'en n'auriez-vous pas aussi par hasard, noble dame ? - rétorqua-t-il imperturbable - ; seriez-vous sans faute pour ne pas hésiter à me condamner ?

Tremblante de haine, Fulvia se mordit les lèvres et s'exclama furieuse :

Tais-toi, infâme ! Ne sais-tu pas que tu as devant les yeux la femme d'un préteur ?

On ne dirait pas - murmura le sorcier avec une sereine ironie -, en effet les nobles matrones de cette lignée ne viendraient pas ici solliciter ma coopération pour commettre un crime... Et que dirait-on à Rome d'une patricienne qui se rabaisserait au point de venir voir, en cachette, un vieux sorcier de l'Esquilin ?

Il est vrai que j'ai beaucoup pratiqué le mal dans ma vie, mais tout le monde sait que je procède de la sorte et que je ne cherche pas l'ombre des bonnes situations sociales pour couvrir la laideur de mon existence misérable !... Même ainsi, je veux sauver la jeunesse de ta fille du sombre chemin de tes perversités, car dans l'hypothèse où elle suivrait tes intrigues de vipère en prenant la voie d'une épouse criminelle et infidèle, elle finira dans la prostitution et le malheur, foudroyée par la mort ignominieuse à la pointe d'une épée...

Fulvia aurait voulu répondre énergiquement aux insultes d'Arax en réfutant ces expressions injurieuses reçues comme une audace suprême, mais Aurélia, craignant de nouvelles complications et comprenant la culpabilité de sa mère, lui prit le bras, et toutes deux se retirèrent silencieusement sous le regard moqueur du vieil Égyptien qui s'était remis à empiler des sachets de plantes entre de nombreux vases remplis de substances étranges.

Mais il ne put que consacrer peu de temps à sa besogne solitaire et silencieuse.

Deux heures plus tard, un nouveau personnage frappait à sa porte.

Arax fut surpris en voyant ce juif sournois qui venait le voir. L'éclat de ses yeux, son nez caractéristique, l'harmonie de ses traits israélites, faisaient de cet homme, encore jeune, un personnage singulier et évocateur.

C'était Saul qui faisait appel aux mêmes méthodes mystérieuses, anxieux de posséder, à tout prix, l'épouse de Pline, en venant trouver le talisman ou l'élixir miraculeux du sorcier qui servirait ses néfastes desseins.

Reçu dans les mêmes circonstances que le furent les deux personnes précédentes, Saul exposa au devin ses tortures sentimentales à l'égard de cette femme honnête et digne.

Après l'habituelle concentration, près du trépied de Delphes où il faisait ses oraisons coutumières, Arax esquissa un léger sourire discret, comme s'il avait trouvé une étrange coïncidence de plus à ses grandes études de la psychologie humaine. Son hésitation, toutefois, ne dura qu'un instant car rapidement, il fit entendre une voix posée et sombre :

Juif ! - dit-il austèrement - loue le Dieu de tes croyances car ta face fut érigée de la poussière par les mains de l'homme qu'aujourd'hui tu t'engages à trahir... Les lois sévères de ta patrie ordonnent que tu n'en viennes pas à désirer, ni même par la pensée, la femme de ton prochain et encore moins la compagne dévouée et fidèle de l'un de tes plus grands bienfaiteurs.

Fais un pas en arrière sur ton triste et malheureux chemin ! Il fut un temps où ton Esprit vécut dans le corps d'un prêtre d'Apollon, au temple glorieux de Delphes... Tu persécutas alors une jeune femme des ministères sacrés, la conduisant à la misère et à la mort par tes égarements infâmes et déplorables. N'ose pas, à présent, l'arracher aux bras destinés à son soutien et à sa protection sur la face de ce monde !... Ne t'immisce pas dans le destin de deux créatures que les forces du ciel ont faites l'une pour l'autre !...

Le jeune juif, néanmoins, bien qu'impressionné par cette exhortation incisive, ne suivit pas l'orientation violente prise par les deux femmes qui le précédèrent lors de leur mystérieuse visite.

Il arracha une bourse pleine de pièces et la caressa des mains comme pour exciter la cupidité du devin, puis s'exclama d'une voix presque suppliante :

Arax, j'ai de l'or... beaucoup d'or et je te donnerai ce que tu voudras pour l'aide précieuse de ta science... Par amour pour tes dieux, obtiens-moi la sympathie de cette femme et je te récompenserai généreusement pour l'excellence de tes efforts...

Une lueur de sentiments étranges illumina le regard du mage égyptien en contemplant cette grosse bourse reluisante d'or et comme s'il la désirait vivement, il murmura avec plus de délicatesse :

Mon ami, tu n'es pas le seul à convoiter cette femme et je pense que tu devrais contribuer à ce qu'elle ne s'éloigne pas de la compagnie de son mari !...

Mais alors, il existe encore un autre homme ?

Oui, les signes du destin me révèlent que cette créature est aussi désirée par le frère de son époux.

Saul fit un geste d'irritation, amèrement tourmenté dans un élan de jalousie et murmura entre ses dents :

Ah ! Oui... je comprends mieux maintenant le voyage précipité d'Agrippa pour Avenio !...

Et haussant la voix comme s'il jouait la dernière carte de son ambition, il dit avec anxiété :

Arax, je te le demande encore une fois !... Fais tout ce que tu peux !... je te payerai royalement !...

Le front du mage se plissa à nouveau dans une attitude de profonde réflexion, comme si son esprit cherchait dans l'invisible quelques forces ténébreuses propices à ses funestes desseins.

Au bout de quelques minutes, il lui fit sur un ton bienveillant et amical :

Il semblerait qu'il y ait une occasion opportune à ton affection, d'ici quelque temps!...

Le jeune juif l'écoutait dans une angoissante expectative tandis que les affirmations continuaient :

Les signes de la destinée disent que pour consolider leur profonde affection, leur confiance réciproque et leur progrès spirituel, les deux conjoints sont destinés à de tristes épreuves d'ici quelques années ! Il se passera quelque chose que je ne peux préciser dans leur propre foyer qui les séparera. Je sais uniquement qu'ils vivront tous deux une longue période d'ascétisme et de pénible abnégation dans le contexte sacré de la famille... À cette occasion, peut-être, pourras-tu mon ami révéler cet amour ardemment convoité !...

Il se passera quelque chose alors? - demanda Saul, curieux et affligé dans ses questionnements sur ce sujet transcendant - mais que se produira-t-il qui les séparera au sein de leur foyer ?

Moi même je ne saurais le dire...

Et chacun d'eux sera contraint à un ascétisme fidèle et à un dévouement absolu ?

Le déterminisme de la destinée veut qu'il en soit ainsi, mais le mari ou sa compagne peut interférer dans ces épreuves en contractant une nouvelle dette morale ou en rachetant son douloureux passé avec les valeurs morales nécessaires aux souffrances en usant dans le déterminisme des épreuves purificatrices de sa bonne ou de sa mauvaise volonté...

Sache que les tendances humaines tendent plus vers le mal, rendant tes prétentions possibles à ce moment-là.

Et combien de temps devrai-je attendre pour que cela arrive ? - demanda l'affranchi profondément inquiet.

Quelques années.

Et tout effort avant cela serait inutile?

Parfaitement inutile. Je sais que mon noble client a de nombreux intérêts dans une cité lointaine et il serait juste que, pendant cet intervalle, il veille à ses affaires matérielles.

Saul fixa longuement cet homme qui semblait connaître les plus profonds secrets de sa vie alors qu'il passait ces commentaires au crible de sa conscience.

Il lui donna la bourse pleine, le remercia de son attention et lui promit de revenir en temps opportun.

Quelques jours plus tard à la veille de ses adieux, le jeune Juif profita de quelques minutes de pure et simple intimité avec la jeune Flavia pour lui adresser la parole en ces termes :

Noble dame - commença-t-il d'une voix presque timide mais avec la même lueur étrange de sentiments Inférieurs dans les yeux -, j'ignore les raisons qui me poussent à vous faire cette révélation, mais le fait est que je pars pour Massilia en gardant votre image au plus profond de ma pensée !...

Seigneur - lui fit Flavia Lentulia, en rougissant, contrariée -, je ne dois vivre en pensée qu'avec celui dont les dieux ont illuminé ma destinée !...

Noble Flavia - riposta le Juif subtilement, percevant que ce coup porté était prématuré et inopportun -, mon admiration ne se rattache pas à des sentiments indignes. Pour moi, vous êtes doublement respectable, non seulement par votre haute condition de patricienne, mais aussi pour être la compagne d'un des plus grands bienfaiteurs de ma vie.

N'ayez crainte quant à mes propos car dans mon cœur seul existe l'intérêt le plus loyal pour votre bonheur auprès du digne époux que vous avez choisi.

Je ressens pour vous ce qu'un esclave doit ressentir pour une bienfaitrice de son existence, car dans nia triste condition d'affranchi, je ne peux présenter à votre générosité les lettres de créance d'un frère qui vous vénère et vous estime beaucoup.

Très bien, seigneur Saul - dit la jeune femme, plus soulagée -, mon mari vous considère comme un frère qui lui est très cher et je m'honore de m'associer à ses sentiments.

Je vous en suis très reconnaissant - s'exclama Saul, hypocritement -, et puisque vous comprenez si bien ma pensée fraternelle, c'est avec l'intérêt d'un frère que je m'adresse à votre âme généreuse pour vous prévenir d'un danger...

Un danger ?... - dit Flavia, affligée.

Oui, je vous parle en toute discrétion et je vous demande de garder le plus grand secret quant à ces confidences fraternelles.

Et tandis que la jeune femme l'écoutait avec la plus grande attention, Saul poursuivit ses insinuations perfides.

Vous savez que Pline a failli être le fiancé de la fille du préteur Salvius Lentulus, votre oncle, aujourd'hui mariée avec Emilien Lucius ?

Oui... - répliqua la pauvre femme, l'âme oppressée.

Et bien, en tant que frère, je dois vous avertir que votre cousine Aurélia, malgré ses austères engagements matrimoniaux, n'a pas renoncé à l'homme de sa préférence du passé ; j'ai aujourd'hui été informé, par un ami, qu'elle a fait appel à divers sorciers de Rome dans le but de récupérer son amour d'autrefois, à tout prix !...

En entendant ces paroles perfides, Flavia Lentulia ressentit la première épine de sa vie conjugale et se sentit ardemment torturée par la plus âpre jalousie.

Pline résumait à ses yeux l'homme idéal et tout son bonheur de femme. Elle avait déposé dans son cœur tous ses rêves féminins, ses meilleurs et ses plus grands espoirs. Assaillie par la première contrariété de sa vie sociale dans la grande cité de sa famille, elle ressentit à cet instant, la soif dévorante d'un éclaircissement amical, d'un mot affectueux pour rétablir l'équilibre de son cœur à présent troublé par ces premiers tourments. Il lui manquait quelque chose pour compléter les nobles qualités de son cœur de femme, quelque chose qui devait être l'approche maternelle dans son éducation, car Publius Lentulus, dans son aveuglement spirituel, avait façonné son caractère dans l'orgueil de sa lignée, dans les fières traditions de ses ancêtres, sans développer les qualités de pondération que l'influence de Livia lui aurait justement apportées pour le plein épanouissement de ses sentiments.

La jeune patricienne sentit plier son cœur sous le coup d'une jalousie presque féroce ; mais appréhendant les devoirs qui lui incombaient en de telles circonstances, elle retrouva ses esprits pour réagir face à ce premier choc d'épreuves et fit son possible pour répondre au jeune Juif avec la plus sévère et la plus sage noblesse :

Je vous remercie, - dit-elle reconnaissante - et je comprends tout l'intérêt de cette information ; néanmoins, rien ne m'autorise à douter de la bonne foi de mon mari qui d'ailleurs à mes yeux de femme et d'épouse représente tous mes idéaux !

Madame - objecta le Juif en se mordant les lèvres -, dans son imagination fertile, l'esprit féminin, loin de la réalité, peut souvent se laisser tromper par les apparences...

Je suis soulagé de vous entendre et je loue votre confiance illimitée ; néanmoins, soyez convaincue qu'à tout moment, vous trouverez en moi le sincère défenseur de votre bonheur et de vos vertus !...

Cela dit, Saul de Gioras lui fit des adieux attentionnés, laissant la pauvre jeune femme perplexe, remplie d'amertume.

Les premières peines avaient touché la vie conjugale de Flavia Lentulia sans qu'elle sache conjurer le danger qui menaçait son bonheur à jamais.

Cette nuit-là, Pline Sévérus ne trouva pas chez lui la créature douce et adorable pleine de dévouement et d'amour profond. Dans l'intimité de leur chambre, prise d'une tristesse amère et incompréhensible, sa compagne lui fit des récriminations déplacées et inopportunes qui marquèrent entre eux les premières altercations qui peuvent ruiner à jamais, au cours d'une vie, le bonheur d'un couple quand les cœurs ne sont pas suffisamment préparés à la compréhension spirituelle dans le cadre des épreuves de rémission, même si la route divine de leurs âmes jumelées est un chemin glorieux vers les destinées les plus élevées.

Quelques jours plus tard, Saul retournait à Massilia espérant réaliser quelques affaires afin de revenir à Rome dans les moindres délais.

Et la vie de nos personnages se poursuivait dans la capitale de l'Empire avec presque les mêmes caractéristiques.

Le sénateur Lentulus continuait plongé dans ses cogitations d'ordre politique, se rendant aussi souvent que possible chez sa fille où il avait de très longs entretiens avec Calpurnia sur le passé et les besoins du présent.

Quant à Livia, éloignée contre son gré de sa fille par la force des circonstances, mais aussi de sa meilleure amie du passé par incompréhension, et toujours maintenue à distance par son mari dans leur intimité, elle s'était réfugiée dans l'amitié dévouée d'Anne et se consacrait aux prières les plus ferventes et les plus sincères.

Quotidiennement, toutes deux priaient dans leur pénible solitude au pied de cette croix brute que Siméon leur avait donnée à l'heure extrême.

Très souvent, en extase, elles remarquaient que le petit crucifix était frappé d'une lumière très délicate, alors qu'elles semblaient entendre au loin, dans le sanctuaire de leur cœur et de leurs pensées, des exhortations singulières et merveilleuses.

On aurait dit que la voix douce et amicale de l'apôtre de Samarie revenait du royaume de Jésus pour leur enseigner la foi, l'accomplissement du devoir de charité fraternelle, la résignation et la pitié. Toutes deux pleuraient alors comme si dans leur âme sensible et affectueuse vibraient les harmonies d'un divin prélude à la vie céleste.

À cette époque, instruite par quelques chrétiens plus humbles, Anne informa sa maîtresse des réunions dans les catacombes.

Il n'y avait que là que pouvaient se réunir les adeptes du christianisme naissant, car depuis son apparition dans la société romaine, leurs idées étaient considérées comme subversives et nuisibles.

L'Empire fondé sous Auguste qui était l'image au monde de l'État le plus fort de tous les temps depuis les conquêtes démocratiques de la République, ne tolérait aucun regroupement de partisans en matière de doctrines sociales et politiques.

On constatait à Rome ce qui se produit de nos jours avec les nations modernes qui oscillent entre les formes gouvernementales les plus diverses, entre les extrémismes et l'ignorance de l'homme qui s'obstine à ne pas comprendre que la réforme des institutions doit commencer d'abord au fond des êtres.

Les seules associations admises étaient, à cette époque, les coopératives funéraires, vu leurs programmes de pitié et de protection pour ceux qui ne pouvaient déjà plus déranger les pouvoirs temporaires de César.

Persécutés par les lois qui ne toléraient pas leurs idées rénovatrices, traitées avec aversion par les forces puissantes des traditions antiques, les adeptes de Jésus n'ignoraient pas leur avenir d'angoisses et de souffrances. Quelques décrets plus rigides les obligeaient à occulter leur croyance, même si le gouvernement de Claudius cherchait, toujours, à maintenir l'ordre et l'équilibre, sans faire trop d'excès dans l'exécution de ses desseins.

Quelques compagnons plus éclairés dans leur foi préconisaient publiquement ses thèses dans des épîtres au goût de l'époque ; mais bien avant les sinistres crimes de Domitius Néron, les premiers chrétiens vivaient déjà dans l'affliction, dans l'angoisse, à accomplir de tristes besognes. Malgré tout, les réunions bien qu'absolument secrètes avaient lieu périodiquement dans les catacombes. Un grand nombre d'apôtres de la Palestine passaient par Rome, apportant à leurs frères de la métropole les prêches les plus édifiants et les plus consolateurs.

Là, dans le silence des grands rochers dans des cavernes abandonnées par le temps, on entendait des voix profondes et édifiantes qui commentaient l'Évangile du Seigneur ou louaient les sublimités de son royaume, au-dessus de tous les pouvoirs précaires de la perversité humaine.

Des torches étincelantes illuminaient ces abris souterrains que la végétation protégeait, tandis que des portes en pierre laissaient une impression d'angoisse, de tristesse et de suprême abandon.

Chaque fois qu'un pèlerin plus dévoué arrivait en ville, le même avertissement était fait à tous les convertis.

Le signe de la croix, sous n'importe quelle forme, était le mot de passe silencieux entre frères de croyance ; fait d'une manière particulière, il signifiait un avertissement dont le sens était immédiatement compris.

Au travers de ces communications incessantes, Anne était au courant de tout ce qui se passait dans les catacombes et informait sa maîtresse de tous les faits survenus à Rome concernant la doctrine rédemptrice du Crucifié.

C'est ainsi que lorsqu'on annonçait l'arrivée d'un apôtre venu de Galilée ou des régions frontalières, Livia faisait en sorte de s'y rendre accompagnée de sa dévouée et fidèle servante. Elle faisait le chemin à pied, bien que portant à présent des habits de patricienne, conformément à l'autorisation de son mari pour professer librement ses croyances. Elle savait que pour la société son attitude représentait un grave danger, mais le sacrifice de Siméon avait été un signe de lumière qui éclairait sa destinée sur terre. Elle avait acquis du courage, de la sérénité, de la résignation et une certaine connaissance d'elle-même pour ne jamais tergiverser au détriment de sa foi ardente et pure. Si ses anciennes relations amicales à Rome attribuaient sa transformation profonde à la démence ; si son mari ne la comprenait pas et si Calpurnia et Pline creusaient encore davantage le grand abîme que Publius avait ouvert entre elle et sa fille, son esprit trouvait dans la croyance un chemin divin pour fuir toutes les amertumes sur terre, sentant que le Divin Maître de Nazareth apaisait les ulcères de son âme et s'apitoyait sur son cœur déchiré par l'angoisse. Sa foi était comme une torche lumineuse qui illuminait la pénible route sur laquelle rayonnaient les lueurs de la confiance humaine en la providence divine qui transforme les douloureuses épreuves de la terre en avant-goût des joies infinies de l'éternité.

TRAGÉDIES ET ESPOIRS

La vie quotidienne est toujours prosaïque, sans fantaisie ni rêves.

Ainsi s'écoulait l'existence des personnages de ce livre, dans la toile vivante des réalités nues et pénibles dans leur environnement sur terre.

Ceux qui atteignent certaines positions sociales, tout comme ceux qui s'approchent du crépuscule de la vie fragmentaire de la terre, ont peu de choses à raconter sur les jours qui passent.

Il est une période dans l'existence de l'homme où il lui semble ne plus avoir la force psychique nécessaire à son Coeur pour renouveler ses rêves et ses aspirations premières, se figurant ainsi que sa situation spirituelle est cristallisée ou stationnaire. Au fond de lui, il n'y a plus de place pour de nouvelles illusions ou pour faire refleurir de vieilles espérances, et l'âme, comme dans une pénible période d'expectatives et de silence forcé, tombe en chemin et contemple ce qui passe, prisonnière de la routine, des semaines monotones et anodines.

À présent, en l'an 57, la vie des acteurs de ce malheureux drame se présente presque invariablement dans la répétition sans fin de ces épisodes ordinaires et angoissants.

Seul un grand changement eut lieu chez Calpurnia.

Dans la radieuse expression de sa vitalité physique, Pline Sévérus avait déjà reçu les plus grandes distinctions de la part des organisations militaires qui garantissaient la stabilité de l'Empire. De longs séjours périodiques en Gaule et en Espagne lui avaient valu de prestigieuses décorations, mais en son for intérieur, la vanité et l'orgueil avalent intensément proliféré, malgré la générosité de son cœur.

Les premières âpres jalousies de son épouse furent suivies de conséquences néfastes et regrettables.

Aux projets criminels de Saul étaient venues s'ajouter les confidences perfides de ses amies sournoises, et Flavia Lentulia, loin de jouir du bonheur conjugal auquel elle avait droit par ses qualités élevées de cœur, était tombée sans s'en rendre compte, vu sa jalousie démesurée, dans les ténébreux abîmes de la souffrance et des épreuves.

Pour un homme tel que Pline, il était bien plus facile de substituer le milieu familial à celui des festivités bruyantes du cirque en compagnie de femmes de joie qui ne manquaient pas en tous lieux dans la métropole du péché.

Rapidement, l'amour de son épouse fut remplacé par l'affection superficielle de nombreuses maîtresses.

En vain, Calpurnia chercha à intercéder avec ses bons offices en lui donnant des conseils plein d'affection, mais la jeune épouse de l'officier romain persévérait dans son martyre constant et silencieux.

Les rares plaintes de Flavia étaient gardées pour le cœur généreux de la mère de son mari ou bien confiées à son père lors de confidences amères et pénibles.

Comprenant l'importance de la coopération féminine dans la régénération des coutumes et dans la revalorisation du foyer et de la famille, Publius Lentulus Incitait sa fille à la plus grande résignation et à la tolérance, en lui faisant comprendre que la femme d'un homme est l'honneur de son nom et l'aliment de sa vie et que, pendant qu'un mari se pervertit pris dans le tourbillon des passions effrénées, raillant tous les dons de la vie, il suffit parfois d'une larme de son épouse pour que la paix conjugale revienne à briller dans le ciel sans nuages de l'affection pure et réciproque.

Pour l'esprit de Flavia, la parole paternelle avait un fond de réalité indéniable et elle cherchait à s'appuyer sur ses promesses et sur ses conseils, jugés précieux, en attendant que son mari revienne un jour à son amour parmi les bénédictions du chemin.

Pendant ce temps, Pline Sévérus dépensait au jeu et aux plaisirs une véritable fortune. Sa prodigalité avec les femmes était devenue légendaire dans les lieux les plus élégants de la cité, et il revenait de temps à autres dans sa famille où, d'ailleurs, tout était fait pour éclairer tendrement son esprit dévié du droit chemin.

La mort du vieux préteur Salvius Lentulus, peu avant l'an 50, avait contraint la famille de Publius et les proches de Flaminius aux protocoles sociaux auprès de Fulvia et de sa fille, à l'occasion des hommages prêtés aux cendres du défunt qui, enveloppé du mystère de sa passivité résignée et incompréhensible, avait quitté le monde.

Cette occasion avait suffi pour qu'Aurélia en profite. Un regard, une rencontre, une parole et le fils cadet de Flaminius, passionné par les beautés coupables, renoua les liens affectifs qu'un amour sanctifié et pur avait rompu auparavant.

Bientôt, tous deux étaient remarqués dans les théâtres, dans les cirques ou lors des grands rassemblements sportifs de l'époque avec des regards significatifs dans les yeux.

De toutes ces douleurs, Flavia Lentulia en fit un calvaire d'agonies silencieuses dans le foyer que sa fidélité honorait. Dans ses méditations silencieuses, combien de fois avait-elle regretté ses altercations du passé pleines d'une jalousie injustifiable qui avaient ouvert la première porte aux déviations de son mari des devoirs sacrés de la famille. Mais dans son orgueil de patricienne, elle se disait qu'il était trop tard pour s'en repentir et qu'au fond son unique recours était d'attendre le retour de son mari à son cœur fidèle et dévoué en toute humilité et avec beaucoup de patience. Dans ses moments de chagrin, elle écrivait des pages amères et lumineuses qui traduisaient des pensées élevées, tantôt implorant la pitié des dieux dans de ferventes suppliques, tantôt décrivant ses angoisses personnelles dans des vers émouvants que seul lisait son père qui, pleurant d'émotion, se demandait souvent si la malchance conjugale de sa pauvre fille n'était pas aussi un héritage singulier et malheureux.

Vers l'an 53, disparaissait dans de tragiques circonstances emporté par les bras obscurs de la mort, l'un des personnages les plus marquants de cette histoire.

Il s'agissait de Fulvia qui, deux ans après le décès de son compagnon, révélait de sérieuses perturbations mentales ainsi que d'inquiétants troubles organiques résultant de ses extravagances passées.

Des plaies cancéreuses dévoraient ses centres vitaux et durant deux années, son corps amaigri dut supporter les positions les plus pénibles et incommodes pour trouver le repos, tandis que ses yeux inquiets et écarquillés dansaient dans leur orbite, comme si dans ses hallucinations, elle était obligée de voir les scènes les plus sinistres et les plus ténébreuses.

Dans ces moments, elle ne bénéficiait pas du dévouement de sa fille qu'elle n'avait pas su élever, toujours affairée à ses constants engagements festifs, à ses rencontres et à ses nombreuses réunions mondaines.

Mais la miséricorde divine, qui n'abandonne pas les êtres les plus misérables, lui avait donné un fils affectueux et compatissant pour ses douleurs expiatoires.

Emilien Lucius, le mari d'Aurélia, était de ces hommes dignes et valeureux, doté d'une rare patience et des vertus familiales les plus élevées.

Des nuits d'affilée, il veillait la malheureuse petite vieille que les douleurs physiques punissaient impitoyablement par le calvaire d'atroces supplices.

Dans ses derniers jours, ses paroles étaient saccadées et tourmentées. Tard dans la nuit, alors que les esclaves se reposaient vaincus par la fatigue et le sommeil, il lui semblait que son ouïe de démente s'affinait étonnamment pour entendre les bruits épouvantables de l'invisible, elle adressait des injures à ses anciennes victimes qui revenaient des sphères spirituelles les plus basses pour encercler son lit de souffrance et de mort. Les yeux démesurément ouverts comme si elle fixait des visions fatidiques et horribles, la pauvre petite vieille s'exclamait en s'agrippant à son gendre, au comble de ses crises fréquentes de terreur et de désespoir inconscient :

Emilien !... - s'écriait-elle l'air effrayé. - Cette chambre est pleine d'êtres monstrueux!...

N'entends-tu pas ? Ecoute bien... J'entends leurs durs reproches et leurs sinistres éclats de rire!... As-tu connu Sulpicius Tarquinius, le grand licteur de Pilate ?... Le voilà qui arrive avec ses légionnaires masqués d'ombre !... Ils me parlent de la mort, ils me parlent de la mort!... Aide-moi, mon fils !... Sulpicius Tarquinius a un corps de dragon qui me terrifie !...

Des crises de hoquet et des larmes succédaient à ces observations angoissantes.

Calme-toi, mère ! - lui disait le militaire, consterné jusqu'aux larmes. - Ayons confiance en la bonté infinie des dieux !...

Ah !... les dieux ! - s'écriait à présent la malheureuse dans des éclats de rire hystériques - les dieux... - où sont donc les dieux de cette maison infâme ? Emilien, Emilien, c'est nous qui avons créé les dieux pour justifier les écarts de notre vie ! L'Olympe de Jupiter est un mensonge nécessaire à l'État... Sur terre, nous ne sommes qu'un crâne orné d'une poignée de poussière !... Le seul endroit qui existe, en fait, est l'enfer où se trouvent les démons avec leurs tridents embrasés !... Les voici qui arrivent en d'obscures phalanges !...

Et se serrant fortement contre la poitrine de l'officier, elle criait éperdument, comme si elle cherchait à cacher *on visage des ombres menaçantes :

Jamais vous ne m'emmènerez, maudits !... Arrière, canailles !... J'ai un fils qui me défend de vos sinistres attaques !...

Emilien Lucius caressait avec bonté les cheveux blancs de la malheureuse femme, l'incitant à implorer la miséricorde des dieux pour qu'ils apaisent ses rudes Souffrances.

D'autres fois, comme si elle avait la conscience éveillée par une lueur divine, Fulvia Procula disait plus calmement au fils que le destin lui avait donné :

Emilien, j'approche de la mort et j'ai besoin de confesser mes fautes et mes grandes faiblesses ! Pardonne-moi, mon fils, si je t'ai donné tant de travail ! Mon existence misérable fut une longue suite de crimes dont les horribles taches ne pourront même pas être lavées par les larmes de la maladie qui à présent me conduit aux secrets impénétrables de l'autre vie ! Jamais, néanmoins, je ne suis parvenue à mesurer les amertumes terribles qui m'attendaient. Aujourd'hui, dans les ombres pesantes de l'âme, je sens ma conscience se noircir du charbon éteint du feu des passions sinistres qui ont dévoré ma misérable destinée !... J'ai été une épouse déloyale, impitoyable, et une mère dénaturée...

Qui aura pitié de moi, s'il est une lumière spirituelle après les cendres du tombeau ? De ce lit de démence et d'agonie désespérée, je vois le défilé incessant d'hideux fantômes qui semblent m'attendre aux portes de la sépulture !... Tous proclament mes crimes du passé et jubilent en voyant les souffrances qui me traînent vers la tombe !

Sans une croyance sincère, je me sens livrée à ces dragons de l'impondérable qui me poussent à évoquer mon passé criminel et sombre !...

Un torrent de larmes de componction et de repentir suivit ces instants vertigineux de raisonnement et de lucidité.

Emilien Lucius caressait avec tendresse son visage rugueux, se plongeant lui-même dans de douloureuses pensées.

Ce tableau lancinant était bien la fin déchaînée d'une existence d'erreurs tumultueuses.

Oui... il comprenait tout maintenant. La rébellion de son épouse, son incompréhension, les heurs au sien de leur foyer, cette soif insatiable de fêtes bruyantes en compagnie d'amis qui n'étaient pas les siens, devaient être les fruits amers d'une éducation viciée et déficiente. Mais son cœur était plein d'une générosité sans limites. Cet esprit valeureux comprenait la situation, et celui qui comprend pardonne toujours.

Une nuit alors que la malade manifestait des crises accentuées et profondes, le bon officier ordonna aux servantes de se retirer.

La pauvre folle parlait toujours comme prise d'une énergie inépuisable et incompréhensible.

Une sueur copieuse inondait son front sous le coup d'une forte fièvre.

Emilien - criait-elle désespérément -, où est Aurélia qui n'est pas à mon chevet à la veille de ma mort ? Tout comme les fausses amitiés de ma vie, aurait-elle, elle aussi, horreur de mon corps ?

Aurélia - expliqua généreusement l'officier - a dû s'absenter aujourd'hui en raison d'un engagement avec ses amis concernant l'organisation de quelques services sociaux !

Ah ! - s'exclama la démente dans un éclat de rire sinistre - les services sociaux... les services sociaux !... Comment peux-tu croire cela, mon fils ? Ta femme, à cette heure, doit être aux côtés de Pline Sévérus, son ancien aimant dans quelque endroit suspect de cette misérable cité !...

Emilien Lucius fit son possible pour que la malheureuse démente ne continue pas ses terribles et impressionnantes révélations, mais Fulvia continuait ses aveux tragiques et consternants :

Non, ne m'empêche pas de continuer... - fit-elle désespérément. - Ecoute-moi encore !

Toutes mes accusations sont la criminelle réalité... Très souvent, la vérité est avec ceux qui ont sombré dans la démence !... C'est moi qui ai induit ma malheureuse fille aux infidélités conjugales... Pline Sévérus était l'ennemi qu'elle devait vaincre en tant que femme... Je lui al facilité l'adultère qui s'est consommé sous ce toit !... Rends-toi compte, mon fils, de l'énormité de ma faute !... Sois horrifié, mais pardonne-moi !...Et surveille ta femme pour qu'elle ne continue pas à te trahir avec ses viles perfidies et pour qu'elle n'en vienne pas un jour à pourrir lamentablement comme moi, dans un lit de soie parfumée !...

Le généreux militaire suivait bouche bée et affligé, ces révélations surprenantes.

Alors sa femme, tout en ne le comprenant pas dans son idéalisme, le trahissait aussi honteusement au sein même du sacro-saint foyer ? De douloureuses émotions remplissaient son cœur, mais toutes ces paroles n'étaient peut-être que le fruit d'un simple délire fébrile, d'une démence incurable. Un doute horrible et impitoyable était venu s'installer dans son cœur angoissé. Quelques larmes coulèrent de ses grands yeux tristes, tandis que la malade faisait une trêve à ses désolantes révélations.

Mais quelques minutes plus tard, d'une voix retentissante, elle continua :

Et Aurélia ? Que fait Aurélia qui ne vient pas ? Où se trouve donc ma- pauvre fille criminelle et infidèle ? Demain, mon garçon, je devrai te confier les infâmes secrets de notre misérable existence.

Quelqu'un, néanmoins, pénétra dans la pièce contigûe, prudemment et en silence. C'était Aurélia qui revenait d'une fête bruyante où le vin et les plaisirs avaient abondamment coulé.

Après avoir franchi la porte voisine, elle put encore entendre les derniers mots prononcés par sa mère, au comble de la fièvre et d'un désespoir maladif. Elle, qui venait juste d'entendre ses tristes révélations, se dit que la malade accomplirait sa terrible promesse le lendemain. Immédiatement, elle se mit à examiner toutes les possibilités afin de mettre à exécution l'idée ténébreuse qui avait traversé son esprit malheureux et criminel. Ses yeux étaient vitreux de colère sous le joug d'une pensée morbide qui avait subitement effleuré son cœur glacial et impitoyable.

Elle ôta ses habits de fête et se mit à l'aise, puis elle ouvrit une nouvelle porte et se dirigea vers le lit de sa mère qu'elle caressa sournoisement tandis que son mari incompris la dévisageait, le cerveau bouillonnant et torturé sous l'emprise des doutes les plus acerbes.

Mère, que se passe-t-il ? - demanda-t-elle feignant l'inquiétude. - Tu es fatiguée... tu dois te reposer un peu.

Fulvia l'a regarda profondément comme si une lueur de lucidité avait soudain éclairé son esprit abattu. La présence de sa fille tranquillisait quelque peu son cœur endolori et sa conscience meurtrie. Elle s'assit avec effort sur le lit, caressa les cheveux de sa fille, comme elle avait toujours l'habitude de le faire dans l'intimité, puis elle se coucha, semblant mieux disposée à se détendre.

Se disant que sa présence n'était plus nécessaire à présent, Emilien Lucius se retira, tandis qu'Aurélia continuait à parler simulant de la tendresse :

Mère, veux-tu une dose de calmant pour te reposer ?

La pauvre folle, dans son inconscience spirituelle, fit un signe affirmatif de la tête.

La jeune femme se rendit dans sa chambre et retira un petit tube d'un de ses meubles favoris. Elle laissa tomber quelques gouttes de sédatif dans un verre en se disant : - « Oui !... un secret reste toujours un secret... et seule la mort peut convenablement le garder !... »

Puis elle se dirigea sans hésitation vers le lit de sa mère où, depuis plus de deux ans, gisait la malheureuse rongée par le cancer et tourmentée par les visions les plus sinistres et les plus ténébreuses.

En un instant, l'horrible empoisonnement fut accompli. Une fois la potion malveillante et violente administrée, Aurélia demanda à deux esclaves de veiller sur la patiente endormie, comme elle le faisait d'habitude lorsqu'elle revenait de ses nuits tapageuses et attendit ainsi le résultat de son acte criminel injustifiable.

Deux heures plus tard, sous l'action du corrosif qui était un de ces mystérieux filtres homicides de l'époque, Fulvia présentait des signes évidents de suffocation.

À l'appel affligé des servantes, tout le monde dans la maison se mit en alerte vu l'état de détresse de la malade. Emilien Lucius contempla ses yeux qui s'éteignaient derrière le voile de la mort et en vain chercha à faire en sorte que l'agonisante lui dît encore un mot. Ses membres froids se raidissaient lentement et de sa bouche s'échappait une écume rosâtre.

Ce fut inutilement que dans ces derniers instants, des experts en médecine furent appelés. À cette époque, pas même les esculapes ne connaissaient les secrets anatomiques de l'organisme, il n'y avait pas non plus de technique policière pour enquêter sur les causes profondes des morts mystérieuses. L'empoisonnement de Fulvia fut mis sur le compte des maladies incompréhensibles qui, plusieurs mois durant, avaient miné toutes ses fonctions vitales.

Toutefois, cette agonie rapide n'était pas passée inaperçue aux yeux d'Emilien et vint encore ajouter un fâcheux doute supplémentaire aux amères pensées qui tourmentaient son âme.

Aurélia fit de son mieux pour jouer la comédie des sentiments en de telles circonstances et après de courtes cérémonies, vu la décomposition avancée du cadavre qui les força à incinérer le corps quelques heures plus tard, l'ancien foyer du préteur Salvius Lentulus devint l'abri de deux cœurs qui se haïssaient mutuellement.

Si l'épouse infidèle, peu après les premiers jours de deuil, retourna à sa vie de plaisirs effrénés, Emilien Lucius ne put jamais oublier les révélations de Fulvla, la veille de sa mort. Il s'enveloppa alors d'un voile de tristesse qui couvrit son cœur pendant plus de deux ans.

En 54, Domitius Néron prit le pouvoir, se faisant accompagner d'une cour d'auliques pervers et de concubines dépravées aussi nombreuses que débauchées.

Agrippine reconnut trop tard l'inconvenance de son autorité maternelle en obligeant l'empereur Claudius à approuver le mariage de leur fille Octavie avec celui qui, plus tard, l'éliminerait avec les plus grandes subtilités de la perversité.

Le forum et le sénat reçurent, avec effroi, la sombre nouvelle de la proclamation du nouveau César par les légions prétoriennes, non pas tant pour sa personne, mais parce qu'ils savaient d'avance que ce prince ignorant et cruel serait un jouet facile entre les mains des esprits les plus ambitieux et les plus pervers de la cour de Rome.

Toutefois, la série de sinistres crimes perpétrés impunément pour que Domitius Néron accède aux coulisses du pouvoir suprême fut telle que personne n'osa protester.

En l'an 56, l'empoisonnement du jeune Britannicus donnait des frissons de terreur à tous les patriciens.

Des mesures ignominieuses furent mises en pratique pour humilier les sénateurs de l'Empire qui ne parvinrent pas à mettre à exécution leurs protestations formelles. Toutes les familles les plus importantes de la cité savaient qu'elles avaient face à elles les filtres empoisonnés de Locuste, la tyrannie et la perversité d'un Tigellinus ou le poignard d'un Anicetus.

La mort inattendue de Britannicus provoqua néanmoins un certain mécontentement et donna l'occasion à quelques esprits plus valeureux de se manifester.

Emilien Lucius était de ceux-là et il se trouva bientôt sérieusement menacé de bannissement, il était même surveillé par de nombreux sbires de l'Empereur.

Le généreux officiel chercha à se tenir le plus possible à l'écart afin d'éviter tous conflits éventuels. Ses angoisses personnelles s'aggravèrent et ses réflexions devinrent plus profondes et plus contrariantes...

C'est ainsi qu'un beau jour, alors qu'il rentrait chez lui aux premières heures d'une nuit paisible, contrairement à ses habitudes, il nota que montaient des appartements de son épouse des voix animées et joyeuses. Il s'aperçut qu'Aurélia et Pline s'enivraient du vin de leurs plaisirs dépravés et sous ses yeux épouvantés, il vit sa femme le trahir dans le lit conjugal.

Emilien Lucius ressentit un pincement plus aigu dans son cœur sensible et généreux en constatant de ses propres yeux cette réalité cruelle. Il eut envie de convoquer son amant au champ d'honneur pour mourir ou l'éliminer, mais il se dit, simultanément, qu'Aurélia ne méritait pas un tel sacrifice.

Dégoûté par tout ce qui se rapportait à son époque et se sentant vaincu par les malheurs de son triste sort, le noble officier se retira dans l'ancien cabinet du préteur Salvius devenu le siège de ses travaux quotidiens où il prit de sinistres et pénibles résolutions. Il ouvrit une vieille armoire où étaient alignés des petits flacons, en retira l'un d'eux d'une forme un peu spéciale afin de satisfaire les amères projets de son esprit accablé.

Devant le verre de ciguë, son cerveau endolori se perdit pendant quelques minutes dans des conjectures poignantes, mais en étudiant intimement toutes ses chances de bonheur, au comble du désespoir, il se dit qu'à la trahison de son épouse, aux menaces de proscription et de bannissement ou à la possibilité d'être attaqué dans l'ombres, il préférait choisir ce qu'il considérait comme la dernière consolation, la mort.

Et en un instant, sans que ses amis spirituels n'aient eut le temps de le dissuader de ce terrible projet si subit fut ce geste désespéré et irréfléchi, il avala le contenu du petit verre puis reposa sa tête encore jeune sur ses bras, étendu sur un lit du triclinium installé dans son ancien cabinet décoré de marbres et plein de précieux parchemins.

L'horrible mort ne se fit pas trop attendre et dans le large cercle de ses relations amicales, tandis qu'Aurélia jouait à nouveau le simulacre de ses chagrins imaginaires, on ne disait pas que le suicide d'Emilien était la conséquence directe de ses profondes désillusions conjugales, mais le fruit de la tyrannie politique du nouvel empereur, sous le règne duquel tant de crimes étaient quotidiennement commis dans l'ombre.

Seule à présent pour agir sur le terrain, Aurélia s'adonna librement à ses excès, amplifiant ses tendances néfastes et cherchant à retenir chaque fois davantage auprès d'elle l'homme qu'elle préférait, objet de ses ambitions effrénées.

Chez les Lentulus et les Sévérus, la vie ne cessait d'égrener son rosaire d'infortunes.

En 57, cela faisait plus de cinq ans que Saul de Gioras était définitivement installé à Rome, sans avoir renoncé à ses désirs et ses projets concernant la femme de son ami et bienfaiteur. Il avait consolidé sa fortune dans le commerce de peaux venues d'Orient et ne perdait jamais la moindre occasion de prouver l'excellence de sa situation matérielle à la femme convoitée depuis de longues années. Mais Flavia Lentulia, émouvante et silencieuse, avait fait de son existence un calvaire de résignation.

La vie sociale de son mari était pour elle un supplice moral prolongé et douloureux. D'ailleurs, de temps en temps, Saul y faisait indirectement référence dans le but d'attirer son attention sur son affection, mais la pauvre femme ne voyait en lui qu'un ami ou un frère. En vain, le jeune Juif lui témoignait son admiration personnelle par des gestes d'une extrême gentillesse, cherchant à lui offrir sa compagnie ; mais la vérité était que les appels de son âme impétueuse et passionnée ne trouvaient pas d'écho dans le cœur de cette femme qui agrémentait de douleur la dignité de son mariage.

Touché par l'expression de sa fortune, Arax nourrissait ses espérances sans le laisser s'égarer dans ses dangereux instincts.

Pline Sévérus ne revenait que rarement chez lui, prétextant différentes tâches ou de nombreux voyages pour justifier la continuité de son absence. Il ne soupçonnait même pas que ses dépenses astronomiques ruinaient peu à peu ses ressources financières, conduisant également ses proches à l'épuisement de tous leurs recours.

Parfois, il avait des entretiens affectueux avec sa femme à qui il se sentait attaché par les liens d'un amour éternel et profond, mais les séductions du monde étaient déjà fortement enracinées dans son cœur pour en être extirpées. En son for intérieur, il aurait désiré retourner au calme de son foyer, à sa vie aimante et tranquille ; mais le vin, les femmes et les milieux ostentatoires étaient une obsession permanente pour son esprit faible. D'autres fois, bien qu'aimant sa femme tendrement, il ne lui pardonnait pas sa supériorité morale et s'irritait de l'humilité qu'elle témoignait face à ses frasques, et retournait se jeter dans les bras d'Aurélia, telle une victime indécise entre les forces du bien et du mal.

En l'an 57, la santé de Calpurnia ébranlée à l'extrême, obligea sa famille à se réunir autour du lit de la généreuse matrone. Pour la première fois, depuis le mariage de son frère, Agrippa Sévérus revint de ses longues aventures à Massilia et à Avenio pour être auprès de sa mère malade et abattue et répondre à ses émouvants appels. Pour lui retrouver Flavia Lentulia et participer avec elle au bonheur de l'ambiance familiale, revint à raviver l'ancien volcan endormi.

D'un coup d'œil, il comprit la situation conjugale de Pline et chercha à substituer son affection auprès de son épouse douce et dévouée. Il aurait désiré lui confier son amour ardent et malheureux, mais il gardait dans son cœur un sublime respect fraternel pour cette femme qui avait confiance en lui comme en un frère bien-aimé.

Ce fut ainsi qu'entre les phases d'amélioration de la vieille patiente, Flavia accepta sa compagnie pour se distraire lors de spectacles dans la ville agitée de l'époque.

Cela suffit pour que Saul envenimât les événements en soupçonnant dans ces expansions innocentes, une liaison bien moins digne qui remplissait son cœur violent et irascible d'une effroyable jalousie.

À la première occasion, il insinua à Pline Sévérus toutes ses fausses suspicions et élabora avec son imagination malsaine des situations et des faits qui ne furent jamais vérifiés. Le mari de Flavia était de ces hommes capricieux qui, s'accordant un cercle de liberté illimitée, ne concédait rien à son épouse, pas même sur le terrain des amitiés pures et désintéressées. De sorte que

Pline Sévérus se mit à accepter les propos de Saul, accordant à ses idées insensées le plus grand crédit en son for intérieur. Lui qui avait laissé son aimante compagne à l'abandon pendant de longues années, lui donnant l'occasion de ressentir les plus tristes amertumes conjugales, se sentit alors rongé d'une âpre et inconcevable jalousie, il se mit à espionner les moindres gestes de son frère et à douter des pensées les plus secrètes de sa femme, en attendant que la maladie incurable de sa mère trouve une solution dans la mort qu'il présumait proche, afin d'imposer plus violemment la revendication de ses droits conjugaux.

L'an 58 commençait avec ses tristes perspectives pour nos personnages.

Un fait, néanmoins, commençait à attirer l'attention de tous les personnages de cette histoire réelle et douloureuse.

Le dévouement de Livia pour sa vieille amie malade était un exemple rare d'amour fraternel, d'affection et d'une bonté infinie. Huit mois durant, sa silhouette mince et silencieuse était présente jour et nuit, sans repos, auprès du lit de Calpurnia, à lui prouver par des exemples l'excellence de ses principes religieux.

Nombre de fois, la noble matrone considéra personnellement la supériorité morale de cette doctrine généreuse venue au monde pour relever ceux qui étaient tombés, pour consoler les malades et les affligés, disséminant les plus belles espérances parmi les laissés pour compte. Elle comparait ses anciens dieux qui aimaient les plus riches et ceux qui offraient les plus grands sacrifices aux temples à ce Jésus humble et pauvre, déchaussé et crucifié dont lui parlait Livia dans ses entretiens intimes, pleins d'affection.

Quelques jours avant sa mort Calpurnia était complètement modifiée. La permanence continuelle de sa vieille amie avait rénové toutes ses pensées et ses croyances les plus solides. Elle traitait mieux les esclaves qui s'approchaient de son lit et elle avait demandé à Livia de lui enseigner les prières du prophète crucifié à Jérusalem. Toutes deux priaient les mains jointes lorsque les appartements de la malade étaient silencieux et déserts. Dans ces instants, la veuve de Flaminius Sévérus sentait que ses douleurs s'apaisaient, on aurait dit qu'un doux baume revigorait ses forces ; la pénible dyspnée cessait et sa respiration redevenait presque normale, comme si une puissante énergie du monde invisible réanimait son cœur sclérosé et fatigué.

Pour Publius, ces signes de changement moral de la vieille matrone ne passaient pas inaperçus, ni les nobles actions de son épouse qui veillait sur elle sans relâche depuis l'instant où elle l'avait vue impuissante et épuisée. Les souffrances de la vie avaient également beaucoup modifié la structure de son organisation spirituelle et, plus que jamais, le sénateur ressentait le besoin de se réconcilier avec sa femme pour affronter les hivers difficiles de la vieillesse qui approchait.

Non seulement lui, mais aussi Livia, avaient déjà dépassé un demi-siècle d'existence, et à présent qu'il connaissait si bien la vie et ses éprouvants mécanismes de perfectionnement, il se sentait apte à pardonner toutes les fautes du passé de son épouse, considérant que ses vingt-cinq ans de martyre moral dans l'ambiance domestique sacro-sainte suffisaient pour racheter les fautes qu'elle aurait peut-être commises dans l'illusion de sa jeunesse en terre étrangère, comme le supposaient ses fausses observations, œuvre de la calomnie qui avait détruit le bonheur et la paix d'une existence toute entière.

Aux premiers jours de l'an 58, les souffrances de Calpurnia s'aggravèrent brusquement et laissaient prévoir à tout instant un triste dénouement.

Ses fils et ses proches entourèrent son lit, très émus, même s'ils savaient combien ce corps malade et épuisé avait besoin de repos.

L'avant-veille de son décès, la vénérable femme demanda qu'on la laissât seule avec le sénateur pendant quelques heures, prétextant le besoin de confier à Publius Lentulus quelques dispositions « in extremis ».

Sa demande fut immédiatement exaucée et ils se trouvèrent bientôt en conversation intime comme s'ils étaient réunis pour la dernière fois pour résoudre des affaires importantes et de dernière heure.

Publius, qui était encore en pleine possession de ses moyens physiques, avait les yeux remplis de larmes tandis que la vieille matrone le contemplait, laissant transparaître l'éclat d'une vive lucidité dans son regard calme et profond.

Publius - commença-t-elle gravement comme si ces mots étaient ses dernières recommandations -, pour les esprits de notre condition, la crainte de la mort ne peut exister et c'est pour cette raison que j'ai décidé de vous parler dans les dernières heures de ma vie...

Mais ma bonne amie - répondit le sénateur qui fronçait les sourcils et s'efforçait de dissimuler l'émotion qu'il avait dans l'âme en se rappelant que, dans les mêmes circonstances, Flaminius lui avait parlé pour la dernière fois entre les quatre murs de cette chambre -, les dieux seuls peuvent décider de nos destins et eux seuls connaissent nos derniers instants !...

Je n'en doute pas - acquiesça la valeureuse patricienne -, mais, j'ai la certitude que mes heures sur terre arrivent à leur terme et je ne veux pas emporter dans la tombe le remords d'une faute que je reconnais avoir commise, il y a plus de dix ans...

Une faute ? Jamais... Votre vie, Calpurnia, a toujours été l'un des plus rares exemples de vertu en ces temps de transition et de déchéance de nos plus belles coutumes...

Je vous remercie, mon grand ami, mais votre gentillesse ne m'exempte pas de la pénitence que je dois à votre esprit, et j'affirme qu'il y a plus de dix ans, j'ai commis une erreur de jugement, aussi je vous demande aujourd'hui d'accepter ma rectification, peut-être tardive, mais il est encore temps pour nous de sanctifier du plus juste respect, une vie de sacrifices et d'abnégations !...

Publius Lentulus devina qu'il s'agissait de sa femme et d'une voix saisie d'émotion, il laissa sa vieille amie continuer les yeux en larmes manifester les plus hautes valeurs morales face à la mort qui approchait.

Je veux parler de Livia - continua Calpurnia d'un ton ému -, concernant qui j'ai eu le malheur de vous faire part d'une supposition erronée et injuste, la privant de la dernière chance de bonheur sur terre ; mais la mort rénove nos conceptions de la vie et ceux qui sont sur le point de quitter ce monde ont une vision plus claire de tous les problèmes de l'existence.

Aujourd'hui, mon ami, je vous dis, l'âme sereine que votre femme est immaculée et innocente...

Le sénateur sentait que des larmes montaient à ses yeux, mais il était intimement réconforté de savoir que sa vénérable amie confirmait à présent les convictions que le temps n'avait cessé d'accentuer quant à la très noble compagne de son existence.

Je ne vous le dis pas simplement par égoïsme personnel, mais également en gage de remerciement pour le suprême dévouement de Livia à mon égard tout le long de cette pénible maladie - continua-t-elle valeureusement. - Mais un esprit de notre rang doit prôner la vérité au-dessus de tout, et cette confession ne se vérifie pas uniquement par les commentaires de ma faiblesse bien humaine.

En réalité, mon ami, depuis cette nuit où vous m'avez demandé ce que je pensais de votre femme qui est aussi mon amie dévouée, je ressens la pointe d'un doute cruel dans mon cœur lacéré. Livia a toujours été ma meilleure amie et contribuer injustement à son malheur est à mes yeux la faute suprême de toute une vie...

Durant onze années, j'ai constamment prié et j'ai offert de nombreux sacrifices aux temples pour que les dieux m'inspirent la vérité sur cette affaire et, pendant tout ce temps, j'ai patiemment attendu la révélation du ciel... Pourtant ce n'est qu'aujourd'hui qu'il m'a été donné de l'obtenir, à présent que je suis aux portes du sépulcre !...

Il est possible que ma pauvre âme, déjà à demi libérée, participe des mystères incompris de la vie de l'au-delà et c'est peut-être pour cela qu'aujourd'hui dans la matinée, j'ai vu l'image de Flaminius dans cette chambre !... Il était très tôt et j'étais seule avec mes méditations et mes prières !...

À cet instant, les paroles de la malade furent entrecoupées de profondes émotions qui la dominaient, tandis que Publius Lentulus pleurait dans un douloureux silence.

Oui... - continua Calpurnia, après une longue pause -, entouré d'une lumière diffuse et bleuâtre, j'ai vu Flaminius me tendre ses bras affectueux et compatissants... Dans son regard, j'ai observé la même expression de tendresse et dans sa voix, son timbre familier et inoubliable... Il m'a avertie que dans deux jours, je pénétrerai les mystères insondables de la mort, mais cette révélation de ma fin à venir ne pouvait me surprendre... car pour moi... voilà tant d'années que je vis un exil de nostalgies et d'ombres... en plus des angoisses constantes d'une maladie longue et éprouvante... la certitude de la mort est une suprême consolation... Réconfortée par les tendres promesses de la vision qui m'augurait ce doux soulagement dans les prochaines heures... j'ai posé la question à l'esprit de Flaminius sur le doute cruel qui me déchirait depuis tant d'années... Il a suffi que je le fasse mentalement pour que la radieuse entité me dise à voix haute... en hochant la tête d'un geste délicat... comme pour exprimer une infinie et pénible tristesse : « Calpurnia, tu as douté au mauvais moment de celle que tu aurais dû aimer... et protéger comme une fille chérie et affectueuse... car Livia... est une créature immaculée et innocente... »

À cet instant... - continua la malade avec difficulté -, quelle n'a pas été la douloureuse impression de mon âme... face à la surprise de cette réponse... je n'ai plus entrevu la vision aimante et consolatrice... comme si subitement j'avais été rappelée aux tristes réalités de la vie quotidienne.

La vieille matrone avait les yeux pleins de larmes, tandis que le sénateur se livrait en silence aux sanglots de sa déchirante émotion.

Ils passèrent ainsi de longues minutes comme pour laisser libre cours aux remords et à la souffrance...

Puis finalement, ce fut encore la valeureuse-patricienne qui rompit le lourd silence, et prenant en tir ses mains maigres et blanches celles de son ami, elle s'exclama :

Publius, c'est le cœur d'une vieille amie qui vous parle avec les vérités sereines et tristes de la mort... Croyez-vous pieusement à mes graves révélations ?...

Le sénateur fit un effort pour sécher les larmes qui coulaient copieusement de ses yeux et se reprenant, il répondit fermement :

Oui, je te crois.

Et qu'allons-nous faire maintenant... pour réparer nos fautes... face au cœur généreux et juste de ta femme ?...

Il laissa transparaître une lueur de tendresse dans ses yeux et passa ses mains inquiètes sur son front comme s'il avait trouvé une solution presque heureuse, il s'adressa à la malade avec un rayonnement de joie et de tranquillité sur le visage en disant réconforté :

Vous connaissez la grande fête de l'État qui aura lieu dans quelques jours où les sénateurs qui sont au service de l'Empire depuis plus de vingt ans, seront couronnés de myrte et de rosés comme les triomphateurs ?

Oui - répondit la matrone -, si bien que j'ai déjà demandé à mes garçons... malgré ma mort prochaine... de vous accompagner à cette fête méritée... car vous serez un de ceux qui seront récompensés par nos autorités suprêmes...

Ô ma grande amie, personne ne veut envisager votre mort car nous ne pourrions nous passer de la précieuse contribution qu'est votre vie ; mais puisque nous parlons de réparer la grave erreur de mon désolant passé, j'attendrai une semaine de plus pour apporter à Livia l'expression de ma reconnaissance, de ma gratitude et de mon profond amour. J'irai à cette fête qui se réalisera sous les auspices de Sénèque qui a tout fait pour dissimuler la mauvaise impression causée par la conduite cruelle de l'Empereur, son ancien disciple. Après avoir reçu la couronne de la suprême victoire de ma vie publique, je déposerai toutes mes décorations aux pieds de Livia, en hommage à son existence angoissée par de poignants sacrifices familiaux... Je m'agenouillerai devant sa silhouette sanctifiée, j'ôterai de mon front l'auréole de l'Empire et je déposerai les fleurs symboliques à ses pieds que je baiserai humblement de tout mon repentir et de mes larmes, lui témoignant ainsi ma gratitude et mon amour infinis !...

Quelle généreuse idée, mon fils - s'exclama la patiente émue -, et je vous demande de le faire... le moment opportun venu. Et à l'instant... où vous témoignerez à Livia votre amour suprême... dites-lui de me pardonner... car je pleurerai de joie... en vous voyant tous deux heureux... des ombres tranquilles de mon sépulcre.

Tous deux laissaient libre cours à leur émotion en silence.

À un moment donné, la vieille malade serra les mains de son ami comme pour lui dire un suprême adieu. Calpurnia le fixa de ses grands yeux clairs qui libéraient un rayonnement mystérieux et avec des larmes d'une indicible émotion, elle s'exclama :

- Publius... je vous demande... de ne pas oublier... votre promesse... Agenouillez-vous aux pieds de Livia... comme à ceux d'une déesse...de renoncement et de bonté... Peu importe... si j'ai quitté ce monde... allez à la fête du Sénat... réparons... notre grave erreur... et maintenant, mon ami... une dernière requête... veillez sur mes garçons... comme si c'était les vôtres... Enseignez-leur l'honneur... la force... la sincérité et le bien... Un jour... nous serons tous réunis... dans l'éternité...

Emu, Publius Lentulus lui serrait les mains alors qu'il arrangeait sa tête vieillie dans les oreillers en soie, tandis que des larmes de commotion saisissaient sa voix.

Depuis longtemps déjà, la malade était subitement prise de dyspnée périodique et prolongée.

Le sénateur ouvrit les portes de sa vaste chambre où Livia accourut, empressée, comme une infirmière de tous les instants, tandis que Flavia et quelques servantes venaient à son secours avec des onguents et autres panacées de la médecine de l'époque.

Calpurnia, néanmoins, semblait frappée des dernières afflictions qui allaient l'emporter dans la tombe. Pendant vingt-quatre heures consécutives, sa poitrine palpita en sibilant comme si sa cage thoracique était prête à rompre sous l'impulsion d'une force indomptable et mystérieuse.

Au bout d'un jour et d'une nuit d'agitation et d'angoisses, la malade sembla éprouver une légère amélioration. Sa respiration était moins difficile et ses yeux révélaient une grande sérénité, bien que tout son corps fût couvert de taches bleuâtres et violacées qui annonçaient un proche décès. Seule l'aphonie continuait, mais à un moment donné, elle fit un geste de la main, appelant Livia à son chevet avec la tendre familiarité d'autrefois. L'épouse du sénateur répondit à son appel silencieux, s'agenouilla les yeux en larmes, elle comprit par intuition spirituelle que l'instant douloureux des adieux était là. On pouvait voir que Calpurnia désirait parler, mais ce fut en vain. Alors à cet instant, Livia la serra avec amour contre sa poitrine, et baisant ses cheveux et son front dans un effort suprême, elle colla ses lèvres à son oreille et balbutia avec une infinie tendresse : - « Livia, pardonne-moi ! » Seule l'interpellée avait entendu le doux murmure de l'agonisante. Ce furent là les dernières paroles de Calpurnia. On aurait dit que son âme valeureuse n'avait plus besoin que de ce dernier appel pour parvenir à se détacher de la terre et s'élever vers les deux.

Étreignant son infatigable amie, l'agonisante déposa à nouveau sa tête sur les oreillers. Une sueur abondante coulait de tout son corps qui s'apaisa légèrement et laissa place à une suprême rigidité cadavérique. Quelques minutes plus tard, ses yeux se refermaient comme s'ils se préparaient à un long sommeil. Petit à petit, sa respiration cessait tandis qu'une larme lourde et blanche roulait sur ses joues ridées, tel un rayon divin de lumière dans la nuit de sa tombe.

Les portes du palais s'ouvrirent alors pour les hommages de la société romaine. Aux obsèques de la valeureuse matrone, comparut ce que la cité possédait de plus noble et de plus raffiné dans son aristocratie spirituelle, vu la considération élevée manifestée à l'égard des vertus exceptionnelles de la défunte.

Une fois que les cérémonies de l'incinération furent terminées et que les cendres illustres de la noble patricienne furent conservées dans l'ombre du caveau familial, Flavia Lentulia assuma la direction de la demeure, tandis que ses parents retournaient à la résidence de l'Aventin pour se reposer.

Ils ne manquaient que quatre jours avant le déroulement des grandes festivités où plus d'une centaine de sénateurs allaient recevoir l'auréole de leur suprême triomphe dans la vie publique. Publius Lentulus, qui était l'un de ceux à qui il serait rendu hommage à cette fête mémorable, en dépit du deuil de la famille, attendait ce grand moment avec anxiété. Une fois qu'il aurait reçu l'expression suprême de sa victoire d'homme d'État, il irait la déposer aux pieds de son épouse comme symbole éternel de son amour et de reconnaissance de toute sa vie. En son for intérieur, il cherchait la manière la plus douce de s'adresser à nouveau à sa compagne sur un ton caressant et tendre que sa voix avait perdu vingt-cinq ans auparavant, et constatant la continuité de son amour chaque fois plus profond pour son épouse, il attendait anxieusement l'instant de sa réintégration dans la félicité du foyer.

Le soir venu, pendant de longues heures, son vieux cœur se préparait aux bénédictions du bonheur conjugal. Quelques jours plus tard, il alla jusqu'aux proximités des appartements de son épouse qui se trouvaient bien loin des siens pendant toutes ces années d'infinies amertumes.

L'avant-veille des grandes festivités, il était à peu près onze heures du soir quand sa silhouette s'arrêta devant les appartements de sa compagne, se réjouissant déjà de l'heureux moment de repenti qui signifiait pour lui une joie suprême.

Tandis que sa pensée était plongée dans les abîmes d'un lointain passé, son attention spirituelle fut soudainement éveillée par la douce mélodie d une voix de femme qui chantait tout bas dans le silence de la nuit. Le sénateur s'approcha lentement de la porte et colla son oreille pour entendre... Oui ! Livia chantait d'une voix discrète et apaisée comme une alouette abandonnée, faisant retentir légèrement les cordes harmonieuses de la lyre de ses souvenirs les plus chers. Publius pleurait ému en écoutant les notes argentines qui s'étouffaient dans l'ambiance étroite de sa chambre, comme si Livia chantait pour elle-même, endormant son cœur humble et délaissé pour remplir de consolation les heures tristes et solitaires de la nuit. C'était la même composition des muses de son époux qui s'échappait de ses lèvres à cet instant où sa voix avait des tonalités étranges et merveilleuses d'une indéfinissable mélancolie, comme si tout son chant était la lamentation douloureuse d'un rossignol poignardé

« Âme sœur de mon être,

Fleur de lumière de ma vie,

Sublime étoile tombée

Des beautés de l'immensité !...

Quand j'errais de par le monde,

Triste et seul sur mon chemin,

Tu es arrivée tout doucement,

Et tu as rempli mon cœur.

Envoyée par la bénédiction des dieux,

Dans la divine clarté,

Pour tisser ma félicité,

Avec des sourires de splendeur !...

Tu es mon trésor infini,

Je te jure mon éternelle alliance,

Parce que je suis ton espérance,

Comme tu es tout mon amour ! Âme sœur de mon être,

Si je te perds un j our,

Je serai l'obscure agonie

De la nostalgie dans ses voiles...

Si un jour tu m'abandonnes,

Tendre lumière de mes amours,

Je t'attendrai parmi les fleurs

De la clarté des cieux... »

Quelques minutes plus tard, la voix harmonieuse se tut comme contrainte par une divine immobilité. Le sénateur se retira alors, les yeux pleins de larmes, se disant à lui- même : - « Oui, Livia, dans deux jours je te prouverai que tu as toujours été la lumière de ma vie... J'embrasserai tes pieds avec mon humilité reconnaissante et je saurai verser dans ton cœur le parfum de mon repentir... »

Dans son appartement, après avoir déposé sur un meuble favori la lyre de ses souvenirs, Livia s'agenouilla comme toujours devant la croix de Siméon qui, ce jour-là, montrait à ses yeux spirituels une clarté plus intense.

Au cours de ses prières, elle entendit la parole de l'ami invisible dont la tonalité profonde semblait se graver pour toujours au fond de sa conscience : « Ma fille -s'exclama la voix amicale venue du plan spirituel -, réjouis-toi en notre Seigneur, car la veille de ton bonheur éternel est arrivée ! Elève ton humble pensée à Jésus, parce qu'il n'est pas loin l'heureux instant de ta glorieuse entrée dans son Royaume !... »

Livia laissa transparaître dans son regard une expression de joie et de surprise, mais pleine de confiance et de foi en la providence divine, elle garda au plus profond de son cœur, le réconfort de ces paroles sacro-saintes.

DANS LES CATACOMBES DE LA FOI ET AU CIRQUE DU MARTYRE

Le lendemain, les deux grandes amies se trouvaient ensemble. Ce n'était déjà plus une maîtresse et sa servante mais deux âmes unies par les mêmes idéaux, liées par les liens les plus sacrés du cœur.

Anne venait d'arriver à la maison, après avoir rempli quelques obligations au forum Olitorium.9 Lorsqu'elle trouva Livia seule, sur un ton confidentiel, elle lui dit :

Marché aux légumes. - Note d'Emmanuel

Madame, ce soir une nouvelle voix s'élèvera au sanctuaire des catacombes pour prêcher notre foi. Ce matin, des amis m'ont avertie que depuis quelques jours déjà, il y a un émissaire de l'église d'Antioche en ville, dénommé Jean de Cléophas (10) , porteur de révélations significatives pour nous autres, chrétiens de cette cité...

Jean de Cléophas, nom d'un des deux disciples qui virent Jésus après sa mort sur le chemin d'Emmaus (NDT).

Livia laissa transparaître une lueur de satisfaction profonde dans ses yeux et s'exclama:

Ah ! Oui... il faut que nous allions aujourd'hui aux catacombes. J'ai besoin de communier avec nos frères de croyance dans une même vibration de foi ! En outre, je dois remercier la miséricorde du Seigneur de ses immenses grâces...

Et élevant un peu la voix, comme si elle désirait communiquer à son amie toute la joie de ses espoirs les plus profonds, elle dit avec un tendre sourire qui illuminait son visage calme:

Anne, depuis le décès de Calpurnia, je remarque que Publius est plus serein et plus ouvert... Ces derniers jours, il m'a adressé la parole avec la tendresse du passé et m'a affirmé, hier encore, que son cœur me réservait une douce surprise pour demain après la remise de récompense des sénateurs. Je sens qu'il est trop tard pour être encore heureuse en ce monde, mais au fond, je suis satisfaite, parce que je n'ai jamais désiré mourir en désaccord avec le compagnon que Dieu m'a accordé pour les luttes et les joies de la vie. Je crois que jamais il ne me pardonnera le crime d'infidélité qu'il croit que j'ai pratiqué

Il y a vingt-cinq ans de cela, mais je pleure de joie en constatant qu'à la sévérité de ses yeux, Publius me croit rédimée !...

Et elle pleurait, émue, tandis que sa vieille servante lui affirmait avec tendresse :

Oui, Madame, peut-être a-t-il reconnu votre abnégation sanctifiée dans votre foyer pendant ces longues années de sacrifices bénis.

Je remercie Jésus d'une telle miséricorde - répondit Livia, émue. - Je crois même que je ne suis pas loin de partir pour le monde des réalités célestes où tous les affligés doivent être consolés...

Et après une courte pause, elle poursuivit :

Hier encore, alors que je priais auprès de l'humble croix dans ma chambre, j'ai entendu une voix qui m'annonçait le Royaume de Jésus pour très bientôt.

En l'entendant, Anne se souvint subitement de Siméon et des heures qui précédèrent ses sacrifices, et se sentit plongée dans de pénibles pensées. Ses souvenirs remontaient à un passé lointain quand la voix de Livia la ramena à la réalité :

Anne - dit-elle avec les héroïques décisions de sa foi -, je ne sais pas comment je serai appelée par le Messie, mais dans l'hypothèse de mon proche départ, je te demande de rester dans cette maison et de continuer ton apostolat de travail et de sacrifices, car Jésus bénira tes labeurs sanctifiants.

La vieille servante des Lentulus voulut changer le cours de cette conversation poignante et s'exclama avec la sérénité judicieuse qui la caractérisait :

Madame, Dieu seul sait laquelle de nous deux partira la première. Oublions, à présent, ce sujet pour ne penser qu'à vos joies sanctifiées.

Et, comme pour chasser l'angoissante impression de cet entretien privé, elle conclut en demandant discrètement :

Alors, irons-nous bien aujourd'hui aux catacombes ?

Oui, c'est entendu. À la tombée de la nuit, nous partirons pour prier et nous rappeler le doux souvenir du Messie nazaréen. J'ai besoin de cet apaisement spirituel, après ces longs mois passés auprès de ma noble Calpurnia ; en outre, je veux demander à nos frères de prier avec moi pour elle et témoigner en même temps au Seigneur ma sincère reconnaissance pour ses grâces divines...

Avant de partir, je te demande de me rappeler que je dois amener au nouvel apôtre une sportule (11) destinée à l'église d'Antioche.

(11) Antiquité romaine : don versé (NDT)

Demain, Publius va recevoir la suprême récompense d'un homme du monde, je veux supplier Jésus de ne pas abandonner son cœur intrépide et généreux pour que les vanités de la terre ne l'empêchent pas un jour d'aspirer au royaume merveilleux du ciel !

Ainsi convenu, elles se séparèrent pour s'occuper des tâches domestiques. Et tandis que le sénateur prenait de nombreuses mesures pour que rien ne manque à l'éclat personnel de son grand triomphe le lendemain, Livia passait ses heures, l'âme tournée vers le Christ plongée dans de ferventes prières.

À la tombée de la nuit, comme convenu, elles se rendirent à la réunion secrète des pratiques originelles du christianisme.

Des serviteurs du palais les virent bien sortir, mais sans surprise ni inquiétude. Pendant la longue période de la maladie de Calpurnia, Livia et Anne n'étaient jamais plus restées au foyer et il n'était pas étonnant que toutes deux aient décidé d'aller chez les Sévérus, cette nuit- là, d'où elles ne reviendraient certainement que le lendemain après avoir consolé l'esprit abattu de Flavia affairée aux lourdes responsabilités domestiques.

Ce fut ainsi que les heures passèrent, tranquilles et insouciantes et lorsque le sénateur s'approcha des appartements de son épouse se réjouissant déjà des immenses joies attendues le lendemain, vu le lourd silence qui y régnait, il crut qu'elle dormait calmement portée par les ailes légères et caressantes du sommeil. Imaginant que Livia se reposait dans la paix souveraine de la nuit, Publius Lentulus retourna dans son cabinet privé, l'esprit rempli de radieux espoirs dans son intention de se repentir de toutes les erreurs du passé.

Cependant, Livia était en compagnie d'Anne, à profiter des premières ombres de la nuit pour se rendre aux catacombes.

Il était plus de dix-neuf heures, lorsque toutes deux se cachèrent parmi les rochers abandonnés qui donnaient accès aux souterrains où s'accumulait la vieille poussière des défunts.

Dans une vaste salle voûtée qui avait servi autrefois aux assemblées des coopératives funéraires, un grand nombre de personnes se réunissait autour du sympathique et généreux prédicateur du culte, récemment arrivé de la lointaine Syrie. Dans un coin, se dressait une tribune improvisée où quelques minutes plus tard, allait monter Jean de Cléophas dans un halo de douceur qui auréolait sa singulière personnalité.

On pouvait remarquer sur la tête de l'apôtre d'Antioche ses premiers cheveux blancs et toute sa personne exhalait un fort magnétisme qui attirait intimement à lui ceux qui s'en approchaient, transportés par la douce affinité de sa croyance et de ses sentiments profonds.

Tous les participants semblaient captivés par sa parole séduisante et impressionnante qui se fit entendre pendant presque deux heures de suite, et qui tombait dans le cœur de l'auditoire comme la rosée sublime de l'éloquence céleste. Des idées élevées et des observations prophétiques résonnaient entre les arcades silencieuses et sombres, faiblement éclairées par la lueur de quelques torches.

En fait, l'assemblée avait raison de s'exalter à ce douloureux et sublime prophétisme car Jean de Cléophas prononçait une profonde allocution, à peu près en ces termes :

- Mes frères, que la paix de l'Agneau de Dieu, Notre Seigneur Jésus-Christ, soit avec vous dans l'intimité de votre conscience et dans le sanctuaire de votre cœur !...

Dans ses prières et ses méditations de chaque jour, le saint patriarche d'Antioche avait reçu de nombreuses révélations du Messie, ordonnant l'arrivée d'un messager au sein des travaux de la capitale du monde, afin d'annoncer de grandes choses...

- Par les révélations de l'Esprit saint, les chrétiens de cette cité impitoyable furent choisis par l'Agneau pour le grand sacrifice. Et je viens vous annoncer notre prochaine entrée dans le royaume de Jésus, au nom de ses apôtres bien-aimés !...

Oui, car ici, où toutes les gloires divines furent bafouées et humiliées par l'impénitence des hommes, les premières grandes luttes des forces du bien contre celles du mal devront s'engager, préludant l'établissement définitif, dans le monde, du message éternel et divin de l'Évangile du Seigneur !

Lors de la dernière réunion générale des croyants d'Antioche, les voix du ciel se sont manifestées dans un langage de feu, comme cela se produisit dans les jours glorieux du cénacle (12) des apôtres, après la divine résurrection de notre Sauveur ; et votre serviteur, ici présent, a été choisi comme émissaire de ces nouvelles réconfortantes, car les voix célestes nous promettent le Royaume du Seigneur d'ici quelques jours...

(12) Salle eut lieu la Cène, puis la Pentecôte (NUT)

Bien-aimés frères, je crois que nous sommes à la veille des plus atroces témoignages de notre foi par les souffrances de la rémission, mais la croix du Calvaire devra illuminer la pénible nuit de nos tourments...

J'ai eu, moi aussi, le bonheur d'entendre la parole du Seigneur aux dernières heures de sa terrible agonie sur la face de ce monde. Et que demandait-il, mes amis, sinon le pardon infini de Notre Père pour les bourreaux implacables qui le tourmentaient ? Oui, ne doutons pas des révélations du ciel... Des bourreaux inflexibles guettent nos pas et je vous apporte le message d'amour et de force de Notre Seigneur Jésus-Christ !

Rome baptisera sa nouvelle foi du sang des justes et des innocents, mais il convient de considérer aussi que l'Agneau immaculé de Dieu Tout-Puissant s'est immolé sur la poutre infamante pour racheter les péchés et les avilissements du monde !...

Nous marcherons, peut-être, sur ces voies somptueuses comme dans les nouvelles rues d'une Jérusalem corrompue, pleine de désolation et d'amertume... Les voix célestes clament, qu'ici, nous serons méprisés, humiliés, vilipendés et vaincus ; mais la victoire suprême du Seigneur nous attend au-delà des palmes épineuses du martyre dans les douces clartés de son royaume, inaccessible à la souffrance et à la mort !...

Nous laverons de notre sang et de nos larmes l'iniquité de ces marbres précieux, car un jour, mes frères, toute cette Babylone d'inquiétudes et de péchés s'écroulera bruyamment sous le poids de ses ignobles misères... Un ouragan destructeur confondra les prétentieux mensonges et renversera les fausses idoles de leurs autels... De violentes tempêtes d'extermination et de climat feront pleuvoir sur cet Empire puissant les ruines de la pauvreté et du plus triste oubli... Les cirques de l'impiété disparaîtront sous une poignée de cendres, le forum et le sénat des impénitents seront confondus par la suprême justice divine, et les guerriers orgueilleux de cette cité pécheresse ramperont un jour comme des vers sur les rives du même Tibre qui charrie leur iniquité !...

Alors, de nouveaux Jérémie pleureront sur les marbres à la lumière miséricordieuse de la nuit... les somptueux palais de ces belles et fières collines tomberont dans un funeste tourbillon de terreur et sur leurs monuments d'orgueil, d'égoïsme et de vanité, gémiront les vents tristes des nuits silencieuses et désertes...

Heureux tous ceux qui pleureront maintenant par amour pour le Divin Maître ; heureux tous ceux qui verseront leur sang pour les sublimes vérités de l'Agneau, car au ciel il existe des demeures divines pour les bien-aimés de Jésus...

L'émissaire de l'église d'Antioche parlait à la fois d'une voix douce et terrible et ses paroles résonnaient dans le profond silence des voûtes inhabitées.

Près de deux cents personnes se trouvaient là à l'écouter attentivement.

Presque tous les chrétiens présents pleuraient d'extase. Au fond de ces âmes planait une exaltation suave et mystique leur faisant ressentir les douces émotions de tous ces apôtres anonymes qui étaient tombés dans les arènes des cirques ignominieux pour cimenter de leur sang et de leurs larmes l'édification de la nouvelle foi.

Après les singulières et graves prophéties qui remplirent tous les regards d'une lueur indéfinissable de joie intérieure devant la vision anticipée du glorieux royaume de Jésus, Jean fut consulté par de nombreux frères sur divers sujets d'intérêt général pour la bonne marche et le développement de la nouvelle doctrine, comme cela se produisait lors des premières assemblées du christianisme naissant, et répondait à tous avec la plus franche expression de bonté fraternelle.

Interpellé par l'une des personnes présentes quant au motif de sa joie radieuse alors que les révélations du Saint-Esprit annonçaient de si grandes épreuves et tant de souffrances, le généreux émissaire répondit avec un sublime optimisme :

Oui, mes amis, nous ne pouvons attendre que l'accomplissement sacré des prophéties annoncées, mais nous devons considérer avec joie que si Jésus permet aux Impies la réalisation de monuments merveilleux comme ceux de cette ville somptueuse et corrompue, que ne réserve-t-il pas dans son infinie miséricorde aux hommes bons et justes dans les clartés de son royaume ?

Ces réponses consolatrices tombaient dans l'âme de la grande assemblée comme un baume apaisant.

Dans une ambiance de douces joies et de fraternité, tous échangeaient des paroles de sympathie et des salutations amicales.

Une lueur de joie profonde brillait dans les yeux calmes de Livia et d'Anne.

À la fin de la réunion, tous se levèrent pour les prières humbles et spontanées puisées à la source pure des premières leçons du christianisme.

Brillante et claire, la voix de l'émissaire d'Antioche se fit entendre encore une fois :

Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié, que votre règne de miséricorde vienne à nous, que votre volonté soit faite sur la terre, comme au ciel...

Mais à cet instant, sa douce et émouvante parole fut couverte par un sinistre tintement d'armures.

C'est ici, Luculus !... - cria la voix de stentor du centurion Claudius Varus qui avançait avec ses nombreux prétoriens vers la foule stupéfaite des chrétiens désarmés, constituée dans sa majorité de femmes.

Quelques croyants plus véhéments se mirent à éteindre les torches. Les ténèbres provoquèrent alors la confusion et le tumulte, mais Jean de Cléophas descendit de la tribune le visage radieux et impressionnant.

Mes frères - s'écria-t-il d'une voix étrange et vibrante dans son appel, comme saturée d'un extraordinaire magnétisme -, le Seigneur nous a recommandé de ne jamais cacher la lumière sous le boisseau ! N'éteignez pas la clarté qui doit illuminer notre exemple de courage et de foi !...

À ce moment-là, deux centurions présents avaient déjà mis en place leurs forces et réparti les cinquante hommes qui étaient venus sous leurs ordres dans l'hypothèse d'une résistance.

On vit alors à la stupeur silencieuse des participants, l'apôtre d'Antioche s'avancer avec courage et s'adresser à Luculus Quintilius en lui tendant ses bras pacifiques et en sollicitant avec assurance :

Centurion, accomplis ton devoir sans crainte car je ne suis venu à Rome que pour les gloires du sacrifice.

Le préposé de l'Empire ne s'émut pas de ces paroles et, après avoir brandi à la face du missionnaire la garde de son épée, immédiatement il lui attacha les bras, empêchant ainsi tous mouvements.

Deux jeunes croyants révoltés par une telle cruauté, laissèrent libre cours à leur tempérament ardent et sincère, ils dégainèrent leurs armes qui brillèrent à la clarté pâle de la pénombre et s'avancèrent vers les soldats dans un geste suprême de défense et de résistance. Mais .Iran de Cléophas, par sa parole magnétique et profonde, 1rs avertit encore une fois :

Mes enfants, ne répétez pas dans cette enceinte la douloureuse scène d'arrestation du

Messie.

Souvenez-vous de Malcus et gardez votre épée dans sa gaine, parce que ceux qui blessent par le fer, avec le fer seront blessés...

Il y eut, alors, dans l'assemblée, un mouvement d'accalmie et d'étonnement. Le courage serein de l'apôtre contaminait tous les cœurs.

Dans les grands retournements de la vie, il y a toujours une vibration spirituelle qui émane d'autres mondes pour réconforter les misérables voyageurs du parcours terrestre.

Un événement inouï et inattendu se produisit alors. Tous ceux qui étaient présents imitèrent le valeureux apôtre en tendant leurs bras désarmés pour être sacrifiés. À cet instant, Livia s'est armée d'un courage qu'elle n'avait jamais eu. Devant sa figure noble et son habit de patricienne, les regards significatifs des bourreaux s'arrêtèrent longuement. Dans cette assemblée, c'était la seule femme à afficher les marques du patriciat romain.

Avec un certain respect, Claudius Varus accomplit sa tâche et, quelques minutes plus tard, le long cortège se mit en route à travers les ombres épaisses de la nuit.

La prison où les chrétiens allaient passer tant d'heures dans l'air humide de la nuit dans une angoissante promiscuité, qui était en quelque sorte pour eux une douce consolation, était annexée au grand cirque dont voici la description de ses proportions gigantesques pour donner une faible idée de sa grandeur.

Le cirque Maximum était situé précisément dans la vallée qui sépare le Palatin de l'Aventin, et se dressait là comme l'une des plus belles merveilles de la cité invincible. Edifié dans les débuts de l'organisation romaine, ses proportions grandioses s'étaient développées avec la ville et, au temps de Domitius Néron, son extension était telle, qu'il occupait 2.190 pieds de longueur, sur 960 de largeur, se terminant en demi-cercle. Il pouvait contenir trois cents mille spectateurs confortablement installés. Des deux côtés s'alignaient deux rangées de porches, superposés, ornés de colonnes précieuses et couronnés de terrasses confortables. Dans ce luxe de constructions et d'ornements excessifs, se trouvaient de nombreuses gargotes et d'innombrables lieux de débauche, à l'ombre desquels dormaient les miséreux et se reposait le peuple ivre et avachi des plaisirs les plus hideux. Six tours carrées laissaient entrevoir les expressions les plus poussées du bon goût de l'architecture de l'époque où dominaient les terrasses qui servaient de luxueux balcons aux personnalités les plus distinguées lors des spectacles de grand gala. De larges bancs en pierre, disposés en amphithéâtre, s'alignaient sur trois côtés. Ensuite, en ligne droite, se trouvait l'espace occupé par les cachots d'où sortaient les chevaux et les chars, tout comme les esclaves et les prisonniers, les fauves et les gladiateurs pour les divertissements favoris de la société romaine. Au-dessus des cachots, se dressait le somptueux pavillon de l'Empereur où les plus hautes autorités et les auliques accompagnaient le César dans ses divertissements. L'arène était séparée longitudinalement par une muraille de six pieds de hauteur sur douze de largeur, sur laquelle s'élevaient des autels et des statues précieuses, dorées et parées de bronzes fins. Bien au centre de cette muraille, conférant au décor un attrait d'une majestueuse grandeur, s'élevait à hauteur de cent-vingt pieds le fameux obélisque d'Auguste dominant l'arène colorée de rouge et de vert qui donnait l'impression d'une agréable pelouse teintée subitement de fleurs de sang.

Les pauvres prisonniers de cette chasse à l'homme furent jetés dans une vaste dépendance des cachots aux premières heures de la matinée.

Un à un, les soldats les dépouillèrent des objets de valeur ou des petites sommes d'argent qu'ils portaient sur eux. Mêmes les dames n'échappèrent pas au dépouillement humiliant et furent volées de leurs bijoux les plus précieux. Seule Livia, par le respect qu'inspiraient ses vêtements, fut épargnée de l'infâme examen.

Dans un cabinet privé, Claudius Varus informait son supérieur, Cornélius Rufus, du succès de la mission qui lui avait été confiée cette nuit-là.

- Oui - s'exclama Cornélius, satisfait -, d'après ce que je vois, la fête de demain satisfera entièrement l'Empereur.

Cette première chasse aux chrétiens était essentielle au glorieux événement des grands hommages rendus aux sénateurs.

Mais écoute - continua-t-il plus discrètement en se rapportant à Livia -, qui est cette femme qui porte la toge des matrones du plus haut rang ?

Je l'ignore - répondit le centurion quelque peu pensif. D'ailleurs, j'ai été très surpris de la trouver là, mais j'ai sévèrement accompli vos ordres.

Tu as fait bien.

Néanmoins, comme s'il adoptait personnellement une nouvelle mesure, Cornélius Rufus décréta :

Nous la garderons ici jusqu'à demain et au moment du spectacle, elle pourra être remise en liberté.

Et pourquoi ne la libérons-nous pas dès maintenant ?

Dans sa noble condition, elle pourrait provoquer quelque mouvement de protestation à rencontre de la décision de César et cela nous mettrait dans une très mauvaise posture. Et comme ces créatures misérables seront jetées aux fauves en qualité d'esclaves et de condamnés à la peine finale lors des derniers divertissements de l'après-midi, il vaut mieux ne pas nous compromettre vis-à-vis de sa famille. En la retenant ici, nous satisferons les caprices de Néron et, en la libérant après, nous ne contrarierons pas ceux qui jouissent des faveurs de la situation.

Effectivement, c'est la solution la plus raisonnable. Néanmoins, pourquoi ces créatures seront-elles condamnées en tant qu'esclaves quand elles devraient mourir comme chrétiens, car en cela réside la cause de leur juste condamnation ? La raison de leur mort n'est- elle pas dans l'humiliante doctrine qu'ils professent ?

Oui, mais nous devons considérer que l'Empereur ne se sent pas encore suffisamment fort pour affronter l'opinion des sénateurs, des édiles et des nombreuses autres autorités qui voudraient certainement plaider la cause de ces malheureux, au détriment de son prestige et de ses plus proches conseillers... Mais, je ne doute pas que cette persécution des adeptes de l'odieuse doctrine du Crucifié soit prochainement officialisée (13), dès que les pouvoirs impériaux seront plus fortement centralisés.

(13) La majorité des historiens de l'Empire Romain signalent les premières persécutions du christianisme au cours de l'année 64 ; néanmoins, certains favoris de Néron entreprirent dès 58 ce mouvement criminel, sachant que les chrétiens de l'époque, avant le grand incendie de la ville, étaient conduits aux sacrifices en qualité d'esclaves misérables pour divertir le peuple. - Note d'Emmanuel

Attendons donc encore quelque temps et d'ici là, fortifions le prestige de Néron, car le détenteur du pouvoir doit toujours être notre meilleur ami.

Pendant cela, tous les chrétiens étaient divisés en groupes dans l'enceinte de la prison et échangeaient des impressions personnelles sur leur angoissante situation.

À un moment donné, une porte s'ouvrit, le personnage détestable de Claudius surgit et s'exclama ironiquement :

Chrétiens, il n'y a pas de clémence de la part de César pour ceux qui professent les dangereux principes du Nazaréen. Si vous avez quelques affaires d'ordre matériel à régler, dites-vous bien que c'est trop tard, car seules quelques heures vous séparent des fauves de l'arène du cirque.

À nouveau, la lourde porte se referma sur son passage, tandis que les pauvres condamnés furent amèrement surpris par cette nouvelle inquiétante et terrible.

À travers les grilles renforcées, ils pouvaient observer l'agitation des nombreux soldats qui les gardaient enfermés, laissant place dans les premiers instants, aux plus angoissantes conjectures. Mais rapidement, le calme revint et les prisonniers s'apaisèrent avec humilité. Quelques-uns faisaient des prières ferventes, tandis que d'autres échangeaient des pensées à voix basse.

Les geôliers ne tardèrent pas à séparer les femmes en les installant dans une dépendance contiguë. Chaque groupe de croyants se maintint l'âme tournée vers Jésus, à l'heure suprême où ils attendaient la mort.

Au petit matin, alors que le soleil venait à peine de se lever dans toute l'ampleur du beau firmament romain, Anne et Livia discutaient seules presque sereines sous une espèce de paravent comme il en existait plusieurs dans la salle spacieuse réservée aux femmes, tandis que quelques compagnes semblaient se reposer, assoupies.

Madame - s'exclama la servante un peu inquiète -, je remarque qu'ils vous traitent ici avec sympathie

et déférence. Pourquoi ne demandez-vous pas Immédiatement votre libération ? Nous ne savons pas ce qui va nous arriver de sinistre et de terrible dans les heures difficiles à venir!...

Non, ma bonne Anne - répondit Livia, tranquillement -, tu peux être sûre que mon âme est parfaitement prête au sacrifice. Et même si je ne l'étais pas, tu ne devrais pas me faire part d'un tel conseil, car Jésus, en tant que Maître de tous les maîtres et Seigneur du royaume des cieux, n'a pas plaidé sa liberté auprès des bourreaux qui le tourmentaient et l'opprimaient...

Cela est vrai, Madame. Mais, je crois que Jésus saurait comprendre votre geste, car vous avez encore un mari et une fille... - souligna sa vieille servante comme pour lui rappeler ses obligations humaines.

Un mari ? - répliqua la noble matrone avec une héroïque sérénité. - Oui, je remercie Dieu pour la paix qu'il m'a accordée en permettant que Publius me démontre sa contrition de ces jours derniers. Pour moi, seule cette tranquillité m'est essentielle et nécessaire, car mon époux vraiment, je l'ai perdu û y a vingt-cinq longues années... En vain, j'ai sacrifié toutes les impulsions de ma jeunesse pour lui prouver mon amour et mon innocence pour m'opposer à la calomnie avec laquelle mon nom fut humilié. Pendant un quart de siècle, j'ai vécu de mes prières et de mes larmes... Ma nostalgie fut angoissante et le triste exil spirituel dans lequel j'ai été reléguée sur le plan de mes amours les plus purs fut très douloureux.

Je ne crois pas que l'ancienne confiance, pleine de bonheur et de tendresse puisse revivre pour moi dans le cœur de mon vieux compagnon...

Quant à notre fille, je l'ai remise à Jésus le jour de son enfance lorsque je me suis vue contrainte à la terrible séparation de son amour. Éloignée de son âme par injonction de Publius, j'ai dû étouffer les enthousiasmes les plus doux de mon cœur maternel. Le Seigneur connaît les terribles angoisses de mes nuits silencieuses et tristes où je lui confiais mes souffrances amères. En outre, Flavia a aujourd'hui un mari qui fait en sorte de l'isoler encore davantage de mon pauvre esprit, craignant ma foi, qualifiée par tous de démence...

Et après une courte pause, dans son affligeante confidence, elle souligna avec une sereine tristesse :

Pour moi, le refleurissement des espérances ne peut être sur terre... Je n'aspire, maintenant, qu'à mourir en paix réconfortée dans ma conscience.

Mais, Madame - reprit la servante avec véhémence -, aujourd'hui c'est le jour de la plus grande victoire de votre époux...

Je ne l'ai pas oublié. Mais voilà, vingt-cinq ans que Publius suit un chemin opposé au mien et il n'y aurait rien d'étrange à ce que lui, en cherchant aujourd'hui la récompense suprême de ce monde comme triomphe final à ses désirs, à mon tour, je cherche non pas la victoire du ciel que je n'ai pas méritée, mais la possibilité de montrer au Seigneur la sincérité de ma foi, avide des bénédictions fulgurantes de son infinie miséricorde.

De plus, ma chère Anne, c'est très réconfortant de rêver à son royaume sanctifié et miséricordieux... Revoir les mains tendres du Messie bénissant nos esprits de ses grands gestes de charité et de tendresse !...

Livia avait une lueur divine dans ses yeux baignés de larmes spontanées, comme si la rosée du paradis était tombée sur son cœur.

On voyait, clairement que ses idées n'étaient pas sur terre, mais flottaient dans un monde de clarté d'une extrême douceur, plein de doux souvenirs du passé et saturé de tendres espoirs en l'amour de Jésus-Christ.

Oui - continua-t-elle comme si elle parlait toute seule, à l'intimité de son cœur -, dernièrement, j'ai beaucoup pensé au divin Maître et à ses inoubliables propos... Le fameux après-midi de ses prédications, c'était encore le crépuscule et le ciel était couvert d'étoiles comme si les lumières du firmament avaient aussi désiré l'entendre... Les vagues du Tibériade si souvent bruyantes fustigées par le vent, venaient calmement s'échouer dans un éventail d'écume contre les barques de la plage avec une douce expression de respect quand ses enseignements divins se faisaient entendre dans le paysage ! Tout doucement, tout s'apaisait ; il fallait voir le sourire angélique des enfants à la tendre clarté de ses yeux de berger des hommes et de la nature...

Dans mon ardeur, ma bonne Anne, j'aurais désiré adopter tous ces bambins affamés en guenilles, présents aux réunions populaires de Capharnaûm ; mais mon désir maternel de soutenir ces femmes délaissées et ces enfants en haillons qui vivaient à l'abandon, ne pouvait se réaliser en ce monde... Toutefois, je pourrai réaliser les idéaux de mon âme si Jésus m'accueille dans les clartés de son royaume...

Bouleversée, la vieille servante pleurait en entendant ces épanchements émouvants.

Après une longue pause, elle poursuivit comme si elle désirait profiter de ses dernières heures :

Anne - dit-elle avec une tranquillité pleine d'énergie -, toutes deux nous avons été appelées au témoignage sacré de la foi dans les heures qui passent et qui doivent être glorieuses pour notre esprit. Pardonne-moi, ma chère, si un jour j'ai offensé ton cœur par quelques propos moins dignes. Avant que Siméon ne te remette à ma garde, je t'aimais déjà tendrement comme si tu étais ma sœur ou ma propre fille !...

L'employée pleurait, émue, tandis que Livia, affectueuse, continuait :

Maintenant, j'ai une dernière demande à te faire...

Dites, Madame - murmura la servante, les yeux pleins de larmes -, avant tout, je suis votre esclave.

Anne, s'il est vrai que nous devons témoigner aujourd'hui encore de notre foi, je désirerais comparaître au sacrifice comme ces créatures désemparées qui écoutaient les consolations divines près du lac Tibériade. Si tu veux bien exhausser mon vœu, échange maintenant avec moi la toge de maîtresse contre ta tunique de servante ! Je désirerais participer au sacrifice avec les habits humbles et pauvres de la plèbe, non pas parce que Je me sens humiliée devant les gens de ma condition à l'heureux instant du témoignage, mais parce qu'en arrachant pour toujours les derniers préjugés de ma naissance, je donnerai à ma conscience chrétienne le réconfort de l'ultime acte d'humilité... Moi qui suis née dans le pourpre de la noblesse, je désirerais trouver le royaume de Jésus dans une tenue simple passée par le monde dans le tourbillon tourmenté des épreuves et des labeurs !...

Madame !... - réagit la servante, hésitante...

N'hésite pas si tu veux me procurer la dernière satisfaction.

Face aux intentions touchantes de la généreuse femme, Anne ne put refuser, et à cet instant dans la pénombre d'un coin à l'écart du regard des autres compagnes, elles échangèrent la toge et la tunique qui étaient faites d'une espèce de mante portée sur la tenue compliquée de l'époque. Livia s'était parée d'une toge en laine très fine qui revêtait à présent le corps de l'employée avec les bijoux discrets qu'elle portait habituellement. Après lui avoir donné ses deux précieuses bagues et un gracieux bracelet, il ne lui restait plus qu'une parure de valeur, mais en passant sa main sur son cou, Livia caressa un petit collier avec une immense tendresse et décréta à sa compagne :

Très bien, Anne, il ne me reste plus que ce petit camé qui porte le profil de Publius en bas relief et qui est un cadeau qu'il m'a offert à l'époque lointaine de nos noces. Je mourrai avec ce bijou comme symbole d'union entre mes deux amours que sont mon mari et Jésus- Christ...

Anne accepta sans broncher toutes les pieuses demandes de sa maîtresse, et bientôt, l'allure de l'humble servante dans sa beauté virginale était touchée d'une imposante noblesse telle une figure souveraine en vieil ivoire.

Pour tous les prisonniers dans la terrible inquiétude qui les opprimait, malgré les douces clartés intérieures de la prière qui leur prodiguait le courage moral nécessaire pour aller au sacrifice, les heures du jour étaient pesantes et longues. Avec l'héroïsme résigné de sa ferveur religieuse, Jean de Cléophas parvint à maintenir active la chaleur de la foi dans tous les cœurs. Dans l'exaltation de sa confiance en la providence divine, des compagnons plus enthousiastes ne manquèrent pas de répéter avec lui les cantiques de la gloire spirituelle pour l'instant suprême du martyre.

Au palais de l'Aventin, tous les domestiques les plus intimes croyaient que Livia était chez sa fille ; mais un peu avant midi, Flavia Lentulia vint voir son père, afin de l'embrasser avant son triomphe.

Informée par le sénateur quant à ses projets de rétablir l'ancien bonheur conjugal avec les démonstrations publiques de confiance et d'amour les plus expressives pour son épouse, Flavia, à la grande surprise de son père, cherchait sa mère pour lui exprimer sa joie bien justifiée.

Une angoissante interrogation se posa alors sur tous les visages.

Depuis vingt-cinq ans, c'était la première fois que Livia et Anne s'absentaient si subitement de la maison, provoquant les craintes les plus légitimes.

Le sénateur sentit son cœur touché d'angoissants présages, mais les esclaves étaient déjà prêts à le conduire au Sénat où les premières cérémonies allaient commencer après midi en présence de César. Observant son affliction et son regard anxieux et inquiet, Flavia Lentulia voulut le rassurer et lui dit tout en dissimulant ses propres afflictions :

Pars tranquille, mon père. Je retourne maintenant à la maison, mais je ne négligerai pas de prendre les mesures nécessaires et lorsque tu reviendras plus tard avec l'auréole du triomphe, je veux t'embrasser avec mère, entre les fleurs du vestibule, afin que nous puissions toutes deux t'accueillir avec les pétales de notre amour dévoué de tous les jours.

Oui, ma fille - répondit le sénateur, une ombre d'angoisse sur le visage -, que les dieux permettent qu'il en soit ainsi, car les rosés du foyer seront pour moi les meilleures récompenses !...

Et prenant sa litière, salué par de nombreux amis qui l'attendaient, Publius Lentulus se dirigea vers le Sénat où une foule enthousiaste explosait de joie en signe de remerciements pour l'abondante distribution de blé faite par les autorités romaines pour célébrer cet événement, et applaudissait ceux à qui il était rendu hommage dans le vacarme assourdissant des grandes manifestations populaires.

De la noble maison politique où les tournois d'art oratoire les plus notables étaient prononcés pour louer la personnalité de l'Empereur, précédés par le personnage impressionnant de César qui ne dédaigna jamais le faste retentissant des grands spectacles, tel un ancien comédien, les sénateurs se dirigèrent vers le célèbre Temple de Jupiter où ceux qui étaient récompensés allaient recevoir l'auréole de myrtes et les rosés comme les triomphateurs. Ils obéissaient ainsi à l'inspiration de Sénèque qui faisait de son mieux pour dissiper la déplorable impression du gouvernement cruel de son ex disciple qui, en fait, décréterait aussi sa mort en l'an 66. Au Temple de Jupiter, le grand artiste qu'était Domitius Néron couronna la tête de plus d'une centaine de sénateurs de l'Empire, sous la bénédiction conventionnelle des prêtres. Les cérémonies religieuses durèrent plusieurs heures de suite vu leur caractère complexe. Ce n'est qu'après trois heures de l'après-midi que l'énorme cortège sortit du temple en direction du Cirque Maximum. La longue procession, touchée d'un aspect solennel rarement vu à Rome lors des siècles postérieurs, se dirigea d'abord au Forum en traversant la masse formidable de gens avec le plus grand respect.

Conformément aux grandes cérémonies publiques de l'époque, le merveilleux cortège était composé de la façon suivante.

Devant, il y avait un superbe char magnifiquement décoré où était mollement installé l'Empereur, suivit de nombreux autres chars qui transportaient les sénateurs récompensés, ainsi que leurs auliques favoris.

Domitius Néron, aux côtés de l'un de ses plus chers favoris, passait arrogant dans son habit rouge de triomphateur avec le luxe tapageur qui caractérisait ses attitudes.

Puis, de nombreux jeunes d'une quinzaine d'années suivaient en groupe, à cheval et à pied, escortant les voitures d'honneur et ouvrant la marche.

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