Ensuite venaient, les cochers conduisant les biges, les quadriges ou les séjuges, qui étaient des chars à deux, quatre et six chevaux pour les folles émotions des courses traditionnelles.

Derrière les auriges, presque complètement nus, marchaient les athlètes pour effectuer les numéros de tous les grands et petits jeux de l'après-midi ; après eux, il y avait les trois chœurs classiques de danseurs, le premier était constitué d'adultes, le second d'adolescents agiles et le troisième de gracieux enfants, tous exhibaient la tunique écarlate serrée par une ceinture de cuivre, une épée sur le côté et une lance à la main, arborant un casque de bronze décoré de panaches et de cocardes qui complétaient leur tenue extravagante. Ces danseurs défilaient, suivis de musiciens qui faisaient des mouvements rythmiques en exécutant des ballets belliqueux au son des harpes d'ivoire, des flûtes courtes et de nombreux luths.

Après les musiciens, telle une bande de sinistres histrions, surgissaient les Satyres et les Silènes, personnages étranges qui présentaient des masques horripilants, couverts de peaux de bouc sous lesquels ils faisaient les gestes les plus horribles, provoquant le rire frénétique des spectateurs avec leurs contorsions ridicules et étranges. De nouveaux groupes musicaux se succédaient qui étaient accompagnés de plusieurs exécutants secondaires du culte de Jupiter et d'autres dieux, et tenaient dans leurs mains de grands récipients en guise d'encensoirs en or et en argent d'où sortaient d'enivrants nuages d'encens.

Derrière les exécutants avec leurs parures d'or et de pierres précieuses, venaient les statues de nombreuses divinités arrachées, pour l'occasion, de leurs temples somptueux et tranquilles. Chaque statue dans son expression symbolique était accompagnée par ses dévots ou par ses divers collèges sacerdotaux. Toutes les images étaient transportées en grand apparat sur des chars d'ivoire ou d'argent, tirés par des chevaux imposants, guidés délicatement par des garçons pauvres de dix à douze ans dont le père et la mère étaient vivants, et soigneusement escortés par les patriciens les plus en vue de la grande cité.

Ce n'était qu'un éblouissement de couronnes d'or, de pourpres, de luxueux tissus d'Orient, de métaux brillants, de scintillement de pierres précieuses.

Pour fermer le cortège, la dernière légion de prêtres et de ministres du culte était suivie d'une masse interminable de gens anonymes et inconnus.

La gigantesque procession pénétra dans le grand cirque dans un profond recueillement conformément aux solennités les plus élevées. Le silence était à peine entrecoupé par des acclamations partielles de différents groupes de citoyens quand passa la statue de la divinité qui protégeait leurs activités et leur profession dans la vie ordinaire.

Après un tour solennel à l'intérieure du cirque, les figures silencieuses d'ivoire furent déposées dans l'édicule, près des cachots, sous les radieux éclats du pavillon de l'Empereur et où avaient lieu les prières et les sacrifices des nobles et des plébéiens, tandis que le César et ses auliques, en compagnie des hommes politiques récompensés cet après- midi-là, faisaient de nombreuses et extraordinaires libations.

Une fois ces cérémonies terminées, le silencieux recueillement de la foule cessait également.

Les jeux commencèrent alors sous les regards avides de plus de trois cents mille spectateurs qui ne se limitaient pas aux masses compactes, comprimées dans les dimensions grandioses de la luxueuse enceinte. Les palais de l'Aventin et du Palatin, ainsi que les élégantes terrasses du Célio, servaient aussi de larges gradins pour la nombreuse assistance qui ne pouvait pas voir de plus près le formidable spectacle.

Rome se divertissait et toutes les classes étaient fascinées.

La compétition des chars était le premier numéro présenté mais les applaudissements enthousiastes ne se faisaient entendre que lorsque les premiers cochers et les premiers chevaux brisés mourraient dans l'arène.

Les joueurs se distinguaient à la couleur de leur tunique. Il y avaient ceux qui s'habillaient de rouge, de bleu, de blanc et de vert, représentant divers partis, tandis que le public se répartissait en groupes exaltés, devenus fous. Les admirateurs et les partenaires de chaque faction criaient passionnément, manifestant leur joie, leur crainte, leur angoisse ou leur impatience. À la fin des premiers numéros, de déplorables scènes de lutte avaient lieu parmi les adversaires de tel ou tel parti au sein de l'énorme assistance, donnant lieu à de sérieux tumultes qui dégénéraient immédiatement en furie criminelle, d'où étaient ensuite retirés quelques cadavres.

Après les courses, il y eut une chasse fabuleuse avec de terribles combats entre des hommes et des fauves où quelques jeunes esclaves perdaient la vie dans de tragiques circonstances, face aux acclamations délirantes des masses inconscientes.

L'Empereur souriait, satisfait, et continuait nonchalamment ses libations personnelles avec quelques proches amis. Six harpistes exécutaient ses mélodies favorites dans le pavillon, tandis que les luths faisaient aussi entendre des sons harmonieux et clairs.

Puis ce fut le tour d'autres jeux, variés, divertissants et terribles, et après quelques danses exotiques exécutées dans l'arène, on vit un aulique favori de Domitius Néron s'incliner discrètement pour lui parler à l'oreille :

L'instant est venu, Ô Auguste, de la grande surprise des jeux de cet après-midi !

Les chrétiens vont maintenant entrer dans l'arène ? - demanda l'Empereur à voix basse avec son sourire impitoyable et glacial.

Oui, l'ordre a déjà été donné pour que soient mis en liberté dans l'arène les vingt lions africains dès que les condamnés seront présentés au public.

Bel hommage aux sénateurs ! - gloussa Néron, sarcastiquement. - Cette festMté aura été un heureux souvenir de Sénèque car j'aurai l'occasion de montrer au Sénat que la loi est la force et toute la force doit être mienne.

Il ne manquait que quelques minutes pour la présentation du surprenant numéro de l'après-midi, lorsque Claudius Varus dit à l'un de ses auxiliaires de confiance :

Aton - dit-il circonspect -, tu peux maintenant faire entrer tous les prisonniers dans l'arène, mais éloigne discrètement une femme qui porte la toge du patriciat. Retiens-la en dernier, puis jette-la à la rue, car nous ne voulons pas de complications avec sa famille.

Le soldat fit un signe de la tête pour dire qu'il avait fidèlement retenu l'ordre reçu et s'apprêtait à le mettre à exécution. Quelques minutes plus tard, un groupe important de chrétiens se dirigeait impassiblement vers le sacrifice sous les injures et les huées des plus bas serviteurs du cirque...

Jean de Cléophas arrivait en premier, murmurant mentalement sa dernière prière.

Mais à l'instant où s'ouvrit la grande porte à travers laquelle on pouvait entendre les rugissements menaçants des fauves affamés, Aton s'approcha d'Anne et, remarquant sa toge en laine très fine, les joyaux discrets qui paraient son allure anoblie, ainsi que le délicat fil d'or qui retenait gracieusement ses cheveux, il s'exclama respectueusement, étonné par la noblesse de sa personne :

Madame, vous resterez ici jusqu'à nouvel ordre !

La vieille servante des Lentulus échangea un regard significatif et angoissant avec sa maîtresse, puis répondit avec une sereine fierté :

Mais pourquoi ? Prétendez-vous me priver de la gloire du sacrifice ?

Aton et ses collègues furent surpris par cette attitude de grand héroïsme spirituel, et avec un geste évasif qui exprimait l'hésitation de la réponse qu'il devait donner, il expliqua respectueusement :

Vous serez la dernière !

Cette explication sembla la satisfaire, mais Livia et Anne, à cet instant décisif de séparation, échangèrent entre elles un regard aimant, angoissé et inoubliable.

Toutefois, tout cela ne fut l'œuvre que de quelques secondes, car la sinistre porte était maintenant ouverte et les armes menaçantes des préposés de Domitius Néron obligeaient les prisonniers à avancer dans l'arène comme un bloc de condamnés à la terreur de la dernière peine.

Le vénérable apôtre d'Antioche prit la tête du groupe avec une valeureuse sérénité. Son cœur s'élevait à l'infini en des prières ferventes et sincères. Le temps d'un instant, tous les prisonniers étaient réunis à l'entrée de l'arène, remplis d'une force morale qui, jusqu'à présent, leur était inconnue. C'est que, derrière ces pourpres somptueuses et au-delà des rires stridents et des basses injures, arrivait une légion de messagers célestes pour fortifier les énergies spirituelles de ceux qui allaient succomber à une mort infamante pour arroser la semence du christianisme de leurs larmes fécondes. Un chemin lumineux, invisible aux yeux des mortels, s'ouvrit dans les clartés du firmament et, à travers lui, descendit tout une armée d'archanges du divin Maître pour auréoler des bénédictions de sa gloire les valeureux travailleurs de sa cause.

Sous les applaudissements délirants et assourdissants de la foule nombreuse, les lions affamés furent lâchés pour que se réalise l'épouvantable scène d'impiété, de terreur et de sang, mais aucun des apôtres inconnus qui allaient mourir au festin dépravé de Néron ne sentit les tortures angoissantes d'une mort aussi horrible, car le doux anesthésiant des puissances divines apaisa leur cœur endolori et déchiré en ce terrible instant.

Fustigés par l'angoisse et par l'affliction de l'ultime instant, face au public sanguinaire, les misérables sacrifiés n'eurent pas le temps de se rassembler dans l'arène de la douleur. Les fauves affamés semblèrent touchés d'une horrible anxiété. Et tandis que les pauvres corps étaient piteusement mis en pièce, Domitius Néron ordonnait que tous les chœurs de danseurs et à tous les musiciens de célébrer le spectacle avec les cantiques et les danses de la Rome victorieuse.

La considérable assistance, qui s'agglomérait dans les collines incluses et qui représentait presque un demi-million de personnes, vibrait dans des applaudissements assourdissants et choquants, tandis que deux cents créatures humaines tombaient déchiquetées... En entrant dans l'arène, Livia s'agenouilla devant le grand et somptueux pavillon de l'Empereur, où elle chercha à apercevoir la silhouette de son époux pour la dernière fois, afin de garder au fond de son âme la triste expression de cette ultime scène auprès de l'image intime de Jésus Crucifié, qui inondait d'émotions sereines son pauvre cœur brisé à la minute

suprême. Elle crut vaguement distinguer dans la douce clarté du crépuscule, la silhouette droite du sénateur couronné de rosés comme les triomphateurs et, lorsque ses lèvres s'entrouvrirent dans une dernière prière mêlée de larmes ardentes qui brouillaient ses yeux, elle se vit brusquement happée par les pattes sauvages d'un monstre. Cependant, elle n'éprouva aucune commotion violente et rude, qui signale communément la minute obscure de la mort. Il lui sembla avoir subi un léger choc, puis elle se sentit transportée par les bras d'une brume translucide qu'elle contempla fortement surprise. Elle chercha à savoir où elle se trouvait dans le cirque, mais reconnut à ses côtés la noble figure de Siméon qui lui souriait divinement, en lui donnant la silencieuse et douce certitude d'avoir franchi le seuil de l'éternité.

À cet instant, dans la loge d'honneur de l'Empereur, Publius Lentulus fut pris d'une indicible angoisse. Dans le tourbillon de ces cris assourdissants, le sénateur n'avait jamais ressenti un aussi profond découragement et un désenchantement aussi amer pour la vie. À présent, ces abominables spectacles homicides, de terreur et de mort lui faisaient horreur. Sans qu'il puisse en expliquer la raison, sa pensée se tourna vers la lointaine Galilée, et il se figura voir à nouveau, la douce figure du Messie de Nazareth qui lui affirmait : tous les pouvoirs de ton Empire sont bien faibles et toutes ses richesses bien misérables !... Publius s'inclina vers son ami Euphaline Drusus pour lui confier discrètement sa triste impression :

- Mon ami, le spectacle d'aujourd'hui m'effraie !... Je ressens d'angoissantes émotions comme jamais je n'en ai éprouvées dans toute ma vie... Est-ce que ceux qui succombent à la cruauté des fauves violents et sauvages sont bien des esclaves destinés à la peine ultime ?

Non, je n'en crois rien - répondit le sénateur Euphaline, lui confessant un secret à l'oreille. - La rumeur court que ces misérables condamnés sont de pauvres chrétiens inoffensifs, faits prisonniers dans les catacombes !...

Sans savoir expliquer la raison de sa profonde tristesse, brusquement Publius Lentulus se souvint de Livia et troublé, il se plongea alors dans les plus torturantes conjectures.

Tandis que ces faits se déroulaient, juste après l'entrée de ses compagnons dans l'arène du sacrifice, Anne qui était certaine que Jésus lui avait réservé la dernière place au douloureux instant du martyre, gardait son esprit courageux plongé dans ses prières sincères et ardentes. Son regard, néanmoins, n'abandonnait pas la silhouette de Livia qui s'éloignait dans un coin de l'arène où elle s'agenouilla, et parvint à voir le grand lion africain qui lui asséna un coup fatal à hauteur de la poitrine. À cet instant, la pauvre servante sentit comme un choc face aux terribles perspectives de témoignage, mais soudain avant qu'elle n'ait eu le temps de réfléchir, Aton et l'un de ses collègues s'approchèrent tout en lui disant :

Madame, accompagnez-nous !

Remarquant que les soldats la faisaient retourner vers l'intérieur, elle protesta énergiquement :

Soldats, je ne désire rien d'autre maintenant, sinon mourir aussi pour la foi en Jésus-

Christ !

Mais remarquant son courage indomptable, le préposé de l'Empire la saisit fortement par le bras et l'emmena vers un passage à l'intérieur de la prison qui communiquait avec la voie publique. Aton lui adressa alors la parole sur un ton presque menaçant.

Partez, femme ! Fuyez sans demeure, car nous ne désirons pas de complications avec votre famille !

Et, disant cela, il referma la grande porte, tandis que lu vieille servante de Livia saisissait tout à présent. Angoissée, elle comprit alors que l'habit de sa maîtresse lui avait sauvé la vie, à cette heure amère. Elle sentit que

Elle percevait le tumulte confus de plus de trois cents mille voix qui se concentraient dans des cris retentissants et des applaudissements, acclamant la sinistre course des fauves dans leur chasse à l'homme. Et, pas à pas, portant le poids torturant d'une angoisse sans fin, elle prit le chemin du palais de l'Aventin qui n'était pas très loin du cirque ignominieux, où elle pénétra découragée et silencieuse.

À peine quelques fidèles esclaves montaient la garde à la résidence des Lentulus comme de coutume lors des grands jours de fêtes populaires, auxquelles participaient presque tous les serviteurs. Personne ne remarqua le retour d'Anne qui parvint à se dévêtir de la toge avec le calme nécessaire. Elle ôta les précieux bijoux de sa tenue, de ses mains et de ses cheveux et, s'agenouillant dans la chambre, elle laissa libre cours à ses douloureuses larmes au flux des prières amères qu'elle élevait à Jésus sous le poids de ses angoissantes souffrances.

Elle n'aurait su dire pendant combien de temps elle était restée dans cette attitude suppliante et poignante entre de ferventes invocations et d'amères conjectures sur son éloignement inattendu des tortures du cirque, se sentant indigne de témoigner au Sauveur sa foi profonde et sincère, jusqu'à ce qu'une rumeur plus forte vînt lui annoncer le retour du sénateur.

Il faisait presque nuit et les premières étoiles brillaient dans le bleu du beau ciel

romain.

En rentrant chez lui l'esprit inquiet et découragé, Publius Lentulus pénétra dans le vestibule vide l'âme oppressée, il fut immédiatement rejoint par l'esclave Fabius Tulius, qui depuis plusieurs années avait remplacé Comenius, ravi par la mort à cette tâche de confiance.

S'approchant du sénateur qui était rentré seul car il avait dispensé la compagnie de ses amis sous prétexte que sa femme se trouvait gravement malade, le vieil employé s'exclama avec un respect très attentionné :

Seigneur, votre fille vous fait savoir par un messager qu'elle poursuit ses recherches afin que vous ayez des nouvelles de votre épouse dans les plus brefs délais.

Le sénateur le remercia d'un léger signe de tête, dénotant sa profonde inquiétude.

Toutefois, Anne dans la solitude de ses prières dans la pièce qui lui était réservée, avait constaté le retour de son maître et comprit le triste devoir qui lui incombait en cette heure inoubliable. Elle devait l'informer de tous les faits et, quelques minutes plus tard, Fabius se rendait à nouveau dans ses appartements pour lui dire qu'Anne demandait une entrevue en privé. Le sénateur accéda

Immédiatement à la demande de la vieille servante de sa maison, pris d'un indicible étonnement.

Les yeux gonflés de larmes et la voix fréquemment entrecoupée d'émotions âpres et accablantes, Anne lui exposa tous les faits sans omettre aucun détail sur les tragiques incidents, tandis que le sénateur, les yeux écarquillés, faisait tout pour comprendre ces tristes confidences dans son incrédulité et son effarement le plus complet.

À la fin de sa terrible déposition, une sueur froide coulait de son front tourmenté, tandis que ses tempes battaient violemment.

Au début, il aurait voulu écraser l'humble domestique comme il l'aurait fait à une vipère vénéneuse, pris des premiers élans de révolte propre à son orgueil et à sa vanité. Il ne voulait pas croire en cette horrible confession, mais son cœur battait rapidement et ses nerfs s'exaltaient en de lancinantes vibrations.

Publius Lentulus ressentit la douleur la plus terrible de toute sa misérable existence. Tous ses rêves, toutes ses aspirations et ses tendres espoirs s'effaçaient cruellement, irrémédiablement et pour toujours, sous la marée sombre des réalités ténébreuses.

Se sentant l'accusé le plus malheureux de la justice des dieux, au moment où il présumait accomplir son suprême bonheur, il ne vit plus rien devant ses yeux, si ce n'est la réalité écrasante de sa douleur sans fin.

Sous le regard ému d'Anne qui l'observait craintive, il se leva rigide et sans une larme, les yeux brillant de folie telle était leur expression de fermeté étrange et douloureuse, et tel un fantôme de révolte, de douleur, de vengeance et de souffrance indéfinissables, sans rien répondre à la servante immobile qui priait silencieusement Jésus d'apaiser ses angoissantes peines, comme un automate il fit quelques pas en direction de la porte qu'il ouvrit de part et d'autre et par laquelle pénétrèrent les brises douces et rafraîchissantes de la nuit...

Chancelant, pris d'une douleur sauvage, il traversa le péristyle, puis résolument, comme s'il allait disputer un duel avec les ténèbres pour défendre son épouse calomniée et trahie, martyrisée par les criminels de cette cour d'infamie, sans remarquer que ses habits étaient en désordre, il se dirigea rapidement vers le cirque où la plèbe assouvissait les passions impitoyables de son César sans âme.

Toutefois dans la solitude de sa suprême angoisse morale, un spectacle plus terrible se trouva devant ses yeux écœurés.

Enivrés par les bas instincts de leur grossièreté perverse, les soldats et le peuple avaient mis les sinistres restes du monstrueux banquet des fauves de cet inoubliable après- midi, en haut des poteaux et des colonnes improvisées telles des torches qui illuminaient tout l'extérieur de la grande enceinte par l'épouvantable embrasement des morceaux de chair humaine.

Publlus Lentulus sentit toute l'extension de son Impuissance devant cette démonstration suprême d'horreur et de cruauté, mais il avança chancelant de douleur, comme ivre ou fou, au grand étonnement de ceux qui le voyaient à pied en ce lieu à contempler bouche bée les funestes torches, faites de têtes difformes et calcinées. Il laissait libre cours à ses pensées endolories d'angoisse et de révolte, comme si son esprit n'était plus qu'un tigre enfermé dans la carcasse de sa vieille poitrine, quand il remarqua la présence de deux soldats ivres qui se battaient pour un délicat objet qui attira brusquement son attention, sans qu'il pût expliquer la raison de son intérêt inattendu.

C'était un petit collier de perles auquel pendait un camée précieux et ancien. Ses yeux fixèrent cet objet étrange et son cœur devina le reste. Il le reconnut. Ce joyau était le cadeau de mariage fait à sa femme adorée et ce ne fut qu'à cet instant qu'il se souvint de l'attachement affectueux de son épouse pour ce camée qui gardait son profil de jeune homme et lui rappelait l'unique amour de sa jeunesse.

Il se posta face à ses rivaux qui adoptèrent immédiatement une attitude respectueuse en sa présence. Interpellé avec sévérité, l'un des soldats expliqua d'une voix humble et tremblante :

Très illustre, ce bijou appartenait à l'une des femmes condamnées aux fauves, au spectacle d'aujourd'hui...

Combien en voulez-vous ? - demanda Publius Lentulus sur un ton sinistre.

Je l'ai acheté pour deux sesterces.

Donnez-le-moi ! - répliqua le sénateur sur un ton menaçant et impératif.

Humblement, les soldats lui remirent le collier et le sénateur fouilla ses vêtements pour en retirer une lourde bourse de pièces d'or qu'il jeta aux deux hommes dans un geste de dégoût et de suprême mépris.

Publius Lentulus s'éloigna de l'infâme environnement, contenant à peine les larmes qui affluaient maintenant de son cœur opprimé et brisé.

Tout en serrant contre sa poitrine la minuscule parure, il semblait pris d'une force mystérieuse. Il se figurait qu'en conservant le dernier vestige de la toilette de sa femme, il gardait auprès de lui et pour toujours un peu de sa personne et de son cœur.

Loin des lumières macabres qui illuminaient à peine la voix publique, le sénateur pénétra dans une ruelle pleine d'ombres.

Après avoir fait quelques pas, il remarqua que devant lui se dressait vers le ciel un arbre gigantesque qui embellissait le décor de la vétusté de sa frondaison majestueuse. Chancelant, il s'appuya contre le vieux tronc, avide de repos et de consolation. Il contempla les étoiles qui paraient de douces scintillations tout le firmament romain et se dit qu'à cet instant l'âme si pure de sa compagne devaient certainement reposer dans la paix sublime des clartés célestes, sous la bénédiction de dieux...

D'un geste spontané, il baisa le minuscule collier, le serra dans un délicat ravissement contre son cœur et considérant le désert aride de sa vie, il se mit à pleurer comme jamais il ne l'avait fait en toute autre circonstance douloureuse de son existence tourmentée.

Il fit une rétrospective profonde de tout son passé amer et se dit que toutes ses nobles aspirations avaient été bafouées par les dieux et par les hommes. Dans son regrettable orgueil, il avait payé au monde les plus lourds tributs d'angoisses et de larmes et, dans sa vanité d'homme, il avait reçu les humiliations les plus accablantes du destin. Il reconnaissait tardivement que Livia avait tout fait pour le rendre heureux, l'entourant toute sa vie d'un amour joyeux, simple et sans prétention. Il se souvint des moindres détails de son triste passé comme si son esprit procédait méticuleusement à l'autopsie de tous ses rêves, espoirs et illusions, dans le brouillard épais du temps.

En tant qu'homme, il avait vécu étroitement lié aux affaires d'État qui lui avaient volé les réjouissances les plus charmantes de la vie familiale et, en tant qu'époux, il n'avait pas eu suffisamment d'énergie pour s'armer contre les calomnies insidieuses. C'est en tant que père, qu'il se considérait le plus malheureux de tous. Que lui valait à présent l'auréole du triomphe, si elle s'accompagnait de l'imbuvable calice d'amertume ? À quoi bon les victoires politiques et la reconnaissance sociale des titres de noblesse, ainsi que la considérable expression de sa fortune sous la poigne implacable de son impitoyable destin en ce monde ?

Ses pensées se perdaient dans de profonds abîmes d'ombre et de doutes acerbes, lorsque surgit à son esprit tourmenté l'image suave et douce du sublime prophète de Nazareth avec la richesse indestructible de sa paix et de son humilité.

Dans la plénitude de ses souvenirs, il lui semblait entendre encore les conseils extraordinaires qu'il lui avait adressés de sa voix affectueuse et compatissante, au bord des eaux agitées du lac Tibériade. Intensément, il se souvint de Jésus et se sentit pris d'un vertige de larmes douloureuses qui, d'une certaine manière, apaisèrent le désert de son cœur. S'agenouillant sous le feuillage opulent et généreux, comme il l'avait fait un jour en Palestine, se rappelant la force morale que la doctrine chrétienne avait procurée au cœur de sa femme, la nourrissant spirituellement pour recevoir avec dignité et héroïsme toutes ses souffrances, il s'exclama tourné vers les cieux, les yeux baignés de larmes :

- Jésus de Nazareth ! dit-il d'une voix suppliante et affligée - il a fallu que je perde le meilleur et le plus cher de tous mes trésors pour que je me souvienne de la concision et de la douceur de tes paroles !... Je ne sais comprendre ta croix et je ne sais encore pas accepter ton humilité dans ma sincérité d'homme, mais si tu peux voir la gravité de mes blessures, viens secourir, une fois encore, mon cœur misérable et malheureux !...

Une déchirante crise de larmes survint à cette invocation touchée d'une grande franchise agressive et poignante.

Il eut alors l'impression qu'une énergie indéfinissable et impondérable l'aidait maintenant à traverser cet angoissant moment.

Une fois la supplique achevée qui émanait du fond de son âme lacérée, l'orgueilleux patricien nota que la présence d'une force inexplicable modifiait en cet instant inoubliable, tous ses sentiments et, toujours agenouillé, il remarqua avec la vision intérieure de son esprit qu'à ses côtés commençait à apparaître un point lumineux qui grandissait prodigieusement dans l'éprouvante sérénité de cet instant difficile de sa vie et fut surpris par le phénomène qui lui suggérait les conjectures les plus inattendues.

Finalement, le noyau de lumière prit forme et, devant lui, il vit la figure radieuse de Flaminius Sévérus qui venait lui parler dans la nuit tourmentée de son infinie amertume.

Surpris et effrayé, Publius reconnut sa présence identifiant ses traits physionomiques et ses salutations bienveillantes comme quand il s'adressait à lui sur terre. Son visage était le même dans sa douce expression de sérénité à présent touchée d'un sourire triste et amer. Il portait la même toge bordée de pourpre, mais il n'avait pas cet air martial et imposant des jours vécus sur terre. Flaminius le dévisagea comme s'il était saisi d'une pitié infinie et d'une amertume sans limite. Le regard pénétrant de son esprit scrutait les coins les plus secrets de sa conscience alors que le sénateur se calmait, révérencieux, ému et surpris.

Publius - lui dit affectueusement la voix amicale de l'Esprit -, ne te révolte pas de l'exécution des desseins divins qui aujourd'hui modifient tous les parcours de ta vie !... Ecoute-moi bien ! Je te parle avec la même sincérité et le même amour qui unit nos cœurs depuis de longs siècles !... Face à la mort, toutes nos vanités disparaissent... dans ses clartés sublimes, nos pouvoirs sur terre sont d'une fragilité extrême !... L'orgueil, mon ami, nous ouvre outre-tombe une porte de ténèbres intenses où nous nous perdons dans notre égoïsme et notre impénitence !... Retourne chez toi et bois le contenu de morosité de tes rudes épreuves avec sérénité et force spirituelle, car tu es encore loin d'avoir épuisé le calice de tes amertumes purificatrices au travers des expiations rédemptrices et suprêmes... Les grandes douleurs, sans remède en ce monde, ouvriront un nouveau chemin à ton raisonnement dans les éternels horizons de la croyance !... Nos dieux sont des expressions de foi respectable et pure, mais Jésus de Nazareth est le Chemin, la Vérité et la Vie !... Tandis que nos illusions sur Jupiter nous portent à rendre hommage aux plus puissants et aux plus forts, considérés comme favoris de nos divinités par l'expression de leurs riches sacrifices, les précieux enseignements du Messie nazaréen nous amènent à réfléchir à la pauvreté de nos faux pouvoirs sur la face du monde en soutenant les plus pauvres et les laissés pour compte, comme pour pousser toutes les créatures à aller vers son royaume, conquis par le sacrifice et grâce aux efforts de chacun en direction de l'unique vie réelle qui est celle de l'Esprit... Aujourd'hui, je sais qu'un jour, tu as perdu une sublime opportunité, mais le Fils de Dieu Tout-puissant, dans sa miséricorde et son amour infini, répond maintenant à ton appel en permettant que ma vieille affection vienne calmer les tristes blessures de ton cœur tourmenté !...

Le sénateur laissa sa pensée se perdre dans la tempête des larmes bénies de sa vie. Haletant dans les hoquets de son émoi, il demanda mentalement :

Oui, mon ami et mon maître, je veux comprendre la vérité et j'aspire au pardon de mes énormes erreurs !... Flaminius, inspiration de mon âme blessée, sois mon guide dans la nuit tourmentée de ma triste destinée !... Aide-moi avec ta sagesse et ta bonté !... Prends-moi à nouveau par la main et éclaire mon cœur sur le ténébreux chemin !... Que dois-je faire pour obtenir du ciel l'oubli de mes fautes ?!...

Et comme intensément émue à la réception de cet appel, la calme vision avait maintenant les yeux illuminés par une larme divine, pleine de pitié.

Peu à peu, sans que Publius puisse comprendre le mécanisme de ce phénomène insolite, il observa que la silhouette de son ami se diluait légèrement dans l'ombre, s'éloignant de l'écran de ses contemplations spirituelles ; mais même ainsi, il perçut que ses lèvres murmuraient charitablement un mot : - Pardonne !...

Cette douce recommandation toucha son âme comme un baume apaisant. Il sentit, alors, que ses yeux étaient à présent ouverts aux réalités matérielles qui l'entouraient comme s'il s'éveillait d'un rêve édifiant.

Il sentit quelque chose soulager ses profondes douleurs et se leva pour reprendre avec détermination le fardeau laborieux de son existence sur terre.

De retour à son foyer vers vingt-deux heures, il trouva Pline et Flavia qui l'attendaient affligés.

En voyant sa physionomie profondément abattue et défigurée, sa fille anxieuse l'étreignit dans un élan de tendresse indéfinissable et s'exclama en larmes :

Mon père, mon cher père, jusqu'à présent nous n'avons pu obtenir de nouvelles.

Publius Lentulus, néanmoins, fixa son regard triste et découragé dans celui de ses enfants, les embrassant silencieusement.

Puis, il leur demanda de le suivre dans son cabinet privé où il fit appeler aussi Anne, et tous les quatre, en conseil de famille, examinèrent très émus les inoubliables événements de ce jour fait d'amères épreuves.

Au fur et à mesure que le sénateur transmettait à ses enfants les pénibles révélations faites par Anne, qui accompagnait ces paroles extrêmement émue, Flavia et son époux traduisaient sur leur visage les émotions les plus singulières et les plus fortes, face à l'angoissante impression de ce récit.

Une fois cette histoire détaillée achevée, Pline Sévérus s'exclama dominé par son orgueil irréfléchi :

Mais, ne pourrions-nous pas imputer toute la faute de ces faits à cette infâme créature qui depuis tant d'années sert indignement votre maison ?

En se prononçant de la sorte, l'officier pointait du doigt la servante qui, la tête humblement baissée, priait Jésus de fortifier son esprit pour le témoignage qu'elle devinait cuisant pour les sentiments les plus délicats de son cœur.

Publius Lentulus sembla soutenir l'opinion de son gendre ; néanmoins, il se souvint des propos de Flaminius qui résonnaient encore au fond de sa conscience et répondit avec fermeté:

Mes enfants, oublions les jugements précipités et, si l'on reconnaît la faute d'Anne en acceptant les vêtements de sa maîtresse, je veux vénérer en cette servante la mémoire de Livia, et cela à jamais. Compagne fidèle de ses angoissantes souffrances durant vingt-cinq années, elle restera dans cette maison avec les mêmes droits qui lui furent accordés par sa bienfaitrice. J'exige à peine que son cœur sache garder les lugubres secrets de cette nuit, car je désire honorer publiquement la mémoire de ma femme, après son terrible sacrifice aux festivités de l'infamie.

Pline et Flavia observaient, surpris, la générosité spontanée envers la domestique qui, à son tour, remerciait Jésus pour la grâce de son éclaircissement.

Le sénateur semblait profondément modifié après ce choc terrible ressenti dans ses fibres spirituelles. À cet instant, Pline Sévérus intervint pour dire : - À différents amis qui sont venus pour vous féliciter, j'ai déclaré qu'étant donné le deuil de ma mère, vous ne célébreriez pas votre triomphe politique à la date d'aujourd'hui. De plus, pour justifier votre absence, je les al informés que dame Livia était gravement malade à Tibur où elle était partie pour se rétablir. Des informations qui, d'ailleurs, furent reçues avec le plus grand naturel de la part de nos amis puisque votre compagne n'a jamais plus fréquenté la société depuis son retour de Palestine, il était donc bien compréhensible que tout notre proche entourage la considère malade.

Le sénateur écouta, avec intérêt, ces explications, comme s'il avait trouvé la solution à l'angoissant problème qui l'accablait.

Au bout de quelques minutes, après avoir examiné la possibilité d'appliquer l'idée qui avait effleuré son cerveau endolori, il s'exclama plus actif :

Ton idée, mon garçon, dans le cas présent, vient de m'apporter une solution raisonnable à l'angoissante question qui me tourmentait.

Il est de mon devoir de défendre la mémoire de mon épouse - continua le sénateur les yeux humides -, et si c'était possible, je partirais combattre corps à corps la mentalité infâme du gouvernement cruel qui actuellement souille nos meilleures conquêtes sociales ; mais si j'allais clamer personnellement mon indignation et ma révolte sur la place publique, je serais pris pour un fou ; et si je défie Domitius Néron cela reviendrai à vouloir immobiliser les eaux du Tibre avec la tige d'une fleur. Puisqu'il en est ainsi, je saurai agir dans les coulisses de la vie politique pour renverser le tyran et ses partisans, même si cela demande du temps et de la patience.

Maintenant, ce que je dois faire de toute urgence, c'est prêter tous les hommages possibles aux sentiments immaculés de ma compagne emportée par les tourbillons de l'insanité et de la cruauté.

Pline et Flavia l'écoutaient silencieux et émus sans déranger le flot rapide de ses paroles, tandis qu'il continuait avec sagesse :

Voilà plus de dix ans que la société romaine voyait en ma pauvre compagne une malade et une folle. Et puisque nos amis ont été avertis que Livia se trouve à Tibur, peut-être à attendre la mort, je partirai là-bas, cette nuit même emportant Anne avec moi...

Et comme s'il était pris par une idée fixe avec cette préoccupation de rendre hommage à l'inoubliable défunte, Publius Lentulus poursuivit :

Notre maison à Tibur est inhabitée actuellement car depuis plus de vingt jours, Filopator est parti pour Pompéi, conformément à mes ordres... J'arriverai là-bas avec Anne, et j'apporterai une urne funéraire qui, à toutes fins utiles, renfermera les restes de ma pauvre Livia... Nos serviteurs devront aussi partir demain quand j'enverrai des messagers à Rome les informant des événements passés et pour satisfaire aux pragmatiques de la vie sociale !... À Tibur, nous rendrons à la mémoire de Livia tous les hommages. Je transférerai ensuite officiellement les cendres ici, où je ferai célébrer les plus solennelles obsèques pour les visites publiques, témoignant ainsi bien que tardivement, ma vénération pour la sainte créature qui a sacrifié pour nous sa vie entière...

Mais... et l'incinération ? - demanda Pline Sévérus, prudemment, alors qu'il réfléchissait au possible succès du projet.

Le sénateur n'eut pas d'hésitation pour régler la question avec l'habituelle énergie de ses décisions :

Si cette cérémonie requière la présence des prêtres, je saurai aller voir le ministre du culte de la cité, prétextant mon désir de tout faire dans le cercle le plus restreint de l'intimité familiale.

Il ne me reste plus qu'à espérer de vous qui m'écoutez, un silence tombal sur les pénibles mesures prises cette nuit, afin de ne pas blesser les susceptibilités des préjugés sociaux.

Surpris par cette énergie en des circonstances aussi difficiles, Pline Sévérus lui tint encore compagnie pour l'achat de l'urne mortuaire qui fut acquise, en quelques minutes, à un commerçant qui ne demanda rien à cet étrange client, vu sa position sociale et politique, ainsi que la généreuse importance qu'il reçut pour l'achat effectué avec des avantages significatifs.

Cette nuit-là, Publius Lentulus et Anne se dirigèrent avec quelques esclaves vers la cité de villégiature de la Rome antique. Ils traversèrent en quelques heures l'obscurité épaisse des chemins et arrivèrent dans la plus grande sérénité pour organiser les derniers hommages rendus à la mémoire de Livia.

Toutes les mesures furent adoptées à la surprise de tous les serviteurs qui n'osèrent pas discuter les ordres reçus, et même à celle des patriciens de la ville qui savaient la femme du sénateur malade, mais ignoraient le pénible épisode de son décès.

Flavia et Pline furent appelés le lendemain pour répondre à tous les impératifs d'ordre social, lors de la pénible représentation des condoléances.

Une donation plus généreuse de Publius Lentulus au culte de Jupiter lui valut la pleine autorisation du clergé tiburtin, afférent à la décision d'incinérer le cadavre de sa femme dans la stricte intimité de sa famille. Il fut rendu hommage à la mémoire de Livia avec tous les cérémonials du culte antique des dieux invoquant la protection des mânes et des divinités domestiques.

De nombreux porteurs furent envoyés à Rome et deux jours plus tard l'urne funéraire arrivait au siège de l'Empire en pénétrant pompeusement dans le palais de l'Aventin où l'attendait un majestueux catafalque.

Durant trois jours successifs, les cendres symboliques de Livia furent exposées à la visite du peuple. Le sénateur avait fait distribuer d'abondants dons en aliments et en argent à la plèbe qui venait prêter les derniers hommages à la mémoire de sa chère défunte. De longs pèlerinages visitèrent la résidence, jour et nuit, lui donnant l'aspect imposant d'un temple ouvert à toutes les classes sociales. Toute la noblesse romaine, de même que le cruel Empereur, se fit représenter aux pompes de ces obsèques qui étaient en quelque sorte une expression de remords et une tentative de réparation de la part de son époux peiné. Publius Lentulus considérait que seulement ainsi, il pouvait maintenant se repentir publiquement à l'égard de sa femme qui occupait à nouveau une place de vénération dans le large cercle des amitiés aristocratiques de sa famille.

Une fois ces cérémonies terminées, le sénateur voulut à tout prix que sa fille et son gendre, ainsi qu'Agrippa, se mettent à habiter au palais de l'Aventin en sa compagnie. Ce qui fut accepté provisoirement, conformément à ce qu'assurait Pline à sa femme, et cette nuit-là, l'âme lacérée de nostalgie et d'angoisses il transporta avec Anne, tous les objets d'utilisation personnelle de son épouse dans ses appartements privés.

Une fois cette tâche achevée, Publius Lentulus fit à la servante avec un singulier

intérêt :

Tout est là ?

Et recevant une réponse affirmative, il insista, comme s'il manquait encore quelque chose. Il faisait référence à la croix de Siméon gardée soigneusement par le dévouement d'Anne, comme si plus personne ne pouvait apprécier la signification spéciale de ce trésor :

Où est la petite croix en bois brute que ma femme vénérait tant ?

Ah ! C'est vrai !... - s'exclama l'employée satisfaite d'observer la modification de cette âme austère.

Et elle rapporta de sa chambre le modeste souvenir de l'apôtre de Samarie qu'elle remit avec une déférence affectueuse. Le sénateur le plaça alors dans l'un des meubles secrets. Néanmoins, quiconque accompagnait son existence amère, pouvait le voir toutes les nuits dans la solitude de son appartement, près du précieux symbole des croyances de sa compagne.

Lorsque les lumières du palais lentement s'éteignirent et alors que tout le monde essayait de trouver le repos dans le silence de la nuit, le fier patricien retirait du coffre-fort de ses souvenirs les plus chers, la croix de Siméon et, agenouillé comme le faisait Livia, il arrêtait la machine du conventionnalisme mondain pour méditer et pleurer amèrement.

AUBADES DU ROYAUME DU SEIGNEUR

En évoquant la douloureuse et émouvante scène du sacrifice des martyrs chrétiens dans l'arène du cirque, nous sommes amenés à suivre Livia dans son auguste parcours vers le royaume de Jésus.

Jamais les horizons de la terre ne furent gratifiés de paysages d'une si grande beauté que ceux qui s'ouvrirent dans les sphères les plus rapprochées de la planète, lors du départ en masse des premiers apôtres du christianisme, exterminés par l'impiété humaine, à l'âge d'or et glorieux de la doctrine consolatrice du Nazaréen.

En ce jour, alors que les fauves affamés déchiquetaient les adeptes sans défense des idées nouvelles, toute une légion d'Esprits sages et bienveillants, sous l'égide du Divin Maître, entourait les cœurs mortifiés de martyre et les remplissait de force, de résignation et de courage pour le suprême témoignage de leur foi.

Au-dessus des funestes passions déchaînées de cette foule ignorante et impitoyable, les pouvoirs du ciel déployaient la mante infinie de sa miséricorde, et au-delà de ce sinistre vacarme assourdissant, des voix bénissaient les martyrs du Seigneur en les abreuvant de suaves et heureuses consolations.

La nuit tombait déjà, alors que les dernières victimes s'effondraient sous les attaques violentes des lions furieux et implacables.

En ouvrant les yeux dans les bras affectueux de son vieil et généreux ami, Lwia comprit immédiatement que son angoissant supplice avait été consommé. Siméon avait sur les lèvres un sourire divin et caressait ses cheveux paternellement avec tendresse et douceur. Une étrange émotion vibrait néanmoins dans l'âme libérée de l'épouse du sénateur qui fondit en larmes. À ses côtés, elle remarqua peinée, les restes sanglants de son corps lacéré et comprit, malgré son épouvante, le doux mystère de la résurrection spirituelle dont parlait Jésus dans ses divines leçons. Elle voulut parler afin de traduire ses pensées les plus intimes, mais elle avait le cœur plein d'émotions indéfinissables et angoissantes. Petit à petit, elle remarqua que de l'arène sanglante, s'élevaient des entités qui, comme elle, essayaient maladroitement de faire des pas, soutenues néanmoins par des créatures éthérées auréolées d'une grâce incomparable, comme jamais elle n'avait pu en voir dans sa vie. À ses yeux, le scénario coloré et tourmenté du cirque de l'ignominie disparut et dans ses oreilles ne résonnaient plus les éclats de rire ironiques et pervers des spectateurs impitoyables. Elle remarqua que du firmament constellé émanait une lumière miséricordieuse et compatissante, et se figurait qu'une nouvelle clarté inconnue sur terre s'était merveilleusement allumée dans la nuit. Une immense foule d'êtres qui paraissaient ailés les entouraient tous, remplissant l'ambiance de vibrations divines.

Éblouie, elle vit alors qu'entre la terre et le ciel se formait un radieux chemin...

Le long d'un sillage de lumière indescriptible qui n'offusqua pas l'éclat caressant et tendre des étoiles qui bordaient, scintillantes, le doux bleu du firmament, elle remarqua de nouvelles légions spirituelles qui descendaient rapidement des merveilleuses régions de l'infini...

Captivés par les sonorités délicates de cet environnement ineffable, ses oreilles entendirent alors de sublimes mélodies émanant du monde invisible comme si, des fauvettes divines du paradis chantaient dans le ciel accompagnées de lyres, de flûtes, de harpes et de luths, projetant les joies sidérales dans les paysages obscurs et tristes de la terre...

Comme poussé par une énergie mystérieuse, son esprit parvint alors à manifester les émotions les plus intimes et les plus chères.

Etreignant son vieux et généreux ami de Samarie, elle put murmurer, le visage baigné de larmes :

Siméon, mon bienfaiteur et maître, prie avec moi Jésus pour que cette heure me soit moins pénible...

Oui, ma fille - répondit le vénérable apôtre en la serrant contre son cœur, comme il l'aurait fait à un enfant -, le Seigneur, dans son infinie miséricorde, réserve son affection à ceux qui font appel à sa magnanimité avec la foi ardente et sincère de leur cœur !... Calme ton esprit car tu es maintenant en route vers le royaume du Seigneur destiné aux cœurs qui ont beaucoup aimé !...

A cet instant, néanmoins, une force incompréhensible sembla pousser vers les cieux tous ceux qui se trouvaient là, dépouillés de leur lourde enveloppe terrestre...

Livia prit conscience de l'absence du sol et que tout son être voletait dans l'espace. Elle éprouva d'étranges sensations bien que fortement soutenue par les bras bienveillants de son vénérable ami.

C'était, en fait, un radieux cortège d'entités très pures qui s'élevaient conjointement à travers ce scintillant chemin tracé de lumière, en plein éther !...

Gardant l'impression d'une singulière légèreté, l'épouse du sénateur se sentit plongée dans un océan de vibrations très douces.

Tous ses compagnons, également soutenus par les messagers divins, lui souriaient et en les dévisageant, elle identifia, un à un, ceux qui avaient partagé avec elle la prison, le martyre et la mort infâme. À un moment donné, néanmoins, comme si brusquement tous les détails de la réalité environnante lui revenaient en mémoire, elle se souvint d'Anne et ressentit son absence dans ce voyage de glorification à Jésus-Christ.

Ce souvenir suffit pour que la voix de Siméon lui explique avec sa bonté proverbiale :

Ma fille, plus tard tu pourras tout savoir... Néanmoins dans ta nostalgie, plie-toi toujours aux desseins divins inspirés de sagesse et de miséricorde... Ne t'étonne pas de l'absence d'Anne à ce banquet de joies célestes, car il a plu à Jésus de la garder quelque temps encore à l'apprentissage de ses bénédictions parmi les ombres de l'exil terrestre...

Livia qui l'écoutait, se résigna silencieusement.

Elle remarqua qu'ils suivaient toujours la même route merveilleuse qui, à ses yeux, semblait relier le ciel à la terre dans un fraternel enlacement de lumière où toutes les divines composantes de la lumineuse caravane semblaient flotter dans un mouvement d'ascension en plein espace vers des régions glorieuses et inconnues. Au sein des éléments aériens, elle s'étonnait de conserver tout le mécanisme de ses sensations physiques à travers ce chemin éthéré et radieux.

Au loin, aux confins de l'infini, il lui semblait distinguer de nouveaux firmaments étoiles qui se multipliaient merveilleusement dans cette immensité où elle pouvait observer des radiations fulgurantes qui, parfois, éblouissaient ses yeux émerveillés...

D'autres fois, en regardant furtivement en arrière, elle voyait une masse d'ombres compactes et mouvantes où se trouvaient les aires de vie sur la terre lointaine.

Des deux côtés du chemin, elle constata l'existence de fleurs gracieuses et parfumées comme si les lys terrestres, bien que plus délicats, avaient été transportés aux jardins du paradis.

L'éternité se présentait à elle pleine d'enchantements et d'indicibles félicités !...

Siméon lui parlait affectueusement de son adaptation à sa nouvelle vie et des beautés sublimes du royaume de Jésus, tout en se rappelant avec joie des pénibles angoisses de la vie sur terre. À ses oreilles résonnèrent alors les voix argentines et harmonieuses des rossignols sidéraux qui fêtaient, la rédemption des martyrs du christianisme comme s'ils arrivaient aux alentours d'une nouvelle Galilée, pleine de mélodies et de parfums délicieux, érigée à la pleine lumière de l'infini comme un nid d'âmes sanctifiées et pures à se balancer au vent parfumé d'un interminable printemps sur l'arbre merveilleux et sans fin de la création...

Cet hymne doux et clair, tantôt s'élevait dans les cieux avec de prodigieuses sonorités comme l'encens subtil des âmes en quête du trône de l'Eternel dans des hosannas d'amour, de joie et de reconnaissance, tantôt descendait en de ravissantes mélodies, en direction des ombres de la terre, comme un cri de foi et une espérance en Jésus-Christ, destiné à éveiller dans le monde les cœurs les plus pervers et les plus endurcis...

Le langage humain ne traduit pas fidèlement les harmonieuses vibrations des mélodies de l'invisible, mais ce cantique de gloire doit être rappelé, au moins vaguement, comme une douce réminiscence du paradis :

- Gloire à Toi, Seigneur de l'Univers, Créateur de toutes les merveilles !...

« C'est par ton inaccessible sagesse que s'allument les constellations dans les abîmes de l'infini et c'est par ta bonté que pousse l'herbe tendre sur la croûte obscure de la terre !...

« Par ta grandeur inappréciable et par ta justice miséricordieuse, le temps ouvre ses trésors illimités aux âmes !...

« Par ton amour sacro-saint et sublime, fleurissent tous les rires et toutes les larmes dans le cœur des créatures !...

« Bénis, Seigneur de l'Univers, les espoirs sacrés de ce royaume. Jésus est pour nous ton Verbe d'amour, de paix, de charité et de beauté !... Fortifie nos aspirations à coopérer à ta Sainte Moisson !...

« Multiplie nos énergies et fais pleuvoir sur nous le feu sacré de la foi pour que se répandent sur la terre les divines graines de l'amour de ton Fils !...

« Une goutte de rosée divine de ta miséricorde suffit pour que tous les cœurs plongés dans la boue des crimes et des impénitences terrestres soient purifiés, et il suffit d'un seul rayon de ton pouvoir pour que tous les Esprits se convertissent au bien suprême !...

« Et à présent, ô Jésus, Agneau de Dieu, qui ôte le péché du monde, reçois nos supplications ardentes et ferventes !

« Bénis, ô Divin Maître, ceux qui arrivent redîmes avec le souffle créateur de tes bénédictions sacrées !...

« Victimes de la perversité humaine, tes missionnaires ont accompli courageusement toutes les obligations qui les retenaient prisonnier dans leur pénible exil !...

« Le monde, dans le tourbillon de ses inquiétudes et de ses iniquités, n'a pas compris leur cœur amoureux, mais dans ta bonté et ta miséricorde, tu ouvres aux martyrs de la vérité les portes divines de ton royaume de lumière... »

Des strophes d'une profonde beauté éparpillaient sur les routes claires et sublimes de l'éther universel, les bénédictions de la paix et des joies harmonieuses !

Les êtres inférieurs des sphères spirituelles plus proches de la planète recevaient ces effluves sacro-saints du céleste banquet réservé par Jésus aux martyrs de sa doctrine de rédemption, comme s'ils étaient aussi invités par la miséricorde du Divin Maître. Et beaucoup parmi eux, touchés par ces merveilleuses vibrations se convertissaient pour toujours à l'amour et au bien suprêmes.

Des harmonies extrêmement douces saturaient toutes les atmosphères spirituelles, renversant sur la terre des clartés augustes et souveraines.

Dans cette région de beautés inconnues et prodigieuses, indescriptibles vu la pauvreté du langage humain, Livia recouvra ses forces morales après l'austère accomplissement de sa divine mission.

Là, elle comprit toute l'extension du concept « plusieurs demeures » des enseignements de Jésus en contemplant auprès de Siméon les sphères de travail les plus diverses, localisées aux abords de la terre ou en étudiant la grandeur des mondes disséminés par la sagesse divine dans l'océan incommensurable de l'éther, dans l'immortalité. Obéissant aux tendances de son cœur, elle n'oublia pas dans les cercles spirituels ses anciennes amitiés qui se trouvaient dans les zones terrestres.

Après quelques jours d'émotions douces et chaleureuses, tous les Esprits, réunis dans ce paysage lumineux, se préparèrent à recevoir la visite du Seigneur, comme lors de sa divine présence dans le cadre bucolique de la Galilée.

Par un jour d'une rare et indicible beauté où une clarté de nuances divines versait un savoureux miel d'allégresse dans tous les cœurs, l'Agneau de Dieu descendit de la sphère supérieure de ses gloires sublimes et, prit la parole dans ce cénacle de merveilles. Il se souvint de ses inoubliables prédications près des eaux calmes de la petite « mer » de Galilée. Il serait impossible de traduire fidèlement sur terre, la beauté nouvelle de sa parole éternelle, essence de tout l'amour, de toute la vérité et de toute la vie. Mais c'est pour nous un devoir de rappeler dans cette ébauche sa sagesse illimitée, en osant reproduire bien qu'imparfaitement et légèrement l'essentiel de sa leçon divine en ce moment inoubliable.

Tous ceux qui étaient présents avaient devant eux la copie fidèle des tableaux gracieux et clairs du lac Tibériade. La parole du Maître pénétrait au fond des âmes avec des sonorités profondes et mystérieuses, tandis que de ses yeux émanait la même vibration de miséricorde et de sereine majesté.

- Venez à moi, vous tous qui avez semé des larmes et du sang dans la vigne céleste de mon royaume d'amour et de vérité !...

« Dans les demeures infinies du Père, il y a suffisamment de lumière pour dissiper toutes les ténèbres, consoler toutes les douleurs, racheter toutes les iniquités...

« Glorifiez-vous donc dans la sagesse et dans l'amour de Dieu Tout-puissant, vous qui avez déjà secoué la poussière des sandales misérables de la chair dans les sacrifices purificateurs de la terre ! Une paix souveraine vous attend, pour toujours, au royaume dilaté et sans fin, promis par les divins alléluias de la Bonne Nouvelle, car vous n'avez pas nourri d'autre aspiration au monde que celle de trouver le royaume de Dieu et de sa justice.

« Entre la crèche et le calvaire, j'ai tracé pour mes brebis, l'éternel et lumineux chemin... L'Évangile fleurit, à présent, comme la moisson immortelle et inépuisable des bénédictions divines. Néanmoins, ne nous reposons pas, mes bien-aimés, car le temps viendra sur la terre où toutes les leçons seront piétinées et oubliées... Après une longue ère de sacrifices afin qu'elle se fortifie dans les âmes, la doctrine de la rédemption sera appelée à éclairer le pouvoir transitoire des peuples ; mais l'orgueil et l'ambition, le despotisme et la cruauté renaîtront dans les abus infâmes de la liberté ! De ses ruines pompeuses, le culte antique cherchera à restaurer les temples abominables du veau d'or. Les préjugés religieux, les castes du clergé et les faux prêtres rétabliront à nouveau le marché des choses sacrées en offensant l'amour et la sagesse de Notre Père qui apaise la vague minuscule dans le désert de la mer, comme il sèche la plus petite larme de l'homme versée dans le silence de ses prières ou dans la douloureuse sérénité de son indicible amertume !...

« En enterrant l'Évangile dans l'abomination des lieux saints, les abus religieux ne pourront pas, néanmoins, ensevelir la lumière de mes vérités en les dérobant au cœur des hommes de bonne volonté !...

« Quand l'on constatera cette éclipse de l'évolution de mes enseignements, je ne cesserai pas pour autant d'aimer intensément le troupeau de mes brebis égarées de l'étable !...

« Des sphères de lumière qui dominent tous les cercles d'activités terrestres, je marcherai avec mes protégés rebelles, comme autrefois entre les cœurs Impitoyables et les endurcis d'Israël que j'ai choisi un jour pour être le messager des vérités divines parmi les tribus dispersées de l'immense famille humaine !...

« Au nom de Dieu Tout-puissant, mon Père et votre Père, je me réjouis ici avec vous des galons spirituels que vous avez conquis dans mon royaume de paix par vos sacrifices bénis et par vos renoncements purificateurs ! De nombreux missionnaires de ma doctrine tomberont encore inanimés dans l'arène de l'impiété, mais ils formeront avec vous la caravane apostolique qui jamais plus ne se dissoudra et soutiendra tous les travailleurs qui persévéreront jusqu'au bout sur le long chemin du salut des âmes !...

« Quand l'obscurité sera plus profonde dans les cœurs sur terre moyennant l'usage de tous les progrès humains pour l'extermination, pour la misère et pour la mort, je déverserai ma lumière sur toute la chair. Et tous ceux qui vibreront en syntonie avec mon royaume et qui auront confiance en mes promesses, entendront nos voix et nos appels sanctificateurs !...

« Par la sagesse et par la vérité, dans les douces révélations du consolateur, mon verbe se manifestera à nouveau aux créatures désorientées sur le chemin escarpé à travers vos leçons qui se perpétueront dans les pages immenses des siècles à venir !...

« Oui ! Mes bien-aimés, le jour viendra où tous les mensonges humains seront confondus par la clarté des révélations du ciel. Un souffle puissant de vérité et de vie balaiera toute la terre qui paiera alors l'évolution de ses institutions, les plus lourds tributs de souffrances et de sang... Epuisée de recevoir les fluides toxiques de l'ignominie et de l'iniquité de ses habitants, la planète elle- même protestera contre l'impénitence des hommes en déchirant ses entrailles en de tristes cataclysmes... . Les impiétés terrestres formeront de lourds nuages de douleur qui éclateront, le moment opportun venu, en des tempêtes de larmes sur la face obscure de la terre et, alors, des clartés de ma miséricorde, je contemplerai mon troupeau malheureux et je dirai comme mes émissaires : « Ô Jérusalem, Jérusalem !... »

« Mais Notre Père, qui est l'expression sacrée de tout l'amour et de toute la sagesse, ne veut pas perdre une seule de ses créatures égarées sur les ténébreux sentiers de l'impiété !...

« Nous travaillerons avec amour à l'atelier des siècles à venir, nous réorganiserons tous les éléments détruits, nous examinerons soigneusement toutes les ruines cherchant le matériel passible d'être mis à profit et, lorsque les institutions terrestres auront réajusté leur vie dans la fraternité et dans le bien, dans la paix et dans la Justice, conformément à la sélection naturelle des Esprits et des convulsions rénovatrices de la vie planétaire, nous organiserons pour le monde un nouveau cycle évolutif en consolidant avec les divines vérités du Consolateur, les progrès définitifs de l'homme spirituel ».

La voix du Maître semblait remplir les confins de l'infini même, comme s'il la lançait, telle une balise divine de son amour dans les profondeurs de l'espace et du temps, au cœur radieux de l'éternité.

L'exposition de ses augustes prophéties achevée, sa figure sublime s'éleva vers les cieux, tandis qu'un océan de lumière bleutée, mêlée aux sons de mélodies divines et incomparables, envahissait ces zones spirituelles des nuances caressantes des saphirs terrestres.

Pris d'une douce émotion, tous les participants, agenouillés, pleuraient de reconnaissance et de joie, et se remplissaient de courage sanctifié pour les tâches élevées qui leur appartiendrait d'accomplir, au cours incessant des siècles à venir. Des fleurs d'un bleu céleste merveilleux pleuvaient des cieux sur toutes les têtes et se défaisaient en touchant les délicates substances qui formaient le sol de ce paysage d'une souveraine harmonie, comme des lys fluidiques de brume parfumée.

Emue, Livia pleurait. Alors avec ses généreux enseignements, Siméon l'informa des nouvelles missions sanctifiées qui attendaient son dévouement au niveau spirituel.

Mon ami - dit-elle en larmes, les agonies terrestres sont un moindre prix pour ces récompenses radieuses et immortelles !... Si tous les hommes avaient connaissance de telles joies, ils n'auraient d'autre préoccupation que de chercher le glorieux royaume de Dieu et de sa justice.

Oui, ma fille - ajouta Siméon, comme si ses yeux se posaient sereinement sur les tableaux à venir -, un jour, tous les êtres de la terre connaîtront l'Évangile du Maître, et suivront ses enseignements !... Pour cela, nous devrons nous sacrifier pour l'Agneau de Dieu autant de fois que cela sera nécessaire. Nous organiserons des postes de travail avancés parmi les ombres terrestres, nous chercherons à éveiller tous les cœurs endormis dans les pénibles réincarnations aux harmonies sublimes de ces divines aubades !...

S'il le faut, nous retournerons au monde en de sanctifiantes missions de paix et de vérité... Nous succomberons sur la croix infamante ou nous offrirons notre sang en pâture aux fauves de l'ambition et de l'orgueil, de la haine et de l'impiété qui sommeillent dans les âmes de nos compagnons de l'existence terrestre, convertissant ainsi tous les cœurs à l'amour de Jésus-Christ !...

A cet instant, néanmoins, Livia remarqua qu'un groupe gracieux d'entités angéliques distribuait les grâces du Seigneur dans ce paysage fleuri de l'infini organisé dans l'au-delà comme une ère de repos, récompensant ceux qui avaient quitté les angoisses terrestres, après l'accomplissement d'une mission divine.

Tous ceux qui avaient atteint la victoire céleste grâce à leurs efforts dans les martyres sanctifiants, recouvraient à présent des forces morales et désiraient connaître de nouvelles sphères de joie spirituelles, de nouvelles expressions de la vie dans d'autres mondes et recevoir d'autres connaissances dans les temples radieux et sublimes de l'éternité, rétablissant en même temps l'équilibre de leurs émotions.

Avec la magnanimité des messagers de Jésus, des plans sublimes furent élaborés : de nouveaux décors, de nouveaux ateliers d'étude, de nouvelles émotions lors de retrouvailles inoubliables avec des êtres aimés qui avaient précédé les missionnaires du Seigneur dans la nuit obscure et froide de la mort.

Mais quand vint son tour d'exprimer ses désirs les plus secrets, après avoir examiné ses sentiments les plus profonds, la noble compagne du sénateur répondit en larmes à l'émissaire de Jésus qui l'interpellait :

Messager du Bien - les merveilles du royaume du Seigneur auraient pour moi une nouvelle beauté, si je pouvais pénétrer leur splendeur en compagnie du cœur qui est à moitié le mien, l'âme sœur de la mienne, que la sagesse de Dieu dans ses profonds et doux mystères, a destinée à ma vie depuis l'aube des temps !...

Je ne veux pas mépriser la gloire sublime de ces régions de félicité et de paix indicibles, mais au milieu de toutes ces joies qui m'entourent, l'âme qui est le complément de ma propre vie me manque !...

Donnez-moi la grâce de retourner aux ombres de la terre et d'élever du bourbier de l'orgueil et des vanités impitoyables, le compagnon de ma destinée !... Permettez que je puisse le protéger en esprit, afin de le ramener un jour aux pieds de Jésus, de manière à ce qu'il reçoive aussi ses divines bénédictions !...

L'entité angélique sourit avec une profonde compréhension et une tendre complaisance, et s'exclama :

Oui - l'amour est le lien de lumière éternelle qui unit tous les mondes et tous les êtres de l'immensité ; sans lui, la création infinie même n'aurait pas de raison d'être car Dieu est son expression suprême... La perspective éblouissante des sphères heureuses perdraient sa beauté divine si nous ne gardions pas l'espoir de participer, un jour, à ses joies illimitées auprès de nos bien-aimés qui se trouvent sur terre ou dans d'autres cercles d'épreuves de l'Univers...

Et tout en fixant son regard lucide dans les yeux sereins et fulgurants de Livia, il poursuivit comme s'il devinait ses pensées les plus secrètes et les plus profondes :

Je connais toute ton histoire et je suis au courant de tes luttes incessantes et rédemptrices lors de tes incarnations passées qui justifient par conséquent ton souhait de continuer, en esprit, à travailler sur terre pour le perfectionnement de ceux que tu as beaucoup aimé !...

L'Agneau de Dieu aussi, a beaucoup aimé l'humanité. Il n'a pas dédaigné l'humiliation, le martyre, le sacrifice...

Va, ma fille. Tu pourras travailler librement parmi les phalanges radieuses qui opèrent sur la face sombre de la planète terrestre. Tu reviendras ici, chaque fois que tu auras besoin de nouveaux éclaircissements et de nouvelles énergies. Tu retourneras auprès de Siméon dès que tu le souhaiteras. Soutiens ton malheureux compagnon dans le long sillage de ses expiations rudes et arrières, car en effet, le malheureux Publius Lentulus n'est pas loin de son épreuve la plus angoissante dans son existence actuelle perdue, malheureusement, par son orgueil démesuré et par sa vanité froide et impitoyable !...

Livia se sentit prise d'une indicible émotion en raison de cette pénible révélation, mais simultanément, elle manifesta, au fond de son cœur sensible et aimant, toute sa reconnaissance pour la miséricorde divine.

Le même jour, en compagnie de Siméon, la généreuse créature retournait sur terre, s'éloignant provisoirement de ces splendides sphères.

Pendant son excursion spirituelle sublime et vertigineuse, elle observa les mêmes perspectives charmantes et éblouissantes du chemin, recevant en extase, des enseignements élevés de la part de son vénérable ami de Samarie.

En peu de temps tous deux s'approchèrent d'une large tache sombre.

Une fois dans l'atmosphère terrestre, Livia sentit la singulière diversité de la nature ambiante, éprouvant des chocs fluidiques très pénibles.

Bien vite, elle remarqua qu'elle se trouvait dans la même Rome de son enfance, de sa jeunesse et de ses amères épreuves.

Il était minuit. Tout l'hémisphère était plongé dans des abîmes d'ombre.

Soutenue par les bras et par l'expérience de Siméon, elle arriva à son ancien palais de l'Aventin dont elle reconnut les marbres précieux.

Une fois à l'intérieur, Livia et Siméon se dirigèrent immédiatement vers la chambre du sénateur, légèrement éclairée par une douce lumière.

A l'exception des rues où circulaient bruyamment les esclaves attachés au transport nocturne comme c'était la coutume à cette époque, toute la ville se reposait dans l'obscurité.

À genoux devant la relique de Siméon, comme il avait pris l'habitude de le faire dernièrement, Publius Lentulus méditait. Sa pensée était plongée dans les ténébreux abîmes du passé où il cherchait à revoir avec angoisse les affections inoubliables qui l'avaient précédé sur la triste route de la mort. Cela faisait plus d'un mois que sa femme aussi avait rejoint les mystères de la tombe dans de tragiques circonstances.

Plongé dans les ténèbres de sa solitude amère faite de profondes nostalgies, l'orgueilleux patricien apaisait les pénibles inquiétudes du jour, afin de mieux consulter les mystères de l'être, de la souffrance et de la destinée...

À un moment donné, alors que ses poignantes réminiscences étaient les plus profondes et les plus mélancoliques, il remarqua à travers le voile de ses larmes que la petite croix en bois semblait émettre de délicats rayons de lumière argentée, comme si elle était baignée d'un clair de lune miséricordieux et doux.

Publius Lentulus, absorbé dans les vibrations lourdes et obscures de la chair, ne vit pas la noble silhouette de son épouse qui se trouvait là, près du vénérable apôtre du Samarie, se réjouissant en notre Seigneur de constater les profondes et bénéfiques modifications spirituelles de l'âme jumelée à la sienne dans le pèlerinage itératif des incarnations terrestres.

Prise de joie et de reconnaissance envers la providence divine, Livia lui baisa le front dans un transport indéfinissable de tendresse, tandis que Siméon élevait aux cieux une prière d'amour et de remerciements.

Le sénateur ne perçut pas, directement, leur présence douce et lumineuse, mais au fond de son âme, il se sentit touché par une force nouvelle alors que son cœur lacéré fut enveloppé d'une lumière caressante d'une consolation ineffable, inconnue jusqu'à présent.

TRAMES D'INFORTUNE

L'année 58 semblait destinée à marquer les incidents les plus difficiles de la vie du sénateur Lentulus et de sa famille.

Le décès de Calpurnia et celui de Livia bien inattendu furent de pénibles événements qui imposèrent à leur foyer un deuil permanent et contraignirent Pline Sévérus à se rapprocher un peu de l'ambiance familiale. Il fit ainsi une trêve à ses extravagances d'homme encore jeune afin de vivre dans un calme relatif aux côtés de son épouse.

Mais la violence de ses prétentions ne laissait à Aurélia aucun répit. Elle avait réussi à introduire une servante astucieuse auprès de Flavia, conformément au vieux projet que sa mentalité malsaine convoitait et initia l'exécution sinistre d'un plan diabolique afin d'empoisonner lentement sa rivale réservée et malheureuse.

Au début, la fille du sénateur remarqua que quelques éruptions cutanées apparaissaient sur son visage qui, considérées comme de moindre importance, furent traitées uniquement avec de la pâte de mie de pain mélangée à du lait de jument, remède qui à l'époque était considéré spécialement efficace pour la conservation de la peau. Toutefois, l'épouse de Pline se plaignait sans cesse d'une faiblesse générale et montrait la plus grande lassitude.

Quant à Pline, reprendre la normalité de sa vie publique et se rendre à nouveau au violent amour d'Aurélia ne fut qu'une question de jours. Il retourna bien vite à la vie mondaine avec sa maîtresse mais, à présent, sa situation sentimentale était très aggravée vu les calomnieuses dénonciations de Saul concernant les sentiments d'Agrippa envers sa femme.

Bien que généreux de tempérament, Pline Sévérus était impulsif. Dans le contexte familial, son esprit était celui d'un tyran domestique qui, en adoptant une conduite des plus dépravées et incompréhensibles, ne tolérait pas la moindre erreur dans le sanctuaire de son foyer. Malgré ses actes erronés et condamnables, il se mit à surveiller constamment son frère et son épouse avec la féroce impulsivité d'un lion offensé.

Saul de Gioras, à son tour, dépité par la sublime et fraternelle affection qui existait entre Flavia et Agrippa, ne perdait aucune occasion d'empoisonner le cœur impétueux de l'officier en lui faisant part des calomnies les plus viles et les plus injustifiables.

Avec sa générosité et son sentimentalisme, Agrippa ne pouvait pas deviner les pièges qui se tramaient autour de lui et continuaient avec la précieuse attention de son amitié à l'égard de la femme qui ne pouvait l'aimer que d'un amour fraternel sublimé.

Mais l'ex-esclave des Sévérus ne perdait pas espoirs. Il se rendait souvent chez le vieux Arax dont la cupidité et l'ambition ne cessaient de grandir au fur et à mesure que les années passaient, et il attendait anxieusement le moment de réaliser son aspiration passionnelle.

Comme il remarquait que Flavia Lentulia vouait une profonde affection à Agrippa, il n'hésita pas à voir dans ses moindres gestes une preuve d'amour intense et réciproque et chercha à s'immiscer par tous les moyens possibles afin de capter également son intérêt et son attention.

Une nuit, après plus de deux mois d'expectative anxieuse pour atteindre ses ignobles objectifs, il parvint à s'approcher de la jeune femme alors qu'elle était seule à se reposer sur un large divan sur la spacieuse terrasse.

De ces hauteurs, on pouvait contempler les plus beaux panoramas de la cité, alors éclairée par la lumière des premières étoiles dans la douce langueur du crépuscule. Les brises caressantes de l'après-midi tranquille portaient le son des luths et des harpes joués dans le voisinage comme des voix harmonieuses au cœur immense de la nuit.

Saul fixa la femme convoitée, observant son beau et délicat visage de madone, pâle comme la neige, dominée par une mélancolie maladive et inexplicable !... Cette créature était l'objet de toutes ses aspirations violentes et farouches, le but de son bonheur impossible et impétueux. Dans la rudesse de ses sentiments, il ne pouvait pas l'aimer comme un frère, mais avec la brutalité de ses désirs impurs.

Madame - dit-il résolu, après avoir longuement fixé son visage -, j'attends depuis plusieurs années une minute comme celle-ci pour pouvoir vous avouer l'immense affection que je vous porte. Je vous veux pardessus tout, même de ma propre vie ! Je sais que pour moi vous êtes inaccessible, mais que faire si je n'arrive pas à dominer cette adoration, cet intense amour de mon âme ?

Flavia ouvrit démesurément ses yeux sereins et tristes, saisie d'une pénible surprise...

Seigneur Saul - objecta-t-elle courageusement, triomphant de son émoi - calmez- votre cœur... Si vous me portez une telle affection, laissez-moi suivre le chemin de mes devoirs où doit se tenir toute femme soucieuse de sa vertu et de son nom ! Faites donc taire vos sentiments car l'amour que vous m'avouez ne peut être qu'un désir violent et impur !...

Impossible, Madame ! - ajouta l'affranchi désespéré. - J'ai déjà tout fait pour vous oublier...

J'ai fait mon possible pour m'éloigner définitivement de Rome depuis le jour infortuné où je vous ai vue pour la première fois !... Je suis retourné à Massilia décidé à ne plus jamais revenir, néanmoins, plus je me séparais de votre présence, plus mon âme s'emplissait d'ennui et d'amertume ! Je me suis à nouveau installé ici où j'ai vécu de mon malheur et de mes tristes espérances !... Pendant plus de dix ans, Madame, j'ai attendu patiemment. J'ai toujours respecté vos indiscutables vertus, espérant qu'un jour vous vous lasseriez du mari infidèle que la destinée a impitoyablement mis sur votre chemin !...

Maintenant, je devine que vous avez vidé le calice des amertumes conjugales car vous n'avez pas hésité à céder à l'affection d'Agrippa... Depuis que je vous ai vue en compagnie d'un homme qui n'est pas votre époux, je tremble de jalousie, car je sens que vous avez été faite uniquement pour moi... Je brûle d'ardeur, Madame, et toutes les nuits je rêve intensément de vos caresses et à la douce tendresse de vos paroles qui remplissent toute mon âme, comme si toute la félicité de ma vie ne dépendait que de vous !...

Répondez aux appels de mon affection illimitée ! Ne me faites pas attendre plus longtemps car je pourrais en mourir !...

Flavia Lentulia l'écoutait, à présent, à la fois surprise et atterrée. Elle voulut se lever, mais elle n'en avait pas la force. Néanmoins, elle eut le courage nécessaire de lui répondre :

Vous vous trompez ! - entre Agrippa et moi, il n'existe que des sentiments fraternels tendres et purs qui s'identifient dans les épreuves et dans les luttes de la vie.

Je n'accepte pas vos insinuations acrimonieuses sur la vie privée de mon mari car même en menant l'existence que bon lui semble, je me dois d'être la sentinelle de son foyer et l'honneur de son nom...

Si vous pouviez comprendre le respect dû à une femme, vous vous retireriez d'ici, car vos projets de trahison me causent la plus profonde répugnance !

Vous laisser ? Jamais !... s'exclama Saul d'une voix terrifiante. - Attendre tant d'années et n'arriver à rien ? Jamais, j amais !...

Et avançant vers la dame sans défense qui s'était levée dans un effort suprême, il l'enlaça dans un désir passionnel la retenant dans ses bras impulsifs pendant une courte minute.

Mais dans son excitation et dans sa terrible impulsivité, Saul ne put résister à la force surhumaine avec laquelle la pauvre femme se débattait en ces tristes circonstances pour son âme sensible, et il perdit sa proie qui échappa inopinément à ses mains criminelles et descendit en courant dans ses appartements où elle se réfugia pour verser les larmes de sa dignité offensée, mais évita toute remarque scandaleuse concernant cet incident.

Pline Sévérus ne revint chez lui que le lendemain soir trouvant sa femme découragée et abattue.

Alors qu'elle censurait son absence dans l'intimité conjugale, le mari infidèle lui répondit sèchement :

Une scène de jalousie de plus ? Tu sais bien que cela est inutile !

Pline, mon chéri - dit-elle en larmes -, il ne s'agit pas de jalousie, mais de la juste sauvegarde de notre foyer !...

Et en quelques mots, la malheureuse créature lui rapporta tous les faits ; mais l'officier esquissa un sourire d'incrédulité en soulignant avec une certaine indifférence :

Si cette longue histoire est un stratagème de femme Jalouse pour me retenir dans l'insipidité du milieu familial, tout effort est inutile car Saul est mon meilleur ami. Hier encore, alors que je me trouvais dans de sérieuses difficultés financières pour racheter quelques dettes, c'est lui qui m'a prêté huit cents mille sesterces. Il vaudrait donc mieux que tu respectes davantage l'honneur de notre nom en abandonnant tes relations avec Agrippa, déjà excessivement commentées, au point de me faire avoir des doutes !

Et disant cela, il sortit à nouveau pour les plaisirs de la vie nocturne tandis que sa compagne souffrait en silence de son innommable supplice moral, se sentant abandonnée et incomprise, sans le moindre espoir.

Quelques jours amers et douloureux passèrent lentement.

En raison de sa pudeur féminine, Flavia n'eut pas le courage de confier son immense malheur à son père, déjà si accablé par les coups de la vie.

Agrippa, qui avait remarqué son abattement, cherchait à consoler son cœur avec de généreuses paroles lui faisant convoiter des jours meilleurs à venir.

Cependant la pauvre femme maigrissait à vue d'œil sous le joug de maux inexplicables qui dominaient ses centres vitaux et sous la torture profonde de ses lamentables secrets.

Et comme si tous ses instincts avaient été excités par cette minute où il avait tenu la femme de ses désirs impulsifs entre ses bras impétueux, Saul de Gioras s'était juré de la posséder à tout prix et élaborait sans cesse les plus terribles projets de vengeance contre le fils aîné de Flaminius. Il continua donc ainsi à fréquenter le palais de l'Aventin, animé des plus sinistres intentions.

Respectant les traditions de la famille Sévérus qui avait toujours traité l'affranchi comme un ami intime, Publius Lentulus, en dépit du peu de sympathie qu'il lui inspirait, lui accordait la plus grande liberté dans sa demeure, sans avoir le moindre doute sur ses desseins blâmables. A présent, Saul ne cherchait plus à côtoyer l'intimité de la famille ni n'aspirait à entrevoir la femme de Pline ou même son père, il restait en compagnie des serviteurs de la maison ou dans les appartements privés d'Agrippa ou de son frère qui ne lui avaient jamais nié la plus sincère confiance.

Dans l'ombre, il cherchait néanmoins à observer les moindres gestes du frère de Pline qui, étant donné l'abattement de Flavia Lentulia, passait très souvent des heures durant en compagnie du vieux sénateur dans ses appartements privés, tantôt à soutenir ses tristes espoirs d'avenir quant à la possible compréhension de son frère, tantôt à lui faire découvrir les vers les plus appréciés de la cité en commentant sur un ton fraternel les charmantes bagatelles de la vie mondaine.

Quotidiennement, néanmoins, le fourbe Saul allait voir le mari de Flavia, pour l'informer de faits injustifiables et invraisemblables concernant la vie privée de sa femme.

Pline Sévérus donnait tout son crédit aux déraisonnements de son faux ami, ce qui enflammait chaque fois davantage sa dévotion pour Aurélia qui ravissait son cœur, assiégé et aveuglé par les plus obscènes tentations de la vie matérielle.

Empoisonné par les intrigues criminelles et réitérées de Saul, l'officier s'absenta pour réaliser un voyage en Gaules avec sa maîtresse et satisfaire les désirs capricieux qu'elle manifestait depuis longtemps.

Le jour de son départ pour Massilia d'où il prétendait continuer vers l'intérieur de la province, Saul vint le voir à la résidence d'Aurélia qui était près du Forum, et débordant d'une haine fiévreuse, il entendit les plus terribles diffamations qui s'achevaient par cette perfide suggestion :

Si tu veux te rendre compte par toi-même de la trahison d'Agrippa et de ton épouse, retourne ce soir discrètement chez toi et essaie de pénétrer à l'improviste dans ta chambre. Tu n'auras pas besoin alors des faveurs de mon amicale dévotion car tu trouveras ton frère dans une attitude éloquente.

A cette heure, Pline Sévérus finissait ses préparatifs de voyage et avait le matin même fait ses adieux à ses proches. Pour justifier les impératifs de son absence, il allégua des ordres express du quartier général de ses activités militaires, bien que les véritables et inavouables motifs de son départ fussent tout autres.

Mais en entendant ces graves dénonciations, l'officier se prépara à affronter toute éventualité et se dirigea, cette nuit-là, vers le palais de l'Aventin, l'esprit tourmenté par des sentiments féroces.

L'impitoyable et terrible affranchi qui avait prévu de mettre à exécution ses projets criminels avec la complicité naturelle de tous les serviteurs de la maison, se posta dans la soirée dans les appartements privés d'Agrippa, faisant en sorte que les esclaves eux-mêmes ne puissent soupçonner sa présence sur les lieux.

La nuit venue, inopinément Pline Sévérus se rendit chez lui à la surprise de quelques domestiques qui étaient au courant de son départ et, sans dire un mot, aveuglé par les calomnies injurieuses de son faux ami, il pénétra avec précaution dans le cabinet de son épouse où il entendit la voix insouciante de son frère, bien qu'il ne parvînt pas à savoir ce qu'il disait.

En ouvrant un peu le rideau soyeux et délicat, il vit Agrippa manifester des gestes d'affection profonde et fraternelle en caressant les mains de Flavia avec un léger et doux sourire.

Pendant longtemps, il observa anxieusement leurs moindres gestes et surprit leurs démonstrations réciproques de douce estime fraternelle que ses yeux aveugles de haine et de jalousie voyaient comme les signes les plus évidents de prévarication et d'adultère.

Au comble du désespoir, il ouvrit le rideau d'un geste brusque, pénétrant dans la chambre conjugale comme un tigre enragé.

Infâmes ! - prononça-t-il d'une voix basse et énergique, cherchant à éviter l'assistance scandaleuse des domestiques. - Alors, c'est de cette façon que vous manifestez le respect dû à la dignité de notre nom ?

Flavia Lentulia, dont les souffrances physiques s'étaient grandement aggravées, devint pâle comme la neige, tandis qu'Agrippa affrontait le terrible regard de son frère, singulièrement surpris.

Pline, de quel droit m'insultes-tu ainsi ? - demanda-t-il énergiquement. - Sortons d'ici, immédiatement. Nous discuterons de tes outrageantes interpellations dans ma Chambre. Il y a ici une pauvre créature malade et abandonnée par son époux qui humilie son nom et ses Susceptibilités par la vilenie d'un comportement criminel Injustifiable, une femme qui requiert notre soutien et» notre respect !...

Les yeux de Pline Sévérus le fusillaient de haine, • tandis que son frère se leva sereinement, se retirant pour se rendre dans ses appartements, accompagné de l'officier qui tremblait de colère, aggravée par l'humiliation que lui infligeait le calme supérieur de son adversaire.

Une fois dans les appartements d'Agrippa, l'officier impulsif, après avoir fait de nombreuses accusations et reproches, explosa en des propos de cet ordre :

Allons ! Explique-toi, traître !... Alors, tu jettes la boue de ton ignominie sur mon nom et tu te trahis par cette sérénité incompréhensible ?!

Pline - dit prudemment Agrippa, en obligeant son interlocuteur à se taire pendant quelques instants -, il est temps de mettre un terme à tes incartades.

Comment pourrais-tu prouver pareille calomnie contre moi qui t'ai toujours souhaité le plus grand bien ? Tout commentaire indigne concernant la conduite de ta femme est un crime impardonnable. Je te parle, en cette heure grave de nos destins, et j'invoque la mémoire irréprochable de nos parents et de notre passé de sincérité et de confiance fraternelle...

L'impétueux officier resta presque figé comme un lion blessé en entendant ces pondérations supérieures et calmes, tandis qu'Agrippa continuait à exprimer ses impressions les plus profondes et les plus sincères :

Et maintenant - poursuivit-il avec sérénité -, puisque tu réclames un droit que tu n'as jamais cultivé, vu la succession interminable de tes frasques dans la vie mondaine, je dois t'affirmer que j'ai adoré ta femme pardessus tout, toute ma vie !... Alors que tu gaspillais ta jeunesse auprès de l'esprit turbulent d'Aurélia, nous avons vu Flavia dans son jeune âge, et pour la première fois à son retour de Palestine, j'ai découvert dans ses yeux la clarté affectueuse et tendre qui aurait dû illuminer la tranquillité du foyer que j'avais idéalisé dans le passé !... Mais, tu as découvert simultanément la même lumière et je n'ai pas hésité à te reconnaître les droits qui revenaient à ton cœur car elle répondait à l'intensité de ton affection.

Il me semblait qu'elle était unie à toi par les liens Indéfinissables d'un mystère sanctifié!... Flavia t'aimait comme elle t'a toujours aimé, et à moi il ne me restait plus qu'à l'oublier en cherchant à cacher mes anxiétés torturantes !...

À l'occasion de ton mariage, je n'ai pu supporter de la voir partir à ton bras et, après avoir écouté les conseils de mère, aimante et sage, je suis parti vers d'autres contrées, le cœur déchiré ! Pendant dix années amères et tristes, j'ai fait l'aller et retour entre Massilia et notre propriété d'Avenio dans des aventures folles et criminelles. Jamais plus, je n'ai pu caresser l'idée de constituer une famille, tourmenté sans cesse par les souvenirs de ma malchance

Silencieuse et irrémédiable.

Récemment, je suis revenu à Rome avec les derniers vestiges de mon illusion pénible et déçue...

Je t'ai trouvé plongé dans l'abîme des amours illicites et je ne t'ai pas reproché tes dérapages injustifiables.

Je sais que tu as dépensé les trois quarts de nos biens en satisfaisant la folle prodigalité de tes aventures malheureuses et dégradantes, et je n'ai pas censuré ton comportement insolite.

Et ici, dans cette maison, sous ce toit qui est pour nous deux le prolongement affectueux du toit paternel, je n'ai été pour ta noble femme qu'un frère dévoué et un ami !...

Se voyant clairement accusé de ses fautes et se sentant blessé dans sa vanité d'homme,

Pline

Sévérus réagit avec plus de férocité, et dans son désespoir, exalté, il s'exclama :

Infâme, il est inutile de feindre cette supériorité inconcevable ! Nous sommes égaux dans les mêmes sentiments, et je ne crois pas en ton dévouement désintéressé dans cette maison. Il y a longtemps que tu vis avec Flavia, ostensiblement, des aventures criminelles, mais nous résoudrons à présent toute cette affaire par l'épée car l'un de nous doit disparaître!...

Et, arrachant l'arme qu'il portait pour toute éventualité, il avança décidé vers son frère qui croisa les bras, serein, à attendre le coup implacable.

Et alors, où se trouvent donc ton honneur ? -s'exclama Pline, exaspéré. - Cette sérénité exprime bien ta lâcheté... Défends ta vie, car lorsque deux frères se disputent la même femme, l'un des deux, doit mourir !

Néanmoins, Agrippa Sévérus sourit tristement et répliqua :

Ne tarde pas davantage à accomplir ton geste, car tu me prêteras le bien suprême de la sépulture puisque ma vie avec ses tortures de chaque jour, n'est rien de plus qu'un chemin scabreux et long vers la mort.

Reconnaissant sa noblesse et son héroïsme, mais croyant fermement en l'infidélité de son épouse, Pline rangea son épée et lui fit :

Très bien ! Je pourrais t'éliminer mais je ne le fais pas par considération pour la mémoire de nos parents inoubliables ; néanmoins, en continuant à croire en ton infamie, je partirai d'ici pour toujours en gardant l'intime certitude que tu es le plus grand traître et mon pire ennemi.

Sans plus un mot, Pline se retira à grand pas tandis que son frère, s'avançant jusqu'à la porte, lui lançait un dernier appel affectueux pour qu'il ne s'en aille pas.

Toutefois quelqu'un accompagnait la scène dans ses moindres détails. C'était Saul qui, en sortant de sa cachette et éteignant soudainement la lumière de la chambre, bondit sur Agrippa par les côtés, et lui affligea un coup violent. Le pauvre jeune homme tomba lourdement dans une énorme flaque de sang, sans pouvoir articuler un mot. Après cet acte criminel, l'affranchi s'enfuit, feignant l'insouciance, sans que personne ne puisse soupçonner ses tristes méfaits.

Dans sa chambre, Flavia Lentulia était surprise par le retard du dénouement d'une affaire où elle se trouvait Impliquée et qu'elle considérait aussi, à première vue, comme un événement sans importance.

Avec beaucoup d'effort, elle se leva et se dirigea vers la porte qui faisait communiquer les appartements d'Agrippa avec le péristyle, mais surprise par l'obscurité et le silence régnants, elle entendit à peine, venant de l'intérieur, un léger bruit, semblable aux sons rauques d'une respiration fatiguée et oppressée.

Dominée par de terribles pressentiments, la malheureuse créature sentit battre son cœur intensément.

L'absence de lumière, ce bruit de respiration râleuse et, surtout, ce silence profond et effrayant, la firent reculer. Elle alla chercher l'aide et l'expérience d'Anne qui avait également conquis son cœur par son dévouement et son humilité durant tous les jours de cette âpre période de son existence.

Jouissant du respect et de l'estime de tous, la vieille servante de Livia était, à présent, presque la gouvernante de la maison à qui, par décision de ses maîtres, tous les esclaves du palais de l'Aventin devaient obéissance.

Appelée par Flavia dans ses appartements privés, la vieille servante des Lentulus, après avoir entendu la confidence précipitée de sa maîtresse, partageant ses craintes, l'accompagna dans la chambre d'Agrippa où elle s'arrêta devant la porte d'entrée et réfléchit. Mais la respiration oppressée, observée quelques minutes auparavant par la femme de Pline ne se faisait plus entendre.

Madame - dit-elle affectueusement -, vous êtes fatiguée et vous avez encore besoin de repos. Retournez dans votre chambre ; si quelque chose justifie vos craintes, je chercherai à résoudre le problème en allant voir votre père dans son cabinet privé pour l'informer de ce qui se passe.

Merci, Anne - répondit-elle, visiblement émue -, je suis d'accord avec toi, mais j'attendrai ici dans le péristyle le résultat de tes observations.

La vieille servante fit une prière et pénétra dans la chambre où elle fit un peu de lumière et figea son regard, presque terrifiée.

Sur le tapis, le cadavre d'Agrippa Sévérus, tombé à la renverse, gisait dans une flaque de sang qui coulait encore de la profonde blessure ouverte par l'arme homicide de Saul.

Anne dut mobiliser toute la sérénité de sa foi, pour ne pas hurler et alarmer la maison entière. Elle, qui avait vécu tant de souffrances dans sa vie, n'eut pas beaucoup de difficulté à ajouter une note angoissante de plus au palmarès de ses amertumes, toujours supportées avec résignation et sérénité.

Toutefois, sans pouvoir dissimuler son trouble et sa profonde pâleur, elle retourna à nouveau dans le péristyle, et dit inquiète à Flavia Lentulia qui observait ses moindres gestes avec anxiété :

Madame, ne soyez pas effrayée mais le seigneur Agrippa est blessé...

Et devant le premier mouvement de curiosité de la fille du sénateur qui se rappelait du profond désespoir de son mari un peu plus tôt, Anne la calma avec ces mots :

Nous n'avons pas de temps à perdre ! Allons chercher le sénateur pour les premières dispositions à prendre ; cependant, j'estime devoir nie charger seule de cette tâche, et je vous conseille de regagner la tranquillité de votre chambre.

Et silencieuses et inquiètes, toutes deux se dirigèrent rapidement vers le cabinet de Publius, absorbé par de nombreux procès politiques en cette nuit tranquille.

Agrippa, blessé ?! - fit le sénateur fortement surpris, après avoir pris connaissance des faits rapportés par Anne. - Mais qui serait l'auteur d'un tel attentat dans cette maison ?

Mon père - répondit Flavia en larmes -, il y a peu, Pline et Agrippa ont eu une sérieuse altercation dans mes appartements !...

Publius Lentulus comprit le danger des propos confidentiels de sa fille en de telles circonstances, et comme il ne pouvait pas croire que les fils de Flaminius, toujours aussi unis et généreux, en soient arrivés aux armes, il souligna avec détermination :

Ma fille, je ne crois pas que Pline et Agrippa se soient laissés aller à de telles extrêmes.

Et comme ils étaient en présence d'Anne, bien qu'il lui vouait à présent une plus grande confiance, Publius ne pouvait changer la teneur de ses rigides traditions familiales, il ajouta alors comme pour prémunir sa fille de toute révélation gênante qui pourrait mêler son nom à d'irrémédiables scandales mondains :

D'ailleurs, tes souvenirs ne me semblent pas très exacts puisque Pline a pris congé ce matin avant de partir en voyage pour Massilia. Nous ne pouvons oublier une telle circonstance.

N'a-t-on pas vu un inconnu dans cette maison ?

Seigneur - répondit Anne, avec humilité -, il y a quelques minutes de cela, j'ai vu seigneur Saul quitter précipitamment la chambre du blessé. D'après mes observations et étant donné sa familiarité avec vos amis, je suppose que c'est la personne indiquée pour clarifier la situation.

Les yeux du vieux sénateur brillèrent étrangement comme s'il avait trouvé la clé de l'énigme.

A cet instant, tandis qu'il rangeait ses papiers avec empressement pour aller prêter les premiers secours au blessé, Flavia Lentulia éclata en sanglots comme si les commentaires d'Anne avaient suscité en elle de nouvelles explications, et dit :

Mon père, mon père, ce n'est que maintenant qu'il me vient à l'esprit que j'aurais dû vous tenir informé de choses très graves !...

Ma fille - réagit-il résolument -, tu es malade et fatiguée. Repose-toi dans ta chambre, je chercherai à remédier à tout !... Il est trop tard pour de quelconques considérations. Les choses graves sont toujours mauvaises et le mal que l'on ne coupe pas à la racine avec les éclaircissements opportuns, est toujours une graine de calamité gardée dans notre cœur qui éclate en larmes d'amertume aux heures inopinées de la vie !... Nous en reparlerons plus tard. Il faut à présent prendre les mesures les plus urgentes et nécessaires.

Il se retira précipitamment avec la servante et se dirigea vers les appartements du jeune homme, tandis que Flavia obéissait sans discuter à sa volonté en regagnant sa chambre.

En pénétrant dans la chambre d'Agrippa, en compagnie de sa vieille employée, Publius Lentulus mesura toute l'extension de la tragédie qui s'était déroulée là, sous son toit respectable.

Le sénateur ferma la porte d'entrée et constata que le fils aine de son inoubliable Flaminius était mort. Il restait à découvrir les moindres détails de ce triste drame dont la fin sanglante était la scène qui se trouvait là devant ses yeux.

Il s'agenouilla auprès du cadavre, ainsi que sa servante et loyale amie et dit pris d'émotion :

Anne, il est trop tard !... Mon pauvre Agrippa n'est déjà plus en vie, il n'aurait même pas été possible de le sauver avec une blessure de cette nature !... Il semble avoir expiré il y a peu de temps !...

Levant ses yeux plein de larmes vers le ciel, il s'exclama amèrement :

Ô mânes de mon malheureux fils, recevez nos suppliques pour le repos éternel de son âme!...

Mais cette prière resta évanouie au fond de son âme. La voix oppressée se perdit. Ce spectacle hideux l'avait profondément ébranlé. Il aurait voulu parler, sans y parvenir, car sa gorge était comme brisée et insoumise sous la force des sanglots de son cœur qui mouraient secrètement dans la solitude de son impérieuse force spirituelle.

Affligée, Anne le contemplait car elle ne l'avait jamais vu dans une attitude aussi intime, pendant toutes ces années au service de cette maison.

À ses yeux, Publius Lentulus était toujours l'homme froid et impitoyable qui avait un cœur de fer qui battait dans sa poitrine et qui ne pouvait vibrer que pour les folles vanités mondaines.

A cet instant, néanmoins, à la fois effrayée et émue, elle remarqua que le sénateur pouvait aussi verser des larmes. De ses yeux toujours hautains, coulaient des larmes ardentes qui roulaient, silencieuses et tristes, sur la tête inerte du jeune homme qu'il considérait aussi comme un fils, dont il ne lui restait rien de plus que la consolation suprême d'étreindre affectueusement sa dépouille au travers du voile obscur de ses doutes angoissants.

Anne, qui était profondément touchée par la tristesse de cette scène, dit avec humilité, désireuse de consoler la douleur immense de ce mal irrémédiable :

Seigneur, soyons courageux et gardons notre calme. Dans mes secrètes prières, je demande toujours au prophète de Nazareth que le ciel vous soutienne, en consolant votre cœur souffrant et découragé !

La pensée du sénateur errait dans le dédale de ses doutes ténébreux. Comparant les commentaires de sa fille et les paroles d'Anne, il cherchait à découvrir la raison à la culpabilité d'un tel délit. Auquel des deux, Pline ou Saul, devait-il imputer la responsabilité de l'infâme attentat ? Lui qui avait statué sur tant de procès difficiles dans sa vie, lui qui était sénateur et qui ne perdait pas non plus l'occasion de participer aux efforts de l'édilité romaine, sentait à présent la douleur suprême d'exercer la justice dans sa propre demeure, face à la perspective de détruire le bonheur de ses enfants bien-aimés !...

En écoutant les propos réconfortants de la servante, il se souvint alors de l'image extraordinaire de Jésus le Nazaréen, dont la doctrine de pitié et de miséricorde avait fortifié tant d'autres pour affronter les situations les plus difficiles de la vie, ou pour mourir héroïquement comme sa propre épouse. Il s'adressa alors à Anne avec une intimité soudaine, dans un geste émouvant d'une simplicité généreuse qu'elle ne lui avait jamais remarqué, et dit:

Anne, de toute ma vie, je n'ai pas jamais cessé d'être un homme énergique, mais il arrive toujours un moment où notre cœur se sent prostré face à la rudesse des luttes que le monde nous présente avec ses désillusions amères et pénibles ! Si tu n'es qu'une servante, je sais aujourd'hui apprécier tes qualités de cœur, bien que tardivement !...

Une larme spontanée saisit sa voix, mais le vieux patricien poursuivit :

Toute mon existence, j'ai jugé d'innombrables procès de toutes natures, relatifs à la justice du monde ; mais depuis quelque temps, il me semble que je suis jugé par les forces incoercibles d'une justice suprême dont les tribunaux ne sont pas sur terre !...

Depuis le décès de Livia, je sens mon cœur modifié, en voie à une sensibilité qui m'était jusqu'à présent inconnue.

L'approche de la vieillesse semble être un présage de la mort à tous nos rêves et espérances !...

Devant ce cadavre qui va certainement augmenter l'ombre de nos secrets de famille, je sens ô combien est douloureuse la tâche de disculper les êtres que nous aimons ; et puisque tu te rapportes au Maître de Nazareth dont la doctrine de paix et de fraternité a appris à tant d'autres à mourir avec résignation et héroïsme suprême par la victoire de la croix sur les souffrances terrestres, comment procéderait-il dans un cas comme celui-ci, où les plus grands doutes planent dans mon cœur quant à la culpabilité d'un fils bien-aimé ?

Seigneur - répondit Anne, avec humilité, profondément émue par cette preuve de considération et d'affection -, plusieurs fois Jésus nous a enseigné que nous ne devions jamais juger, pour ne pas être jugés à notre tour.

Le sénateur fut surpris d'entendre une créature aussi simple et aussi inculte à ses yeux, professer cette merveilleuse synthèse de la philosophie humaine, revoyant mentalement son douloureux passé.

Mais - avança-t-il comme pour se justifier des erreurs profondes de son passé d'homme public - ceux qui ne jugent pas, pardonnent et oublient ; et si les lois de la vie nous demandent d'être reconnaissants du bien qui nous est fait, nous ne pouvons pardonner le mal que l'on nous fait en chemin !...

Anne ne rata pas alors l'occasion d'affirmer les enseignements évangéliques en ajoutant avec douceur :

Même dans mon pays, la Loi antique ordonnait de répondre œil pour œil et dent pour dent, mais Jésus de Nazareth, sans détruire l'essence des enseignements du Temple, a révélé que ceux qui commettent le plus d'erreur au monde sont les plus malheureux et les plus nécessiteux de notre soutien spirituel, et recommanda, dans sa doctrine d'amour et de charité, de ne pas pardonner une fois seulement, mais soixante-dix fois sept fois.

Publius Lentulus était admiratif d'apprendre ces généreux concepts de sa domestique, concernant les principes du pardon sans limites.

Pardonner ? Jamais, il ne l'avait fait dans les luttes acharnées de ce monde. Son éducation n'admettait pas la pitié ou la commisération pour les ennemis, et tout pardon et toute humilité signifiaient, pour ceux de sa classe, trahison ou lâcheté.

Ilse souvenait pourtant à présent que dans de nombreux procès politiques il aurait pu pardonner et que dans de nombreuses circonstances de sa vie, il aurait pu fermer les yeux de sa sévérité dans un affectueux oubli.

Sans en connaître la raison comme si une énergie inconnue reconduisait sa pensée en arrière, ses souvenirs se transportèrent à la période lointaine de son voyage en Judée, revoyant avec les yeux de son imagination la scène où, avec rigueur, il avait impitoyablement asservi un misérable jeune garçon. Oui, il s'appelait aussi Saul et son cerveau était à présent rongé par des doutes atroces entre ce Saul, affranchi par ses amis, et Pline, qu'il voyait toujours dans un halo d'amour et de générosité.

Pardonner ?

Et la pensée du sénateur resta figée dans des méditations amères et très difficiles pendant ces longues minutes d'angoisse. C'était, peut-être, l'une des rares fois dans sa vie où son esprit doutait, craignant de faire tomber l'austérité de son jugement sur la tête d'un très cher fils.

Mais, sortant de cette apathie passagère, il dit avec résolution :

Anne, le prophète nazaréen devait être effectivement un être divin ici sur terre !... Moi, néanmoins, je suis humain et je manque de forces nouvelles pour vivre une existence hors de mon temps... Je veux pardonner et je ne le peux... Je veux juger ce cas et je ne sais pas comment faire... Mais je saurai prendre une décision et trouver la solution à ce terrible problème ! Je ferai mon possible pour suivre les règles de ton maître en gardant le silence jusqu'à ce que je parvienne à connaître le vrai coupable, alors je chercherai à ne pas juger comme les hommes, mais je demanderai à cette justice divine de se manifester en soutenant mes pensées et en éclairant mes actes...

Et comme s'il reprenait son énergie habituelle pour les luttes de la vie, le vieux patricien décréta :

Maintenant, occupons-nous de la vie et de ses dures réalités.

Il plaça le cadavre d'Agrippa sur le lit et recommanda à la servante de préparer sa fille en soutenant son cœur en cet instant déchirant. Il ouvrit alors les portes des appartements, requis la présence de tous les domestiques de la maison, puis informa les autorités des faits et procéda simultanément à une rigoureuse enquête afin de tirer au clair l'origine du crime, même si un épisode de cette nature était considéré comme très banal à l'époque tourmentée de la Rome de Domitius Néron.

Quelques domestiques dirent avoir vu Pline Sévérus avec son frère pendant la nuit ; mais la parole du sénateur contredisait ces informations en affirmant que le frère de la victime était parti dans la journée en direction du port de Massilia.

Par conséquent, Saul était tout naturellement indiqué pour donner des renseignements et, avant que ne se réalisent les cérémonies funèbres, le sénateur, l'interrogea en privé supposant avoir des raisons de croire en sa culpabilité. Il remarqua qu'il fit des réponses évasives et des allusions sans fondement qui ne satisfaisaient pas les exigences de son enquête psychologique. Ses affirmations et sous-entendus ne coïncidaient pas avec les affirmations incisives d'Anne, dont il connaissait bien la droiture de sa parole. A un moment donné, il avait nié être présent dans les appartements d'Agrippa et cela suffisait pour que le sénateur sache qu'il mentait.

Quant à Pline, effectivement, il ne fut pas trouvé, on obtint seulement le laconique témoignage de son départ pour Massilia, ce qui se produisit réellement la nuit même de la tragédie après l'altercation décisive avec son frère au palais de l'Aventin.

Et c'est ainsi, qu'en compagnie d'Aurélia, il se dirigeait vers les Gaules dans une somptueuse galère, parcourant les eaux calmes de l'ancienne mer romaine.

Mais le sénateur voulut connaître les confidences que sa fille avait à lui faire pour arracher la confession suprême du misérable affranchi de Flaminius dont il n'avait plus de doute sur la culpabilité.

Il chercha, malgré tout, à réaliser dans la plus grande discrétion l'enterrement du fils de son inoubliable ami auquel Saul de Gioras eut l'impudence d'assister avec toute la sérénité empoisonnée de son esprit mesquin.

Sous l'effet pernicieux des poisons mortels administrés par Athée, la traître esclave à la solde d'Aurélia, qui dans son inconscience empoisonnait tous les cosmétiques utilisés par sa maîtresse et destinés au traitement de la peau et des cils, Flavia Lentulia voyait à présent toutes ses souffrances physiques singulièrement aggravées, en plus de la terrible situation morale face aux événements, accablée par le poids de doutes insolubles.

Le mal de son enfance semblait renaitre, car son corps se couvrait à nouveau de douloureuses plaies tandis que ses yeux semblaient sérieusement attaqués par une maladie implacable.

Trois jours après les obsèques d'Agrippa, Publius Lentulus, très peiné, entendit sa déposition intime et angoissante avec beaucoup d'amour et un très grand intérêt. Une fois l'histoire minutieuse de sa fille terminée dont les malheurs conjugaux touchaient profondément son cœur, le vieux sénateur exigea un nouvel interrogatoire de Saul, en sa présence. Mais quand il envoya un émissaire à la recherche de l'affranchi de Flaminius, il resta stupéfait par une nouvelle surprise.

Après avoir répondu aux accusations personnelles de Publius Lentulus, alors que l'enterrement d'Agrippa Sévérus n'avait pas encore eu lieu, Saul de Gioras qui avait perçu clairement l'attitude mentale de ce dernier envers lui, se dit qu'il ne pourrait duper l'habileté psychologique du vieux sénateur.

Et deux jours après les cérémonies funèbres, l'affranchi alla voir Arax dans son misérable refuge de l'Esquilin, l'esprit exacerbé et inquiet.

Croyant sincèrement en l'intervention merveilleuse du mage, au vu de ses facultés divinatoires, exploitées d'ailleurs par des forces ténébreuses de l'au-delà liées à ses sinistres ambitions financières, Saul remarqua que le devin le recevait avec son mystérieux flegme de toujours. Il laissa bien en vue sa volumineuse bourse bien remplie pour acquérir le talisman de son bonheur, comme pour lui montrer les riches possibilités financières qui s'offraient à lui.

Ridé par l'âge, le vieux sorcier, qui reconnut ses dispositions généreuses, le comblait de sourires d'une bienveillance ambitieuse et énigmatique, semblant percer son regard craintif et soucieux de ses yeux inconstants et pénétrants.

Arax - lui fit Saul, d'une voix presque suppliante -, je suis fatigué d'attendre l'amour de la femme que j'adore ! Je suis affligé et inquiet... J'ai besoin que tu calmes mes pénibles afflictions. Ecoute-moi ! Je veux de tes mains le talisman de la félicité pour mon amour malheureux !...

Le vieux devin garda pendant quelques minutes sa tête entre ses mains dans un geste qui lui était propre, puis il répondit d'une voix presque étouffée :

Seigneur, les voix de l'invisible me disent que vos afflictions ne sont pas le résultat d'un amour incompris et désespéré...

Mais l'affranchi de Flaminius qui souffrait du plus profond désespoir de sa conscience pour avoir éliminé un ami et bienfaiteur en pleine jeunesse, lui coupa la parole en lui disant sur un ton incisif :

Comme oses-tu me contredire, infâme sorcier ?

Toutefois, avec une lueur étrange dans son regard vif, Arax répondit promptement :

Alors, vous pensez que je suis un infâme sorcier ? Je ne cesserai pas pour autant de dire la vérité, si cela me convient.

Je soutiens ce que j'ai dit, car à quelles vérités mystérieuses fais-tu allusion dans tes vagues affirmations ? - fit l'affranchi, vraiment exaspéré.

La vérité, mon ami - fit le mage, avec une sérénité presque sinistre -, c'est que si vous êtes aussi perturbé c'est tout simplement parce que vous êtes un criminel. Vous avez assassiné, froidement, un bienfaiteur et un ami, et la conscience du scélérat craint l'action implacable de la justice !

Tais-toi, misérable ! Comment le sais-tu ? -s'exclama Saul, extrêmement excité, alors même qu'il tirait un poignard d'entre les plis de sa mante.

Et avançant vers le vieux sans défense, il ajouta sur un ton funeste :

Puisque tes sciences occultes te procurent des connaissances pernicieuses pour la tranquillité d'autrui, tu dois aussi disparaître !...

Arax comprit que le moment était décisif. Cet homme emporté était capable de l'éliminer d'un seul coup. En un clin d'œil, il mesura la situation et faisant preuve de toute son argutie pour sauver sa vie, il esquissa un sourire sournois et complaisant, et lui fit :

Allons, allons, si j'ai dit la vérité, c'est uniquement pour que vous puissiez évaluer mes pouvoirs spirituels, et puisque c'est votre désir, je peux immédiatement vous remettre l'indispensable talisman. Grâce à lui, vous serez profondément aimés par la femme de votre préférence... Avec lui, vous modifierez les sentiments les plus personnels de cette créature que vous adorez et qui vous rendra heureux toute votre vie. Quant au reste, vous n'êtes pas le premier à ôter la vie d'un de vos semblables, car tous les jours apparaissent ici des clients dans votre situation pour frapper à ma porte. De plus, entre nous il doit y avoir une grande confiance car vous êtes mon client depuis plus de dix ans.

En entendant ces paroles bienveillantes et calmes, l'affranchi de Flaminius rengaina son arme et face aux nouvelles perspectives de son bonheur, il accepta tout ce que lui disait le devin qui le fit asseoir et retint son attention pendant plus d'une heure sur la description de faits identiques à ceux qu'il vivait, démontrant théoriquement l'efficacité miraculeuse de ses amulettes. La conversation allait bon train quand Saul lui demanda de lui donner le talisman immédiatement car il désirait l'expérimenter le jour même, ce à quoi Arax répondit empressé :

Votre talisman est prêt. Je peux vous livrer cette préciosité sur le champ, cela ne dépend que de vous car vous devrez boire le filtre magique qui vous placera dans la situation spirituelle requise à ces fins.

Saul ne refusa pas de se soumettre aux impositions du vieil Égyptien dans ses pratiques étranges et mystérieuses, et il pénétra dans une pièce, décorée de plusieurs symboles extravagants qui lui étaient totalement inconnus.

Arax faisait les mises en scène les plus suggestives. Il l'habilla d'une toge ordinaire, d'une grande tunique comme la sienne et, feignant les gestes d'une magie incompréhensible, il se rendit dans un petit laboratoire où il prit un violent poison, tout en se disant : - « Tu vas recevoir le talisman qui te convient le mieux en ce monde ».

Il versa quelques gouttes de la dangereuse potion dans un gobelet de vin et, avec de larges gestes spectaculaires comme s'il obéissait à un rituel inconnu, il lui fit boire le contenu tout en continuant avec des gestes exotiques qui étaient bien les expressions pittoresques et sinistres d'une extravagante magie de mort.

Absorbant le vin afin de garder l'amulette de son bonheur, le dangereux affranchi sentit que ses membres se relâchaient sous l'emprise d'une force inconnue et destructrice, alors que sa voix lui faisait défaut pour exprimer ses émotions. Il voulut crier, mais il n'y parvint pas, et tous ses efforts furent inutiles pour se relever. Peu à peu, ses yeux se révulsèrent lugubrement comme embrumés par des ombres épaisses et indéfinissables. Il voulut manifester sa haine au mage meurtrier, se défendre

dans cette angoisse qui étouffait sa gorge, mais sa langue était raide et un froid pénétrant envahit ses centres vitaux. Il laissa tomber sa tête sur ses coudes appuyés sur la grande table qui se trouvait là et compris que la mort violente détruisait toutes les forces vives de son organisme.

Arax ferma tranquillement la pièce, comme si de rien n'était et retourna dans son magasin pour répondre avec sollicitude à sa nombreuse clientèle, sans perdre son habituelle sérénité.

Avant la nuit, néanmoins, il pénétra dans la chambre mortuaire et vida la bourse du cadavre, conservant discrètement les pièces parmi ses abondantes réserves d'avare.

Après vingt-trois heures, alors que la cité dormait, le vieux sorcier de l'Esquilin se mêla aux esclaves qui faisaient le service nocturne des transports, il conduisait une petite charrette dans laquelle il y avait un gros volume.

Après un long trajet, il regagna les environs du forum entre le Capitole et le Palatin, où il se reposa en attendant le dernier quart de l'aube, quand il versa le chargement dans un coin obscur de la voie publique, et retourna tranquillement à son sommeil de chaque nuit.

Dans la matinée, le cadavre de Saul fut facilement Identifié et, quand le sénateur envoya chercher l'affranchi pour faire des déclarations, il fut surpris par cette nouvelle, se demandant quelles pouvaient être les raisons de ce décès inattendu et étrange. Abasourdi par l'engrenage des mécanismes de la justice divine, il demanda à sa propre conscience si Saul ne serait pas de ces criminels immédiatement jugés par la loi des compensations sur le chemin infini des destinées.

Son cœur, plus que jamais incliné à l'examen des profondes questions philosophiques, se perdait dans un abîme de conjectures et se rappela la recommandation de l'esprit de Flaminius et les leçons élevées d'Anne, calquées sur l'Évangile : il cherchait avec la meilleure bonne volonté du monde à résoudre le problème du pardon et de la pitié. Désireux de satisfaire sa propre conscience dans les activités quotidiennes, il contraria ses traditions et ses habitudes face à cet événement, et se dirigea à la résidence du bourreau de ses fils pour prendre toutes les mesures pour que la décence et le respect ne lui fassent pas défaut lors des cérémonies funèbres. Quelques esclaves et serviteurs de confiance furent habilités à résoudre tous les problèmes concernant les affaires laissées par le défunt, et en participant aux obsèques, Publius Lentulus se sentit satisfait de vaincre son aversion personnelle, rendant hommage en même temps à la mémoire de Flaminius.

Se trouvant avec sa nouvelle compagne dans l'Avenio, Pline Sévérus apprit, par l'intermédiaire d'amis, la tragédie qui s'était déroulée à Rome la nuit de son absence, et fut également informé des funestes doutes qui planaient à son respect. Profondément touché dans ses sentiments en se souvenant de son frère qui, tant de fois, lui avait témoigné les plus grandes preuves d'affection, il désira retourner à Rome pour éclaircir correctement l'affaire et venger sa mort. Mais les bras d'Aurélia le firent faiblir et se méfiant du jugement du vieux sénateur respecté comme un père, outre les soupçons que lui causaient la nouvelle de l'inexplicable maladie de sa femme, il se laissa aller à sa vie incompréhensible à travers l'Avenio, Massilia, Arelate14, Antipolis15 et Nice, cherchant à oublier dans le vin des plaisirs, les grandes responsabilités qui lui incombaient.

Aujourd'hui Arles. (NDT)

Antibes (NDT)

Auprès d'Aurélia, la vie de l'officier s'écoula pendant trois longues années dans une tranquillité répréhensible quand un beau jour, il eut la pénible surprise de trouver sa compagne perfide et insensible dans les bras du musicien et du chanteur Sergius Acerronius, arrivé à Massilia avec les bruyantes joies de la capitale de l'Empire.

En ce jour amer de son existence, l'arme à la main, le fils de Flaminius saisit la femme traîtresse, disposé à lui ôter sa vie criminelle et décadente. Pourtant à l'instant de sa vengeance, il pensa qu'assassiner une femme, bien que diaboliquement perverse, ne devait pas faire partie de sa vie, et il se dit que la laisser vivre le chemin scabreux de ses cruautés serait la meilleure vengeance de son cœur trahi et malheureux.

Il abandonna, alors, pour toujours, cette misérable créature qui fut éliminée plus tard à Anzio, par le poignard implacable de Sergius qui ne put tolérer son infidélité et son obstination dans le vice.

Se sentant alors seul, Pline Sévérus réfléchit amèrement aux tapageuses erreurs de sa vie. Il revit son passé fait de futilités condamnables et d'attitudes folles. Presque pauvre, il était à présent trop misérable pour retourner à Rome où tant de fois il avait brillé dans sa jeunesse dans des aventures prodigues et heureuses.

En vain le sénateur lui avait envoyé des appels affectueux. Blessé dans son honneur par les douloureuses leçons de sa destinée et soutenu par quelques amis à Rome, l'officier préféra s'efforcer de se réhabiliter dans des villes en Gaules où il demeura pendant de longues années à réaliser un travail silencieux et rude pour redresser l'honneur de son nom devant ses parents et ses amis les plus proches.

Alors qu'il entrait déjà dans l'âge mûr des profondes réflexions, il fit un gros effort de réhabilitation, loin des êtres qui lui étaient les plus chers.

Quant au vieux sénateur, il résista avec énergie aux coups durs du destin grâce à sa forte structure spirituelle. Il faisait des luttes de chaque jour un véritable chemin d'élucidation et vit ainsi passer les années sans découragement et sans oisiveté.

Depuis les tragiques événements où Agrippa et Saul avaient perdu la vie mystérieusement et avec l'abandon définitif de son mari, Flavia Lentulia avait la santé à jamais ébranlée. Sur son épiderme, les marques

provoquées par les poisons d'Athée avaient disparues, vaincues par les substances médicamenteuses appliquées, mais la lumière de ses yeux s'était éteinte pour toujours. Découragée et aveugle, elle trouva néanmoins dans le cœur généreux d'Anne, l'affection maternelle qui lui manquait en de si pénibles circonstances.

Quant au sénateur, sa constitution physique résistait à tous les choques et malheurs.

Entre les efforts aimants pour assister sa fille et les combats politiques qui lui demandaient la plus grande attention, les jours calmes et tristes s'écoulaient comme toujours pleins de luttes ingrates. Il avait maintenant à l'esprit les meilleures dispositions qui soient et les plus sincères pour appréhender l'essence sacrée des enseignements du christianisme et c'est ainsi que son cœur pénétra le crépuscule de la vieillesse comme si les ombres étaient éclairées par des étoiles caressantes et douces. Au fond de lui, il gardait une sérénité imperturbable, mais dans sa vie d'homme du monde, il était animé du souffle inquiet de l'effort pour les réalisations de son temps. Son cœur était résigné face aux fâcheuses désillusions de la destinée, mais au pouvoir suprême de l'Empire il y avait un tyran qui devait tomber au profit de l'édification du droit et de la famille ; et c'est ainsi qu'avec de nombreux compagnons, il se livra au travail subtil de la politique interne pour arriver à la chute de Domitius Néron qui continuait à assujettir la cité avec les odieux spectacles de son règne infâme.

Caius Pisan, Sénèque, ainsi que d'autres personnalités vénérables de l'époque, plus exaltées de patriotisme et d'amour pour la justice, tombèrent entre les mains criminelles du scélérat qui ceignait la couronne. Mais Publius Lentulus, aux côtés d'autres frères d'idéal qui travaillaient en silence et dans l'ombre de la diplomatie secrète auprès des militaires et du peuple, guettait la mort ou le bannissement du tyran, en attendant les clartés de l'avenir survenues avec le règne éphémère de Sergius Sulpicius Galba qui, aux dires de Tacite, aurait été par tous considéré comme digne du gouvernement suprême de l'Empire, s'il n'était pas devenu Empereur.

LA DESTRUCTION DE JÉRUSALEM

Depuis l'an 58, plus de dix années silencieuses et tristes s'étaient écoulées dans la vie quotidienne des personnages de cette histoire.

Ce ne fut qu'en 68, que la politique conciliante d'un grand nombre de patriciens, dont Publius Lentulus, réussit à obtenir l'éloignement définitif de Domitius Néron et ses infâmes cruautés. Toutefois, l'ascension de Galba ne dura que quelques mois et en l'an 69, la vie de l'empire allait être marquée par de grands événements.

De nombreuses luttes frappèrent la cité de terreur et de sang.

Le terrible conflit entre Othon et Vitellius avait divisé toutes les classes de la société romaine en factions hostiles qui se haïssaient à l'extrême.

Finalement, la fameuse bataille de Bédriac donna le trône à Vitellius qui instaura un nouveau cycle de cruautés dans tous les milieux politiques.

Toutefois, la diplomatie interne veillait dans l'ombre et examinait attentivement la situation, afin d'empêcher de nouvelles vagues d'extermination et d'infamie.

Vitellius ne conserva le gouvernement que pendant huit mois et huit jours car en cette année 69, les légions du territoire africain manipulées par l'orientation subtile de ceux qui avaient renversé Néron et ses partisans, proclamèrent Vespasien à la suprême investiture de l'empire. Le nouvel empereur, qui se trouvait encore sur le champ de bataille engagé dans la pacification de la Judée lointaine satisfaisait les plus grandes exigences de toutes les classes civiles et militaires, fut reçu en triomphe au poste suprême, initiant ainsi l'ère prestigieuse des Flaviens.

Vespasien faisait partie de ce groupe de patriciens laborieux qui avaient contribué, sans vanité, à la chute des tyrans.

Ami personnel de Publius Lentulus, l'empereur s'était rendu célèbre, non seulement par ses victoires militaires, mais également par son judicieux apprentissage de la politique, remarqué à Rome depuis l'époque des jours turbulents de Caligula.

Sous sa direction administrative, une trêve dans les immoralités gouvernementales allait s'instaurer, une nouvelle période de compréhension des besoins populaires allait commencer et, dans le cadre de ses plans économiques et financiers, l'empire allait vers les jours régénérateurs d'une ère nouvelle.

Soixante-sept années de luttes et de fortes expériences de la vie faisaient que Publius vivait tous ces événements avec une joie relative. Mais à la clarté sereine de la vieillesse, sa fibre morale et sa résistance physique étaient toujours les mêmes.

Face aux perspectives de jours meilleurs dans le cadre des réalisations patriotiques, il considérait à présent que tout le temps volé à sa fille aveugle pour répondre aux travaux du bien collectif avait bien été employé ; et ce fut dans cet état d'esprit, la conscience satisfaite du devoir accompli, conformément à ses idées, qu'il se rendit au palais pour répondre à l'appel personnel de l'empereur qui, à de nombreuses reprises, n'avait pas hésité à recourir aux conseils de ses plus anciens compagnons d'idéal.

Sénateur - lui dit Vespasien dans l'intimité tranquille d'un des magnifiques cabinets de la résidence Impériale -, je vous ai fait appeler pour me soutenir avec votre dévouement habituel à l'empire, et trouver la solution à une affaire que je juge de la plus haute Importance.16

Dites, Auguste !... - répondit Publius, touché.

(16) Vespasien se trouvait à Rome juste après sa proclamationNote d'Emmanuel.

Mais l'empereur, courtoisement, lui coupa la parole :

Non, mon cher, parlons-nous avec la vieille intimité d'autrefois. Laissons de côté les protocoles, pour l'instant.

Et voyant que le sénateur esquissait un sourire de reconnaissance face à sa parole naturelle et généreuse, il continua à exposer la question qui l'intéressait :

Appelé à Rome à la charge suprême, je n'ai pas osé désobéir aux injonctions sacrées qui m'astreignaient à l'accomplissement de ce grand devoir, et j'ai été obligé de laisser mon fils œuvrer à la pacification de la Judée mutinée. Un travail que je considérerai toute ma vie comme le plus grand effort pour la vitalité de l'empire dans le développement de ses glorieuses traditions.

Il se trouve, néanmoins, que le siège de Jérusalem dure depuis trop longtemps, causant les plus sérieuses conséquences à mes projets économiques dans le programme de restauration que je me suis proposé de réaliser au sein du gouvernement.

Je pense que mon valeureux Titus a besoin d'un conseil de civils, en plus des assistants militaires qui l'accompagnent dans cette audacieuse entreprise, et j'ai pensé le constituer avec mes amis les plus proches parmi ceux qui connaissent Jérusalem et ses alentours.

Lors de mes premières incursions dans l'édilité, j'ai pris connaissance de vos procédures de réforme administrative en Judée, et j'ai appris que vous avez séjourné à Jérusalem il y a plus de vingt ans.

Je manifeste donc le souhait que vous acceptiez avec quelques autres compagnons, la charge de mieux orienter la tactique militaire de mon fils. Titus a besoin de la coopération politique de ceux qui connaissent la ville dans ses moindres recoins, ainsi que sa langue populaire, de manière à vaincre la situation qui devient de plus en plus difficile.

Publius Lentulus pensa un instant à sa fille malade, mais se souvenant du dévouement absolu d'Anne qui pourrait parfaitement substituer ses soins pendant quelque temps, il répondit avec décision et énergie :

- Mon noble empereur, votre parole auguste est la parole de l'empire. L'empire ordonne et j'obéis, je m'honore d'accomplir vos décisions et je réponds à l'élan généreux de votre confiance.

Merci beaucoup ! - dit Vespasien en lui tendant la main, extrêmement satisfait. Tout sera prêt, de manière à ce que votre départ, et celui de deux ou trois de nos amis, se fasse dans deux semaines, au plus tard.

Et il en fut ainsi.

Après les poignants adieux de sa fille qui restait aux soins de la dévouée servante au palais de l'Aventin, le sénateur monta sur une somptueuse galère qui, en quittant Ostie, prit rapidement le large en route vers la Judée.

Le vieux patricien revécut avec une pénible sérénité, les péripéties du voyage de sa jeunesse heureuse en compagnie de son épouse et de ses deux enfants, à l'époque où il ne savait pas donner au bonheur sa vraie valeur.

Oui, la petite figure de Marcus, son fils disparu, semblait ressurgir à ses yeux, sous une auréole d'enchantement radieux et sanctifié.

Un jour, à Capharnaum, porté par les propos calomnieux de Sulpicius Tarquinius, il avait douté de l'honorabilité de sa femme, croyant plus tard que l'enlèvement de son fils fut une conséquence de son infidélité. Mais Livia était à présent rédimée de toutes ces accusations au tribunal de sa conscience. Ses sacrifices familiaux et sa mort héroïque au cirque étaient la plus grande preuve de la pureté sublime de son cœur. Dans ces instants de réflexion, il se figurait revenir au passé avec ses souffrances interminables, se heurtant toujours à l'ombre accablante du mystère lorsqu'il essayait de relire les pages de ce pénible chapitre de son existence.

Dans quels abîmes insondables et inconnus avait été emporté le petit qui aurait perpétué sa noble lignée ?

Ses émotions paternelles semblaient s'alarmer à nouveau, après tant d'années et tant de souffrances en famille.

Et même si les plus pénibles doutes planaient dans ses pensées, dans la rigidité de sa fibre morale, le sénateur préférait croire au fond que Marcus Lentulus avait été assassiné par de vulgaires malfaiteurs, adonnés au vol et aux malveillances pour n'avoir jamais fait appel à ses sentiments paternels.

Ainsi voulait-il le croire, mais ce voyage lui semblait être une analyse de ses souvenirs les plus chers et les plus poignants.

Dans l'après-midi, à la douce lueur du crépuscule sur la Méditerrané, il croyait encore voir la silhouette de Livia berçant le petit ou parlant à son cœur en ternies affectueux de consolation. Il pensait également distinguer la figure de Comenius, son fidèle serviteur, parmi les subalternes et les esclaves.

En compagnie de trois autres conseillers civils, il arriva sans embûches à destination. Le conseil restreint des amis intimes de l'empereur se mit immédiatement à la disposition de Titus, qui sut tirer profit de leur avis, utilisant avec succès leurs suggestions issues d'une longue expérience de la région et de ses coutumes.

Le fils de l'empereur était généreux et loyal envers tous ses compatriotes qui le considéraient comme un bienfaiteur et un ami. Mais pour ses adversaires, Titus était d'une cruauté sans nom.

Autour de sa personnalité ardente et intrépide se déployaient d'innombrables légions de soldats qui combattaient avec acharnement.

Le siège de Jérusalem qui s'acheva en 70, fut l'un des plus impressionnants de l'histoire de l'humanité.

La ville fut assiégée, justement lorsqu'une foule Interminable de pèlerins venus de tous les coins de la province, s'était réunie près du célèbre Temple pour les fêtes des pains azymes. D'où le nombre colossal de victimes et les luttes acharnées de la célèbre résistance.

Le nombre de morts dans les terribles affrontements s'éleva à plus d'un million. Les Romains firent presque cent mille prisonniers, dont onze mille furent massacrés par les légions victorieuses, après la sélection des hommes valides lors des pénibles scènes de sang et de sauvagerie commises par les soldats.

Le vieux sénateur se sentait affligé par ces spectacles effroyables de carnage, mais il avait donné sa parole et c'était avec le plus grand courage qu'il accomplissait pleinement son mandat.

Ses conseils et ses connaissances furent de nombreuses fois utilisés avec succès, et il devint le conseiller personnel du fils de l'empereur.

Quotidiennement, en compagnie d'un ami, le sénateur Pompilius Crassus, il visitait les postes les plus avancés des forces attaquantes pour vérifier l'efficacité de la nouvelle orientation observée par la stratégie militaire de ses compatriotes. À plusieurs reprises face à leur attitude intrépide, les chefs d'opérations les mirent en garde pour qu'ils n'avancent pas trop, mais Publius Lentulus ne manifestait pas la moindre crainte, réalisant à son âge, les minutieux services de reconnaissance topographique de la célèbre cité.

Enfin, à la veille de la chute de Jérusalem, on luttait déjà presque corps à corps dans tous les points de pénétration, après avoir effectué des incursions de part en part dans les camps ennemis avec des cruautés réciproques contre tous ceux qui avaient le malheur de se faire capturer.

Malgré la surveillance qui les entouraient et en vertu du courage dont ils témoignaient, Publius et son ami tombèrent entre les mains du camp adverse qui, lorsqu'ils remarquèrent les habits de hauts dignitaires de la cour impériale, les conduisirent immédiatement à l'un des chefs de la résistance désespérée, installé dans une grande maison qui servait de caserne près de la tour Antonia.

En observant les scènes de sauvagerie et de sang de la plèbe anonyme et rebelle qui exterminait de nombreux citoyens romains sous ses yeux, Publius Lentulus se souvint du terrible après-midi du Calvaire, où le miséricordieux prophète de Nazareth avait succombé sur la croix, sous le vacarme terrifiant de la foule enragée. Et tandis qu'il marchait impressionné par la brutalité et la rudesse alentour, le vieux sénateur se dit aussi que si ce moment était celui de sa mort, il devait mourir héroïquement comme sa propre femme, en holocauste à ses principes, bien qu'il y ait une différence fondamentale entre le royaume de Jésus et l'empire de César. L'idée de laisser Flavia Lentulia orpheline de son affection l'inquiétait ; néanmoins il estimait que sa fille aurait au monde le dévouement généreux et assidu d'Anne, ainsi que le soutien matériel de sa fortune.

Ce fut dans cet état d'esprit que, surpris par la succession des événements, il traversa de longues rues pleines d'agitation, de cris, d'injures et de sang.

Jérusalem, prise de panique, mobilisait ses dernières énergies pour éviter une ruine complète.

En bout de quelques heures, exténués de fatigue et de soif, Publius et son ami furent introduits dans le sombre cabinet d'un chef juif qui expédiait les ordres de supplice les plus impitoyables et la mort pour tous les Romains arrêtés, en réponse aux atrocités de l'ennemi.

Il suffit à Publius de poser son regard sur ce vieil Israélite aux traits caractéristiques pour chercher, avidement, une figure semblable parmi tous ses souvenirs les plus intimes et les plus lointains.

Néanmoins, il ne parvint pas à identifier immédiatement ce personnage.

Le vieux chef posa sur lui son regard intrigant et, faisant un geste de satisfaction, s'exclama avec une étincelle de haine qui transparaissait à chacun de ses mots :

Très illustres sénateurs - souligna-t-il avec ironie et mépris -, je vous connais de longue date...

Et, tout en fixant Publius, il soutint avec malice :

Mais par-dessus tout, je m'honore de la présence de l'orgueilleux sénateur Publius Lentulus, ancien légat de Tibère et de ses successeurs dans cette province persécutée et flagellée par les imprécations romaines. Heureusement que les forces de la destinée ne m'ont pas permis de partir pour l'autre vie, dans ma vieillesse laborieuse, sans m'être vengé d'une injure inoubliable.

Et s'avançant vers le vieux patricien qui le dévisageait extrêmement surpris, il répétait avec une insistance irritante :

Vous ne me reconnaissez pas ?...

Le sénateur portait sur son visage les signes d'un pénible abattement physique, face à cette rude épreuve de sa vie ; en vain, il dévisageait la figure maigre et machiavélique d'André de Gioras qui assumait à présent un poste élevé au sein des travaux du célèbre Temple, vu la fortune qu'il avait réussi à accumuler.

Constatant l'impossibilité d'être identifié par le prisonnier dont la présence, en ces lieux, l'intéressait au plus haut point et qui répondait à toutes ses questions d'un silencieux geste négatif, le vieux juif lui fit sarcastiquement :

Publius Lentulus, je suis André de Gioras, le père que tu as insulté un jour avec l'excès de ton autorité orgueilleuse. Tu te souviens de moi à présent ?

Le prisonnier fit un signe affirmatif de la tète.

Voyant que son impertinence ne l'intimidait pas, le chef de Jérusalem insista exaspéré:

Et pourquoi ne t'humilies-tu pas maintenant devant mon autorité ? Ignores-tu, par hasard, que je peux aujourd'hui décider de ton sort ?... Pourquoi ne me demandes-tu pas de faire preuve de commisération ?

Publius était exténué. Il se souvint de ses premiers jours à Jérusalem, de la visite de cet agriculteur intelligent et insurgé. Silencieusement, il chercha à se souvenir des mesures qu'il avait prise en sa capacité d'homme public afin que le fils du juif retournât au foyer paternel, mais ne se rappelait pas avoir distillé tant de fiel dans ce cœur révolté. Il décida de ne rien dire face à sa figure exaspérée et truculente, répondant ainsi à ses dispositions spirituelles, mais en raison de son audacieuse insistance, sans abdiquer de ses anciennes traditions d'orgueil et de vanité qui le caractérisaient en d'autres temps, et comme s'il désirait montrer son courage en de si rudes circonstances, il répliqua finalement avec énergie :

Si vous jugez devoir accomplir ici une obligation sacrée, au-dessus de tout sentiment personnel et moins digne, n'attendez pas que je vous demande de la commisération si de fait vous accomplissez votre devoir.

André de Gioras fronça les sourcils, exaspéré par cette réponse inattendue, et marchant de long en large dans le grand cabinet, il cogitait le meilleur moyen d'exécuter sa terrible vengeance.

Après quelques instants d'un funeste silence, comme s'il était arrivé à une solution à la hauteur de ses projets implacables, il appela d'une voix lugubre un des nombreux gardes, et lui ordonna :

Pars immédiatement et dis à Italus, de ma part, qu'il doit être ici demain, à la première heure, afin d'exécuter mes ordres.

Et tandis que l'émissaire sortait, il s'adressa aux deux prisonniers en ces termes :

La chute de Jérusalem est imminente, mais je donnerai la dernière goutte de sang de ma vieillesse pour exterminer les vipères de votre peuple. Votre race maudite est venue s'engraisser dans la cité élue, mais j'exulte à l'idée de ma vengeance sur vous deux, orgueilleux dignitaires de l'empire de l'impiété et du crime ! Quand les portes de Jérusalem s'ouvriront, j'aurai exécuté mes implacables desseins !

Puis il se tut et un geste de lui suffit pour que les deux amis fussent jetés dans un cachot sombre et humide où ils passèrent une nuit terrible de conjectures pénibles à échanger des confidences amères.

Le lendemain matin, ils étaient appelés à l'épreuve suprême.

On entendait déjà dans la cité les premières rumeurs des forces romaines victorieuses qui se livraient à la terreur et au pillage de la population humiliée et terrorisée.

De toute part, c'était l'exode précipité de femmes et d'enfants dans des cris infernaux et angoissants, mais dans cette grande demeure aux murs épais en pierre, un nombre considérable de chefs et de combattants s'étaient réfugiés pour la résistance suprême.

Publius et Pompilius furent conduits dans une vaste salle d'où ils pouvaient entendre le bruit grandissant de la victoire des armes impériales, après les actes dramatiques et cruels en ces temps de terreur, de pillages et de combat ; pourtant, là, dans cette pièce spacieuse et fortifiée, ils avaient devant eux des centaines de guerriers armés et quelques chefs de la résistance Israélite qui les observaient.

Face à l'avancée victorieuse des légions romaines, l'inquiétude et la terreur dominaient tous les visages, mais il y avait un intérêt général pour les deux prisonniers importants de l'Empire, comme s'ils représentaient tout ce qui leur restait pour assouvir leur haine et leur vengeance.

Mettant fin à cette situation, André de Gioras prit la parole sur un ton sinistre et étrange qui résonna dans tous les coins de la demeure :

Messieurs ! Notre défense désespérée touche à sa fin, mais nous avons la consolation de garder deux grands chefs de cette maudite politique de rapine de l'Empire romain !... L'un d'eux est Pompilius Crassus qui a commencé sa carrière d'homme public dans cette malheureuse province, en initiant une longue période de terreur parmi nos malheureux compatriotes ! L'autre, Messieurs, est Publius Lentulus, l'orgueilleux émissaire de Tibère et de ses successeurs dans la Judée humiliée de tous les temps, qui réduit à l'esclavage nos fils encore jeunes et instaura des procès criminels dans toutes les provinces, fomentant la terreur chez nos frères persécutés et flagellés, de sa résidence seigneuriale de Galilée !... Par conséquent ! Avant que les maudits soldats du pillage impérial ne nous emprisonnent et ne nous exterminent, accomplissons nos desseins !...

Tous ceux qui étaient présents l'écoutaient comme s'il s'agissait des ordres suprêmes d'un chef à qui ils devaient obéir aveuglément.

Les deux sénateurs furent alors attachés avec de lourdes chaînes en fer aux poteaux du supplice, sans aucune liberté de mouvement, leur mobilité se limitait à leurs yeux silencieux et sereins dans ce sacrifice.

Notre vengeance - reprit l'odieux Israélite - doit obéir aux critères de l'Antiquité. Pompilius Crassus devra mourir le premier pour être le plus vieux et pour que le vaniteux sénateur Publius Lentulus comprenne notre volonté d'éliminer la force de son maudit empire.

Pompilius fixa longuement son ami, comme s'il lui faisait des adieux angoissants et muets, en cette heure extrême.

Nicandre, cette tâche t'appartient - s'exclama André, en se tournant vers l'un de ses compagnons.

Et donnant au vigoureux soldat une épée menaçante, il ajouta avec une profonde

ironie:

Arrache-lui le cœur pour que son ami conserve à jamais dans sa mémoire la scène d'aujourd'hui.

Les yeux du condamné brillèrent d'une intense angoisse, tandis que ses joues palissaient à l'extrême, accusant les émotions douloureuses qui le blessaient au fond de l'âme. Tous deux échangèrent alors un regard inoubliable.

Quelques minutes après, Publius Lentulus assistait au déroulement de l'opération abominable.

La tête blême du supplicié tomba au premier coup d'épée et de son vieux thorax fut arraché violemment son cœur sanglant encore palpitant.

Le sénateur survivant entendait en même temps le tumulte des patriciens victorieux qui approchaient laissant croire qu'ils combattaient déjà corps à corps, aux portes de cette turbulente assemblée de vengeance et de crime. La monstrueuse scène terrifiait son âme, lui qui était toujours optimiste et déterminé, mais il ne perdit pas la posture hautaine et rigide qu'il s'imposait à lui-même, en cette heure angoissante.

Une fois l'exécution de Pompilius achevée, rapidement réalisée, car tous les participants avaient conscience de l'horrible situation qui les attendait face aux triomphateurs, André de Gioras éleva à nouveau la voix :

Mes amis - affirma-t-il sur un ton lugubre -, le plus vieux a reçu la peine miséricordieuse de la mort, mais à ce patricien infâme qui nous écoute, nous accorderons la peine arrière de la vie dans la tombe de ses illusions délirantes, de vanité et d'orgueil !... Publius Lentulus, l'ancien émissaire des empereurs devra vivre !... Oui, mais vivre sans les yeux qui ont éclairé le chemin de son égoïsme suprême sur nos grands malheurs !... Nous le laisserons en vie pour que dans les ténèbres de sa nuit, il cherche à voir avec les yeux des esclaves qu'il a piétines au cours de son existence.

Il y eut un lourd silence même si, là dehors, on entendait le trépignement des chevaux et le tintement des armures, alliés à la rumeur sinistre des voix menaçantes à l'attaque, face à la résistance désespérée du dernier bastion.

Néanmoins, André de Gioras semblait ivre de la volupté de sa vengeance et, retenant l'attention de l'assistance à cette heure tragique du destin qui les attendait tous, de sa voix magnétique et persuasive, il s'exclama énergiquement :

Italus, c'est à tes mains que revient la tâche de cet instant.

De l'assistance compacte et inquiète, sortit un homme, presque dans la quarantaine qui surprit le sénateur par ses traits fins de patricien. Leurs regards se rencontrèrent et il lui sembla découvrir dans cette âme un lien d'affinité étrange et incompréhensible.

Italus ? Ce nom ne lui rappelait-il pas quelque chose des environs de sa Rome inoubliable ? Pour quelle raison cet homme qui, de toute évidence avait le sang noble, serait-il là à combattre aux côtés des juifs mutinés et remplis de haine ? Quant au bourreau indiqué par la voix autoritaire d'André, il semblait enclin au respect et à la pitié pour cet homme vieux et serein, aux mains et aux pieds attachés au poteau de l'injure, et qui semblait hésiter à exécuter l'ordre sinistre et impitoyable de son chef.

Mais brusquement surgit d'une large porte sombre, un guerrier Israélite avec un grand plateau en bronze et une lame en fer incandescente dont la pointe aiguisée reposait parmi des braises ardentes.

Contemplant avec intérêt l'énigmatique figure d'Italus dans la vitalité de l'âge adulte, le sénateur silencieux ne pouvait dissimuler sa curiosité face à cette silhouette droite et délicate.

André, quant à lui, jouissait du tableau et, percevant l'évidente attention du condamné, il l'arracha de cet état de conjecture et de surprise, et fit ironiquement :

Alors, sénateur, vous admirez l'allure noble d'Italus ?... Sachez que si les patriciens se paient le luxe de posséder des esclaves Israélites, les seigneurs de Judée apprécient aussi les esclaves de type romain. D'ailleurs, je dois dire que c'est toujours dangereux de garder un esclave comme celui-ci dans la cité, vu l'imprécation du patriciat aujourd'hui excessive de toute part ; mais, j'ai réussi jusqu'à présent à maintenir cet homme travailleur dans le milieu agricole...

Publius Lentulus pouvait à peine deviner le sens caché de ces paroles ironiques, le temps de l'introspection était révolu. Il remarqua qu'André se tut, face à l'urgence avec laquelle l'opération à suivre devait être mise à exécution pour ne pas perdre le rouge incandescent de la lame fatidique. Devant tous ces regards stupéfaits et désespérés qui ne savaient plus s'ils devaient fixer la scène macabre ou s'ils devaient s'occuper de la bruyante pénétration des forces de Titus qui brisait à cet instant même les obstacles du dernier bastion, le bourreau implacable remit à Italus le terrible instrument du sacrifice.

Italus - recommanda-t-il avec le maximum d'énergie -, cette minute est précieuse...

Nous allons luibrûler les pupilles afin de le rendre aveugle tout en le laissant en vie.

Mais le pauvre homme ému jusqu'aux larmes en raison du supplice qu'il devait infliger de ses propres mains, semblait indécis et titubant.

Seigneur.... - dit-il suppliant, sans réussir à formuler d'objection.

Pourquoi hésites-tu?... - rétorqua André, sur un ton tyrannique en lui coupant la

parole.

Devrais-je utiliser le fouet pour que tu m'obéisses ?

Italus prit alors la lame avec humilité. Il s'approcha lentement du condamné plein de résignation et de force intérieure. Avant l'instant suprême, leurs regards se croisèrent, échangeant les vibrations d'une sympathie réciproque. Publius Lentulus observa à nouveau cette silhouette touchée d'une incontestable noblesse, brisé dans ses lignes les plus caractéristiques par les travaux les plus impitoyables et les plus rudes ; et fixé devant ses yeux en pleine lumière pour la dernière fois, l'attraction qu'il éprouva pour cet homme fut si grande, qu'inexplicablement, il en vint à se souvenir de son petit Marcus, se disant que s'il était encore en vie dans un milieu aussi hostile, il devrait avoir cette allure et cet âge.

Les mains d'Italus, tremblantes et hésitantes, s'approchèrent de ses yeux exténués comme si elles le faisaient dans une douce attitude de tendresse ; mais le fer incandescent, avec la rapidité de l'éclair, blessa ses pupilles orgueilleuses et claires, les plongeant pour toujours dans les ténèbres.

A cet instant, la victime poussa un cri infernal qui résonna dans toute la salle.

Une douleur indéfinissable émanait de ses brûlures lui faisant ressentir d'atroces souffrances.

Il ne voyait plus rien si ce n'est les ombres épaisses qui couvraient son esprit, mais pouvait deviner que les forces victorieuses arrivaient tardivement pour le libérer.

Au milieu des bruits assourdissants, André de Gioras s'approcha encore du condamné, et lui dit à l'oreille :

Je pourrais vous tuer, infâme sénateur, mais je veux que vous viviez. Maintenant, je vais vous révéler qui est Italus, votre bourreau du dernier instant !...

Mais un violent coup d'épée, brandie par un légionnaire romain, fit tomber par terre le vieil Israélite, évanoui, tandis qu'un coup de poignard mortel atteignait Italus, indécis dans sa stupéfaction et qui tomba lourdement auprès du supplicié, étreignant ses pieds dans un geste symbolique et suprême.

Des voix amicales entourèrent alors Publius Lentulus, dans cet entourage agité. On lui détacha immédiatement les pieds et les mains, lui restituant sa liberté de mouvements, pendant que d'autres légionnaires retiraient le cadavre de Pompilius Crassus, la poitrine vidée, dans un tableau affreux de sauvagerie sanguinaire.

Une fois les premiers tumultes apaisés et gardant pour lui les doutes les plus poignants concernant les paroles réservées de son ennemi implacable, avant d'être emmené par les bras de ses compagnons au poste de commandement des forces en action où il allait recevoir les premiers secours, Publius Lentulus recommanda que l'on traitât avec le plus grand respect le cadavre d'Italus qui gisait à côté d'un tas de dépouilles sanglantes, ce en quoi il fut exaucé. Mais un compagnon lui fit alors remarquer :

Sénateur, avant tout, n'oubliez pas que votre état réclame les soins les plus urgents.

Et comme s'il voulait provoquer une explication spontanée du blessé sur l'intérêt qu'il portait au défunt, il ajouta délicatement :

N'est-ce pas cet homme qui vous a infligé l'horrible supplice ?

Face à cette question inopinée et devant justifier son attitude à ses compatriotes qui l'écoutaient, Publius s'exclama d'une voix poignante :

-Vous vous trompez, mon ami. Cet homme dont je ne vois pas le cadavre à présent, était des nôtres, prisonnier de longue date de la fureur vindicative d'un puissant seigneur de Jérusalem... Observez ses traits nobles et vous serez d'accord avec moi !...

Et tandis qu'il se retirait soutenu par ses amis, afin de recevoir les premiers secours indispensables, il sentit avoir accompli un devoir en prononçant ces mots car des voix mystérieuses parlaient à son cœur de ce regard généreux qui s'était posé dans ses yeux pour la dernière fois.

Pendant plusieurs jours, Jérusalem fut livrée au pillage et au désordre perpétrés par les soldats de l'empire, assoiffés de plaisirs et empoisonnés du vin sinistre du triomphe. Tous les chefs de la résistance Israélite furent emprisonnés afin de comparaître à Rome pour l'ultime sacrifice, en hommage aux fêtes commémoratives de la victoire. Parmi eux se trouvait André de Gioras qui, rétabli des excoriations reçues, était l'un de ceux qui devaient être exterminés pour réjouir l'assistance festive dans la capitale de l'empire.

Après la tuerie de onze mille prisonniers blessés ou invalides, massacrés par les légions victorieuses ; après les affreux spectacles de la destruction et du pillage du Temple magnifique qu'Israël jugeait être son œuvre éternelle et divine pour toutes les générations de sa postérité prolifique, la grande caravane des vaincus et des vainqueurs prit le chemin du retour, pleine de richesses illicites et de trophées merveilleux, afin d'exhiber à Rome tous les ornements qui illustraient la victoire, au milieu des vibrations tumultueuses et des chants triomphateurs.

Publius Lentulus voyagea dans une galère confortable et paisible, résigné dans la nuit noire de sa cécité, entouré d'amis prévenants qui faisaient tout pour diminuer ses souffrances morales.

Avant d'arriver à Rome, plusieurs fois, il avait réfléchi à la meilleure manière de s'adresser directement à André pour lui arracher la vérité et apaiser ses doutes personnels quant à l'identité de l'esclave de type romain qui lui avait à jamais ôté le précieux don de la vue. Mais à présent, il était aveugle et pour réaliser ce désir, il devait prendre un grand nombre de dispositions, demander la collaboration d'autrui et, même ainsi, il n'avait pas trouvé la meilleure manière d'entendre le juif sans offenser les traditions de sa dignité conservée pendant toute la durée dans sa vie publique.

Ce fut ainsi que devant cette impasse, il arriva à nouveau au palais de l'Aventin en compagnie de nombreux confrères du milieu politique, et surprit amèrement le cœur de sa fille avec la nouvelle tragique et pénible de sa cécité.

Anne, tel un ange fraternel, valeureuse sœur de tous les malheureux, disciple sincère du christianisme, avait attendu affectueusement son Maître auprès de Flavia qui s'exclama pleine d'un incoercible découragement :

- Mon père, mon père, mais quel malheur !...

Néanmoins, avec son optimisme, le vieux patricien réconforta son esprit en lui disant :

- Ma fille, ne te fatigue pas trop à réfléchir aux problèmes de la destinée. Dans tous les événements de la vie, nous devons louer les desseins souverains des cieux et j'espère que tu reprendras courage car il n'y a que comme cela que je vivrai à présent, auprès de toi, dans cette tendre consolation réciproque ! C'est le destin lui-même qui m'a éloigné des affaires d'État, afin de vivre désormais uniquement pour toi.

Dans leur infortune commune, fondant en baisers, ils s'étreignirent alors avec effusion comme deux âmes vibrant d'une même émotion en proie aux mêmes souffrances.

Mais en dépit d'un repos bien nécessaire et malgré la cécité qui l'empêchait de prendre toutes initiatives, Publius Lentulus n'avait pas perdu l'espoir d'entendre son ennemi implacable, une fois encore, et pour cela, il attendait le jour angoissant des festivités souveraines du triomphe que le peuple romain convoitait impatiemment.

Il convient de souligner que le vieux sénateur avait été immédiatement reconduit à la cité, vu sa situation très particulière ; tandis que le vainqueur et ses multiples légions entrèrent dans Rome avec tous les fastes des protocoles des triomphateurs, conformément aux nombreux règlements de l'ancienne République.

Le jour prévu, toute la capitale avec sa population d'un million et demi d'habitants, approximativement, attendait les magnifiques commémorations de la victoire.

Dès les premières heures du jour, commencèrent à s'agrouper aux portes de la ville les légions victorieuses, sans armes, vêtues de délicates tuniques de soie, exhibant de superbes couronnes de lauriers. Une fois les portes de la cité franchies sous les bruyants applaudissements de la foule sans fin, un splendide banquet leur fut offert, présidé par l'empereur lui-même et son fils.

Puis juste après les cérémonies du Sénat, au portique d'Octavie, Vespasien et Titus se dirigèrent vers la porte Triomphale où ils offrirent un sacrifice aux dieux et portèrent les symboles du triomphe aux somptueuses festivités impériales. Une fois cette cérémonie achevée, le grand cortège se mit en route. Publius Lentulus ne manqua pas d'être là car il avait la secrète intention d'entendre les propos révélateurs du chef prisonnier dont le cadavre, après les sacrifices de ce jour, serait jeté aux eaux du Tibre conformément aux traditions en vigueur.

Tous les trophées des batailles sanglantes et tous les vaincus, en nombre considérable, étaient également présents à la procession de cette fête indescriptible.

Devant l'immense cortège, défilait une quantité incalculable d'œuvres en or pur, décorées de couleurs vives et variées, et juste après venaient des pierres précieuses en nombre considérable non seulement posées sur des couronnes d'une beauté fulgurante, mais aussi sur des pièces d'étoffes qui émerveillaient les spectateurs par leur variété. Tous ces trésors étaient portés par de jeunes légionnaires vêtus de tuniques en pourpre avec de gracieux ornements dorés.

Après l'exhibition des trésors conquis par le triomphateur, venaient par centaines, les statues des dieux, de tailles prodigieuses, sculptées dans le marbre, en or ou en argent.

Derrière les dieux, tout un régiment d'animaux, d'espèces les plus variées parmi lesquelles on pouvait distinguer de nombreux dromadaires et des éléphants couverts de magnifiques pierreries.

Les animaux étaient suivis par une foule compacte et affligée de prisonniers abattus qui exhibaient leur misère et leur regard triste, cherchant à cacher aux spectateurs impitoyables et irrévérencieux les lourds fers qui les enchaînaient.

Après les prisonniers éreintés, c'était au tour des simulacres des cités vaincues et humiliées, confectionnés avec soin, portés par les épaules de nombreux soldats, semblables aux chars allégoriques modernes des fêtes carnavalesques. Il y avait des représentations de toutes les villes détruites et pillées, des batailles victorieuses, sans oublier le ravage des champs, la chute des murailles et les incendies dévastateurs.

Après ces symboles, venaient les richissimes butins des peuples vaincus et des villes conquises, principalement ceux de Jérusalem exhibés avec beaucoup d'attention par les légionnaires. Sous les applaudissements bruyants et moqueurs de la foule qui se serrait de toute part, paradaient les statues représentant les personnages d'Abraham et de Sarah, ainsi que toutes les personnalités royales de la famille de David, en plus de tous les objets sacrés du fameux Temple de Jérusalem, tels que la table des Pains de Proposition17, en or massif, les trompettes du Jubilé, le chandelier à sept branches en or, les ornements essentiels d'une grande valeur, les voiles sacrés du Temple, et finalement, la Loi des Juifs qui suivait derrière tous les butins matériels pillés par les forces triomphantes. Chaque objet était posé sur des socles précieux et bien décorés sur les épaules des légionnaires romains couronnés de lauriers.

17 Les pains de proposition, adoptés par les Hébreux pour leurs sanctuaires représentaient, comme idée première, la nourriture du dieu. NDT

Après les textes de la Loi, suivait Simon, l'infortuné chef suprême de tous les mouvements de la résistance de Jérusalem, accompagné de ses trois auxiliaires directs, dont André de Gioras. Tous les chefs de cette résistance longue et désespérée étaient vêtus de noir et marchaient solennellement au sacrifice, après avoir été exhibés à toutes les commémorations festives du triomphe.

Ensuite, venaient les magnifiques chars des triomphateurs. Après le passage éblouissant de Vespasien, paradait Titus dans un océan de pourpre, de soieries et de vermillon, symbolisant Jupiter lui-même dans l'ivresse de sa victoire.

Dans la suite d'honneur, il y avait également le sénateur valétudinaire et aveugle, non plus par plaisir pour les hommages, mais avec la secrète intention d'entendre les révélations d'André, avant le moment tragique où son corps serait jeté dans les eaux boueuses du Tibre, à l'heure de l'ultime supplice, sous les applaudissements délirants du peuple.

L'armée compacte venait après les chars impériaux des vainqueurs et leurs auliques les plus proches, faisant retentir les hymnes de la victoire, tandis que toutes les rues et places, les forums et les portiques, les terrasses et fenêtres regorgeaient d'une foule incalculable de curieux.

Le cortège se déplaçait solennellement depuis la porte Triomphale jusqu'au Capitule, à travers ce sinueux chemin, ce qui prit plusieurs heures, d'autant que la fête était organisée de façon à porter ses splendeurs au travers des quartiers les plus aristocratiques du patriciat romain.

Cependant à un moment donné, avant de monter la colline, tout le cortège s'arrêta et les regards anxieux de la foule convergèrent vers Simon et ses trois compagnons, auxiliaires directs de son personnel d'encadrement dans la résistance de la célèbre cité.

Bien qu'aveugle, mais accoutumer à la tradition de ces cérémonies, Publius Lentulus comprit que l'instant suprême était venu.

En raison de son cas très particulier et considérant la déférence que l'autorité jugeait lui devoir, l'empereur s'inquiéta de sa situation au sein du cortège et recommanda à son fils, Domitien, de pourvoir à ses éventuels besoins en de telles circonstances.

À ce moment-là, sous les bruyantes vibrations du délire populaire, on procéda à la flagellation de Simon devant la Rome toute entière ivre et victorieuse, tandis qu'André de Gioras et ses deux compagnons étaient conduits à la prison Mamertine où ils devaient attendre leur chef après la flagellation pour mourir ensemble. Puis, leurs cadavres seraient tramés à travers les Gémonies et, à la vue du peuple, jetés dans les courants du Tibre.

L'âme anxieuse, mais prêt à réaliser ses desseins, le sénateur fit appeler le prince dont l'assistance lui avait été recommandée, et il lui exprima son souhait de parler à l'un des prisonniers en privé et dans des conditions secrètes, ce en quoi il fut immédiatement exaucé.

Domitien lui prit le bras avec attention et le conduisit dans une dépendance de la sinistre prison, puis il ordonna de faire venir André dans un cachot isolé et secret, selon le désir de Publius, et dès que le condamné pénétra pour l'interrogatoire de l'ancien homme politique du Sénat, il attendit la fin de l'entretien dans une salle voisine en compagnie de quelques gardes.

Face à face, les deux ennemis eurent une étrange sensation de malaise. Publius Lentulus ne pouvait plus le voir, mais si ses yeux, dont les pupilles claires et énergiques étaient à jamais brûlées, n'avaient plus d'expression, son profil droit manifestait les émotions qui le dominaient.

- Seigneur André - s'exclama le sénateur, profondément ému - contrairement à mes habitudes j'ai provoqué cette rencontre secrète afin d'éclaircir mes doutes sur vos paroles réticentes prononcées à Jérusalem, le jour où vous avez consommé vos impitoyables résolutions à mon égard. Je ne veux pas, à présent, entrer dans des détails concernant votre attitude, mais seulement vous informer, à cette heure où la justice de l'empire se charge de vous, que j'ai tout fait pour vous rendre votre fils captif en accomplissant ce qui était pour moi un devoir d'humanité après avoir reçu vos suppliques. Je déplore que mes dispositions tardives n'aient pas eu l'effet escompté et qu'ainsi une haine aussi violente ait fermenté dans votre cœur. Cependant à présent, je n'ai plus ce pouvoir. Un aveugle ne peut décider de mesures d'aucune nature, face aux pénibles injonctions de sa propre vie, mais je sollicite votre explication sur la personne de l'esclave qui m'a ôté la vue à jamais !...

André de Gioras aussi était très abattu dans sa décrépitude maladive. Ému par l'attitude de ce père humilié et malheureux qui faisait une rétrospective sur ses actes criminels en ces heures suprêmes de sa vie, il répondit extrêmement touché :

Sénateur Lentulus, l'heure de la mort est différente de toutes les autres que le destin accorde à notre existence sur la face de ce monde... C'est pour cela, peut-être, que je sens ma haine maintenant transformée en pitié en mesurant votre souffrance amère et rude. Depuis que j'ai été fait prisonnier, je suis poussé à réfléchir aux erreurs de ma vie criminelle... J'ai travaillé au Temple et j'ai vécu pour le culte de la Loi de Moïse, et ce n'est qu'aujourd'hui que je reconnais que Dieu concède la liberté d'action à tous ses fils, principalement à ses prêtres, mais touche leur conscience au moment de la mort, lorsqu'il ne reste plus rien que la présentation d'une âme en faillite devant un tribunal auquel personne ne peut mentir ou qui ne peut être suborné !... Je sais que, face au chemin parcouru, il est trop tard pour réagir et reformuler nos actes ; mais un sentiment nouveau me pousse à vous parler ici avec la sincérité du cœur qui, incité par le jugement divin, ne peut plus tromper personne.

Il y a presque quarante ans de cela, votre austérité orgueilleuse a décidé de l'emprisonnement de mon fils unique en l'envoyant impitoyablement aux galères, et en vain j'ai imploré pour mon âme désemparée votre clémence d'homme public... Malgré cela, des galères, mon pauvre Saul a été envoyé à Rome où il fut vendu pour un prix dérisoire sur un marché d'esclaves au Sénateur Flaminius Sévérus...

A cet instant, l'aveugle, qui écoutait attentivement, fortement ému en identifiant dans ce récit le bourreau de sa fille, l'interrompit en demandant :

Flaminius Sévérus ?

Oui, comme vous, c'était un sénateur de l'Empire.

Profondément bouleversé alors qu'il faisait le rapprochement entre les douloureux faits qui liaient sa famille à la personne de l'ancien affranchi, le sénateur eut besoin de toutes ses énergies morales pour se dominer et retint en son for intérieur son amertume, tout en gardant le silence, tandis que le condamné continuait :

Toutefois, Saul fut chanceux... Il retrouva sa liberté et fit fortune, puis revint de temps en temps à Jérusalem où avec le temps il m'aida à prospérer. Mais, je dois vous révéler que, malgré les textes de Loi que j'ai prêches tant de fois et qui nous demande de désirer à notre prochain ce que nous désirerions pour nous-mêmes, je n'ai pas croisé les bras face à votre conduite arbitraire criminelle, et J'ai juré de me venger à n'importe quel prix. Pour cela, par une nuit tranquille, j'ai volé votre petit Marcus dans votre résidence de Capharnaûm avec la complicité d'une de vos servantes que j'ai dû empoisonner plus tard pour qu'elle n'en vienne pas à révéler le secret et gêner mes Sinistres intentions quand votre anxiété paternelle institua, à Jérusalem, le prix du grand sesterce offert à Celui qui découvrirait l'endroit où se trouvait l'enfant...

Vous vous souvenez certainement de la domestique Sêmélé qui est brusquement décédée dans votre maison...

Tandis qu'André de Gioras s'attardait sur la triste confession qui touchait les fibres les plus intimes de son âme, dont chaque mot était une dague d'amertume à lui meurtrir le cœur, Publius Lentulus prenait tardivement connaissance de tous ses faits, se rappelant les angoissants martyres de sa compagne en tant qu'épouse calomniée et en mère aimante.

Impressionné par son silence affligé, André continua :

En effet, sénateur, obéissant à mes sentiments condamnables, j'ai enlevé votre petit garçon qui a grandi humilié dans les plus rudes travaux du labour... j'ai annihilé son intelligence... j'ai facilité son accès aux vices les plus méprisables pour le plaisir diabolique d'humilier un Romain ennemi, jusqu'à ce que je culmine dans ma vengeance lors de notre rencontre inattendue ! Mais maintenant, je suis face à la mort et je ne peux entrevoir notre situation que comme deux pères malheureux... Je sais que je vais comparaître bientôt devant le tribunal des juges les plus intègres et, si cela vous était possible, je désirerais que vous m'accordiez un peu de paix avec votre pardon !

Le vieux sénateur de l'Empire n'aurait su expliquer ses profondes douleurs en écoutant ces révélations angoissantes et amères. En entendant André, il ressentait l'envie de le questionner sur son fils encore enfant, sur ses tendances, sur les aspirations de sa jeunesse; il aurait voulu connaître ses travaux, ses prédilections, mais chaque mot de cette confession arrière était un coup de poignard dans ses sentiments les plus chers. Telle une statue muette de malheur, il entendit à nouveau le prisonnier répéter, presque en larmes, l'arrachant à ses sombres divagations tourmentées :

Sénateur - insistait-il, le suppliant tristement -, pardonnez-moi ! Je veux comprendre l'esprit de ma Loi, malgré l'instant suprême !... J'ai avoué mon crime, donnez-moi la force de comparaître devant la lumière de Dieu !...

Publius entendait sa voix suppliante, tandis qu'une larme d'une indicible douleur coulait de ses yeux tristes et éteints.

Pardonner ? Mais, comment ? N'était-ce pas lui, Publius, l'offensé et la victime d'une vie entière ? De singulières émotions l'ébranlaient intérieurement alors que des sanglots mouraient dans sa gorge oppressée.

Devant lui, se trouvait l'ennemi implacable qu'il avait cherché en vain, pendant de longues années consécutives de malheur. Mais dans son introspection, il savait reconnaître, également, ses propres erreurs, se rappelant des excès de sa sévérité vaniteuse. Lui aussi était là comme un cadavre ambulant, entouré d'ombres épaisses. A quoi bon les honneurs et l'orgueil effréné ? Tous ses espoirs de bonheur étaient morts. Tous ses rêves anéantis. Seigneur d'une fortune considérable, il ne vivrait plus au monde que pour porter le lourd poids de ses illusions brisées. Et pourtant, au fond de lui, il se refusait à pardonner à l'heure extrême. A cet instant, il se souvint de Jésus et de sa doctrine d'amour et de miséricorde pour les ennemis. Le Maître de Nazareth avait pardonné tous ses bourreaux et avait enseigné à ses disciples que l'homme doit pardonner soixante-dix fois sept fois. Il se souvint également que pour Jésus, son épouse immaculée était morte dans les horreurs du cirque infâme ; pour Jésus, Flaminius était revenu du royaume des ombres pour l'inciter, un jour, au pardon et à la pitié...

Les bruits de l'extérieur annonçaient que la dernière heure d'André était proche. Simon lui-même marchait déjà vacillant et ensanglanté après le fouet vers l'intérieur de la prison pour la fin de son supplice.

C'est alors que Publius Lentulus, abandonnant toutes ses traditions d'orgueil et de vanité, sentit qu'au fond de son âme jaillissait une source d'eau cristalline. De copieuses larmes coulèrent des orbites sans expression de ses yeux morts sur ses joues ridées et blêmes et, comme s'il désirait regarder son ennemi avec ses yeux spirituels afin de lui montrer sa commisération, il dit d'une voix ferme :

- Vous êtes pardonné...

Et il retourna immédiatement dans la salle contiguë sans attendre une quelconque réponse, sachant que la dernière heure de son ennemi était venue.

Quelques minutes plus tard, le cadavre d'André de Gioras était traîné aux Gémonies pour être ensuite jeté au Tibre silencieux.

Le sénateur ne perçut plus rien du reste des nombreuses cérémonies au Temple de

Jupiter.

Le cortège était à présent illuminé par la clarté de mille torches fixées par les esclaves sur quarante éléphants, conformément aux ordres de Titus, à la tombée des premières ombres de la nuit, mais le sénateur, affligé par ses souffrances morales dans sa litière, retournait au palais de l'Aventin où il s'enferma dans ses appartements privés, prétextant une grande fatigue.

Tâtonnant dans sa nuit, il baisa la croix de Siméon que la croyance de son épouse lui avait laissée, la mouillant des larmes de son malheur.

Dans de profondes et pénibles méditations, il put alors comprendre que Livia avait vécu pour Dieu et lui pour César, recevant tous deux des compensations différentes sur la route de la destinée. Et tandis que le joug de Jésus était doux et léger pour sa femme, son cœur hautain était prisonnier du terrible joug du monde, enseveli dans ses douleurs irrémédiables, sans clarté et sans espoirs.

SOUVENIRS AMERS

Juste après les poignants événements de l'an 70, conformément aux souhaits de Flavia, le sénateur s'installa dans la confortable résidence qu'il possédait à Pompéi, loin du tumulte de la capitale. Là, il pouvait mieux se livrer à ses méditations.

Le vieil homme politicien y fit donc transporter toutes ses volumineuses archives, ainsi que les souvenirs les plus tendres et les plus importants de sa vie.

Deux affranchis grecs, extrêmement cultivés, furent engagés pour les travaux d'écriture et de lecture et c'est ainsi que dans sa retraite, il se tenait au courant de toutes les nouveautés politiques et littéraires de Rome.

En ces temps reculés, alors que l'homme était encore loin des précieux avantages apportés par l'invention de

Gutenberg, les manuscrits romains étaient rares et très disputés par les élites intellectuelles de l'époque. Une maison d'édition disposait, presque toujours, d'une centaine d'esclaves calligraphes intelligents qui confectionnaient plus ou moins un millier de livres par an.

De plus, Publius avait à Rome des amitiés sincères et de nombreuses relations à son service, il recevait ainsi à Pompéi tous les échos des événements de la cité qui avaient absorbé les meilleures énergies de sa vie.

Fréquemment, il recevait aussi des nouvelles de Pline Sévérus par l'intermédiaire d'amis dévoués. Il se réjouissait de sa conduite, à présent digne, d'autant que pour ses mérites conquis en Gaules, il avait été transféré à Rome, après l'an 73, où en vertu de son bon comportement, bien que tardivement, il avait acquis un poste respectable et brillant, poursuivant les traditions de la probité paternelle aux fonctions administratives de l'Empire.

Toutefois, Pline ne retourna pas voir sa femme, ni celui que le destin l'astreignait à considérer comme un père dévoué et affectueux, bien qu'il n'ignorât pas la grande infortune de sa famille. Au fond, l'ancien officier romain ne rejetait pas l'idée de revenir auprès de ses êtres chers ; cependant, il désirait le faire dans des circonstances qui dissiperaient tous les doutes quant au considérable effort de sa régénération. En accédant à des postes de confiance dans l'administration des Flaviens, il voulait atteindre une position aux plus hautes prérogatives morales afin d'apporter à ses proches la certitude de sa réhabilitation spirituelle.

Dans le calme des beaux paysages de Campanie, l'an 78 se déroulait tranquillement. Et si Tibur était une station de cure et de repos régénérateur pour les Romains les plus riches, Pompéi était bien la ville des Romains les plus sains et les plus heureux. Sur ses voies publiques, à chaque pas, on pouvait contempler les marbres magnifiques et le bon goût des plus belles constructions de la capitale aristocratique de l'Empire. Dans ses temples somptueux, se réunissaient de brillantes assemblées de patriciens éduqués et cultivés qui s'installaient dans la belle cité peuplée de chanteurs et de poètes au pied du Vésuve et illuminée par un ciel merveilleux, plein d'un soleil rayonnant ou brodé d'étoiles scintillantes.

À présent, Publius Lentulus appréciait beaucoup la parole simple et convaincante d'Anne qui vieillissait aux côtés de Flavia, telle une belle figure d'ivoire ancien. Il fallait voir son attention, son émotion et sa joie à l'entendre parler de l'excellence des principes chrétiens quand ils évoquaient les souvenirs de la Judée lointaine.

Lors de ces aimables conversations entre eux trois, peu après le dîner, ils parlaient de la personnalité du Christ et des sublimes enseignements de sa doctrine qui par la force des circonstances amenaient le sénateur à méditer plus longuement sur les postulats grandioses de l'Évangile, encore fragmentaires et presque inconnus, pour rapprocher les principes généreux et sacrés du christianisme à la personnalité de son divin fondateur.

Pendant de longues heures, ils s'attardaient sur la vaste terrasse sous la douce lumière des étoiles jouissant des brises caressantes de la nuit qui étaient comme des bouffées d'inspirations célestes pour ces trois créatures marquées par les expériences des années.

Parfois, Flavia jouait quelques notes qui s'échappaient de sa harpe comme un gémissement vibrant de douleur et de nostalgie qui touchait le cœur de son père plongé dans l'abîme des réminiscences douloureuses. Il se trouve que la musique des aveugles est toujours plus spiritualisée et plus pure car dans son art, l'âme parle en profondeur, sans les émotions éparses des sens physiques.

Un soir, obéissant à une habitude qu'ils avaient depuis plusieurs années, ils se trouvaient tous trois assis sur la spacieuse terrasse de la villa de Pompéi à évoquer de doux souvenirs.

Depuis plus de sept ans presque tous leurs entretiens tournaient autour de la personnalité du Messie et de la sublime pureté de sa doctrine, mais ils observaient la plus grande discrétion car les adeptes du christianisme ne cessaient d'être persécutés, bien qu'avec moins de cruauté.

C'était invariablement à chaque fois, une conversation d'infirmes et de vieillards qui ne suscitait pas l'intérêt de leurs amis les plus jeunes et les mieux nantis.

Après quelques souvenirs et commentaires émis par Anne, concernant l'angoissant après-midi du Calvaire, le sénateur s'exclama sur un ton convaincu :

J'ai au fond de moi la certitude que Jésus restera toujours au monde le symbole le plus élevé de consolation et de force morale pour tous les souffrants et tous les affligés !...

Depuis les premiers jours de ma cécité physique, je cherche au fond de moi à comprendre sa grandeur et je n'arrive pas à appréhender toute l'extension de son excellence et de ses enseignements.

Je me rappelle, comme si c'était hier, du beau crépuscule où je l'ai vu pour la première fois, au bord du lac Tibériade...

Moi aussi - murmura Anne - je ne parviens pas à oublier ces après-midi délicieux et clairs où tous les serviteurs et souffrants de Capharnaûm se rassemblaient au bord du grand lac en attendant le doux ravissement de ses paroles.

Pensive, comme dans un songe elle voyait défiler ses souvenirs les plus chers et continua :

Le Maître appréciait la compagnie de Simon et des fils de Zébédée et, c'était presque toujours dans une de leurs barques qu'il arrivait, empressé de répondre à nos sollicitations...

Ce qui me surprend le plus - dit Publius Lentulus, impressionné - c'est que Jésus n'était pas, que l'on sache, un docteur de la Loi ou un prêtre formé par les écoles humaines. Et pourtant, sa parole était comme ointe d'une grâce divine. Son regard serein et indéfinissable pénétrait au fond des âmes et son sourire généreux avait la complaisance de celui qui, tout en détenant toute la vérité, savait comprendre et pardonner les erreurs humaines. Ses enseignements, sur lesquels j'ai quotidiennement médités ces dernières années, sont révolutionnaires et nouveaux car ils rasent tous les préjugés de race et de famille, unissant les âmes dans un grand rapprochement spirituel de fraternité et de tolérance. La philosophie humaine ne nous a jamais dit que les affligés et les pacifiques sont bienheureux au ciel ; et voilà que grâce à ses leçons rénovatrices, nous modifions notre concept de vertu qui, pour le Dieu souverain et miséricordieux des cieux, n'est pas en l'homme le plus riche et le plus puissant du monde, mais en celui qui est le plus juste et le plus pur, bien qu'humble et pauvre.

Sa parole compatissante et aimante a semé des enseignements que je ne peux comprendre qu'aujourd'hui dans l'ombre épaisse et triste de mes souffrances...

Mon père - demanda Flavia Lentulia, extrêmement intéressée par la conversation -, avez-vous vu le prophète de nombreuses fois ?...

Non, ma fille. Avant le jour sinistre de son infâme décès sur la croix, je ne le vis qu'une fois, à l'époque tu étais petite et malade. Cela suffit, néanmoins, pour que je reçoive dans ses paroles sublimes les lumineuses leçons de toute une vie. Et ce n'est qu'à présent que j'appréhende ses exhortations amicales et que je comprends que mon existence a bien été une opportunité perdue !... D'ailleurs, déjà en ce temps-là, à la minute de notre rencontre, sa profonde parole me disait que j'étais face à la merveilleuse occasion de toute mon existence, et sans qu'il me soit possible d'appréhender le sens symbolique de ses paroles, il ajouta dans son extraordinaire bienveillance que je pouvais en profiter à cette époque ou d'ici des millénaires...

Toutes les concessions de Jésus s'étayaient dans la vérité sanctifiée et consolatrice - ajouta Anne, jouissant maintenant de toute l'intimité avec ses maîtres.

Oui - répondit Publius Lentulus, concentré dans ses souvenirs -, mes réflexions m'autorisent à le croire aussi.

Si j'avais profité de l'exhortation de Jésus, ce jour-là, peut-être me serais-je déchargé de plus de la moitié des épreuves arriéres que la terre me réservait... Si j'avais cherché à comprendre ses leçons d'amour et d'humilité, je serais personnellement allé voir André de Gioras pour réparer le mal que je lui avais fait en ordonnant l'emprisonnement de son fils ignorant, je lui aurais ainsi démontré mon intérêt personnel, sans m'en remettre uniquement aux fonctionnaires irresponsables qui se trouvaient à mon service... Ainsi guidé, j'aurais facilement retrouvé Saul car Flaminius Sévérus qui, à Rome, aurait été le confident de mes désirs de réparation, m'aurait alors évité la pénible tragédie de ma vie de père.

Si j'avais vraiment compris toute sa charité manifestée à l'occasion de la guérison de ma fille, j'aurais mieux apprécié le trésor spirituel du cœur de LMa, j'aurais vibré avec son esprit dans la même foi ou je serais tombé à ses côtés dans l'arène ignominieuse du cirque, ce qui aurait été doux, en comparaison aux lentes agonies de mon destin ; j'aurais été moins vaniteux et plus humain si j'avais convenablement compris sa leçon de fraternité...

Mon père - lui dit sa fille pour consoler les aigreurs de son cœur -, si Jésus est la sagesse et la vérité, il saura de toute façon comprendre les raisons de votre attitude, sachant que vous avez été forcé par les circonstances à respecter tel ou tel principe dans votre vie.

Ma fille, ces dernières années - répondit Publius posément - j'ai le pressentiment d'être arrivé aux déductions les plus déterminantes concernant les problèmes de la douleur et de la destinée...

De par mon expérience, je crois à présent que les pénibles activités du monde m'ont surtout appris que nous contribuons à aggraver ou à atténuer dans les tâches de cette vie les rigueurs de notre état spirituel. En admettant, maintenant, l'existence d'un Dieu Tout-puissant, source de toute miséricorde et de tout amour, je crois que sa Loi est celle du bien suprême pour toutes les créatures. Ce code de solidarité et d'amour doit régir tous les êtres et selon ses préceptes divins, toutes les âmes sont prédestinées au bonheur conformément aux desseins du ciel. Chaque fois que nous tombons le long du chemin, en favorisant le mal ou en le pratiquant, nous effectuons une intervention indue pour la Loi de Dieu du fait de notre liberté relative, contractant ainsi une dette avec tout le poids de ses conséquences...

Sans me référer à mes actes personnels qui ont aggravé mes angoissantes douleurs, et considérant Jésus comme médiateur parmi nous et Celui que ses profondes paroles appelait Notre Père, je me demande aujourd'hui si je n'ai pas commis une erreur en forçant sa miséricorde avec ma supplique paternelle pour que tu restes à vivre en ce monde dans l'amour de notre famille quand tu étais petite !...

Flavia Lentulia et Anne qui suivaient les réflexions du sénateur depuis plusieurs années, écoutaient ses conclusions morales, profondément surprises, vu la facilité qu'il avait à rapprocher les leçons laborieuses de sa destinée aux principes prêches par le prophète nazaréen.

En vérité, mon père - dit Flavia Lentulia après une longue pause -, si l'on considère les tristes douleurs qui m'attendaient sur la route scabreuse de ma malheureuse destinée, j'ai l'impression que les forces divines avaient décidé de m'arracher au monde...

Oui - ajouta le sénateur, en lui coupant la parole -, c'est une chance que tu me comprennes. La vie et la souffrance nous enseignent à mieux comprendre les desseins d'ordre divin.

Les initiés des religions mystérieuses de l'Egypte et de l'Inde croient que nous revenons à plusieurs reprises sur terre, dans d'autres corps !...

A cet instant, le vieux patricien fit une pause.

Il se souvint de ses rêves du passé alors qu'il portait l'habit de Consul à l'époque de Catilina, il infligeait à ses ennemis politiques le supplice de la cécité au fer incandescent lorsqu'il s'appelait Publius Lentulus Sura.

Surgit alors à son esprit un avalanche de conséquences nouvelles et sublimes comme des inspirations rénovatrices de la sagesse divine.

Mais, après quelques instants, comme si l'horloge de l'imagination s'était arrêtée quelques minutes pour que son cœur pût écouter le flot des souvenirs dans le désert de son monde subjectif, il murmura réconforté, bien que tardivement en possession du tracé de son amère destinée :

Vois-tu ma fille, je crois à présent que si les sages énergies du ciel avaient décidé de ton décès dans ton enfance - résolution que j'ai peut-être contrariée par ma supplique angoissante de père, découverte en silence par le Messie de Nazareth au plus profond de mon cœur orgueilleux et malheureux - ce devait être pour te libérer de la prison où tu te trouvais, de sorte à mieux te préparer à la résignation, à la force et aux souffrances, tu serais certainement née plus tard dans les mêmes circonstances et tu aurais trouvé les mêmes ennemis, mais ton organisme aurait été plus fort pour résister aux pénibles heurts de l'existence terrestre.

Nous reconnaissons donc aujourd'hui qu'il y a une loi souveraine et miséricordieuse à laquelle nous devons obéir, sans interférer sur son mécanisme fait de miséricorde et de sagesse...

Quant à moi, qui ai eu un organisme résistant et la fibre spirituelle saturée d'énergie, je sens que, dans d'autres vies, j'ai mal agi et j'ai commis des crimes abominables.

Mon existence actuelle devait être un immense rosaire d'amertumes infinies, mais je vois tardivement que si j'avais parcouru le chemin du bien, j'aurais racheté quantité de péchés de mon passé obscur et délictueux. Maintenant, je comprends la leçon du Christ en tant qu'enseignement immortel d'humilité et d'amour, de charité et de pardon - des chemins garantis pour toutes les conquêtes de l'esprit, loin des cercles ténébreux de la souffrance !

Et se souvenant de son rêve raconté à Flaminius dans le passé, il finit par conclure :

L'expiation ne serait pas nécessaire au monde pour perfectionner l'âme si nous comprenions le bien en le pratiquant par des actes, des paroles et des pensées. S'il est vrai que je suis né condamné au supplice de la cécité dans des circonstances aussi tragiques, peut-être aurais-Je évité la consommation de cette épreuve si j'avais abandonné mon orgueil pour devenir un homme humble et bon.

Un geste de générosité de ma part aurait modifié les dispositions d'André de Gioras ; mais la réalité est que, malgré toutes les précieuses suggestions des cieux, j'ai continué dans mon égoïsme, ma vanité et mon impénitence criminelle.

J'ai aggravé de cette manière mes débits fracassants face à la justice divine, et je ne peux pas espérer la magnanimité des juges qui m'attendent...

Le vieux Publius Lentulus avait une larme pleine de douleur au coin de ses yeux éteints. Anne écoutait anxieusement ses propos et suivait ses idées, tout en se réjouissant intimement de constater que l'orgueilleux seigneur était arrivé aux plus justes conclusions d'ordre évangélique, conséquences qu'elle avait aussi appréhendées dans les méditations de sa vieillesse. Elle lui dit alors avec bonté comme si ses affirmations simples et incisives arrivaient au bon moment pour la consolation de tous :

Sénateur - tous vos commentaires sont sensés et justes. J'accepte complètement cette loi des vies multiples pour notre apprentissage dans les luttes laborieuses du monde. En effet dans ses leçons divines, Jésus assure que personne ne pourra pénétrer dans le royaume des cieux sans renaître à nouveau. Néanmoins, malgré votre cécité physique et vos souffrances que je peux comprendre dans toute leur angoissante intensité, je présume que vous devez avoir l'âme pleine d'espoirs en l'avenir spirituel car le Christ nous a aussi assuré que Notre Père ne veut perdre aucune de ses brebis !...

Publius Lentulus sentit qu'une force inexplicable jaillissait du fond de son âme comme une source abondante et inconnue d'un étrange réconfort, le préparant à affronter dignement toutes les amertumes.

Oui - murmura-t-il doucement -, toujours Jésus !... Toujours Jésus !... Sans lui et sans les enseignements de ses paroles qui nous remplissent de courage et de foi pour atteindre un royaume de paix pour l'avenir de l'âme, je ne sais pas bien ce qu'il adviendrait des créatures humaines enchaînées dans le cachot des souffrances terrestres... Sept ans de tourments infinis dans la solitude de mes yeux morts, me paraissent sept siècles d'apprentissage cruel et douloureux ! Mais il n'y avait qu'ainsi que je pouvais parvenir à comprendre la leçon du Crucifié !

En prononçant le mot « crucifié », la pensée du vieux patricien fut renvoyée à Jérusalem, à la Pâques de l'an 33. Il se souvint qu'il avait eu en main le procès de l'Émissaire divin et ce n'était qu'à présent qu'il réfléchissait à l'énorme responsabilité où il s'était trouvé impliqué en ce jour inoubliable et terrible, s'exclamant après une longue pause :

Et quand on pense que pour un esprit comme celui-là, il n'y eut pas le moindre geste décisif de défense de notre part à l'angoissant moment de la croix infamante... Pour moi qui à présent ne vis que de mes souvenirs amers, il me semble le voir encore devant mes yeux portant les tristes stigmates de la flagellation !...

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