Mercredi 3 octobre
Ascension droite : 15 51 56,6
Déclinaison : − 77 57 48
Élongation : 72,4
Delta : 0,008 ua
J’ai un souvenir que j’adore. Un souvenir de Naomi Eddes et moi, il y a à peu près six mois de ça. Le dernier mardi du mois de mars.
« Il faut que je vous dise, m’avoue-t-elle, en me regardant à travers la table, un petit bouquet de brocolis tenu au bout de ses baguettes. Je suis assez éprise de vous. » Nous dînons chez Mr. Chow. Notre premier et dernier rendez-vous galant. Elle porte une robe rouge avec des boutons noirs sur le devant.
« Éprise, hein ? » fais-je en jouant l’amusement, en la taquinant pour cette tournure désuète, que je trouve en réalité poétique et charmante, à un point tel, en fait, que je suis en train de tomber amoureux, là, à cette table pleine de taches, sous l’enseigne clignotante qui répète Chow ! Chow ! « Et qu’est-ce qui vous fait penser que vous êtes éprise de moi ?
— Oh, vous savez. Vous êtes très grand, si bien que vous voyez tout sous un angle bizarre. Et aussi – là, je suis sérieuse –, votre vie a un sens, un but. Vous voyez ce que je veux dire ?
— Je crois. Je pense que oui. »
Elle fait référence à une conversation que nous avons eue plus tôt dans la soirée, à propos de mes parents, de l’assassinat de ma mère dans le parking d’un supermarché, et du suicide de mon père dans son bureau, six mois plus tard. Et du fait que ma carrière, a-t-elle suggéré sur le ton de la plaisanterie, a été semblable à celle de Batman, que j’ai transformé mon chagrin en mission de ma vie.
Mais cela me gêne, lui dis-je, cette version des événements, cette manière de voir les choses. « Je n’aime pas penser qu’ils sont morts pour une bonne raison, parce que ça rendrait leur mort acceptable. Comme si c’était une bonne chose que ce soit arrivé, parce que ça aurait ordonné ma vie. Ce n’est pas une bonne chose. C’est horrible.
— Je sais, me répond-elle. Je sais que c’est horrible. »
Elle fronce les sourcils sous son crâne tondu, mange ses brocolis, et je continue, je lui explique comment je préfère voir les choses : qu’il est tentant de disposer les choses selon un motif organisé, de désigner certains événements comme étant les causes d’autres événements, mais qu’à bien y réfléchir on se rend compte que ce sont simplement les hasards de la vie – comme des constellations : clignez des yeux une fois vous verrez un guerrier ou un ours, clignez-les encore et ce n’est plus qu’une poignée d’étoiles répandues au hasard.
« J’ai changé d’avis, dit Naomi après que nous avons bavardé ainsi un moment. Je ne suis plus éprise. » Mais elle sourit, et moi aussi. Elle tend la main et essuie un peu de sauce oignon-gingembre au coin de ma moustache. Elle sera morte dans moins de quarante-huit heures. Ce sera mon ami l’inspecteur Culverson qui m’appellera sur la scène de crime, dans les bureaux des assurances Merrimack Life and Fire.
« Pouvons-nous convenir, au moins, me dit-elle chez Mr. Chow, encore en vie, en essuyant encore de la sauce de mon visage avec son pouce, que tu as mis du sens dans ta vie ? On peut se mettre d’accord là-dessus ? »
Elle est si jolie. Cette robe rouge à boutons. Je n’ai encore jamais connu une si jolie personne.
« Bien sûr. D’accord. Oui. On est d’accord. »
Le restant du mardi 2 octobre, je l’ai passé à enterrer ma sœur dans une tombe peu profonde, entre les drapeaux de la pelouse du commissariat. En guise d’office funèbre, je chante tout en creusant, d’abord « Thunder on the Mountain » puis « You’re Gonna Make Me Lonesome When You Go », puis un medley des chansons préférées de Nico, plutôt que les miennes : des morceaux de ska, des chansons d’Elliott Smith, de Fugazi, « Waiting Room » en boucle jusqu’à ce que je me dise que j’ai creusé assez profond pour déposer son corps et lui faire mes adieux.
Ensuite, pendant plusieurs heures, j’aide Jean. Je remonte les corps du bunker un par un ; j’apporte les becs Bunsen d’Astronaut dans la réserve afin qu’elle puisse s’en servir pour se préparer des macaronis au fromage, si elle veut ; je pousse et fais rouler des pierres et des blocs de béton dans l’entrée de l’escalier, scellant le trou de mon mieux. Je ne sais pas combien de temps elle tiendra là-dessous, ni comment elle ira, mais c’est le mieux que je puisse faire pour elle, sincèrement. Il y a un hélicoptère posé dans un champ quelque part dans ces bois, mais je ne sais pas piloter ni elle non plus, et puis où irait-elle ?
Elle a des armes à feu, au cas où elle devrait s’en servir.
Et puis je m’en vais, juste après minuit, le 3 octobre, avec ce souvenir en particulier, celui de Naomi et moi chez Mr. Chow, entrelacé entre mes côtes comme un ruban rouge.
Le trajet est tranquille. Pas grand-monde dehors ce soir ; pas beaucoup d’action dans les rues. La plupart des endroits dans le monde sont sans doute des villes bleues cette nuit, chacun étant plongé loin dans son dernier round de prières, de beuverie ou de rire, à faire ce qui reste à faire avant que tout change ou meure. Je traverse Rotary et passe devant la maison entourée d’un mur anti-explosion, la petite maison en brique rouge de Downing Road. J’ignore si c’est le type qui m’a tiré dessus à la mitraillette, mais il y a quelqu’un sur le toit, avec une casquette John Deere et une bedaine énorme, entouré de sa famille : une femme entre deux âges, endimanchée, plus deux filles adolescentes et un petit garçon. Ils sont tous là-haut sur le toit, au garde-à-vous dans le clair de lune, en train de saluer un drapeau américain.
Je retrouve le chemin de la Route 4 en direction du sud. Je me rappelle l’itinéraire. J’ai toujours eu un bon sens de l’orientation : comprendre la disposition d’un lieu, d’un système routier ou du domicile d’un malfaiteur, enregistrer les petits détails dans ma tête et les garder en ordre.
Dans un monde parfait, je ne dormirais pas cette nuit, bien sûr, je resterais debout, mais mon corps ignore quel jour nous sommes, j’ai les yeux qui pleurent et je sors de la route sans le vouloir. Je gagne la même aire de repos que l’autre fois, plie ma veste de la même manière et au bout de trois heures de sommeil je suis réveillé par le hurlement clair et distinct du sifflet d’un train, ce qui paraît impossible. Mais ensuite j’ouvre les yeux, je me remets péniblement debout et je le regarde passer, au loin, en me demandant si je rêve. Un long train de marchandises traversant lentement l’Ohio en déversant sa fumée.
Je pisse dans les bois, remonte sur mon vélo, et je continue.
Une aube rose, un frais matin d’automne.
J’ai entendu l’agent Burdell une fois, dans la cuisine de Police House, évoquer avec l’agent Katz ses projets pour le dernier jour. Elle disait qu’elle le passerait à penser à « tout ce qui est nul dans la vie. Avoir un corps et tout ça. Les hémorroïdes, les aigreurs d’estomac, la grippe. »
J’ai parfois eu l’impression que c’était une mauvaise stratégie, et c’est ce que je pense en ce moment. Je retire une main du guidon de mon Schwinn pour envoyer un salut en l’air à l’Oiseau de nuit, là-bas à Furman, Massachusetts. J’en envoie aussi un à Trish McConnell, pendant que j’y suis.
Puis je repose les mains sur le guidon et bifurque à la hauteur de l’étal de fruits. Chantant de nouveau, à tue-tête ; chaque vers est attrapé par le vent et envoyé par-dessus mon épaule, comme des petits fragments de mélodie, des morceaux épars de Desire.
J’entends le chien avant de le voir, trois aboiements vifs et nets se fondant dans une quinte de toux grondante et canine, teuh-ouaf, teuh-ouaf, puis juste teuh, teuh, teuh, et Houdini sort de derrière la resserre pour venir à ma rencontre en clopinant avec détermination.
« Viens le chien ! » lui dis-je, et rien qu’à le regarder mon cœur enfle dans ma poitrine. Il gambade et sautille vers moi en traversant le pré légèrement bombé.
Le maïs d’automne en est à mi-récolte, la moitié des tiges sont encore chargées d’épis, les autres sont nus, penchés. Il y a un parterre de citrouilles que je n’avais pas remarqué, dans un coin de terre juste à droite du porche, tout en lianes vertes et en gros globes orange. Deux des femmes de la maison sont sur la galerie, deux des filles ou brus, assises sur des chaises dures, en robe longue et petit bonnet, occupées à coudre ou à tricoter, travaillant sur les couvertures pour l’hiver. Elles se lèvent à mon approche, m’adressent un sourire gêné et se prennent par la main, et je leur demande poliment si je pourrais parler à Atlee, qu’elles vont aussitôt chercher.
Houdini passe et repasse entre mes jambes en reniflant bruyamment le sol, et je me baisse pour grattouiller sa fourrure blanche derrière la tête, si bien qu’il pousse un grognement bas et satisfait. Quelqu’un lui a donné un bain. Quelqu’un a aussi brossé son poil, en a retiré la vermine et les graines. Il a presque retrouvé son apparence de quand j’ai fait sa connaissance, cette petite créature espiègle qui galopait dans la maison sale d’un dealer de Bog Bow Road. Nous nous regardons et je souris, et lui aussi, je crois. Tu croyais que j’étais parti, moi aussi, hein, Hen ? C’est ce que tu croyais, hein ? Ou pas. Qui sait ? On ne sait jamais ce que pense un chien, pas vraiment.
Atlee Miller ne cherche pas à connaître les conclusions de mon enquête, et je ne lui donne pas d’informations. Nous nous saluons de la tête et je désigne la remorque.
« Je vous ai rapporté votre marteau-piqueur. Merci. »
Il agite une main. « Pas sûr que j’en aurai besoin.
— Ma sœur… elle pense que nous survivrons peut-être. Je ne sais comment. Alors je me suis dit que ça ne pouvait pas faire de mal de le rapporter.
— Ça peut pas faire de mal, répète Atlee, et il hoche la tête. Ça non. »
Nous parlons à mi-voix sur la pelouse. J’aperçois le reste de la famille derrière lui, les enfants, les adolescents, les tantes, les oncles et les cousins, encadrés par les grandes fenêtres, réagissant à mon retour.
« Je pensais rester pour le déjeuner, dis-je. Si vous voulez bien de moi.
— Ah, bien sûr. » J’aperçois même peut-être l’ombre d’un sourire quelque part dans le gris de sa barbe. « Restez aussi longtemps que vous voudrez. »
Pendant l’heure active qui précède le déjeuner, je suis dans l’ensemble une présence muette dans la maison : le grand inconnu seul dans un coin, posé là comme un meuble. Je souris poliment aux femmes, fais des grimaces amusantes aux petits garçons et aux petites filles. Je ne suis pas assailli, comme je m’y serais attendu, par un flot de souvenirs involontaires, aucun film sanglant ne vient se dérouler derrière mes paupières. La maison embaume le pain chaud. Les enfants rient, sortent de la cuisine en portant des plateaux de vaisselle en équilibre instable. L’un des fils d’Atlee s’est fait mal au dos en travaillant la terre, si bien que lorsqu’il faut tirer une lourde table en bois pour la sortir elle aussi de la cuisine, je me lève et prête le peu de forces qu’il me reste.
Puis nous passons à table. J’ai un siège à côté d’une des tables des enfants, près de l’une des plus grandes fenêtres, large et carrée, sans rideau, avec vue dégagée sur le ciel.
Lorsqu’on apporte le repas, le courage me fait soudain défaut, et l’espace d’une minute atroce, j’ai l’impression que mon cœur s’est détaché et flotte dans ma poitrine, mes mains se mettent à trembler et je dois mobiliser toute ma volonté pour m’immobiliser, en contemplant cette grande fenêtre, large et carrée. Je m’autorise une dernière fois à envisager brièvement que tout cela n’est qu’un rêve, et que si je ferme les yeux bien fort et les rouvre tout redeviendra comme avant – et j’essaie, même, je les ferme comme un enfant, presse mes phalanges contre mes paupières, tiens la pose jusqu’à ce que des étoiles se mettent à danser sous mes paupières. Lorsque je les rouvre, les filles d’Atlee, ses fils et leurs épouses apportent le repas : lapin, légumes braisés, pain.
Atlee Miller baisse la tête et le silence se fait tandis que chacun prie au-dessus de sa nourriture, comme la dernière fois, et comme la dernière fois je garde les yeux ouverts. Je promène mon regard jusqu’à la trouver, et elle est là, à sa place à l’une des tables des enfants, la jeune Ruthie aux cheveux blond-roux, les yeux ouverts tout comme moi. Son visage est pâle, elle voit que je la vois, et je lui tends la main. J’étire mon long bras et ouvre ma main pour lui prêter mon courage, et elle-même tend le bras pour me prêter le sien, nos mains se trouvent et nous nous regardons alors que le ciel commence à s’illuminer, qu’Atlee garde la tête baissée et que toute la pièce poursuit sa prière silencieuse.
Je tiens la main de Ruthie et elle tient la mienne, et nous restons ainsi, à nous donner de la force, comme des inconnus dans un avion qui tombe.