Mardi 2 octobre
Ascension droite : 16 47 47,9
Déclinaison : − 75 18 19
Élongation : 80,4
Delta : 0,034 ua
NE BUVEZ PAS L’EAU DU DÉVERSOIR DE LA MUSKINGUM
Oh…
NE BUVEZ PAS L’EAU DU DÉVERSOIR DE LA MUSKINGUM
Oh non…
NE BUVEZ PAS L’EAU DU DÉVERSOIR DE LA MUSKINGUM
Oh mon Dieu, oh non.
Cortez, pitié, pas ça. Dis-moi que tu n’as pas fait ça. J’en sais beaucoup… mais pas encore assez. J’y suis presque, mais pas tout à fait.
Mais il l’a fait, il l’a fait, c’est fini. Me voici dans la cellule, du côté des méchants, derrière les barreaux, sur le mince matelas de Lily. La grosse console Radiocommand se trouve à quelques pas de moi, et elle continue de répéter sans fin son avertissement à propos de la rivière Muskingum et de son déversoir à la noix. Cortez a dû faire ça pendant que j’étais encore dans le coaltar, la tête bourdonnante, il a eu la gentille attention de traîner la console dans le couloir pour moi, et il m’a aussi laissé à manger, une pile des fameuses rations de l’armée, ainsi que quatre gros bidons d’eau. Je vois tout cela en tournant la tête, mes vivres, bien rangés contre le mur du fond de la cellule.
Je me penche en avant sur le fin matelas, roule sur le ventre et me hisse à quatre pattes. Ça va aller. C’est un incident, sans aucun doute, oui, bien sûr, mais il y a forcément une solution, il y a une issue, c’est obligé, et je vais la trouver et m’en tirer.
La radio couine et crachote. NE BUVEZ PAS L’EAU DU DÉVERSOIR DE LA MUSKINGUM. Le reste de l’enregistrement, le passage qui décline les ports sécurisés, les postes de premier secours, les sites de dépôt et de chargement et « les Buckeyes aident les Buckeyes », a été coupé. Il ne reste plus que la mise en garde relative à l’eau, encore et encore, à l’infini.
Il y a du soleil dans la pièce, donc le jour est levé. Ma Casio indique 12 h 45, midi quarante-cinq donc, mais quel jour ?
Je me frotte énergiquement les yeux et serre les dents. J’ignore si j’ai réellement perdu connaissance, mais je ne crois pas. Peut-être. J’ai vécu le choc et la douleur du taser, un demi-ampère m’embrasant l’abdomen, puis mes bras et mes jambes se sont bloqués, j’ai été secoué de tremblements et je me suis retrouvé par terre, et mon agresseur, mon ami, a enroulé mon corps dans une bâche, et à ce moment-là j’étais conscient par intermittences, le cerveau temporairement transformé en hachis. Il se peut même que je me sois débattu, que j’aie tenté de placer une sorte de protestation geignarde – mais à un moment je n’ai plus été capable de lutter et j’ai senti qu’il me traînait dans l’escalier, me faisait passer le rebord du trou, et mes pensées se sont dérobées sous moi.
Je respire la poussière de l’étroite cellule grise. Je vais sortir d’ici, bien sûr. J’y suis enfermé pour l’instant, mais évidemment, je ne vais pas mourir ici. Cette situation épineuse, comme toutes les situations épineuses, trouvera une solution.
Je consulte de nouveau la Casio, et elle indique toujours 12 h 45. Elle est arrêtée. J’ignore donc quelle heure il est. Maïa est là-haut, qui se rapproche, et moi je suis enfermé. Une bulle de panique brûlante me remonte des poumons et je la ravale avec difficulté, je respire, respire. De nouvelles toiles d’araignée ont été tissées entre les pieds du lit et les coins du sol, en remplacement de celles que nous avons retirées en préparant la pièce pour Jean. Pour Lily, c’était son prénom à l’époque. Lily… Tapestry… La fille endormie.
Elle n’est pas ici. Je ne sais pas où est Jean. Cortez est en bas. Moi, en haut. La pièce marquée dames est remplie de corps, celle des hommes n’en contient qu’un. Nico n’est plus là. Le chien est à la ferme. Je ne sais pas quelle heure il est… quel jour…
Je me redresse d’un coup, et mon pied droit heurte quelque chose par terre, qui rend un son creux en se renversant. C’est le pichet de notre cafetière de fortune. Tout est là : pichet, moulin bricolé avec un taille-crayons à manivelle, plaque chauffante, et à peu près la moitié de notre maigre stock de grains. Cortez m’a trahi et agressé, m’a traîné jusqu’ici, m’a exilé, moi et mes intentions, et m’a laissé dans la cellule avec de la nourriture, de l’eau et du café. Il est tout en bas, en train de se frotter les mains, de s’ébattre au milieu de son butin, dragon gardant son trésor.
Je regarde fixement les grains de café, moitié couché moitié levé. N’avais-je pas le pressentiment que je finirais ici ? Franchement ? Je ne me souviens pas bien, mais je crois que si, je crois que je me rappelle avoir regardé la pauvre Jean dans un sale état et m’être imaginé moi-même, malade et déclinant, au même endroit, pauvre de moi, mal en point. Comme si c’était une boucle, comme si le temps n’était qu’un ruban courbé, replié sur lui-même, qui se mord la queue.
Je tente encore de me mettre debout – j’y arrive, me voilà sur mes pieds… J’essaie d’ouvrir, la porte est fermée à clé.
Nico, je… j’essaie, voilà. J’essaie. D’accord ? Je fais de mon mieux.
Je porte les mains à mon visage, aux surfaces mal rasées de mes joues. Je déteste ma figure en ce moment, ce désordre disgracieux, qui évoque un jardin mal entretenu. Peut-être que je me trompe, peut-être qu’il reste beaucoup de temps. J’ai perdu le fil. Je vais pourrir ici. Je pisserai dans le coin. J’aurai de plus en plus faim. Je compterai les heures. Un homme en boîte.
Sur le mur, au-delà de la cellule, je le vois, le crochet, à côté de la porte, où l’on suspendait la clé.
C’est un sort pire que la mort : être enseveli vivant dans une cellule de campagne, en sachant beaucoup de choses mais pas suffisamment : ce que j’ai, c’est le cercle sombre de l’histoire, comme un caillou que je devrais continuer de faire rouler pour qu’il agrège de la matière, telle une boule de neige, j’ai besoin qu’il grossisse. Quelle heure est-il, quel jour sommes-nous… cela va peut-être arriver incessamment, maintenant : l’explosion, l’éclair dans le ciel, la secousse du sol puis tout ce qui vient ensuite, et dans le chaos et le feu la scène de crime sera carbonisée et ce poste de police s’effondrera sur lui-même et je serai mort et nul ne saura jamais ce qui s’est passé.
Je hurle de toute ma voix et me jette contre les barreaux et les agrippe et les secoue et, hurlant toujours, j’abats mes mains ouvertes contre ces mêmes barreaux, encore et encore, car il faut que je descende, il faut que je sache, il faut que je voie.
Alors, des pas, approchant dans le couloir. Je hurle en tapant contre les barreaux.
« Cortez ? Cortez !
— C’est qui, putain, Cortez ?
— Hein ? »
Le mur du fond de la cellule éclate, envoyant une pluie de poussière tout autour de moi. Puis, alors que la poussière se dissipe lentement, Jordan est là, de l’autre côté des barreaux, un semi-automatique noir dans une main, les clés dans l’autre, et il me fixe d’un regard brûlant et farouche. Pas de lunettes noires, pas de casquette de base-ball désinvolte, pas de sourire supérieur.
« Où est-elle ? me lance-t-il en tenant son pistolet tourné vers le plafond. Où est Nico ? »
Je recule insensiblement. Je n’ai nulle part où me cacher. Rien qu’un lit et une cuvette de WC.
« Elle est morte. Et tu le sais très bien. »
Il tire encore, la chaleur de la balle me frôle à toute vitesse, et le mur arrière éclate encore, plus près de ma tête, et je m’aperçois que j’ai jeté les mains devant mon visage, baissé la tête, frémi. Ça n’aura jamais de fin – ce foutu instinct animal de vivre, de continuer. C’est sans fin.
Jordan a mauvaise mine. Je ne l’ai toujours connu que souriant ; ricanant ; montrant les dents ; se moquant. C’est ainsi qu’il vit dans ma tête, le petit crétin qui me prenait de haut et qui accumulait ses secrets à Concord. À présent, on dirait une de ces photos composites sur lesquelles on a vieilli le criminel pour pouvoir le reconnaître après que plusieurs années ont passé. Son jeune visage est mousseux de barbe, et il a une profonde balafre entre l’oreille et la pommette. Il a aussi une blessure salement infectée à la jambe droite, le pantalon roulé sur un pansement fait n’importe comment, dont les bords dégoulinent de rouge, de noir et de pus. Il paraît ravagé par le chagrin, désespéré. Son aspect extérieur reflète mon état intérieur.
« Où est-elle, Henry ?
— Arrête de me demander ça. »
C’est lui qui l’a fait. Il l’a tuée. C’est si clair que cela me brûle comme le feu. Jordan fait un pas vers moi. Je fais un pas vers lui. Comme si les barreaux étaient un miroir, et que nous étions le même type, deux images se rapprochant.
« Où est-elle ? »
Il élève son arme et vise mon cœur. Une fois de plus, je ressens cette saleté de besoin frissonnant de vivre, de m’écarter en me baissant, mais cette fois je reste en place, j’enfonce mes talons dans le sol sans quitter du regard ses yeux furieux.
« Elle est morte, dis-je. Et c’est toi qui l’as tuée. »
Son visage se pince, il feint la perplexité. « Je viens d’arriver. »
Il pointe son arme sur moi, et cette fois ça y est, je me sens bien, tout va bien, qu’on me laisse mourir ici, que la balle percute ma cervelle et qu’on en finisse, mais d’abord il me faut le fin mot de l’histoire.
« Pourquoi lui as-tu tranché la gorge ?
— Lui… quoi ?
— Pourquoi ? »
Je me baisse d’un coup, mon genou heurte le pichet en verre et le brise. Jordan essaie de suivre en agitant son pistolet, Jordan est en train de dire « arrête de bouger, putain… », mais j’ai à présent en main un triangle de verre et je me rue en avant, avec un bond disgracieux, trouve son ventre entre les barreaux et lui poignarde les tripes.
« Eh… ça va pas ?… »
Il baisse les yeux, horrifié. La blessure est superficielle, le morceau de verre y est très peu enfoncé, mais elle pisse le sang, qui coule à toute vitesse comme du pétrole, et ma main s’avance vivement vers la clé pour la lui prendre. Comme je ne suis pas tout à fait assez rapide, il la jette avec son anneau derrière lui, dans le couloir.
« Merde !
— Enfoiré ! » me lance-t-il simultanément. Il serre une main sur son ventre et l’en retire complètement ensanglantée.
« Pourquoi est-ce que tu l’as tuée ? »
Il faut que je sache. C’est la seule chose que j’aie besoin de savoir. J’ai vaguement conscience que la console Radiocommand marche toujours : NE BUVEZ PAS L’EAU DU DÉVERSOIR DE LA MUSKINGUM, et Jordan tend une main vers ma gorge entre les barreaux, mais ses doigts poisseux de sang sont glissants et il me rate. Je recule et crache vers lui.
« Je la cherche, insiste-t-il. Je suis venu ici pour la trouver. »
À mon tour, je glisse une main tendue entre les barreaux, saisis sa jambe, passe le majeur sous son bandage et l’enfonce dans la plaie de son mollet. Il crie, et je l’enfonce de plus belle. Un sale tour, une prise de catcheur déloyal. Jordan se tortille, mais je ne le lâche pas – j’ai maintenant les deux mains passées entre les barreaux, l’une qui le serre à mi-cuisse, l’autre fouillant toujours sa plaie infectée. Je me comporte comme un monstre. Il hurle. Je veux des réponses. J’en ai besoin.
« Arrête de brailler, lui dis-je, les deux bras tendus comme pour animer un théâtre de marionnettes, en le tenant fermement entre les barreaux. Parle. Dis-moi tout.
— Mais quoi ? Quoi ? fait-il, en s’étranglant, suffoqué par la douleur.
— La vérité.
— Quelle vérité ? »
Je relâche légèrement mon emprise, lui accorde un instant de soulagement, de peur qu’il ne s’évanouisse. L’information, c’est le plus important. Il faut que je sache. Il cherche l’air, désespérément, en tenant sa plaie à deux mains. Nous sommes tous les deux au sol, dans la poussière. Je lui donne ce que je sais déjà, pour lancer un pont entre lui et moi, un pont de conceptions communes, Farley et Leonard, L’Enquête criminelle, chapitre 14.
« Ta petite copine que tu as abandonnée à Concord. Abigail et toi, vous deviez rester là-bas, mais tu es parti quand même. Tu t’es arrangé pour être ici pour le grand jour, le jour J moins une semaine, alors que le groupe entier devait descendre sous terre. Comment as-tu su que c’était le jour ?
— Je ne sais rien du tout, je viens de te le dire.
— Menteur. Assassin. Tu étais ici à 5 heures, mercredi 26, parce que tu savais que c’était à ce moment-là qu’ils descendraient sous terre, et tu savais que Nico partirait. Peut-être que tu lui as dit – que tu lui as dit de partir, de te retrouver dehors. Et elle était au rendez-vous. Elle avait un sac à dos. Elle était contente de te voir. »
Je vrille mon doigt, l’enfonce dans la plaie, et il se dégage, du moins il essaie, mais je le tiens bien, je le colle aux barreaux, le maintiens fermement en place.
« L’autre fille a été une mauvaise surprise, hein ?
— Quelle autre fille ?
— Alors tu as dû la buter en premier, vite fait, l’assommer et lui trancher la gorge pour partir à la poursuite de Nico…
— Mais putain, qu’est-ce que… non, je suis venu ici pour la sauver.
— La sauver ? La sauver ? »
Je vrille toute sa jambe, maintenant, je m’efforce de lui infliger la plus grande douleur possible. Je me fiche que nous mourions tous les deux ici, prisonniers de notre improbable étreinte pour tout le temps qui reste. Il peut me dire la vérité, ou nous pouvons mourir tous les deux.
« Tu lui as tranché la gorge, et aussi à l’autre fille, et tu les as abandonnées comme ça. Pourquoi, Jordan ? Pourquoi t’as fait ça ?
— C’est ça qui s’est passé ? C’est ce qui lui est arrivé ? »
Alors, il rejette la tête en arrière et s’avachit de son côté des barreaux. Je m’en fiche, je continue, il faut que je l’entende confirmer les faits. J’en ai besoin, et Nico aussi. « Pourquoi tu l’as tuée ? Pourquoi ? Quel rapport avec ton plan débile pour sauver le monde ? »
Il y a un long silence entre nous. NE BUVEZ PAS L’EAU DU DÉVERSOIR DE LA MUSKINGUM, dit la radio, encore et encore. Jordan commence à rire. Il a les yeux révulsés, et il émet ce rire froid et bizarre, un ricanement de gorge, gargouillant.
« Quoi ? »
Rien. Encore ce rire mort et sec.
« Mais quoi ?
— Le plan. Le plan, putain. Y a pas de plan. C’était bidon. Il n’a jamais existé. Il était inventé de toutes pièces. »
Presque toujours, la réalité est exactement conforme aux apparences. Les gens ont tendance à regarder les aspects douloureux ou ennuyeux de la vie en s’attendant à demi à ce qu’il y ait autre chose sous la surface, un sens plus profond qui leur sera un jour dévoilé ; nous attendons la grâce salvatrice, la révélation stupéfiante. Mais la plupart du temps, les choses sont simplement ce qu’elles sont, la plupart du temps aucun trésor scintillant n’est dissimulé sous la terre.
Un astéroïde énorme est réellement en train d’arriver, et il va tous nous tuer. C’est un fait réel, dur, froid et irréductible, un fait qui ne peut être ni esquivé ni escamoté.
J’avais raison, depuis le début, avec mon insistance pédante, pénible et bornée à affirmer que la vérité était vraie : le fait simple et brutal que j’expliquais inlassablement à Nico, que j’essayais sans cesse d’utiliser pour la canaliser, voire l’assommer. J’avais raison, et elle tort, depuis le début.
Jordan est en train de tout m’expliquer, il me déballe l’histoire complète, me révèle les coulisses de la grande conspiration secrète de diversion de l’astéroïde, m’explique en détail à quel point j’avais raison et Nico avait tort, et ce triomphe ne m’accorde aucune joie. C’est tout le contraire, en fait, ce que je ressens est le contraire, noir et amer, de la joie : cette occasion horrible de pouvoir clamer « je te l’avais bien dit » à quelqu’un qui est déjà mort, de dire « c’est toi qui avais tort » à ma sœur, déjà sacrifiée sur l’autel de son erreur. Avec le recul, je regrette même de le lui avoir dit, de ne pas l’avoir laissée tranquille, de ne pas lui avoir accordé le plaisir de penser une demi-seconde que son frère et seul parent en vie la croyait. Que je croyais en elle.
Ce n’était pas simplement que le plan ne marcherait jamais, la déflagration à distance, la déviation précisément orchestrée de la trajectoire mortelle de Maïa au moyen d’une explosion nucléaire. En réalité, le plan n’a jamais existé. Son auteur, le physicien nucléaire rebelle Hans-Michael Parry, lui non plus n’a jamais existé. C’étaient de pauvres naïfs, tous autant qu’ils étaient, Astronaut, Tick, Valentine et Sailor, Tapestry… même Isis. Naïfs et crédules. Ils étaient réunis ici, au poste de police, pour attendre l’arrivée d’un homme qui n’existait pas.
Maintenant qu’elle est morte, cela n’a plus d’importance. Ils ont fait tout ce chemin pour rien, et à présent elle est morte, voilà, c’est tout.
Nous sommes dehors, entre les deux drapeaux. L’après-midi est magnifique, frais, sec et ensoleillé. La première belle journée depuis mon arrivée dans l’Ohio. Jordan me déballe toute l’histoire, et pendant ce temps-là j’ai la tête entre les mains et les larmes me coulent entre les doigts.
Astronaut s’appelle en réalité Anthony Wayne DeCarlo, et il n’a aucune formation scientifique, pas de connaissances particulières en astrophysique, pas le moindre bagage militaire. C’est, ou plutôt c’était, un braqueur de banques, un distributeur et fabricant de substances contrôlées et un escroc. À l’âge de dix-neuf ans, DeCarlo a récolté une condamnation à dix ans d’emprisonnement dans le Colorado pour avoir boosté un SUV afin d’en faire un véhicule de fuite lorsque son grand frère a braqué une agence de la Bank of America dans la région d’Aurora. Il a bénéficié d’une libération conditionnelle au bout de quatre ans et trois mois, et six mois après il a été arrêté dans un appartement en location dans l’Arizona, qu’il avait transformé en laboratoire/dispensaire de drogues sur mesure. Condamné à cinq ans, sorti au bout de deux pour bonne conduite. Et ainsi de suite. À quarante ans, âge qu’il a atteint il y a deux ans, il était connu des services de police d’une impressionnante série de juridictions pour être un affreux jojo présentant bien et parlant encore mieux, doué pour la fabrication de toutes sortes de substances illicites – au point qu’un de ses pseudonymes était « Big Pharma », ce dont il tirait fierté.
Il aurait dû passer beaucoup de temps derrière les barreaux, au fil des années, mais il avait le chic pour s’entourer d’acolytes à qui confier le sale boulot : des hommes plus jeunes et surtout beaucoup de jeunes femmes, qui récoltaient fréquemment des peines de prison pour possession, pour vente, tout ce qu’il aurait fait lui-même sinon. Un officier de conditionnelle faisait amèrement remarquer, quelque part dans son épais dossier, qu’il « aurait fait un grand meneur d’hommes, dans d’autres circonstances ».
Voilà que là-dessus, justement, les circonstances ont changé, et pas qu’un peu. L’astéroïde est apparu, transformant la vie des malfrats et des dealers tout comme celles des policiers, des actuaires et des patriarches amish. À l’époque où la probabilité de collision entre Maïa et la Terre est montée à dix pour cent, Anthony Wayne DeCarlo vivait dans un appartement en rez-de-jardin de Medford, dans le Massachusetts, et il est devenu Astronaut : meneur d’hommes, instigateur de réseaux conspirationnistes, sauveur de l’humanité.
Pour un esprit jamais en repos, paranoïaque et angoissé comme celui de DeCarlo, Maïa était la réponse à une prière qu’il ignorait même avoir prononcée ; un panier dans lequel mettre une vie entière d’énergie contestataire. Tout à coup, le voilà debout sur une caisse renversée dans Boston Common, porte-voix charismatique de la théorie de la conspiration gouvernementale, prêcheur de coin de rue armé d’une poignée de « découvertes » scientifiques douteuses et d’un flingue enfoncé dans sa poche arrière. Et il attire toute une nouvelle constellation de suiveurs : des jeunes, paniqués par la mort qui file dans le ciel et désireux d’y faire quelque chose, n’importe quoi.
Ils sont tombés dans le panneau. Ma sœur est tombée dans le panneau. Et ce n’est pas difficile de voir pourquoi, ça n’a jamais été difficile à comprendre. L’alternative, c’était de croire ce que lui répétait son frère le flic, barbant, sérieux, sentencieux : on est foutus. Il n’y a pas d’espoir. La vérité est vraie. Les Astronaut du monde vendaient une meilleure histoire, bien plus facile à encaisser. C’est un piège. Les richards et les pleins aux as, ils veulent notre mort.
Mensonges, mensonges, rien que des mensonges !
C’est à peu près à ce moment-là, en fin d’automne l’an dernier, que le FBI commence à surveiller Anthony Wayne DeCarlo, alias Astronaut. Le FBI, comme la plupart des agences fédérales, souffre d’une pénurie de personnel, étant donné que les agents démissionnent en masse pour aller vivre leurs derniers rêves variés. Pour ceux qui sont encore au bureau, une grosse partie de la charge de travail de l’an dernier a consisté à garder un œil sur des sales types comme DeCarlo, les terroristes, psychopathes et crétins ordinaires à qui Maïa a offert un nouveau bail sur la vie, tous ces types qui n’avaient à la bouche que des violences contre l’État, que leurs projets pour exposer aux yeux de tous la grande mascarade : les dirigeants avaient inventé cette histoire d’astéroïde, les dirigeants dissimulaient la vérité sur l’astéroïde, les dirigeants avaient fabriqué l’astéroïde. Tout ce que vous voulez, c’est au choix.
Astronaut et sa bande n’étaient même pas dans le top 30, en termes de menace digne d’attention, jusqu’au jour où un jeune nommé Derek Skeve s’était fait prendre à pénétrer par effraction dans un poste de la Garde nationale du New Hampshire. Soumis à un interrogatoire, il avait avoué que c’était son épouse toute récente qui l’avait incité à se lancer dans cette dangereuse mission.
« C’était Nico qui l’avait envoyé là-bas, tu comprends ? Elle l’a sacrifié, me dit Jordan qui ne s’appelle pas réellement Jordan. C’est ce que l’on avait exigé d’elle. Pour prouver sa loyauté envers Astronaut, envers l’organisation, envers les buts de l’organisation. »
Jordan s’appelle en réalité l’agent Kessler ; William P. Kessler Jr. Ma tête s’emplit d’informations nouvelles, et à grande vitesse.
« DeCarlo adore jouer ce genre de tours cruels à ses hommes : tester la fidélité, la dynamique de groupe et hors groupe. Il le faisait déjà quand il trafiquait de la drogue : poussez un junkie à abattre une hache sur un autre, et voilà, le junkie vous appartient pour la vie. Il s’est servi des mêmes ficelles pour monter son nouveau groupe de conspirateurs. »
L’agent Kessler appartient au FBI. Il était stagiaire aux services techniques, à ce qu’il m’a dit, et a vite été promu au rang d’agent de terrain, tout comme moi-même j’ai vite été promu inspecteur quand tout le monde a démissionné ou disparu. La conspiration d’Astronaut a été sa première affaire – « je travaille encore dessus, pour tout dire », précise-t-il en levant les yeux vers le drapeau et la pelouse miteuse du commissariat de Rotary.
Il a suffi de dix minutes de numéro du gentil flic/méchant flic pour que Skeve commence à bavasser à propos de bases lunaires, et l’équipe de Kessler a tout de suite reconnu en lui un crétin inoffensif. Mais ensuite, ils ont mis la main sur un autre naïf envoyé à l’abattoir par Astronaut, et compris ce que le bonhomme cherchait réellement : des armes nucléaires. Alors, ils ont décidé de les lui donner. Kessler a donc endossé le rôle de Jordan Wills, un provocateur content de lui et blagueur, en Ray Ban de pacotille.
« Je me suis pointé chez le mec en pleine nuit, continue Jordan/Kessler. Et je lui ai débité une histoire à dormir debout. Comme quoi j’étais un ancien enseigne des marines. “J’ai mis la main sur un tas de documents, sur un savant qui a un plan diabolique. J’ai entendu parler de ton groupe… tu es le seul à pouvoir nous aider. Vous êtes les seuls !”
— Et il a marché !
— Oh ! Il a couru. On lui a dit qu’il y avait d’autres équipes, réparties dans tout le pays. On lui a donné le rôle précis que ses potes et lui devaient jouer. Et vroum, les voilà partis. À chercher les bombes imaginaires partout où je leur disais de chercher. Par monts et par vaux, comme on dit. Pendant ce temps-là, ils ne tuaient personne. Et ils ne trouvaient pas les vraies bombes. C’était une manière de les occuper, quoi. »
J’écoute. Je hoche la tête. C’est bien, c’est une bonne histoire. Le genre d’histoires que j’aime, l’histoire d’une opération de maintien de l’ordre bien conçue et bien exécutée, menée à bien par des agents diligents restant au travail pour assurer la sécurité des bonnes gens, même dans les circonstances les plus difficiles. Un leurre à long terme, avec une intention claire et une stratégie simple : identifier les membres d’une organisation, les occuper, alimenter le feu de leur espoir fou. Cependant, cette histoire touche un point sensible en moi, vraiment. J’écoute, et de temps en temps je reprends ma tête entre mes mains tandis que les larmes roulent autour de mes doigts.
Kessler et ses collègues ont fourni à Astronaut tout le décorum nécessaire pour les convaincre, lui et sa bande, qu’ils étaient impliqués dans une conspiration réelle. Accès à Internet et équipement de communication, documents d’aspect officiel à en-tête de la NASA et de la Naval Intelligence. Et bien sûr, le top du top de l’accessoire : un Seahawk SH-60, hélicoptère bimoteur de portée médiane, qu’un collègue de Kessler a réussi à emprunter à une division de la Navy qui venait d’être rapatriée d’une mission de maintien de la paix, désormais obsolète, dans la corne de l’Afrique.
Tous ces éléments qui m’avaient porté à me demander, aux heures les plus sombres, si ce n’était pas moi qui me trompais, si la vérité était réellement la vérité. Tout avait l’air vrai parce que tout était fait pour.
« Et le document en lui-même ? » Je l’ai encore quelque part, il doit être dans la remorque, cinquante pages de charabia et de mathématiques indéchiffrables. « D’où venaient les chiffres ? Tout le… le plan ? »
Jordan a un haussement d’épaules. « Internet. Les archives publiques. Quelqu’un a peut-être sorti un dossier de la NASA. La vérité, c’est qu’au bout d’un moment c’est devenu un jeu. Jusqu’où pourrions-nous pousser le grotesque ? Mettons sur pied le scénario le plus farfelu possible, le plus visiblement impossible à croire, et voyons si ces gens y croiront quand même. Résultat des courses : en gros, oui, ils y ont cru. Les gens croient n’importe quoi, du moment qu’ils le veulent suffisamment. »
La dernière manche s’est déroulée exactement comme ils l’avaient imaginé. Kessler, jouant le rôle de Jordan, fait savoir à Astronaut que Parry a été localisé et libéré – un personnage factice parlant à un imposteur d’une personne inexistante – et que lui, Jordan, s’occupe d’organiser son transfert vers la base dans l’Ohio. Astronaut reçoit la consigne de rassembler les autres, de rallier ce poste de police abandonné à proximité d’un aérodrome municipal, et d’attendre.
« Et c’est ce qu’il a fait.
— Bien sûr que c’est ce qu’il a fait. À ce stade, il était réellement convaincu qu’il allait sauver le monde. Il se prenait pour un braqueur-dealer transformé en héros. Mais c’était nous qui écrivions le scénario, et la fin prévue, c’était eux tous dans un trou paumé, hors d’état de nuire à qui que ce soit, en train d’attendre quelqu’un qui ne viendra pas, jusqu’à l’extinction des feux. »
Nous traversons lentement les bois, Kessler et moi. Jusqu’à la petite clairière pleine d’ornières, entourée d’arbres tordus. Des taches de sang rouge-noir sont encore visibles dans la flaque de boue où j’ai découvert le corps. Il m’a dit qu’il voulait voir la scène de crime ; prendre des empreintes, chercher des indices. Je lui ai expliqué que j’avais déjà fait tout ça, mais il m’a répondu qu’il désirait inspecter les lieux lui-même.
Il veut voir, et donc nous y voilà, mais il ne fait rien. L’agent Kessler reste debout à l’orée de la clairière, à regarder par terre.
Tout est clair sauf une chose, et même celle-là est tout de même assez évidente.
« Jordan ?
— Kessler, me rappelle-t-il en entrant dans la clairière.
— Kessler. Qu’est-ce qui s’est passé ? Que fais-tu ici ? »
Il ferme les yeux, fort, puis les rouvre.
« Kessler ? »
Il s’accroupit maintenant sur ses talons, les yeux rivés sur la boue dans laquelle est morte Nico. J’ai besoin quand même de l’entendre de sa bouche. J’ai besoin de tout savoir. Cela m’est indispensable.
« Kessler ? Pourquoi es-tu venu ? »
Il se met à parler, lentement. D’une voix étranglée, basse. « DeCarlo est un dingue. Jusqu’à la moelle. Son dossier est rempli d’actes répréhensibles. D’accès de violence soudaine. S’il se fait doubler ou arnaquer, ou si une situation tourne au vinaigre… il se comporte mal. »
Le jeune prétentieux que je haïssais tant a disparu ; l’agent du FBI furieux en mission, aussi. Kessler n’est plus qu’un gamin. Un jeune gars au cœur lourd.
« On savait qu’il serait capable de tout à la fin, s’il se rendait compte que c’étaient des conneries, tout ça – ou même s’il ne comprenait pas. Quand il finirait par prendre conscience que la fin du monde allait vraiment arriver, qu’il allait vraiment mourir. Narcissique comme il était, ce con. Va savoir le carnage qu’il risquait de faire. Va savoir. »
Il se tait, le regard fixe.
Je revois ma sœur à plat ventre dans la boue. Évidemment que j’y pense. Impossible de faire autrement. À plat ventre dans la boue, sa plaie béante remplie de terre. Va savoir.
« Je ne pouvais pas… commence Kessler avant d’aspirer entre ses dents, de se couvrir le visage à deux mains. Tous les autres, ils pouvaient aller se faire foutre. Ces crétins d’illuminés, ils ne méritaient pas autre chose. Essayer de voler une bombe, putain ! Mais pas… » Il pousse une nouvelle plainte. Se laisse lentement tomber à genoux. « … pas elle. »
Je le savais. Je pense que je l’ai su aussitôt qu’il est arrivé en clopinant dans le couloir, en fait.
« Tu… tu avais des sentiments pour elle. »
Il rit – un rire mouillé de mucus et de larmes. « Ouais. T’es chelou, toi, tu parles comme un môme. “J’avais des sentiments pour elle.” Je l’aimais, putain.
— Mais tu aurais pu la sauver. Tu aurais pu lui dire de ne pas venir, la prévenir que c’était bidon, tout ça.
— C’est ce que j’ai fait ! » Il me regarde, sans colère, implorant, désespéré. Ravagé. « Je lui ai tout raconté. Le jour où on était dans le New Hampshire, à Butler Field, en attendant que l’hélico vienne la chercher, je lui ai dit que c’était une combine, que j’étais un agent du FBI, que DeCarlo était un imposteur et un psychopathe. Capable de tout. “Big Pharma”, crache-t-il. Je lui ai même montré mon insigne, bon Dieu ! Mais… »
Oh, Nico, bon sang…
« … elle ne t’a pas cru. »
Kessler confirme d’un hochement de tête, exhale. « C’était trop tard. Elle était déjà trop loin. Dans ce monde fantasmé que j’avais créé moi-même. Je lui ai dit : tu me croiras en voyant que Parry n’arrive pas. Je lui ai dit : promets-moi que s’il n’est pas arrivé dans deux semaines, tu voleras ce foutu hélico et tu rentreras à la maison. Promets-le-moi ! »
Il pleure, maintenant, le visage caché dans les mains.
Elle ne risquait pas de le lui promettre. Ma sœur n’a jamais rien promis de sa vie.
« Elle n’est jamais revenue. Il fallait que je vienne. Passé un certain point, je ne pouvais simplement plus… je ne pensais plus qu’à elle… à venir la chercher. Je ne pouvais pas la laisser mourir ici… »
Et il les dit, les paroles exactes que j’avais en tête il y a dix minutes. « Je ne pouvais pas la laisser mourir ici pour rien. »
Ni lui ni moi ne disons tout haut l’évidence et la vérité vraie : qu’il arrive trop tard. Que nous sommes, tous les deux, arrivés trop tard.
L’agent Kessler ne cherche pas réellement d’indices. Il ne prend pas d’empreintes. Il reste simplement à fixer le sol un petit moment, après quoi nous faisons demi-tour et rentrons lentement, ensemble, à travers bois.
À présent, c’est mon tour. J’ai eu son histoire, et l’agent Kessler veut la mienne.
Nous quittons péniblement la scène de crime pour rejoindre le commissariat, enjambant les ronces puis passant le pont de corde, en poussant des grognements de fatigue, deux jeunes de moins de trente ans, paralysés par des blessures multiples, avançant lentement dans les bois comme de grands vieillards. Pendant que nous marchons, je lui détaille l’enquête en cours, pas à pas : je lui raconte comment j’ai trouvé Jean dans les bois, puis le corps de Nico, porteur d’une plaie similaire, similaire par sa nature mais pas dans sa profondeur ; je lui parle de mon témoin qui a surpris une dispute entre Nico et Astronaut une heure avant sa mort. Je parle et je parle, et il me coupe de temps en temps avec des questions avisées ou des demandes de clarifications, si bien que notre conversation prend ce rythme que j’aimais tant dans le travail de police : la mise à plat d’un réseau de faits, le redressement de certains détails dans ma tête afin qu’ils puissent être évalués par un collègue.
Une fois que nous sommes de retour au commissariat, Kessler s’arrête en salle de régulation pour examiner le corps de Nico pendant que je retourne au garage et contourne lentement le cratère qui défigure le centre de la pièce. On dirait que Cortez a pris le temps de combler la cage d’escalier avec autant de gravats qu’il le pouvait – tous ceux qui résultent de son saccage du bouchon, plus de gros blocs qu’il a taillés au marteau piqueur partout dans le sol, désormais tellement creusé et grêlé qu’il rappelle la surface de la Lune. Au bord de la fosse, le bout d’une corde sort en serpentant du tas de gravats. J’imagine facilement mon ex-acolyte après qu’il m’a laissé dans la cellule, chargeant la bâche de gravats, la tirant derrière lui, créant dans son sillage un éboulis dans la bouche du tunnel, telle la mer Rouge se refermant derrière Moïse.
Cortez installant un panneau défense d’entrer ; Cortez reprenant le bail.
« Certainement pas un suicide, lâche abruptement Kessler en entrant dans le garage.
— Hein ? »
Il se racle la gorge. « Les autres, bien sûr. Pour tous les autres, ça me va bien. Ils renoncent à Parry, se rendent peut-être compte qu’ils se sont fait balader. Comprennent peut-être même que DeCarlo est un psychopathe. La vie après l’impact sera violente et brève, bunker ou pas bunker. L’empoisonnement devient un choix raisonnable. »
Il me sort cette tirade comme une mitraillette, à sec, rien que les faits. Il fait exactement ce que j’ai fait après avoir regardé ce qu’il vient de regarder : le visage figé de Nico, le massacre en rouge et noir de sa gorge. Il enveloppe son chagrin dans un ruban marqué « fragile », le noie sous un rythme de policier. Cela me plaît. Je trouve ça apaisant.
« Mais Astronaut ? Non, poursuit-il en secouant la tête. Impossible.
— Tu disais qu’il était dingue. Capable de tout.
— D’accord. Mais pas ça. Capable d’entraîner les autres dans le suicide, oui, mais pas lui. C’est un narcissique de première. Il a des rêves de grandeur à une échelle astronomique. Le suicide ne correspond pas à son profil.
— Le monde a changé.
— Pas tant que ça. »
Je jette un regard vers le tas de gravats. « Mais je… je l’ai vu. Un homme d’âge moyen, chevelure épaisse en désordre, lunettes à monture d’écaille, yeux marron foncé. »
Kesser se rembrunit. « D’où tiens-tu cette description ?
— De Miller.
— Qui ?
— L’amish. Mon témoin. Y avait-il un autre homme dans le groupe qui puisse correspondre à ce signalement ?
— Ce serait étonnant. Mais possible. On a fait de notre mieux pour garder le compte, mais il y avait beaucoup d’allées et venues. Tout ce que je sais, c’est qu’il n’y a pas de scénario dans lequel Anthony DeCarlo se suicide. »
Je pivote vers la cage d’escalier obstruée par les gravats. Cette idée, l’idée que j’aie procédé à une identification erronée, là-dessous, l’idée que l’assassin de ma sœur puisse être encore en vie… elle scintille en moi comme une veilleuse. Je me baisse sans y penser et fais rouler un bloc oblong du sommet du tas, puis un autre.
« Alors tu penses qu’il est là-dessous ? dis-je à Kessler.
— Oh, oui, j’espère. » Il me rejoint, met un genou au sol pour m’aider, soulève un bloc en grognant sous l’effort. « Parce que je me ferais une joie de le buter. »
Pendant que l’agent Kessler et moi-même dégageons l’entrée de l’escalier, tandis que nous retirons les blocs un par un et que les contractures s’accumulent dans mes épaules et dans mon dos, mes pensées s’envolent de mon corps pour faire le tour de la planète, survolant des paysages lointains tel un fantôme de conte de fées, errant de par le monde. Partout, il y a des gens en train de prier, en train de lire des histoires à leurs enfants, des gens portant des toasts ou faisant l’amour, recherchant désespérément le plaisir ou la satisfaction dans les dernières heures d’existence, minces comme du papier de soie. Et moi je suis là, voilà où est Palace, jusqu’aux genoux dans une fosse de gravats à côté d’un inconnu, creusant et creusant, forant à l’aveuglette comme une taupe, vers ce qu’il y a derrière.
Une fois le passage dégagé, nous descendons, et le mince escalier métallique tremble sous nos pas comme avant. Je passe en premier, suivi de l’agent Kessler.
Dans le couloir, en bas, j’allume la torche Eveready et éclaire dans les coins. Tout est comme avant : le noir, le silence, le froid. Le sol en ciment, les murs en ciment, la bizarre odeur chimique.
Kessler trébuche sur quelque chose et envoie des cailloux rebondir et rouler. Je me retourne pour lui faire signe de ne pas faire de bruit, et il se renfrogne et me retourne mon geste : une paire de professionnels du maintien de l’ordre, complètement débraillés, engagés dans un duel de hiérarchie, un spectacle idiot et sombre.
Je flaire l’atmosphère. Pareil, tout est pareil qu’avant, mais sans l’être ; l’impression est différente. L’air a été dérangé, je ne sais comment. Les mêmes ténèbres, avec des ombres nouvelles.
Nous traversons la petite chaufferie et braquons nos lampes sur les trois portes : dames, réserve, et la porte au graffiti.
« Les corps ? souffle l’agent Kessler. Palace ?
— Une seconde », dis-je tout bas, les yeux rivés sur la porte de la réserve, qui est ouverte, ouverte à un angle d’environ vingt-cinq degrés. Elle est même coincée en position ouverte, maintenue en place par une boîte de macaronis au fromage aplatie et pliée pour faire cale. J’avance d’un pas vers cette porte, l’arme sortie. Cortez m’a très clairement fait part de ses intentions : rester dans cette pièce pendant six mois après le grand boum, puis sortir voir à quoi ressemble le monde extérieur. Et pourtant, voici la porte, volontairement ouverte. La question est pourquoi, la question est toujours pourquoi.
« Cortez ? »
Je laisse ma voix voyager vers la porte. Je m’en approche encore d’un pas.
« Eh, Cortez ? »
Kessler articule quelque chose en silence dans le noir. Je m’approche encore un peu, plisse les yeux, et il tient sa lampe en l’air pour répéter, en articulant exagérément : « On s’en tape. »
Bien. Il a raison. On s’en tape, de l’autre. J’éclaire la porte marquée dames, envoie un signe de tête à Kessler, qui me répond de même et entre. Je jette un nouveau regard vers la réserve, assailli par de sombres vagues d’angoisse, puis j’emboîte le pas à Kessler.
« Putain, lâche-t-il, tout haut cette fois. Putain de Dieu. »
Je le dépasse pour entrer dans le sinistre musée de cire. Je respire lentement, en tâchant de ne pas me laisser atteindre par l’air pourrissant ni par les corps semblables à des mannequins de vitrine, avachis les uns contre les autres comme des bougies en train de fondre. Valentine et Tick main dans la main, Delighted avec sa cape à paillettes. Sailor/Alice, les jambes croisées avec élégance. Tous, le regard voilé, les joues figées et livides, la bouche ouverte comme s’ils voulaient boire encore. Jordan se déplace dans la pièce comme je l’ai fait avant lui, découvrant ce spectacle atroce par fragments morcelés, marmonnant « mon Dieu » et secouant la tête avec gêne. Un stagiaire de services techniques. Un gosse.
Mais il se ressaisit – vite, plus vite que moi. Il commence à identifier les corps à mesure qu’il les trouve, en déclinant les noms de code que je connais déjà – Delighted, Tick, Valentine et Sailor sous la table – et en ajoutant d’autres que je n’avais pas encore entendus.
« Elle, c’est Athena, dit-il de la fille aux joues rondes qui tourne à moitié le dos à Delighted. Assistante vétérinaire. De Buffalo. Delighted s’appelle Seymour Williams, au fait. Auxiliaire juridique à Evanston. Son père était proprio d’une boutique de fringues. » Le blond baraqué avec la balafre est Kingfisher. Les autres femmes sont Atlantis, Permanent et Firefly. Le gros bonhomme est Little Man, comme je m’en doutais. « Pas d’Astronaut, conclut Kessler.
— Il est là-bas dans le fond. »
J’avance dans le noir pour le trouver, et c’est sur Cortez que je tombe. Il gît à moitié retourné, le corps en partie dissimulé par la porte ouverte, le bras droit curieusement replié sur le torse, comme si on l’avait fait rouler jusque-là et jeté comme un vieux tapis.
Et sa tête… Je l’éclaire avec la lampe : touché en pleine face.
« Palace ? »
Je me ressaisis tandis que les conclusions se précipitent dans ma tête, en succession rapide, comme des clés tournant dans une série de serrures : Cortez a été tué récemment, au cours des dernières vingt-quatre heures, c’est la première idée qui me vienne, donc il s’agit d’un nouvel homicide, donc le tueur est encore en vie – et puisque Cortez a obstrué l’escalier derrière lui, le tueur est ici avec nous, le tueur est tout proche.
« Palace ? »
Je pose la main sur le cou de Cortez pour m’assurer qu’il est bien mort, mais c’est évidemment le cas, à cause de son visage : il a reçu je ne sais quel projectile expansif, une balle creuse qui provoque des dégâts explosifs, et qui a transformé sa bouche et son nez en cratère. Pauvre Cortez, le visage arraché, tué par une arme à feu dans une pièce remplie de gens qui ont bu du poison. On dirait qu’il a été invité à la mauvaise soirée. C’est drôle. Lui, il trouverait ça drôle, en tout cas.
« Palace, bon sang ! »
Je relève la tête en sursautant.
« Kessler…
— Ce n’est pas lui.
— Quoi ?
— Ça. Là. » Il est à quelques pas de moi, accroupi comme moi, sa lampe braquée sur un corps, comme moi, le cadavre de l’homme à l’épaisse tignasse et aux lunettes. « C’est le corps que tu prenais pour Astronaut, celui-là ?
— Ce n’est pas lui ?
— Non. »
Encore des révélations, qui dégringolent en cascade. Je pivote sur mes pieds pour suivre le regard de Kessler ; sa lampe crée un halo sinistre autour du visage mort.
« Tu es sûr ?
— Je l’ai vu, le type. Je lui ai parlé.
— Ce n’est pas lui ? Des yeux marron foncé…
— Ces yeux-là ne sont pas marron foncé.
— Plus maintenant, bien sûr, il est mort…
— Ils sont noisette.
— Enfin, non, pas noisette.
— Palace, ce n’est pas lui ! »
Nous chuchotons, avec intensité, et c’est alors qu’un coup de feu résonne quelque part dans le silence du sous-sol, puis quelqu’un hurle – peut-être plus d’une personne – et nous nous ruons vers la porte, tous les deux, si bien que nous nous retrouvons un instant coincés comme dans une comédie burlesque, torse contre torse dans l’encadrement de la porte, avant de nous libérer et de filer comme des dératés, moi devant et Kessler derrière, traversant la chaufferie déserte pour nous rapprocher de l’origine du bruit.
C’est la pièce des hommes, celle au graffiti, sauf que la porte a été ouverte par le coup de feu et qu’il y a de la lumière là-dedans, et je les vois tous les deux aussitôt entré, figés sur place l’un en face de l’autre dans cet espace étroit. Jean, un pistolet serré entre ses deux mains, braqué directement devant son petit corps, vers le ventre de l’autre : Astronaut, alias Anthony Wayne DeCarlo, alias Big Pharma, portant un peignoir en éponge ouvert devant et rien d’autre, pas du tout gêné par sa nudité bedonnante, ni par la femme au pistolet, apparemment incapable d’être gêné par quoi que ce soit.
La pièce est grande à peu près comme une petite cuisine d’appartement, éclairée comme un bar louche par des néons de couleur et bourrée de matériel de fabrication de drogue : des fioles vides, de longs tubes en spirale, un bec Bunsen allumé qui fait bouillir une substance fétide, un autre éteint.
Dans une de ses mains levées, il tient lui aussi un flingue, celui qui a tué Cortez : un gros pistolet ancien à canon long, qui doit être chargé avec je ne sais quelles vilaines balles dum-dum faites maison. Je remarque que sa ceinture est encore sur son pantalon, un Levi’s immonde jeté en boule dans un coin. Seul l’arrache-clou y est encore attaché.
« Baissez vos armes, tous », dis-je.
Personne ne m’obéit. J’ai fait un pas dans la pièce et Kessler est juste derrière moi, essoufflé, l’arme en main. Il essaie de voir ce qui se passe. Astronaut bâille, un long bâillement paresseux de lézard. Le corps de Jean tressaute, remue, oscille. Comme si sa structure atomique avait été dérangée, comme si elle était un supersonique volant trop vite, fracassant je ne sais quelle barrière, et qu’elle se désintégrait sous nos yeux.
J’essaie encore.
« Lâchez vos armes. Tout de suite ! »
Jean, sans lâcher Astronaut des yeux, me fait « chhht » comme si nous étions à la bibliothèque et que je parlais trop fort. Astronaut rit et m’envoie un clin d’œil rapide et reptilien. Pour quelqu’un qui était terré ici afin de fumer du crack, de la meth ou allez savoir ce qu’il concocte sur son établi sophistiqué, il a un sang-froid étonnant, bien campé sur ses deux pieds, les mains encore à demi levées, comme si c’était par choix : « je me soumets à la menace implicite de ton arme à feu, mais je ne vais pas me prendre le chou pour ça non plus ».
La pièce pue : chlorhydrate, ammoniac, sels brûlés. Il y a un bruit de fond, le teuf-teuf sourd du générateur à essence qui alimente l’éclairage au néon : des enseignes de marques de bières, un Johnny Walker kitsch en verre coloré, des guirlandes de Noël électriques. Le fauteuil que Cortez a vu, plus une portion de canapé modulable et une lampe moche, sont aussi tassés là-dedans. On dirait que le type a recréé son habitat naturel sous la surface du monde : un terrarium pour salopard.
Je les regarde alternativement tous les deux, en me livrant à des calculs rapides, comprenant les choses par ordre inverse d’apparition, déroulant le film à l’envers. Cortez a passé la tête hier dans cette pièce et, voyant un homme au regard vide, aux jambes en l’air, a supposé qu’il était mort. Mais Astronaut n’était pas mort, il voguait simplement sur les vagues de la substance ou de la combinaison de substances qui l’ont maintenu à flot toute la semaine. Fabriquant et consommant, plongé dans les vapeurs, heureux comme une palourde dans cette pièce transformée en inhalateur de chaude fumée chimique. Mais à un moment, il est revenu à la vie, a fait un tour de son domaine souterrain, a trouvé Cortez accroupi parmi ses macaronis au fromage et lui a logé une balle dans la tête.
Je ne dois pas perdre de vue le présent, l’histoire se déroule devant moi, les rouages tournent encore, voilà que Jean s’avance, l’arme levée, prête à abattre DeCarlo – comme elle voulait déjà le faire hier, quand elle a demandé à venir avec nous.
« Espèce de monstre », crache-t-elle entre ses dents.
Mais il ne lui prête aucune attention, et répond gaiement : « Tu as réussi, bravo ! »
Comme s’il était fier d’elle. Comme si elle venait d’accomplir le tir parfait au bowling. « Tu es revenue ! Je suis fier de toi, chérie.
— Tu parles !
— Bien sûr que si, petite sœur.
— Arrête.
— D’accord, j’arrête, dit-il en lui souriant, passant la langue sur ses lèvres. J’arrête. Mais je suis très fier de toi.
— Menteur. »
Je le regarde, ce type narquois et nu. Menteur, c’est le moindre de ses défauts. Il les a tous tués. Pas seulement Cortez, pas seulement Nico. Il n’y a pas eu de suicide collectif : c’est lui qui les a tous empoisonnés. C’était son plan B. Rien que le sien.
Jean n’arrive pas à lui tirer dessus, elle y travaille, elle cherche le courage. DeCarlo déplace tranquillement sa main non armée pour se gratter les fesses. Tranquille, bien dans sa peau, totalement perché. Je m’efforce de tout comprendre en détail, réfléchissant aussi vite que je le peux. Qu’est-ce qui le rend fier d’elle ? C’est un mensonge, elle le traite de menteur, mais quelle est la nature du mensonge ?
Elle se prépare : charmant monstre ou non, elle va le descendre. Il a essayé de la tuer, et maintenant elle va l’abattre et toutes les réponses mourront avec lui.
« Jean. »
Elle ne m’entend même pas. « Regarde-moi, dit-elle à Astronaut en passant le doigt sur la ligne de sa cicatrice, comme je l’ai vue faire sans cesse pendant son interrogatoire. Regarde-moi !
— T’es belle, petite sœur. Magnifique.
— Regarde ce que tu as fait de moi. »
Je jette un coup d’œil à l’agent Kessler derrière moi, et je vois bien que ce dialogue le rend aussi perplexe que moi, mais je vois aussi qu’il s’en fiche, les détails ne l’intéressent plus. Tout ce qu’il sait, c’est qu’Astronaut a tué Nico, qu’il aimait, et à présent il lève son propre flingue, essaie de me contourner pour pouvoir viser, alors même que je dis « Jean » d’une voix forte et sèche, pour attirer son attention et l’empêcher de presser la détente.
Il faut que tout le monde attende – oui, il le faut. Car jusqu’ici, rien n’a encore expliqué la mort de Nico. Rien ne m’explique pourquoi il a pourchassé ma sœur, lui a tranché la gorge et l’a laissée agoniser, se noyer dans son sang, mourir seule dans la boue.
« Monsieur DeCarlo. Pourquoi avez-vous tué Nico Palace ?
— Je sais pas qui c’est.
— Pourquoi avez-vous tué la fille que vous appeliez Isis ?
— Désolé, vieux, ça me dit rien. »
Il rit par le nez, et les yeux de Jean brillent de colère, et je sens le souffle furieux de Kessler derrière moi. Astronaut adresse un grand sourire moqueur à la fille, il irradie la méchanceté, debout là dans son peignoir douteux, dans une pièce exiguë pleine de gens qui veulent le tuer. Je sens le flingue dans ma main, le couteau dans ma ceinture, je sens la Terre elle-même réclamer à grands cris la mort de cet homme, empoisonneur, escroc et voleur, mais pour l’instant j’ai besoin que personne ne meure. J’ai besoin d’une pause, j’ai besoin que le temps s’arrête jusqu’à ce que je puisse extirper de ce cagibi fétide les derniers fragments de vérité.
« Nico vous a dit qu’elle s’opposait à la décision de descendre en sous-sol, monsieur DeCarlo. Elle est partie. Elle ne représentait plus aucune menace pour vous, elle n’allait prendre aucune part de votre espace, de votre eau ni de vos narcotiques.
— Ni de ma sauce spaghettis, ajoute-t-il en gloussant de rire. N’oubliez pas la sauce spaghettis.
— Monsieur DeCarlo, pourquoi l’avez-vous tuée ?
— Merde, putain, mon pote, c’est une question pour un philosophe, ça. Pourquoi est-ce qu’on tue ? Pas vrai, petite sœur ? »
La main de Jean remonte vers sa cicatrice, et il y a une sorte de vérité poisseuse dans le sourire malsain et malveillant d’Astronaut, dans la terreur qu’exprime le petit visage de Jean, et j’essaie de tricoter tout cela lorsque Kessler, derrière moi, dit « ça suffit » et me bouscule pour entrer. Soudain, le regard d’Astronaut s’affûte : il l’a reconnu.
« Mais… fait-il. Jordan ?
— Agent Kessler, Ducon.
— Agent ? Hum. »
Il se baisse sur un genou et tire droit dans la poitrine de Kessler, dont le corps entier est projeté contre le mur, et je crie « merde », puis « oh non » parce que Jean vient de faire feu, elle a pressé la détente d’un geste brusque et raté Astronaut d’un kilomètre – mais une étincelle arrachée du mur est captée par l’atmosphère inflammable, qui explose.
Pendant une longue minute, le monde n’est plus que du feu. Le bruit des alambics éclatant tour à tour, l’odeur de brûlé, l’air est en flammes et Kessler aussi et moi aussi, un feu bleu et jaune nous englobe, et je donne de grandes claques à nos corps pour éteindre les flammes tandis qu’à l’autre bout de la petite pièce le corps entier d’Astronaut, imbibé de produits chimiques, s’embrase, et avant qu’il ait pu réagir ou faire un geste il se transforme en torche humaine, pivote sur lui-même et s’écroule. Je sors Kessler de là en deux ou trois grands efforts pour le traîner, couvre son corps avec le mien jusqu’à ce que nous soyons tous les deux éteints.
Finalement, ce sont surtout nos vêtements qui ont pris, ceux de Kessler sont salement brûlés, comme les miens. Le vrai problème, c’est le trou dans sa poitrine, un orifice d’entrée gros comme une balle de golf, dont le sang jaillit comme un geyser, et donc, alors que la chaleur se déverse encore de la petite pièce, dans la puanteur de brûlé et de mort, je suis penché sur Kessler, pantelant dans le couloir, et je couvre sa poitrine de mes deux mains à plat, et le sang venu de son cœur gicle autour de mes doigts.
« Fais pas ça, me dit-il en relevant ses yeux noyés. S’te plaît, non. » Des bulles de sang lui sortent de la bouche en même temps que ses mots et, à la lueur du feu, le sang a l’air noir.
« Essaie de ne pas parler. J’applique une pression sur la plaie. » Je me penche en avant, posant une main à plat sur l’autre, les deux appuyées contre sa poitrine béante.
« Ne mets pas de pression sur la plaie. » Il se redresse avec une force étonnante, chasse mes mains. « Fais pas ça.
— Tais-toi et ne bouge pas, jusqu’à ce que j’aie pu arrêter l’hémorragie.
— Je vais perdre mon sang et mourir.
— Ça, on n’en sait rien.
— Je veux perdre mon sang et mourir. Palace ! C’est tellement mieux qu’une connerie de… de tsunami ou je sais pas quoi. » Il rit, tousse, crache du sang. « C’est le meilleur scénario. »
Ça ne me plaît pas. Je secoue la tête. L’idée de le laisser là… « Tu es sûr ?
— Oui. Bon Dieu, oui. On a eu le monstre ?
— Pas encore.
— Alors va le finir.
— La finir.
— Quoi ? »
La porte de la petite pièce est ouverte derrière nous, et Astronaut, je le vois bien, est en train de fondre et de se consumer, mais ça n’a pas d’importance. C’est Jean, c’est Jean qui file à la périphérie de mon champ de vision, en espérant passer inaperçue, mais je la vois – je la vois.
Je ne sais pas pourquoi c’est important, mais je sais que ça l’est. Obtenir le reste de l’histoire, entendre des aveux, cocher les dernières cases.
Quand on élucide un meurtre, on ne le fait pas pour la victime, car après tout elle est morte. Élucider un meurtre sert la société en restaurant l’ordre moral qui a été bouleversé par un coup de feu, un coup de poignard ou du poison, et ça contribue à préserver cet ordre moral en avertissant d’autres personnes que certains actes ne peuvent pas être commis impunément.
Mais la société est morte. La civilisation n’est plus qu’un ensemble de cités en flammes, ses animaux terrifiés se serrent autour des silos à grains, et se poignardent les uns les autres pour le dernier paquet de Pringles devant des épiceries en cendres.
Et pourtant, même ainsi, me voilà, chargeant dans le noir vers l’escalier, suivant la petite silhouette fébrile de Jean.
Je ne lui crie pas de s’arrêter, car elle ne le fera pas. Je ne lui crie pas « Police ! » parce que je ne suis plus policier, depuis un bon bout de temps. J’entends ses pieds fins sonner sur les marches, j’entends l’étroit escalier métallique remuer tandis qu’elle file vers la lumière. Je me lance à sa poursuite, me jette pour la dernière fois sur les marches, j’assemble les dernières pièces du puzzle, en suivant Jean vers l’inconnu.
Regarde ce que tu as fait de moi…
J’évite des petits tas de gravats sur la dernière marche pour surgir dans le garage, et malgré l’horreur de tout ce qui est en train de se passer, l’envie désespérée de rattraper cette fille et d’obtenir le reste de l’histoire, j’éprouve une bouffée de soulagement à l’idée d’en avoir fini avec ce bunker, cette crypte. Je jaillis hors du trou et engloutis l’air et la lumière à grandes goulées, comme un plongeur faisant surface.
Je traverse en titubant le garage à trois places, en contournant les cratères et les tas, puis me voici dans le couloir et je vois Jean qui court comme une dératée à quelques pas devant moi, dans ce long couloir où j’ai commencé mes recherches, le couloir marqué du sang de ma sœur et du sien, une trace sortant, une autre entrant.
Je devais l’arrêter, tu comprends… Il le fallait…
Je suis bien plus rapide que Jean. Elle est vive et décidée, mais moi je suis grand, j’ai les jambes très longues, et je suis décidé aussi, alors je le fais : à l’instant où la porte vitrée du commissariat se ferme derrière elle, je la rouvre, me lance, l’attrape par les jambes et la fais tomber dans la boue, puis je me relève d’un coup, si bien que le temps qu’elle se soit retournée je suis au-dessus d’elle, je la domine de toute ma hauteur, mes armes sorties, le couteau et le flingue.
« Pitié, me dit-elle, le corps tremblant, les mains étroitement jointes. Pitié. »
Je la regarde avec fureur. Nous sommes entourés de buissons hirsutes, d’un vert agressif dans la lumière du jour. Le vent d’automne soulève mes cheveux, chatouille mes manches de chemise.
« S’il te plaît, me dit-elle doucement. Fais ça vite. »
Elle présume que mon intention est de la tuer. Ce n’est pas le cas, mais je ne le lui dis pas. Sa personne ne m’intéresse en rien. Je ne bouge pas, je reste là, avec le couteau de boucher et le SIG, et je vois qu’elle voit tout cela, je vois qu’elle voit mon regard vide.
« Dis-moi. » Ma voix aussi est vide, vide et froide.
Les drapeaux flottent dans le vent, leurs cordons agités font un petit tink-tink-tink contre les mâts.
« C’est moi qui l’ai tuée.
— Je sais.
— Je regrette.
— Je le sais aussi. »
Ce que je veux dire, c’est : « Je m’en fous. » Ses regrets ne sont pas pertinents. Ce que je veux, ce sont des réponses, le besoin de réponses me gonfle la poitrine, mes armes tremblent dans mes mains. Elle croit que je vais la buter sur place, elle me croit assoiffé de vengeance, prêt à tout massacrer. Mais elle se trompe, ce n’est pas ce que je veux. La vengeance est la plus bidon des motivations, une breloque en toc. Je veux des réponses, c’est tout.
« Il t’a obligée à le faire. »
Le mot « oui » sort de ses lèvres, doux et tranchant à la fois, un petit souffle douloureux.
« Comment t’a-t-il forcée ? Jean ? »
Les yeux fermés, le souffle court : « Je… Je ne peux pas.
— Jean ! »
Elle a suffisamment souffert. J’en ai conscience. Mais nous en sommes tous là. Tout le monde a assez souffert.
« Comment ? Quand ?
— Dès que… »
Un spasme soulève son corps entier et elle détourne la tête. Je m’accroupis, lui prends le menton, tourne son visage vers moi. « Dès que vous êtes descendus ? »
Un hochement de tête. Oui.
« Entre 16 h 30 et 17 h 30 mercredi dernier. Disons 5 heures. 17 heures, le 26 septembre. Que s’est-il passé ?
— Il a dit qu’on allait faire une petite fête. Pour célébrer notre nouvelle vie. On ne peut pas être tristes, a-t-il dit. Une nouvelle vie. Des temps nouveaux. On n’a même pas, vous savez… même pas déballé les affaires. Ni exploré les lieux. C’était juste… aussitôt arrivés en bas, on s’est assis.
— Dans la pièce marquée dames.
— Oui. »
Elle hoche la tête, encore et toujours. Je ne la laisserai pas redevenir comme elle était dans la cellule, se retirer en elle-même, s’éloigner en flottant telle une capsule spatiale dérivant loin de son vaisseau.
Je reste proche, continue de sonder son regard. « Est-ce que ça t’a paru étrange ? De faire une fête, comme ça, à un moment pareil ?
— Non. Pas du tout. Je me suis sentie soulagée. J’en avais marre d’attendre. Parry n’allait pas venir. “Résolution.” Rien n’allait se passer. On l’avait tous compris, à ce moment-là. Le moment était venu de passer au plan B. J’étais contente. Astronaut aussi. Il a versé à boire à tout le monde. Proposé un toast. » L’ombre d’un sourire passe sur ses traits, un vestige d’affection pour le leader charismatique, et disparaît aussitôt. « Mais ensuite il… il a commencé un discours. Sur notre loyauté. Sur le fait qu’on avait perdu notre discipline. Que le plus dur n’avait même pas encore commencé. Il a dit que le comportement qu’on avait eu dehors, quand on traînait en attendant, c’était nul. Qu’on était des faibles. Il a écrit une phrase à la bombe sur le mur. »
J’écoute. Je suis en bas avec elle, je vois le visage de l’homme se tordre de colère, je regarde les mots apparaître sur le mur : marre de ces conneries.
« Et ensuite, il s’est mis à parler de Nico. Il nous a dit : regardez qui n’est pas ici. Regardez qui nous a abandonnés. Qui nous a trahis. »
Kessler avait raison à propos de DeCarlo. Il l’avait bien cerné. Le suicide ne correspondait pas au profil, mais ceci, oui : la dynamique en groupe/hors groupe. Des jeux cruels. Des tests de loyauté. Et la drogue, bien sûr, Big Pharma et son talent pour la cuisine chimique. Il avait pris la résolution de tuer tous ses anciens camarades de conspiration – il était en train de le faire en ce moment même, chargeant joyeusement le thé de tous –, mais d’abord il allait s’amuser un peu.
« Continue, je t’en prie. »
Jean me regarde d’un air impuissant, pitoyable. Elle voudrait désespérément mettre fin à cette conversation, éviter d’aller jusqu’au bout. Juste reposer en paix comme l’agent Kessler, attendre la fin.
Je me vois moi-même, une émanation de moi, sortir de mon corps, courir lui chercher une couverture, la soulever doucement, lui apporter de l’eau, la protéger. Une jeune fille, récemment traumatisée, recroquevillée de terreur sur le sol, dehors. Mais ce que je fais, c’est rien, ce que je fais c’est rester planté là, les poings serrés sur mes armes, en attendant qu’elle poursuive.
« Le reste. Raconte-moi le reste.
— Il, euh… il m’a regardée. M’a regardée, moi. Et m’a dit que j’étais la pire. La plus faible. Et il m’a dit ce que je… ce que j’avais à faire. Pour gagner ma place. »
Ses lèvres se retroussent, son visage se pince. Ses mots sont des pierres émoussées, qu’elle crache une par une. « J’ai dit : “Je ne peux pas.” Il m’a répondu : “Alors salut, et bonne chance. On se fera une joie de boire ta ration d’eau, petite sœur. Et de manger ta ration de bouffe.” » Elle ferme les yeux et je vois les larmes monter sous ses paupières. « J’ai cherché le regard des autres, pour trouver de l’aide… ou de la pitié, ou… »
Elle baisse la tête. Elle n’a reçu aucune aide et aucune pitié. Ils avaient peur comme elle, tous autant qu’ils étaient, Tick, Valentine, Little Man, sa vieille copine Sailor, son pote Delighted, tous aussi terrifiés et perdus, tous fermement tenus dans la poigne de leur leader. À une semaine de l’impact, et vivement conscients de l’état d’isolement qu’ils avaient atteint, tandis que le monde se réduisait peu à peu à une tête d’épingle, comme le cercle noir à la fin d’un dessin animé Looney Tunes. Et pendant ce temps, leur meneur et protecteur retirait ses couches comme des peaux d’oignon pour leur révéler son noyau dur de cruauté.
Donc, Astronaut dit à Jean de partir, il lui dit « lève-toi », et elle obéit, elle se lève, elle s’en va… et tout en me racontant cette histoire, elle se dissout. Elle voit ce souvenir se compléter en sortant des brumes de l’oubli, et cela la tue, je le vois clairement. Chacune de ses phrases la tue un peu plus. Chacun de ses mots.
« J’adorais Nico. C’était mon amie. Mais pendant que je montais les marches, ma tête est devenue… je ne sais pas. Creuse. Il y a eu des cris, des voix bizarres en train de crier, et puis… des rires ?
— Tu hallucinais. Il t’avait droguée. »
Elle hoche la tête. Elle le sait déjà, je crois. Des voix bizarres et des bouffées sombres du cruel courage contenu dans son thé. L’ingrédient secret qu’il y avait mis pour augmenter un peu son divertissement personnel. Son jeu, son poisson d’avril apocalyptique. Étant donné son overdose et les pertes de mémoire consécutives, il doit s’agir d’un hallucinogène, un anesthésiant dissociatif quelconque ; du PCP, peut-être, ou de la kétamine. Mais je ne saurais le dire avec certitude, ce n’est pas mon domaine d’expertise, et si cela pouvait arranger quoi que ce soit je lui ferais une prise de sang, je la piquerais avec une aiguille pour capter toute molécule attardée flottant encore dans ses veines. Envoyez-moi ça au labo, les gars !
Les autres ont reçu un traitement encore pire, bien sûr. C’était là le vrai plan B d’Astronaut. L’eau et les vivres étaient limités, tout était limité, et il ne comptait pas partager, pas une seconde.
Jean est donc en train de monter l’escalier branlant avec le couteau denté d’Astronaut, qui la pousse par la trappe en lui donnant le prix de son avenir. Elle surfe sur une vague sombre, des horreurs chimiques déchaînées tournoient dans ses tripes en même temps que la terreur. Elle cherche Nico.
Elle me regarde soudain avec de l’espoir dans les yeux, une petite étincelle de joie. « Tu sais quoi ? Tu sais ce que je me rappelle ? Je me rappelle avoir pensé : elle est sans doute déjà loin. Parce qu’elle m’avait prévenue qu’elle comptait s’en aller, dans l’escalier, elle me l’avait dit. Et ensuite, avec la petite fête, et le discours, on était en bas depuis au moins, je ne sais pas… une demi-heure ? Il nous avait fait asseoir, nous avait fait son speech, ça avait pris du temps. Si elle était sur le départ, elle n’était déjà plus là. Je me rappelle avoir pensé ça. »
J’y avais pensé aussi. C’est conforme à la chronologie que j’ai établie dans ma tête.
« Mais non, elle était encore là. Pourquoi est-ce qu’elle était encore là ?
— Les chips, dis-je.
— Quoi ?
— Le voyage promettait d’être dur. Elle a pris tout ce qu’elle a trouvé dans le distributeur. »
Elle a pris le temps de vider cette machine, d’y coincer la fourchette, d’y passer un cintre ou ses bras minces pour tout vider, elle a pris ce temps et cela lui a coûté la vie.
« Alors, tu l’as attaquée.
— J’imagine.
— Tu imagines ?
— Je n’en ai aucun souvenir.
— Tu n’as aucun souvenir de l’avoir agressée ? Ni d’elle se battant avec toi ? »
Ses mains montent vivement vers sa figure, vers ses bleus et ses égratignures, puis redescendent. « Non.
— Tu ne te souviens pas des bois ? »
Elle tremble. « Non. »
Je me penche sur elle, le flingue et le couteau toujours dans les mains. « Tu te souviens de quoi, Jean ? »
Elle se souvient de l’après, me dit-elle. Elle se revoit courant vers le garage, et trouvant l’ouverture dans le sol scellée. Et comprenant, même dans son désespoir noir et confus, comprenant ce que cela voulait dire. Toute l’histoire n’était qu’une blague, il savait depuis le début qu’elle ne pourrait pas redescendre. Parce qu’Atlee Miller était passé sceller l’entrée, comme prévu par Astronaut.
Et ensuite, il n’y avait plus que l’évier. Rien que l’évier, et les couteaux, et la conscience de ce qu’elle avait fait et de l’avoir fait pour rien – pour rien –, et puis s’ouvrir la gorge comme elle avait ouvert celle de Nico. Enfoncer la lame aussi loin qu’elle pouvait le supporter, jusqu’à ce que le sang s’échappe d’elle et qu’elle pousse des cris perçants, et qu’elle parte en courant, fuyant le sang, fuyant dans les bois.
Voilà l’histoire. C’est toute l’histoire, dit-elle, et elle tremble par terre, les traits zébrés de chagrin, mais moi je fais les cent pas au-dessus d’elle, c’est toute l’histoire, me dit-elle, mais il doit y avoir autre chose, c’est forcé. Il manque des pièces au puzzle. Il doit y avoir une raison, par exemple, pour que s’ouvrir la gorge se soit présenté comme la méthode logique – était-ce encore une manipulation d’Astronaut, ou une improvisation, le moyen le plus efficace sur le moment ? Et elle avait sûrement reçu l’ordre de rapporter quelque chose. Si elle était censée gagner sa place dans le bunker en tuant Nico, elle devait sûrement rapporter un gage pour prouver qu’elle l’avait fait.
Je me jette au sol dans la boue, lâche les armes et la saisis par les épaules.
Je crie, je montre les dents. « J’ai encore des questions.
— Non. Je t’en supplie.
— Si. »
Parce que je ne peux pas élucider le crime tant que je ne sais pas tout, et que le monde ne peut pas disparaître en laissant cette affaire en plan, un point c’est tout, si bien que je serre ses épaules plus fort en exigeant qu’elle se souvienne. « Il faut qu’on reparte dans les bois, Jean. La partie qui se passe dans les bois.
— Non. Je t’en supplie…
— Si, Jean, mademoiselle Wong. Tu la trouves dehors. Est-ce qu’elle s’étonne de te voir ?
— Oui. Non. Je ne sais plus.
— Je t’en prie, essaie de te rappeler. Elle est surprise ? »
Jean hoche la tête. « Oui. Arrête, s’il te plaît.
— Tu as le couteau en main à ce moment-là…
— Je ne sais plus.
— Tu lui cours après…
— Sans doute.
— Pas de “sans doute”. Tu l’as pourchassée dans les bois, oui ou non ? Tu as franchi ce ruisseau ?
— Pitié… pitié, arrête. »
Le regard terrifié de Jean croise le mien, et ça marche, je vois qu’elle revoit tout, qu’elle se revoit là-bas, j’y arrive, je vais recevoir l’information qu’il me faut, elle y est en ce moment, sur la scène de crime, le couteau à la main, le poids de Nico se débattant sous elle. Et moi, où étais-je ? J’étais en route, mais je n’étais pas encore arrivé, j’ai mis trop de temps, j’aurais dû être là pour la sauver mais je n’y étais pas et ça me brûle, mon sang est brûlant. Il m’en faut davantage, il me faut tout.
« Est-ce qu’elle t’a implorée de lui laisser la vie sauve ?
— Je ne me souviens pas.
— Oui ou non, Jean ? »
Elle n’arrive pas à parler. Elle me fait signe que oui, hoche la tête en pleurant à chaudes larmes, gigote pour que je la lâche.
« Est-ce qu’elle criait ? »
Encore des hochements de tête, impuissants.
« Elle t’a suppliée d’arrêter ? Mais tu as continué ?
— S’il te plaît…
— Il y a encore des choses que j’ai besoin de savoir.
— Non. Non, plus rien… OK ? Tu n’as plus besoin de rien savoir. Vraiment pas, d’accord ? »
Sa voix est changée, haut perchée et suppliante, comme celle d’un petit enfant, d’un bambin suppliant qu’on lui dise qu’une chose déplaisante n’est pas vraie. Je ne dois pas vraiment aller chez le docteur, hein ? Je ne dois pas vraiment prendre mon bain. Jean et moi restons dans la même position pendant une minute, dans la boue, moi lui serrant fermement les épaules, et je sens, soudain, où nous en sommes rendus, ici, ce qui se passe. Ce que l’astéroïde lui a fait est fait, et ce qu’Astronaut lui a fait est fait, et à présent je suis là, moi, son ultime et pire terreur, en train de la forcer à regarder dans ce puits de ténèbres, à patauger dedans comme si le moindre détail comptait, comme si cela pouvait compter.
Je la lâche et elle éloigne sa tête de moi, en émettant des gémissements graves et terrifiés, comme un animal sur le sol de l’abattoir.
« Jean. Jean. Jean. Jean. » Je répète son nom jusqu’à ce qu’elle cesse de geindre. Je le dis doucement, de plus en plus doucement, jusqu’à ce que ce ne soit plus qu’un soupir, « Jean, Jean, Jean », un petit souffle apaisant, rien que ce mot, « Jean ».
Je suis maintenant assis par terre à côté d’elle. « Quand tes parents t’ont-ils donné ce bracelet ?
— Le… quoi ? »
Sa main droite se déplace vers son poignet gauche et elle effleure des doigts le bijou fantaisie.
« Tu m’as dit, la première fois qu’on en a parlé, que c’étaient tes parents qui t’avaient offert ce bracelet à breloques. C’était pour ton anniversaire ?
— Non. Pour ma première communion. »
Je souris. Je me penche en arrière, attrape mes genoux pour garder mon équilibre. « Ah oui ? Ça veut dire que tu avais quel âge ?
— Sept ans. J’avais sept ans. Ils étaient très fiers de moi.
— Tu penses, j’imagine, oui. »
Nous restons là un moment, dans la boue de la pelouse, et elle me raconte tout, me peint le tableau : la nef élancée de l’église Sainte-Marie de Lansing, Michigan, les flammes dansantes des cierges, les chaudes harmonies du chœur. Elle en a gardé beaucoup de souvenirs, compte tenu de son jeune âge à l’époque et de tout ce qui lui est arrivé depuis. Au bout d’un moment, je lui conte à mon tour quelques-unes de mes anecdotes d’enfance préférées : mes parents nous emmenant boire des milk-shakes au vieux Dairy Queen le samedi soir ; les bandes dessinées Batman que j’achetais au 7-Eleven le soir après l’école ; les balades avec Nico d’un bout à l’autre de White Park, quand elle apprenait à faire du vélo et qu’elle ne voulait plus en descendre, qu’elle voulait juste pédaler encore et encore et encore.