Samedi 29 septembre
Ascension droite : 16 53 34,9
Déclinaison : − 74 50 57
Élongation : 82,4
Delta : 0,368 ua
De la manière dont je vois les choses, si Cortez a correctement analysé la mécanique en jeu dans le garage du commissariat et que c’est bien une épaisse cale en béton qui est enfoncée dans ce sol comme un bouchon dans une bouteille, alors ils ne peuvent pas avoir fait cela eux-mêmes. Quelqu’un est passé après que Nico et sa bande sont descendues, et si l’on présume que tout le monde est descendu ensemble, alors c’est quelqu’un d’extérieur – quelqu’un qui a été engagé et payé pour ce boulot, embauché pour sceller la tombe.
Et voilà que j’apprends l’existence d’un chantier de bétonnage récemment exécuté dans les environs, l’existence d’un groupe d’hommes offrant leurs services pour toutes sortes de petits boulots, mais plus particulièrement spécialisés dans le travail du béton.
Il ne m’en faut pas davantage. Me voilà reparti, roulant vers le sud sur la Route n° 4, au milieu de la nuit. « Entre trente et cinquante bornes, m’a dit Billy. C’est là que commencent les terres des fermes amish, les étals de fruits et tout ça. Tu peux pas le rater. »
Houdini est dans la remorque et ma grosse Eveready, scotchée au guidon, projette un faisceau tressautant sur la chaussée devant nous.
Tout en pédalant, j’imagine l’inspecteur Culverson riant doucement de moi et de ma logique de jeune flic plein d’ardeur. Je le vois, sur la banquette d’en face dans notre coin du Somerset Diner, me regarder, tranquillement amusé, en faisant rouler son cigare d’un coin à l’autre de sa bouche. Je l’entends sonder les trous dans ma théorie comme si c’était une dent branlante.
Il pose ses questions précises de sa voix douce, roule des yeux en direction de Ruth-Ann, la serveuse, qui se joint à lui pour se moquer de ce bon vieux Hank Palace avant d’aller refaire du café.
Mais le Somerset Diner a fini par fermer, et Culverson et Ruth-Ann sont là-bas, à Concord, et moi je n’ai plus nulle part où aller sinon droit devant, ce qui fait que je suis là : Route 4 vers le sud en direction du « bas du comté ». Je m’accorde un peu de sommeil sur une aire de repos désertée, déroulant mon sac de couchage sous une carte de l’État d’Ohio, vous êtes ici, l’alarme de ma Casio réglée sur 5 heures.
Quand Sandy m’a demandé un nom, j’ai dit « Naomi » sans réfléchir – même si Alison Koechner est la fille que j’ai aimée le plus longtemps et Trish McConnell celle que j’ai abandonnée, j’ai dit « Naomi » tout de suite.
Je pense à elle dans les plages de calme, ces moments dégagés par l’absence de télévision, de radio et du tumulte de la compagnie humaine normale, les moments qui ne sont pas comblés par des raisonnements d’enquêteur ni par le discret roulement de tambour de la peur.
J’ai rencontré Naomi Eddes au cours d’une enquête, et essayé de la protéger sans y parvenir. Une nuit ensemble, c’est tout ce que nous avons eu, c’est à peu près ça : un dîner chez Mr. Chow, thé au jasmin et nouilles sautées, puis chez moi, et c’est tout.
Parfois, quand je ne peux plus m’en empêcher, j’imagine comment les choses se seraient terminées pour nous, sans cela. Des avenirs possibles font surface comme des poissons remontés des profondeurs : comme des souvenirs d’événements qui n’ont jamais pu se produire. Nous aurions pu être un jour une de ces heureuses familles de sitcom, joyeusement bordéliques, avec un alphabet aimanté multicolore tout en désordre sur la porte du frigo, avec les corvées du quotidien et le jardinage, les enfants que l’on accompagne à la porte le matin. Des conversations murmurées tard le soir, quand nous aurions été les seuls de la maisonnée à ne pas dormir.
Inutile de s’attarder là-dessus.
Ce n’est pas seulement le présent d’une personne qui meurt avec elle, quand elle est assassinée, noyée ou qu’un rocher géant lui tombe sur la tête. C’est le passé, aussi, tous les souvenirs qui n’appartenaient qu’à elle, ce qu’elle a pensé et jamais dit. Et tous ces futurs possibles, tout ce que la vie lui aurait réservé. Le passé, le futur, le présent, tous brûlés ensemble comme un fagot.
Le scénario le plus probable, cependant, toutes choses étant égales, si Maïa n’avait jamais obscurci le ciel : j’aurais simplement fini seul. Comme l’inspecteur Russel : un bureau propre, pas de photos, carnet ouvert, empilant les heures. Inspecteur consciencieux à quarante ans, vieux sage du service à soixante, débris docile à quatre-vingt-cinq, ruminant encore des affaires résolues ou non des années plus tôt.
Tous les étals installés en bord de route par les amish se ressemblent : des caisses en bois qui grincent, des paniers vides. Les fruits et légumes, bien évidemment, sont de l’histoire ancienne. Idem pour les tartes et les gâteaux ; le miel amish, le fromage amish, les bretzels amish.
Sur une quinzaine de kilomètres, j’ai l’impression d’en voir des dizaines, et chaque fois je descends de vélo pour chercher soigneusement la moindre trace de bétonnage. À un endroit, de minces poteaux cylindriques soutiennent un auvent en bois ; à un autre, de jolies marches arrondies relient les présentoirs extérieurs à la petite boutique. Encore et toujours, mon corps endolori descend de la bicyclette, la cale sur sa béquille, et se met à quatre pattes pour scruter un terrain abandonné, à la recherche d’un logo rouge tout simple, le mot joy. Encore et toujours, Houdini saute de la remorque et farfouille à mes côtés comme s’il savait ce que nous cherchons – et nous passons ensemble devant des paniers d’osier vides et des carnets de fin papier à reçus.
Une journée entière comme ça. Presque toute une journée gâchée, à ne rien trouver, puis vient la fin de l’après-midi, et chaque fois que je remonte en selle je me dis : peut-être que c’est tout, peut-être que je n’irai pas plus loin, mais je ne peux pas faire demi-tour ; imagine, si je rentrais les mains vides ? J’ai mal partout, je crève de faim, les repas de poulet sont déjà un lointain souvenir et toutes ces enseignes délavées, décorées de tartes et de bretzels, n’arrangent rien.
« Bon, dis-je à Houdini lorsque j’en suis à la sixième, la huitième ou la centième de ces petites échoppes abandonnées. Alors, on fait quoi, maintenant ? »
Il y a Cortez, à Rotary, qui m’attend avec impatience, assis en tailleur sur une trappe secrète : Alors ? Il y a l’inspecteur Culverson, au Somerset, souvenir bénit, tirant avec ironie sur son cigare. Ne me fais pas dire que je te l’avais bien dit, Stretch.
Sauf que tout à coup, voilà – cinq cents mètres plus loin sur la Route n° 4, alors qu’il reste juste assez de jour pour que j’y voie clair –, voilà. Ce n’est pas une marque en creux sur un poteau planté en terre, tout compte fait, ni au bas d’une marche, mais deux mots au-dessus de ma tête, inscrits sur un immense panneau, tout là-haut, en lettres rouges hautes de trois mètres. joy farms.
Et puis, en dessous, en lettres plus petites : fermé, plus personne ici. Et encore en dessous : jésus = le salut.
Il y a aussi un petit étal au pied du panneau, et quelques minutes d’investigation me suffisent pour trouver un étroit chemin, perpendiculaire à la route, qui s’en va dans les champs de maïs. Je m’arrête, regardant tour à tour le panneau et la route, puis je souris, tout simplement, je souris jusqu’à en avoir les joues crispées, rien que pour ressentir ce que ça fait, ne fût-ce qu’une seconde. Ensuite, j’engage mon vélo dans le chemin.
Au bout de quelques centaines de mètres à serpenter entre les rangs de maïs, ce chemin devient un sentier, et quand il diminue encore il devient impraticable pour la remorque, si bien que je sors mon couteau suisse et me sers de la clé pour la détacher. Je laisse le chariot derrière moi et continue de rouler, de plus en plus loin entre les champs. Au bout de dix minutes, un quart d’heure, les nuages se disloquent et commencent à m’inonder le front. Mes roues deviennent glissantes sur le sentier mouillé. Je plisse les paupières, m’essuie les yeux, les essuie encore, je pédale avec davantage de prudence, ralentis. La sente étroite serpente encore dans le maïs jusqu’à ce que je me retrouve à un croisement, puis un autre. Je choisis mon itinéraire au hasard, et comprends au bout d’un moment que je suis perdu dans un dédale de chemins de terre. Il pleut à verse, maintenant, ce qui contribue à m’égarer. Je me dresse en danseuse sur les pédales et me penche un peu en avant, en tâchant de protéger Houdini avec mon corps – Houdini qui a trouvé le moyen de s’endormir. Je continue, de plus en plus loin sur un chemin couvert de gravier, et c’est dur, il pleut des cordes, les gouttes traversent mes sourcils et me détrempent les joues, l’espace d’un instant je tourne les yeux vers les cultures de maïs noyées, et quand je regarde à nouveau devant moi il y a un homme, grand, large d’épaules, coiffé d’un chapeau noir, à cheval, en plein milieu du chemin, des rideaux de pluie s’ouvrant en deux sur son visage, un fusil de chasse braqué sur moi.
Je lui dis bonjour.
Il tire un coup en l’air.
J’ai un mouvement de recul et je braque le guidon vers la droite, ce qui me fait sortir du chemin pour m’échouer dans les tiges de maïs. Je me débarrasse du vélo, Houdini saute du panier. Je pars en courant, les mains sur la tête. Encore deux coups de fusil. Chacun émet une détonation puissante, ka-boummm, comme s’il me tirait dessus avec un canon.
« Arrêtez ! je crie depuis le sol, les mains plaquées des deux côtés de la tête. Arrêtez, je vous en supplie ! » Je rampe entre les tiges et les rideaux de pluie. Le cœur battant à tout rompre. Le chien se met debout en trébuchant, trempé par la pluie, regarde autour de lui et se met à aboyer.
La fusillade a cessé. Je suis au sol. Je ne suis pas touché, pas blessé, trempé de pluie, à demi dissimulé par les rangs de maïs. Je vois les sabots du cheval avancer vers moi en soulevant des gerbes d’éclaboussures.
« Partez, me lance l’inconnu.
— Attendez.
— Partez tout de suite. »
J’attrape le tee-shirt blanc sur lequel Houdini était couché dans le panier et l’agite en l’air pour signaler ma reddition, la paix, attendez une seconde, bon sang. Les sabots approchent toujours plus vite, coupant à travers les rangs de maïs – Houdini aboie après la masse prodigieuse du cheval.
« Attendez », dis-je de nouveau, et je lève les mains devant mon visage en comprenant ce qui se passe, mais c’est trop tard : cheval et cavalier sont juste au-dessus de moi, et un sabot antérieur, énorme, traverse le ciel pour venir me frapper au flanc, dur comme un fer à repasser. Pendant une seconde ou deux, je ne sens rien, puis soudain tout, une gerbe d’étincelles de douleur éclate dans mon corps entier, et je suis en mouvement, je me retourne comme une crêpe, d’un coup, sur le ventre.
Mon front atterrit dans la boue, je suis comme la fille dans la clairière, cette fille morte que nous avons trouvée et qui en fait ne l’était pas, morte.
Comment s’appelait-elle, déjà ? Lily. Elle s’appelait Lily. Non… c’est… attendez… qu’est-ce que c’était… il fait sombre, ici. J’ai un goût de terre dans la bouche. Je perds connaissance. Je me sens partir. Je serre les dents pour repousser les ténèbres. J’entends le chien aboyer, hurler, et la pluie tambouriner tout autour de nous.
La douleur m’assaille de nouveau et je hurle, mais le cavalier ne peut pas m’entendre : il est tout là-haut, Zeus en selle, et moi tout en bas, la tête en pleine confusion, je ne suis qu’une pulsation de douleur. Je me force à me retourner, lève mes yeux clignotants vers le ciel sombre empli d’orage. L’homme au chapeau noir a le fusil dans une main, les rênes dans l’autre, on dirait une peinture de scène de bataille, la charge de la cavalerie, les cavaliers vengeurs.
J’essaie de dire : « Je m’appelle Palace », juste en remuant les lèvres. Ma langue pend librement, la pluie me tombe dans la bouche et je pense à ces dindons dont on entend parler, qui meurent noyés, le regard fixe et idiot, le bec ouvert, sous la pluie. Le cheval, agité, piétine d’avant en arrière, l’homme le retient avec les rênes. Mon chien tournicote confusément autour des jambes du grand animal. Des lumières minuscules et folles explosent sur l’horizon noir de ma vision, et ma bouche reste béante, la pluie s’y engouffre.
Je tente encore d’articuler des mots, et je renonce : je ne peux pas parler.
Mon agresseur, l’amish au chapeau noir, est en train de dire à son cheval : « tout doux, mon grand, tout doux », puis il se laisse glisser de la selle et ses pieds touchent le sol devant mes yeux. Je contemple ses bottes. Je ressens une mollesse nouvelle dans mon flanc. Une côte cassée. Peut-être plusieurs.
« Vous devez partir », me dit l’homme en s’accroupissant. Son visage envahit mon champ de vision. De grands yeux, un collier de barbe noir parsemé de gris.
« Il faut juste que je vous pose quelques questions », dis-je, du moins j’essaie – je ne sais pas si j’y arrive ou non, ma voix gargouille.
L’homme recule son torse, se lève, bien droit. En plus de son fusil, il a une fourche accrochée dans le dos. Un long manche en bois, trois pointes : un outil simple et brutal. Il me domine de sa hauteur, et on dirait Satan : la barbe, la fourche, le regard ardent. Tout ce que je veux, c’est lui poser quelques questions. J’ouvre la bouche, elle s’emplit aussitôt de sang. Le sang me coule sur toute la figure ; j’ai dû m’ouvrir le front sur un caillou. C’est une mauvaise nouvelle. C’est un problème. Du sang sur le visage venant d’une coupure au front, du sang remontant et menaçant de me noyer de l’intérieur. Du sang sur les couteaux et dans l’évier.
L’homme retire la fourche de son dos, me donne un petit coup dans la poitrine, du bout d’une des pointes recourbées, tel un flic secouant un poivrot. C’est sûr que j’ai plus d’une côte cassée. Je les sens qui me griffent les entrailles comme des doigts crochus.
« Il faut que vous partiez, insiste-t-il.
— Mais attendez, parviens-je à souffler en levant les yeux vers lui. Attendez. J’ai besoin que vous répondiez à quelques questions.
— Non. » Il se rembrunit encore. La pluie dégouline des bords de son chapeau. « Non.
— Je cherche un homme, ou des hommes, qui…
— Non. Stop. »
Il me pousse une fois de plus du bout de sa fourche, en plein torse, et la douleur danse dans ma cage thoracique et me remonte au cerveau comme un éclair de foudre. Je m’imagine épinglé au chemin, me tortillant comme un insecte. Et pourtant je parle, je continue de parler, je ne sais même pas pourquoi.
« Je cherche quelqu’un qui a réalisé un travail de bétonnage.
— Vous devez partir. »
L’homme commence à marmonner pour lui-même dans une langue étrangère. Du suédois ? Non. J’essaie de me remémorer ce que je sais sur les amish. De l’allemand ? Il incline la tête, joint les mains et continue d’émettre un flot de paroles bas et guttural, et pendant ce temps je me hisse sur mes pieds avec effort, la tête me tourne, je retombe.
J’ai les yeux pleins de sang, que j’essuie avec mes mains. Je me penche en avant et prends quelques respirations horribles, la gorge sèche comme de la laine de verre, l’estomac serré par des spasmes successifs. Je me demande où sont les Asiatiques, ses employés ou amis. Je secoue la tête pour tenter de m’éclaircir les idées, et suis récompensé par une nouvelle pulsation de douleur qui me désoriente.
« Je cherche des hommes qui ont fait un travail de bétonnage dans un commissariat, à Rotary. » Je parle lentement, un mot après l’autre, tandis que le sang coule des commissures de mes lèvres, comme si j’étais un monstre qui vient de dévorer une proie.
L’amish ne me répond pas, il continue de parler à ses mains jointes. Il prie, à moins qu’il soit fou, peut-être qu’il parle juste tout seul, qu’il canalise des voix venues d’ailleurs. Il semble être tout au bord de quelque chose. Il est grand et solidement bâti. Un torse large qui paraît construit avec de larges poutres en bois. Barbe épaisse, cheveux gris épais sous le chapeau. Un cou fort et large. Visage sévère et ridé, le visage d’un roi souterrain dans un conte pour faire peur aux enfants.
La pluie s’abat toujours en rideaux mouvants, qui lui fouettent le visage. La fourche tremble dans son poing serré.
« Pitié, dis-je, mais il abaisse la fourche et lève le fusil.
— Pardon, souffle-t-il. Doux Jésus, pardonnez-moi. »
J’enfonce le menton dans ma poitrine, bouge la tête pour esquiver le canon. Même maintenant, même encore, la mort me fait peur. Même maintenant. Je la flaire, l’odeur aigre de ma terreur, qui flotte autour de moi comme un brouillard.
« Doux Jésus, pardonnez-moi », répète-t-il, et je suis à peu près sûr que ce n’est pas à moi qu’il demande le pardon, il ne dit pas « Doux Jésus » simplement pour renforcer son propos. Non, il demande à Jésus de le pardonner, pour ce qu’il a fait, pour ce qu’il s’apprête à faire.
« Monsieur, dis-je le plus rapidement et le plus clairement possible, ma sœur a disparu. Il faut que je la retrouve. C’est tout. Il faut que je la retrouve avant la fin du monde. »
Ses yeux de vieillard s’agrandissent, et il s’accroupit pour approcher son visage tout près du mien. Pose son fusil, et essuie prudemment le sang de mes yeux avec ses doigts.
« Il ne faut pas prononcer ces mots-là. »
Je suis perdu. Je tousse du sang. En cherchant Houdini du regard, je le repère un peu plus loin dans le maïs, trébuchant et se relevant, trébuchant et se relevant, s’ébrouant pour chasser la pluie de son pelage sale.
Le grand homme s’approche de sa sacoche de selle, la déboutonne et en sort un pochon. Il le vide de son contenu : des briquettes de charbon, qui tombent sur le gravier du chemin avec un bruit de crottin de cheval.
« Monsieur ? »
Il élève le sac au-dessus de moi, et j’ai un mouvement de recul. Quelle expression archaïque, « sacoche de selle ». Quand l’ai-je même apprise ? Le monde est devenu bien étrange.
« Il ne faut pas, il ne faut jamais prononcer ces mots-là », insiste l’homme, après quoi il me passe le sac sur la tête et l’attache serré.
Le grand amish au cou épais ne me tue pas. J’endure un long moment de terreur à attendre le coup de grâce, couché par terre, la tête emprisonnée dans le sac, dans les ténèbres. Par-dessus le bruissement de la pluie, je l’entends se déplacer, faire des allers-retours entre son cheval et moi, le choc sourd de ses bottes sur le chemin… il pose son fusil et sa fourche, il prend des choses dans ses sacoches.
J’ai les bras ligotés pas très serré derrière moi, poignet contre poignet. Ses mains se glissent sous mes aisselles, me soulèvent comme un pantin brisé et me posent sur mes pieds. Il me pousse dans une direction, et nous nous mettons en marche. Nous avançons à travers champs, en broyant sous nos pieds des petits tas glissants de feuilles à demi pourries. Des tiges mortes me griffent les jambes et les mains.
« Je vous en prie, dit mon ravisseur chaque fois que je glisse ou trébuche, en me poussant dans le dos, sans ménagement, avec ses mains fortes. Continuez d’avancer. »
Je suis pris au piège dans l’épaisse odeur rance des briquettes, et la toile du sac me gratte le visage et le crâne. Le tissu ne suffit pas à m’aveugler entièrement. J’entraperçois de temps en temps le champ de maïs, des miroitements de clair de lune qui passent à travers la trame.
Il se peut que ce soit le même homme, celui que m’a décrit Sandy, ou non. Combien d’amish costauds peut-il y avoir, avec une barbe noire grisonnante, ici, dans « le bas du comté », occupés à protéger leur ferme contre les inconnus passant sur la route ? Quelles sont les chances que ceci soit le bon endroit, le bon bonhomme, qu’il soit en mesure de répondre à mes questions ? Quelles sont les chances qu’il soit sur le point de me trouer la peau et d’abandonner mon corps dans un champ en friche ?
« Monsieur ? »
Je tourne légèrement la tête sans cesser de marcher. Comment même poser la question ? Par où commencer ?
Mais il émet un bruit rude à consonance germanique pour me faire taire, un genre de ekh, et répète ce qu’il m’a déjà dit : « Continuez d’avancer. »
J’avance en titubant sous la pluie froide, sous mon masque de ténèbres.
J’entends un jappement bref et nerveux, juste derrière moi, à hauteur de taille. Je ne m’étais pas rendu compte qu’il portait le chien. Je me tortille dans mes liens, essaie d’écarter mes poignets l’un de l’autre.
« Si…
— Taisez-vous.
— Si vous me tuez, alors s’il vous plaît… » Je n’arrive pas à le dire. « Je vous en prie, occupez-vous de mon chien. Il est malade. »
L’homme ne m’écoute pas. « Taisez-vous. Il faut vous taire. »
Nous continuons ainsi pendant près d’une demi-heure. Je perds la notion du temps. Je suis noyé dans la douleur de mes côtes cassées, celle de ma coupure au front, noyé dans l’inquiétude, le noir et la confusion, tandis que je piétine à travers champs sous la menace d’un fusil. Je m’attends sans cesse à ce que l’amish s’arrête et m’ordonne de me mettre à genoux. Je pense à Nico, à Sandy et Billy, puis à McConnell et à ses enfants, là-bas à Police House, en train de faire des puzzles, de pêcher du poisson pour le dîner. J’aurais dû rester avec eux. J’aurais dû rester au commissariat avec Cortez ; rester avec Naomi Eddes chez Mr. Chow, à flirter autour d’un plat gras de nouilles sautées. Les endroits où j’aurais dû rester ne manquent pas.
« Monsieur ? »
Enfin, nous nous arrêtons, et j’essaie de nouveau. « Monsieur ? »
L’homme ne me répond pas. De là où il se tient, à quelques mètres de moi, m’arrive un bruit nouveau, un cliquetis de chaîne. En plissant les paupières, j’arrive à distinguer des formes vagues à travers le sac.
Il nous a emmenés jusqu’à un édifice… une maison ? Je reste debout sous la pluie, à attendre en grelottant. Puis le bruit reconnaissable d’une porte rouillée que l’on ouvre. Une porte énorme. Ce n’est pas une maison. C’est une grange.
Il me reprend sous les bras, ferme mais pas rude, me soulève et me déplace en avant, vers l’intérieur. L’odeur est immédiate et très claire : crottin de cheval et vieille paille tiède. Il repose au sol mon corps blessé et épuisé, puis ligote mes chevilles comme il l’a fait de mes poignets.
« Monsieur ? » dis-je et tournant la tête en tout sens, cherchant son visage à travers la toile de jute.
Il est reparti. Vers la porte.
« Je ne veux pas vous prendre votre ferme, je ne veux rien à manger. Vous m’entendez ? Je ne suis pas ce genre d’intrus. Monsieur ?
— Pardon », dit-il à mi-voix, presque en chuchotant, et c’est comme tout à l’heure : ce n’est pas à moi qu’il parle. Ce n’est pas mon pardon à moi qui l’intéresse.
Je titube en rond, comme un animal effarouché, aveuglé et entravé. Je me mets à tousser, et sens le goût de ma propre salive, la chaleur de l’intérieur du sac. « Ne me laissez pas ici. Je vous en supplie, ne faites pas ça.
— Je vous apporterai à manger, me dit l’homme. Si je peux. Ça ne sera peut-être pas possible. »
Une terreur brûlante, maintenant : panique, peur et confusion. Je me sens comme un homme pris au piège dans les décombres d’un immeuble effondré. Si le vieux me laisse ici, alors c’est fini, mon enquête prend fin immédiatement et je ne saurai jamais quel sort a connu ma sœur. L’astéroïde va entrer en collision avec la Terre et me surprendra en train de perdre mon temps, encapuchonné et affamé, dans une vieille grange.
L’homme revient s’agenouiller à côté de moi, et je me crispe en sentant quelque chose se presser contre ma tête. C’est une lame de couteau : il est en train de retirer le sac, comme si j’étais un bébé né coiffé. Le monde se révèle un peu plus visible que quand j’étais encapuchonné, mais pas beaucoup plus. Une grange au clair de lune, sombre, pleine de toiles d’araignée, chaude. L’odeur des chevaux et de leur crottin. J’inspire longuement, trois fois, avec difficulté, et je me trouve face au visage de l’homme, que je regarde droit dans les yeux.
« Vous ne pouvez pas m’abandonner ici.
— Plus que quatre jours, me répond-il en pointant le doigt vers le ciel. Plus que quatre jours. »
Il dépose doucement le chien à mes pieds. Houdini se met aussitôt à laper l’eau sale d’une flaque.
« Ayez pitié. »
Il passe la main sur son visage, m’observe d’en haut, moi qui suis à terre. « C’est ce que je fais. »
Sur ces mots, il s’en va. Le cliquetis de la chaîne, qui ferme la porte. Le craquement distinct des bottes de l’amish dans le champ de maïs, s’estompant à mesure qu’il s’éloigne.
Le silence de la campagne. Le noir de la campagne.
Ne t’endors pas, Henry. Ne t’endors pas.
C’est la première chose. La première chose est tout simplement de rester éveillé. La deuxième, c’est de garder le sens de la perspective. Survivre à des conditions difficiles, comme je l’ai découvert, dépend très souvent de cette capacité. La dernière fois que je me suis trouvé dans une situation comme celle-ci, livré ainsi à moi-même, je n’avais pas reçu un coup de pied de cheval : je m’étais pris une balle. Une balle de sniper dans le haut du bras droit, qui a rompu l’artère brachiale, et c’était mal parti, très mal parti. Je perdais mon sang dans un fortin en regardant la nuit tomber, jusqu’au moment où ma sœur est arrivée à la rescousse à bord d’un hélicoptère, je vous demande un peu, les pales tournoyant dans le coucher de soleil, et le gros engin est descendu me chercher.
Cette fois-ci, elle ne viendra pas. Bien sûr que non. C’est moi qui suis censé aller la sauver.
La première étape est facile. Maintenant que je n’avance plus à marche forcée dans un champ sous la pluie, maintenant que je ne suis plus aveuglé par un sac et que je peux me concentrer, cinq minutes me suffisent pour écarter suffisamment les poignets, atteindre les nœuds avec mes longs doigts, les triturer jusqu’à ce qu’ils se desserrent et libérer mes mains. Encore deux minutes et mes jambes sont libres aussi, si bien que je peux me lever et déambuler d’un pas hésitant dans la grange.
Où l’ont-ils déniché ? me dis-je soudain. L’hélico. Cette question troublante apparaît comme elle l’a déjà fait plusieurs fois, flottant dans les airs sans avoir été sollicitée, tel un fantôme rieur… si ce sont de tels crétins bons à rien, les potes de Nico, si ce sont de doux rêveurs pourchassant leur idée illusoire de dévier l’astéroïde comme des enfants jouant à se déguiser… où ont-ils donc dégoté un hélicoptère, bon sang ? Et comment ont-ils obtenu l’accès à Internet que Jordan m’a laissé utiliser, ce fameux soir à Concord ? Le soir où il m’a regardé, moqueur et condescendant, en me disant que j’étais loin de tout savoir. Que Nico était loin de tout savoir…
Laisse tomber. Allez, Palace, oublie. Reste concentré sur l’objectif. Ça n’a plus d’importance maintenant, évidemment. Pour l’instant, j’ai du boulot. Il faut que je sorte de cette grange.
Je marche un peu, fais quelques tours des lieux sur mes jambes branlantes, en reniflant dans les coins comme un animal, pour avoir une bonne idée de là où je suis. Bon, c’est une grange, voilà tout, une grange comme toutes les granges. Une vaste pièce abandonnée et pleine de courants d’air, mesurant peut-être dix mètres sur vingt, et divisée en trois sections : une zone d’alimentation à chaque bout, où les bêtes recevaient leur pâtée ou leur fourrage, et au milieu la zone plus petite pour stocker la paille. Des murs de planches, vieilles mais robustes, bien jointoyées. Un toit pointu. Au mur, des râteliers où étaient jadis suspendus des outils. Une échelle à six degrés plats, permettant de rejoindre un grenier. Je m’arrête et respire, une main sur le nez. L’humidité fétide des lieux me donne l’impression que quelqu’un d’autre est enfermé avec moi, comme une présence collante et lugubre qui me suivrait pas à pas.
Les animaux qui ont un jour résidé ici, quels qu’ils soient, sont certainement partis pour l’abattoir depuis longtemps. La paille est abondante, cependant, il y en a des tonnes, vieille et pourrissante, en bottes défoncées et en tas.
Il n’y a qu’une entrée, la grande porte à deux battants, fermée de l’extérieur par une chaîne cadenassée. Et je vois d’ici que les trois lucarnes par lesquelles le clair de lune éclaire le grenier sont trop petites pour laisser passer un homme adulte, si svelte soit-il, et si désireux soit-il de se faufiler par leur ouverture.
« Quoi d’autre, inspecteur ? » Ma voix est lasse, aussi, usée et grise. Je me racle la gorge et j’essaie encore. « Quoi d’autre ? »
Il n’y a rien d’autre. Houdini a succombé à la fatigue : il dort roulé en boule à côté de sa petite flaque. Je saisis la poignée et secoue la porte, histoire d’essayer. J’entends le cliquetis moqueur des chaînes à l’extérieur.
Je recule d’un pas. Derrière l’odeur épaisse de la grange, je perçois la mienne : des journées entières de sueur, de peur, et quelques faibles effluves de poulet brûlé et de charbon.
Il y avait une grange en bordure de la propriété de mon grand-père quand nous étions petits, elle faisait partie d’un ensemble de bâtiments désaffectés. Un ancêtre Palace, dans les brumes de l’histoire du New Hampshire, avait élevé des chevaux, mais tout ce qui restait à l’époque où ma sœur et moi avons découvert l’endroit – et où c’est devenu une des innombrables cachettes de Nico –, tout ce qui restait, c’était de la vieille paille, des outils rouillés, des odeurs terrestres de crottin et de sueur animale.
Je l’ai découverte un jour là-bas, en train de boire du whisky qu’elle avait siphonné dans la réserve de notre grand-père, le jour des examens finaux du lycée.
Je souris pour moi-même, maintenant, dans la pénombre de la grange des amish. Si l’on peut dire une chose de Nico, c’est qu’elle ne s’excusait jamais. Et ne mentait jamais non plus.
« Tu n’es pas censée passer ton exam ? lui ai-je demandé.
— Eh si.
— Alors qu’est-ce que tu fais là ?
— Je bois du whisky dans la grange. T’en veux ? »
Non, je n’en voulais pas. Je l’ai traînée à la maison. L’ai réinscrite à l’examen, l’y ai conduite moi-même.
Cache-cache, toute notre vie.
Houdini s’est réveillé, il s’active dans la paille, pourchasse une souris en tapant désespérément le sol avec ses pattes. Je regarde le petit rongeur échapper aux griffes de mon chien handicapé, le vois disparaître sous une planche. Je me mets à quatre pattes à côté du chien, renifle la fente. Un souffle infime d’air frais venu du dehors ; l’odeur de l’herbe de la ferme. Mais ce n’est qu’un trou de souris. Un petit rond irrégulier dans le sol.
Je regarde fixement le trou.
Cela prendrait du temps, mais je pourrais y arriver. Si j’avais un mois, peut-être. Un an. Donnez-moi un an et une pelle, et je pourrais me libérer d’ici, me faufiler et émerger de l’autre côté en cherchant de l’air, tel un prisonnier qui se fait la belle. Laissez-moi juste le temps.
Je retourne vers la porte, me jette contre, l’épaule en avant, et elle ne cède pas d’un pouce, elle frémit à peine et me renvoie en arrière, j’atterris dans la paille, mes côtes cassées hurlant de douleur. Je me remets péniblement sur mes pieds et j’essaie encore, et la douleur est encore pire… et encore… et encore. J’imagine Cortez à Rotary, en train de s’acharner sur le sol scellé, pendant que moi je m’acharne contre cette porte de grange cadenassée, lui et moi poussant et poussant, et est-ce que ça ne serait pas quelque chose s’il était de l’autre côté de cette porte, et qu’on la fracassait tous les deux en même temps, et qu’on se tombait dans les bras comme Laurel et Hardy ?
Je me détourne de la porte, penché en avant et respirant avec difficulté, la sueur coulant de mon front dans la terre et la paille. Houdini, pendant ce temps, est totalement dépassé par la souris. Elle lui file juste sous le nez et il la regarde en clignant de ses yeux humides pendant qu’elle se carapate.
Je grimpe lentement, en grimaçant à chaque pas lorsque les pointes de mes côtes brisées poignardent des zones tendres de mes poumons ou de mes intestins. Puis ça y est, je passe la tête par-dessus le plancher du grenier et ce qu’il y a là-haut est un univers intime, le second paradis caché sur lequel je tombe en deux jours. Quatre bottes de paille disposées autour d’un tabouret en bois à trois pieds. Un tabouret de traite, m’annonce une zone reculée de ma mémoire. Ça, là, c’est un tabouret de traite. Je parviens à hisser mon pauvre corps meurtri pour aller examiner le petit poste à transistors posé sur le tabouret. Un rectangle de plastique imitation métal avec un haut-parleur rond recouvert d’une grille fine, l’antenne semblable à une queue d’animal raidie, qui s’élève en diagonale.
Je soulève la radio, sens le poids des piles à l’intérieur. Je l’allume : rien, morte, un presse-papiers. Je l’éteins. Et la repose.
J’y vois un peu mieux, là-haut ; je suis plus proche de la rangée de lucarnes, et la lune est de plus en plus haute et lumineuse. Sur le sol jonché de fétus, retourné à côté d’une botte de paille, un petit miroir à main. Je le ramasse pour m’observer dans la glace tachée et trouble : un vieillard hagard, émacié, aux yeux rouges et enfoncés. Ma moustache est trop longue, ma barbe pousse par plaques, comme des herbes folles en haut d’une falaise. J’ai l’air d’un fou, d’un loup-garou. Je repose le miroir.
Il y a des mégots dans un godet en bois. Un godet comme pour lancer des dés sur un plateau de jeu. Je le retourne pour en faire tomber les mégots dans ma paume. Des cigarettes du commerce, des génériques, des roulées. Vieilles de plusieurs mois. Desséchées par la chaleur de l’été. Périmées et friables.
Je me retourne pour jeter un coup d’œil en bas. Houdini s’est rendormi. Pas trace de la souris. Je suis le seul à être éveillé, tout en haut ; je règne sur mon domaine, souverain estropié de la vieille grange sinistre.
Je m’assois sur une botte de paille, repousse farouchement un nouvel accès de fatigue. Une radio morte, un tas de vieux mégots, un miroir piqué. Ceci était le refuge de quelqu’un, sa planque intime, il n’y a pas si longtemps. Une jeune fille amish, seule dans l’obscurité de la grange, fumant en secret et écoutant une musique interdite venue de loin.
C’est plus fort que moi, j’imagine cette gamine sous les traits de Nico, Nico quand elle était lycéenne, qui elle-même s’échappait pour s’adonner à des rêveries romantiques en sifflant le tord-boyaux de notre grand-père, dans la grange. Comme disait Cortez, en parlant de moi et de la fille qui avait un problème de tigre : tout te rappelle ta sœur.
Il me vient une idée, une idée terrible, mais aussitôt que j’y pense je sais que je vais la mettre en pratique. La seule chose que je puisse faire, en fait, la seule option envisageable.
Il y a eu le feu dans la prison. Au pénitencier de Creekbed. L’histoire courte et insoutenable que m’a contée Billy. Les prisonniers n’en pouvaient plus parce que le monde les avait abandonnés, laissés dans un piège, à attendre la fin, oubliés.
Mon idée terrible rayonne et brille fort.
Je ne peux pas rester ici pendant trois jours, affamé et rendu fou par l’attente. Je ne peux pas souffrir quatre nuits et trois jours, et mourir à la fin sans savoir où elle est ni pourquoi.
Il faut que je fasse ce que je m’apprête à faire, et on verra bien le résultat.
« Comment les allumais-tu, petite ? » dis-je au fantôme de la fille, dans le grenier de cette grange. « Comment allumais-tu tes clopes ? »
Je ne mets pas longtemps à trouver. Des squelettes d’allumettes, noirs et tordus comme des arbres brûlés en miniature, dans la poussière, sous la botte de paille. Les allumettes encore intactes sont toutes proches : deux pochettes entamées, planquées ensemble sous un des pieds du tabouret. Elles sont aussi vieilles que les cigarettes, sèches et friables. Mais lorsque j’en gratte une, elle s’enflamme du premier coup.
J’observe la flamme dansante jusqu’à ce qu’elle me brûle les doigts et que je doive la souffler. Je commets peut-être une imprudence. Peut-être que tout cela n’est qu’une hallucination, peut-être ai-je tout rêvé : une anomalie du cortex préfrontal, un embrasement des neurones. Nico va bien. Je vais bien. J’ai dû prendre une retraite anticipée des forces de l’ordre de Concord, en fin d’année dernière, parce que je succombais à une prédisposition génétique à la maladie mentale, je poussais mon Impala de service sur le trottoir, hurlais aux passants des mises en garde contre un objet interstellaire gros comme celui qui a exterminé les dinosaures.
Mais non. Ce n’est pas ça.
Il est là. Il se rapproche. Il est déjà plus proche de nous que le Soleil ; plus proche que Vénus. C’est notre voisin immédiat, et il sera l’auteur de notre destruction. Accélérant conformément à la troisième loi de Kepler : plus il se rapproche, plus sa vélocité augmente. Un joueur de base-ball lançant un home run, un cheval se lançant au grand galop lorsqu’il sent l’écurie.
Il faut que je sorte d’ici.
Je redescends l’échelle, prends Houdini sous mon bras, porte le pauvre chien malade qui n’émet pas une plainte, le remonte avec difficulté et le pose au sol. Je brise facilement la vitre d’une des lucarnes, d’un coup de karaté foireux, avec le côté valide de mon corps. Avant d’avoir trop le temps de réfléchir, je lance le chien par la fenêtre, et il pousse un jappement en tombant cul par-dessus tête, sa chute étant amortie comme je l’avais prévu par les buissons en dessous. Il se débat pour s’extirper de la haie basse, dégringole et atterrit avec un bruit mat dans une flaque de boue. Puis me regarde sans comprendre.
Je lui adresse un salut militaire, gratte une nouvelle allumette, et mets le feu à la paille.
Tout se déroule bien plus vite que je ne l’aurais imaginé, avec cette vieille paille sèche et ces planches de bois, bien plus vite que je ne l’avais imaginé dans ma hâte d’agir. Une flammèche en allume de nouvelles dans toutes les directions, les petits feux se rejoignent pour devenir immenses, s’élever en dansant, se tendre vers la charpente. Je recule en titubant, manque l’échelle et chute directement sur la terre battue, à plat, puis me retourne et m’éloigne le plus vite possible du feu qui grandit là-haut, et mes chaussures noires s’enfoncent dans la boue du sol.
Je regrette immédiatement mon idée. Je m’accroupis dans un coin, les yeux levés, horrifiés, pour regarder les braises ardentes monter au-dessus du plancher du grenier, monter puis retomber en pluie. Il pleut du feu, littéralement, un déluge d’étincelles et de fétus enflammés qui descendent de là-haut. Le noir et le gris nocturnes de la grange ont viré à l’écarlate, et finalement c’était une erreur : mieux valait crever de faim là-dedans que finir brûlé vif. Je cours à la porte et tambourine dessus de toute la force de mes poings, alors que le sol s’embrase autour de moi, on dirait maintenant la chaussée de l’enfer, il flambe de tous côtés.
La chaleur s’accumule, des voliges dégringolent du toit, lequel commence à se craqueler au-dessus de moi. Si mon plan doit fonctionner, si quelqu’un doit voir ce qui se passe, c’est maintenant – le feu ne peut pas briller plus fort, je ne vois pas comment. C’est une fournaise, là-dedans, je suis dans une fournaise. Au dernier instant, j’agrippe comme un fou la poignée de la porte pour tirer dessus, conscient que c’est inutile mais je tire quand même, et la douleur dans mes mains est instantanée, intense et brûlante, et j’entends un bizarre hurlement au loin – un cri strident, un appel, une plainte. Est-ce moi ? Est-ce moi qui hurle ? Je crois que oui, je crois bien que c’est moi qui hurle.
Il n’y a pas d’étrange remontée vers la surface de la conscience cette fois-ci, pas de rêve sournois faisant apparaître Nico. Je passe simplement du sommeil à l’état de veille, et je regarde de gauche à droite dans une petite pièce douillette. Je suis allongé sur un lit. La pièce est beige, blanc cassé. Une porte en bois. Le lit est recouvert d’une courtepointe, jolie et unie.
La première chose que je fais, c’est tousser. Un goût de fumée et de cendre dans la gorge. Je recommence, plus fort, violemment, au point que mon corps lance des ruades, je tousse si fort que j’en ai mal au ventre. Une fois remis de cette quinte, après trois respirations normales et lentes, je me rends compte que je suis encore habillé, en tee-shirt, chaussures et pantalon. Tout habillé sous les draps, comme un gosse qui se serait endormi en voiture et que ses parents auraient porté dans son lit.
Je tousse encore une fois, cherche des yeux un verre d’eau, découvre un pichet et une timbale. Je me verse un premier verre et je le bois, puis je me verse le reste et le bois aussi. La pièce est une chambre à coucher. Lit en bois, table de chevet en bois, quatre murs nus. Des rideaux en mousseline blanche unie, écartés de la vitre et attachés avec une simple ficelle. J’ai le goût de la fumée dans les poumons, je m’en sens tout alourdi, comme si une mousse épaisse et mouillée avait éteint un incendie dans ma bouche et mon œsophage. J’ai aussi une vilaine douleur, nouvelle, dans la paume des mains : en baissant les yeux, je constate que les deux sont couvertes d’un épais bandage, des mains de momie. Sous les bandages, elles me brûlent et me piquent. Je gémis, essaie de me tourner légèrement d’un côté puis de l’autre, de trouver une position plus confortable. J’ai l’impression que je devrais plutôt être mort, à l’heure qu’il est.
Quand mon grand-père m’a dit : « Creuse un trou », il était à l’hospice, et c’était vraiment la fin, c’est la toute dernière parole qu’il a prononcée avant de mourir, l’ultime événement de sa vie. J’attendais assis à son chevet, comme nous attendions depuis des mois, plus ou moins. Son souffle entrait et sortait comme un chariot rouillé, chaque goulée d’air sortant avec plus de difficulté que la précédente. Ses yeux étaient rivés au plafond, ses joues creusées, son corps agité de soubresauts. Nous n’allions à la messe ni l’un ni l’autre, mais, en tant qu’adulte responsable, je me suis senti obligé de poser la question : voulait-il que j’aille chercher quelqu’un ? « Quelqu’un ? » a-t-il répété alors qu’il savait très bien ce que je voulais dire, mais j’ai insisté, remplissant mes obligations, tâchant de tout faire conformément aux usages.
« Quelqu’un. Un prêtre. Pour l’extrême-onction. »
Il a ri, avec effort, un ricanement creux. « Henry, m’a-t-il dit. Creuse un trou. »
Je remue sur le lit. Je me sens mieux, maintenant – un tout petit peu mieux. J’arrive à bouger.
Ma veste est là. Bien pliée au pied de mon lit. Je me redresse, chancelle légèrement, déplie la veste et l’enfile. Mon petit trésor personnel se trouve encore dans la poche intérieure : la photo de Nico toute jeune. Le mégot d’American Spirit. La fourchette en plastique. Mon carnet, presque plein. Il ne manque que le SIG. Tout le reste est à sa place.
Je soulève le pichet, le renverse et avale les dernières gouttes d’eau.
Il n’y a pas de miroir dans la pièce, pas une image, pas un tableau. La Casio indique 5 h 45, mais l’information est abstraite, comme incomplète. 5 h 45 quand ? Combien de temps suis-je resté inconscient ? On développe une relation inconfortable avec le sommeil, dans des moments comme celui-ci. Chaque fois qu’on ferme les yeux, on craint de se réveiller au dernier jour du monde.
Je sors du lit et me mets debout, soulagé de découvrir que je peux marcher avec très peu de difficulté. Je tousse encore en m’approchant de la porte, tourne la poignée et la trouve verrouillée de l’extérieur, comme je m’y attendais – mais aussitôt que je la bouge, quelqu’un pousse une exclamation de l’autre côté. « Il est réveillé ! » Une voix de femme, soulagée, voire joyeuse. « Dieu soit loué ! Le jeune homme est debout. »
Le jeune homme. Est-ce moi ? Un raclement de pieds de chaise, puis un autre. Deux personnes, assises dans le couloir, qui m’attendent. Elles me veillaient. La seconde voix, je la reconnais. « Ne bouge pas. Reste ici. »
Vieil homme, cou épais, barbe. Le craquement de ses bottes se rapprochant de la porte. J’entends le pêne cliqueter et je recule d’un pas, le cœur soudain serré. Je me rappelle ses mains dans mon dos, dans le champ de maïs, me poussant pour me faire avancer. La porte s’entrouvre, laissant entrer un rai de lumière. Il est là, mon agresseur du chemin, manteau noir, corps massif, juste de l’autre côté de la porte.
Mais c’est la voix de la femme qui voyage jusqu’à moi. « Ami, nous devons vous poser la question, commence-t-elle. Êtes-vous malade ?
— Je… »
Je reste perplexe dans la chambre silencieuse. Si je suis malade ? Évidemment, je ne vais pas bien. J’ai des brûlures. J’ai de la fumée dans les poumons. J’ai reçu un coup de sabot de cheval, et je me suis ouvert le front. Je suis affamé, épuisé, crevé. Mais malade ?
« Ami ? répète-t-elle – une voix de femme à l’orée de sa vieillesse, ferme, maternelle et insistante. Vous devez nous le dire. Nous l’apprendrons, de toute manière. »
Je contemple mon côté de la porte. « Pardon. Je ne comprends pas.
— Elle vous demande si le fléau vous a atteint. »
Le vieillard me parle d’une voix lente et posée. Il veut s’assurer que je comprenne ce qu’il me dit. Mais je ne comprends pas. Du moins je ne crois pas.
« Pardon. Quoi ?
— Si vous en êtes affligé, comme tant d’autres. »
Affligé. Un mot d’une autre époque. Sacoche de selle. Tabouret de traite. Affligé. Je me palpe les joues avec mes mains de momie, m’attendant plus ou moins à y trouver des bubons ou des chancres, quelque nouvelle façon de souffrir inscrite sur mon visage. Mais ce n’est que ma tête, amincie par le voyage, la moustache épaisse sur ma lèvre supérieure, le menton mal rasé.
L’homme reprend la parole. « Nous nous sommes isolés ici contre l’épidémie. Nous devons savoir si elle vous a atteint. »
Lentement, je redescends mes mains tout en me creusant la tête pour essayer de comprendre. Affligé, atteint. Je hoche lentement la tête. Je commence à me dire que je saisis la situation, et m’efforce déjà de trouver comment m’y frayer mon chemin, comment obtenir ce qu’il me faut et me tirer d’ici.
Je m’éclaircis la gorge. « Non », dis-je – ce qui provoque une nouvelle quinte de toux. « Non, monsieur, non, madame, je n’ai pas été atteint. Puis-je sortir de la chambre, maintenant ? »
S’il y a des amish dans le New Hampshire, je n’en ai jamais croisé un, de sorte que toute l’idée que je me fais d’eux me vient de la culture populaire, des clichés de dessin animé : les chapeaux noirs, les barbes noires, les carrioles tirées par un cheval, les bougies, les vaches. Mais voilà qu’elle ouvre la porte : une dame d’un certain âge en robe violet fané et petit bonnet noir, et à côté d’elle le vieux monsieur, dont la présence est tout aussi formidable au grand jour : haute taille, large corps, chemise blanche, pantalon noir et bretelles. Un respectable collier de barbe, noir et strié de gris. Large front et grand nez, yeux méfiants et observateurs au-dessus de lèvres soigneusement serrées. La femme, pendant ce temps, a une main plaquée sur la bouche, surprise et heureuse que je sois en vie, que j’aille bien, comme si j’étais son enfant perdu et enfin retrouvé. « Venez, me dit-elle avec chaleur en me faisant signe, venez donc. Venez faire connaissance avec tout le monde. »
Je la suis dans un couloir à plancher de bois, illuminé de soleil, et elle parle doucement en anglais sur tout le chemin, remerciant Dieu et murmurant des louanges, mais pas le vieillard – il reste à un pas derrière moi, et quand je lui jette un coup d’œil par-dessus mon épaule il me regarde sans un mot, grave : son silence est une menace muette. Tais-toi, mon garçon. Tout doux. La maison sent la cannelle et le pain, tout est chaleureux, accueillant et paisible. Nous passons devant trois portes, dont deux sont ouvertes sur des chambres bien rangées comme celle dans laquelle je me trouvais, et la troisième fermée, la lumière allumée à l’intérieur.
Notre destination est une cuisine vaste et lumineuse, emplie de gens souriants vêtus avec simplicité, et aussitôt que j’entre avec le couple âgé, tout le monde réprime une exclamation. « Il est sauvé ! » s’écrie un petit garçon qui n’a pas plus de huit ans. La femme qui se tient derrière lui se baisse, passe les bras autour de son cou et dit : « Loué soit le Seigneur. »
Alors, la joie éclate dans la pièce bondée, tout le monde applaudit et pousse des cris de joie. « Il est en vie ! » lancent-ils avant de s’embrasser. « Dieu soit loué ! » Des hommes d’un certain âge, d’autres plus jeunes, des filles et des jeunes femmes, une légion d’enfants bavards en pantalon ou longue robe unie, et tout ce monde se donne l’accolade et m’observe avec une joie et une fascination sans fard, en agitant les mains ou en les élevant vers les poutres. Chacun chante à son voisin la bonne nouvelle, répète « Il est en vie ! » ou « Sain et sauf ! », se lance joyeusement la nouvelle de ma bonne santé comme on lance du riz lors d’un mariage. Les hommes me serrent la main, l’un après l’autre, les jeunes et les hommes mûrs, ainsi qu’un vieux pépé gâteux. Les femmes ne s’approchent pas de moi, mais elles sourient gentiment et baissent la tête pour murmurer des prières.
Je reste planté sur place, muet et confus, tel un imbécile heureux, silencieux au milieu du tumulte, sans trop savoir quoi faire. Au bout d’une minute, je lève lentement une de mes mains bandées, paume en avant, pour leur adresser une sorte de salutation gênée, puis je la rabaisse. C’est étrange, tellement étrange, on se croirait un peu dans Twilight Zone, comme si j’étais un dieu en visite, descendu en terre inconnue.
« Asseyons-nous ! lance joyeusement la vieille dame, la première qui est venue me chercher, élevant la voix au-dessus du groupe et poussant la tribu dans la pièce adjacente. Et mangeons ! »
Je me laisse guider jusqu’à une chaise ; je souris à tout le monde, exagérant un peu ma fatigue et ma confusion mais restant très attentif : je surveille le vieil homme, le regarde me surveiller, les pensées en ébullition. Je m’interroge sur les deux Asiatiques, les discrets travailleurs immigrés que Sandy m’a décrits. Ce que je pense, c’est qu’ils sont un secret, l’un des secrets de mon nouvel ami. Où qu’ils se trouvent, ils ne sont pas invités.
Toute la troupe s’installe autour des tables rondes de la longue salle à manger, qui jouxte la cuisine. On déplie des serviettes sur les genoux, on incline des pichets en bois pour remplir des timbales d’eau claire. Les femmes en bonnet, châle et jupe aux chevilles, les hommes en liquette blanche, chaussures noires, barbe. Tout le monde me sourit encore dans la pièce, tout le monde me regarde, moi, épuisé et échevelé.
Le dîner est servi. Un repas frugal : miches de pain, légumes bouillis et lapin, mais au moins c’est de la nourriture. Je m’efforce d’identifier les convives, de comprendre leurs relations mutuelles : le vieux, mon ravisseur ; trois hommes, quadras ou quinquagénaires, qui doivent être ses fils ou ses gendres, plus jeunes d’une génération, mêmes barbes et chapeaux, mêmes expressions sévères, mais pas encore grisonnants ni ridés. Et des femmes du même âge, les épouses et sœurs… elles sont cinq ? Huit ? Des filles et des brus, entrant et sortant de la cuisine, les bras chargés de plats et d’assiettes, qui se parlent tout bas en souriant, et rectifient les bonnets et les cols d’une infinité de petits enfants. Un garçonnet aux yeux vifs, âgé de six ou sept ans, avec de drôles de grandes oreilles, me dévisage bouche bée. Je me tourne vers lui, agite une de mes mains bandées et je lui dis : « Bonjour, toi. » Il me sourit comme un fou, puis tourne les talons et court rejoindre ses frères, sœurs, cousins.
Tout le monde finit par être assis, et soudain, sans signal apparent, le silence se fait, chacun ferme les yeux et baisse la tête.
Nous prions ; du moins, nous sommes censés le faire. Pour ma part, je garde les yeux ouverts et promène mon regard dans la pièce. Je peux apercevoir l’angle le plus proche de la cuisine, où il y a une baratte à beurre, en bois, robuste, avec une manivelle qui dépasse, et des gouttelettes sur les parois indiquant un usage récent. Des œufs sur le comptoir, dans une coupe en bois. C’est comme si j’avais trouvé une trappe pour m’évader, tout compte fait : il suffisait de remonter dans le temps jusqu’à un village colonial, où la mort de notre espèce est encore à quatre cents ans dans le futur.
L’une des filles, comme je le découvre, fait comme moi : c’est une jeune adolescente aux joues rouges et aux cheveux blond-roux simplement tressés, qui observe la tablée d’un œil pendant que tous les autres prient. Elle me surprend à l’observer, rougit, et baisse les yeux vers son assiette. Je souris, moi aussi. On ne se figure jamais vraiment que les amish sont de vraies gens, ils constituent une catégorie étrange venue d’ailleurs et on les imagine tous identiques, comme des pingouins. Et à présent ils sont là devant moi, ces humains bien différenciés avec chacun son visage.
Le vieil homme se racle la gorge, rouvre les yeux, dit « Amen », et la pièce s’anime à nouveau. Des petites conversations gaies, le tintement sourd des couverts, le froissement des serviettes. Mon corps me lance, j’ai du mal à avaler, mais le repas entier est absolument délicieux, chaud et savoureux. Enfin, le vieil homme pose soigneusement ses couverts à côté de son assiette et me regarde avec une franchise déstabilisante. « Nous remercions notre Seigneur bien-aimé pour votre arrivée, ami. Nous sommes heureux de votre présence, et vous êtes le bienvenu parmi nous. »
Je bredouille un remerciement en hochant prudemment la tête. Il comptait me laisser mourir de faim. Il m’a abandonné dans la grange, terrifié et aveuglé, et m’a ligoté pour que je meure.
Il me regarde fixement, calmement – comme s’il me défiait de le dénoncer : qui de nous deux croirait-on ?
« La grange sud n’a pas servi depuis des mois, depuis le début des troubles, déclare quelqu’un au bout de la table, une femme d’âge moyen à l’air autoritaire, aux cheveux bruns, une des filles ou des brus. Et Père l’avait fermée. »
Le patriarche à barbe noire l’écoute en hochant la tête. La grange sud, me dis-je. Les troubles. Ils veulent parler de cette épidémie imaginaire, ils ne parlent pas des mêmes troubles que les autres. Ce titre de « Père », j’imagine, est tout autant honorifique que littéral. L’homme qui m’a tiré dessus sur le chemin est un patriarche respecté, l’aîné de cette famille ou de ce rassemblement de familles. Les autres baissent légèrement la tête quand il parle, non par vénération mais en signe de déférence.
« Vous, l’ami, me lance-t-il maintenant, d’une voix lente et égale, en se tournant vers moi. Nous nous demandions : auriez-vous grimpé dans la grange sud par la fenêtre et gratté une allumette, pour allumer une cigarette ou vous éclairer, puis jeté l’allumette sans faire attention ? Est-ce bien ce qui s’est passé ? »
Toujours cette expression de défi, froide et claire.
Je bois une gorgée d’eau, m’éclaircis la gorge. « Oui, monsieur, dis-je, consentant à une trêve. C’est exactement ça. J’ai gratté une allumette pour y voir plus clair et je l’ai posée sans bien l’éteindre. »
Le père acquiesce en silence. Un murmure circule autour de la table, les hommes se parlent en chuchotant, avec des hochements de tête. Les enfants, à leurs tables, s’intéressent à autre chose, ils mangent et bavardent étourdiment. La seule décoration de la pièce est un calendrier, ouvert à la page de septembre, orné d’un dessin à la plume représentant un chêne ayant perdu presque toutes ses feuilles, dont les dernières sont en train de tomber.
« Et permettez-moi de vous demander, monsieur : étiez-vous en train de fuir le fléau ? »
La question émane de l’un des hommes plus jeunes, un personnage râblé dont la barbe et les traits sont identiques à ceux de son père.
Je lui réponds avec hésitation. « C’est ça. Oui. Je suis parti de chez moi pour y échapper.
— La volonté de Dieu », murmure-t-il, et les autres reprennent en chœur, le nez dans leurs assiettes : « La volonté de Dieu. »
Le père se lève, à présent, il se dresse de toute sa hauteur et pose la main sur l’épaule d’un des enfants. « C’est par la grâce de Dieu que Ruth a vu l’incendie depuis la fenêtre de sa chambre, au loin, et a réveillé la maisonnée. »
Tous les yeux se tournent vers la jeune fille que j’ai vue tricher pendant la prière. Ses joues passent du rose pâle à l’écarlate. Deux des petits gloussent de rire.
« Merci, mademoiselle », lui dis-je. Et je suis sincère, mais elle ne réagit pas, elle garde les yeux rivés sur son assiette de légumes.
« Réponds à notre hôte, Ruthie, la presse gentiment sa grand-mère. Il t’a remerciée.
— Loué soit le Seigneur », souffle Ruthie.
Et les autres approuvent, les hommes, les femmes, et même les plus petits des enfants, murmurant à leur tour : « Loué soit le Seigneur. » J’ai fait le compte : il y a trente-cinq personnes dans la pièce. Six hommes adultes et sept femmes, plus vingt-deux enfants, de l’âge des couches à la fin de l’adolescence. Ils ne savent pas. Je regarde le patriarche, j’observe cette famille heureuse et silencieuse, et je comprends qu’ils ne savent pas. Ces gens n’ont jamais entendu parler de l’astéroïde.
Il ne faut pas prononcer ces mots-là, m’a-t-il dit. Quand je lui ai expliqué que je devais sauver ma sœur avant la fin du monde, il m’a mis en garde : Il ne faut pas prononcer ces mots-là.
Ils ne savent pas, et cela se lit sur leurs visages paisibles d’amish, ce rayonnement de bonheur qu’on ne voit tout simplement plus. Car bien sûr, une épidémie serait une calamité absolue, quelque virus mortel ravageant l’humanité, alors on se blottirait en famille et on s’isolerait du monde jusqu’à ce que ce soit passé, mais au moins, cela aurait… cela aurait une fin. Une épidémie passe, s’épuise, puis le monde s’en remet. Les gens présents dans cette pièce ignorent que le monde ne s’en remettra pas, et je le vois, pendant qu’ils terminent leur repas, disent encore des prières et se lèvent, en riant, pour débarrasser la table. Je le sens, une sensation que je n’avais jamais eu l’occasion de remarquer jusqu’à sa disparition : la présence invisible et inodore du futur.
« Je dois m’entretenir seul à seul avec notre hôte, déclare abruptement le vieil homme. Nous allons faire le tour de la propriété.
— Atlee, intervient son épouse, la vieille dame. Il est fatigué. Il est blessé. Laisse-le finir de manger et retourner se coucher.
— Merci, madame, mais je me sens bien. »
C’est faux. J’ai l’impression d’avoir été renversé par un camion-poubelle. Mon flanc me fait mal chaque fois que j’avale ou que je respire à fond, et mes mains, au cours des dix ou quinze dernières minutes, se sont remises à me brûler sous leurs bandages. Cependant, je veux des informations, et une conversation en tête à tête avec cet Atlee est le seul moyen de l’obtenir. « Mais je vous remercie, pour le repas et pour tout, madame Joy. »
La femme ouvre de grands yeux étonnés, et une vague de rires cristallins traverse la pièce. « Non, jeune homme, me dit-elle. Notre nom, c’est Miller. joy est… » Elle se penche vers sa fille, au visage ingrat, qui est assise à côté d’elle, et toutes deux échangent des chuchotements.
« Joy est un acronyme, dit la fille. Une manière de vivre. On pense d’abord à Jésus, puis aux Autres, puis à Soi-même. Jesus, Others, Yourself.
— Ah ! Ah bon. »
Atlee me prend par le coude. « Bien, dit-il à mi-voix. Allons faire le tour de la propriété. »
Le manche de la fourche d’Atlee Miller cogne contre le gravier du chemin tandis que nous nous éloignons de la maison. Il garde le silence une minute, deux minutes. Rien que nos semelles sur le gravier, le toc-toc de la fourche contre le sol.
Je suis sur le point de dire quelque chose, d’essayer quelque chose, lorsqu’il commence.
« Vous et moi, nous allons marcher côte à côte jusqu’au tournant du chemin, juste là, dit-il. Ce chemin se prolonge sur environ quatre cents mètres à gauche avant de rejoindre la route, là où se trouve notre ancienne ferme. Au virage, je prendrai à droite, continuerai de longer la propriété et retournerai chez moi. Vous, vous allez continuer de marcher. »
Les mots qu’il a employés lorsque nous étions ensemble sous l’orage, lorsqu’il me poussait en avant. Continuez de marcher. Le même ton régulier, grave et sans inflexions. Il ne me regarde pas pendant qu’il parle, il avance, rapide pour un homme de son âge, à grands pas, avec sa fourche. Quant à moi, je fais de mon mieux, en clopinant un peu, mes blessures me font grimacer mais je reste à sa hauteur comme je peux – tout en remarquant, malgré toutes mes douleurs et la nature anxiogène de la situation, que la ferme des amish, dans le soleil mouillé de pluie de la fin d’après-midi, est la plus belle chose que j’ai jamais vue : prés verdoyants, clôtures blanches, maïs jaune. Un troupeau de moutons en bonne santé gambadant en petits cercles dans leur enclos.
« Votre chien », grogne l’homme en pointant le doigt.
Et voilà Houdini, blotti comme un fantôme derrière une resserre, qui nous regarde. Pauvre chien, malade et complètement perdu. Il m’aperçoit et lève la tête pour m’observer avec des yeux larmoyants. Il commence à s’approcher, puis file de nouveau vers le petit édifice en bois. Je sais ce qu’il éprouve. Je ne suis pas prêt à partir… je ne peux pas.
« Monsieur Miller, pourrais-je seulement vous poser quelques questions rapides ? » Il ne me répond pas. Accélère le pas. Je manque lâcher mon carnet bleu dans la boue en le sortant de ma poche. « Pouvez-vous me confirmer que vous avez effectué un petit chantier pour un groupe de gens venus d’ailleurs, au commissariat de Rotary ? »
Il continue de regarder droit devant lui, mais je vois bien qu’une expression de surprise, une confirmation, passe sur ses traits avant de disparaître.
J’insiste.
« Qu’avez-vous fait là-bas, monsieur Miller ? Avez-vous bétonné l’entrée d’un sous-sol ? »
Un regard en biais, et c’est tout. J’arrive au bout du chemin. Au bout de mon temps, aussi.
« Monsieur Miller ?
— Je dirai aux miens que vous avez décidé de repartir. Vous êtes accablé de chagrin pour vos proches et vous préférez affronter l’épidémie. »
Je me rembrunis. Boitille pour rester à sa hauteur. Non, me dis-je. Non. Quoi qu’il se passe ici, je n’ai pas fait tout ce chemin pour simplement repartir, clopiner jusqu’aux étals de légumes et rejoindre mon vélo abandonné, mon point de départ.
« Je leur dirai tout. Je reviendrai en douce leur ouvrir les yeux. »
Cette fois, il réagit – il me répond tout de suite. « Vous ne ferez pas ça. Vous ne pouvez pas.
— Bien sûr que si.
— J’ai fait en sorte que ce soit impossible. »
Il se tait, secoue simplement la tête, mais c’est bon pour moi, ça. C’est exactement ce qu’il nous faut. Il suffit d’une conversation. Pour travailler en direction de l’information voulue, pour obtenir ce que l’on attend d’un suspect ou d’un témoin : il suffit d’une conversation pour commencer, puis on la façonne, on la pousse plus loin.
« Monsieur Miller ? Comment faites-vous ? »
Juste une conversation. C’est du travail de police, c’est la moitié du boulot, là, devant moi. Je rétrograde, change de vitesse, essaie encore.
« Comment tout ça a commencé ? »
Nous avons atteint une clôture. Je m’arrête, m’appuie à un poteau, comme pour reprendre mon souffle, et il s’arrête aussi.
« Je ne vous parlerai plus de béton, dis-je en levant les mains comme pour signifier que je me rends. Promis.
— C’était un dimanche. »
Mon cœur enfle dans ma poitrine. Une conversation. C’est la moitié du succès, là, maintenant. Il parle, et je l’écoute parler.
« Le culte avait lieu chez Zachary Weaver. Un homme ou deux arrivent toujours en avance pour aider à préparer l’office, les autres viennent plus tard. J’étais parmi les premiers, ce jour-là. Chez les Weaver, tout le monde était bouleversé. Quelqu’un avait entendu les informations à la radio. Il y avait… des lamentations. De la détresse. » Atlee secoue la tête, regarde par terre. « Et j’ai su, vous comprenez ? J’ai su, en une fraction de seconde, ce que je devais faire. Je l’ai vu dans leurs yeux, à tous ces gens, le changement qui s’abattait sur eux. C’était déjà en train d’arriver, vous comprenez ? »
Il n’attend pas de réponse. Je ne veux pas le couper dans son élan.
« Je suis sorti sur la galerie et j’ai vu ma famille arriver. J’ai pris la décision dans l’instant, comme ça. Je leur ai juste… fait signe de la main… comme ça… j’ai agité la main… » Il lève une main, fait un geste : demi-tour, arrêtez-vous, rentrez. « Je suis sorti de chez Zachary Weaver, j’ai raccompagné les miens à la maison et je leur ai raconté cette histoire. Celle que vous avez entendue.
— La maladie. L’épidémie.
— Oui. »
Il parle bas, ne dit que ce mot, oui, dans sa barbe, et pour la première fois depuis que nous nous connaissons je lis sur ses traits autre chose que la gravité d’un homme qui se prend au sérieux. Un fardeau de chagrin et de reproches adressés à lui-même.
« Le fléau. La maladie passant au galop. » Son expression s’assombrit encore. Il hait ce mensonge. Cela le dévore de l’intérieur, je le vois bien. « J’ai rassemblé les miens autour de moi, je leur ai annoncé que la situation était grave et que nous allions devoir rester complètement isolés, même de nos amis et de notre église. Et je leur ai dit que les temps seraient durs, mais que nous avions Dieu avec nous, et que par la grâce de Dieu nous allions survivre. »
Et il poursuit ainsi, cette fois il est lancé, un flot continu de syllabes prononcées à mi-voix. Comme si, maintenant qu’il s’est autorisé à me donner une partie de la vérité, il se sentait poussé à tout déballer. Comme si une partie de lui avait attendu, pendant tous ces mois, quelqu’un à qui raconter son histoire, quelqu’un avec qui partager le poids de ce qu’il a accompli. Il est sur une île déserte avec son acte de conscience désespéré, en lutte avec cette décision affreuse et le travail qu’elle a exigé de lui, exilé dans sa propre maison, solitaire durant ces mois si durs. Les seules personnes à qui il aurait pu s’ouvrir ne parlaient pas anglais.
Il me raconte avoir rassemblé la famille autour de la table, demandé et reçu de tous, du plus âgé aux tout-petits, la promesse solennelle qu’ils resteraient en sécurité sur leurs terres jusqu’à ce que le fléau soit passé. Il me décrit comment Dieu lui a envoyé de l’aide, sous la forme d’une petite troupe de réfugiés affamés et dépenaillés qui avaient réussi, allez savoir comment, à rallier Terre-Neuve depuis leur Asie natale, puis à voyager de là jusqu’à cette poche du Midwest américain. Ils se sont compris suffisamment pour s’arranger entre eux, pour trouver un échange de bons procédés : Atlee les loge sous des tentes et des appentis, sur un terrain en friche, de l’autre côté de la Route 4, et en échange ils lui offrent travail, loyauté et discrétion. Ils travaillent sous ses ordres, ils touchent leur part des gains, et ils arpentent le périmètre des fermes joy la nuit, sentinelles invisibles.
C’est un arrangement précaire. Il le sait. Bientôt, forcément, un de ses enfants ou de ses petits-enfants enfreindra la promesse, s’éloignera de la ferme et découvrira la vérité. Ou bien quelqu’un de l’extérieur, un cambrioleur, un fou ou un réfugié, franchira la clôture et entrera dans ce monde privé. « Ça ne pourrait pas durer à jamais, dit-il. Mais ce ne sera pas nécessaire. Il n’y en a plus que pour quelques jours. »
Nous nous rapprochons du virage. Le soleil est à mi-chemin de sa lente descente entre midi et la nuit, encore un jour de passé, consumé, emporté.
« Les temps sont durs, monsieur. Nous avons tous eu des choix difficiles à faire. Dieu vous pardonnera. »
Il regarde par terre pendant une seconde glaciale, puis relève la tête et je m’attends à de la colère – comment osé-je parler de Dieu, moi ? –, mais non, il pleure, sa vieille face ridée se dissout dans un chagrin d’enfant. Et il me demande, d’une voix creuse : « Vous croyez ? » Il s’approche de moi et agrippe le devant de ma chemise. « Vous croyez que c’est vrai ?
— Oui, bien sûr. »
Alors il m’enveloppe de ses bras et pleure à chaudes larmes sur mon épaule. Je ne sais pas comment faire face à cette situation, je ne sais vraiment pas.
« Parce que je sens que ça doit être vrai, que Dieu a voulu que ce soit moi. J’étais chez les Weaver avant le culte, mais cela aurait aussi pu être un des enfants, à l’école. Cela aurait pu être un des petits, qui serait rentré de la ville avec cette épouvantable nouvelle. Mais c’est tombé sur moi, c’est moi qui l’ai appris, parce que c’était moi qui pouvais les en préserver, les garder dans la grâce. » Il s’écarte de moi, plonge son regard dans le mien. « Vous comprenez que si nous ne conduisons pas d’automobiles, c’est parce qu’elles risqueraient de nous rapprocher du péché. Pas de voitures, pas d’ordinateurs, pas de téléphones. Des diversions qui vous éloignent de la foi ! Mais cette chose… cette chose qui traverse le ciel. Ce serait arrivé comme ça. » Il fait claquer ses doigts. « Nous aurions sombré dans la peine, et de la peine dans le péché. Nous tous. Eux tous. » Il secoue sa fourche en direction de la ferme, de sa famille, de son fardeau. « L’important n’est pas le danger qui menace ce monde-ci, vous comprenez ? Vous comprenez ? Celui-ci est transitoire, temporaire – il l’a toujours été. » Il a atteint une sorte de paroxysme, voilà qu’il tremble de vertu et de chagrin. « Dieu voulait que je les protège. Que tout le péché repose sur moi. Ne voyez-vous pas qu’Il a voulu que ce soit moi ? Ne pensez-vous pas que c’était Sa volonté ? » ajoute-t-il avec ferveur.
Ce ne sont pas des questions rhétoriques, il a besoin d’une réponse, et je ravale ma première impulsion, qui est de lui dire : « Je ne sais absolument rien des desseins de Dieu, pas plus que vous » et de poursuivre en lui faisant remarquer le narcissisme tapi dans l’ombre de sa révélation, dans ce simulacre d’humilité : J’ai fait ce que j’ai fait parce que moi, pour mon malheur, je comprends les intentions de la main invisible.
Je ne dis rien de cela. Je n’aurais aucune raison de le faire, du point de vue de mon enquête en cours, aucune raison de renverser comme un cageot de pommes le système de croyances compliqué de cet homme, de secouer le monde qu’il s’est bâti. Je me rapproche et lui donne une sorte de tape dans le dos, sans rien sentir à travers le bandage qui couvre ma main et l’épaisseur de son manteau en drap raide. J’attends que mon esprit lancé au grand galop trouve la réplique la mieux adaptée. Nous sommes arrivés au virage, Atlee s’attend à me voir partir, et si je le fais j’abandonne ma dernière chance de retrouver ma sœur, de poser les yeux sur Nico avant la fin.
« Pardon, l’ami, me dit-il, je suis navré pour ce que je vous ai fait. Vous ne vouliez pas vous en aller, et il m’a semblé que je n’avais pas le choix. » Son attitude a changé une fois de plus, il est penaud à présent, calmé, la tête inclinée vers le sol.
« Ça ne fait rien. » Je prends ses mains, les tiens entre les miennes. « J’étais en sécurité. À aucun moment je n’ai été en danger. »
Miller s’essuie les yeux avec ses grosses jointures, se redresse de toute sa hauteur. « Que voulez-vous dire ? »
Je perçois, très loin en dessous de mes blessures et de mon épuisement, un éclair de joie. Je l’ai eu. Je presse ma chance. Je continue : « Il était écrit que je sortirais de cette grange. Dieu voulait que vous m’aidiez à retrouver ma sœur. J’ai traversé tout le pays sous sa protection. Je n’ai jamais couru le moindre danger. »
Il baisse la tête un instant, ferme les yeux et murmure. Encore des prières. Tellement de prières. Puis il relève la tête vers moi. « Avez-vous une photo d’elle ? »
Elle y était. À Rotary, au commissariat. C’était il y a quatre jours. Mercredi 26 septembre. Mercredi, la veille de mon arrivée avec Cortez. Mon cœur se serre. J’ai besoin de m’assurer qu’il est certain de la date, et c’est le cas, M. Miller a soigneusement gardé le compte du temps – soigneusement gardé le compte de ses menus travaux et des biens qu’il a reçus en échange, soigneusement gardé le compte de tout. Il se rappelle son chantier au commissariat de Rotary, et il reconnaît immédiatement le visage de Nico.
Je lui demande de ralentir. De commencer par le commencement. Je sors mon carnet et lui dis qu’il me faut le récit de la journée entière – veut-il bien aller lentement et tout me raconter dans l’ordre ?
Atlee était sorti ce matin-là comme il le fait chaque jour, en intimant aux siens l’ordre strict de ne pas quitter la propriété. À Pike, entre ici et Rotary, il a rencontré un jeune homme au visage long et à l’expression nerveuse, qui lui a dit s’appeler simplement « Tick ». Celui-ci lui a promis une caisse de repas tout prêts en échange d’un petit boulot au commissariat de Rotary.
« Qu’entendez-vous par “repas tout prêts” ?
— Des rations de l’armée, me répond Atlee. Il leur a donné un nom particulier.
— Des MRE ? Meals Ready to Eat ? »
Il acquiesce. « Oui, je crois que c’est ça. Des MRE. »
Je note : rations de surplus de l’armée… L’armée ? Homme au visage long, « Tick » ?… et lui fais signe de continuer. Atlee a accepté le job, et Tick et lui se sont rendus ensemble au commissariat de Rotary, où ils sont arrivés vers 14 h 30. Il y est allé sans les Asiatiques parce que c’était un boulot simple que Tick lui avait décrit : sceller une cage d’escalier avec un bloc de béton déjà fabriqué sur mesure.
Lorsqu’ils sont arrivés à Rotary, Tick a demandé à Atlee d’attendre, prévoyant qu’il ne devrait pas y en avoir pour plus d’un quart d’heure, vingt minutes, et Atlee a répondu que cela lui convenait, même s’il n’était pas ravi de perdre son temps. Il avait autre chose à faire, il y a toujours autre chose à faire. Mais il a attendu, debout les bras croisés à l’entrée du poste de police, en tâchant de s’abriter de la pluie et de ne pas être dans les jambes d’un groupe de jeunes hommes et femmes qui transportaient des caisses et des sacs depuis la pelouse et les descendaient dans une cave par un escalier métallique.
En dehors de Tick, Atlee n’a communiqué directement qu’avec l’un d’entre eux, un homme qui semblait être le chef : un petit personnage râblé, plus âgé que les autres, aux cheveux broussailleux et aux yeux marron foncé derrière des lunettes à monture d’écaille.
« Avez-vous saisi son nom, à celui-là ?
— Astronaut.
— Il s’appelait Astronaut ?
— Je suppose que non. Mais c’est ainsi qu’ils l’appelaient. »
Je l’écris. Astronaut. Entouré deux fois, un point d’interrogation.
Ledit Astronaut était calme, mais incontestablement le leader, m’informe Atlee : il distribuait les ordres et houspillait le groupe qui roulait des duvets, fermait des sacs de sport, empilait des boîtes de nourriture et des bidons d’eau, descendait et remontait l’escalier. Il y avait aussi des caisses, de grandes caisses d’expédition cubiques qui semblaient lourdes, qui devaient être portées par deux personnes se déplaçant lentement sur les marches.
Le contenu de ces caisses, Atlee en ignore tout. Mes pensées volent dans toutes les directions. Une scie mécanique… des armes, des munitions… du carburant… de l’équipement informatique… des matériaux de construction…
J’ai atteint l’avant-dernière page de mon mince carnet bleu. J’empêche mes mains de trembler. J’imagine tous ces gens : Tick, nerveux, drôle de tête ; Astronaut, lunettes, cheveux en bataille. Les jeunes, des étudiants comme Nico, descendant et remontant les marches métalliques comme des fourmis, chargeant leurs vivres, leur eau et le contenu de ces caisses.
Atlee estime qu’ils étaient quatorze : huit femmes et six hommes. Je lui demande à quoi ils ressemblaient. Il hausse les épaules et me répond : « à des gens », et l’idée me vient que les amish nous voient comme nous les voyons. Nous trouvent-ils tous pareils, dans nos vêtements non noirs, avec nos accessoires et nos coupes de cheveux de mécréants ? J’insiste, cependant, pour obtenir le peu de détails dont il se souvient. Il y avait un jeune avec des baskets bleu vif, il se rappelle ça, un grand type, à l’ossature lourde. Une femme l’a particulièrement frappé, une Afro-Américaine, d’une maigreur inhabituelle. Je lui décris la jeune fille endormie, Lily, et il ne se rappelle pas avoir vu d’Asiatique, mais il ne saurait en jurer. Je lui décris Jordan, le copain de Nico à l’université du New Hampshire. Sa seule évocation suffit à déclencher dans mes tripes une rage brûlante ; je le visualise, goguenard, fuyant, cachant des couches de secrets derrière ses lunettes noires et son rictus narquois.
Mais Atlee ne reconnaît pas ma description ; il ne se rappelle personne de particulièrement petit, ni porteur de lunettes noires.
En revanche, il y a une personne, une, dont il se souvient précisément. J’ai encore la photo sortie : le vieux tee-shirt noir, l’air buté, les lunettes volontairement ringardes. Je lui demande de la regarder encore et il s’exécute, hoche la tête.
« Oui.
— Vous êtes absolument certain ?
— Oui.
— Cette jeune femme, elle était dans le groupe ?
— Je l’ai vue, me dit Atlee, et je l’ai entendue parler. »
Après avoir attendu plus d’une heure que les jeunes aient terminé leurs préparatifs et leur déménagement, il était de plus en plus impatient de faire le boulot et de passer à autre chose. En chemin, il avait repéré une grange sur Police Station Road, entre le commissariat et la ville, et il avait l’intention de s’y arrêter au retour pour voir s’il y trouverait quelque chose d’utile – de la nourriture pour bétail, peut-être, ou des outils, ou du propane. Mais il n’était pas loin de 16 heures et ses lambins de clients en étaient encore à descendre leurs affaires par l’escalier alors que le jour commençait à baisser.
Si bien qu’Atlee est allé demander à Astronaut combien de temps cela allait encore durer, et l’a trouvé, dans un couloir donnant sur le garage, en train de parler avec une fille. « C’était elle, me dit-il en indiquant la photo. Celle que vous cherchez. »
Ils parlaient à voix basse, Nico et Astronaut, au bout du long couloir qui traverse le commissariat. Tous deux fumaient des cigarettes, et ils se disputaient.
« Attendez, dis-je avec difficulté. Ils se disputaient à quel propos ?
— Je l’ignore.
— Comment savez-vous qu’ils se disputaient, alors ? »
Atlee a un léger sourire. « Nous sommes des gens paisibles, mais je sais tout de même reconnaître une querelle quand j’en vois une.
— Mais de quoi parlaient-ils ? »
Je m’entends à peine parler, tant mon cœur bat fort ; le sang me monte à la tête et me semble l’emplir, comme de l’eau froide dans une grotte. J’ai l’impression d’être là-bas, de fondre sur ces deux-là, absorbés par leur conversation dans cet étroit couloir. Était-il déjà taché de sang, avec deux traces juxtaposées, une sortant de la cuisine, l’autre y rentrant ?
« Je ne pourrais vous dire précisément quel était le sujet, mais j’ai bien vu que la fille était la plus fâchée des deux. Elle secouait la tête et lui enfonçait le doigt dans le torse, comme ceci. L’autre, Astronaut, il dit que la situation est ce qu’elle est. La fille répond qu’elle n’est pas d’accord. »
Je pouffe de rire, subitement. Atlee me regarde avec perplexité. Évidemment, qu’elle a répondu ça ! C’est bien ma frangine, ça, c’est Nico, rejetant avec entêtement l’affirmation la moins discutable : La situation est ce qu’elle est… – Pas d’accord. C’est Nico tout craché. Je la vois disant cela. Je l’entends. Je suis si proche d’elle, à cet instant ! Je me sens si proche.
« Et… d’accord. D’accord, qu’a-t-elle dit d’autre ? »
Rien, me répond Atlee. « Je me suis raclé la gorge pour signaler ma présence. On m’avait dit “une demi-heure”, et j’attendais déjà depuis trois fois plus de temps. L’homme s’est excusé. Il était très poli. Très doux dans ses manières. Il m’a demandé si je pouvais revenir à 17 h 30. Il m’a assuré qu’à ce moment-là ils auraient terminé leur déménagement, et que la pièce de béton serait prête pour que je la mette en place.
— Et c’est ce qui s’est passé ?
— Oui. Je suis allé voir la grange que j’avais repérée, puis je suis revenu à l’heure convenue.
— À 17 h 30 ?
— Oui.
— Et il n’y avait plus personne en haut, et le bloc de béton vous attendait ?
— Oui. Ainsi que la nourriture promise. Comment appelez-vous cela, déjà ?
— Des MRE, dis-je distraitement, avant de me mordiller la lèvre un instant. Ce n’est pas vous qui avez coulé le béton ?
— Non. C’était fait quand je suis arrivé. »
Je ne note rien de tout cela. Je n’ai plus de papier, mais je pense que je retiendrai les informations. La chronologie, les détails. Je m’en souviendrai.
« Et donc, à cinq heures et demie, il n’y avait plus personne ?
— Voilà.
— Ils étaient descendus ?
— Eh bien, je ne sais pas. Mais ils n’étaient plus là. »
Et c’est tout, fin de l’histoire, fin de la journée du 26 septembre. Atlee et moi gardons un silence pensif, appuyés à une clôture dans la pénombre, au bout des terres des fermes joy.
Après un dernier moment passé côte à côte, Atlee se détourne de la clôture et me tend sans un mot la seule chose qui avait disparu de mes poches, mon pistolet de service. Il n’a plus d’informations à me fournir, mais j’ai encore besoin d’une chose. Je lui décris ma requête et il y accède bien volontiers – il me dit où je dois me rendre et à qui il faut que je parle. Il prend mon carnet et écrit quelque chose au verso de la couverture. J’incline la tête avec reconnaissance. J’éprouve une tristesse authentique pour ce vieil homme, pour la cape dans laquelle il s’est drapé, sa tâche herculéenne consistant à faire croire que le monde est encore plus ou moins ce qu’il fut. Il a agi tel un superflic d’unité d’intervention, bondissant au ralenti pour se jeter dans le chemin de l’information.
Alors que je me décolle enfin de la clôture et commence à lui faire mes adieux, il me coupe la parole, sa fourche tenue à hauteur d’épaule. « Vous avez dit, je crois, que cette jeune femme était votre sœur.
— Oui. »
Il m’observe encore, avec l’air de prendre une décision. « L’homme, Astronaut. Doux, comme je l’ai dit. Poli. Mais à sa ceinture – une ceinture d’ouvrier –, il portait un pistolet à canon long, un couteau de chasse denté et un marteau arrache-clou. » L’expression d’Atlee est fixe et sombre. Un frisson me tombe dessus comme de la neige. « Il n’a pas retiré sa ceinture, ne s’en est pas servi. Mais elle était là. C’est ce que j’ai remarqué à propos de cet homme, le leader du groupe. Un homme calme, mais qui gardait toujours une main à la ceinture. »
En partant, j’aperçois Houdini, resté dans son coin boueux derrière la resserre. Vautré par terre, pratiquement inerte, la tête inclinée, endormi. Deux enfants amish sont dans les parages, ils jouent aux osselets sur une plaque de terre dure. Cela plaira à Houdini, lorsqu’il se réveillera, il aimera entendre leurs rires. Je prends la décision en un claquement de doigts, comme disait Atlee : je n’appelle pas mon chien. Je ne m’approche même pas suffisamment de lui pour le réveiller. Je passe sans bruit, tête baissée, lui jette un dernier coup d’œil, et je m’en vais.
Ce n’est pas facile pour moi, car Houdini est un bon chien, il a été adorable avec moi et je l’aime, mais je le laisse dans ce vaste endroit vert qui sent les animaux et l’herbe, parmi ces gens qui prendront bien soin de lui jusqu’à son grand âge, du moins à ce qu’ils croient.
« Attendez, s’il vous plaît. »
Une voix de fille, juste assez forte pour être entendue. Je m’arrête, me retourne, et vois Ruthie, celle que j’ai surprise à tricher pendant le bénédicité, celle aux grands yeux bleus et aux cheveux blond-roux tressés. L’une des plus âgées des filles amish qui gloussaient de rire, mais elle ne glousse plus, à présent. L’air grave, les joues rouges d’avoir couru, l’ourlet de sa robe noire couvert de poussière. Elle m’a rattrapé au bout du chemin, là où la ferme rejoint la route. Elle me regarde fixement, l’air volontaire, et ses doigts anxieux se tendent vers ma manche.
« Je vous en prie. Il faut que je vous demande. »
Elle jette un regard angoissé en direction de la maison. Je suis sur le point dire : « Me demander quoi ? », mais ce serait juste pour gagner du temps. Je sais exactement ce qu’elle a en tête, je l’ai su aussitôt qu’elle a ouvert la bouche.
Le poste radio, dans la grange. Une enfant innocente, seule dans le clair de lune, au grenier, écoutant de la musique interdite et profitant d’une rare bouffée d’indépendance, d’un répit entre les corvées et le soin de ses frères et sœurs, et soudain elle entend cette nouvelle déroutante, au début elle est perplexe, et puis, peu à peu, elle comprend ce que cela veut dire, ce que tout cela veut dire.
Depuis, elle fait semblant. Fait bonne figure. La pauvre jeune Ruthie est au courant pour Maïa, comme son grand-père, elle sait mais elle ne le lui a pas dit. Elle ne veut pas qu’il sache qu’elle sait, ne veut pas qu’il sache qu’elle sait qu’il sait. Cache-cache jusqu’à la fin du monde.
Seulement, la voici, là. Devant moi, à m’attendre. Les doigts crispés sur ma manche. « Combien de temps ?
— Ruth. Je suis désolé. »
Elle serre ma manche plus fort. « Combien de temps ? »
Je pourrais lui vendre de l’espoir : lui dire qu’il y a un plan d’action en cours. Que le département de la Défense et le commandement spatial ont trouvé quelque chose. Une déflagration à distance, une détonation nucléaire, à une distance égale au rayon de l’astéroïde, relâchant des rayons X suffisamment chargés en énergie pour vaporiser une portion de sa surface… que tout va s’arranger.
Mais comme j’en suis bien incapable, je lui donne la réponse au plus vite, comme on arrache un pansement. « Trois jours. »
Elle a une inspiration brusque et hoche courageusement la tête, mais s’effondre dans mes bras. Je la rattrape et tiens son petit corps contre mon torse, en l’embrassant doucement sur le haut de la tête.
La voix de Cortez chante à mon oreille : Tout te rappelle ta sœur.
« Je suis vraiment désolé, lui dis-je. Vraiment, vraiment, vraiment désolé. » Ce ne sont que des mots, cependant. Rien qu’un paquet de tout petits mots.