Cinquième partie Isis

Lundi 1er octobre

Ascension droite : 16 49 50,3

Déclinaison : − 75 08 48

Élongation : 81,1

Delta : 0,142 ua

1

« J’ai fait du café. Vous en voulez une tasse ?

— Non.

— Vous êtes sûre ? Ce n’est pas de la première qualité, mais enfin, c’est du café. C’est déjà quelque chose.

— Non, merci. » La fille relève les yeux, me regarde un bref instant, tel un oiseau effarouché, puis rebaisse rapidement la tête. « Vous auriez du thé ?

— Ah, mince. Non, désolé. Seulement du café. »

Lily n’ajoute rien. Elle est assise au bord du mince matelas, dans la cellule, les yeux rivés sur ses mains repliées sur ses genoux. La politesse et la patience que je lui témoigne, mon attitude maîtrisée et détendue, tout cela, c’est de la poudre aux yeux, une stratégie conçue pour me permettre d’atteindre un but. À l’intérieur, je me sens comme si on m’avait fait exploser – comme si toutes les choses qui pendant si longtemps m’ont défini, toutes mes habitudes, mes souvenirs, mes dispositions personnelles, tout ce que j’ai édifié autour du noyau de moi-même, toutes ces choses-là s’étaient révélées en plâtre, et qu’après l’explosion je regardais la poussière retomber lentement au sol. La question, maintenant, est de savoir s’il y a ou s’il y a jamais eu quoi que ce soit par-dessous tout cela, ou si j’ai toujours été en carton-pâte, une tête de dragon dans une parade, tout en ornements extérieurs et creux à l’intérieur. Je pense qu’il reste un petit quelque chose, une pierre dure et chaude comme celles que l’on retrouve par terre, rougeoyantes, après un incendie. Mais je n’en suis pas certain. Je ne sais pas.

Appuyé au mur, du bon côté des barreaux, je bois à mon Thermos avec un calme exagéré. Du garage au bout du couloir nous parvient de temps en temps un fracas saccadé : Cortez, en train de travailler au corps ce bouchon de béton à l’aide d’un marteau-piqueur fonctionnant au diesel. Le corps de ma sœur est dans la salle de régulation, enveloppé dans une bâche bleue froissée.

« Bien, si on commençait par votre nom ? dis-je. Ce n’est pas Lily, ça, au moins, je le sais. » J’ai un petit rire, mais il sonne creux, alors je m’arrête.

La fille observe toujours ses mains. Le marteau-piqueur résonne de nouveau, grondant au bout du couloir. Jusqu’à présent, l’interrogatoire se passe assez mal.

« J’aimerais pouvoir vous laisser tranquille, vraiment. » Je parle lentement, aussi lentement que j’arrive à me forcer à le faire. « Vous avez traversé beaucoup de choses.

— Ah oui ? » Elle relève la tête, sa question est sincère, puis son doigt passe le long de sa gorge, là où elle m’a laissé lui remettre un pansement. « Je suppose, oui. »

Des images mentales défilant de manière stroboscopique : deux filles, folles de terreur. Des sandales marron glissant sur les feuilles mortes. Un pas lourd écrasant les branchages derrière elles. Nico, sur le ventre, saignant à gros bouillons par la gorge. Je bats des paupières, m’éclaircis la gorge. Je parle très, très lentement.

« Votre cerveau essaie d’encaisser le traumatisme. C’est difficile. Mais le problème, c’est que nous sommes, pour ainsi dire, pressés par le temps. »

Elle hoche la tête, nerveusement, ses mains tressautant sur ses genoux. « En fait, dit-elle doucement, pourriez-vous… vous savez, à propos de temps… » Un nouveau coup d’œil rapide vers moi. « Il en reste combien ?

— Ah. Bien sûr. »

Elle ignore combien de temps elle est restée inconsciente. Elle ne sait pas.

« Nous sommes lundi matin, le 1er octobre. Il reste deux jours.

— D’accord, dit-elle. D’accord. »

Elle passe nerveusement la langue sur ses lèvres sèches, repousse une mèche de cheveux égarée derrière une de ses petites oreilles, un geste simple et qui rappelle qui elle est, une fille de dix-huit ou vingt ans, une gamine égarée dans une situation étrange et terrible.

Je souris une fois de plus, en tâchant de donner à ce sourire un air humain. « Alors vous comprenez… je voudrais vraiment comprendre ce qui s’est passé.

— Mais je n’en sais rien. Je ne me souviens de rien. C’est comme ça… je ne sais pas. » Un coup d’œil, effrayé, elle touche l’épais pansement sur son cou. « Tout est noir.

— Peut-être pas vraiment tout ? »

Elle secoue la tête, à peine, un geste fugace.

« Pas votre vie entière ?

— Non, parvient-elle à dire en relevant les yeux vers moi. Pas toute ma vie.

— Bien. Alors commençons par ce dont vous vous souvenez, d’accord ?

— Ça marche », souffle-t-elle.

Ça ne marche pas. Vraiment pas. Ce que j’ai envie de faire, et ce que je ferais si cela avait des chances de fonctionner, c’est la soulever et la secouer par les pieds jusqu’à ce que les faits tombent de cette fille comme des pièces dégringolant de sa poche. Mais le processus est ainsi fait. Il est lent. Impossible de dire, à ce stade, quelle portion de son oubli vient d’une réelle amnésie, et quelle portion est liée à une peur atavique de revivre les horreurs qu’elle a traversées. La tactique indiquée dans les deux cas est forcément la patience, une petite progression régulière dans le brouillard, vers la vérité. La confiance se construit : « Voici ce que nous savons tous les deux. Voilà ce dont nous allons parler. » Il faut épauler. Il faut persuader. Cela peut prendre des heures. Des jours.

Je passe de son côté des barreaux, pose soigneusement mon café par terre et mets un genou à terre comme si j’allais la demander en mariage. « Vous aviez un bracelet dans votre poche, votre bracelet à breloques. Les lys. C’est à cause d’eux que nous vous avons appelée Lily. »

Elle le prend dans ma main, avec hésitation, puis le presse dans sa paume, replie ses doigts serrés dessus. « C’est un cadeau de mes parents.

— Aha.

— Quand j’étais petite.

— Très bien. Formidable. Mais alors… comment vous appelez-vous ? »

Elle dit quelque chose, du fond de la gorge, trop bas pour que je l’entende.

« Pardon ?

— Tapestry.

— Tapestry ? Comme une tapisserie ? »

Elle fait oui de la tête. Renifle un peu, chasse une larme au coin d’un œil. Je perçois une faible lueur d’explication dans le noir, la première ampoule clignotant sur une guirlande de Noël.

« Et Tapestry, c’est un surnom ? Un nom de code ?

— Oui. » Elle m’adresse un sourire noyé. « Les deux, si vous voulez. Nous avons chacun le nôtre.

— Aha. »

Chacun le sien. Tapestry. Tick. Astronaut. Jordan a-t-il un de ces surnoms/noms de code, je me le demande ? Et Abigail ? Je remarque alors que l’œil au beurre noir de Tapestry en est au tout début du processus de réparation, passant du violet foncé à un rose tendre et meurtri. Elle a… quoi, dix-neuf ans ? Vingt, peut-être. C’est un vrai colibri, cette fille. Elle me fait penser à un colibri.

« C’est Astronaut qui vous a assigné ces noms de code ? Astronaut est… » La fin de ma question serait : « le chef, n’est-ce pas ? », mais avant que j’aie pu arriver jusque-là, elle inspire brusquement et ses paupières se ferment comme des stores.

« Hé ! » fais-je en me levant. Puis j’avance d’un pas. « Hello ? »

Elle reste assise dans son silence. Je vois, ou j’imagine que je vois, ses yeux bouger derrière ses paupières, comme des danseurs derrière un rideau. Tout doux, inspecteur, pas trop vite. Gagne sa confiance. Engage une conversation. Tout cela est expliqué par une littérature abondante. Dans le manuel standard d’incitation des témoins du FBI ; dans le Farley et Leonard, L’Enquête criminelle. Je visualise ces livres sur l’étagère, chez moi, leurs dos bien alignés. Ma maison de Concord, celle qui a entièrement brûlé. Soudain, au bout du couloir, résonne une rafale déterminée de marteau-piqueur qui dure bien trente secondes, takapoum, takapoum, takapoum, suivie d’une pétarade tonitruante, puis d’un braillement exaspéré de Cortez : « Oh, bordel ! Bordel à cul de pompe à merde ! » Et la fille, surprise, relève les yeux et pouffe de rire ; je saisis l’occasion, glousse avec elle, je me détends, secoue la tête d’amusement.

« Au fait, dis-je en soupirant. Je m’appelle Henry. Je vous l’ai déjà dit ?

— Oui, vous me l’avez dit. Henry Palace. Mon vrai prénom, c’est Jean. Et je crois… » Elle me regarde, masse ses paupières rougies « Euh, est-ce que je pourrais… est-ce qu’il y a de l’eau ? Ça ne vous embête pas ?

— Bien sûr, Jean. Bien sûr que ça ne m’embête pas. »

* * *

Le marteau-piqueur est la propriété d’Atlee Miller. Il était caché dans l’étal de fruits et légumes, en fait, là où la ferme longe la route. L’engin léger était planqué là-dedans avec tout un échantillonnage de matériel spécialisé, dont l’existence aurait pu susciter des questions embarrassantes dans sa famille : du matériel radio sophistiqué, par exemple, de l’artillerie lourde. Ces articles étaient placés sous la garde d’un jeune homme solennel appelé Bishal, avec qui j’ai eu un bref échange tendu avant de lui donner le mot de passe que m’avait fourni Atlee et de lui montrer sa signature sur mon carnet.

Le marteau-piqueur est « une vieille carne », m’a prévenu Atlee, mais l’homme m’a aussi assuré qu’il fonctionnerait pour peu qu’on se montre un peu persuasif. Il n’a pas précisé si la meilleure persuasion consistait à brailler « bordel à cul de pompe à merde » lorsqu’il cale, mais je fais confiance à Cortez pour savoir ce qu’il fait, à creuser là-bas. Lui et moi avançons sur des rails parallèles dans nos investigations, et notre altercation est déjà derrière nous. Nous creusons l’un comme l’autre : lui dans la dense résistance de la pierre, et moi dans la psyché endommagée de cette pauvre gosse.

Jean se met à parler, et elle continue pendant un bon moment, parfois par longues périodes mais le plus souvent par salves rapides et anxieuses, en s’arrêtant fréquemment pour recommencer, ou en étouffant des phrases à mi-course, comme si elle craignait d’en dire trop, de révéler quelque chose qu’il ne fallait pas. Elle parle par petits bouts. Dans sa façon d’être et son apparence, elle n’a rien à voir avec Nico – elle est timide et hésitante alors que ma sœur était franche et directe – mais parfois, sa seule existence, le fait qu’elle soit une étudiante qui s’est laissé happer dans ce palais des miroirs de fin des temps, me rappelle tellement ma sœur que je dois me taire un instant et plaquer une main sur ma bouche pour ne pas m’effondrer.

« J’étais à Michigan, me dit-elle, la main crispée sur son gobelet d’eau tiède. L’université du Michigan, vous voyez ? C’est de là que je viens. Du Michigan. Mes parents sont originaires de Taïwan. Mon nom de famille, c’est Wong. Ils voulaient que je rentre à la maison. Quand le… quand tout a commencé. Que je rentre dans le Michigan, je veux dire. Pas à Taïwan. Ils m’ont dit de quitter la fac et de venir prier avec eux. Nous sommes catholiques. Je suis née à Lansing. »

Je ne note rien de tout cela. Mon carnet est plein, et de toute manière mieux vaut ne pas écrire, ne pas attirer son attention sur le fait que ceci n’est pas une conversation anodine. Je l’écoute parce qu’il le faut, pour montrer de l’empathie et gagner sa confiance, mais je me fiche royalement de sa lignée, de sa foi et de sa famille. Je suis un point d’interrogation braqué sur une réponse.

« Mais je n’avais aucune envie de… de simplement rentrer à la maison. Pour prier. Je voulais… » Elle hausse les épaules, se mordille la lèvre. « Je ne sais pas. »

À la mi-janvier, l’université du Michigan a mis fin à sa propre existence par un dernier rassemblement sur la pelouse principale, pour chanter l’hymne des équipes de sport et porter un toast en latin. Mais Jean Wong est restée sur le campus jusqu’au début du printemps, à traîner, désœuvrée. Si peu qu’elle fût tentée par l’idée d’aller se blottir dans une église avec ses parents et réciter des psaumes en mandarin, elle était tout aussi rebutée par les options qu’exploraient ses anciens camarades d’études : les cercles de percussions et les « sexpérimentations », les caravanes de cars partant pour le golfe du Mexique, avec des taies d’oreillers remplies de dope et de céréales de petit déjeuner pillées à la cafétéria de la fac. Elle était surtout en colère, me dit-elle, et perdue.

« Je voulais… Je ne sais pas. »

Je lui parle doucement. « Vous vouliez faire quelque chose.

— Oui. » Elle relève les yeux, et répète la phrase sur un ton moqueur. « Je voulais “faire quelque chose”. Quelle idiotie. Maintenant, je veux dire, avec le recul. »

Pendant un moment Jean traîne ses guêtres du côté d’Ann Arbor. Elle est brièvement inscrite pour une mission en Arctique, entraînée par un jeune entrepreneur dynamique qui prétend qu’avec la bonne combinaison d’aimants on pourrait inverser la polarité de la Terre. Lorsque ce projet tombe à l’eau, elle emménage avec des inconnus qui lancent une coopérative de « conserves et bocaux », afin de disposer d’énormes quantités de nourriture après l’impact. Mais rien de cela ne lui fait l’effet d’être réel, rien ne lui paraît utile. Un jour, elle se trouve à une soirée/réunion politique dans le sous-sol de la résidence étudiante Pattengill, en train de boire du vin en cubi dans un gobelet en plastique et d’écouter un type debout sur une table basse expliquer que toute l’affaire est « un canular » et « une arnaque », et que le gouvernement « pourrait tout arrêter comme ça s’il le voulait ».

Jean fait claquer ses doigts, comme l’homme de la table basse les a claqués, et dans ma tête je revois Nico claquer les siens en s’efforçant de me vendre la même histoire. Une bouffée de mélancolie me saisit, je sens sa présence dans la pièce avec nous, ses intonations emphatiques, tout en sachant qu’en réalité elle est morte, au bout du couloir, à la Régulation, roulée dans une bâche.

Le type monté sur la table basse, à la soirée de Pattengill, était un jeune homme avec « une énorme tignasse bouclée » et des baskets bleu vif. Il portait une sorte de cape couverte d’étoiles jaunes scintillantes. Il se faisait appeler Delighted – juste le nom, comme ça, sans prénom, précise Jean à mi-voix. Comme Madonna. Ou Bono.

« On a continué à discuter avec lui après la fête. Moi et une autre fille, Alice. Je l’avais rencontrée à l’autre truc. La coopé de conserves. On a fini par… en fait, par emménager avec lui. Moi, elle, et quelques autres. »

Elle se mord la lèvre, et je ne demande pas si Astronaut était un des autres, l’homme à l’attitude paisible et à la ceinture d’outils, car je ne voudrais pas qu’elle se referme comme une huître.

Je préfère l’amener doucement à me décrire les activités que pratiquaient ses nouveaux colocs et elle-même : encore des fêtes, encore des discours, imprimer des tracts pour convaincre un maximum de gens que le gouvernement mentait à propos de la menace de l’astéroïde. Jean refuse d’en dire plus, mais il est probable que cette branche du nord du Midwest a ensuite évolué vers les mêmes bêtises que celle de Nico et ses copains en Nouvelle-Angleterre : commettre des actes de vandalisme de rue ; rassembler des armes de petit calibre et les trimballer dans des sacs de sport ; finalement, passer à la pénétration par effraction sur des bases militaires, comme l’a fait le mari de Nico, Derek, qui a fini dans une cellule de la Garde nationale du New Hampshire.

La seule chose qui me trouble, c’est l’envergure géographique de l’organisation. Quand Nico m’a dit qu’il y avait une « branche Midwest » à ce collectif, j’ai tout de suite pensé que c’était encore du blabla, encore des conneries ; que Nico se faisait berner, ou essayait de me berner. Mais voilà Jean confirmant qu’elle a été recrutée dans cette bande, dans le sous-sol d’un bâtiment de l’université du Michigan, à des mois et des kilomètres du recrutement de Nico dans le centre du New Hampshire. Encore un aspect de l’affaire qui semble indiquer un certain degré de compétence, une échelle des opérations qui cadre mal avec l’image mentale que j’ai de Nico et une poignée de crétins jouant à la révolution dans une boutique vintage de Concord.

Je ne sais pas quoi faire d’une information comme celle-là. Je ne sais pas où la mettre.

« Jean, dis-je abruptement. Il faut qu’on saute des étapes pour en venir au fait.

— Comment ça ?

— Finalement, un projet s’est formé, celui de retrouver un ancien scientifique du commandement spatial nommé Hans-Michael Parry, qui prétendait être en possession d’un plan pour faire dévier l’astéroïde grâce à une explosion. C’est bien ça ?

— Oui, c’est ça », lâche-t-elle, surprise.

Je la presse de plus belle. « Votre groupe, ou un groupe affilié, comptait aller chercher Parry, le libérer et le faire passer en Angleterre, d’où il pourrait orchestrer une déflagration à distance. C’est ça ? »

Un silence stupéfait, puis, à voix basse : « C’est ça. » Elle porte son petit doigt au coin de sa bouche et se mordille l’ongle, comme une enfant nerveuse.

« Et ensuite, il a été retrouvé, non ? À Gary, dans l’Indiana ? Et tout le monde devait se rassembler ici, à Rotary, pour attendre son arrivée.

— C’était tellement débile, tout ça ! »

C’est la seconde fois qu’elle le dit, et maintenant ses yeux brillent de colère contre sa propre stupidité. « On est restés à attendre. Et à attendre encore, et encore… à attendre. »

Elle s’arrête là, et je regarde sa main monter machinalement vers sa gorge, sa plaie, ses doigts tripoter le pansement. On dirait qu’elle le sent, que nous approchons du cœur de cette conversation, des événements du mercredi 26 septembre : la boue, les couteaux, la violence dans les bois à côté du commissariat, et que cette proximité l’attire autant qu’elle la repousse, tel un trou noir.

Je me force à bien ralentir, pour arriver à point. Je l’interroge sur les gens avec qui elle se trouvait ici, et elle me répond, en me révélant encore des noms de code grotesques : il n’y avait pas seulement Delighted, il y avait aussi Alice, qui à un moment est devenue Sailor ; il y avait « un type très souriant, très jeune, qu’on appelait Kingfisher ». Une fille appelée Surprise et un bonhomme surnommé Little Man, qui était « hyper baraqué, en fait », si bien que c’était une sorte de blague. Ha ha. Ils sont tous arrivés ici au terme d’un long voyage zigzaguant en camionnette depuis le Michigan, en faisant un détour pour prendre encore deux personnes à Kalamazoo, puis un autre pour aller chercher une tonne de caisses dans un entrepôt de Wauseon, à l’ouest de Toledo.

Je me penche en avant. « Et qu’est-ce qu’il y avait, dans ces caisses ?

— Aucune idée, à vrai dire. Je n’ai pas… je n’ai rien vu. Il nous disait… interdiction de regarder.

— Qui ça ? »

Pas de réponse. Elle se refuse vraiment à prononcer son nom ; elle ne s’autorise même pas à le penser. Je vois, une fois de plus, apparaître et s’attarder sur ses traits une terreur palpable de cet homme, ce leader. « Aucune importance, dis-je, continuez. »

Et c’est ce qu’elle fait. Sa bande a été rejointe par l’autre groupe, celui dans lequel se trouvait Nico, à la fin du mois de juillet. Il y a eu des allées et venues. Lorsqu’elle me décrit l’ambiance sur la pelouse du commissariat au cours de ces deux derniers mois passés à attendre le savant introuvable, son visage s’éclaire, son corps se décrispe visiblement. On dirait qu’elle parle d’une garden-party, d’une sorte de colonie de vacances à thème (« Complot de l’astéroïde ») : tout le monde traînant ensemble, fumant, faisant cuire des saucisses, flirtant.

Un type en particulier, ajoute-t-elle comme en passant, était « complètement gaga » de Nico.

« Oh, fais-je, changeant subitement d’avis, regrettant soudain de ne pas avoir mon carnet, n’importe quel carnet, quelque chose. Quel type ?

— Tick.

— Tick. »

Physique bizarre. Caractère nerveux.

« Et c’était réciproque ?

— Oh la la, non ! » Jean fait la grimace, émet un petit rire léger de copine de dortoir. « Aucune chance. Il avait l’air d’un… d’un cheval, vraiment. En plus, il était plus ou moins avec une autre fille, Valentine. Mais il faisait tout le temps des blagues sur Nico.

— Valentine ?

— C’est son nom de code. Enfin bref. Super jolie. Noire, très grande. »

Atlee l’a vue. J’étais déjà au courant de son existence, et maintenant je peux mettre un nom sur sa description. C’est très étrange, cette impression de commencer à connaître ces gens, ce monde, le dernier dans lequel ma sœur a évolué avant de mourir.

« Il faisait quel genre de blagues, ce Tick ?

— Oh, mon Dieu. Oh la la. Du genre : Adam et Ève, vous voyez ? Si le plan ne marchait pas. S’il fallait qu’on descende. Nico et lui seraient comme Adam et Ève. C’était… répugnant.

— Répugnant. » Je ferme les yeux et serre les paupières pour capturer l’information, tout bien garder dans mes dossiers. « Dites, j’ai encore une question. Nico avait-elle un de ces surnoms ? »

Jean s’esclaffe. « Oh, elle ne s’en servait pas beaucoup. Elle trouvait ça assez crétin. Mais son nom de code, c’était Isis. »

Mes yeux se rouvrent d’un coup. « Isis ? Comme la chanson de Dylan ?

— Ah, ça, je n’en sais rien. C’est de là que ça vient ?

— Oui. Oui, c’est de là que ça vient. »

Je savoure cette agréable miette d’information pendant un petit instant, un demi-moment, avant que nous attaquions le plus dur. Ça va secouer, maintenant, mais il le faut. Le temps passe. Et nous ne pouvons plus aller que de l’avant.

« Alors, Jean. Donc, Hans-Michael Parry n’est jamais arrivé. Et une décision a été prise. » Je la regarde droit dans les yeux. « Astronaut a pris une décision.

— Je suis fatiguée, dit Jean, en posant son gobelet avec tant de précipitation qu’il se renverse et que l’eau se répand autour. J’aimerais bien qu’on s’arrête un peu.

— Non. » Elle tressaille comme si je venais de la gifler. « Tu vas m’écouter. Écoute. Parry n’est pas venu. Et une fois que tout le monde a compris qu’il n’arriverait jamais, Astronaut a pris la décision d’un déménagement en sous-sol. De tout descendre à la cave. Jean ? »

Elle ouvre la bouche pour répondre, mais le marteau-piqueur se met soudain à rugir, là-bas au bout du couloir, et le visage de la jeune fille se crispe de terreur. Elle referme la bouche au moment où la machine se tait de nouveau.

« Jean ? C’était ça, son plan ?

— Son plan. Son plan ! »

En lâchant ces mots, elle frissonne, violemment mais lentement, comme si elle mimait un frisson pour le théâtre : son visage, puis son cou, puis son dos et ensuite son torse, une vague de répulsion qui parcourt son corps entier.

« Lily ?

— Je ne m’appelle pas comme ça.

— Oh, pardon, Jean. Désolé.

— Je ne voulais pas qu’elle parte. Je le lui ai dit.

— Quoi ?

Nico. On était en train de descendre, on faisait les derniers allers-retours, et elle, elle me sort : “Je me tire.”

— Pour aller chercher Parry toute seule.

— Exactement. Oui.

— Et il était quelle heure, à ce moment-là ? »

Elle me regarde, perplexe.

« Quelle heure ? » Je sais que c’était après la dispute entre Nico et Astronaut dans le couloir, et avant qu’Atlee ne scelle le sol du garage à 17 h 30. « Il était dans les 5 heures ?

— Aucune idée.

— Disons 5 heures. Elle te dit qu’elle s’en va, et toi, à ce moment-là, tu fais quoi ?

— Eh bien, je lui ai dit que c’était de la folie. »

Elle secoue la tête et, l’espace d’un instant, je vois, reflétée dans ses yeux, cette exaspération incrédule que j’ai ressentie mille fois, chaque fois que j’ai essayé de dire à Nico une chose qu’elle ne voulait pas entendre.

« Ça… ça n’a servi à rien. Je lui ai demandé : pourquoi veux-tu partir pour rien et te retrouver seule, alors qu’on peut rester tous ensemble ? Au moins ça, tu vois ? Rester ensemble.

— Mais elle est partie quand même.

— Oui. On a tout descendu au sous-sol, et je ne croyais pas qu’elle s’en irait vraiment, mais ensuite tout le monde a commencé à dire… elle est partie. Elle n’était plus là.

— Et tu l’as suivie ?

— Je… » Elle s’interrompt ; ses sourcils se froncent ; ses yeux s’embuent. « Je… oui. »

Je me lève. « Jean ? Tu l’as suivie.

— Oui. Il le fallait, tu comprends ? Je devais le faire. C’était mon amie. »

Je l’emmène le plus loin possible dans ce souvenir, je la tiens par la main et l’entraîne sur les rochers glissants, vers les eaux dangereuses.

« Il fallait que tu l’empêches de partir, mais là il y a eu quelqu’un d’autre. Quelqu’un t’a suivie, toi. Jean ?

— Je ne me souviens pas.

— Si, tu te souviens, Jean. Tu te souviens. »

Sa bouche s’ouvre toute seule, ses yeux s’agrandissent, puis elle secoue de nouveau la tête, le regard fixé sur un point en l’air entre nous. « Je ne me souviens pas. »

Si, elle se souvient, elle revoit quelque chose – quelqu’un –, je le lis dans ses yeux. Je me penche en avant pour l’agripper à deux mains mais elle se tortille, m’esquive.

« Jean, continue de parler. Jean, reste avec moi. Tu as voulu l’arrêter mais quelqu’un vous a suivies. »

Mais elle est partie, elle a terminé, elle retombe sur le lit et plaque les mains sur sa figure, pendant que j’insiste : « Jean ! Jean. Quelqu’un vous a surprises dehors. Avec un couteau. »

Elle pousse un petit cri, une expiration brusque, puis presse une main sur ses lèvres. Et de nouveau je l’attrape, par les deux épaules, et je la soulève, et mon masque d’indifférence, mon calme de policier complètement bidon, est en train de fondre, atteint par la chaleur : c’est insupportable, il faut que je sache.

« Quelqu’un vous a couru après et vous a attaquées avec un couteau, et ce quelqu’un a tué ma sœur. »

Elle secoue vigoureusement la tête, garde la main plaquée sur sa bouche, comme s’il y avait un démon à l’intérieur, quelqu’un essayant de se libérer pour ravager le monde.

« C’est Astronaut ? »

Les paupières serrées, le corps tremblant.

« Ou un inconnu ? Un homme petit, avec des lunettes noires ? Une casquette de base-ball ? »

Elle roule sur elle-même, me tourne le dos. Je voudrais pouvoir présenter une photo de lui – la poser sur le lit, Jordan avec son rictus et ses Ray-Ban ridicules, voir la tête de Jean découvrant la photo. Mais c’est trop tard, elle s’est volatilisée, elle n’est plus là, elle détourne ses pensées de ce qu’elle ne veut pas voir. Sa main est toujours plaquée sur sa bouche, son corps tourné de côté, et elle reste prostrée sur le fin matelas, muette, terrifiée, inutile.

« Allez, quoi ! » Je donne un coup de pied dans le matelas, qui bouge avec elle dessus. « Allez, allez, allez ! »

2

« Isis », bien sûr, est la deuxième piste de l’album de 1976 intitulé Desire, et pendant une brève période, lorsque j’avais quinze ou seize ans, ce fut ma chanson préférée de Dylan. C’est vers cette époque que Nico a trouvé un journal intime dans lequel j’avais soigneusement dressé la liste de mes vingt chansons favorites de Dylan, toutes annotées avec l’année de sortie et les noms des musiciens. Nico a trouvé quelque chose d’hilarant à cet exercice fastidieux, et a couru dans toute la maison, morte de rire, lançant mon carnet et le rattrapant comme un chimpanzé.

C’est curieux d’y repenser maintenant, de penser à celui que j’étais alors, de me dire qu’à un moment donné « Isis » a été ma chanson préférée de Dylan. De nos jours, ce n’est sans doute même plus mon morceau préféré sur l’album Desire. Mais Nico n’a aucune raison de le savoir, et je crois qu’il est au moins possible, voire probable, qu’elle ait choisi ce nom de code parce qu’elle savait qu’à un moment donné, d’une manière ou d’une autre, j’apprendrais son existence. Qu’elle l’ait laissé derrière elle, non pas comme un indice, un caillou de Petit Poucet tel que la fourchette tordue dans le distributeur ou le mégot d’American Spirit, mais plutôt comme une sorte de cadeau. À moins qu’elle l’ait choisi simplement parce que cela la faisait rire, parce que divers aspects de ma personnalité la font rire, et cela aussi, à ce stade, est une sorte de cadeau.

Je longe le couloir jusqu’au petit bureau de l’inspecteur Irma Russel, où je rouvre son lourd registre relié de cuir, arrache seize pages blanches de la fin et les plie avec soin pour former un cahier, puis je passe une bonne demi-heure à y consigner tout ce que m’a raconté Jean avant de se refermer, de s’absenter, de s’éteindre. La manière dont elle est arrivée dans le groupe ; les noms, âges approximatifs et descriptions physiques de ses compagnons conspirateurs ; la manière dont ses traits se sont brouillés et affolés à la simple mention du nom « Astronaut ». Le récit du départ de Nico, de sa course pour la rattraper…

Une fois ma prise de notes terminée, arrivé au mur de brique qui se dresse au bout de l’histoire, je retourne à la Régulation m’asseoir à côté de Nico. Elle se moquerait de moi si elle me voyait. Elle me dirait de ne pas me prendre la tête, de retourner boire des bières avec les beaufs de l’autre jour, de manger encore du poulet.

J’allume la console Radiocommand, et des prières viennent emplir la pièce : une chorale gospel chantant la Terre promise dans un luxe d’harmoniques, transmettant vers Dieu et même au-delà sur la bande 600 MHz. J’imagine une église quelque part, des portes barricadées, des rideaux occultants couvrant les vitres, une congrégation joyeuse et affamée chantant à tue-tête jusqu’au jour J. Jusqu’à la Terre promise. Je presse le bouton scan et tombe sur quelqu’un qui se proclame président des États-Unis d’Amérique, annonçant fièrement que toute cette histoire n’était qu’un test de résilience du peuple américain et que, bonne nouvelle, nous avons triomphé de l’épreuve. Tout va bien, les gens. C’est fini.

Je change de station. Et encore. Des voix vacillantes, des crépitements, ne buvez pas l’eau du déversoir de la muskingum, puis un adolescent éméché en extase : « J’sais pas où vous êtes, bande de branleurs, mais nous tous on est dans le magasin Verizon du centre commercial de Crestview Hills, Kentucky ! Alors tous ceux qui veulent se déchirer la tronche avec nous, bougez-vous le cul et ramenez-vous… »

C’est idiot de continuer à écouter des inconnus. Je ferais mieux de ne pas gaspiller la batterie ; je ferais mieux de ne pas gaspiller mon temps. J’appuie sur scan juste encore une fois, la dernière, et je capte une voix basse et pressée, au point que je dois me rapprocher du haut-parleur pour entendre ce qu’elle dit.

« … Je répète, je suis dans ma voiture et je roule vers le sud sur la Route 40, si tu me reçois et que tu m’aimes encore, je serai à Norman à 5 heures demain, oui, demain… Je répète, je suis dans la voiture, sur l’autoroute, et je t’aime. Je, euh… »

La voix s’abîme dans le silence, dans la rumeur du vent de la route. J’attends un instant en retenant mon souffle, puis j’éteins, au moment précis où le marteau-piqueur redémarre enfin, régulier et sûr entre les mains de Cortez, au bout du couloir. Il l’a réparé. Il gère.

Cela reste difficile de se figurer, de croire que le monde en est arrivé là. Que parmi tous les mondes et toutes les époques où j’aurais pu naître, où j’aurais pu être policier, voilà l’époque et le monde que j’ai reçus en partage.

Je retourne vers ma sœur, regarde de nouveau son visage, la chair saccagée de sa gorge. « On s’est fait avoir, Nic. On s’est fait entuber. »

Je commence à remonter la bâche sur sa tête, mais soudain je m’arrête et continue de la tenir en l’air comme une couverture.

C’est la plaie. C’est sa gorge.

Peut-être n’ai-je pas assez bien regardé dans les bois, peut-être étais-je trop perturbé, ou c’est peut-être que maintenant je bénéficie de l’expérience d’avoir observé Jean pendant une demi-heure, de l’avoir vue parler, d’avoir étudié sa gorge. Là-bas dans les bois, au premier coup d’œil, il m’était apparu évident que ces deux plaies étaient les mêmes : deux filles, la gorge tranchée, la victime n° 1 et la victime n° 2, la plaie n° 1 et la plaie n° 2.

Mais ce n’est pas le cas. La blessure de Nico est pire, bien pire. Ce qui est logique, évidemment, vu qu’elle est morte et Jean non. Je me penche tout près, suis du bout du doigt la ligne de l’agression. À mieux y regarder, ce n’est pas une coupure mais un ensemble de coupures, une masse de lacérations superposées, formant un V grossier sous le menton de la victime, pointe en bas. Avec l’autre plaie, il y avait du sang, il y avait le rose à vif du muscle exposé, mais ici, sur cette seconde victime, l’entaille est plus profonde : sous le sang de la jugulaire et les couches déchiquetées de la gorge, on aperçoit la couleur coquillage de l’os, la tuyauterie blanchâtre de la trachée. La profondeur de la plaie et son désordre semblent indiquer qu’elle s’est débattue, qu’elle a bougé pendant tout le temps de l’attaque, essayé de se défendre, d’échapper à ce qui lui arrivait.

Je ferme les yeux pour mieux me figurer la blessure de Jean, celle que je viens de regarder pendant qu’elle racontait péniblement son histoire, une plaie plus nette – une estafilade unique, indiquant une lutte minime ou pas de lutte du tout, contrairement à ce que peuvent faire penser les bleus et les lacérations de son visage.

Donc… alors… bon – je me lève, marche en un cercle serré –, donc elle s’est défendue, Jean se débat mais elle est capturée et maîtrisée. Disons, une pilule ou des pilules, disons que l’agresseur lui enfonce quelque chose dans la bouche, lui couvre le nez avec ses mains et la force à avaler.

Non, attends… je m’arrête, tape de la main contre le mur, réfléchis plus vite, Palace, réfléchis mieux. Nous sommes dans un scénario rapide, ici, la victime n° 2 – Nico – est déjà en train de filer dans les bois, je suis le tueur et il faut que je la rattrape, je ne peux pas la laisser partir. Je la frappe avec quelque chose. La fais tomber. Jean est par terre dans la boue – inconsciente ? –, un coup de lame rapide et fluide lui tranche la gorge, et je me lance à la poursuite de la victime n° 2, à la poursuite de Nico Palace qui court, hors d’haleine, en sandales, à travers bois.

J’ai inspecté le corps de Jean pendant qu’elle dormait, alors qu’elle était encore Lily, j’ai cherché une trace de trauma dans son cuir chevelu, sûrement.

Mais elle était… elle était immobile. Des cachets ou une piqûre ou un coup de marteau à la tempe, elle ne bougeait pas quand on l’a égorgée, et Nico, si.

Je prends conscience que je suis pantelant, tout en faisant les cent pas, horrifié. Il est là, quelque part, le cœur noir du ciel, et il arrive à toute vitesse.

Concentre-toi Palace, mais je ne peux pas, mais il le faut. Continue.

Le tueur rattrape la pauvre Nico dans la seconde clairière, de tout son poids il la plaque au sol, et elle est terrifiée, elle est éveillée, elle se tortille, alors il l’attrape par derrière et lui poignarde la gorge jusqu’à la rendre béante.

Je tremble, comme si j’y étais, comme si je faisais partie de la scène, comme si c’était moi qui égorgeais ou qui étais égorgé.

Et il y a autre chose. Je me retourne, dos à la fenêtre, regarde ma sœur encore une fois en chassant des larmes de mes yeux, et je sens ma bonne main, la main du couteau, se serrer et se desserrer. Il y a autre chose.

Dans le désordre et les tissus sanguinolents de la plaie, il y a quelque chose… je me baisse, me penche, sors mon mètre ruban et, en murmurant des excuses à Nico, après tout ce qu’elle a souffert, en murmurant « mince alors » et « oh putain », je soulève de petites portions de sa peau lacérée, millimètre par millimètre, et, oui, je continue à en trouver : des coupures plus petites le long de la grande, des lignes minuscules comme des pattes d’insecte. Je déplace ma loupe le long de la gorge, et obtiens confirmation que ces coupures plus petites sont régulièrement espacées, tous les huit millimètres environ, sur toute la longueur de la plaie.

Des incisions superficielles parallèles, des deux côtés de la coupure. Le Dr Fenton dirait que rien n’est certain, que la certitude c’est bon pour les écoliers et les magiciens, mais que des incisions superficielles parallèles sur les deux bords d’une plaie donnent fortement à penser que l’arme utilisée était une lame dentée.

Je bondis hors de la salle de régulation et longe le couloir en courant, les mains écartées comme des ailes d’oiseau, je vole jusqu’à la cuisine pour confirmer mon souvenir photographique des couteaux rangés derrière l’évier. Un couteau de boucher ; un couteau d’office ; un hachoir. Pas de dents.

De retour à la Régulation, je partage mon idée avec Nico, je lui explique tout sur sa plaie, sur les incisions superficielles parallèles et ce qu’elles signifient. Je lui rappelle, en outre, que la seule lame dentée dont j’aie connaissance, dans le contexte de cette enquête, est celle du couteau remarqué par Atlee Miller, suspendu à la ceinture d’Astronaut.

« Mon poulet.

— Oui.

— Ça va ? »

Cortez. Une expression hésitante, les yeux plissés. Me regardant comme si j’allais visiblement mal.

Je me racle la gorge. « Oui, tout va bien. Tu l’as démoli ?

— T’as pas l’air d’aller bien.

— Mais si. Tu as ouvert le passage ? »

Il ne me répond pas. Il regarde la bâche.

« Palace. C’est elle ?

— Oui. C’est elle. »

Je lui donne rapidement les faits, très résumés. « La fille endormie, qui s’appelle Jean Wong, originaire de Lansing, dans le Michigan… ses souvenirs de l’incident sont très fluctuants, et vides pour l’essentiel, mais elle a quand même su me guider tout droit vers une clairière où j’ai localisé le corps. Cause de la mort : une plaie profonde à la gorge, administrée avec un couteau à dents. C’est à peu près… à peu près tout ce qu’on a. Donc. »

Je m’arrête net. Je sais précisément ce que je fais en parlant ainsi, très rapidement, avec une diction sèche et précise de policier : je tends des mots autour de mon chagrin, comme je délimiterais un périmètre avec un ruban jaune.

Cortez hoche la tête, solennel, et rajuste son catogan. J’attends qu’il me redemande si je vais bien, pour pouvoir lui répondre par l’affirmative et suggérer qu’on passe à autre chose.

« La mort, dit-il. C’est le pire, putain.

— Tu nous as ouvert la trappe ?

— Oui. C’est fait.

— OK. OK, super. »

Il sort à reculons de la pièce plutôt que faire demi-tour, et en me levant je vois que pour une raison inconnue j’ai pris un des couteaux avec moi, le couteau de boucher ensanglanté qui était dans la cuisine. J’en serre le manche dans mon poing. Je le contemple une seconde, puis le glisse dans ma ceinture, contre ma cuisse, comme un chasseur.

3

Donc, le groupe descend, mais alors Nico leur fausse compagnie, Jean part en courant derrière elle et Astronaut les poursuit toutes les deux, les rattrape, les tue l’une après l’autre.

Cela se passe mercredi dernier, après 16 heures, probablement plus près de 17 heures. Mon chien, mon gorille et moi avons déboulé jeudi aux alentours de 3 heures du matin. Quelques heures. Une marge de quelques heures. Je ne pourrai jamais oublier ça. Jamais.

C’est Astronaut, ou bien c’est Jordan avec le couteau d’Astronaut.

Ou Tick, ou Valentine. Ou aucun d’entre eux.

Neuf fois sur dix, dans le cours habituel des choses, une personne est assassinée non par un inconnu, mais par un ami, un parent, un conjoint. Il y a des exceptions – ma mère en est une –, et rien de tout ceci ne peut être appelé « le cours habituel des choses ». Nous vivons désormais dans un monde de loups, de villes bleues, de villes rouges, de gens sillonnant la campagne à la recherche de sécurité, d’amour ou de frissons bon marché. Nico et Jean peuvent très bien s’être échappées indemnes de leur club de fripouilles pour tomber dans la gueule d’un monstre rôdant dans le paysage, quelqu’un qui avait toujours eu envie d’égorger deux filles et a sauté sur l’occasion avant de disparaître en riant dans les bois. Des tas de gens portent des lunettes noires. Et des tas de gens ont sur eux un couteau à dents.

« Prêt, mon poulet ?

— Oui. Prêt. »

Nous sommes debout côte à côte, les mains sur les hanches, les yeux baissés vers l’escalier métallique qui descend, comme prévu, depuis le centre du garage. Le maudit bouchon de béton qui le dissimulait est réduit à un tas de gravats que Cortez a posés sur une bâche à côté du trou, une pyramide de blocs irréguliers. Il sue à grosses gouttes après ses efforts, son tee-shirt est trempé, ses cheveux sortis de son catogan et collés par la transpiration lui pendent dans le dos. Il scrute les ténèbres en s’humectant les lèvres.

« OK, dit-il. OK, OK, OK. Une fois en bas, le premier défi sera de passer la porte anti-explosion.

— Une porte anti-explosion ?

— Quand les gens se fabriquent un bunker, voilà ce qu’ils font : ils installent un chiotte, un générateur, et une porte anti-explosions. » Il est en train de se coiffer d’une lampe frontale Rayovac, dont il resserre les sangles. « Sans compter, bien sûr, que ça fait une heure que je manie le marteau-piqueur.

— Et que personne n’est venu voir.

— Parce que personne n’a entendu.

— À cause de la porte anti-explosion.

— T’as gagné un bon point, mon poulet. »

Il me tend une seconde frontale et j’en passe les sangles par-dessus mes oreilles et mon crâne, en faisant la grimace lorsque le Velcro du fermoir effleure ma blessure au front.

« On ne peut pas faire sauter une porte pareille à moins d’avoir un lance-roquettes nucléaire sur l’épaule, mais par contre, on peut toujours crocheter la serrure. Du moins, moi je peux. » Sa lampe, en s’allumant, semble me faire un clin d’œil.

Cortez parle vite, avec un sourire de diablotin, les yeux pétillants d’excitation, prêt à mettre le bazar. Une intensité nouvelle émane de lui, la joie d’avoir démoli le sol, l’impatience de descendre – presque comme si cette enquête était la sienne et que c’était moi qui le suivais pour lui donner un coup de main. Il a hâte de voir ce qu’il y a en bas, ce que nous allons encore découvrir. Moi aussi, j’éprouve la même chose, j’ai besoin de savoir, il le faut, et lorsque je plonge les yeux dans l’obscurité, au-delà du rond de lumière projeté par ma frontale, je vois le visage de Nico, les yeux clos, le carnage rouge sombre qu’est sa gorge.

Cortez passe le premier, les talons de sa lourde botte résonnant sur la marche du haut, et moi un pas derrière. L’étroit escalier métallique vacille sous nos pas.

« Salut. »

Une voix timide, venue de derrière nous. Jean est à la porte, dos au couloir. Cortez et moi nous immobilisons en même temps et tournons la tête, et les faisceaux de nos lampes se croisent, comme des projecteurs lors d’une évasion de prison, sur son petit visage inquiet.

« Vous descendez ?

— Oui, dis-je. On descend.

— Vous devez être Jean ! lui lance Cortez. Enchanté. »

Elle passe d’un pied sur l’autre, tremblante, les bras serrés autour du corps. Elle porte un pantalon noir et un tee-shirt rouge que je lui ai donnés, trouvés dans le sac à dos abandonné de Nico, et, par-dessus, une de mes vestes de rechange, qui pend sur son corps comme une robe de moine. Elle s’attarde sur place, mal à l’aise, comme si elle voulait partir mais ne pouvait pas. Comme si elle était un fantôme, capturé dans ce coin sombre du garage et attaché par quelque sortilège à un point dont il ne peut s’éloigner que dans un court rayon.

« Je peux venir avec vous ?

— Pourquoi ?

— Je… je voudrais. »

Je remonte, sors du trou. « Tu t’es souvenue de quelque chose, Jean ? Tu as quelque chose à nous dire ?

— Non, non, pas du tout. Je voudrais juste venir avec vous. » Elle croise les bras, renifle l’air épais et gris du garage.

« Bon…

— Non », dit Cortez en même temps.

Je le regarde, et il secoue la tête. « Pas question. »

Avant que j’aie pu avancer un argument, que je ne suis d’ailleurs même pas certain d’avoir en stock, Cortez est déjà en train de me donner ses objections, d’une voix rapide, en chuchotant comme dans un aparté théâtral. « Un, cette fille doit peser quarante kilos toute mouillée ; deux, elle n’est pas armée ; et trois, c’est clair qu’elle n’est pas au top de sa forme. Si tu vois ce que je veux dire. On n’a pas besoin d’elle.

— Elle a déjà été en bas. Elle pourrait nous guider.

— C’est un trou dans le sol. Ça m’étonnerait qu’on se perde. »

Je jette un coup d’œil à Jean, qui me supplie du regard en oscillant sur ses pieds. Elle ne veut pas rester seule, c’est tout. Elle est si pâle dans la pénombre qu’elle en est presque translucide : j’ai l’impression que si je tourne la tête un instant elle va disparaître pour de bon, simplement cesser d’exister, sans bruit.

« Écoute, mon poulet, me dit Cortez sans plus prendre la peine de baisser la voix, les yeux rivés sur le mince escalier. On ne descend pas pour faire un ping-pong dans la salle de jeux. Tout ça, c’est pas une fête surprise que je t’ai préparée. »

Il a raison. Je sais bien qu’il a raison.

« Jean », dis-je doucement.

Elle se détourne. « Non, ça… ça ne fait rien. D’accord.

— On revient tout de suite », crois-je bon d’ajouter alors que ce n’est probablement pas vrai, et je dis aussi : « Ne t’inquiète pas, tout ira bien », ce qui évidemment ne l’est pas non plus.

« Tu peux pas sauver tout le monde, mon gars », me rappelle Cortez pendant que je regarde Jean s’en retourner, peut-être vers la cellule qui est bizarrement devenue son chez-soi, à moins qu’elle reparte en courant dans les bois pour saisir ses chances dans ce monde brisé jusqu’à ce qu’il ne soit plus. Ou alors, peut-être qu’elle en a terminé, peut-être qu’elle en a assez, et qu’en remontant nous la trouverons là-haut, pendue avec un drap, les yeux exorbités et les lèvres bleues, comme Peter Zell.

Nous descendons. C’est parti.

Cortez prend la tête et je le suis dans le noir. Il sifflote Hey-ho, hey-ho, on rentre du boulot, et je me guide sur son sifflement et sur le choc de ses chaussures contre les marches en ferraille. Ma frontale attrape des images en clair-obscur de son dos et de ses talons, jusqu’à ce qu’il arrive en bas, s’arrête et dise : « Hum. »

Il n’y a pas de porte anti-explosion. Nous prenons pied sur un sol en ciment ; il y a des murs en ciment ; un long couloir. Il fait froid, c’est notable, facilement cinq degrés de moins qu’en haut ; tout est froid, noir, et absolument silencieux. Des odeurs de vieille pierre, de moisi et d’eau croupie, et en dessous, une senteur plus récente, âcre, comme si quelque chose brûlait dans les parages. Lorsque nous parcourons du regard la pièce vide, nos lampes découpent des tranches de grisaille jaunâtre dans le noir.

Il n’y a rien. Tout simplement rien. Je mets quelques instants à identifier la sensation qui s’infiltre dans mes os tandis que je suis planté là, les yeux tournés vers ce long couloir désert et silencieux. C’est de la déception, voilà ce que c’est, une déception sourde et froide, parce que quelque part je me demandais. À un moment donné, sans le faire exprès, j’avais laissé quelques intangibles bulles d’espoir se former et monter en moi. À cause de l’ensemble – pas seulement le fichu hélicoptère, mais tout : l’impressionnante envergure géographique de ce groupe, de la Nouvelle-Angleterre au Midwest ; les moyens d’accès à Internet, Jordan piratant avec nonchalance une base de données du FBI avec un vieux modem téléphonique alors que le reste du monde régresse rapidement vers l’âge de pierre ; ces mystérieuses lourdes caisses qu’Atlee Miller les a vus descendre ici mercredi après-midi.

Une partie idiote de moi s’attendait à trouver ici une activité de ruche. Un savant rebelle, en blouse blanche, aboyant des ordres. Des préparatifs de dernière minute pour le lancement. Des consoles clignotantes et des écrans affichant des flopées de cartes, un monde sous le monde, affairé, se préparant à l’action. Quelque chose de très James Bond, très Star Wars. Quelque chose, en tout cas !

Et pourtant non, il n’y a rien. Le froid ; le noir ; une mauvaise odeur ; des toiles d’araignée et de la saleté. Sous l’escalier, une porte en bois de mauvaise qualité, ouverte sur un débarras minuscule : des disjoncteurs ; des balais à franges ; une chaudière ventrue et noire, muette et rouillée.

Où sont passés les gens ? Où sont mes copains Sailor, Tick, Delighted, où sont les brillants révolutionnaires, l’avant-garde du futur ? Où se sont faufilées les araignées ?

Cortez, pour sa part, reste imperturbable. Il se tourne vers moi dans l’étrange lumière flottante des frontales, et son inquiétant sourire survolté lui fend toujours la figure en deux. « Qui sait ? dit-il, lisant dans mes pensées. Ils sont peut-être sortis acheter du lait. »

Mes yeux s’accoutument peu à peu à l’obscurité. Je regarde dans le couloir. « Bon. Comment veux-tu qu’on procède ?

— On va se séparer.

— Quoi ? »

Je pivote vivement vers lui, nos deux flaques de lumière se rejoignent et je vois que ses yeux sont écarquillés et qu’ils lancent des éclairs. Décidément, il a une idée derrière la tête, je l’ai vu en haut des marches, une nouvelle ardeur qui naît dans son esprit vient occuper le milieu de la scène.

« Moi, j’vais m’en aller par là, dit-il tel un shérif de western, en indiquant les ténèbres du pouce avant de se mettre en mouvement.

— Non, attends. Quoi ? Cortez.

— T’as qu’à gueuler un bon coup. On fera “Marco Polo”, t’inquiète. »

Ne pas m’inquiéter ?

« Cortez ? »

C’est de la folie. Je le suis d’un pas chancelant, mais il se déplace vite, aussitôt englouti par le noir. Il a un plan, il suit une étoile que je ne vois pas. Un jet de panique me jaillit de l’estomac, un flot de terreur, d’anxiété profonde, vieille comme l’enfance. Je ne veux pas me retrouver seul ici.

« Cortez ? »

4

J’avance à grands pas prudents sur le sol gris, le dos pressé contre le ciment rugueux, ma lumière bondissant devant moi comme si j’étais un poisson des abysses. J’ai mon pistolet dans la main droite. Mes yeux fouillent les ténèbres, en tâchant de s’y habituer. Je marche dans une contrée d’ombres, dans un négatif photographique. Quelques ampoules nues pendent au plafond, inertes, dans un enchevêtrement de tuyauteries rouillées et affaissées. Un sol dur et nu, irrégulier, avec de longues fissures entre les fondations. Des toiles d’araignée et des araignées.

Le plan du sous-sol semble très similaire à celui des étages : un long couloir unique, percé de plusieurs portes. Simplement, il y a un peu moins de portes ici, plus espacées. Un peu comme si ce monde d’en bas était la version cadavérique de celui d’en haut, un reflet pourrissant de celui qui se trouve au-dessus. Comme si le bâtiment était mort et qu’on l’avait enterré ici.

Quelque part dans le couloir, j’entends une porte grincer, un bruit de pas : un talon ferré sur le ciment. Encore un pas, puis le bruissement d’un rire.

« Cortez ? »

Pas de réponse. Était-ce lui ? La porte grince de nouveau, à moins que ce soit une autre porte. Je pivote lentement, sur 360 degrés, en regardant mon demi-cercle de lumière flotter dans le noir, mais mon faisceau ne le trouve pas. Qu’est-ce qui l’a fait rire ? Qu’y a-t-il de drôle ? J’ignore s’il est encore dans le couloir, au bout, caché dans l’ombre, ou s’il a franchi l’une des portes.

Un raclement se fait entendre, au-dessus de ma tête, quelque chose de petit là-haut, des griffes minuscules trottinant dans l’intérieur rouillé des tuyaux. Je reste immobile un long moment, comme au garde-à-vous, en écoutant la souris ou la taupe ou allez savoir quoi. Je ressens chacun de mes battements de cœur comme le mouvement d’un soufflet, et j’ai le visage comme échauffé par la fièvre. C’est peut-être une conséquence de mon importante perte de poids, de mon immense fatigue, mais je les sens, vraiment, chacun des battements de mon cœur, chaque seconde qui passe.

En tout, je ne dénombre que trois portes, groupées vers le bout du couloir. Deux devant sur ma gauche, et une juste à ma droite. Je secoue la tête, presse mes paupières avec mes doigts. Trois portes, trois pièces. Des portes et des pièces. Tout ce qu’il me reste à faire ici, c’est ce que j’ai fait là-haut : inspecter, fouiller chaque pièce, et les éliminer une à une.

Elles sont même identifiées. Celle qui se trouve juste à côté de moi à droite est marquée réserve en grosses lettres peintes à la bombe, rouge vif. De l’autre côté du couloir, la plus proche des deux indique dames, même peinture, même couleur. Celle d’à côté devrait être marquée messieurs, mais à la place de ce mot il n’y a qu’un graffiti décrivant des organes génitaux mâles à la peinture bleu vif. C’est potache, sans charme, bizarre dans ce contexte. Je suppose que ce petit chef-d’œuvre est ce qui a fait rire Cortez, mais on dirait que ce n’est pas dans cette pièce qu’il a choisi d’entrer – non, c’est la porte marquée réserve qui est entrouverte. Je scrute l’embrasure et dis « Marco » ; il ne me répond pas, et pendant une seconde j’ai une image très nette en tête, Cortez là-dedans, pris par surprise, la gorge tranchée, une mare de sang écarlate, il se tortille au sol, et le sang jaillit de la terrible blessure.

« Polo », fait sa voix, lointaine et indistincte.

Je soupire de soulagement.

Où sont-ils donc passés, tous ? Peut-être qu’une de ces portes donne sur un autre couloir, une autre sortie ; ou un autre escalier, descendant encore plus profond. Peut-être qu’ils sont descendus et se sont volatilisés, dissous, transformés en tas de poussière ou en ombres.

La porte marquée dames est verrouillée. Je secoue la poignée. Des chambres ? Des lits superposés pour les filles ? J’appuie sur la porte avec mes deux mains à plat, et constate qu’elle est très légère, en bois ou en lamellé-collé. Éminemment cassable, n’attendant plus qu’un coup de pied. J’inspire à fond et je me prépare à le lui donner, et, alors que je suis là, suspendu entre l’intention et l’action, un autre souvenir s’impose à moi : ma mère, deux ou trois ans avant sa mort. Me disant quelque chose de très beau sur le fait que notre vie est une maison que Dieu a construite pour nous, et qu’Il sait ce qu’il y a dans chaque pièce, mais pas nous – et que derrière chaque porte il y a quelque chose à découvrir, que certaines pièces sont remplies de trésors et d’autres d’ordures, mais que toutes sont Sa création. Et maintenant, toutes ces années plus tard, je ne peux que me demander s’il ne serait pas plus juste de dire que la vie est une série de trappes, par lesquelles on tombe, dégringolant encore et toujours, d’un trou au suivant.

J’élève mon arme à hauteur de mon torse, comme un vrai flic à l’ancienne, et ouvre d’un coup de tatane la porte marquée dames. Elle cède, claque contre le mur, revient rebondir contre mon épaule, puis contre le mur une seconde fois, et ma lampe éclaire une pièce remplie de cadavres.

* * *

Cela prend du temps. De comprendre le tableau dans son ensemble, cela prend du temps. Lorsqu’on inspecte une pièce plongée dans l’obscurité avec une lampe frontale, ce que l’on obtient est une mosaïque, comme si l’on faisait tomber une à une les pièces d’un puzzle de leur boîte. Vous tournez la tête, et soudain le rond de lumière s’emplit d’un visage d’homme, barbe fournie, traits amollis, les yeux fixés droit devant lui. Tournez encore la tête, et la lumière se déplace : voici un bras en chemise, manche roulée, doigts fléchis, à quelques centimètres de la tasse Pierrafeu en plastique qui a roulé de la main.

Ma lumière se déplace dans la pièce, et voit les choses une par une.

Au centre, il y a une petite table de bridge carrée, avec des tasses et des soucoupes posées dessus. Des corps sont assis autour comme pour prendre le thé. Un homme au long visage laid et aux cheveux très courts, la tête renversée en arrière et sur le côté, comme s’il s’était endormi dans l’autobus. L’une de ses mains pend à sa droite, l’autre est sur la table, les doigts entrelacés avec ceux de la fille assise à côté de lui. C’est donc Tick, et la fille dont il tient la main est Valentine : Afro-Américaine, la peau très foncée, de longs bras. Elle est tombée en avant et sa joue repose à plat sur la table. Un peu de fluide pend au coin de sa bouche comme un fil d’araignée.

Deux autres personnes sont attablées. Chacun sa tasse.

En face de Tick est installé Delighted, un beau jeune gars, d’allure soignée, avachi en arrière, la tête pendante. Vêtu de la cape mentionnée par Jean. En me baissant sous la table, je découvre les baskets bleu vif qui le caractérisent. À côté de lui, une fille à l’expression sauvage, aux joues rondes, aux cheveux bouclés – c’est peut-être Sailor, anciennement Alice –, le corps très légèrement détourné de Delighted, comme si elle était fâchée contre lui, ou gênée par quelque chose qu’il vient de dire.

J’éclaire la tasse de Sailor : on dirait du thé, cela y ressemble vraiment. Je le renifle, mais ne détecte aucune odeur. Je ne touche à rien. C’est une scène de crime.

J’avance régulièrement, du centre de la pièce vers le périmètre, et découvre encore des corps. Beaucoup de corps. Mais je ne perds pas mes moyens, ça va. Je braque ma lampe dans chaque paire d’yeux, tel un ophtalmo, pour examiner les pupilles dilatées.

Je tiens des poignets, prends des pouls, écoute des poitrines. Aucun signe de vie, nulle part. Je suis dans un musée de cire.

Près de la porte est assis un homme, dont le menton barbu repose sur son épais torse en barrique. Little Man. Vous vous rappelez ? C’est marrant parce qu’il est énorme ; ha ha. Encore un cadavre, un homme dont je n’ai reçu aucune description, torse nu, bâti comme un Monsieur Muscle, une balafre à la joue droite, les cheveux blond surfeur. À côté de lui, dépassant de sous la table, deux pieds nus féminins, élégamment croisés, une fine cheville posée sur l’autre. Pour une raison inconnue, je pense qu’il y a plus de chances que celle-ci soit Sailor, et non la fille assise à la table, à moins qu’il s’agisse de quelqu’un d’autre, peut-être est-ce une des quatre filles – quatre si mes calculs sont bons, quatre des huit filles et six hommes décomptés par Atlee Miller, dont je n’ai jamais eu le nom de code. Quoi qu’il en soit, elle a bu son thé dans un Thermos, qui est maintenant posé sur ses genoux, sans couvercle, et en éclairant l’intérieur avec ma frontale j’aperçois les dernières gouttes de liquide sombre.

Je retourne vers la table. La fille qui est à moitié détournée de Delighted, j’ai déjà vu sa tête. Je l’ai rencontrée. L’amie de Nico. C’était elle qui pilotait l’hélico.

J’étudie une fois de plus le poison, braque ma lampe dans les tasses, les verres et les Thermos, et reçois la confirmation qu’ils ont tous bu la même chose. Je ne saurai jamais ce que c’était. Nous sommes au-delà de tout cela, maintenant. Envoyez-moi ça au labo, les gars ! C’était quelque chose de sacrément nocif, en tout cas. Ils en ont tous bu et ils en sont morts.

Ils ont même laissé un mot. Au mur, un graffiti en noir et vert sur le béton : marre de ces conneries.

Il y a encore d’autres corps. Une fille roulée en boule, là, comme un chat endormi ; à côté d’elle, une blonde à dreadlocks, aux bras et jambes tordus dans une position étrange. Une femme plus toute jeune, bras croisés, assise en tailleur contre le mur comme si elle faisait du yoga. Le plus drôle, c’est que je continue de m’attendre à trouver Nico dans cette pièce emplie de suicidés, alors que je l’ai déjà trouvée, je l’ai trouvée dans les bois, elle est déjà morte.

Le dernier corps gît par terre, dans le fond, sur le ventre. Un homme, plus âgé d’une génération que les autres. Cheveux noirs épais. Yeux marron foncé. Des lunettes, un verre fêlé là où son visage a heurté le ciment lorsqu’il a glissé de sa chaise pliante. Je m’accroupis et dirige le faisceau de ma lampe vers ses yeux. Astronaut. Bouche ouverte, langue sortie, yeux grands ouverts, fixés sur le sol.

Je tends la main pour examiner la fameuse ceinture mais il ne l’a pas sur lui, si bien que je me mets à quatre pattes et avance ainsi pendant une minute pour essayer de la retrouver, et ma main se pose sur la chair froide et inerte de la sienne, la main d’Astronaut, alors je bondis sur mes pieds et cours vers la porte parce que ceci est une scène de crime, bon Dieu, je trébuche sur le pied tendu de Sailor, ou allez savoir à qui sont ces pieds, et j’atteins le couloir juste à temps pour me plier en deux et vomir par terre. Rien dans l’estomac : des fils de bile noire, couleur café, qui forment une flaque à mes pieds dans la lueur de ma frontale.

Je me redresse, m’essuie le visage avec ma manche de chemise et m’efforce de réfléchir à fond à tout cela. Dans cette pièce se trouvent six femmes mortes – Valentine, Sailor et quatre autres – ainsi que cinq hommes : Tick, Astronaut, Little Man, Delighted et l’inconnu aux cheveux de surfeur.

Voilà ce que fuyait Nico. Le plan B qui a fait frémir le visage de Jean, assailli par une vague de révulsion atavique.

Un suicide de masse, je peux le comprendre, cette pratique fait partie du paysage depuis le début de la crise, depuis que 2011GV1 s’est fait connaître. Les pèlerins de la spiritualité. Les chercheurs de sens, désespérés. Plus récemment, et ce ne sont que des rumeurs : 50 000 personnes mortes toutes ensemble à Citi Field. Une tribu ancestrale de Péruviens s’enterrant jusqu’au cou dans le désert, car ils considèrent leur souffrance comme un sacrifice au nouveau dieu terrible qui traverse les cieux en trombe. Des histoires qui ne peuvent pas être vraies, dont on espère qu’elles ne le sont pas. Il paraît qu’un groupe s’est volontairement noyé dans un réservoir près de Dallas ; les corps ont flotté pendant des semaines, hâtant la fin des réserves en eau du nord-est du Texas. Il paraît qu’il y a maintenant des bateaux de croisière « Dernière tournée », en service vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept à La Nouvelle-Orléans : ils sortent sur le lac Pontchartrain avec du champagne, du caviar et assez de dynamite pour trouer la coque une fois que tout le monde à bord est bien murgé et prêt à en finir.

Alors vous voyez, ceci, ici, au sous-sol du commissariat de Rotary, ce n’est rien. Le plan pour sauver le monde est éliminé, et ça, c’est le plan de secours, une forme de folie en remplaçant une autre. Personne pour faire le gros dos en attendant que ça passe – c’est cul sec, c’est marre de ces conneries, c’est tout le monde mort dans le même tombeau souterrain. Sauf que Nico Palace – je suis toujours dans le noir, à attendre que mon estomac se stabilise, le regard posé sur rien, sur le contour en noir sur noir de la porte d’en face, en train de penser à ma sœur –, Nico Palace dit non merci. Nico dit pas d’accord, la situation n’est pas ce qu’elle est. Nico qui, ivre à l’âge de quatorze ans, m’a affirmé que notre père avait été lâche de se pendre par chagrin pour maman, « une saloperie de lâche », et qui refuse de trinquer avant de boire la mort dans un Thermos. Elle rejette le plan B et s’en va avec son sac à dos plein de friandises, se lance tête baissée dans le pari désespéré d’accomplir la mission et de sauver le monde.

Et Jean la suit pour l’arrêter, pour la convaincre de prendre la sortie facile, la voie rapide. Pourquoi vouloir partir pour rien, lui demande-t-elle, pourquoi partir pour rien et te retrouver seule, alors qu’on peut rester tous ensemble ?

Elle est en train de le lui dire lorsque quelqu’un d’autre surgit de cette tanière, jaillit du sol, telle une main sortant de la terre du cimetière à la fin d’un film d’horreur, quelqu’un les suit et les rattrape. Il suppose qu’elles sont toutes les deux en train de fuir son plan, et il insiste pour qu’elles y prennent part.

Quelqu’un. C’est Astronaut, si Astronaut a le temps. Je le vois en train de parler avec Nico dans le couloir à 16 h 30, alors que l’emménagement n’est pas encore terminé. Bénéfice du doute, mouvement rapide après cela : mettons qu’il est 16 h 45 avant que tout soit descendu. Ce qui signifie qu’Astronaut remonte en courant, pourchasse Nico et Jean, les poursuit et les tue l’une après l’autre, puis redescend à toute vitesse avant que le trou soit scellé à 17 h 30.

Je jette un coup d’œil par-dessus mon épaule, dans la pièce emplie de morts. Je vais y retourner. J’y vais. Dans une seconde. Si le scénario incriminant Astronaut ne tient pas à cause d’un problème de chronologie, cela veut dire que tous ceux qui sont morts en ce moment dans cette pièce sont également à éliminer de la liste des suspects, ce qui nous laisse le sixième homme. Ce sont huit femmes et six hommes qui sont venus ici, et huit femmes moins Nico et Jean égalent les six corps féminins que je viens de trouver, mais six hommes moins qui égalent cinq hommes morts ?

La réponse est-elle Jordan ? Il n’est pas dans la pièce. Jordan n’est pas mort empoisonné. Où est-il, ce Jordan ?

Mais l’autre question, la plus importante en réalité, la question qui flotte comme un nuage d’orage au-dessus de toutes les autres, c’est : pourquoi ? Pourquoi ? Quel sens cela a-t-il, qui que soit le tueur, pourquoi ? Quel était l’intérêt qu’elle meure ainsi, à cette date tardive, là-bas dans une clairière, perdant son sang et son souffle, quel besoin cela pouvait-il satisfaire, de retrouver ceux qui fuyaient le cercle de suicide et les ramener pour les faire mourir ? Le mot pourquoi est un gros bourdon vibrant dans mon cerveau tandis que je suis debout là, dos à la porte, en train de rassembler mes forces pour retourner chercher d’autres indices.

Je peux relever des empreintes sur les corps avec de la poudre à cartouches et du scotch. Et ensuite, si j’arrive à retrouver le couteau, je pourrai aussi relever les empreintes qui s’y trouvent, et soit prouver qu’Astronaut a été le dernier à le tenir, soit le disculper.

Je suis tout près, j’y suis presque, les faits s’accumulent autour de moi et ne demandent plus qu’à être triés, passés au tamis, examinés, agencés entre eux. Des étoiles dans un ciel lointain, apparaissant et disparaissant dans un scintillement, composant presque une constellation qui ne prend pas encore vraiment forme.

« Henry ! »

La voix de Cortez, impérieuse, surexcitée. Il a trouvé encore des corps. Il doit se trouver dans la pièce à côté, celle au graffiti anatomique. Il a trouvé quelque chose.

« Ne touche à rien, c’est une scène de crime ! lui dis-je en criant, tout en me guidant à tâtons le long du mur.

— Une scène de crime ? Bon sang, Henry, viens vite. »

Sa voix provient de la troisième pièce, celle marquée réserve. Je sors dans le couloir, suivant le faisceau de ma lampe, et vois sa tête dépasser par la porte ouverte. « Amène-toi, me braille-t-il. Oh, mon poulet. Il faut que tu voies ça. »

5

Cortez est debout au milieu de la pièce, entouré de caisses empilées jusqu’au plafond, et il se frotte les mains.

« OK, mon pote, dit-il. OK, OK, OK. »

Il a l’air d’un fou. Électrisé.

« Cortez ?

— Oui, oui, oui. »

En dirigeant ma lampe derrière et autour de lui, je découvre les mêmes contours ternes que dans le reste du sous-sol : murs gris et poussiéreux, sol en béton craquelé. Les caisses sont entourées de tas de débris en désordre : des cartons affaissés ; une benne en plastique bleu remplie de lanternes de camping et d’allumettes de cuisine. Au fond, un portant chargé de vêtements : des doudounes, des caleçons longs, des bonnets de laine. Deux meubles bas à dossiers suspendus, empilés l’un sur l’autre tels des robots hors d’usage.

Et Cortez au milieu de tout cela, un pied sur une caisse tel un conquistador, un masque de joie sur le visage, les yeux écarquillés, emplis de promesses. Je l’éclaire avec ma frontale et on dirait qu’il brille, toute cette intensité à peine contenue que j’avais déjà perçue est libérée, elle émane de lui par vagues.

« Alors ? » me lance-t-il.

Je suis impatient, perdu. Je veux retourner à mes cadavres, me remettre au travail. « Cortez, quoi ?

— Comment ça, “quoi” ? Qu’est-ce que tu dis de ça ?

— De quoi ?

— Mais de tout !

— Tout quoi ? »

Il éclate de rire. « Tout tout ! »

Nous sommes un sketch d’Abbott et Costello, soudain, ici dans le noir. J’ai la tête ailleurs. Où est cette arme ? Le fameux couteau à dents ? Je comprends soudain avec un frisson d’horreur que je ne le trouverai nulle part sur ce sol dans le noir, car le tueur peut très bien l’avoir jeté dans les bois. Mais une fois de plus, pourquoi, toujours pourquoi… pourquoi jeter un couteau lorsqu’on est sur le point de se tuer ? Pourquoi dissimuler des pièces à conviction dans une forêt qui sera bientôt réduite en cendres ? La tête me tourne, emplie de faits et de suppositions, mais Cortez me prend par le bras et m’entraîne vers une des caisses. Il pivote, s’accroupit, retire le couvercle qui tombe bruyamment au sol et recule d’un pas, théâtral.

J’éclaire l’intérieur de la caisse : elle est remplie de macaronis au fromage. Des dizaines de boîtes. Une marque générique, pas même une marque, en fait, juste les boîtes marquées macaronis au fromage.

Cortez attend derrière moi, le souffle lourd, en passant les mains dans ses cheveux. Je sors quelques boîtes de la caisse, les jette de côté, en me demandant si le trésor est caché sous les pâtes – les lingots d’or, les flingues, les briquettes d’uranium enrichi, enfin ce qui est censé m’impressionner. Mais non, c’est juste une caisse pleine de macaronis, des boîtes orange de pâtes crues, aussi profond que je fouille.

« Cortez… »

Il agite les bras et s’égosille : « Attends ! Attends, c’est pas fini ! » On dirait un présentateur télé.

Il ouvre d’autres caisses, soulevant les planches comme des couvercles de cercueil, mais c’est toujours la même chose, encore du rien : encore des macaronis au fromage, puis une caisse pleine de sauce tomate, quarante gros bocaux de sauce tomate grumeleuse. Des raviolis, de la compote de pommes, des biscuits sous emballage aluminium… rien, rien, des boîtes pleines de rien, sauf que c’est plutôt comme une parodie de rien. Comme une blague que vous feriez à quelqu’un qui veut se préparer à la fin du monde. « Au moins, tu ne manqueras pas de nouilles ! » diriez-vous en pouffant derrière votre main.

Mais Cortez, lui, ne rit pas. Il nous regarde tour à tour, moi et les boîtes de conserve, comme s’il attendait que je tombe à genoux en criant « Alléluia ! »

« On a trouvé, dit-il enfin, avec un sourire qui s’étire encore et des yeux qui tourneboulent presque.

— Trouvé quoi ?

— Une cache. Une planque. On a trouvé du matos, mon poulet. Et des armes, aussi : des tasers, des casques et des talkies-walkies. Du matos. Et ça, là, ajoute-t-il en se tournant pour donner un coup de pied dans une autre caisse, c’est plein de téléphones satellites. Tous chargés. Je le savais, que ces gens avaient du matos ici. »

Je le regarde fixement, avec stupéfaction. C’est cela, sa folie à lui, sa psychose astéroïdale personnelle et non diagnostiquée. Des tasers ? Des casques ? Comme si nous pouvions rester sous terre avec nos casques pour attendre la fin de l’effondrement de la civilisation, comme s’il s’agissait d’un orage. À qui croit-il qu’on va parler, avec nos téléphones satellites ? Mais il continue, arrache le couvercle d’une caisse de bidons d’eau en s’écriant : « Tadaaa ! » comme s’il venait de découvrir Toutankhamon.

« Des bidons de vingt litres, dit-il en en soulevant un par sa mince poignée en plastique. Il y en a vingt-quatre dans cette caisse, et pour l’instant j’ai déjà ouvert cinq caisses d’eau. Dans l’idéal, une personne consomme douze litres par jour, mais pour survivre, six suffisent. Mettons huit, allez. » Ses yeux qui renvoient la lumière de ma frontale semblent bourdonner comme un ordinateur, compilant les chiffres.

« Cortez. »

Il ne m’écoute pas. Il est parti… il s’en est allé je ne sais où, il a sauté la barrière. « Bien, imaginons qu’on est ces petits rigolos. Si on est quatorze… tu m’as bien dit qu’ils étaient quatorze ?

— Qu’ils étaient, oui. Ils sont morts.

— Je sais, lâche-t-il comme en passant, avant de reprendre ses calculs. À quatorze, ça tiendrait un mois, peut-être. Mais pour nous deux, ma grande asperge, pour juste nous deux…

— Comment sais-tu qu’ils sont morts ?

— Attends, attends, fait-il en écartant une caisse du mur pour fouiller à l’intérieur, tellement excité qu’il manque tomber dedans. Regarde, des comprimés purificateurs d’eau, au moins douze douzaines, donc même une fois les bidons épuisés, on pourra sortir d’ici et aller au ruisseau, tu te rappelles le ruisseau. »

Oui. Je me rappelle avoir pataugé dedans en suivant Jean, impatient d’arriver là où elle m’emmenait, sachant déjà sans le savoir que c’était vers le corps de Nico que nous étions en train de courir. Tandis que je regarde Cortez, ma perplexité est en train de se muer en colère, car je me fiche de savoir combien de bidons d’eau il y a ici… et je me fiche du reste aussi, toutes ces piles de boîtes et ces gros sacs-poubelle noirs.

« Je sais ce que tu es en train de te dire, affirme-t-il en mettant fin à son agitation frénétique pour faire un grand pas vers moi et me braquer sa frontale dans les yeux. Je te connais. Tu ne vois pas parce que tu ne sais pas regarder, mais moi, quand j’observe cette turne, je vois une pièce pleine de jours. De jours de vie. Et je sais pas comment ça sera dehors, après, mais en gérant sagement les jours, on peut les transformer en mois, et les mois en années.

— Cortez, attends. » J’essaie de me concentrer, de bloquer sa lumière avec ma main. « Comment as-tu su qu’ils étaient morts ?

— Qui ça ?

— Les… les gens, Cortez, les…

— Ah, ouais, ouais. J’en ai trouvé un dans la pièce indiquée par une bite et des couilles. Dans une chaise longue, une tasse de quelque chose à la main. Complètement affalé, les pieds en l’air, le regard dans le vide. » Il mime rapidement la victime, en louchant et en tirant la langue.

« Mais…

— Et quand je t’ai entendu gerber tripes et boyaux dans le couloir, j’ai pigé que tu avais trouvé les autres.

— Cortez, attends, l’homme que tu as vu…

— Ouvre-boîte ! » s’écrie-t-il en plongeant la main dans un sac pour la ressortir aussitôt. Sa voix est de plus en plus forte, elle bourdonne et sautille. « Le jackpot ! C’est la seule chose dont on ait besoin, mon ami le poulet, en ces temps modernes si difficiles : un bon ouvre-boîte ! » Il le lance dans ma direction, et par réflexe j’ouvre les mains pour le rattraper. « C’est ça qu’on est venus chercher.

— Non. On est venus chercher ma sœur. »

Je cherche ses yeux dans le noir, terriblement désireux de le forcer à se calmer, à m’entendre.

« Elle est morte, non ?

— Si, mais elle a été… elle… on n’a pas terminé. Je veux dire, c’est pour l’aider qu’on a fait tout ce chemin.

— Toi, oui. »

Je lâche l’ouvre-boîte. « Quoi ?

— Oh, mon poulet. Mon cher enfant. »

Cortez – mon gorille – gratte une allumette et s’allume une cigarette dans le noir. « Je me voyais pas passer ma vie post-impact avec une bande de flicailles dans la cambrousse du Massachusetts, non m’sieur, ce serait pas un environnement confortable pour un type comme moi quand les temps se feraient durs. Mais je savais qu’il y avait un endroit comme celui-ci au pied de ton arc-en-ciel. Dès que tu as dit que ta sœurette était venue te sauver en hélico, je me suis dit : eh bé, ces gars-là, ils sont équipés. Ils ont une planque quelque part, pleine de matos. Pleine de jours. Ça, là, c’est pas aussi génial que je l’espérais, mais c’est déjà pas mal pour la fin du monde. Pas mal du tout pour la fin du monde. »

Il rit comme pour dire : « Que voulez-vous ? » Rit et écarte les paumes comme s’il se révélait, Cortez le voleur, le voleur qu’il est et a toujours été, la personne dont j’ai toujours connu la présence mais que je ne voulais pas voir. Pourquoi est-ce que je m’étonne ? J’ai décidé à un moment donné qu’il avait épousé ma route, qu’il m’avait cédé ses deux derniers mois d’existence pré-impact, parce que j’étais lancé dans ma quête héroïque farfelue et que j’avais besoin d’un acolyte capable et agile – je suis arrivé à cette conclusion sans trop y penser et j’ai mis la question de côté. Mais on n’agit jamais sans raison. C’est la leçon n° 1 du travail de police. La leçon n° 1 de la vie.

J’aurais quand même pu comprendre, depuis le temps, que l’attitude extérieure d’une personne n’est qu’un piège attendant de se refermer.

« Je suis désolé pour ta frangine, continue-t-il – et il est sincère, je le vois bien –, mais Henry, le monde est sur le point de crever. C’est la seule chose qui ne soit plus un mystère. Ça, on l’a résolu. Grâce à l’astéroïde. Et ces gens ont choisi de sauter la fin, alors nous, on avance. On reprend le bail. »

Cette conversation me tue. Il faut que je sorte de la pièce. Il faut que je retourne vers ces corps, que je voie cette nouvelle victime, que je me remette au travail. « Cortez, l’autre homme que tu as vu, à quoi ressemblait-il ? »

Il fait un pas vers moi, une cigarette pendant au coin des lèvres, mais ne me répond pas.

« Cortez ? À quoi ressemblait-il ? »

Il m’attrape par le devant de ma chemise et me projette contre le mur en béton. « Voilà ce qui va se passer. On va s’enfermer hermétiquement dans cette piaule.

— Non. Non, Cortez, on ne peut pas faire ça. »

Il me chuchote à l’oreille, roucoule presque. « On s’enferme, et on fait pas sauter le bouchon pendant six mois. Ensuite, on fait des sorties express pour aller chercher de l’eau, si et seulement si c’est absolument nécessaire, mais à part ça on se détend dans notre nouveau paradis jusqu’à ce qu’on n’ait plus de sauce tomate.

— On ne va pas survivre à l’impact.

— On peut.

— Non.

— Il y aura bien des gens qui survivront.

— Mais pas moi… je ne veux pas faire ça. Je ne peux pas. » C’est une affaire explicable. Je peux la résoudre. Je le dois.

« Mais si, tu peux. C’est une pièce pleine de jours, Henry. Partage-les avec moi. Tu les veux, ces jours, oui ou non ?

— Cortez, je t’en supplie. Il y a ces corps. Je pourrais relever des empreintes avec du scotch et de la poudre… »

Son expression s’adoucit, s’attriste, et je vois à la toute dernière minute qu’il a pris un taser, il l’a mis dans sa poche arrière, il lance son bras vers moi, et son baiser chaud m’envoie une décharge, je saute, sursaute, et m’effondre au sol.

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