Neuf

Desjani avança d’un pas, s’interposant entre Benan, Geary et Rione. « Un problème, capitaine ?

— Il faut que je parle à… l’amiral. » Paol Benan était d’une pâleur mortelle et sa voix rauque. « C’est une affaire d’honneur. Je dois…»

Desjani le coupa de sa voix de commandement, sonore et tranchante. « Êtes-vous informé du règlement de la flotte, capitaine Benan ? »

Il la fixa, le regard fiévreux. « Inutile de me faire un sermon sur les…

— Alors vous savez certainement ce qui se passera si vous poursuivez dans ce sens, reprit Desjani encore plus froidement. Je ne tolérerai pas une telle infraction à la discipline sur mon vaisseau.

— Sur votre vaisseau ? Après ce que vous avez fait tous les deux ? Vous avez fait honte à votre fonction et vous devriez être relevée de votre commandement pour en rendre compte…» Des spatiaux s’amassaient déjà pour les regarder, et un grondement sourd montait de ces hommes, assez menaçant pour retenir l’attention de Paol Benan et l’obliger à ravaler ses paroles suivantes.

Un sous-officier sortit des rangs. « Capitaine, s’il y avait eu lieu de mettre en cause l’honneur de notre commandant, nous le saurions. Ni l’amiral ni le capitaine Desjani n’ont attenté à leur honneur et à leurs devoirs.

— Il est intact », affirma un enseigne.

Benan s’apprêtait à répliquer, mais Victoria Rione lui coupa la parole ; elle passa devant Desjani pour le fixer d’un œil furibond. « Nous allons en parler, déclara-t-elle avec colère. En privé. Tout de suite ! »

Malgré leur pâleur, les joues de Benan se colorèrent. « Tout ce que vous pourriez dire…

— Si tu tiens encore un tant soit peu à moi, abstiens-toi de rien chanter sur les toits concernant mon honneur ou mes agissements », affirma-t-elle sur un ton assez comminatoire pour le contraindre à reculer.

Il absorba le choc, déglutit et hocha la tête, subitement docile. « Par… Pardonne-moi, Vie.

— Suis-moi. S’il te plaît. » Rione se tourna vers Desjani plutôt que vers Geary. « Si vous voulez bien nous excuser, commandant. Tous mes… remerciements », ajouta-t-elle d’une voix étranglée avant de pivoter pour entraîner son époux.

Desjani les regarda s’éloigner puis se tourna vers ses hommes d’équipage, qui attendaient encore, indécis. « Merci. »

Ils hochèrent la tête, saluèrent et se dispersèrent ; Desjani fit signe à Geary. « Avançons. Il s’en est fallu d’un cheveu.

— Quoi donc ? Qu’allait faire Benan, selon vous, quand vous l’avez contrecarré ? »

Elle se figea pour le dévisager. « Vous ne le savez vraiment pas ? demanda-t-elle. Il s’apprêtait à vous provoquer en duel. »

Geary n’était pas certain d’avoir bien entendu. « En quoi ?

— En un duel d’honneur. À mort, le plus souvent. » Ils arrivaient à la cabine de Desjani et elle lui fit signe d’entrer. « J’espère que nous pouvons passer cinq minutes là-dedans sans qu’on s’imagine que nous nous conduisons comme des lapins en rut. » L’air troublée, elle se laissa tomber sur une chaise dans une posture bien éloignée de sa raideur coutumière. « Ces duels ont commencé à se répandre il y a, voyons, une trentaine d’années. Des officiers de la flotte se défiant pour un prétendu point d’honneur. Nous étions incapables de vaincre l’ennemi, de sorte que nous nous sommes mis à nous entre-tuer. » Elle le fixa droit dans les yeux. « Pour des accusations d’infidélité, par exemple.

— Dans cette flotte ? s’étonna Geary.

— Vous savez bien comme nous sommes encore maintenant ! Les seules choses qui importent, ce sont l’honneur et les témoignages de bravoure. » Desjani eut une grimace écœurée. « Les officiers défiés ne pouvaient pas se défiler sous peine d’être regardés comme des couards. Nous en manquions déjà, et ceux dont nous disposions s’entre-égorgeaient dans une frénésie de zèle déplacé. La flotte a fini par intervenir en émettant des règles draconiennes, promettant de très sévères punitions à ceux qui se battaient en duel. Ça n’a pris réellement effet qu’au bout d’un certain temps et de plusieurs pelotons d’exécution ; cela dit, quand je me suis engagée, les duels d’honneur n’étaient plus que de vieilles histoires racontées par leurs quelques survivants. Mais ces règles sont toujours dans le manuel. Il nous faut même les apprendre par cœur pendant les classes. Si cet imbécile avait réussi à vous jeter le gant, j’aurais été contrainte de l’arrêter, de le mettre aux fers et de le déférer à la cour martiale à notre retour. » Elle lui jeta un regard méditatif. « À moins que tu n’aies opté pour une exécution sommaire, autorisée en campagne par le règlement. »

Geary regarda autour de lui. Il ne se rappelait pas être jamais entré dans la cabine de Desjani. Il choisit une chaise et s’assit en face d’elle. « Pas drôle.

— Je n’y mettais aucun humour. Il a failli me défier aussi, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué. »

Il la dévisagea. « Quand il a dit que tu aurais dû être relevée de ton commandement, c’est ça ?

— Exactement ! cracha-t-elle.

— L’équipage a défendu ton honneur, fit remarquer Geary.

— Parce qu’il ignore à quel point mes sentiments étaient déshonorants, répondit Desjani avec une amertume croissante.

Tu aurais pu m’avoir sans même le demander. Tu le savais et, si tu es sincère avec toi-même, tu ne peux que l’admettre. Ne feins pas de voir en moi un parangon de vertu et d’honneur alors que j’aurais fait tout ce que tu m’aurais demandé, même si tu étais mon supérieur hiérarchique.

— Tu n’as pas… Tanya, tu étais convaincue que j’avais une mission vitale à remplir. Même nos critiques les plus virulents ne pourraient rien mettre en évidence…

— Je suis ma critique la plus virulente, amiral Geary ! » Elle le fusilla du regard. « Tu ne t’en étais donc pas encore rendu compte ?

— J’aurais sans doute dû. »

Desjani fixa un coin de la cabine l’espace d’un instant puis secoua la tête. « J’aurais pu me retrouver dans sa situation. Tu sais que j’ai eu des liaisons avant de te connaître. L’une d’elles aurait pu se solder par un mariage, et au moins un des officiers que j’aurais épousé a été capturé par les Syndics. J’aurais pu passer des années à embellir son souvenir et notre relation, avant de découvrir, à sa libération, l’abîme qui sépare ces fantasmes de la réalité de ce qu’il était et de ce qu’il est devenu. Et de me retrouver contrainte de lui expliquer ce que j’avais fait durant sa captivité, dont nous croyions tous les deux qu’elle durerait jusqu’à sa mort, pour ensuite vivre avec ça. »

Geary baissa la tête, à la fois conscient des émotions qui agitaient Desjani et refusant de les lire sur son visage. « Tu n’aurais pas…

— Mais si. Tu le sais. Ne joue pas les protecteurs avec moi. Seule la chance m’a épargné de vivre ce qu’elle connaît en ce moment. »

Il releva les yeux pour la dévisager, médusé. « C’est pour cela que tu t’es interposée entre Benan et elle ? Tu voulais la protéger parce que tu avais pitié d’elle ?

— Je suis le commandant de ce vaisseau ! Je ne peux tolérer des infractions à la discipline ! » Elle lui jeta de nouveau un regard noir. « C’est pour cette raison que je suis intervenue. C’était ma responsabilité. Vu ? »

Il la fixa, conscient qu’elle ne discuterait jamais de ce sujet sans arrière-pensées. « Oui, m’dame.

— Bon sang, Jack ! Cesse de m’exaspérer. »

Geary n’avait jamais aimé son surnom. Il avait découvert avec horreur que le gouvernement l’en avait affublé pour bâtir la légende du plus grand héros que l’Alliance eût jamais connu. Mais Desjani ne l’avait jamais appelé Jack qu’à de rares occasions, et il avait découvert alors que ça lui plaisait. Cela dit, qu’elle y recourût à présent témoignait assez de son humeur. « Très bien. Je te demande pardon. Combien de temps comptes-tu encore te flageller pour ces sentiments que tu as éprouvés à mon égard alors que j’étais ton supérieur hiérarchique ? »

Elle agita la main sous son nez. « Toute ma vie. Et sans doute une bonne partie de la suivante. Je suis convaincue que bien d’autres péchés tarauderont ma conscience dans l’au-delà.

— Alors que dois-je faire si le capitaine Benan cherche encore à me défier ?

— À ta place, je ferais fusiller ce salopard, mais ça reste mon opinion personnelle. » Elle fixa le pont en fronçant les sourcils. « Pardon. Je sais que tu me demandais un conseil. Tu devrais te contenter de lui faire fermer son clapet, du moins si la harpie qu’il a épousée ne l’a pas déjà châtré. Flanque-lui si besoin ton poing dans le ventre. Empêche-le de te jeter le gant. Sinon, tu devras prendre de très vilaines décisions.

— D’accord ! » Il se leva, conscient que, dehors, des regards devaient se braquer sur la porte de Desjani. « Je te remercie encore d’avoir veillé à ce qu’un esclandre ne prenne pas place sur ton vaisseau. »

Elle lui jeta un regard suspicieux. « À ton service. »

Geary fit mine de prendre congé puis s’arrêta pour examiner une plaque apposée sur la cloison près de l’entrée, là où Desjani pourrait toujours la voir en quittant sa cabine. Des patronymes y étaient gravés, ainsi que des dates et les noms de différentes étoiles. Cette longue liste avait de toute évidence été complétée au fil des ans. Les premiers patronymes étaient ceux de jeunes officiers, mais les grades étaient de plus en plus élevés à mesure qu’on se rapprochait de la période présente. « Qui sont ces gens ?

— Des amis. »

Il lut le dernier nom de la liste. « Capitaine Jaylen Cresida.

— Des amis absents », compléta Desjani.

Il la regarda. Rivés sur la plaque, les yeux de Tanya évitaient de croiser les siens. « Puissent les vivantes étoiles briller sur leur mémoire », lâcha Geary avant de sortir et de refermer doucement l’écoutille derrière lui.


La nuit fut très agitée et le trouva finalement en train d’arpenter de nouveau les coursives du vaisseau. Cette déambulation au beau milieu de la nuit exigeait de lui un fameux talent de comédien s’il voulait éviter de paraître fébrile, nerveux ou inquiet aux yeux des hommes de quart. Que diable vais-je bien pouvoir faire de Jane Geary ? Tanya a raison. Autant j’ai réussi à rendre à cette flotte son professionnalisme, autant il me faut reconnaître qu’elle continue de donner la priorité à l’assaut, à la témérité, au besoin d’en découdre le plus vite possible avec l’ennemi. Et, si Jane a désobéi à mes ordres, c’était pour livrer une attaque audacieuse et éliminer une menace ennemie. S’agissant de remplir sa mission et de protéger nos troupes au sol tout en minimisant les pertes civiles chez les Syndics, elle a réussi son coup.

Ce qui ne me laisse guère de place pour la châtier sévèrement. Je ne peux pas condamner une initiative aussi efficace sans envoyer le mauvais message à la flotte. Si je fais de l’obéissance la seule vertu qui compte, je risque d’imposer une philosophie du combat au moins aussi nocive que le chaos indiscipliné que j’ai découvert à mon arrivée. Ai-je envie d’une flotte composée d’officiers comme le capitaine Vente, à qui, apparemment, on doit ânonner tout ce qu’on exige de lui ? Il faut que je trouve un moyen légitime de le relever de son commandement de l’Invulnérable, mais je n’ai encore rien sous la main.

À cette heure tardive, les gens étaient bien moins nombreux dans les coursives, et ceux encore debout se trouvaient pour la plupart à leur poste, de sorte que, lorsqu’une femme tourna un angle devant lui, Geary la repéra aussitôt.

Rione.

Elle hésita un instant puis se porta à sa rencontre jusqu’à ce que tous deux se retrouvent face à face.

« Comment allez-vous ? demanda Geary.

— J’ai connu pire. »

Poussée de culpabilité. « Y a-t-il quelque chose que je puisse dire ou faire ?

— J’en doute. C’est ce que vous avez fait, ce que nous avons fait ensemble, qui a conduit à cette situation. » Elle détourna les yeux. « Vous n’êtes pas fautif. Vous ne le seriez même pas si vous m’aviez traînée dans votre lit, parce que j’étais consentante. En vérité, c’est moi qui vous ai séduit et non l’inverse. Mais il ne s’agit pas seulement de moi et de ce que nous avons partagé. » Rione baissa les yeux, amère. « Quelque chose a changé en lui. Il est plus sombre, plus dur, plein de rancœur.

— Beaucoup d’ex-prisonniers affrontent de gros problèmes, lâcha Geary.

— Je sais. Mais le sien est plus grave. Vos médecins sont inquiets. » Elle secoua la tête. « Il ne parle que de vengeance. De prendre sa revanche sur les Syndics et même sur les gens de la République de Callas, dont il s’imagine qu’ils l’ont naguère laissé tomber, et, bien sûr, de se venger de toi. Mais on m’a dit que, pour l’instant, il n’exprime encore son ressentiment que dans des paramètres tolérables. » Elle avait imprimé à ces derniers mots un tour ironique empreint d’amertume.

« Mais vous ?

— Moi ? » Rione haussa les épaules. « Je n’en sais rien. En souvenir de l’homme qu’il a été, je vais continuer à tenter de m’en rapprocher. Il a cessé de s’illusionner et sait que je ne tolérerai plus de sa part un comportement tel que celui d’aujourd’hui. Mais il a le plus grand mal à comprendre que je ne suis plus celle que j’ai été, que je suis devenue entre-temps sénatrice et coprésidente de la République de Callas, que j’ai exercé de nombreuses activités pendant notre séparation. Dans son esprit, je suis toujours restée à la maison à l’attendre, pareille à moi-même. Comment me fâcher contre lui parce qu’il se raccroche à une illusion qui lui a permis de tenir dans les ténèbres de ce camp de travail ? Mais comment aussi pourrait-il continuer d’ignorer qu’il n’était pas question pour moi de jouer les Pénélope, seule dans cette maison déserte, au lieu d’en sortir pour faire tout ce qui était en mon pouvoir ?

— Prendre conscience que le monde qu’on a connu a énormément changé peut être parfois très difficile, déclara lentement Geary.

— Tu es bien placé pour le savoir. » Le regard de Rione, comme sa voix, se faisait de plus en plus distant, étrangement lointain bien qu’elle se tînt devant lui. « Et le monde change sans cesse, même s’il reste toujours pareil. Ne vous fiez jamais à un politicien, amiral Geary.

— Pas même à vous ? »

Rione marqua une longue pause avant de répondre : « Surtout pas à moi.

— Et aux sénateurs du Grand Conseil ? » Question qu’il cherchait à lui poser depuis un bon moment.

Rione observa un encore plus long silence. « Un héros vivant peut devenir très embarrassant.

— C’est encore ce que pense le gouvernement ? demanda-t-il sur un ton tout aussi tranchant que ses mots.

— Le gouvernement ? » Rione laissa échapper un petit rire sans pour autant changer d’expression. « Vous en parlez comme s’il s’agissait d’un énorme bloc monolithique, doté de nombreux bras mais d’un cerveau unique chargé de les contrôler tous. Essayez de renverser cette image, amiral. Vous devriez peut-être réfléchir à ce qui se passerait si le gouvernement n’était qu’une sorte de Léviathan dont la seule main monstrueuse serait contrôlée par de nombreux cerveaux qui, chacun de son côté, chercheraient à la diriger, à guider ses tâtonnements puissants, certes, mais maladroits, pour faire quelque chose, n’importe quoi. Vous avez vu le Grand Conseil à l’œuvre. Laquelle de ces deux images vous semble-t-elle convenir le mieux ?

— Que se passe-t-il exactement ? Pourquoi êtes-vous là ?

— Je suis une émissaire du gouvernement de l’Alliance. » Sa voix était dépourvue d’émotion.

« Qui vous a nommée à ce poste ? Navarro ?

— Navarro ? » Elle le regarda de nouveau droit dans les yeux. « Vous croyez qu’il vous trahirait ?

— Non.

— Vous avez raison. Pas sciemment. Mais il était fatigué, épuisé par les responsabilités qu’il exerce au Grand Conseil. Cherchez ailleurs, amiral. Rien n’est simple.

— Nous ne sommes pas venus à Dunaï parce que votre mari s’y trouvait. Vous ne saviez pas qu’il y était détenu. Qui sommes-nous venus chercher ? »

Nouveau long silence. « Vous cherchez quelqu’un en particulier ? » Sur ce, Rione entreprit de s’écarter de lui et de remonter la coursive.

« Me cacheriez-vous quelque chose qu’il me faudrait savoir pour vous ramener chez vous, votre époux et vous-même ? » cria-t-il.

Elle ne répondit pas et s’éloigna tranquillement.


Geary avait réussi à éluder quelques-unes des nombreuses requêtes d’entretien en tête-à-tête transmises par le général Charban quand l’Indomptable et la flotte plongèrent dans le néant de l’espace du saut. Par respect pour le grade et les états de service des prisonniers libérés, il avait néanmoins trouvé le temps d’en recevoir un certain nombre ; chacune de ces rencontres lui avait semblé épineuse, dans la mesure où il ne pouvait rien accorder à ces officiers de ce qu’ils attendaient de lui, tandis que plus d’un continuait pourtant d’exiger.

Jamais il n’avait autant apprécié l’agréable tranquillité de cet isolement.

À bord du vaisseau, les coursives étaient toujours embouteillées par les travaux, mais leur lente progression dans les zones endommagées, sauf là où des dégâts consécutifs à des combats antérieurs avaient exigé le remplacement presque complet des composants d’origine, était satisfaisante. « Les travaux de radoub de l’Indomptable sont achevés à cinquante pour cent, lui avait fièrement déclaré le capitaine Smyth juste avant le saut. Bon, bien sûr, les cinquante pour cent qui restent risquent d’être foutrement contraignants. Nous avons avant tout procédé aux réparations les plus faciles d’accès. »

Peu après, Desjani s’était montrée dans la cabine de Geary. Elle avait désigné le matelot debout à côté d’elle, un sous-off dont l’embonpoint le classait probablement en tête de liste des gras du bide de la flotte. Cela dit, l’uniforme de l’homme était immaculé et il arborait d’impressionnantes décorations témoignant de son ardeur au combat. « Vous connaissiez le sergent Gioninni, amiral ? »

Geary hocha la tête. Il avait croisé plusieurs fois le ventripotent. « Nous nous sommes déjà parlé.

— Lors de ces conversations, le sergent Gioninni vous a-t-il déclaré que, s’il n’avait jamais été convaincu d’avoir enfreint une loi ou un règlement, on le soupçonne néanmoins de jongler avec tant de magouilles et de micmacs que les systèmes tactiques d’un croiseur de combat moyen auraient le plus grand mal à les dépister tous ?

— Commandant, ces rumeurs ne s’appuient sur aucune preuve tangible, protesta le sergent.

— Si nous pouvions les étayer, vous seriez au cachot pour au moins cinq siècles, sergent. » D’un geste, Desjani indiqua la direction approximative des auxiliaires. « Le sergent Gioninni est, selon moi, l’homme idéal pour surveiller les activités contraires au règlement qui pourraient prendre place sur certains de nos vaisseaux.

— En fonction de mon professionnalisme et de mon sens aiguisé de l’observation, bien entendu, ajouta le sergent.

— Bien entendu », convint Geary. Il se demandait si Gioninni ne serait pas la réincarnation de certain sergent-chef qu’il avait connu un siècle plus tôt. « Quel intérêt un magouilleur aurait-il à rendre compte des micmacs d’un de ses pareils ? Question purement théorique, naturellement.

— Eh bien, amiral, un individu s’adonnant à des agissements indélicats et illégitimes pourrait s’inquiéter d’une trop forte concurrence, par exemple, répondit Gioninni. Réponse purement théorique, naturellement. Et il… craindrait sans doute que la concurrence en question ne cherche à recueillir des preuves l’accablant lui-même. Preuves qui, bien évidemment, n’existent pas.

— Bien évidemment. » Geary peinait à garder son sérieux. « Je dois savoir quelle est votre priorité, sergent.

— Ma priorité, amiral ? » Gioninni réfléchit un instant. « Même à supposer que ces rumeurs disent vrai, amiral, je vous jure sur l’honneur de mes ancêtres que jamais je ne laisserais faire quelque chose qui pourrait mettre ce vaisseau en péril. Ni aucun autre. Ni même un seul individu présent à bord d’un de nos bâtiments. »

Geary jeta un regard vers Desjani, qui hocha la tête pour signifier qu’elle ajoutait foi à cette dernière déclaration. « Très bien, en ce cas, déclara Geary. Veillez au grain et tenez-nous informés de tout ce que nous devrions savoir.

— Et, si jamais nous découvrions que vous avez négocié votre silence contre une part du gâteau, vous pourriez retrouver vos ancêtres beaucoup plus tôt que prévu, ajouta sévèrement Desjani.

— Oui, commandant ! » Le sergent Gioninni salua puis rompit et prit martialement la porte.

« Vous ne l’avez pas encore agrafé la main dans le sac, hein ? demanda Geary.

— Toujours pas. Mais ce n’est pas plus mal. Il arrive parfois qu’on ne puisse pas obtenir assez vite certains articles vitaux pour le vaisseau. À ces occasions, le sergent Gioninni peut se révéler très utile. Cela dit, jamais on ne lui a demandé d’ignorer les procédures légales, bien entendu.

— Bien entendu. »


Il leur fallut un jour et demi à 0,1 c pour gagner le portail de l’hypernet d’Hasadan depuis le point d’émergence. Geary dut sans cesse réprimer le désir pressant d’augmenter la vélocité de la flotte afin de l’atteindre plus tôt et d’arriver plus vite à Midway pour enfin plonger dans l’espace Énigma.

Juste avant d’emprunter le portail de l’hypernet, le capitaine Tulev pria Geary de lui accorder un entretien en tête-à-tête. Cela ne ressemblait guère à Tulev qui, d’ordinaire, restait assez renfermé. Mais il donna un instant l’impression de ne pas trouver ses mots. « Amiral, j’aimerais m’assurer que vous êtes informé d’un certain point concernant les prisonniers de Dunaï. L’un d’eux, le colonel Tukonov, est mon cousin. »

Geary ne sut trop que répondre. Toute la famille de Tulev avait été anéantie pendant la guerre, lors d’un haineux bombardement syndic de sa planète natale. « C’est une excellente nouvelle.

— En effet. Le colonel Tukonov était porté disparu, en même temps que son unité, depuis dix-neuf ans. On le croyait mort. Le voilà vivant. » Tulev cherchait encore ses mots. « Les morts reviennent à la vie. Vous. Mon cousin. La guerre prend fin. L’humanité découvre qu’elle n’est pas seule. Quelle époque extraordinaire !

— On croirait entendre Tanya Desjani. »

Un petit sourire naquit sur les lèvres de Tulev. « Il y a pire sort, amiral. C’est une femme formidable.

— C’est en effet, pour la décrire, un qualificatif qui en vaut un autre. Merci de m’avoir fait part de votre relation de parenté avec Tukonov. Savoir qu’il est au moins sorti quelque chose de bon de la libération de ce camp de prisonniers fait chaud au cœur. »

Tulev médita un instant les paroles de Geary. « Ils sont assez remuants, mais c’est la plupart du temps pour se quereller. Trop d’entre eux s’imaginent qu’ils devraient déjà être le chef.

— Une chance que leur grade et leur statut soient aussi leur plus grande faiblesse, fit observer Geary. Nous en avons plusieurs, à bord de l’Indomptable, que je songe à envoyer rejoindre leurs collègues sur le Haboob ou le Mistral.

— Dont l’époux de l’émissaire Rione ? s’enquit Tulev. Ne faites surtout pas cela, amiral.

— Pourquoi pas ? » Depuis leur affrontement dans la coursive, le capitaine Benan s’était tenu tranquille, mais le transférer sur un autre bâtiment n’en restait pas moins une idée séduisante.

« Vous m’avez dit que l’émissaire Rione avait l’ordre de demeurer avec vous sur l’Indomptable, s’expliqua Tulev. Vous dépêcheriez alors son époux au loin, tandis que Rione et vous vous retrouveriez sur le même vaisseau.

— Oh ! » Fichtre ! Ça l’affichait très, très mal en effet. « C’est sans doute la dernière chose à faire.

— Je n’ai pas une très grande expérience de ces questions, mais ça me paraît bien le cas. » S’apprêtant visiblement à prendre congé, Tulev se mit au garde-à-vous. « Surveillez-vous les prisonniers libérés ? Mon cousin s’ouvrira sans doute à moi, mais je ne suis pas sûr qu’il sera informé des agissements… séditieux que ces gens pourraient méditer.

— Nous les tenons à l’œil », le rassura Geary. Mais, une fois l’image de Tulev disparue, il se rassit pesamment. Le lieutenant Iger ne dispose que de moyens limités pour espionner ces gens. Je comptais naguère sur les agents de Rione dans la flotte pour m’instruire d’éventuels ferments de discorde. Ils ne savaient d’ailleurs pas tout, ces agents. Loin s’en fallait. Pour la première fois, il se demanda s’ils étaient encore en activité et continuaient de rendre compte à Rione. Elle ne m’en a pas touché le premier mot depuis qu’elle est remontée à bord de l’Indomptable. Elle évite la plupart du temps la passerelle, ce qui a au moins le don de satisfaire Tanya.

Geary s’y rendit justement, s’assit sur son siège et scruta l’écran qui venait de surgir automatiquement sous ses yeux. La flotte maintenait la formation Novembre et ses cinq sous-formations rectangulaires se rapprochaient régulièrement de l’immense portail de l’hypernet, désormais bien moins éloigné.

Il enfonça la touche permettant de s’adresser à l’ensemble de la flotte. « Ici l’amiral Geary. Les dernières nouvelles de Midway remontent à plusieurs mois. Fort heureusement, la raclée que nous avons infligée la dernière fois aux extraterrestres les a maintenus à distance respectueuse, mais ils risquent d’être revenus occuper ce système. Tous les vaisseaux devront être parés à la bataille quand nous émergerons du portail à Midway. S’ils s’y trouvent, ils devront être regardés comme hostiles. Il faudra donc engager aussitôt le combat avec eux. »

Cette décision n’avait pas été facile à prendre. Que les Syndics de Midway eussent conclu avec les extraterrestres vaincus un accord leur permettant d’accéder pacifiquement à ce système stellaire n’était pas exclu. En surgissant brusquement et en embrasant le ciel de toutes ses armes, la flotte pouvait fort bien réduire à néant une coexistence pacifique fraîchement établie. Mais, compte tenu de ce qu’on savait d’Énigma, cette éventualité semblait bien peu plausible ; en outre, exiger de ses vaisseaux qu’ils demandent la permission de tirer leur ferait perdre de précieuses secondes (voire minutes) qui pouvaient, littéralement, faire toute la différence entre la vie et la mort.

Ce qui lui rappela à point nommé qu’il devait ajouter quelque chose : « Les Syndics de Midway ne nous sont pas hostiles. Défense donc d’engager le combat avec eux sans autorisation préalable. Un de leurs bâtiments de guerre ou un vaisseau estafette attendra peut-être près du portail. Il ne devra pas être pris pour cible.

» Au cas où les extraterrestres n’auraient pas fait une réapparition à Midway, la flotte se contentera de traverser le système vers le point de saut qu’elle a emprunté avant de s’engager dans l’espace Énigma étape par étape. Les aïeux de tous les membres de cette expédition devraient être fiers de la participation de leurs descendants à cette mission historique. En l’honneur de nos ancêtres. Geary, terminé. »

Desjani jeta un regard dans sa direction. « Vous avez livré aux Syndics de Midway le secret des vers quantiques extraterrestres. Munis de cette arme, peut-être ont-ils réussi à se défendre avec une petite flottille.

— C’est possible. Mais veillez à maîtriser vos doigts si vous apercevez un aviso lors de notre émergence. »

Desjani fit mine de s’offusquer. « Je ne tire que quand je l’ai décidé.

— Je sais. »


On éprouvait à la sortie de l’hypernet une impression de désorientation pratiquement aussi perturbante qu’à l’émergence de l’espace du saut. Quelques secondes après l’arrivée de la flotte à Midway, Geary se concentrait sur son écran, où les senseurs de la flotte affichaient une rapide mise à jour des données.

Bien entendu, un vaisseau syndic orbitait à plusieurs minutes-lumière du portail. Au moins était-il suffisamment éloigné pour qu’aucun de ceux de l’Alliance ne s’avisât de lui décocher « accidentellement » quelques tirs. Ce n’était pas un vaisseau de guerre mais un bâtiment civil, dont la présence auprès du portail était inhabituelle. Les seuls autres vaisseaux dans un rayon d’une heure-lumière autour du portail étaient des cargos civils entrant dans le système ou cinglant vers le portail à l’allure pataude mais économe en carburant qu’affectionnent ces bâtiments.

Midway n’avait guère changé. Les mêmes planètes et satellites gravitaient autour de l’étoile comme ils l’avaient fait pendant d’innombrables millénaires, indifférents à ces humains qui se regardaient depuis un bref laps de temps comme les maîtres de Midway. La flottille syndic chargée de la protection du système était quasiment restée telle quelle, avec ses six croiseurs lourds, mais elle comprenait maintenant cinq croiseurs légers au lieu de quatre et douze avisos. Rien n’indiquait que des combats eussent été livrés depuis que la flotte de l’Alliance avait affronté les extraterrestres trois mois plus tôt.

Là où le vide interplanétaire était à l’époque rempli de vaisseaux s’efforçant d’évacuer le système avant l’arrivée de la flotte d’assaut Énigma, on ne voyait plus que cargos et transports civils réguliers.

« Pourquoi ont-ils moins d’avisos, selon vous ? demanda Geary à Desjani. Rien ne permet de dire que d’autres batailles ont été menées depuis notre départ. »

Elle réfléchit en faisant la moue puis désigna le secteur du portail. « On ne distingue aucun aviso à proximité. La pratique habituelle des syndics exige qu’un aviso pouvant faire office de courrier se maintienne près d’un point de saut ou d’un portail de l’hypernet. » Desjani se tourna vers lui. « Sans doute ont-ils dépêché ces avisos manquants en guise d’estafettes pour contacter le gouvernement dans leur système central, et je vous parie qu’il ne les leur a jamais renvoyés.

— Ce qui subsiste du gouvernement syndic a besoin de tous les bâtiments disponibles. Vous croyez donc que les locaux ont cessé de se servir de vaisseaux de guerre comme d’estafettes quand ils se sont aperçus qu’ils allaient manquer d’avisos ?

— Même des Syndics seraient assez malins pour s’en rendre compte. Tôt ou tard, à tout le moins. Ils ont déniché quelque part un autre croiseur léger qui peut-être traversait leur système et qu’ils ont convaincu de rester. Mais n’oubliez pas que, pour nous combattre, le gouvernement central syndic avait arraché à ces locaux la flottille chargée de les protéger. Ils savent qu’elle ne reviendra pas et que leur gouvernement central les a laissés sans défense contre les extraterrestres.

— Ils doivent donc savoir qu’ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes, renchérit Geary. Je vais leur signifier que nous ne faisons que passer et leur demander s’ils ne disposent pas d’autres informations sur Énigma.

— Si c’est le cas, ils exigeront une contrepartie.

— Peut-être nous seront-ils reconnaissants de les avoir sauvés. »

Desjani ne se donna même pas la peine de répondre à ce vœu pieux.

La planète principale se trouvait pratiquement de l’autre côté de l’étoile pour le moment, de sorte que le temps de transmission était rallongé de quelques minutes. Dans la mesure où la flotte en était encore éloignée d’environ cinq heures-lumière, ça n’avait qu’une incidence limitée.


Les Syndics avaient attendu de recevoir un appel des vaisseaux de l’Alliance pour émettre, de sorte que leur réponse n’atteignit la flotte qu’au bout d’une demi-journée, alors qu’elle était déjà en bonne voie vers le point de saut permettant de gagner l’étoile que les hommes appelaient Pele mais qu’ils avaient abandonnée aux extraterrestres depuis des décennies.

La commandante en chef Iceni elle-même était assise derrière son bureau, le regard méfiant. Ce qui restait assez compréhensible. Après tout, elle était en communication avec une flotte importante de l’Alliance, contre qui les Mondes syndiqués s’étaient cruellement battus pendant des décennies, avant le récent traité de paix. « J’adresse personnellement mes respects à l’amiral Geary. En réponse à votre question, nous n’avons décelé aucune activité de l’espèce Énigma depuis le départ de votre flotte. La population de ce système aimerait voir cette situation perdurer. Nous ne tenons pas à provoquer de nouveau les extraterrestres par des actes d’agression.

» Veuillez, je vous prie, m’informer de la raison du retour de votre flotte dans notre système après un seul mois d’absence.

» La population de Midway vous reste bien entendu reconnaissante de l’avoir défendue. Néanmoins, votre flotte appartient à une puissance étrangère. La formulation ambiguë de certaines clauses du traité de paix vous autorise sans doute une telle incursion, mais Midway ne tient pas à voir se répéter ces intrusions. Nous surveillerons de très près vos faits et gestes, et nous demandons instamment qu’à l’avenir toute visite de notre système par des vaisseaux de guerre étrangers soit préalablement autorisée par nous.

— Z’êtes les bienvenus », marmonna Desjani.

Souhaitant être présents quand la réponse des Syndics arriverait, le général Charban et Rione étaient montés sur la passerelle. « Elle ne nous menace pas, fit remarquer le général comme si c’était là un suprême témoignage de courtoisie.

— Ça se comprend, lâcha Geary. Contrairement à cet imbécile de Dunaï, elle tient à préserver ses faibles capacités de défense.

— Je crois Iceni bien plus intelligente que ce commandant en chef, affirma Rione. Elle sait qu’il serait stupide d’essayer de nous bluffer, de sorte qu’elle s’en abstient. » Elle lança à Geary un regard interrogateur. « Ce qu’elle s’est également abstenue de dire, c’est qu’elle rendrait compte au gouvernement central syndic de notre passage par son système stellaire.

— Par ce qu’il en subsiste, voulez-vous dire. » Geary fronça les sourcils. Ses yeux se portèrent sur son écran comme de leur propre volonté. « Nous nous demandions pourquoi aucun aviso n’était posté près du portail pour servir d’estafette. Nous pensions que, ne les voyant pas revenir, ils avaient tout bonnement décidé de ne plus les envoyer au gouvernement central.

— C’est probablement une des raisons, acquiesça Rione, mais j’aimerais que vous preniez cette autre réalité en considération : la commandante en chef Iceni prend aussi délibérément ses distances avec le gouvernement des Mondes syndiqués dans le but d’instaurer ici un système stellaire autonome.

— Nombre de ses pareils ont déjà pris cette décision. Même si elle arrivait à ses fins, en quoi est-ce que cela nous concernerait ? »

Charban afficha une mine peinée. « Nous avons signé cet accord avec le gouvernement des Mondes syndiqués. Iceni pourrait exciper de sa nouvelle indépendance pour exiger une renégociation. »

Rione secoua la tête comme si elle lisait dans les pensées de Geary. « Nous ne pouvons pas nous conduire ici comme à Dunaï. Nous voulons pouvoir revenir dans ce système aussi souvent que nécessaire, et nous tenons à ce qu’il reste stable dans ce secteur de l’espace qui fait face à Énigma. Nous pourrions trouver bien pire qu’un gouvernement dirigé par Iceni.

— C’est une commandante en chef syndic, fit remarquer Geary.

— Mais qui est restée avec le plus gros de sa population au lieu de s’enfuir à bord du premier vaisseau rapide disponible après y avoir entassé tous les trésors qui lui tombaient sous la main, alors que son monde était menacé par les extraterrestres, rectifia Rione. Non seulement elle a fait preuve de courage, mais encore d’un grand sens des responsabilités envers le peuple qu’elle dirige.

— Une commandante en chef syndic ? marmotta Desjani.

— Les commandants en chef syndics sont des individus, tout comme les politiciens de l’Alliance, affirma Rione, s’adressant à Geary. Chacun doit être jugé sur ses mérites personnels.

— Iceni ne tient pas à ce que nous entrions dans l’espace Énigma, déclara Geary. Mais je ne veux pas non plus lui cacher nos projets, d’autant qu’il crève les yeux que nous nous dirigeons vers le point de saut pour Pele.

— Alors ne lui mentez pas, lâcha Rione d’une voix atone. Ça ne ressemblerait pas à Black Jack Geary, en aucune circonstance. »

Desjani lui jeta un regard aigu, mais elle ne pouvait guère démentir.

Geary répondit donc franchement à Iceni : « Nous faisons route vers Pele pour ensuite pénétrer encore plus profondément dans l’espace extraterrestre afin d’en apprendre davantage sur l’espèce Énigma et d’établir avec elle, espérons-le, des relations pacifiques. »

Il ne reçut de réponse que tard dans la journée du lendemain, seul dans sa cabine, parce que le message lui était adressé personnellement, à l’exclusion de tout autre récipiendaire. Le délai de transmission s’était sensiblement raccourci, réduit à seulement quatre heures d’émetteur à récepteur, mais il rendait encore toute conversation malaisée.

Iceni affichait un masque impassible dissimulant ses sentiments, mais sans ostentation. Elle aurait pu enseigner quelques ficelles aux politiciens de l’Alliance, voire à Rione elle-même, dans ce domaine. « Je vais me montrer brutale, amiral Geary, parce que je connais votre réputation et que nos conversations précédentes m’ont appris que vous n’êtes pas homme à tourner longtemps autour du pot. Vous avez l’intention de conduire votre flotte dans le secteur de l’espace contrôlé par l’espèce Énigma. Je ne vous cache pas que cela ne me plaît pas. Nous avons suffisamment de problèmes ici pour ne pas nous inquiéter de susciter la fureur d’un éventuel ennemi dans notre secteur par-dessus le marché. Mais je suis aussi consciente que je n’ai pas les moyens de vous en empêcher, ni même de faire obstruction de manière un tant soit peu efficace à la progression de votre flotte. »

Elle se pencha, le regard tendu. « Il est évident que vous comptez profiter d’une faille dans le traité de paix pour vous servir de Midway comme d’une base avancée vous permettant d’accéder à l’espace Énigma. Et bénéficier également de notre coopération active à cet égard. Je consens à débattre avec vous d’un tel accord entre notre système et la flotte, pourvu qu’il nous soit mutuellement bénéfique. J’ai mieux à vous offrir que notre seul acquiescement, et même que notre soutien à votre transit par Midway. Je dispose d’un autre atout dont vous aurez besoin. En contrepartie, vous devrez me rendre un service. Je suis prête à négocier, mais uniquement avec vous. Ne me répondez que sur ce canal si vous êtes d’accord pour ouvrir les négociations. Au nom du peuple de Midway. Iceni. Terminé. »

Que faire maintenant ? Prendre l’avis de Rione ? Elle avait renoncé à le conseiller, sauf en de très rares circonstances, et, de toute manière, Iceni tenait à traiter directement avec lui. Charban jouirait peut-être d’une certaine autorité politique en raison de son statut d’émissaire, mais Geary n’avait guère été impressionné jusque-là par ses tentatives maladroites et peu averties, quoique bien intentionnées, quand il s’essayait à la diplomatie.

De quel atout voulait donc parler Iceni quand elle affirmait que Geary en aurait besoin ? Cherchait-elle seulement à l’appâter pour le contraindre à répondre, ou bien s’agissait-il réellement d’un avantage pour la flotte ou lui-même ?

Il finit par transmettre sa réponse. « Commandante en chef Iceni, je suis prêt à engager des pourparlers. Sachez que je n’accepterai rien qui soit contraire aux intérêts de l’Alliance. Si vous entendez trouver une base d’accord avec nous, je ne pourrai qu’impliquer les émissaires de mon gouvernement dans ces négociations. Veuillez énoncer votre proposition et préciser ce que vous attendez de nous en retour. En l’honneur de nos ancêtres. Geary, terminé. »


Compte tenu des huit heures de délai entre aller et retour d’un message, il ne servait à rien d’attendre la réponse. Il se remit au travail en s’efforçant de se concentrer sur des problèmes administratifs, puis Desjani l’appela. « Une navette du Tanuki nous apporte des pièces détachées ainsi qu’une visite pour vous. Elle attendra dans la soute que votre entretien soit terminé.

— Une visite ? » Le capitaine Smyth en personne, venant inspecter le boulot ?

« Le lieutenant Shamrock », répondit sèchement Desjani.

La chevelure verte du lieutenant Jamenson semblait quelque peu disciplinée quand elle s’assit en face de lui. « Amiral, le capitaine Smyth tient à ce que je vous informe d’un problème.

— Concernant les réparations de la flotte ?

— Non, amiral. » Jamenson s’interrompit, l’air de ne pas trop savoir comment elle devait s’y prendre. « Je vous ai dit que j’étais non seulement capable d’embrouiller, mais aussi de débrouiller. Le capitaine Smyth… aime à se tenir à la page, de sorte qu’il surveille nombre de transmissions qui ne lui sont pas directement adressées.

— Je vois. » Laissant entendre que Smyth enregistrait des communications de l’Alliance qui ne lui étaient pas adressées quand il se trouvait encore à Varandal. Dans un sens, ce n’était pas une très grosse surprise. Techniquement, c’était certes une infraction aux règles de sécurité et aux procédures de communication, mais, dans la pratique, Smyth n’était pas le seul commandant à s’intéresser de très près à ce qui ne le regardait pas officiellement. En outre, prendre des dispositions pour se tenir informé de ce qu’on n’est pas censé savoir mais qui peut vous être utile ne saurait nuire.

« Nous avions enregistré quantité de messages avant de quitter l’Alliance, poursuivit Jamenson. Je les ai ouverts progressivement parce qu’ils contenaient de nombreux petits détails, des codes programmatiques inconnus et des mécanismes de financement que je ne pouvais pas identifier. Mais il me semble… non, je suis certaine d’avoir percé à jour un schéma général. »

Son comportement n’était en rien rassurant. « À propos de la flotte ?

— Je n’en sais rien, amiral. En bref, on continue de construire de nouveaux vaisseaux de guerre dans l’Alliance.

— Nous le savions déjà. On achève des coques quasiment terminées.

— Non, amiral. C’est bien plus important. » Jamenson hésita derechef. « Je n’ai aucune certitude quant à leur quantité, mais, vu le nombre de codes de projet, de références de contrat et de sources de financement, il doit s’agir d’une douzaine au moins de cuirassés et d’une autre douzaine de croiseurs de combat en chantier, ainsi que d’importantes modifications des coques partiellement achevées et d’assez de croiseurs lourds, de croiseurs légers et de destroyers pour les escorter. »

Geary fixa longuement Jamenson en s’efforçant de faire coller ses informations avec ce qu’il savait déjà. Ce qu’il croyait déjà savoir. « En secret ?

— Oui, amiral. Nous n’étions pas censés lire les messages relatifs à ces chantiers, et tout cela est dissimulé dans un fatras de détails. Aucun code ne permet d’identifier les contrats. Difficile d’entrevoir la vérité. »

Nouveau long silence, tandis que Geary tâchait de réfléchir. « Des auxiliaires ? Est-ce qu’on en construit aussi ?

— Hum. » Jamenson afficha un instant une mine interloquée puis médita la question. « Je n’ai rien repéré concernant la mise en chantier de nouveaux auxiliaires, amiral. »

Était-ce pour cette raison que le QG avait tenté de lui piquer la majeure partie de sa force auxiliaire ? Ou bien ces nouveaux vaisseaux n’étaient-ils destinés qu’à la défense de l’Alliance et non à des opérations offensives hors de son espace, où l’on aurait besoin des auxiliaires ?

Pourquoi lui avait-on caché ces chantiers ? Pourquoi le Grand Conseil et le QG lui avaient-ils affirmé qu’on avait cessé de construire de nouveaux vaisseaux ? Et qu’en était-il de ces « modifications importantes » des coques ? Devaient-elles bénéficier d’une plus longue durée de vie ? Ce qui signifierait que quelqu’un s’était rendu compte de ce qu’il adviendrait nécessairement des vaisseaux de sa propre flotte, dont la coque, elle, n’avait qu’une espérance de vie limitée.

Jamenson l’observait avec inquiétude, en se mordillant les lèvres.

Geary finit par la regarder en hochant gravement la tête. « Merci, lieutenant. C’est une information vitale, et nous ne la devons qu’à votre capacité à reconstituer ce puzzle. Autre chose ?

— Non, amiral. Je n’ai rien à ajouter pour l’instant.

— Mais, quand vous dites qu’on est en train de construire vingt-quatre gros vaisseaux et des escorteurs en nombre suffisant, vous en avez la certitude ?

— Oui, amiral. Je peux vous décortiquer toutes les preuves, amiral.

— Contentez-vous de me les laisser. » Geary marqua une pause. « Remerciez le capitaine Smyth, je vous prie, de sa prévoyance. Il a fort bien fait de me mettre au courant. Certaines indications donnent-elles à penser que les bureaucrates de l’Alliance ont découvert ce que nous faisions pour remettre la flotte à niveau ?

— Non, amiral. Je regrette. Avant notre départ, nous n’avions encore vu par aucun signe qu’ils avaient saisi. Je travaille vraiment dur à tout embrouiller.

— Je n’aurais jamais cru que je remercierais un jour un lieutenant d’avoir fait du si bon boulot dans ce domaine. » Il afficha sa mine la plus approbatrice. « Excellent travail, lieutenant Jamenson. Encore merci. »

Sans doute la décorerait-il quand tout serait terminé. Grâce à elle, la flotte serait vraiment prête. Comment formuler cette citation ? Dans des conditions opérationnelles éprouvantes et avec des moyens limités, le lieutenant Jamenson a réussi à confondre les autorités avec bonheur et de manière répétée, tant et si bien que nos supérieurs hiérarchiques se sont révélés parfaitement incapables de découvrir ce qui se passait. Nombre de jeunes officiers (et plus d’un haut gradé) l’avaient sans doute aussi fait par le passé, mais Jamenson serait probablement la première à décrocher une médaille pour cet exploit.

Douze cuirassés et douze croiseurs de combat. Ce qu’on cacherait sûrement aux contribuables et, très certainement, aux Syndics. Mais pourquoi à lui, et vraisemblablement à beaucoup d’autres ?


La commandante en chef Iceni souriait légèrement, affichant une mine de conspiratrice ou, à tout le moins, de complice. « Je vais vous exposer ce que j’attends de vous, amiral Geary, et ce que je peux vous offrir en contrepartie. Vous déciderez alors s’il s’agit d’un marché équitable. Je peux d’ores et déjà vous garantir que je ne vous demanderai rien que vous ne pourriez me fournir.

» Ce dont ce système a le plus grand besoin, c’est avant tout de votre protection contre l’espèce Énigma. Je crois pouvoir affirmer sans risque que la même clause du traité de paix qui autorise votre flotte à croiser librement dans l’espace des Mondes syndiqués et à le traverser peut également être comprise comme un engagement sans restriction de l’Alliance à le défendre contre les extraterrestres. »

C’était là un détournement auquel Geary ne s’était pas attendu. Il avait eu l’impression d’une de ces formulations dont « les avocats pouvaient débattre indéfiniment », mais, si les Syndics parvenaient à mettre l’accent sur une interprétation différente de la clause, permettant à toute personne normale d’y voir un engagement de l’Alliance à défendre Midway, il deviendrait ardu de passer outre. Surtout si l’Alliance exploitait cette clause à ses propres fins.

« Cela dit, poursuivit Iceni comme si ce problème était réglé, j’aimerais bénéficier de votre soutien passif et de votre indulgence active. Je n’ai connaissance des forces qui restent à l’Alliance que de manière très incomplète, et le gouvernement central des Mondes syndiqués refuse jusque-là de nous fournir des informations détaillées sur les siennes, mais je crois pouvoir affirmer sans me tromper que votre flotte et vous-même êtes actuellement la puissance prédominante dans l’espace humain. S’il était plus ou moins convenu que vous accordez votre protection à notre système stellaire, cela ferait sûrement réfléchir ceux, humains ou non-humains, qui chercheraient à s’en prendre à lui. »

Humains ou non-humains. Iceni ne s’attendait certainement pas à ce que l’Alliance la menaçât. Hormis les extraterrestres, les seuls dangers qu’il lui faudrait affronter viendraient des systèmes stellaires voisins dirigés par des commandants en chef qui y avaient pris le pouvoir et chercheraient à l’étendre, et de ce qui subsistait de l’autorité centrale syndic.

« Votre indulgence active a une importance vitale. » Iceni désigna l’écran placé à côté d’elle, montrant le système central syndic. « Le gouvernement central est débordé. Il s’efforce actuellement de garder le contrôle des systèmes stellaires qui lui restent. Chaque vaisseau qui passe chez nous apporte la nouvelle d’autres systèmes cherchant à obtenir leur… indépendance. Le gouvernement des Mondes syndiqués n’est plus en mesure de les contraindre tous à rester sous sa tutelle maintenant que sa force de frappe a été décimée par vos campagnes, amiral Geary. Mais certains lui sont plus précieux que d’autres. Et je sais combien celui-là lui tient à cœur, tant pour la présence d’un portail de l’hypernet que pour sa position stratégique. »

Iceni s’interrompit, visiblement pour lui donner le temps de s’imprégner de ses paroles. « Votre soutien à la population de ce système, dans sa recherche d’une liberté et d’une indépendance que l’Alliance a toujours prônées, serait le bienvenu. »

Va-t-elle réellement me demander d’aider sa patrie à s’affranchir des Mondes syndiqués ? Cela dit, je constate qu’elle souligne l’importance que l’Alliance accorde à l’indépendance et à la liberté, mais qu’elle ne dit rien de la démocratie. M’étonnerait que ce soit un oubli involontaire. Et que la liberté dont elle parle concerne le citoyen moyen.

« J’ai conscience qu’un soutien actif de votre part à nos objectifs constituerait manifestement une violation du traité de paix. Je vous demande seulement de refuser d’entrer dans le jeu du gouvernement central des Mondes syndiqués quand il viendra vous dire qu’il est vital pour la défense de l’espace humain que Midway demeure sous son contrôle. »

Rione ne s’était pas trompée. Iceni escomptait bel et bien obtenir l’indépendance de Midway. Ou, plutôt, l’indépendance de sa dirigeante.

« Maintenant, poursuivit-elle en regardant droit dans l’objectif en une excellente imitation de quelqu’un qui n’a rien à cacher, reste le problème de ce que j’ai à vous offrir en échange. » L’image changea sur l’écran qui s’ouvrait près d’elle, montrant à présent le portail de l’hypernet de Midway. « Tous les portails de l’hypernet construit par les Mondes syndiqués sont à présents équipés d’un dispositif de sauvegarde, mais, comme vous n’êtes pas sans le savoir, il ne fait que limiter les dommages en cas d’effondrement. Chaque fois qu’un portail s’effondre, nous perdons une partie de notre hypernet, ce qui nuit à notre défense, à notre commerce ainsi qu’à d’autres aspects de notre économie. Si Énigma décidait de provoquer l’effondrement de tout notre hypernet, ainsi qu’elle en a selon nous le pouvoir, l’impact serait effroyable à long terme. Nous croyons qu’elle s’en abstient pour l’instant parce qu’elle s’efforce d’annuler d’abord l’effet des dispositifs de sauvegarde, afin que l’effondrement des portails provoque de nouveau l’anéantissement de nos systèmes stellaires. »

Geary scruta l’image d’Iceni en se félicitant qu’elle-même ne pût voir sa réaction. L’effondrement de tout l’hypernet ? Ça ne causerait pas de dommages immédiats, mais, maintenant qu’elle y avait fait allusion, la manœuvre sautait aux yeux. Énigma savait à présent que l’humanité n’allait pas s’annihiler elle-même en se servant des portails comme d’armes : les extraterrestres n’avaient donc plus aucune raison de lui permettre d’en profiter.

Iceni balaya d’un geste l’argument suivant. « Je me rends compte que l’Alliance a dû parvenir aux mêmes conclusions et qu’elle doit aussi chercher à se défendre contre la perte de son propre hypernet. Toutefois, nous disposons déjà d’un mécanisme destiné à bloquer l’ordre d’effondrement, de sorte que chaque portail, comme d’ailleurs l’ensemble du réseau, est désormais immunisé contre pareille attaque. On a fait des essais. Ça marche. »

L’Alliance travaillait-elle à un tel mécanisme ? Le contraire serait étonnant. Était-ce pour cette raison qu’il avait reçu l’ordre de renvoyer son personnel familier de l’hypernet ? Mais le capitaine Neeson avait la certitude que l’expertise du personnel de la flotte était insuffisante, qu’elle n’aurait en rien fait progresser l’Alliance. Pas depuis la mort de Cresida, en tout cas.

Mais, en lui retirant ces gens, on s’assurait que la flotte n’aurait plus aucun moyen de prendre conscience de cette menace précise. Ni de construire un dispositif tel que celui que venait de mentionner Iceni.

Le regard de Geary se reporta sur son propre écran ; il imaginait déjà le retour de la flotte depuis Midway : un retour à la dure, en procédant par sauts successifs d’étoile en étoile sur une distance deux fois supérieure à celle qu’on avait parcourue pour regagner l’Alliance après avoir quitté le système central syndic. Ce serait un périple long et pénible, même sans la menace constante d’une agression, et la flotte resterait tout du long coupée de sa base. Carburant, vivres… Comment se procurer ce dont elle aurait besoin pour rentrer sans recourir à la violence ?

Et que se passerait-il si, retour de l’espace Énigma, elle revenait à Midway avec des réserves insuffisantes, voire affaiblie par des combats, pour s’apercevoir qu’au lieu d’un voyage rapide elle devrait s’appuyer une pérégrination d’une année entière ?

Le gouvernement avait-il évalué ce risque et considéré qu’il valait la peine de le courir pour en apprendre davantage sur Énigma ? Mais pourquoi ne lui en avait-on rien dit ? Et pourquoi le QG avait-il tenté de lui confisquer le plus clair de sa force auxiliaire juste avant le départ de Varandal si, précisément, ce risque rendait la présence de ces auxiliaires vitale ? Était-ce pour cette raison, plutôt que pour aider à la construction de nouveaux vaisseaux de guerre, qu’on leur avait ordonné de quitter la flotte ? Ou bien pour ces deux motifs à la fois ?

Pourquoi le gouvernement et le QG de l’Alliance prendraient-ils le risque d’envoyer la flotte s’échouer si loin de leur territoire ? La flotte… et lui-même.

Un héros vivant peut devenir très gênant.

Il se rendit compte qu’Iceni avait repris la parole : « Je suis certaine que vous appréciez ma proposition à sa juste valeur. Tout ce que vous aurez à faire en échange des plans de ce dispositif essentiel sera de garder le silence lorsque nous laisserons entendre que ce système stellaire est sous votre protection contre toute agression, et de repousser toute demande d’assistance du gouvernement central des Mondes syndiqués s’il cherche à agresser la population pacifique de Midway. »

Son sourire se fit aussi hypocrite que celui de tout commandant en chef syndic. « Vous constaterez qu’il s’agit autant d’un problème humanitaire que d’une question d’intérêt réciproque.

Je consens à me contenter de votre… parole d’honneur. Promettez-moi d’agir dans ce sens et je vous transmettrai les plans.

» Dans l’attente de votre accord, amiral Geary. Au nom du peuple, Iceni, terminé. »

Geary se prit le visage à deux mains ; son cerveau s’activait. Le gouvernement ne serait aucunement lié par les engagements de cette nature que je prendrais de mon côté, mais Iceni à l’air de croire, à l’instar de Badaya et de ses suiveurs, que je tiens désormais les commandes de l’Alliance. Lui répondre que je prends mes ordres de mon gouvernement ne serait pas mentir, mais elle refusera de croire que c’est la vraie raison.

Le gouvernement de l’Alliance a vraisemblablement tenté de nous égarer, la flotte et moi. Que feront les extraterrestres quand nous pénétrerons dans leur espace ? Ça pourrait déclencher l’effondrement de tout l’hypernet syndic. Est-ce que personne ne s’en est rendu compte ? Est-ce une attitude délibérée de malveillance ou de la pure et simple imprévoyance ? Ce fiasco consécutif au message menaçant mes officiers de la cour martiale est sans doute la preuve que des gens en place ne réfléchissent pas aux conséquences de leurs actes, mais, quand ces écueils s’ajoutent, ils finissent par former un tableau très perturbant.

Que savait exactement Rione ?

De façon assez ironique, les Syndics avaient probablement utilisé les informations que leur avait transmises Geary sur les vers quantiques extraterrestres pour créer leur mécanisme, en même temps que le plan du dispositif de sauvegarde inventé par Cresida et divulgué à l’ennemi pour interdire à Énigma de se servir de ses portails comme d’armes contre la flotte de l’Alliance. Ou bien n’était-ce en rien ironique ? Dans les deux cas, ça leur avait paru juste : des gestes humanitaires au vrai sens du terme, un moyen d’assurer aux Syndics de Midway une chance de se défendre en même temps que d’offrir une protection à l’Alliance. Grâce à ces deux gestes, Geary avait maintenant l’occasion d’obtenir une percée d’une importance critique.

Si l’Alliance, absorbée qu’elle était par ses querelles politiques intestines, n’avait pas su déceler cette menace ou n’avait tout bonnement pas su inventer un tel mécanisme jusque-là, n’était-il pas de son devoir de lui rapporter cette contre-mesure syndic ?

Iceni n’exigeait aucune promesse écrite. Bien sûr que non. Elle était trop maligne pour consigner sur le papier pareil accord, en qui son gouvernement central verrait une trahison. La voir articuler les mots « parole d’honneur », expression qu’elle n’avait visiblement pas l’habitude d’employer, avait été aussi affligeant qu’édifiant. L’espace d’un instant, il se demanda de quel terme se servaient les Syndics entre eux pour garantir qu’une promesse serait honorée.

Je ne peux pas me faire conseiller dans cette affaire. Si je parviens à un accord avec Iceni, il pourrait être regardé comme un abus d’autorité de ma part, contraire au règlement et engageant illicitement l’Alliance à intervenir dans des affaires internes des Mondes syndiqués. Tous ceux à qui je m’en ouvrirais avant de prendre ma décision seraient impliqués.

Je dois donc décider seul, afin qu’elle ne rejaillisse sur personne d’autre.

Il afficha un rapport préparé par le renseignement et basé sur des messages interceptés dans ce système stellaire, et en entreprit la lecture. Iceni était toujours le commandant en chef responsable de Midway. Sans surprise. Le commandant des forces terrestres du système, un nommé Drakon, arrivait en second en termes de pouvoir. On ne savait pas grand-chose à son sujet, sauf qu’avant d’être mystérieusement muté au beau milieu de nulle part, du moins de son équivalent syndic, il avait participé à plusieurs batailles sur la frontière avec l’Alliance, et que son service du renseignement le regardait comme hautement efficace.

Geary songea à Jason Boyens, le commandant en chef syndic qu’ils avaient capturé et ramené à Midway, et qui affirmait avoir été affecté à ce système en une forme d’exil. Qui Drakon a-t-il bien pu déranger et comment ?

Un certain commandant en chef Hardrad, qui dirigeait apparemment les forces de sécurité interne du système, et dont le statut était parallèle à celui de Drakon et d’Iceni, était également consigné dans le rapport. À ce qu’en avait pu voir Geary, les forces de sécurité interne avaient un très grand pouvoir. C’était déjà vrai avant la guerre, mais le long conflit l’avait encore accru, et, dans certains systèmes, il avait même inclus l’emploi d’armes nucléaires, ultime rempart contre la rébellion de la population. Geary se demanda comment Iceni comptait contourner Hardrad, ou si elle l’avait déjà circonvenu.

Dans d’autres systèmes, Geary avait été aux premières loges pour assister aux conséquences d’une tentative du gouvernement local pour s’affranchir de la tutelle des Mondes syndiqués : guerre ouverte entre factions militaires, groupes civils et forces de sécurité interne. Il répugnait sans doute à voir Midway connaître le même sort, mais il n’y pouvait rien.

Le rapport citait les noms d’autres dirigeants subalternes identifiés lors de ces échanges de transmissions mais ne livrait que bien peu de renseignements supplémentaires, hormis un ordre de bataille fragmentaire et la liste exhaustive des vaisseaux de guerre syndics en place.

Rien qui répondît à ses questions. Geary descendit faire un tour dans les entrailles du vaisseau, où les lieux de culte attendaient ceux qui cherchaient un peu d’intimité. Il s’assit dans un compartiment vide et alluma la chandelle de cérémonie. Très honorés ancêtres, vous savez déjà quelle décision je dois prendre. Que me conseillez-vous ?

Il attendit, ne ressentit aucune inspiration, réitéra sa question en vain, finit par moucher la chandelle et sortir, manquant télescoper un matelot qui se ruait dans le compartiment. L’homme afficha une mine inquiète assez comique et salua. « Excusez-moi, amiral.

— Pas de problème, répondit Geary en lui faisant signe de passer. Vous avez manifestement une question urgente à poser.

— Rien de vraiment pressant, amiral. » Le matelot eut un sourire penaud. « C’est juste entre moi et… euh… un ami. Savoir si… Vous voyez ? Une affaire personnelle. Je sais déjà tout ce qui importe, vu que vous êtes aux commandes et que vous nous ramènerez chez nous. C’est ce que mes parents m’ont demandé : “Tu reviendras à la maison ?” Et j’ai répondu : « L’amiral Geary est aux commandes.” Là, ils ont su que la flotte n’aurait pas d’ennuis.

— Merci. » Geary resta figé un moment pendant que le matelot se précipitait à l’intérieur. Puissent ses ancêtres lui fournir une réponse. Vous nous ramènerez à la maison. Nonobstant tout ce qui risquait de lui arriver personnellement, qu’est-ce qui, vraisemblablement, serait le plus susceptible de rapatrier ces vaisseaux et leurs matelots ?

De retour dans sa cabine, Geary s’efforça d’afficher la plus prosaïque des assurances pour envoyer sa réponse à Iceni. « J’accepte votre proposition. Je ne m’engagerai pas spécifiquement à défendre Midway contre toute agression, sauf de la part de l’espèce Énigma, mais vous avez aussi ma parole d’honneur que j’éviterai consciencieusement de nier m’y être engagé oralement. Je ne peux pas vous garantir que cette flotte ni aucune autre force de l’Alliance ne recevront l’ordre de notre gouvernement d’aider celui des Mondes syndiqués à rétablir son contrôle sur Midway, mais je compte bien m’opposer à cet emploi de la flotte et décliner le commandement d’une telle force.

» En contrepartie, et en sus du dispositif dont vous avez promis de m’envoyer les plans, je tiens à ce que vous vous engagiez à ne pas divulguer le soutien tacite qu’apporte cette flotte à vos entreprises ni à aucun de vos projets. Si vous en faites état publiquement, je démentirai. Et si vous commettez des atrocités contre votre population ou agressez d’autres systèmes stellaires, je regarderai cet accord comme nul et non avenu. »

Une dernière chose. « J’aimerais qu’on me tînt informé de ce qu’il est advenu du commandant en chef Boyens après sa relaxe.

Dans l’attente de votre acceptation de mes conditions et de la réception des plans du dispositif interdisant l’effondrement des portails. »

Moins de dix minutes après la transmission, l’écoutille de la cabine de Geary carillonna. Il l’ouvrit et constata avec surprise la présence du lieutenant Iger. Qu’est-ce qui pouvait bien conduire l’officier du renseignement à lui rendre visite en personne ?

« Amiral, il s’agit d’une affaire concernant un officier supérieur et sur laquelle je dois intervenir », déclara Iger, manifestement agité.

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