Trois

Le silence était si profond dans la salle de conférence que Geary se rendit compte que tous avaient cessé un instant de respirer. Si absurde que cela parût compte tenu des circonstances, il ne put s’empêcher de se demander en quoi ça risquait d’affecter le niveau de confort de cette chambre hermétiquement scellée.

Il ne savait pas trop à quoi s’attendre mais n’en fut pas moins surpris de voir le sénateur Navarro se contenter de jeter un regard vers Sakaï avant de le reporter sur Suva, comme s’il cherchait de nouveau à lui transmettre un message d’ores et déjà convenu.

Finalement, Navarro se tourna vers Geary, croisa les mains devant lui sur la table et reprit la parole : « Pour être bien clair, déclarez-vous officiellement que vous n’avez plus l’intention de suivre les ordres du gouvernement ? »

Geary se demanda si les enregistreurs des sénateurs fonctionnaient actuellement, prêts à capter ses aveux de trahison. « Non, sénateur. Pour moi, ce n’est pas une option. Mais je peux au moins vous remettre ma démission, qui prend effet sur-le-champ, ce qui signifie que je n’ai pas à me soumettre à des ordres.

— Mais, en tant qu’officier, vous servez le gouvernement à son bon plaisir, fit Sakaï en secouant la tête. Il n’a pas à accepter votre démission. Si ce que vous dites de la réaction de la flotte à ce message est exact, alors l’Alliance a besoin de vous pour résoudre ce problème.

— Si le gouvernement de l’Alliance tient à régler cette question, il n’a qu’à prendre des mesures en conséquence, déclara Geary. Je vous ai dit quelles devraient être ces mesures selon moi. Je ne participerai pas à un procès inique et déshonorant.

— Même si l’on refuse votre démission ?

— Même si on la refuse. La flotte pourra ensuite me traduire en cour martiale. »

Navarro le surprit de nouveau en s’adossant à son siège pour lui jeter un regard sévère. « Vous savez comme nous ce qu’il adviendrait si le gouvernement portait des accusations contre vous. Que la flotte soit damnée, mais il s’effondrerait sous la pression populaire. Ne feignez pas d’ignorer votre pouvoir.

— Si vous m’en attribuez autant, et vous savez certainement combien je tiens peu à l’employer, pourquoi refusez-vous de m’écouter ?

— Parce que nous ne pouvons pas ignorer la loi ! Nous ployons déjà sous une pression formidable et de nouvelles enquêtes sont diligentées chaque jour ! Toute infraction, toute manifestation de favoritisme seraient retournées contre nous et, pour être tout à fait franc avec vous, amiral, je crois sincèrement que l’effondrement du gouvernement entraînerait aussi sûrement la destruction de l’Alliance qu’une mutinerie de la flotte. Qu’attendez-vous de nous ?

— Trouvez un moyen, sénateur. C’est le boulot d’un chef, non ? »

Navarro soupira, ferma brièvement les yeux puis leva la main pour les couvrir. « Il nous faut…»

Ce qu’il s’apprêtait à déclarer, quoi que ce fût, fut coupé par une déclaration impavide de la sénatrice Suva, dont les yeux trahissaient à la fois calcul et évaluation. Les mots qu’elle prononça surprirent Geary : « Vous dites, amiral, que ces accusations n’auraient pas dû être portées et que, même si elles l’avaient été à bon escient, on n’aurait pas tenu compte de leur impact sur la flotte ?

— Oui, madame la sénatrice.

— Considérons-nous l’amiral Geary comme une autorité en la matière ? demanda Suva aux deux autres sénateurs, sur un ton qui en faisait une question rhétorique plutôt que factuelle. Oui ? Alors nous devons en conclure que nous disposons de la preuve tangible que la procédure visant à établir ces accusations n’a pas été convenablement respectée. Toute mesure susceptible d’avoir d’aussi fatales conséquences sur la défense de l’Alliance aurait dû être prise, préalablement à toute intervention, en coordination avec le Sénat dans sa fonction d’autorité suprême dans les questions militaires. »

Navarro laissa retomber sa main et lui adressa un regard aigu. « La procédure serait donc entachée d’un vice de forme ?

— Nous avons tout lieu de le penser. » Elle n’avait pas l’air d’y croire elle-même, mais Geary garda le silence en se demandant ce que méditaient les politiciens.

« Nous sommes donc dans l’obligation de revoir et de réétudier cette procédure, conclut Navarro. Nous devons nous assurer qu’aucune faute n’a été commise et que tous les facteurs requis ont bien été respectés. D’aussi graves accusations ne sauraient être portées fallacieusement. » Il jeta un regard dur à Geary. « Nous pouvons et nous devons annuler ces accusations jusqu’à ce que les décisions et la procédure qui ont présidé à leur énonciation aient été consciencieusement réexaminées. »

Geary hésita un instant. « Si elles devaient jamais refaire surface…

— Ça n’arrivera pas, mais ce ne sera pas non plus consigné par écrit.

— Mais, hasarda Sakaï, si ces officiers recevaient de la part du gouvernement des éloges les félicitant de leurs actions, en précisant spécifiquement qu’ils ont réussi à ramener leurs vaisseaux à bon port en dépit d’une pénurie d’énergie due à des circonstances qu’ils ne maîtrisaient pas, cela éliminerait toute possibilité légitime de les poursuivre pour ces mêmes actions.

— Certes, approuva en souriant Navarro. Ce sera fait, amiral Geary. Je le jure sur l’honneur de mes ancêtres. »

Affichant toujours une expression curieusement neutre, Suva fit signe à Geary. « Enregistrez un message, amiral. Annoncez à la flotte que les accusations sont abandonnées. Nous pourrons le transmettre en rafale à l’extérieur et ramener ainsi le calme. »

Il se hâta de pondre quelque chose en espérant que cela aiderait Desjani et Timbal à garder la situation en main : « Ici l’amiral Geary. Le gouvernement a convenu que les accusations portées contre la flotte étaient fallacieuses. Elles seront retirées. Je suis toujours en consultation avec les autorités et donc incapable de communiquer normalement, mais j’attends de tous qu’ils se plient à mes ordres et à mes instructions, qui leur seront relayés par le capitaine Desjani. Tout vaisseau ayant quitté l’orbite à lui assignée doit regagner sa position sur-le-champ. Toutes les unités devront s’abstenir d’initiatives contrevenant aux ordres, aux règles et au règlement. En l’honneur de nos ancêtres. Geary. Terminé. »

Suva tapa sur ses touches pour abaisser les barrières de sécurité durant la fraction de seconde nécessaire à la transmission du message en rafale.

Cela devrait suffire à ramener le calme, mais il n’en aurait la certitude qu’au sortir de la réunion. Il ne pouvait pas non plus s’empêcher de se demander ce que risquaient de cacher les fermes assurances qu’on venait de lui fournir. Le Grand Conseil lui en avait déjà fait auparavant et les avait même suivies à la lettre, tout en cherchant sans arrêt à circonvenir leurs intentions premières. Pourquoi les sénateurs avaient-ils cédé si vite après avoir si longtemps résisté ? Et pourquoi Suva avait-elle soudain fourni un argument permettant au gouvernement d’intervenir alors qu’elle s’était montrée tout d’abord si récalcitrante ?

« Bon, lâcha sèchement Navarro. Si nous pouvions maintenant passer à l’ordre du jour…

— Sénateur, le coupa Suva, il nous reste encore un problème à résoudre. L’amiral Geary a officiellement remis sa démission un peu plus tôt.

— Oh, oui. La retirez-vous, amiral ? »

Geary expira longuement et lentement. « Oui, sénateur. Je la retire à l’instant même.

— Parfait. » Navarro s’accorda quelques instants pour contempler la petite salle sans mot dire. « Malheureusement, une brèche s’est ouverte dans la barrière. Votre aptitude à faire pression sur le gouvernement est désormais notoire, au moins parmi nous. J’espère que nous pouvons compter sur votre loyauté envers l’Alliance et votre sens de l’honneur pour vous assurer qu’il n’arrivera plus rien de tel.

— Je n’en ai pas décidé cette fois-ci, sénateur », répondit Geary, non sans prendre conscience de la raideur de son ton. Il se sentait coupable, savait que c’était inévitable mais s’en voulait malgré tout.

« Non, bien sûr. » Navarro tapa sur quelques touches et l’écran afficha une zone de l’espace connue depuis peu de Geary. « Nous avons une mission très importante à vous confier, amiral. Un problème se pose maintenant à nous de l’autre côté de l’espace syndic, problème que vous avez vous-même découvert. Le sénateur Sakaï s’est mis en quatre pour nous persuader que les actions que vous avez entreprises contre les extraterrestres étaient justifiées, mais nous n’avons aucun moyen de savoir si elles ont eu un impact décisif sur leurs projets. Nous ne savons pratiquement rien d’eux, et il faut que ça change. »

Geary ne put qu’exprimer son assentiment d’un hochement de tête.

« Nous allons donc en apprendre davantage sur leur compte, amiral. » Navarro désigna l’écran de la main. « Vous avez l’ordre de retourner là-bas, sauf que, cette fois, vous ne vous arrêterez pas à la frontière que les Syndics ont maintenue entre leur espace et celui de ces extraterrestres, mais vous entrerez dans le territoire qu’ils revendiquent. Et, dans la mesure où nous savons ce qu’il est advenu de nombreux vaisseaux syndics tombés entre leurs mains, vous serez fortement escorté.

» Vous allez prendre le commandement de la Première Flotte de l’Alliance, nouvellement réorganisée, poursuivit Navarro, en lisant désormais manifestement des phrases qui s’imprimaient sous ses yeux. Selon les spécificités de votre mission, vous devrez planifier et conduire avec la plus grande promptitude une expédition chargée d’explorer les systèmes stellaires dont nous avons depuis récemment la preuve qu’ils sont occupés, de l’autre côté de l’espace des Mondes syndiqués, par une espèce extraterrestre et d’enquêter sur elle. Vous devrez employer tous les moyens requis pour évaluer sa force, ses capacités et ses caractéristiques, tout en témoignant également d’une prudence raisonnable afin d’éviter d’ouvrir les hostilités dans la mesure du possible. Il est d’une importance cruciale que vous déterminiez l’étendue du secteur de l’espace qu’elle occupe, et vous devrez donc aussi établir les paramètres de cette région. Il vous faudra aussi tenter de communiquer avec eux de manière significative, tout en respectant les coutumes et les idiosyncrasies qui les ont incités à préserver le secret de leur existence et, du moins si cela est faisable, négocier avec eux des accords chargés de prévenir de nouvelles hostilités, tout en prenant garde de ne pas compromettre notre latitude à intervenir ultérieurement pour défendre l’Alliance. »

Il s’interrompit pour voir comment réagissait Geary. « Vous recevrez une copie de ces instructions avant de quitter cette station, amiral. Des questions ? »

C’était une affectation trop large pour qu’on pût l’appréhender d’un coup. Geary se concentra sur une question clé. « Cette Première Flotte, sénateur, combien de vaisseaux comprendra-t-elle ? »

Ce fut Suva qui répondit en souriant, les lèvres serrées, en même temps qu’elle embrassait d’un geste vague l’extérieur de la station. « Tous ceux qui se trouvent là-dehors, amiral Geary.

— Tous ceux qui sont à Varandal ? fit-il sans trop y croire.

— Oui, confirma Navarro. Plus quelques autres. Transports de troupes d’assaut. Vous disposerez de davantage de fusiliers spatiaux. Et de… euh… vaisseaux de radoub ?

— D’auxiliaires.

— Oui.

— Vous l’appelez la Première Flotte, reprit Geary. Mais si vous lui consacrez tant d’unités, l’Alliance va se retrouver démunie.

— Il y en aura deux autres, lâcha Sakaï, le visage de nouveau fermé. La Deuxième sera responsable de la défense de l’Alliance. Elle ne quittera donc pas son espace et restera à l’intérieur de nos frontières. La Troisième servira à l’entraînement et aux réparations. »

Une nouvelle sonnette d’alarme retentit dans la tête de Geary. « Si cette Deuxième Flotte est censée se maintenir à l’intérieur des frontières de l’Alliance, ça signifie que les missions de la Première la conduiront à l’extérieur.

— Oui, affirma Navarro. Vous avez vous-même fait état dans vos rapports de nombreux problèmes qui risquent de se déclencher dans l’espace syndic ou dans les systèmes stellaires appartenant naguère aux Mondes syndiqués, désormais indépendants, où règne à présent l’anarchie. L’Alliance devra les régler. Ce sera la mission de la Première Flotte. »

Ainsi dépeinte, la mission lui semblait raisonnable. Et qu’on lui confiât le commandement d’une flotte n’était en rien inattendu. Il avait fait du bon travail depuis sa promotion au grade d’amiral. Mais, juste après son dernier affrontement avec les sénateurs, on pouvait certes trouver étrange qu’on remît officiellement entre ses mains une force de frappe aussi importante. « Le gouvernement se fierait donc encore assez à moi pour me donner le commandement d’une flotte ?

— Bien entendu, répondit Navarro sans hésiter. Je suis sûr que vous êtes vous-même conscient de la rationalité de ce choix.

C’est le plus logique. Vous êtes Black Jack Geary. Vous avez d’ores et déjà donné la preuve que vous étiez un meilleur stratège que tous nos officiers supérieurs. Et, sans cela, la pression populaire visant à vous attribuer un poste aussi important serait terrifiante.

— Il y a d’autres facteurs dont vous devez être informé, déclara le sénateur Sakaï, toujours aussi impavide. Les subsides militaires ont été coupés. Vous ne recevrez plus d’autres vaisseaux. »

Navarro hocha la tête. « Non. Le gouvernement a annulé la construction de la plupart des bâtiments en chantier. On n’en a plus besoin et nous ne pouvons plus nous permettre de telles dépenses. Ceux qui sont déjà partiellement achevés vont être dépecés ou placés en statut de conservation là où l’on pourra ultérieurement les terminer en cas de besoin. Il y a bien quelques nouveaux vaisseaux de guerre dont la construction était assez avancée pour que l’interruption du chantier revînt plus cher que sa finalisation. Ils rejoindront la Troisième Flotte jusqu’à ce qu’ils soient prêts à se joindre à la Deuxième.

— Je comprends », répondit Geary. Ça faisait sens et ça cadrait avec les derniers bulletins d’actualité qu’il avait lus. Même ainsi réduite, cette flotte dont ils parlaient serait plusieurs fois plus importante que celle de l’Alliance en temps de paix, un siècle plus tôt. « Mais ça signifie que la Deuxième Flotte sera largement dispersée et que de vastes régions de l’espace ne seront couvertes que par quelques vaisseaux.

— Eh bien, en effet. Mais cette Deuxième Flotte n’aura à s’occuper que de ce qui risquerait de s’infiltrer dans l’Alliance depuis le chaos que sont devenus les Mondes syndiqués.

— Vous comptez donc envoyer fréquemment la Première en mission hors de l’espace de l’Alliance ? » Il lui semblait essentiel qu’on le lui dît de vive voix.

« Certains facteurs vous auront peut-être échappé, ajouta la sénatrice Suva. Vous devez comprendre le problème que nous affrontons. Une faction croissante du Sénat pense que les coupes franches dans notre potentiel militaire devraient être bien plus importantes que celles proposées jusque-là. Quelques-uns de ses membres ne font pas confiance aux militaires, tandis que d’autres aimeraient réorienter nos finances vers d’autres objectifs ou réduire les impôts. D’autres encore obéissent à ces deux motifs.

— Malgré tout, la menace extérieure subsiste, lâcha Sakaï.

— Notre problème, donc, c’est de justifier la persistance d’une flotte de l’Alliance de cette dimension, poursuivit Suva. Il nous faut utiliser ces vaisseaux, et dans leur totalité, pas seulement de petites portions de la flotte existante. Sinon, la pression visant à les mettre hors service ou à les dépecer deviendra insupportable. »

Cela aussi faisait parfaitement sens, mis à part l’inquiétude dont témoignait la sénatrice Suva pour le sort de la flotte en temps de paix. Lors de leur brève rencontre antérieure, Suva ne lui avait pas fait l’impression de grandement s’investir dans les affaires militaires. Maintenant qu’elle cherchait à fournir des raisons de maintenir la flotte dans son état actuel, qu’est-ce qui avait bien pu la faire changer d’avis ? « Je pense sincèrement que l’Alliance aura besoin de ces vaisseaux, sénatrice, déclara Geary.

— Bien sûr. » Un consentement apparent, sans qu’on sente un réel accord. « Il y a un autre problème, portant sur des événements qui viennent de se produire. Nous avons dans la flotte de nombreux agents qui nous tiennent informés du moral des troupes et nous fournissent d’autres renseignements tout aussi vitaux pour le gouvernement. La loyauté n’est pas la qualité première de la flotte. » Suva coula un regard vers Navarro, comme pour mettre l’accent sur un point dont ils avaient déjà discuté. « Ces vaisseaux peuvent être regardés comme une menace pour le gouvernement. Si le Sénat en prenait réellement conscience, la pression ne s’en ferait que plus forte. Il exigerait leur élimination.

— Leur “élimination” ? s’exclama Geary, surpris par la violence du terme.

— Pardonnez-moi, fit Suva. “Désarmement” est l’expression correcte, non ? C’est un premier facteur. L’autre information que nous rapportent nos agents c’est que, plus la flotte reste longtemps en orbite, plus les équipages risquent de devenir agités. Que, si nous laissons ces vaisseaux inactifs, nous aurons de plus en plus de mal à contrôler leur équipage. Cela vous semble-t-il exact ? »

Geary hocha sèchement la tête. « Je n’en disconviendrai pas, madame la sénatrice. Mais, durant la guerre, ces spatiaux n’ont guère eu l’occasion de rentrer chez eux et de revoir leur famille. Ils ont bien mérité à présent qu’on le leur permette. S’ils n’obtiennent pas satisfaction à cet égard, leur moral risque d’en être très sérieusement affecté, et bien plus vite, vraisemblablement, que par leur longue oisiveté.

— Que suggérez-vous, amiral ? demanda Navarro.

— Qu’on leur accorde de plus longues permissions chez eux. Nous devons effectuer très vite cette mission dans l’espace extraterrestre, dites-vous, mais si nous pouvions la reporter de deux mois ou plus…

— Non, non. C’est impossible. Il nous faut enquêter sur une menace réelle. Les autres membres du Conseil m’en ont persuadé, ajouta Navarro en fournissant à Geary un premier indice laissant entendre qu’on en avait débattu sous sa direction au sein du Grand Conseil. Et je pense qu’il faut agir promptement. Ça ne peut pas attendre des mois. »

Au lieu de tenter de négocier un cadre différent, Geary, se doutant qu’ils continueraient avec insistance de lui accorder moins qu’il ne demandait, se contenta de hocher la tête. Ce refus de « plusieurs mois » n’entraînait pas nécessairement qu’un seul ferait une période déraisonnable pour mener ses propres plans à bien avant le départ de la flotte. Mais, s’il exigeait ce mois de retard, tant le Grand Conseil que le QG risquaient de ne lui octroyer que deux ou trois semaines. Ne pose donc pas de questions dont tu ne veux pas connaître la réponse. « Oui, sénateur. »

Suva le fixait avec attention. « Amiral, tant que ces vaisseaux resteront dans l’espace de l’Alliance, ils représenteront pour elle une menace. Les événements d’aujourd’hui en sont la preuve. » Elle se pencha. « Vous avez certainement entendu dire que certains aimeraient vous voir devenir son dirigeant. Vous dépêcher hors de l’Alliance, vous et ces vaisseaux, réduirait considérablement la menace que vous posez. On nous a dit que vous vous en souciez, que vous ne tenez pas à déstabiliser le gouvernement ni à provoquer un coup d’État. L’heure est venue de prouver que vous y croyez sincèrement. »

Tout cela était sans doute exact, mais Geary avait de nouveau l’impression qu’on lui forçait la main en lui servant des arguments auxquels il n’oserait pas s’opposer ouvertement. « J’y crois sincèrement, affirma-t-il. Et aussi que j’ai déjà amplement donné la preuve de mon attachement au gouvernement. »

Navarro eut un petit sourire. « Vous avez entièrement le droit de le dire. Mais, s’il vous plaît, essayez de comprendre que nous marchons sur le fil du rasoir en nous efforçant de maintenir une flotte assez forte pour répondre à ses devoirs tout en évitant les situations où elle pourrait menacer ce qu’elle est censée défendre. J’ai peine à le dire mais vous savez que c’est vrai. Nombre de membres du gouvernement craignent les militaires et de nombreux politiciens cherchent à les utiliser à leurs fins. Beaucoup de gens vous redoutent aussi, quand ils ne cherchent pas à se servir de vous.

— J’en ai conscience, sénateur. »

Navarro inspira profondément. « Alors il vous faut aussi comprendre que nous devons soustraire la flotte, et vous-même, à l’emprise de gens qui cherchent à vous instrumentaliser d’une manière susceptible de nuire à l’Alliance. Je l’admets volontiers. Vous n’avez rien fait de mal et votre exemple est un facteur essentiel au maintien de la cohésion de l’Alliance. Vous êtes son héros, amiral. Pas celui d’une planète ni d’un parti politique en particulier, encore que j’ai cru comprendre que Glenlyon et Kosatka se disputaient déjà le droit de vous revendiquer. Mais votre présence constante constitue aussi une menace pour tout ce que nous cherchons, vous et nous, à préserver. »

Ça sonnait faux. « Ma présence constante ?

— Pardonnez-moi. Je ne voulais pas dire cela. »

Mais le visage de Sakaï restait indéchiffrable et Suva détournait le regard, si bien que Geary ne pouvait rien lire dans ses yeux.

Navarro poussa un soupir. « Je ne serai plus très longtemps président du Conseil, amiral. Vous aurez bientôt affaire à quelqu’un d’autre. Mais nous avons tous débattu ensemble de cette question et nous sommes convenus de la grande importance de cette mission et du fait que vous étiez la personne adéquate s’agissant de la mener à bien. Nous ne pourrions la confier à aucune autre et, quand j’affirme qu’à mon avis vous êtes la seule qui aurait une petite chance de succès, je ne cherche nullement à vous flatter. Mais laissez-moi vous dire que, si d’aventure l’on vous proposait de faire de vous le dirigeant de l’Alliance, vous auriez tout intérêt à décliner cette offre. Ça peut très mal tourner et la pression est constante. J’ai moi-même été accusé par mes adversaires politiques de m’être vendu aux Syndics, et de telles allégations auraient parfaitement pu inciter quelque zélote mal conseillé à tenter de m’assassiner.

— Je croyais que le gouvernement avait lu mes rapports, sénateur. Le commandant en chef syndic que nous avons capturé affirmait que cette rumeur avait été délibérément répandue par les Syndics pour nuire au gouvernement de l’Alliance. »

Navarro se fendit de nouveau d’un sourire contrit. « La réalité ne joue pas un très grand rôle dans le raisonnement de certains individus, amiral. Il n’empêche que, sur le moment, j’ai été très sensible à cette disculpation. Bon, amiral Geary, êtes-vous prêt à mener à bien vos ordres ?

— Soit il se plie à l’autorité du gouvernement, soit il s’y refuse, protesta Suva. Nous ne pouvons pas lui demander sans arrêt si ses ordres lui semblent acceptables.

— J’y obtempérerai au mieux de mes capacités, affirma Geary avant qu’un nouveau débat ne s’élevât quant à ses agissements antérieurs. Mais pénétrer dans l’espace des extraterrestres et tenter de communiquer avec eux risque de se révéler très ardu. Non pas que je veuille à nouveau les combattre, mais, comme l’a dit le sénateur Sukaï, lors de leur première rencontre avec la flotte, ils n’ont paru accorder aucun intérêt à nos tentatives de négociation, pas plus qu’à établir des relations pacifiques.

— Peut-être seront-ils plus enclins à des pourparlers après les pertes que vous leur avez infligées, lâcha Navarro. Nous devons mieux appréhender non seulement leurs forces et leur technologie mais aussi ce qu’ils sont et leur manière de raisonner.

— Nous savons déjà qu’ils peuvent se montrer impitoyables, fit remarquer Geary. Ils ont détruit leurs propres bâtiments endommagés pour nous empêcher de les capturer et d’en apprendre plus long sur eux.

— En effet. » Navarro hésita visiblement ; il fixa de nouveau Suva et Sakaï, qui tous deux hochèrent fermement la tête. « Mais cela ne rend que plus essentiel encore notre besoin d’en savoir davantage à leur propos. À quoi ressemblent-ils ? Comment sont leurs villes ? Comment s’organise leur société ? Si nous parvenons à nous informer de tous ces éléments, peut-être apprendrons-nous aussi à éviter de nouvelles hostilités.

— Je me sens contraint de souligner les dangers d’une telle expédition, sénateur Navarro. Nous n’avons aucune idée des moyens de défense dont ils disposent dans la région de l’espace qu’ils occupent, ni même du nombre de leurs vaisseaux.

— Ces mêmes questions m’ont turlupiné, amiral, mais c’est précisément pourquoi vous devez vous y rendre ! Il est parfaitement inacceptable, scientifiquement et moralement au regard des risques encourus, que nous en sachions si peu sur la première espèce intelligente non humaine que nous rencontrons. » Navarro se tourna vers l’écran et désigna le symbole du portail de l’hypernet de Varandal qui s’y affichait. « L’ignorance de l’humanité a failli causer son élimination. Nous aurions pu nous balayer nous-mêmes de l’univers ou, à tout le moins, estropier notre propre espèce sans aucun espoir de rétablissement, à cause de ces cadeaux empoisonnés dont nous ignorions qu’ils provenaient des extraterrestres puisque nous ne connaissions même pas leur existence.

— Vous aurez une mission subsidiaire, amiral, ajouta le sénateur Sakaï. L’Alliance a besoin de rapports de première main, le plus tôt possible, sur ce qui se passe dans le territoire syndic. Notre capacité à recueillir des renseignements sur ce qui s’y produit est parcellaire et, la plupart du temps, limitée aux seuls systèmes stellaires proches de sa frontière avec l’Alliance. Quels sont ceux que contrôle encore le gouvernement central des Mondes syndiqués, ceux qui ont déclaré leur indépendance, ceux qui le combattent ou qui combattent entre eux, ceux qui deviennent une menace non seulement pour leurs voisins mais, également, finiront par en devenir une pour l’Alliance elle-même ? Il vous faudra traverser l’espace syndic pour atteindre sa frontière avec les extraterrestres, ce qui vous mettra aux premières loges pour collecter des informations au cœur même du territoire syndic. »

Geary calcula. « C’est là l’occasion ou jamais d’exceller, sénateur.

— Je vous demande pardon ?

— C’est un éventail d’ordres pour le moins exigeants, je veux dire. Mais je ferai de mon mieux, répéta-t-il. Tout comme, j’en suis persuadé, tous les hommes et femmes de la flotte.

— Cette réunion a donc atteint son but, déclara Suva.

— En ce cas, je ferais mieux de prendre congé pour gagner une position d’où je pourrai communiquer avec l’extérieur, afin de m’assurer que la situation est bien revenue à la normale. »

Navarro jeta un regard aux vaisseaux toujours immobiles sur l’écran figé, mais Suva ne quittait pas Geary des yeux. « Vous recevrez la confirmation de ces ordres par le QG de la flotte, amiral.

— J’aurai peut-être besoin qu’on m’octroie davantage d’autorité pour traiter avec le QG et veiller à ce qu’on me fournisse bien les vaisseaux et les équipements nécessaires afin de mener cette mission à bien. »

Suva le rassura d’un sourire. « Certainement. »

Cette promesse lui avait été faite trop facilement. Ne fais jamais confiance à personne davantage qu’il n’est nécessaire, chuchota la voix de Victoria Rione dans sa tête. Mais il voyait mal ce qu’il pourrait gagner en poussant plus loin son avantage. Les politiciens se contenteraient de lui fournir verbalement d’autres assurances, sans rien confirmer par écrit. Mieux valait pour l’instant consolider la situation, puis, ultérieurement, mettre à nouveau l’accent sur ses besoins réels.

Seul Navarro l’accompagna jusqu’à l’écoutille et le suivit dans la coursive. « Fournissez à l’amiral Geary une escorte qui l’aidera à franchir le plus vite possible tous les postes de contrôle, ordonna-t-il aux commandos qui montaient la garde devant le sas.

— À vos ordres, sénateur. » L’officier responsable salua Geary et fit signe à quatre de ses hommes. « Si vous voulez bien nous autoriser à vous escorter, amiral ?

— J’en serai très honoré. Mais il faut nous presser.

— Oui, amiral ! »

Ils traversèrent au pas de course les trois premiers postes de contrôle ; chaque fois, un des commandos signifiait d’un geste aux soldats de faction que tout allait bien, non sans s’attirer des sourires mal dissimulés. La tension semblait se dissiper à mesure qu’ils progressaient et l’attitude des soldats se détendre alors même qu’ils gardaient une posture rigide et présentaient les armes au lieu de simplement laisser passer Geary. Il leur retournait leur salut en s’efforçant d’interdire à ses propres inquiétudes de transparaître.

En franchissant le troisième poste, il devait avoir également émergé de la zone de brouillage car l’unité de com du commandant se mit à carillonner. L’officier lui jeta un regard interrogateur, auquel il lui fut répondu par un bref hochement de tête affirmatif, et il décrocha. « Un appel général vous concernant, amiral. On vous demande de contacter d’urgence un certain capitaine Desjani.

— Puis-je vous emprunter votre unité de com ? » Fort heureusement, les unités de dotation du gouvernement étaient standardisées, de sorte qu’il n’eut pas à s’efforcer de deviner le fonctionnement d’un appareil des forces terrestres au moment de composer le numéro familier. « Tanya ?

— Où êtes-vous, amiral ? » s’enquit Desjani d’une voix hachée mais qui restait très calme.

Le brouillage de sécurité demeurait assez actif pour interdire une transmission vidéo, mais, au ton de sa voix, Geary comprit que le problème n’était toujours pas entièrement résolu. « À mi-chemin des cordons de sécurité et je me dirige vers vous. Que se passe-t-il ?

— Votre second message nous a été d’une grande aide, mais je ne contrôle la situation qu’avec un succès mitigé. Les rumeurs prolifèrent et se répandent plus vite que nous ne pouvons les étouffer. Certains vaisseaux continuent de quitter l’orbite qui leur est assignée pour piquer vers la station d’Ambaru.

— Je m’en étais aperçu. Pourquoi n’ont-ils pas obéi à mon second ordre ? »

La voix de Desjani resta calme mais se fit plus froide. « On a mis en doute son authenticité. On s’est demandé si le gouvernement n’aurait pas balancé des désinformations pour rassurer la flotte. »

Geary eut un certain mal à maîtriser sa colère à cette annonce. « Où est l’amiral Timbal ?

— Dans le compartiment du commandement central. Il cherche à empêcher les autres forces militaires de Varandal de réagir aux manœuvres des vaisseaux. Je préconise instamment une autre déclaration de l’amiral Geary à la flotte, et dans les cinq minutes qui ont précédé. »

Geary fixa le bout de la coursive déserte qu’il arpentait à vive allure, escorté de part et d’autre par les commandos. « Vous n’êtes même pas encore informée des autres nouvelles que j’apporte.

— Quelles qu’elles soient, ça ne pourrait pas être pire que ce à quoi je dois me confronter », répondit Desjani.

Il tapota avec énervement sur son unité. « Je n’ai toujours pas la connexion avec l’extérieur par cette unité de com. Puis-je relayer ma transmission par la vôtre ?

— Je crois, amiral. Une seconde. C’est bon. Audio seulement. Vous aurez la connexion dans trois… deux… une… maintenant. »

L’icône de la transmission s’afficha brusquement sur l’écran de l’unité de com de Geary. Il ralentit le pas pour s’interdire de haleter d’essoufflement au moment de rapprocher l’appareil de sa bouche et s’efforça de s’exprimer distinctement : « À toutes les unités de la flotte de l’Alliance, ici l’amiral Geary. Tous les vaisseaux doivent regagner sur-le-champ la position orbitale qui leur a été assignée. Je ne veux pas avoir à répéter cet ordre. » Il avait permis à sa voix de pleinement trahir sa colère et son désappointement. Devait-il menacer de relever de leurs fonctions les commandants de ces vaisseaux s’ils refusaient encore d’obéir ? Non. Laissons plutôt clairement transparaître nos attentes et permettons aux officiers responsables de ces excès de bénéficier d’une solution de repli sans pour autant donner l’impression de perdre la face. Dans cette flotte où la notion d’honneur prévalait, toute menace risquait de se transformer en retour de bâton.

« Le message du QG qui informait la flotte de l’inculpation de nombreux commandants a été annulé avec effet immédiat », poursuivit-il. En réalité, les sénateurs s’étaient montrés beaucoup moins explicites, mais ce n’était pas le moment de laisser planer des ambiguïtés. « Je répète, le message du QG est annulé. Aucune des actions qu’il annonce ne sera entreprise et il ne sera pas rediffusé. Je vais regagner directement mon vaisseau amiral depuis la station d’Ambaru et, une fois à bord de l’Indomptable, je tiendrai une conférence pour informer mes officiers de la situation. En l’honneur de nos ancêtres. Geary, terminé. »

Il inspira encore profondément et bascula la communication sur Desjani. « Comment c’était ?

— Acceptable.

— Merci. Nous allons avoir besoin d’une navette pour regagner l’Indomptable, du moins si le calme est revenu.

— J’ai déjà ordonné son envoi. Elle devrait s’amarrer dans quinze minutes. Où voulez-vous qu’elle se gare ? »

Bonne question. Déjà épuisé, Geary envisageait plutôt une gentille soute militaire, sécurisée et davantage isolée. Mais il se rendit compte que la tension ne s’était pas encore entièrement dissipée à Varandal, loin s’en fallait. Plein de gens, même s’ils n’avaient pas remarqué les manœuvres des vaisseaux, avaient dû s’apercevoir que quelque chose allait de travers. Je dois montrer à tout le monde que tout va bien. Aussi bien aux civils qu’aux militaires. « Plutôt une soute civile. Demandez à l’amiral Timbal de déployer les mêmes soldats qui retenaient la foule quand nous avons débarqué afin de régler les problèmes dans la soute qui nous sera assignée. Ne cherchez pas à la sceller. Permettez aux gens de nous voir et de constater que tout se passe bien.

— Je comprends, amiral, répondit Desjani d’une voix un tantinet plus coupante encore. Je serai ravie de pouvoir vous aider. »

Ouille. « Je vous en prie, capitaine.

— Bien sûr, amiral. Vous me voyez heureuse de pouvoir vous apprendre que tous les vaisseaux qui ont quitté leur position ont l’air de rebrousser chemin. Selon moi, aucun ne tenait à savoir ce qu’il adviendrait si vous deviez réitérer votre ordre pour la quatrième fois.

— Merci, Tanya. »

Il coupa la communication et rendit son unité de com au commandant en le remerciant. L’officier la reprit avec respect. La garderait-il ou bien la mettrait-il aux enchères pour avoir été tenue par les mains mêmes de Black Jack ?

Geary ralentit le pas par la suite ; il marchait encore à vive allure mais sans précipitation, cherchant à communiquer une sorte de sérénité à tous ceux qui l’observaient. Le calme continuait de se répandre dans la station. Ils franchirent les quelques derniers postes de contrôle sans même que les soldats prissent la peine de l’arrêter, sauf pour le saluer avec affectation.

Il leur rendait consciencieusement leur salut, surpris de constater que ce témoignage de respect se fût si rapidement répandu dans la troupe. Quand on l’avait réveillé de son sommeil de survie, seuls les fusiliers spatiaux observaient encore cette tradition. Saignées à blanc à maintes reprises par cette guerre sans fin, les autres unités y avaient renoncé. « Votre hiérarchie aurait-elle ordonné qu’on remît l’usage du salut au goût du jour ? demanda-t-il au commandant.

— Non, amiral Geary », répondit l’officier des commandos dans un sourire timide qui contrastait étrangement avec le nombre de décorations pour faits d’armes qu’il arborait sur son cœur et les cicatrices qui zébraient son visage. « Les spatiaux de la flotte y sont revenus et ils ont affirmé que vous voyiez cela d’un bon œil, de sorte que tout le monde s’y est mis. Nos ancêtres saluaient. Nous devrions en faire autant. Personne n’en a reçu l’ordre, amiral. Mais, bon… euh… au début, on a eu un peu de mal à singer les fusiliers. »

Geary sourit, légèrement embarrassé malgré tout d’impressionner à ce point le vétéran de tant de combats. « Il y a des sorts bien pires, commandant… ?

— Sirandi, amiral, répondit l’officier en se mettant brièvement au garde-à-vous.

— Sirandi ? » Où ai-je déjà entendu ce nom ? Sur le vieux Kutar ? « J’ai servi avec un lieutenant Sirandi sur un destroyer. Il venait de… Drina. »

Les yeux du commandant s’agrandirent de surprise. « J’ai des parents sur Drina.

— Peut-être en fait-il partie. » Geary s’accorda une pause, de nouveau submergé par la conscience du temps passé. Il ne s’était pas informé du sort du lieutenant Sirandi, tout comme il avait consciemment évité d’apprendre le décès de la plupart des gens qu’il avait connus jadis, mais cet homme était sûrement mort depuis très longtemps, au combat ou de vieillesse. « En faisait-il partie, je veux dire. »

Les yeux du commandant Sirandi brillaient. « C’est un grand honneur pour moi d’apprendre qu’un de mes ancêtres a servi avec vous, amiral Geary. »

Geary secoua la tête, s’efforçant de s’arracher à la mélancolie qui menaçait encore de l’envahir dès qu’on lui rappelait directement le siècle qu’il avait passé en hibernation. « Tout l’honneur est pour moi. Autant d’avoir servi avec lui que d’être toujours en service à présent et en même temps que vous. Tous vos ancêtres – tous autant que vous êtes –, déclara-t-il en s’adressant aux soldats qui l’escortaient, sont sûrement très fiers de la manière dont vous les honorez en menant une existence de devoir et de sacrifice. »

L’expression était sans doute « vieux jeu », et elle devait l’être effectivement pour ces soldats, même si elle avait été d’usage courant à l’époque de Geary ; mais, pour on ne sait quelle raison, elle n’en parut que mieux flatter l’oreille de ces hommes. La tradition importait encore énormément, d’autant que d’autres certitudes avaient été sérieusement ébranlées. Pendant qu’ils progressaient, Geary continua d’observer soigneusement les commandos et constata que le commandant et la plupart de ses hommes n’arboraient pas seulement des médailles mais aussi le regard sombre de vétérans qui ont vu trop d’atrocités et perdu trop d’amis. Ils seraient démobilisés un de ces quatre et on les renverrait dans leur foyer, mais ils ne seraient plus jamais des civils comme les autres. « Comment se portent les forces terrestres ? s’enquit-il. A-t-on déjà beaucoup démobilisé ? »

Le commandant Sirandi hésita un instant, les lèvres crispées. « Puis-je parler franchement, amiral Geary ?

— Oui.

— Pour le moment, c’est encore très chaotique. On affirme à certaines unités qu’elles seront bientôt dissoutes, tandis que d’autres apprennent qu’il n’y aura aucune réduction drastique. Puis, le lendemain, on leur déclare tout le contraire. La nôtre a été informée qu’elle resterait en activité, mais je n’en sais trop rien. » Le commandant s’interrompit de nouveau. « J’ai essayé d’imaginer ce que j’allais faire de moi. Je n’en sais rien. On m’a entraîné toute ma vie au combat, et j’ai combattu toute ma vie. Je ne sais rien faire d’autre. »

Les autres commandos acquiescèrent d’un hochement de tête, même les plus jeunes. « Ma famille fait la guerre depuis trois générations, déclara l’un d’eux. J’ai toujours su que je servirais dans l’armée quand je serais adulte. Maintenant, je ne sais pas ce que me réserve l’avenir.

— Vous n’êtes pas le seul, répondit Geary, surpris d’entendre ces soldats exprimer les mêmes sentiments que ceux qu’il avait dévoilés à Tanya. Aucun de nous ne le sait. »

Les soldats échangèrent de brefs regards, mais nul ne se chargea de révéler oralement ce dont tous, indubitablement, étaient intimement persuadés : Black Jack, dont la rumeur disait qu’il avait passé un siècle en hibernation parmi les vivantes étoiles, devait assurément en savoir plus long que tous les autres hommes.

« Vous avez vos fusiliers dans la flotte, amiral Geary, reprit précipitamment le commandant. Si jamais vous avez besoin de bons commandos, d’hommes et de femmes qui savent se battre mieux que personne, pensez à nous, s’il vous plaît. »

Une minute plus tard, son unité de com sonnait derechef. « Soute 7 bêta, apprit-il à Geary. C’est là que votre navette s’amarrera.

— Merci. C’était le capitaine Desjani ?

— Juste un texto, amiral. Qui dit aussi… (le commando fronça les sourcils d’étonnement) “Maman avait raison”. »

Geary ne put s’empêcher de sourire. « C’est un… un code, commandant. » En quelque sorte. Il se souvenait encore de la stupéfaction qu’affichait le visage de la mère de Desjani quand ils l’avaient retrouvée sur Kosatka, et des premiers mots qu’elle avait adressés à Tanya. Tu vas mener une existence intéressante, Tanya. N’oublie jamais, si elle devenait trop passionnante, que c’est toi qui l’as choisie.

Il leur restait à franchir le dernier poste de contrôle quand l’amiral Timbal les rejoignit. Les commandos continuèrent d’escorter Geary mais lui laissèrent quelques pas d’avance pour leur permettre de s’entretenir en privé. « Tout va bien de votre côté ?

— Pour le moment, répondit Timbal. Je ne serai vraiment content que quand les troupes de renfort et ces malheureux sénateurs seront partis et que ma station reviendra à la normale. Je crois comprendre que vous avez reçu des ordres.

— Vous parlez au nouveau commandant de la Première Flotte. » Geary embrassa le système stellaire d’un large geste.

« J’espère que les félicitations sont de mise.

— Moi aussi.

— L’Indomptable en fait partie ?

— Oui. » Geary n’avait pas encore eu le temps de s’imprégner de cette idée, mais il se rendait compte à présent que ses ordres ne l’obligeraient pas à se séparer de Tanya.

Timbal fit la grimace. « Il ne nous reste pas beaucoup de temps avant d’arriver à la soute, mais je dois au moins vous confier une chose pendant que j’ai l’occasion de vous parler en privé. J’ai entendu des rumeurs à cet égard ; ce ne sont peut-être que des fadaises mais elles me paraissent légitimes. Vous êtes-vous demandé pourquoi vos ordres n’expédiaient pas l’Indomptable et son commandant à un bout de l’Alliance et vous à l’autre ?

— En toute franchise, je ne me suis pas encore posé la question, répondit Geary. Mais cette éventualité m’a bel et bien turlupiné.

— Ce n’est nullement par égard pour votre bonheur. Desjani et vous avez maintenu une relation purement professionnelle tant que vous étiez encore célibataires. » Timbal parut s’excuser du regard. « Certaines personnes se demandent si vous en serez encore capables maintenant que vous voilà mariés. Séparés, vous ne pourriez faillir. Mais… ensemble…

— Nous pourrions dévisser ? » Il avait dépassé le stade de la colère et se demandait pourquoi, au lieu de s’attacher à résoudre des problèmes, certains esprits s’acharnaient à créer des ennuis à leur prochain.

« Ce n’est qu’un avertissement. On vous surveille. Et on n’attend que cela : trouver une faille dans la cuirasse de Black Jack. »

Un rire bref échappa à Geary. « Enfer, s’ils cherchent à se persuader que je suis humain, je peux volontiers le proclamer à la face du monde.

— Pas trop humain, le prévint Timbal. Votre mariage en a fait sourciller certains en dépit de ce qu’on savait ou soupçonnait des sentiments que vous éprouviez l’un pour l’autre. Mais vous n’aviez rien fait qu’on puisse vous reprocher et votre union a été parfaitement convenable et réglementaire. Si vous dérogiez maintenant, cela fournirait à certains individus un terrain favorable, et qu’ils regarderaient comme légitime, pour mettre en doute la correction de vos agissements antérieurs. »

Geary se rendit brusquement compte qu’il se moquait sincèrement des soupçons qu’on pouvait nourrir à son endroit, mais que, s’agissant de Tanya, c’était une autre paire de manches. Il ne pouvait permettre qu’on mît en cause son honneur, surtout pour un acte qu’il aurait lui-même commis. « Merci pour cette mise en garde. Nous n’avions pas l’intention de faire quoi que ce soit de déplacé à bord de l’Indomptable, mais nous rappeler qu’on continue de nous surveiller ne saurait nuire. » En espérant nous voir faillir.

Passé le dernier poste de contrôle, Geary et Timbal commencèrent de croiser à nouveau des gens dans les coursives ; leur escorte de commandos progressait à présent fièrement devant eux pour dégager le passage. Les civils souriaient et leur souhaitaient la bienvenue, tandis que le personnel militaire les saluait aimablement. Geary n’arrêtait pas de retourner ces saluts et espérait qu’il atteindrait la navette avant que son bras ne commence à flancher.

Desjani patientait au pied de la rampe d’embarquement, au repos, sans que rien en elle ne trahît qu’une crise avait menacé un peu plus tôt. Les deux rangées de soldats leur faisaient de nouveau une garde d’honneur. Non loin, d’autres épais cordons de sécurité s’employaient à retenir les civils, dont les acclamations et les cris Black Jack ! Black Jack ! faisaient vibrer les cloisons.

Le commandant Sirandi et ses hommes escortèrent Geary jusqu’à la rampe puis le premier salua Desjani. « Capitaine, le 574e régiment de commandos a l’honneur de rendre l’amiral Geary aux vaisseaux de la flotte.

— Merci, répondit Desjani en se mettant à son tour au garde-à-vous pour lui rendre son salut. La Spatiale apprécie son retour sous votre garde. Nous aurions détesté le perdre. Amiral, je suggère que nous partions le plus vite possible afin de vous permettre de prendre les mesures nécessaires dans la flotte. »

Geary opina, non sans se demander ce qu’elle n’avait pas pu lui apprendre par le truchement de l’unité de com qu’il avait empruntée à Sirandi, remercia de nouveau les commandos qui rayonnaient sous le regard envieux d’autres soldats voisins, se contraignit à faire un grand signe à la foule, sourit, l’air à la fois serein et confiant, puis passa entre les deux rangées de soldats sans cesser de saluer, le bras endolori par l’exercice, avant de pénétrer dans le sanctuaire bienvenu de la vedette de la flotte.

Non, pas un sanctuaire, en fait. Rien qu’un bref sas entre une crise et la suivante.

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