Huit

Douze heures encore s’écoulèrent. Une des lunes orbitant autour d’une géante gazeuse s’ornait de trois nouveaux cratères et un éclair de colère pétillait dans les yeux de Rione.

« Nous recevons une autre réponse du commandant en chef syndic.

— Et ?

— Je peux vous la montrer si vous avez le cœur bien accroché. Mais, pour résumer un assez long laïus, il regrette de ne pouvoir accéder à notre requête tant que nous ne serons pas tombés mutuellement d’accord sur le montant d’une compensation. » Les lèvres de Rione esquissèrent un sourire sans gaieté. « Il semble que notre tir de semonce n’ait pas été assez persuasif. »

Geary ferma les yeux, compta lentement jusqu’à dix et les rouvrit. « Est-ce qu’il n’enfreint pas ainsi les clauses du traité de paix ? »

Les yeux de Rione flamboyèrent ; mais ce regard furieux ne lui était pas adressé. « Probablement.

— Probablement ? Que devrait-il faire pour le violer, alors ?

— Je n’en sais rien ! Quant à décider si ce différend constitue une violation du traité de paix… des avocats pourraient en débattre indéfiniment. »

Geary se sentait tout à la fois furibond et cabochard, et il se demanda si ça se voyait. « Nous n’avons pas l’éternité devant nous, et que je sois pendu si je laisse le sort de ces prisonniers de guerre entre les mains d’avocats ! »

Il avait oublié que Desjani était toujours en ligne, mais elle intervint d’une voix trompeusement douce. « Nous n’avons sans doute pas beaucoup de temps devant nous ni des foules d’avocats, mais il nous reste encore beaucoup de cailloux ! »

Au lieu de repousser dédaigneusement ou d’ignorer la suggestion de Desjani, Rione marqua une pause, le masque toujours aussi courroucé mais songeur. « Une autre démonstration de force serait probablement une bonne initiative, non parce qu’elle ferait fléchir ce commandant en chef mais parce que nous devons trouver un autre moyen de pression. Il nous faut apporter à la population de Dunaï la preuve que la conduite de son dirigeant compromet sa sécurité, afin qu’elle insiste pour qu’il mette un terme à ses provocations. »

Desjani leva un doigt, l’air inspirée, en fixant Geary plutôt que Rione. « Une minute. » Elle se tourna vers sa vigie des systèmes de combat. « Vous avez entendu parler des tirs en ricochet, lieutenant ?

— Oui, commandant. Quand, à la suite d’une erreur ou d’un facteur imprévu, un projectile cinétique rebondit sur la couche supérieure de l’atmosphère d’une planète au lieu de fondre droit sur sa cible.

— Exactement. Tâchez de voir si nous pouvons le faire délibérément, en veillant à ce que le caillou se consume avant de toucher le sol ou rebondisse dans l’espace au bout de quelques ricochets. Un tir volontairement manqué.

— Une sorte de “son et lumière” ? suggéra Geary en souriant.

— Mais très spectaculaire, répondit Desjani. Permettez-moi d’employer trois cailloux à cette occasion et on illuminera le ciel de ce bonhomme. »

Comme à son habitude, Rione s’adressa directement à Geary pour répondre à Desjani. « Excellente idée. Accompagnez votre “son et lumière” d’un message diffusé à l’intention de la population du système. De vous en personne, amiral. Il me semble que la pression qui s’exercera alors sur ce commandant en chef devrait produire les résultats voulus.

— Faute de quoi il me faudra lâcher un caillou sur sa tête et laisser ensuite les avocats débattre entre eux d’une éventuelle violation du traité de paix. »

Celle dernière plaisanterie lui valut un sourire désabusé de Rione. « J’espérais que vous exerceriez une influence apaisante sur votre capitaine, amiral, mais je constate qu’au contraire c’est elle qui déteint sur vous. »

L’image de Rione disparue, Geary se tourna vers Desjani et constata qu’elle était radieuse. « Vous savez quoi ? demanda-t-elle. C’est la première fois que cette femme nous sort quelque chose qui me fasse sincèrement plaisir. »

Geary ne répondit pas ; il se demandait ce qui lui avait paru si important dans les dernières paroles de Rione. Ses pensées vagabondèrent un instant, revenant sur ses premières rencontres avec Desjani, l’impression qu’elle lui avait faite, le choc qu’il avait éprouvé en prenant conscience de tout ce qu’elle acceptait de faire et regardait comme parfaitement normal dans le cadre des opérations militaires de l’Alliance… « C’est cela. »

Desjani lui jeta un regard étonné et il s’aperçut qu’elle s’était tue en le voyant perdu dans ses pensées. Elle le faisait presque machinalement ces derniers jours, lui laissait le temps de ruminer, et il le remarquait rarement. « Vous parlez probablement de quelque chose de plus important que l’opinion que je me fais d’une politicienne ? avança-t-elle.

— Merci de m’avoir permis de réfléchir un instant. Vous le faites très souvent et ça m’est bien utile. Non. Je parlais de l’opinion qu’a de moi une politicienne. » Geary montra l’écran où scintillait la principale planète habitée du système. « Ce commandant syndic… Il sait qu’il a affaire à moi. Pas à n’importe quel officier de la flotte. À moi. »

La compréhension se lut dans ses yeux. « À l’homme qui ne bombarde pas aveuglément les planètes, voulez-vous dire ? Qui se plie à la vieille notion d’honneur. Nous savons que votre réputation dans ce domaine a très vite gagné tout l’espace syndic.

— Oui. Pour notre plus grand profit pendant la guerre. Mais, à présent, ce Syndic s’imagine qu’il peut nous tenir la dragée haute puisque je me montrerai fatalement souple et modéré. » Geary lui lança un regard morose. « Je me demande s’il se comporterait de la même manière s’il avait affaire à un autre officier de l’Alliance.

— À quelqu’un d’un peu moins “civilisé” ?

— Tanya, je ne voulais pas dire…

— Je sais très exactement ce que vous vouliez dire et ça me va parfaitement, parce que vous avez mis le doigt, selon moi, sur ce qui se passe ici. » Desjani le fixa sombrement. « Je peux me montrer très dissuasive, mais…

— Il me semble que le prochain message que recevra ce commandant en chef devrait lui être adressé par un officier expressément mandaté pour se charger du problème des prisonniers de guerre, et vous…

— Mais êtes-vous bien certain qu’il ne peut s’agir que de moi ? demanda-t-elle d’une voix plus tranchante. Vous ne pouvez pas me choisir pour toutes les missions.

— Bien vu. » Encore que Tanya fût parfaitement qualifiée dans ces circonstances, ils ne pouvaient pas se permettre le moindre soupçon de favoritisme. Il réfléchit un instant. « Tulev ?

— Excellent, approuva-t-elle. Si les dossiers des Syndics sur le personnel de l’Alliance sont peu ou prou à jour, ils sauront que Tulev a survécu à Élyzia et ce commandant en chef qu’il traitera avec un homme dont la planète a été bombardée et réduite à l’état de ruine inhabitable par ses congénères.

— Je vais appeler Tulev. Lancez votre “son et lumière”. Entre son message et vos cailloux, je pense que le commandant syndic risque de revoir sa position. »

La flotte ne se trouvait qu’à trente minutes-lumière de la deuxième planète quand débuta le spectacle.

« Qu’en dites-vous ? demanda Desjani non sans une certaine suffisance.

— J’ignore quel effet cela produira sur les Syndics, mais je suis assurément impressionné », répondit Geary. Sur la partie de l’écran réglée sur la fréquence de la lumière visible, le globe de la seconde planète flottait comme une bille dont un tiers était marbré de bleu et de blanc, tandis que la face nocturne plongée dans le noir était parsemée des joyaux scintillants des villes et cités syndics. Mais de féroces éclairs de lumière éclipsaient désormais ces pierreries du côté obscur, striant la nuit, tandis qu’en dépit de la clarté du soleil ils se voyaient encore clairement sur la face diurne.

Le message de Tulev aurait normalement dû atteindre la planète une demi-heure avant le tir de barrage délibérément avorté des projectiles cinétiques. Tulev, dont l’imperturbabilité coutumière était plus transparente que jamais, si bien qu’il semblait de marbre, s’était exprimé sur un ton uniforme, charriant toutefois plus de menace que s’il avait tempêté ou menacé ou hurlé un ultimatum : « Votre dirigeant joue avec vos vies dans le seul but d’extorquer de l’argent à la flotte. On m’a confié la mission de veiller à ce que tous les prisonniers de guerre de l’Alliance présents dans ce système soient libérés et recueillis par notre flotte. Je compte mener mes ordres à bien par tous les moyens nécessaires et je ne tolérerai aucun retard ni obstruction. Vous avez trois heures pour nous confirmer que vous êtes prêts à les transférer tous sous notre garde sans autres conditions préalables. Si rien n’est fait dans ce délai, je prendrai les mesures requises. En l’honneur de nos ancêtres. Capitaine Tulev. Terminé. »

La flotte s’était entre-temps rapprochée de la planète, de sorte que la réponse ne mit qu’une heure à lui parvenir. Geary se trouvait encore sur la passerelle quand les deux émissaires appelèrent.

« Il ne plie pas. »

S’assurant qu’il avait bien entendu, Geary ne répondit à Rione que quelques secondes plus tard. « Le commandant en chef syndic de ce système stellaire tente encore d’extorquer une rançon à la flotte ? » Pour une raison obscure, il ressentait le besoin de le verbaliser en termes explicites, afin d’éviter toute méprise.

« Oui. Il se montre même particulièrement rétif. » Une autre fenêtre s’ouvrit à côté de l’image de Rione.

Dans l’enregistrement de la transmission, le commandant en chef syndic affichait une expression que Geary, pour l’avoir vue sur le visage d’innombrables de ses pareils, qualifiait désormais d’« air menaçant ». « Nous nous attendions à mieux de la part de l’amiral Geary, qui persiste à semer la terreur parmi la population innocente de notre planète. Ces tentatives d’intimidation ne sont pas dans les habitudes de gens civilisés, et les vivantes étoiles doivent les voir d’un mauvais œil. »

L’expression du bonhomme s’altéra légèrement, cédant la place à une « mine courroucée ». « Nous ne craignons pas de faire valoir nos droits garantis par le traité de paix qui, grâce aux efforts de nos populations respectives, a mis fin à cette longue et terrible guerre. Si besoin, nous sommes prêts à nous défendre par tous les moyens disponibles. Il est de mon devoir de prévenir toute agression ou débarquement hostile sur notre planète pacifique. »

Desjani lâcha un hoquet suffoqué.

Entre-temps, le Syndic avait adopté le masque du responsable « triste mais résigné ». « Il serait navrant que quelqu’un pâtît de ce refus à débattre d’une compensation somme toute réaliste. L’argent compte moins pour nous que la vie de nos concitoyens ou la vôtre. J’attends impatiemment de votre part que vous renonciez à faire usage de la force pour entreprendre des négociations susceptibles de déboucher sur un accord acceptable par les deux parties. »

Geary fixa longuement la place où s’était tenue l’image du Syndic, incapable de piper mot.

« D’accord, lâcha Desjani. Je n’ai plus besoin que d’un seul caillou. Et des coordonnées de cette fripouille.

— Il n’a pas l’air de vouloir céder, déclara le général Char-ban, enfonçant une porte ouverte. Il nous faut un autre moyen de pression. De quoi le convaincre de notre sérieux. Peut-être une autre démonstration de force, plus percutante. »

Desjani leva les yeux au ciel à l’insu de Charban, mais sa voix portait assez pour se faire entendre des deux émissaires. « Les Syndics continuent à se jouer de nous parce qu’ils s’imaginent que, par humanité, le noble et honorable Black Jack se refusera à les réduire en miettes. Et ils n’arrêteront pas de repousser l’échéance et d’exiger, parce que, quoi qu’on fasse, ils se convaincront que c’est du bluff. »

Geary hocha la tête. « Vous avez entièrement raison, je crois, déclara-t-il, parvenant enfin à s’exprimer sans hésiter. Et, si ce Syndic en est persuadé, nombre de commandants en chef de l’espace syndic doivent me croire laxiste parce que je refuse de faire des victimes civiles et de bombarder aveuglément des planètes.

— Ce qui signifie que, si on le laisse s’en tirer, on devra s’appuyer d’autres demandes de rançon identiques dans tous les systèmes stellaires où sont retenus des prisonniers de l’Alliance », affirma Desjani.

Geary se tourna vers les émissaires. Charban secouait la tête, renfrogné, mais Rione se contenta de retourner son regard à Geary sans marquer ni approbation ni désapprobation. « Il ne nous reste que cinq heures avant de nous mettre en orbite autour de cette planète, déclara Geary. Nous avons clairement défini nos intentions, en parfaite concordance avec le traité de paix. Selon moi, nous n’avons plus d’autre choix que de montrer à ces Syndics, et à tous ceux qui l’apprendront, comment nous réagissons à des manœuvres de cette espèce. Ils doivent savoir que mon “honorabilité” ne fait pas de moi un être faible et une proie facile, et que l’Alliance ne cède pas aux tentatives d’extorsion.

— Qu’envisagez-vous ? s’enquit Rione. Nous sommes en paix avec ces gens.

— Paix qui les contraint à se plier à certaines obligations dont ils refusent de s’acquitter. Ce commandant en chef vient de dire qu’il recourrait à des moyens militaires pour nous empêcher d’exfiltrer les nôtres.

— Effectivement », convint Rione. Charban détacha de Geary son regard sourcilleux pour le reporter sur elle.

« J’entends néanmoins me pointer là-bas avec les forces nécessaires pour en extraire sain et sauf le personnel de l’Alliance. En abattant, autrement dit, toutes les défenses qui pourraient entraver notre atterrissage ou mettre en péril nos vaisseaux en orbite, puis en isolant le camp des renforts terrestres syndics potentiels et en repoussant tout assaut ou autre tentative d’interférence dans notre intervention. »

Oui ! jubila silencieusement Desjani.

Mais Charban secoua la tête. « Adopter une telle attitude serait trop simple. Les conséquences juridiques…»

Plus que fatigué pour le moment des politiciens en tout genre, Geary lui coupa la parole. « C’est peut-être votre opinion, général, mais je suis aux commandes de cette flotte. Pas vous. »

Charban s’empourpra et se tourna vers Rione. « Nous ne pouvons pas approuver une telle action. »

Rione garda de nouveau le silence, et elle ne parut pas davantage soutenir Charban qu’elle n’avait approuvé Geary un peu plus tôt.

Celui-ci posa la main sur la touche qui mettrait fin à la conversation. « À moins que l’un de vous ne soit habilité à me relever de mon commandement, j’entends l’entreprendre avec ou sans votre consentement, déclara-t-il aux émissaires. Merci de votre contribution. » Il appuya sur la touche et les deux images disparurent.

Les yeux brillants, Desjani lui empoigna le bras et le fit se retourner. Elle se pencha pour lui adresser la parole dans un filet de voix, en dépit des champs d’intimité qui interdisaient d’entendre une conversation normale. « C’était une décision parfaite et la manière idéale de traiter ces politiciens. Par les vivantes étoiles, je vous aime, amiral.

— Voilà une déclaration bien peu professionnelle, Tanya, lui répondit-il sur le même registre.

— Au diable le professionnalisme. Allons botter le cul de ces Syndics, chéri. »


Sans doute cette conférence stratégique décidée à la hâte avait-elle suscité quelques froncements de sourcils, mais, à mesure que Geary expliquait sa décision, les signes d’inquiétude cédaient la place à des sourires approbateurs. Nul dans la flotte ne verrait d’inconvénient à pilonner des Syndics, traité de paix ou pas. Raison précisément pour laquelle Geary prit soin de leur enfoncer ses restrictions dans le crâne. « Nous devons limiter notre intervention au cadre imposé par le traité de paix. Les Syndics de ce système le violent et nous ont menacés d’employer la force pour nous interdire d’exercer nos droits prévus par cet accord, nous laissant ainsi toute latitude pour libérer notre personnel par tous les moyens à notre convenance. Nous n’irons pas au-delà de ce qui est nécessaire. Général Carabali. »

Carabali lui adressa un signe de tête, toute pétrie de professionnalisme.

« Les systèmes de visée de la flotte vont dresser une liste des cibles susceptibles d’être bombardées afin de ménager un corridor de sécurité pour vos forces de débarquement. Je veux que vous l’étudiiez avec les commandants de vos navettes ; assurez-vous que vous bénéficierez de la marge de sécurité requise. »

Nouveau hochement de tête. « Quelles seront les restrictions pour mes fusiliers, amiral ? demanda Carabali.

— Votre débarquement sera précédé de la diffusion de messages expliquant aux Syndics que tous ceux qui éviteront d’engager le combat avec nos troupes seront épargnés, mais que l’on neutralisera par tous les moyens nécessaires les gens qui s’aviseraient de faire feu sur elles, de faire mine de cibler nos armes ou de se porter à la rencontre de nos forces. »

Carabali eut un mince sourire. « Cela devrait fournir un cadre suffisant à mes hommes. »

Le général Charban adopta l’attitude d’un camarade de combat pour s’adresser à ses pairs : « Il est vital que vos fusiliers se plient à ces restrictions et fassent preuve d’une grande retenue.

— Entendu, répliqua poliment Carabali.

— Et, de toute manière, les fusiliers sont célèbres pour leur modération », fit observer Duellos.

Un grand rire secoua toute la tablée. Carabali adressa un signe de tête entendu à Duellos, sans cesser de sourire, mais celui de Charban, un tantinet tardif, semblait aussi légèrement crispé.

« Nous allons dévaster une zone assez conséquente pour entrer, fit remarquer Tulev. Tant pour préserver la sécurité de nos forces que pour donner aux commandants en chef d’autres systèmes syndics une sorte de leçon de choses, et leur faire comprendre qu’ils ne peuvent en aucun cas exiger une rançon pour la libération de notre personnel sans payer le prix fort.

— Exactement, renchérit Geary. Cette intervention a un objectif secondaire d’importance : il s’agit de bien faire comprendre à ceux qui détiennent des prisonniers de guerre de l’Alliance qu’ils ne peuvent pas s’en servir comme d’otages dans des négociations. Que, si l’on s’y aventurait, on risquerait de perdre bien plus que ce qu’on espérait gagner. Nous ne tenons pas à affronter encore cette ineptie dans d’autres systèmes stellaires. Bon, nous n’aurons pas à tenir compte de la menace de vaisseaux de guerre, de sorte qu’il ne faudra nous inquiéter que des défenses de surface et des installations sur orbite fixe. Un rayon de particules émis depuis le sol peut être assez puissant pour transpercer les boucliers et la coque d’un cuirassé. Tous les vaisseaux devront se livrer à des manœuvres évasives aléatoires dans le cadre de la position qui leur aura été assignée. Des questions ?

— Pouvons-nous détruire les bâtiments en chantier dans ce système ? demanda le capitaine Neeson.

— Non. Ils ne constituent pas une menace plausible, ni pour nous ni pour l’opération. Les détruire reviendrait à outrepasser les limites fixées par le traité de paix pour l’exercice de nos droits. » Geary fit le tour de la tablée du regard. « Nous allons nous conduire correctement. Non pas à cause de ce que les Syndics pourraient dire de nos agissements, mais parce que notre flotte opère ainsi. Qu’il soit bien entendu qu’il n’y aura pas d’“accidents de tir”, de la part d’aucune arme, sur des cibles non désignées. Aucun “dysfonctionnement inexpliqué” des systèmes de visée, et aucun “pépin” des mécanismes de lancée. »

Certains officiers affectèrent une mine innocente, d’autres feignirent d’être scandalisés et quelques-uns sourirent ouvertement. Mais Geary se persuada qu’ils se conformeraient à d’aussi limpides instructions. « Y a-t-il d’autres questions ? Nous ne disposons pas de beaucoup de temps pour préparer cette opération, aussi, si jamais vous voyiez quelque obstacle, informez-m’en le plus tôt possible, pendant que nous continuerons d’avancer. »

Il n’y eut pas d’autre intervention, mais, à la fin de la réunion, Jane Geary le fixa longuement avant de disparaître. Il ne s’était pas attendu à de nombreuses questions de la part de cette flotte. Les plus rudes auraient surgi s’il avait décidé de ne pas recourir à la force en de telles circonstances.

La plupart des images des commandants, ainsi que celles des deux émissaires, s’évanouirent dans un flou continu de disparitions successives, jusqu’à ce qu’il ne restât plus avec Geary et Desjani que Duellos et Badaya.

Badaya était radieux. « Je peux vous dire que les politiciens n’approuvaient guère votre décision. Cette opération va mettre les Syndics au pas, mais elle leur rappellera aussi qui commande, et à bon escient.

— Espérons-le », convint Geary, feignant d’être grosso modo du même avis que Badaya mais s’efforçant de rester le plus vague possible. Sans doute la conduite des politiciens l’irritait-elle, mais, compte tenu du caractère imprévisible de Badaya, il n’avait pas trop le choix.

L’officier sourit de nouveau largement, fit un clin d’œil à Desjani, salua et disparut à son tour.

« J’espère que vous n’allez pas vous aussi nous abreuver de sous-entendus, lâcha Desjani, l’air très agacée, en jetant un regard noir à Duellos.

— Moi ? Des sous-entendus ? » Duellos arqua un sourcil inquisiteur. « J’aimerais seulement savoir comment vous vous y êtes prise. »

Elle feignit l’innocence. « Je n’ai rien à voir là-dedans. L’amiral est arrivé de lui-même à cette conclusion.

— Sans aucune aide ?

— Aucune, répondit Desjani. Pratiquement.

— Pratiquement ? » Duellos hocha la tête et écarta les mains. « Je ne suis pas un homme assoiffé de sang, amiral, mais il me semble que vous êtes parvenu à la seule conclusion logique, pratiquement de votre propre chef, quant à la ligne d’action à adopter.

— Je suis ouvert à tous les avis, répondit Geary. Mais, dans la mesure où je tiens en haute estime votre jugement et votre expérience, j’attache le plus grand prix à votre approbation. »

Duellos se leva et se fendit d’une petite courbette ironique. « Nous perdons notre temps ici, déclara-t-il. C’est une diversion en même temps qu’une distraction. Pourquoi le gouvernement insiste-t-il tant là-dessus, alors qu’en apprendre plus long sur les extraterrestres me semble une priorité autrement urgente ?

— Si jamais vous trouvez la réponse à cette devinette, faites-le-moi savoir. »

Duellos fit mine de prendre congé puis pila. « Ironique, non ? Nous avons passé de longs mois à tenter de rentrer chez nous, en nous efforçant de comprendre les mobiles et la manière de raisonner d’une espèce extraterrestre dont nous soupçonnions l’existence. Et, à présent, nous cherchons à percer à jour les mobiles et la façon de penser de notre propre gouvernement. Ce qui me rappelle… Vous comptez surveiller ces fusiliers de près, n’est-ce pas ? Ces restrictions que vous leur avez imposées ne pourraient que trop aisément être interprétées comme un permis de tuer tout ce qui leur paraîtrait hostile.

— On peut se fier à Carabali pour leur tenir la bride serrée, mais je m’assurerai encore qu’elle reste bien consciente que nous devrons justifier tout emploi de notre force de frappe.

— C’est sans doute avisé, tout comme vos admonestations à mes pairs. » L’espace d’un instant, Duellos donna l’impression de fixer un point vague du néant. « On ne surmonte pas aisément une entière existence passée à allumer tout ce qui est syndic », ajouta-t-il d’une voix contrite.

Après son départ, Geary fixa quelques instants la position qu’avait occupée son image. Une distraction. Oui. Et Duellos vient à l’instant de montrer à quel point elle aura pu prendre de place, même quand nous aurons réussi à libérer ces prisonniers. « Tanya, veillez à ce que je concentre mon attention sur les extraterrestres dès que nous aurons quitté ce système stellaire. »

Elle lui retourna un regard intrigué. « Vous vous en inquiétez ?

— J’ignore ce que nous allons trouver dans cette prison, ou, plutôt, qui nous allons trouver dans ce camp de prisonniers, mais nous ne pouvons pas nous permettre que d’autres problèmes me retiennent alors que je dois réfléchir à la suite. Si d’aventure nous y découvrions quelque chose qui devrait par trop m’absorber, aidez-moi à me remettre sur les rails.

— Dommage que vous n’y ayez pas fait allusion avant le départ de Roberto Duellos. Vous avez parfois le crâne si dur qu’il me faudra peut-être lui emprunter une ou deux briques. »


Un bon nombre de satellites syndics relevant du réseau de contrôle et de commandement de leurs défenses ou contenant des senseurs utilisés par leurs forces défensives avaient naguère orbité autour de la planète et n’étaient plus à présent que des objets inanimés culbutant dans l’atmosphère en catastrophe, à mesure de leurs rentrées. Quatre plateformes de missiles étaient également volatilisées.

La flotte elle-même se positionnant en orbite autour de la principale planète de Dunaï, Geary jeta un nouveau regard à Rione, qui ne laissait toujours rien voir de ce qu’elle pensait de sa décision. « Encore rien de la part du commandant syndic ?

— Non. Sinon une litanie de doléances portant sur la destruction de quelques-uns de leurs satellites sans provocation de leur part. »

Il ouvrit une fenêtre de com sur sa gauche. « Qu’est-ce que ça vous évoque, général Carabali ? »

Carabali avait les yeux braqués sur son écran, de sorte qu’elle lui jeta un regard en biais avant de hocher respectueusement la tête. « Belle journée pour mener une opération non permissive d’extraction de personnel, amiral.

— Ils se préparent toujours à résister ?

— Les forces terrestres sont déployées en formations de combat autour du camp de prisonniers. ». Une fenêtre s’ouvrit devant Geary et zooma sur le secteur entourant le camp principal. « Mais nous n’avons assisté à aucune tentative visant à les sortir de leurs baraquements pour en faire des boucliers humains. Les Syndics ont fait atterrir tous leurs avions, mais ils disposent de nombreuses positions d’artillerie et de missiles à portée de leur camp.

— Vous croyez qu’ils vont combattre ?

— Je crois surtout, amiral, qu’ils s’attendent toujours à ce que vous reculiez au dernier moment. Ce qui expliquerait pourquoi ils ne se servent pas carrément des prisonniers comme d’otages, ce qui risquerait de nous chauffer les oreilles. Mais peut-être ont-ils reçu l’ordre de résister de leur mieux si nous leur envoyons nos fusiliers. »

Geary se plaqua la main sur le front et réfléchit. « Madame l’émissaire, j’aimerais avoir votre opinion sur ce que pense actuellement le commandant en chef syndic. »

Il se demanda une seconde si Rione allait répondre puis elle prit la parole. « Il a joué son autorité et sa perspicacité sur la certitude que vous céderiez. Votre opiniâtreté comme sa propre persistance à poursuivre la même ligne d’action l’ont acculé dans ses derniers retranchements. S’il n’offre aucune résistance quand vous frapperez, il passera pour veule et stupide. S’il combat, en revanche, il continuera de passer pour un fou mais pas pour un faible. Un dirigeant privé de jugeote pourrait survivre, surtout s’il a donné la preuve qu’il était prêt à se battre jusqu’au bout, mais un leader qui passerait à la fois pour faible et stupide aurait autant de chances de survie qu’une boule de neige en enfer. Voilà ce qu’il a en tête pour le moment, selon moi. »

Desjani se renfrogna, jeta un regard vers Rione puis haussa les épaules, l’air agacée. « C’est aussi mon avis, chuchota-t-elle à Geary.

— Alors il ne me reste plus qu’une option. » Il activa la commande du bombardement. Le compte à rebours se mit à défiler régulièrement vers zéro. Il appuya alors sur la touche APPROUVÉ, confirmant son ordre. Quelques minutes plus tard, le zéro s’affichait et les vaisseaux commençaient de cracher des rafales de projectiles cinétiques.

Ce tir de barrage traversa l’atmosphère de la planète comme une grêle mortelle, chaque boule de métal solide s’abattant à une vitesse terrifiante, gagnant vélocité et énergie jusqu’à ce qu’elle en crible la surface et, à l’instant de l’impact, relâche cette énergie en une déflagration dévastatrice. Les gens de Dunaï ne pouvaient que les regarder fondre sur leur monde et pressentir assez précisément les cibles qu’elles visaient, mais ils ne disposaient d’aucun moyen de les arrêter ; en outre, dans la mesure où les vaisseaux gravitaient très haut au-dessus de leur planète, il ne leur restait que quelques minutes pour réagir. On voyait le personnel s’enfuir à pied ou à bord de véhicules des installations et des fortifications ciblées. D’autres véhicules, appartenant aux unités militaires proches du camp, cherchaient frénétiquement à se soustraire au danger.

On avait minuté le bombardement de manière à ce que tous les projectiles frappent leur cible presque simultanément afin d’augmenter l’impact psychologique. Inutile, en revanche, de souligner l’impact matériel. Les postes d’armement étaient transformés en cratères, les bâtiments abritant des senseurs ou des installations de contrôle et de commandement volaient en éclats, et routes et ponts se volatilisaient. Dans une large zone, au pied du chemin qu’emprunteraient les navettes de l’Alliance pour débarquer, et dans un rayon assez vaste autour du camp proprement dit, les défenses planétaires organisées cessèrent d’exister en moins d’une minute.

« Larguez la force de récupération », ordonna Geary.

Des navettes surgirent des quatre transports d’assaut et de plusieurs cuirassés et croiseurs de combat. Carabali avait opté pour submerger le camp, et Geary avait approuvé ce choix sans hésitation : ses souvenirs du combat d’Héradao ne restaient que par trop vivaces.

Alors que les navettes de l’Alliance pénétraient dans l’atmosphère et plongeaient vers le camp, Geary remarqua que Desjani les observait d’un œil morne. « Vous allez bien ?

— Juste un souvenir. » Elle n’ajouta rien et il n’insista pas, conscient qu’elle n’était pas encore prête à partager certains des souvenirs qui la hantaient, et qu’elle ne le serait peut-être jamais.

Le bombardement parut plonger les défenses syndics dans la plus profonde confusion. Hormis les forces terrestres disloquées qui piétinaient autour du camp, rien ne semblait bouger. « Vingt-cinq minutes avant l’atterrissage des premières navettes », annonça Carabali. Elle se trouvait à bord de l’une d’elles mais serait sans doute parmi les derniers à débarquer. « Aucune résistance visible.

— On vient de lancer des missiles depuis le sol, rapporta la vigie des systèmes de combat au moment même où des alarmes se mettaient à résonner sur l’écran de Geary. Missiles de moyenne portée provenant d’un site au nord-ouest du camp, et missiles de croisière atmosphérique depuis quelque part à l’est. »

Il dut taper sur trois touches pour obtenir des recommandations des systèmes de combat. « Téméraire, Résolution et Redoutable, veillez à détruire ces missiles. Léviathan et Dragon, éliminez le site de lancement avec des projectiles cinétiques. »

Mais les missiles de croisière étaient une autre paire de manches. Leur trajectoire les conduisait à basse altitude vers une vaste métropole aux faubourgs relativement étendus. Les abattre de si haut sans frapper également les civils qu’ils survoleraient serait malaisé. « Colosse et Entame, anéantissez le site de lancement des missiles de croisière, mais attendez qu’ils aient dépassé ces faubourgs pour frapper.

— Ces faubourgs sont très proches du camp, fit remarquer Desjani. Vous ne leur laissez qu’une fenêtre assez étroite pour détruire ces missiles.

— Nous ne pouvons tout de même pas activer les lances de l’enfer au-dessus de ces habitations.

— Ils vous forcent la main ! » s’insurgea Desjani, tandis que les lances de l’enfer du Téméraire, du Résolution et du Redoutable déchiquetaient les missiles balistiques au sommet de leur trajectoire, et que les cailloux du Léviathan et du Dragon plongeaient vers leur site de lancement. Ça risquait de tourner au cas d’école où l’on claque la porte de l’écurie une fois les chevaux enfuis ; mais en l’occurrence, après avoir été réduite à un champ de cratères, cette écurie-là ne laisserait plus échapper de chevaux.

« Je sais, mais…» Geary s’interrompit brusquement, un détail sur l’écran venant de retenir son attention. « Mais que fait l’Intrépide ? » Le cuirassé virait en plongeant, quittant son orbite haute pour lécher les couches supérieures de l’atmosphère. Geary frappa méchamment sur sa touche de com. « Intrépide ! Qu’est-ce que vous fabriquez ?

— L’Intrépide engage le combat avec les défenses qui menacent la troupe de débarquement et les prisonniers, amiral », répondit Jane Geary, l’air préoccupée.

Les seules menaces que le cuirassé s’apprêtait à affronter étaient les missiles de croisière. « Cette mission a été confiée au Colosse et à l’Entame, Intrépide. Regagnez votre position.

— Si nous manquions un des projecteurs de rayons à particules basés au sol, l’Intrépide pourrait bien être transpercé sur cette orbite basse, fit observer Desjani.

— Je sais ! » Le cuirassé ne corrigeait pas sa trajectoire. « Capitaine Geary, adoptez une orbite plus haute et regagnez votre position sans délai ! »

Le visage de Jane Geary affichait toujours la même expression, celle d’une intense concentration, et elle ne répondit pas tout de suite.

« L’Intrépide tire des lances de l’enfer », rapporta l’officier des systèmes de combat.

Les missiles de croisière étaient au nombre de dix. L’Intrépide tira dix lances de l’enfer. Geary avait réglé son écran pour un agrandissement maximum et voyait chaque faisceau de particules en déchiqueter un dès qu’il survolait une rue ou une étroite bande de forêt.

« Cibles détruites ! annonça Jane Geary. Pas de dommages collatéraux. L’Intrépide regagne sa position.

— Très bien. » Il ne se fiait pas assez à la fermeté de sa voix pour en dire davantage. L’image de Jane Geary disparut.

Desjani se racla la gorge. « Vous allez devoir opter entre la décorer ou la relever de son commandement.

— Par l’enfer, Tanya, je n’ai pas besoin de…

— Et vous savez parfaitement laquelle de ces deux décisions passera pour justifiée dans la flotte, poursuivit-elle.

— Elle a désobéi à des ordres clairs…

— Elle a fait le boulot. » Desjani désigna la planète. « Avec agressivité et en grand style. Réfléchissez avant de vous décider, amiral. »

Geary inspira profondément puis hocha la tête. « Très bien. » À quoi Jane peut-elle bien penser, que diable ? Elle se prend pour Black Jack, s’imagine qu’elle doit lui ressembler. Et, bon sang, comme l’a dit Tanya, elle a fait du bon boulot. Qu’arrivera-t-il la prochaine fois qu’elle désobéira aux ordres pour prouver qu’elle est une « vraie » Geary ? Sans doute un désastre, comme quand nous avons perdu le Paladin à Lakota par pure témérité irréfléchie. Mais je m’occuperai de ce problème plus tard. Concentre-toi. Tes fusiliers sont sur le point de débarquer. Quelqu’un d’autre serait-il en train de merdoyer ?

L’Invulnérable détonnait sur son écran, non pas à cause de ce que faisait mais de ce que ne faisait pas le croiseur de combat. Alors que tous les autres vaisseaux procédaient sur leur orbite, à intervalle aléatoire, à d’infimes modifications de leur trajectoire pour tromper les systèmes de visée des armes basées au sol, l’Invulnérable cinglait droit devant lui, comme épinglé au centre exact de la position à lui affectée dans la formation. « Invulnérable, procédez à des manœuvres évasives ainsi que vous en avez reçu l’ordre. »

Le capitaine Vente, qui ne s’était jamais exprimé lors des conférences stratégiques, répondit sur un ton maussade. « Aucune instruction de manœuvre n’a été spécifiée.

— Le hasard, capitaine Vente. Imprimez à votre vaisseau des altérations de vecteur aléatoires, ordonna Geary.

— De quel genre ? »

D’un geste, Desjani attira l’attention de Geary. « Sous-programme 47 A des manœuvres de combat.

— Exécutez le sous-programme 47 A des manœuvres de combat, répéta Geary.

— Oh. Très bien. »

L’Orion. Que fichait l’Orion ? Si un vaisseau devait désobéir…

Mais l’Orion était en position et louvoyait aléatoirement sur son orbite, tous ses systèmes manifestement en alerte.

Les premières navettes plongeaient à toute allure vers la surface pour se poser à l’intérieur du camp, sortant leurs rampes dès qu’elles atterrissaient. Des fantassins en cuirasse de combat complète en jaillissaient pour courir se mettre à couvert. Les armes à courte portée de celles qui descendaient encore criblaient les miradors et les autres positions défensives, s’assurant ainsi que les gardes encore à leur poste resteraient à couvert. En à peine quelques minutes, la première vague débarquait et les navettes remontaient hors d’atteinte, tandis que les premiers fusiliers piquaient vers leurs objectifs, la seconde vague sur les talons.

Les bâtiments évoquaient davantage des dortoirs de plusieurs étages que les baraquements bas de style entrepôt que Geary avait vus auparavant dans les camps de prisonniers syndics. Des rangées de petites fenêtres donnaient sur les cours où les navettes larguaient les troupes, mais nul tir n’en provenait.

Geary fixa longuement son écran. L’Intrépide avait pratiquement repris sa position, et les autres vaisseaux semblaient se comporter convenablement. La destruction des sites de lancement avait apparemment dissuadé les Syndics de livrer d’autres assauts contre le camp, et même leurs forces terrestres faisaient profil bas. Leur dirigeant est peut-être stupide, mais pas eux. Aucun ne se sent prêt à affronter la force de frappe de la flotte pour sauvegarder son amour-propre.

Il afficha les fenêtres des chefs d’unité des fantassins, surpris sur le moment par leur quantité. La flotte disposait de deux fois plus de fusiliers qu’avant, de sorte que le nombre de leurs cadres avait également doublé. Il toucha le visage d’un officier et le sous-affichage montrant l’activité qui régnait dans le camp marqua immédiatement sa position. Geary réitéra la manœuvre avec un lieutenant menant un peloton à l’intérieur d’un bâtiment, puis afficha une autre fenêtre, montrant celle-là ce que voyait ce fantassin par le truchement de sa cuirasse de combat.

Sa brève seconde de désorientation prit fin lorsque son cerveau commença à appréhender les images qu’il enregistrait : un corridor plongé dans la pénombre le long duquel s’alignaient des portes. Les fusiliers progressaient rapidement, l’arme prête à tirer, et ils atteignirent le bout du couloir. Sur l’ordre du lieutenant, un homme tendit la main vers une porte verrouillée et imprima une torsion au cadenas avec toute la vigueur démultipliée que lui procurait sa cuirasse de combat. Le métal céda avec un crissement de protestation et la porte s’ouvrit à la volée.

Deux hommes vêtus de l’uniforme passablement défraîchi des forces terrestres de l’Alliance se tenaient à l’intérieur, immobiles et montrant leurs mains nues. Ils eurent assez de bon sens pour ne pas bouger alors que les armes de fusiliers nerveux étaient braquées sur eux. « Où sont vos gardes ? leur demanda le lieutenant.

— Étage supérieur. Un poste au bout de chaque couloir, répondit aussitôt un des prisonniers. Ils sont trois normalement.

— Vu. Ne bougez pas avant l’arrivée des renforts. » Le lieutenant envoya ses hommes gravir l’escalier au bout du corridor. Leur cuirasse de combat leur permettait de sauter plusieurs marches à la fois. Ils enfoncèrent les portes du niveau supérieur.

Le poste de garde était déserté et le voyant de son alarme clignotait aussi futilement que frénétiquement. « Les gardes ont abandonné leur poste dans ce baraquement », rapporta le lieutenant. Geary entendit son capitaine répondre « Bien reçu » d’une voix coupante, « Veillez à les vérifier tous. Les ingénieurs vont venir désactiver les panneaux d’alerte et s’assurer qu’ils ne sont pas reliés à un système de l’homme mort. Interdisez à vos hommes d’y toucher.

— Entendu. » Un instant plus tard, le lieutenant poussait un rugissement : « Orvis ! Rendillon ! Ne touchez pas à ces foutus boutons ! »

Geary referma la fenêtre. Il se sentait coupable de se concentrer sur une infime partie du tableau alors que la flotte tout entière était sous sa responsabilité. « Pourquoi faut-il que, dès qu’un fusilier ou un spatial aperçoit un bouton, il s’empresse d’appuyer dessus ?

— Vous ne vous êtes jamais demandé ce qu’ils faisaient avant qu’on invente ces boutons ? demanda Desjani. Il y avait certainement un autre geste qui leur était interdit.

— Aucune résistance, annonça Carabali. Les gardes sont terrés dans leurs baraquements et se rendent aux premiers fantassins qui y font irruption. »

Tout se passait bien, quoi qu’il en fût. « Pas de problèmes ?

— Toujours pas. Les trois quarts du camp sont maintenant sécurisés. Cent pour cent dans cinq minutes selon notre estimation.

— Merci. » C’était sans doute trop beau, pourtant il ne détectait aucun problème caché prêt à leur tomber dessus. Il s’efforça de se détendre tout en restant sur le qui-vive et, partageant son attention entre plusieurs écrans, regarda ses vaisseaux louvoyer et zigzaguer à intervalles irréguliers afin de se soustraire à toute tentative pour les cibler depuis le sol ; les zones vertes « dégagées » du camp de prisonniers grandirent sur son écran jusqu’à le couvrir entièrement, puis il attendit que les fusiliers eussent vérifié qu’aucun piège n’était activé avant de commencer à enfoncer toutes les portes pour, ensuite, cornaquer de nouveaux prisonniers libérés vers les cours où les attendaient les navettes.

Une autre fenêtre s’ouvrit à côté de lui. « Nous commençons à obtenir l’identification des prisonniers, amiral, lui apprit le lieutenant Iger. C’était apparemment un camp de travail réservé aux V. I. P.

— Aux quoi ?

— Aux V. I. P., amiral. Toutes les identifications que nous obtenons concernent un amiral ou un général. Il y a certes parmi eux des officiers d’un grade inférieur, et, par “grade inférieur”, j’entends au moins des capitaines et des colonels, mais tous ces hommes et femmes ont été amplement décorés et jouissaient d’une grande influence avant leur capture. Nous savons à présent où étaient détenus les officiers supérieurs et pourquoi les plus hauts gradés des camps de prisonniers libérés avant celui-ci n’étaient que capitaines et colonels. Nous avons bien trouvé quelques civils, mais même eux sont des officiels de haut rang et des dirigeants politiques enlevés à la suite de raids ou d’attaques contre l’Alliance. Aucun troufion.

— Décorés et influents ? répéta Geary, son petit doigt lui soufflant que ces deux mots avaient leur importance.

— Oui, amiral. Comme… euh… le capitaine Falco. »

Le capitaine Falco. Individu isolé qui avait pourtant réussi à déclencher une mutinerie contre lui et causer la perte de plusieurs vaisseaux. Et ce camp de prisonniers était rempli de personnages aux antécédents similaires. « Merci, lieutenant.

— Autre chose, amiral ?

— Non, merci. » Il fallait qu’il y réfléchisse. Ces individus étaient-ils encore précieux pour l’Alliance ? Pour le gouvernement ? Mais, s’ils se coulaient dans le même moule que ceux qu’il avait vus jusque-là, ils seraient plutôt une épine dans son pied. « Attendez, lieutenant. J’aimerais que vous examiniez leurs états de service. Avant leur capture. Afin de savoir si, parmi ces V. I. P., certains disposaient de connaissances, de capacités ou de relations politiques spécifiques vitales exigeant leur prompt retour au sein de l’Alliance. » En formulant ainsi sa requête, il ne donnait pas l’impression de chercher à découvrir la raison pour laquelle le gouvernement l’envoyait dans ce système.

« Oui, amiral.

— Qu’a-t-il dit ? » demanda Desjani quand Geary mit fin à la conversation. À l’inquiétude que trahissait sa voix, Geary comprit qu’il n’avait que trop laissé transparaître son appréhension.

« Reparlons-en plus tard. » Pour l’instant, il avait d’autres soucis en tête. Valait-il mieux prendre ces V. I. P. à bord de l’Indomptable afin de les garder sous les yeux ou bien les entasser ailleurs, là où il n’aurait pas à déjouer leurs intrigues ? Je pourrais plus aisément les transférer sur d’autres vaisseaux si j’en ressentais le besoin, en les regroupant tous au même endroit pour les avoir sous la main. Il s’empressa d’appeler Carabali. « Changement de procédure, général. J’aimerais qu’on remette tous les prisonniers libérés au Typhon et au Mistral. Les transports d’assaut sont mieux équipés pour un filtrage et des examens médicaux rapides. »

Le commandant des fusiliers réfléchit puis hocha la tête. « Très bien, amiral. Je vais ordonner aux navettes de se diriger vers le Typhon et le Mistral. Ces deux bâtiments en sont-ils déjà informés ? »

Carabali pouvait se montrer très diplomate pour un fusilier. « Je leur en ferai part dès la fin de cette conversation.

— Parfait, amiral. Je dois pourtant vous dire que la première navette a d’ores et déjà décollé avec l’ordre de gagner l’Indomptable. Dois-je aussi la détourner ? »

Zut ! Ce brusque revirement risquait de soulever trop de questions. « Non. Nous prendrons ceux-là à notre bord. »

Il se tourna vers Desjani. « L’Indomptable n’hébergera que les passagers d’une seule navette. Les autres prisonniers seront recueillis par le Typhon et le Mistral. »

Elle le dévisagea avec curiosité. « Très bien. Nous nous apprêtions à en recevoir davantage, mais c’est votre flotte. Le Typhon et le Mistral savent-ils que…

— Je les appelle tout de suite !

— Pardonnez-moi, marmonna Desjani d’une voix trop sourde pour se faire entendre par d’autres. Lieutenant Mori, appela-t-elle ensuite, nous n’accueillerons que les prisonniers d’une seule navette. Veuillez en informer les équipes chargées de leur réception. »

Geary instruisit les commandants du Typhon et du Mistral de sa décision, non sans tiquer intérieurement, conscient de la pagaille de dernière minute qu’il allait provoquer à bord de ces deux vaisseaux, puis se tourna vers une Desjani au visage de marbre. « Excusez-moi. C’est qu’il s’agit de V. I. P.

— Qui ça ?

— Ces prisonniers.

— Tous ?

— Pratiquement, hélas !

— Militaires ? demanda-t-elle au bout d’un moment.

— Ouais. Comme Falco.

— Que diable… ?

— Exactement mon avis. »

Ne rencontrant aucune résistance, les fusiliers progressaient rapidement au sol. « Ce camp abritait moins de trois cents prisonniers, rapporta Carabali. La plupart des cellules étaient inoccupées. Nous les avons tous récupérés à présent, et ils embarquent sur les dernières navettes. Je commence également à remonter mes fusiliers. Selon notre estimation, tout le personnel de l’Alliance aura décollé dans quinze minutes.

— Excellent. » Réglé comme du papier à musique, alors qu’il s’attendait encore à ce que quelque chose marchât de travers, à un grain de sable qui entraverait soudain le fonctionnement d’une machine bien huilée. Mais les derniers fusiliers se réfugièrent dans les navettes encore à terre, la dernière rampe se releva et elles décollèrent, laissant derrière elles des rangées de gardes syndics désarmés, manifestement indécis sur la conduite à tenir.

« Navette à l’approche, rapporta la vigie des manœuvres. Appontage dans cinq minutes.

— Dans quel délai récupérerons-nous les dernières ? s’enquit Geary.

— Dans quarante minutes, amiral. »

Tous les Syndics de la planète semblaient s’être mis à l’abri. Rien ne bougeait dans le ciel, sur les routes ni en terrain découvert. « On dirait qu’ils ont fini par comprendre qu’il valait mieux ne pas chercher des noises à la flotte », lâcha Desjani, s’attirant les sourires de ses officiers.

Geary se leva. « Je vais aller accueillir cette navette, capitaine Desjani. Je reviens dans une demi-heure. Je dois rencontrer quelques-uns de ces V. I. P. et m’entretenir avec eux. » Peut-être réussirai-je à obtenir un indice sur la raison de notre mission dans ce système.

Desjani se contenta d’opiner, les yeux rivés sur son écran et le front plissé de concentration.

Il s’éloigna d’un pas vif en s’efforçant de dissimuler son inquiétude aux spatiaux qu’il croisait et qui, tous, semblaient d’humeur enjouée après cette victoire obtenue sans combattre, dont la nouvelle s’était déjà répandue dans la flotte comme une traînée de poudre. Une fois dans la soute, Geary s’arrêta et observa les spatiaux qui s’alignaient pour former à la fois une garde d’honneur aux prisonniers récemment libérés et un comité d’accueil chargé de les évaluer, de leur assigner leurs quartiers et de leur prodiguer les soins nécessaires.

« On se retrouve, murmura Rione en le rejoignant.

— Qu’est-ce qui peut bien amener ici un émissaire ? demanda Geary.

— Je ne suis peut-être plus sénatrice, mais j’ai toujours le devoir de présenter mes respects, au nom du gouvernement, à ceux qui ont été emprisonnés. »

Et tu espères aussi trouver quelqu’un qui te donnerait des nouvelles de ton mari. Mais il se garda bien de le dire à voix haute, conscient qu’il aurait fait pareil à sa place.

La navette se rabattit, aisément discernable derrière le bouclier qui retenait l’atmosphère dans cette section de la soute, puis atterrit avec douceur en même temps que les portes extérieures se refermaient hermétiquement et que le bouclier tombait. Geary attendit que la rampe s’abaissât et que s’ouvrît l’écoutille, puis observa les hommes et femmes qui descendaient la rampe. En dépit de leur statut de V. I. P., ils ressemblaient à tous les prisonniers de guerre délivrés par la flotte au cours des derniers mois : tous les âges étaient représentés, et certains étaient depuis si longtemps captifs qu’ils étaient désormais des vieillards ; tenues hétéroclites, mélange d’uniformes de l’Alliance élimés et de vêtements syndics de récupération ; amaigris par les travaux de force et la sous-alimentation. Quant à leur visage, il trahissait tout à la fois la joie et l’incrédulité, comme s’ils craignaient de vivre un rêve dont ils risquaient à tout instant de se réveiller en sursaut.

La seule différence était la proportion de galonnés. Autant que Geary pût en juger, il y avait peu de capitaines de corvette et de grades inférieurs parmi eux, et pratiquement tous étaient au moins capitaines ou colonels ; la moitié arboraient les insignes ternis d’amiral ou de général. Iger n’avait en aucun cas exagéré.

Il examinait encore les visages, en quête du capitaine Michael Geary, conscient toutefois que les chances pour que son petit-neveu fût encore en vie restaient bien minces, quand Rione laissa échapper une sorte de hoquet inarticulé qui retint son attention. Bien qu’étouffé, il porta dans tout le débarcadère. Quelques-uns des ex-prisonniers l’entendirent et se retournèrent, dont un homme qui fit halte en vacillant puis se rua à sa rencontre. « Vie ! C’est vraiment toi ? »

Geary recula d’un pas puis les regarda s’étreindre, gêné d’assister à ce déferlement d’émotion : Rione avait bel et bien les larmes aux yeux.

Il détourna fugacement le regard puis le reporta sur elle. Était-ce vraiment de l’horreur, mêlée à la joie et l’étonnement, qu’il lisait sur son visage ? Comment était-ce possible ?

Mais elle s’en rendit compte et se retourna l’espace d’un instant. La seconde suivante, elle n’affichait plus que les émotions normales que peuvent susciter des retrouvailles.

Elle rompit leur étreinte et se tourna vers Geary, reprenant contenance avec toute la maîtrise de soi dont elle était coutumière. « Amiral, puis-je vous présenter le capitaine de corvette Paol Benan, mon mari ? »

Geary attendit un salut qui ne vint pas et se rendit compte, avec un léger temps de retard, que ces officiers étaient détenus bien avant qu’il n’eût rétabli le salut dans la flotte.

Toutefois, Benan lui fit un grand sourire. « C’est vraiment vous, hein ? Oui, bien sûr. Les fusiliers nous ont appris que Black Jack était aux commandes. Qui d’autre aurait bien pu conduire la flotte si loin dans l’espace syndic ? Vous devez les vaincre dans la foulée. Nous pouvons à présent les battre à plate couture, les écraser afin qu’ils ne représentent plus une menace pour l’Alliance ! Maintenant que nous avons quitté cette planète, vous pouvez la pilonner de toutes vos forces ! »

Il fallut un bon moment à Rione et Geary pour comprendre ce qu’il voulait dire : les autorités syndics de ce monde avaient farouchement caché aux prisonniers la nouvelle de la fin de la guerre. « La guerre est finie, Paol, lâcha Rione. Nous l’avons déjà gagnée.

— Quoi ? » L’espace d’une seconde, Benan parut complètement perdu. « Quand ? Comment ?

— L’amiral Geary a détruit leur flotte et les a contraints à signer un traité de paix.

— De paix ? » Benan donnait l’impression d’entendre ce mot pour la première fois et d’ignorer sa signification. « C’est… Mais vous avez attaqué cette planète. Les fusiliers ont donné l’assaut à ce camp.

— Le commandant en chef syndic refusait de se plier aux clauses du traité, expliqua Geary. Nous n’avons fait que prendre les mesures nécessaires à votre libération et celle de vos camarades.

— Oui. » Benan restait indécis. « Nous pouvons vous aider à cibler vos prochains bombardements. Certaines installations sont enfouies et bien cachées, mais nous connaissons leur position.

— Nous ne bombarderons plus cette planète, capitaine.

— Mais… les manufactures… les métropoles…»

Geary sentit se durcir sa voix. « La flotte ne fait plus la guerre aux civils, capitaine. Nous n’attaquons que des cibles militaires, et seulement pour contraindre les Syndics à se plier aux clauses du traité de paix. »

Benan regarda Geary comme s’il s’exprimait dans une langue étrangère inconnue de lui.

Rione lui étreignit doucement le bras et s’exprima en leur nom à tous les deux. « Mon époux doit être évalué et passer un examen médical, amiral. J’aurai l’occasion en même temps de le mettre au courant des derniers événements. J’espère que vous nous pardonnerez.

— Bien sûr. » Geary avait honte de s’être mis en colère un instant plus tôt. Benan était encore sous le choc de sa captivité et sidéré par les derniers rebondissements, comme tous ceux qui avaient été délivrés avec lui. Ils devraient se rendre compte que tout avait changé, que la flotte avait renoué avec les pratiques honorables de leurs ancêtres.

Reportant le regard sur les autres ex-détenus, Geary s’aperçut qu’un général et un amiral le fixaient. Il est temps de bouger avant de me faire agrafer. « Je dois regagner la passerelle », déclara-t-il à la cantonade d’une voix assez forte pour porter, avant d’adresser en souriant aux deux hommes un bref signe de la main puis de prendre congé sans leur laisser le temps de sortir du rang.

Il regagna la passerelle vingt minutes après son départ et constata que tout se passait au mieux. Certes, il aurait pu diriger l’opération de n’importe où sur l’Indomptable, mais les hommes savent depuis toujours que, pour donner des ordres, leurs chefs doivent se montrer dans un cadre professionnel approprié. Geary avait découvert que circulait encore l’antique anecdote (apparemment authentique) de l’amiral qui, durant un combat, avait donné les siens en sirotant une bière depuis le confort douillet de sa cabine.

La navette de Carabali fut la dernière à s’amarrer au Tsunami. « Toutes les navettes ont été récupérées, tous les fusiliers sont portés présents et tous les prisonniers ont été retrouvés et libérés, amiral, rendit-elle compte. Les navettes n’ont souffert d’aucun dommage et les blessures du personnel se limitent à quelques entorses survenues lors de l’atterrissage.

— Excellent travail, général. » Geary laissa échapper un long soupir de soulagement qu’il lui semblait retenir depuis des heures. « À toutes les unités, adoptez la formation Novembre à T 40. »

La flotte de l’Alliance se scinda en cinq longs rectangles, dont le plus important, centré sur l’Indomptable, occupait le milieu de la formation. Elle accéléra bientôt, s’éloignant de la planète syndic pour gagner le point de saut qui la ramènerait à Hasadan. Mais, cette fois, elle y emprunterait l’hypernet vers Midway. Geary se releva et s’étira pour dissiper la tension accumulée. « Je vais aller faire une pause dans ma cabine, capitaine Desjani.

— Mangez aussi un morceau. »

Geary résista à l’envie pressante de lui répondre « Oui, m’dame ! » et la salua devant les officiers présents sur la passerelle, puis regagna sa cabine après être passé dans un compartiment du mess pour récupérer quelques rations de combat. Ce n’étaient pas exactement des victuailles, et bien des disputes s’élevaient encore dans la flotte s’agissant de savoir si ces rations méritaient le nom de « nourriture », quelle que soit la définition qu’on donnait à ce mot, mais elles coupaient au moins la faim et n’exigeaient qu’un minimum d’ingestions quotidiennes.

Il était presque arrivé quand Desjani s’avança d’un pas vif à sa rencontre dans la coursive menant à sa cabine, l’air très tendue. Elle lui fit signe d’y entrer sans mot dire et y pénétra sur ses talons avant de refermer soigneusement la porte derrière elle. Elle se tourna vers lui, le visage exprimant une fureur tout juste contenue, d’autant plus inquiétante qu’un feu glacé brûlait dans ses yeux. « Permission de parler franchement, amiral ?

— Tu n’as nullement besoin de me demander la permission, répondit-il en s’efforçant de parler sur un ton uni.

— On m’a informé de l’identité d’un des prisonniers libérés. Son mari.

— En effet. » Geary se demanda un instant si Tanya lui en voulait de ne pas le lui avoir appris, mais ce n’était apparemment pas ce qui suscitait sa colère.

« Quelle surprenante coïncidence ! Elle monte à bord avec de nouveaux ordres, détourne la flotte de son itinéraire prévu et de sa mission originelle pour libérer un camp de travail de ce système stellaire où précisément son mari est détenu. » Desjani donnait l’impression de cracher des grappes de mitraille. « Nous sommes là pour la servir…

— C’est possible, mais…

— Possible ? Elle a fait faire un crochet à la flotte pour des raisons personnelles…

— Laisse-moi parler, Tanya ! » Il attendit qu’elle eût inspiré profondément, mais ses yeux continuaient de flamboyer et l’on sentait qu’elle se retenait. « J’ai eu tout le temps d’y réfléchir. Au début, elle m’a semblé sidérée de revoir son époux. Mais elle est très douée pour donner le change, de sorte que cette première impression est loin d’être certaine.

— Elle est…

— Les autres V. I. P. m’inquiètent bien davantage. »

Desjani inspira une autre longue et lente goulée d’air ; elle était toujours furibonde, mais elle se maîtrisait. « Façon Falco ?

— Décuplée. »

Elle plissa les yeux ; le feu qui y brûlait se fit fournaise. « Pourquoi ? Elle n’aimait pas Falco. Le gouvernement non plus. À quoi bon libérer des dizaines de ses pareils ?

— Je n’en sais rien. » Geary s’assit, une main sur le front, en s’efforçant de réprimer colère et frustration. Ses rations de combat étaient encore intactes et son appétit pour l’instant évanoui. « Ma seule certitude, c’est qu’ils ont embarqué avec nous et que nous les emmenons dans l’espace Énigma.

— Des centaines de grenades dégoupillées. » Desjani semblait maintenant désemparée. « À qui ça pourrait bien profiter ?

— Je crois que Rione sait pourquoi on nous a envoyés les récupérer.

— Ses ordres secrets. Mais pourquoi le gouvernement se refuserait-il à laisser le plus longtemps possible ces Falco en puissance entre les mains des Syndics ? Pourquoi faire de leur délivrance une priorité ?

— Je n’en sais rien non plus. » Geary laissa son regard dériver vers l’écran des étoiles flottant au-dessus de la table, et dont le centre était occupé par le système de Dunaï. « Même si elle savait son époux détenu à Dunaï, pourquoi le gouvernement aurait-il consenti à ce qu’elle détourne la flotte pour un motif personnel ? Elle a été démise de ses fonctions. Pour quelle autre raison plausible le lui aurait-il permis s’il avait été informé de la présence de tous ces officiers supérieurs ?

— Ce doit être le prix qu’elle a exigé pour remplir cette mission, suggéra Desjani. En contrepartie de son acceptation et de sa bonne volonté. » Elle avait l’air prête à ordonner l’arrestation de Rione.

« Elle reste une représentante légitime et agréée du gouvernement, Tanya. Même s’il a consenti à nous ordonner de gagner ce système stellaire dans le seul but de satisfaire aux projets personnels de Rione, il y est parfaitement habilité. »

Desjani s’assit à son tour pour le fixer d’un œil noir. « Tu es bien sûr de ne pas vouloir devenir dictateur ?

— Oui. » Mais une autre pensée lui vint. « Nous savons que le gouvernement craint cette flotte. Qu’il redoute l’emploi que je pourrais en faire. Mais, à présent, il a fait en sorte d’embarquer avec elle un bon nombre d’autres officiers supérieurs qui pourraient soutenir un éventuel coup d’État. Soit c’est parfaitement irrationnel, soit c’est d’un machiavélisme si tortueux que ça en donne seulement l’impression.

— Et si ses ordres secrets compromettaient la sécurité de la flotte ?

— Nous n’en savons rien et…

— Nous ne savons strictement rien. » Desjani se leva d’un bond, se dirigea vers l’écoutille et l’ouvrit à la volée. « Exactement comme pour Énigma. »


« Une certaine désorientation reste normale en pareil cas, expliqua à Geary le médecin-major de la flotte. Mais la réadaptation est plus délicate que d’habitude chez ces individus. Les transférer à bord du Mistral, où je peux les examiner personnellement, était une excellente idée. »

Geary opina en souriant, comme si cette brillante illumination lui était venue dans le feu de l’action.

« Traitez-moi de “vieux birbe dépassé” si vous voulez, mais il me semble que même les mieux conçus des logiciels d’entrevue virtuelle passent à côté de certains symptômes. Peut-être infimes mais vitaux, s’agissant de procéder à l’évaluation de quelqu’un.

— Pourriez-vous résumer vos impressions ?

— C’est déjà fait. » Le médecin hésita. « Je pourrais sans doute entrer dans le détail. Comme je l’ai dit, une certaine désorientation est la norme. Ils sont restés internés pendant des années, voire des décennies pour certains, dans un camp de travail syndic. Ils étaient d’ordinaire confinés dans certains secteurs déterminés, soumis à des règles arbitraires et habitués à voir tous leurs faits et gestes contrôlés par des autorités dont ils ne pouvaient mettre le jugement en question. »

Pas bien loin de la vie militaire, songea Geary.

« Mais, en outre, toutes leurs certitudes ont basculé. La guerre est finie. Ce qu’ils regardaient comme une réalité intangible a subi une altération majeure, et, contrairement à ceux qui ont pu voir librement se dérouler les événements récents, eux ont tout absorbé d’un seul bloc. On leur a appris qu’il existait une espèce extraterrestre intelligente au-delà des frontières du territoire occupé par l’humanité, ce à quoi personne ne s’attendait. Là-dessus, il y a encore vous-même, ce Black Jack qui, contre toute attente rationnelle, est revenu d’entre les morts, métaphoriquement bien sûr, et a accompli l’impossible. Pour ces ex-détenus, c’est exactement comme s’ils se retrouvaient brusquement plongés dans un univers fantasmatique au lieu de regagner celui qu’ils occupaient avant leur captivité. »

Le médecin de la flotte baissa les yeux en soupirant de nouveau avant de reporter le regard sur Geary. « Un unique facteur est commun à tous ces prisonniers. Comme vous le savez sans doute déjà, beaucoup étaient des officiers supérieurs, habitués, avant leur capture, à exercer de hautes responsabilités ou une grande influence. Nombre d’entre eux s’attendaient à jouer un rôle personnel important dans la guerre en raison de leurs aptitudes, persuadés qu’ils étaient voués à connaître un destin d’exception. Cette illusion porte un nom dans la terminologie médicale. »

L’amiral réprima un soupir. « Le syndrome de Geary ?

— Exactement ! Vous en avez entendu parler ? lâcha le médecin, surpris, comme si ce savoir était interdit à un non-initié.

— On y a fait allusion devant moi.

— Alors, vous devez le comprendre, ils admettent difficilement qu’en dépit de leur grade et de leur ancienneté ils n’ont plus aucune autorité dans cette flotte. Beaucoup étaient persuadés qu’ils finiraient par sauver l’Alliance et vaincre les Syndics malgré leur détention. Ces certitudes les aidaient à tenir. Mais c’est vous qui avez gagné la guerre, de sorte qu’il ne leur reste plus qu’une vision floue de leur propre destinée. »

Geary n’avait nullement besoin d’explications supplémentaires pour comprendre comment s’ajoutaient toutes ces désorientations. « Je vais m’adresser collectivement à eux. Dans une dizaine de minutes. C’est prévu.

— Ils s’attendent tous à un entretien privé. J’ai d’ores et déjà entendu des dizaines de variantes assez proches sur le thème “Je suis convaincu que j’occuperai très bientôt un poste à haute responsabilité dans la flotte”. Plus d’un s’attend à en assumer le commandement.

— Je comprends, mais je n’ai pas de temps à perdre en entrevues personnelles avant notre saut vers Hasadan. » D’ordinaire un obstacle, l’impossibilité de communiquer de vaisseau à vaisseau dans l’espace du saut, sauf par de très brefs messages, était en l’occurrence une bénédiction.

« Votre réunion devrait être très intéressante, fit observer le médecin. Puis-je y assister ?

— Certainement. » Vous aurez ainsi l’occasion de voir le Geary d’origine s’adresser à une kyrielle de patients souffrant du syndrome de Geary. Ce qui devrait vous inspirer une communication passionnante à l’attention de vos collègues. « Veillez cependant à vous régler en “auditeur libre” afin que nul ne sache que vous regardez et écoutez. »

Quelques minutes plus tard, la salle de conférence donnait l’impression de rapidement s’agrandir pour permettre à la présence virtuelle de plus de deux cents prisonniers de s’y engouffrer ; dont ceux de l’Indomptable, qui, eux aussi, recouraient au logiciel de conférence puisque les dimensions réelles du compartiment leur interdisaient de s’y installer tous. Geary comptait s’adresser seul à eux, mais, pendant qu’il patientait, les images du général Carabali, du capitaine Tulev, de Rione et du général Charban apparurent à leur tour. « Le capitaine Desjani m’a signifié que vous teniez à ce que je sois présente », lui expliqua Carabali. Les trois autres se contentèrent d’acquiescer d’un hochement de tête.

D’accord, Tanya. Peut-être ce renfort me sera-t-il profitable. Pris d’un brusque soupçon, il vérifia le logiciel et constata que Desjani elle-même assistait à la réunion en « auditrice libre ».

Geary balaya la salle du regard, d’ores et déjà conscient qu’aucun de ces prisonniers libérés ne serait Michael Geary et pourtant incapable de s’interdire de le chercher des yeux.

Il se leva pour s’adresser à eux, mais pour voir aussitôt un des amiraux lui balancer : « Il me semble essentiel de débattre dès que possible du problème du commandement…»

Durant leur long trajet de retour à travers l’espace syndic, Geary avait assisté à diverses variantes de cette situation. Il avait déjà le doigt posé sur la touche idoine et coupa aussitôt la transmission audio de l’amiral. « Je suis l’amiral Geary, commença-t-il, ignorant l’interruption. Je commande à cette flotte. »

Rione eut un geste infime, comme incapable de s’en empêcher, et Geary y réagit en marquant une pause, puis se rendit compte que ce blanc conférait davantage de force à sa déclaration. Cherche-t-elle à m’aider ?

Il reprit la parole pour accueillir les prisonniers libérés et leur exposer la mission de la flotte. « Hélas, bien que vous méritiez tous de regagner dès que possible l’espace de l’Alliance, nous sommes déjà trop engagés dans le territoire syndic. Je ne peux pas me permettre de détacher de la flotte un de mes transports d’assaut pour vous ramener, à moins de lui fournir aussi une forte escorte de vaisseaux de guerre, et, compte tenu de notre ignorance des dangers que nous devrons affronter dans l’espace extraterrestre, réduire à ce point mes forces me paraît risqué.

» Il m’est aussi également impossible, malheureusement, de m’entretenir avec chacun de vous en tête-à-tête. Nous sauterons bientôt vers Hasadan puis nous emprunterons l’hypernet syndic pour gagner Midway, de sorte que nous n’aurons guère l’occasion de communiquer de vaisseau à vaisseau. »

Et, finalement, la question qu’il répugnait à poser : « Des questions ? »

Plus de deux cents hommes et femmes prirent la parole en même temps. Le logiciel de conférence virtuelle bloqua automatiquement toutes les transmissions audio, ne surlignant que chaque individu qu’il souhaitait entendre. « Une seule personne à la fois, s’il vous plaît », les exhorta-t-il d’une voix plus forte que nécessaire puisqu’il n’était pas contraint de crier pour tous les faire taire. Se résignant à l’inéluctable, il désigna l’amiral qui s’était exprimé le premier. « Vous avez une question ? »

L’officier se leva de nouveau, le visage tendu, et, au lieu de s’adresser directement à Geary, fit du regard le tour de la tablée. « Les procédures de la flotte doivent être respectées quelles que soient les circonstances. Nous sommes des commandants de terrain hautement respectés et expérimentés. L’ordre du jour exige que nous convenions à l’unanimité d’un commandant en chef…»

Cette fois, ce fut un autre ex-prisonnier, amiral lui aussi, qui lui coupa la parole en pointant Geary de l’index. « Servez-vous de votre cervelle autrement que pour bavasser, Chelak. Cet homme est Black Jack. Il est notre égal en grade, il est déjà aux commandes, et tous les matelots et officiers de la flotte avec qui je me suis entretenu le soutiennent.

— Je suis plus ancien dans le grade ! s’insurgea Chelak. Je mérite le respect, comme vous tous !

— Lui aussi l’a mérité, lâcha un général du beau sexe. Je m’efforce encore de m’informer de ce qui s’est passé depuis ma capture, mais il crève les yeux qu’aucun de nous n’appréhende assez bien la situation pour supplanter celui qui la comprend pleinement.

— Ça ne signifie pas que nous devons faire fi de l’honneur et de la tradition », rétorqua une autre femme. C’était un amiral.

« Serions-nous censés donner des leçons à Black Jack en matière d’honneur et de tradition ?

— Nous ne savons pas s’il est vraiment…

— Mettez-vous plutôt au courant des événements des derniers mois », suggéra le deuxième amiral du sexe fort.

Une centaine d’officiers se remirent à parler en même temps.

Carabali se leva, attirant leur attention à tous. « L’infanterie de la flotte obéira aux ordres de l’amiral Geary », affirma-t-elle avant de se rasseoir. Un brusque silence se fit. Sa déclaration péremptoire parut flotter comme en suspension.

« Certains d’entre vous me connaissent peut-être, opina le général Charban. Je peux vous certifier que le gouvernement et le QG de l’Alliance ont fermement placé l’amiral Geary aux commandes.

— Comme si nous nous souciions de leur avis », cria quelqu’un.

Nouveau tumulte. Des centaines de voix furent brutalement coupées, de sorte que les images de ces galonnés semblaient s’invectiver silencieusement.

Tulev jeta un regard vers Geary et s’adressa à lui par un canal privé. « Ça dépasse l’imagination. Vous pourriez leur parler pendant des semaines sans aboutir à rien. »

Carabali hocha la tête. « Trop de mâles dominants dans cette flotte. Vous feriez mieux de les entasser tous sur le Haboob et de court-circuiter tous les systèmes de com.

— Je vote pour. » La voix de Desjani venait de résonner dans l’oreille de Geary.

Il se tourna vers Charban et Rione. « Qu’en dit le gouvernement ? »

Rione lui rendit son regard. « Je n’ai reçu aucune instruction relativement au sort des ex-prisonniers. »

Charban écarta les mains. « Moi non plus. »

Geary bascula sur un circuit privé auquel eux trois seuls avaient accès. « Le gouvernement nous a ordonné de libérer cette bande. On m’a exhorté à conduire la flotte dans ce système. Pourquoi ? Que compte-t-il faire de ces gens ? Pourquoi avons-nous dû les récupérer avant d’entrer dans l’espace Énigma ?

— Je n’ai reçu aucune instruction », répéta Rione, imperturbable.

Suffit. « En ce cas, je regarde ce problème comme relevant de ma seule autorité. Aucun de vous n’est un représentant élu. Selon la loi de l’Alliance, hors de son territoire, le commandant en chef d’une flotte a toute autorité sur les civils qui travaillent pour le gouvernement ou sont liés à lui par contrat. Vous devrez donc agir tous les deux en tant qu’officiers de liaison avec les prisonniers libérés. Vous serez leurs contacts et vous devrez vous efforcer de résoudre tous les problèmes les concernant. Vous me tiendrez également informé de tous agissements de leur part susceptibles de compromettre la sécurité de la flotte, d’enfreindre son règlement ou les lois de l’Alliance. Autrement dit : le gouvernement les a voulus, que le gouvernement s’en charge ! »

Il survola de nouveau la tablée des yeux : Charban le fixait, horrifié, mais Rione, si elle avait légèrement rougi, affichait toujours le même masque impassible. Profitant de son avantage provisoire, Geary s’adressa à l’ensemble des prisonniers : « Je vous remercie de tous vos sacrifices et des services que vous avez rendus à l’Alliance. Les émissaires du gouvernement Rione et Charban seront désormais vos contacts principaux pour toute affaire vous concernant. J’ai hâte de vous voir regagner sains et saufs l’espace de l’Alliance. » Oh que oui, par les vivantes étoiles, j’ai hâte de voir ça. « Merci. En l’honneur de nos ancêtres. »

Il coupa la connexion avec le logiciel de conférence, tant pour lui-même que pour Carabali et Tulev, de sorte qu’aux yeux de tous les autres ils donnèrent l’impression d’avoir quitté le compartiment.

Il passa ensuite un bon moment à arpenter les coursives de l’Indomptable, peu désireux de se retrouver seul avec ses pensées dans sa cabine, et trop agité pour se poser. S’arrêter bavarder avec des matelots au travail lui était toujours d’une réconfortante familiarité, comme s’il n’avait pas perdu tout un siècle. Sans doute l’équipement était-il différent, mais les matelots restaient des matelots.

Tanya le rejoignit à un moment donné ; elle marcha un instant sans mot dire à ses côtés avant de prendre la parole. « Les confier aux émissaires était génial, mais ce n’est pas une solution, tu sais ?

— Je sais. Certains pourraient encore causer des troubles graves.

— Ton emprise sur la flotte est bien plus grande qu’à l’époque où Falco a surgi. En outre, tu as été nommé officiellement amiral en chef au lieu d’amiral par intérim. Et, autant qu’on le sache, aucun des commandants de vaisseau ne cherche à te contrecarrer.

— Autant qu’on le sache », admit-il.

Il n’eut pas l’occasion de développer, car Rione venait d’apparaître ; elle longeait la même coursive qu’eux dans leur direction, visiblement déterminée à les intercepter.

Elle se planta devant eux, leur bloquant le passage. « Je dois vous parler, amiral.

— Le général Charban et vous pouvez parfaitement débrouiller…

— Il ne s’agit pas de cela. » Elle inspira profondément, donnant un instant l’impression de chercher ses mots, phénomène si peu habituel que Desjani se rembrunit. « Mon… Le capitaine Benan. Il a été informé… de ce qui s’est passé entre nous… dans le passé. »

Une question surgit aussitôt dans l’esprit de Geary. « Êtes-vous en danger ?

— Non ! Pas moi.

— Pas vous ? » Ne restait plus qu’une seule personne.

Mais Rione secoua la tête. « Je ne le crois pas capable de…»

Geary entendit Desjani pousser un sifflement et releva la tête : le capitaine de frégate Benan se dirigeait droit sur lui.

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