Dix

« Veuillez m’excuser ? » Le renseignement aurait-il surveillé ses propres transmissions ? S’agirait-il d’une sorte de contrôle policier de sa loyauté, dont certes il avait entendu parler, mais dont il avait du mal à croire qu’elle pût avoir sa place dans la flotte de l’Alliance.

La fébrilité d’Iger s’accrut encore. Geary ne l’avait jamais vu plus mal à l’aise. « Une… question concernant un officier supérieur, amiral. On m’a demandé de vous rendre compte.

— À moi ? » Il ne s’agissait donc pas de lui. « De qui parlez-vous ?

— D’un de vos commandants, amiral. Du commandant d’un de vos croiseurs de combat. »

Geary se raidit. « Qui est-ce ? Rien qui rappelle le capitaine Kila, j’espère ?

— Non, amiral. » Iger secoua brièvement la tête. « Pardonnez-moi, amiral. Non, rien de tel, mais je dois pourtant vous rendre compte », répéta-t-il.

Il ne devait pas lui être facile de moucharder sur un officier supérieur. Geary s’efforça de recouvrer son calme et hocha la tête. « Que cela vous serve de leçon, lieutenant, sur la façon de s’y prendre pour me faire part de mauvaises nouvelles. De qui s’agit-il ?

— Du capitaine de frégate Bradamont, amiral. Commandant du Dragon. »

Bradamont. Une femme à qui Desjani accordait désormais sa confiance. « Qu’a bien pu faire le commandant Bradamont ?

— Elle a eu accès à nos analyses confidentielles des capacités militaires syndics dans ce système, amiral. »

Celles précisément que Geary avait consultées un peu plus tôt. « Elle… voulait se renseigner sur les capacités militaires d’un éventuel adversaire ? Un de mes commandants de vaisseau cherchait à s’informer de l’état des forces syndics dans ce système ?

— Oui, amiral.

— En quoi exactement est-ce un problème, lieutenant Iger ? »

Celui-ci, qui commençait légèrement à se détendre devant la réaction de Geary, s’agitait de nouveau. « Bien que son poste autorise le capitaine Bradamont à consulter ces rapports, et qu’elle avait de toute évidence besoin de ces renseignements, ses états de service comportent un bandeau de sécurité, amiral. Je ne sais pas si vous êtes au courant…

— Parce qu’elle a été prisonnière des Syndics, voulez-vous dire ? » Il avait préféré accepter l’explication de Desjani plutôt que d’aller fouiller lui-même dans les états de service de Bradamont, mais il n’était guère surpris d’apprendre que la sécurité la tenait à l’œil. « Je croyais la question résolue.

— Elle l’était, amiral, mais nous sommes tenus de rendre compte dans certaines circonstances et… Avez-vous eu l’occasion de consulter notre analyse des forces militaires syndics dans ce système, amiral ? »

Geary faillit sourire des précautions oratoires d’Iger : en réalité, le lieutenant cherchait à savoir si son supérieur avait déjà lu le rapport. « Oui, voilà quelques minutes à peine. Que contient-il donc qui puisse susciter de l’inquiétude vis-à-vis du commandant Bradamont ?

— Le nom d’un des officiers syndics de ce système, amiral, expliqua Iger. Un sous-commandant de quatrième classe, Donald Rogero. Nous croyons savoir que c’est avec cet homme que le capitaine Bradamont a eu une… euh… liaison durant sa captivité.

— Oh ! Je vois.

— Je dois aussi vous en informer, poursuivit le lieutenant Iger sur le ton de l’excuse. Même si ça concerne un officier supérieur.

— Je comprends. » Du moins comprenait-il la démarche d’Iger. Mais que méditait Bradamont ? « Y a-t-il une raison pour que je ne pose pas directement la question au capitaine Bradamont ?

— Non, amiral. Je ne suis pas habilité à me pencher davantage sur ce problème sans autorisation, mais, de votre côté, rien ne limite votre action, sinon le règlement. Le capitaine Bradamont est déjà au courant de tous les aspects confidentiels de l’affaire.

— Très bien. Merci. Je vous suis reconnaissant de m’avoir parlé de ce problème, et de façon appropriée. Je ne vois aucune raison d’aller plus loin. » Geary devait laisser entendre à Iger que rapporter sur un supérieur hiérarchique était sans doute une corvée pénible, mais qu’il s’en était correctement acquitté.

Soulagé, le lieutenant prit congé pour regagner son sanctuaire du compartiment du renseignement, et, une fois l’écoutille refermée, Geary passa un autre appel, au Dragon cette fois. « J’aimerais m’entretenir en privé avec le commandant Bradamont. Priez-la de me rappeler dès qu’elle sera disponible. »

Quelques minutes plus tard, l’image de Bradamont apparaissait dans la cabine de Geary. Elle salua, ne laissant rien transparaître sinon de la curiosité. « Oui, amiral ? Un entretien en tête-à-tête ? Concernant le Dragon ?

— Non, commandant. » Geary resta debout, de sorte qu’elle fit de même. Tant qu’il n’en saurait pas davantage, il devrait s’abstenir de toute décontraction. « Il s’agit d’une question personnelle qui affecte aussi vos responsabilités professionnelles. »

Bradamont ne sourcilla même pas, mais sa curiosité parut s’évanouir. « Rogero ?

— Exactement. Tenteriez-vous de déterminer si le sous-commandant en chef Rogero est bien l’homme avec qui vous avez eu une relation durant votre captivité ?

— J’en suis persuadée, amiral. Aux dernières nouvelles, il était sous les ordres d’un dénommé Drakon, muté dans ce secteur de l’espace syndic pour le punir d’avoir choisi le mauvais camp en soutenant quelques commandants en chef syndics influents. »

Geary réfléchit. Bradamont en savait plus long sur la situation de Drakon que le rapport du renseignement qu’il venait de lire. Qu’est-ce que ça signifiait ? « Êtes-vous seulement animée par la curiosité, commandant ? Ou bien comptez-vous réagir s’il s’avère qu’il s’agit du même Rogero ? »

Bradamont marqua une pause avant de répondre. « Je n’en sais rien, amiral.

— L’aimez-vous toujours ? »

Nouveau silence. « Oui, amiral. » Elle le défia du regard. « Nous ne sommes plus en guerre.

— Non, convint Geary. Mais nous ne formons pas non plus une grande et heureuse famille.

— Je vous jure sur tout ce que vous voudrez que je n’ai pas l’intention de contrevenir à mes devoirs d’officier de la flotte ni à mes responsabilités de commandant d’un vaisseau de l’Alliance, amiral. Je suis prête à répéter ce serment dans un compartiment d’interrogatoire afin qu’il ne subsiste plus aucun doute sur ma sincérité. »

Elle avait l’air parfaitement sincère, et, si des doutes avaient subsisté à cet égard, la sécurité n’aurait jamais autorisé Bradamont à rejoindre la flotte. « Je ne crois pas que ce sera nécessaire, commandant. Puis-je vous poser une question personnelle ? Une autre, je veux dire. Nous avons combattu les Syndics alors que vous étiez à bord du Dragon. N’avez-vous jamais craint que Rogero pût se trouver sur un des vaisseaux avec qui nous engagions le combat ?

— Je ne pouvais pas me permettre d’y songer, amiral. » Elle soutint son regard. « Je faisais mon devoir et je savais qu’il comprendrait.

— Qu’il comprendrait que vous pourriez le tuer ? Personne ne saurait être à ce point compréhensif, capitaine Bradamont.

— Il comprend au moins ce qu’est le devoir, amiral. C’est une des raisons qui m’ont…» Elle le regarda droit dans les yeux. « Je sais que vous avez envie de me poser une autre question personnelle. En l’occurrence, comment il se fait que je sois tombée amoureuse d’un officier syndic.

— Ça ne me regarde pas », répondit Geary. Cela dit, il aurait bien aimé le savoir.

« Je vais vous le dire, amiral, parce que je vous crois plus prêt que d’autres à l’accepter. » Elle détourna les yeux, l’air de ne pas seulement rassembler ses souvenirs mais de revivre le passé. « On nous transférait, un certain nombre de nouveaux prisonniers et moi, sur la planète abritant le camp de travail syndic où nous serions détenus. Notre transport a eu un très grave accident. Nous allions vraisemblablement tous périr. Rogero était responsable des forces terrestres syndics que transportait aussi ce vaisseau. Il a ordonné, pour nous sauver la vie, qu’on nous sorte de nos cellules de confinement, puis il nous a permis d’œuvrer avec l’équipage au sauvetage du bâtiment. » Elle le fixa de nouveau. « Pour l’en punir, on l’a relevé de son commandement.

— Il avait enfreint les règles.

— Oui. Ses supérieurs ont affirmé qu’il aurait dû nous laisser crever. Je le sais parce que plusieurs d’entre nous ont été appelés à témoigner sur ces événements. Malgré nous, mais dans des salles d’interrogatoire séparées où il nous était difficile de concocter une histoire cohérente. Rogero n’a pas seulement perdu le commandement de son unité des forces terrestres, il a aussi été affecté au camp de travail en tant qu’un de nos gardes-chiourme. C’est l’idée que se font les Syndics d’une bonne blague, amiral. Dans la mesure où il se souciait assez de nous pour nous sauver, on le contraignait à devenir un de nos geôliers. »

Logique. « C’était un des officiers syndics les plus hauts gradés du camp, tout comme vous-même parmi les prisonniers de l’Alliance, de sorte que vous étiez amenés à vous rencontrer régulièrement.

— Effectivement, amiral. Et je connaissais déjà un peu son caractère pour avoir assisté à ce qui l’avait conduit dans ce camp. » Bradamont s’interrompit un instant. « Vous et le… capitaine Desjani êtes sans doute les mieux placés pour comprendre ce que j’ai éprouvé en prenant conscience de mes sentiments. Je n’avais rien voulu… ni espéré de tel. Quand j’ai découvert qu’il ressentait la même affection… impossible pour moi… C’est un homme honnête et honorable, amiral, même s’il a été formé pour se conduire différemment. Mais… nous sommes restés tous les deux fidèles à notre devoir. Je n’ai jamais trahi mon serment à l’Alliance, jamais déshonoré mes ancêtres, même si…» Elle se tut brusquement.

« Je vois. Les Syndics l’ont manifestement très mal pris. On vous a transférée dans un autre camp de prisonniers et lui a été envoyé en exil dans ce système.

— Pas tout de suite. Le commandant en chef Drakon avait encore le bras long à l’époque et il a finalement réussi à reprendre Rogero sous ses ordres après mon transfèrement dans ce camp de travail. Amiral…» Elle hésita plus longuement cette fois. « Il s’agit d’un sujet ultraconfidentiel, impliquant les services du renseignement de l’Alliance et moi-même. Je doute que quiconque en soit informé dans la flotte. Mais, en toute conscience, je ne peux pas garder le commandant de la flotte dans l’ignorance. On a laissé entendre aux Syndics que mon amour pour Rogero avait eu raison de ma fidélité à l’Alliance. Je leur ai livré des informations pendant des années, de façon intermittente, par le truchement des services du renseignement de l’Alliance, lesquels continuaient de me fournir de prétendus secrets et des données erronées que j’étais censée livrer ensuite à Rogero. »

Nouvelle surprise. « Qu’est-ce que ça rapportait à l’Alliance ? Un simple canal permettant d’écouler des secrets bidons aux Syndics ?

— Et de récupérer à l’occasion des messages de Rogero contenant aussi de soi-disant renseignements sur les activités des Syndics. » Elle secoua la tête. « J’ai longtemps soupçonné ces messages de n’être pas vraiment de lui, ou, le cas échéant, de ne pas contenir non plus de vrais secrets, tout au plus de la désinformation. Les deux camps se livraient au même petit jeu, de sorte que chacun s’imaginait y gagner alors que personne n’en profitait réellement.

— Pouvez-vous le prouver ? »

Bradamont secoua de nouveau la tête. « Non, amiral. Ma seule preuve est mon contact avec les officiers du renseignement qui me fournissaient ces informations, dans l’espace de l’Alliance.

— C’est un jeu dangereux. » Geary s’assit finalement et la scruta. « Le lieutenant Iger disposerait-il d’informations basées sur les renseignements fournis par Rogero ? Savez-vous comment le surnommaient les rapports des services du renseignement de l’Alliance ?

— Sorcier Rouge, amiral.

— Avez-vous un nom de code dans ces mêmes rapports ?

— Sorcière Blanche, amiral. »

Geary enfonça une touche. « Lieutenant Iger. Auriez-vous des renseignements concernant un dossier sur une source syndic dont le nom de code serait Sorcier Rouge ? »

Iger ne put s’interdire un froncement de sourcils intrigué, mais il se tourna légèrement pour consulter sa base de données avant de décocher à Geary un regard médusé. « Oui, amiral, mais rien ne m’indique que vous ayez jamais consulté ce programme. On aurait certes pu vous fournir des informations en provenant, mais tant cette source que son nom de code sont strictement confidentiels.

— Connaissez-vous son vrai nom ?

— Non, amiral. Il ne devrait apparaître sur aucun dossier de ces vaisseaux, afin d’interdire qu’il soit compromis au cas très improbable où ces dossiers survivraient à leur destruction ou à leur capture.

— Le capitaine Bradamont est-elle citée dans ce programme ? s’enquit Geary.

— Non, amiral ! Compte tenu de son… passé, ce serait très… inhabituel. Impossible, avec un bandeau de sécurité dans ses états de service.

— Avez-vous des informations sur une source dont le nom de code serait Sorcière Blanche ? »

Iger vérifia, l’air de nouveau dans ses petits souliers. « Je dois vous demander d’où vous tenez ces noms de code, amiral. Ils sont extrêmement confidentiels.

— Sorcière Blanche et Sorcier Rouge ont-ils un lien quelconque ?

— Oui… amiral. Encore que la véritable identité de cette source ne me soit pas accessible. Je dois réellement insister, amiral : je ne peux pas vous en dire davantage, à moins que vous ne soyez inclus dans ce programme et que vous ne signiez le formulaire de confidentialité requis.

— Très bien. Merci. » Geary mit fin à la communication et fit signe à Bradamont de s’asseoir. « Ce que vous m’avez dit se vérifie. Et maintenant, capitaine ? Si Rogero vous transmettait réellement des informations, le contacter à présent pourrait lui attirer des ennuis.

— J’en conviens, amiral. »

Mais je dois impérativement savoir ce qui se passe dans ce système. « Je vais me montrer franc avec vous, capitaine. Si Rogero était disposé à nous informer de la situation dans ce système stellaire, ces renseignements nous seraient très précieux. Son commandant en chef médite quelque chose et nous n’avons aucune idée de la position des autres responsables syndics. »

Bradamont garda un instant le silence. « Je ne tiens pas à me servir de lui, amiral, mais j’ai l’impression qu’il a comme moi la conviction que nous avons été manipulés par nos gouvernements respectifs. Si je lui envoie un message personnel, il peut décider d’y répondre. Si nous parvenons à établir le contact, peut-être trouverons-nous alors un moyen d’échanger des informations, pourvu qu’il y consente et n’y voie rien d’attentatoire à son honneur.

— À son honneur ? » répéta Geary de manière irréfléchie, avant de grincer des dents.

Mais Bradamont se contenta de sourire légèrement. « Je sais bien que le concept d’un Syndic ayant le sens de l’honneur est difficile à appréhender, amiral, mais ce n’est qu’un sous-commandant en chef, pas un dirigeant.

— Toutes mes excuses. Je me sens néanmoins contraint de vous faire remarquer que la nouvelle de votre message à Rogero risque de se répandre dans la flotte. »

Le sourire de Bradamont se fit nostalgique. « Comment pourrait-on dauber davantage sur ma personne ? »

Geary jeta un regard de biais sur la fenêtre où s’affichaient, près de lui, les états de service de Bradamont. Elle s’était distinguée. L’évaluation de Tulev scintillait et, lorsque Geary avait lu le compte rendu des batailles où le Dragon s’était illustré sous le commandement de Bradamont, il n’avait rien trouvé à lui reprocher mais, bien au contraire, de nombreuses raisons de l’admirer. « Très bien. Faites parvenir votre message à l’Indomptable. Nous le retransmettrons aux Syndics en les priant de vous répondre par notre truchement, de sorte que vos supérieurs n’en seront pas informés.

— Je n’y vois aucune objection, amiral. J’aurais aimé me débarrasser depuis belle lurette de ma facette Sorcière Blanche.

— Si vous espérez ramener Rogero chez nous à notre retour, capitaine…

— Ce ne serait pas réaliste, amiral. » La voix de Bradamont se fit un instant empreinte de nostalgie désabusée puis recouvra son impassibilité militaire. « Mais, si les messages que j’ai reçus de Rogero étaient authentiques, alors il n’aurait pas pu trouver meilleur chef que Drakon. Il est censément loyal à ses subalternes. Ça l’a conduit à sa disgrâce et à sa mutation ici.

— Savez-vous quelles sont ses relations avec Iceni ?

— Non, amiral. Je tâcherai de m’informer. »


Le docteur Setin était d’humeur querelleuse. « Dans quel délai devrions-nous enfin rencontrer l’espèce Énigma, amiral ?

— Nous nous dirigeons vers un point de saut menant à une étoile qu’elle contrôle, lui affirma Geary.

— Beaucoup de mes collègues s’inquiètent de la nature violente, jusque-là, des rapports de l’humanité avec cette espèce.

— Croyez-moi, docteur, je suis le premier à m’en inquiéter. »


Iceni était de nouveau tout sourire. « Je me soumets sans aucune hésitation à vos conditions, amiral Geary. »

Aucun marchandage. Un consentement immédiat. Geary commençait réellement à se méfier des promesses un peu trop rapides des politiciens. Mais il lui était encore donné de réfuter toute prétention allant au-delà de ce à quoi il avait consenti, et, si Iceni n’était pas sincère, ses derniers mots ne le lieraient guère. Ce serait sa parole contre celle d’un commandant en chef syndic.

« L’information que vous nous avez demandée vous sera transmise séparément, poursuivit-elle. Cette transmission impute le cadeau que nous vous faisons de ces plans à un remerciement pour les services rendus par votre flotte dans le cadre de la défense de Midway. Si vos experts ont des questions à poser sur ces plans ou sur le fonctionnement de ce dispositif, contactez-moi par le même canal.

» Quant au commandant en chef Boyens, il n’est pas ici. Dans notre système stellaire, je veux dire. Il a ramené un des vaisseaux estafettes dans le système central syndic, où, selon lui, ses connaissances et son expérience lui seront plus profitables dans le nouveau gouvernement. » Son sourire s’incurva légèrement. « Le commandant en chef Boyens est un homme ambitieux. Je regrette de ne pouvoir vous en dire davantage. Nous n’avons aucune nouvelle de lui depuis son départ. Nos communications avec le gouvernement central se sont faites très épisodiques au cours des derniers mois. »

Le sourire d’Iceni s’effaça, cédant la place à une expression d’authentique inquiétude.

« Je ne vous cacherai pas que j’appréhende le sort que risque de connaître votre flotte dans l’espace Énigma, amiral Geary. Les Mondes syndiqués y ont perdu de nombreux vaisseaux, disparus corps et biens. Mais c’était avant la découverte des vers quantiques. Ce pourrait être différent maintenant. Je ne puis vous dicter vos décisions, mais je vous prie d’au moins songer au salut de mon peuple avant de les prendre, si jamais vous parveniez à un accord avec les extraterrestres. Je vous fais parvenir, par une transmission séparée, les dernières informations dont nous disposons sur nos systèmes stellaires désormais absorbés par l’espace Énigma. Non parce que j’y suis obligée, mais parce que nous nous sommes désormais alliés dans cette affaire, si étrange que cela paraisse et que nous le voulions ou non. Si vous faites allusion à notre accord mutuel, à nos débats ou à ce que je vous ai transmis par ce biais sur un autre canal de communication, je nierai aussitôt en avoir connaissance. Au nom du peuple, Iceni, terminé. »

Si inférieure en nombre qu’elle fût, la flottille syndic avait filé la flotte de l’Alliance jusqu’au point de saut, à une distance respectueuse de deux heures-lumière. Avant de donner l’ordre de sauter, Geary vérifia une nouvelle fois si Rogero avait répondu. Mais rien ne lui était parvenu. Les senseurs de la flotte n’avaient décelé aucune activité anormale chez les Syndics, si bien que les projets d’Iceni ne se réaliseraient probablement pas tant que la flotte de l’Alliance resterait à Midway.

Il appela le commandant Neeson de l’Implacable : « Avez-vous achevé l’analyse du dispositif anti-effondrement syndic ?

— Oui, amiral. Il devrait opérer. » Neeson fit la moue. « Je m’étonne que nous n’ayons pas entendu parler du développement d’un dispositif similaire par l’Alliance avant notre départ, amiral.

— Moi aussi, commandant. Peut-être était-il déjà en service.

— Vous ne comptez pas envoyer tout de suite à l’Alliance un vaisseau chargé de ces plans, amiral ? »

Geary secoua la tête. « Ça poserait le même problème que celui du renvoi des prisonniers libérés. Il me faudrait le faire accompagner d’une escorte importante, et je ne tiens pas à trop affaiblir la flotte avant même de savoir quels problèmes nous devrons affronter dans l’espace Énigma. En outre, ce vaisseau n’atteindrait pas sa destination avant plusieurs semaines, et, si jamais Énigma s’avisait de provoquer l’effondrement de l’hypernet de l’Alliance par mesure de représailles, elle s’y résoudrait bien avant que nous n’ayons envahi son territoire.

— Peut-être devrions-nous ajourner ce projet jusqu’à ce que nous apprenions que l’Alliance a fait installer ce dispositif, amiral.

— Non, répondit Geary. Je l’ai envisagé, mais l’aller-retour de ce vaisseau exigerait au moins deux mois, même si son escorte et lui-même n’étaient ni retardés ni bloqués. J’ignore si le gouvernement central syndic ne cherchera pas à couper la route ou même anéantir une force réduite et isolée de l’Alliance, pour ensuite nier avoir eu connaissance de son sort. Si les plans parvenaient jusqu’à chez nous, l’Alliance mettrait encore longtemps à les tester, fabriquer les dispositifs, les installer puis recevoir de tous les systèmes stellaires pourvus de l’hypernet la confirmation de cette installation. Nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre tout ce temps sans même savoir si une réponse nous arrivera. »

Une dernière transmission : « À toutes les unités. Préparez-vous au combat dès notre émergence de l’espace du saut à Pele. Sautez à T 32. »


La flotte émergea à Pele toutes ses armes parées à tirer et son personnel prêt à livrer un combat désespéré. Au lieu de cela, elle trouva…

« Rien. »

Desjani fixa d’un œil noir son officier des systèmes de combat. « Nos systèmes sont-ils nettoyés des vers extraterrestres ?

— Le nettoyage est en cours et continu, capitaine. Il n’y en a aucun. »

Geary vérifiait sans cesse son écran, se refusant à croire qu’il n’y eût aucun signe d’une présence extraterrestre à Pele. Le soupçon de Tanya relatif aux vers quantiques lui était aussitôt venu à l’esprit. Ces virus basés sur des principes inconnus de l’humanité n’avaient été découverts que grâce à une intuition de Jaylen Cresida, peu avant sa mort. Cachés dans les systèmes de visée et les senseurs, ils permettaient aux extraterrestres de contrôler l’image qu’on obtenait de l’univers extérieur. Ce qui s’était souvent traduit par l’invisibilité des vaisseaux Énigma.

Mais nul ver extraterrestre n’avait l’air de leurrer à présent les senseurs, et ce qu’ils percevaient n’était guère impressionnant : deux planètes intérieures de taille modeste tournaient autour de l’étoile, mais il manquait à ce système stellaire l’appareil habituel de géantes gazeuses extérieures. Une seule planète massive orbitait à leur place, si grosse qu’elle était devenue une naine brune dégageant sans doute un certain rayonnement mais trop faible pour la classer parmi les étoiles. Coincées entre Pele et cette naine brune, les deux planètes intérieures recevaient une quantité de chaleur trop intense pour être habitables, même si l’une des deux abritait des formes de vie très primitives.

Sur l’autre, on apercevait désormais un cratère récent de très grande taille, qui n’existait pas dans les archives fournies par les Syndics. Une vaste installation avait naguère orbité autour d’elle. « Les extraterrestres l’ont arrachée intacte à son orbite, et elle a explosé en heurtant la surface, déclara Desjani. Passez ce système stellaire au crible, ordonna-t-elle. S’il s’y trouve une seule molécule d’origine extraterrestre, je veux connaître sa position.

— Pourquoi n’ont-ils même pas laissé un satellite de surveillance ? s’étonna Geary. Au cas où quelqu’un s’aviserait d’entrer dans le système. Ou au moins un vaisseau en sentinelle chargé de les prévenir d’une intrusion dans leur territoire ?

— Trop sûrs d’eux ? suggéra Desjani. Peut-être n’y voyaient-ils qu’un tremplin pour attaquer Midway plutôt qu’un tampon de sécurité.

— Peut-être. Dès que les systèmes nous auront confirmé la position du point de saut pour Hina, la flotte piquera dessus.

— Hina ? Pas Hua ?

— Hua est sans doute sur une trajectoire plus rectiligne vers ce que nous croyons être le territoire d’Énigma, admit Geary, mais les Syndics avaient établi une colonie à Hina. Ils comptaient sûrement s’en servir comme d’une base avancée pour concentrer leurs forces et essaimer. Je tiens à m’en assurer. »

Une autre fenêtre s’ouvrit. « Il n’y a pas d’extraterrestres dans ce système, amiral ! lâcha le docteur Setin.

— Nous l’avions remarqué, docteur. Nous nous apprêtons à en gagner un autre, plus profondément enfoncé dans l’espace Énigma.

— Y trouvera-t-on des extraterrestres ?

— Je l’espère. Comment vous entendez-vous avec nos fusiliers ? demanda Geary pour changer de sujet.

— À merveille ! Ces gens ont une manière bien à eux, et tout à fait fascinante, d’absorber, d’évaluer et d’appréhender les informations. Leur processus intellectuel est unique et complètement différent de tout ce que j’ai vu jusque-là. Comme s’ils formaient une autre variété de l’espèce humaine.

— Je l’ai déjà entendu dire, docteur ! Veuillez présenter mes respects au général Carabali. »

La flotte n’était à Pele que depuis une heure quand l’écran de Geary se mit à clignoter une première fois. Il recommença quelques instants plus tard.

Celui de Desjani avait dû l’imiter car elle pivota brusquement dans son fauteuil pour s’adresser à ses vigies : « Que se passe-t-il ?

— Nos systèmes ont procédé à des réglages automatiques en réaction à une tentative de prise de contrôle, répondit l’officier des transmissions. On a infiltré un virus dans nos systèmes, mais c’était un vieux programme, de sorte que les protocoles de sécurité l’ont instantanément bloqué.

— Comment ce ver est-il entré dans l’Indomptable ? »

Le lieutenant des trans secoua la tête. « Il ne provient pas de l’extérieur, commandant. Nos systèmes l’auraient bloqué dehors. Quelqu’un de l’Indomptable a dû l’insérer manuellement. »

Desjani se tourna vers Geary en plissant les yeux. « Quelqu’un qui serait à bord du vaisseau, en se servant d’un vieux programme. Qui ça peut bien être, selon vous ? »

Il hocha la tête. « Un des prisonniers libérés. En quoi ce virus devait-il affecter notre système de transmissions ?

— Il devait le contraindre à diffuser un message à la flotte, amiral. Il a tenté ensuite de le détruire lorsqu’il s’est retrouvé bloqué, mais nos systèmes Pont récupéré. » Le lieutenant s’interrompit. « Le Haboob rend compte d’une tentative similaire de contrôle de ses transmissions à peu près au même instant, amiral.

— Ben voyons ! lâcha Desjani, sarcastique. Découvrir le coupable risque d’être épineux.

— Pourriez-vous m’envoyer le message qu’il a tenté de diffuser ? demanda Geary au lieutenant.

— Oui, amiral. Le virus a été désactivé et le message expurgé des autres vers qu’il aurait pu contenir. Il est neutralisé.

— Alors montrez-le-moi. » Il surprit le regard que lui lançait Desjani. « Ainsi qu’au capitaine Desjani », ajouta-t-il.

Une fenêtre s’ouvrit brusquement devant lui, montrant plusieurs ex-prisonniers, tous revêtus désormais d’un uniforme flambant neuf où scintillaient insignes, médailles et décorations. Ils donnaient l’impression de s’adresser à leurs propres troupes. Un de ces officiers, l’amiral Chelak, se lança dans un long discours à propos de l’honneur, des traditions de la flotte, du respect dû à l’ancienneté et à l’opinion de ses pairs, de la nécessité de résoudre certains problèmes liés à la chaîne de commandement…

Geary coupa le laïus.

« Vous en avez mis un temps, laissa tomber Desjani.

— Je voulais vérifier s’ils disaient quelque chose laissant entendre qu’ils avaient réfléchi. » Il fixait son écran, furibard. « Mais cet appel aux officiers de la flotte indique que les instigateurs s’imaginent qu’ils peuvent encore outrepasser mon commandement après cette adresse à la flotte.

— Sabotage en territoire hostile… commença Desjani.

— Je ne peux pas les fusiller tous, Tanya. D’autant que ce virus n’était pas destiné à causer des dommages…

— Mais à inciter à la mutinerie.

— C’est vrai. » Il enfonça une touche. « Madame l’émissaire Rione, quelqu’un a placé un virus dans les systèmes de l’Indomptable. Je vais vous permettre de vous entretenir à ce sujet avec le capitaine Benan avant son interrogatoire officiel. S’il était en quoi que ce fût informé de cette affaire ou impliqué dedans, on tiendra compte de sa volonté de coopérer et de passer aux aveux. Assurez-vous également durant cet entretien qu’il était pleinement averti des récents problèmes de virus dans cette flotte, tant d’origine extraterrestre qu’implantés par des ennemis de l’intérieur. »

Rione soutint son regard, le visage aussi impavide qu’un bloc de métal moulé. « Merci. Je vais lui parler. »

Desjani attendit que Geary en eût fini. « En tant que commandant de l’Indomptable, je me vois obligé de diligenter une enquête.

— Faites donc, capitaine Desjani. Mais tenez compte, je vous prie, de la position de ceux qui seront interrogés. Je ne voudrais pas leur donner l’occasion de se plaindre d’avoir été déshonorés ou insultés.

— À vos ordres, amiral. »

Il lui jeta un regard pénétrant. « Je suis sérieux.

— Oui, amiral. »

Avant la fin de la journée, Rione demandait à s’entretenir en privé avec Geary. Elle amenait le capitaine Benan, lequel se tint au garde-à-vous, raide comme un piquet, pendant que son épouse parlait. « Il affirme avoir placé lui-même le ver dans les systèmes de l’Indomptable, amiral.

— Il s’agissait d’exercer notre droit de nous faire entendre, déclara Benan. Je m’étais assuré que ce ver ne nuirait à aucun vaisseau ni à ses systèmes.

— Néanmoins, implanter un logiciel non autorisé dans des systèmes opérationnels de la flotte est contraire au règlement, capitaine, rétorqua Geary. Surtout s’il est destiné à prendre la préséance sur leurs fonctions normales. Savez-vous au moins ce qui est arrivé au croiseur lourd Lorica ? »

Benan se raidit davantage. « Jamais je ne… Rien ne pourrait justifier un tel geste…

— Pourtant, ceux qui l’ont commis l’ont justifié en arguant du fait qu’ils ne m’estimaient pas digne de commander.

— C’est ce qu’on m’a dit. Je le répète, jamais je n’aurais fait cela.

— Je vous crois, capitaine. M’informeriez-vous, moi ou un autre responsable, si l’on vous abordait de nouveau pour vous proposer de coopérer à une entreprise contraire au règlement ? »

Benan ne répondit pas tout de suite ; il jeta un regard à Rione, qui le lui retourna sans ciller. « Oui. L’honneur de ma femme a bien assez pâti. »

C’était peut-être une pique destinée à Geary, mais celui-ci ne releva pas. « Vous êtes un homme d’honneur, et je ne mettrai donc pas votre parole en doute. L’émissaire Rione a demandé que vous restiez avec elle à bord de ce vaisseau et, eu égard à sa longue et distinguée carrière au service de l’Alliance, je n’ai aucune peine à satisfaire à sa requête. Vous avez déjà été trop longtemps séparés. » Il se tourna vers Rione, en se demandant quel effet avait eu sur elle, compte tenu des secrets qu’elle avait l’air de cacher, cette allusion à sa carrière.

Il s’était souvenu du conseil qu’on lui avait donné à la libération d’autres prisonniers, lors de voyages précédents – leur confier une tâche gratifiante –, et il avait regretté de ne pouvoir trouver des responsabilités à tant de hauts gradés. Mais peut-être était-il temps de faire un geste. « Capitaine Benan, à mon grand regret, il n’existe pas à bord de l’Indomptable de postes convenant à votre rang et à votre expérience. Toutefois, le service de l’ingénierie aurait grand besoin d’officiers susceptibles d’inspecter et de tester l’équipement récemment installé ou amélioré. Si vous consentez à accepter cette mission, le capitaine Desjani vous l’assignera. » Convaincre Tanya n’avait pas été facile, mais il avait réussi à la persuader que confier à Benan un emploi utile serait à la fois une marque de confiance et une bonne idée.

Benan le fixa droit dans les yeux : « Vous me proposez de travailler directement sur les systèmes du vaisseau ?

— Soit j’accepte votre parole que vous ne chercherez plus à enfreindre le règlement, soit je la refuse, capitaine. Et je l’ai acceptée. »

Long silence, puis Benan opina. « Je serais heureux de contribuer de n’importe quelle manière à l’efficacité d’un vaisseau de l’Alliance.

— J’en ferai part au capitaine Desjani. Merci, capitaine. Merci, madame l’émissaire. »

Tous deux sortirent sans rien ajouter, mais Rione lui jeta au passage un regard énigmatique.


Il leur fallut six jours pleins pour atteindre le point de saut pour Hina. Six journées consacrées à chercher en vain des artefacts témoignant d’une présence humaine ou extraterrestre. Si des débris de vaisseaux syndics flottaient parmi les astéroïdes de ce système, ils étaient si anciens et infimes qu’ils avaient été dispersés au-delà de toute possibilité d’identification.

« Si Énigma était en quête de planètes qui soient aussi habitables par l’homme, elle devrait avoir jeté son dévolu sur Hina, déclara Geary à la flotte. Pareil si des hommes étaient encore retenus prisonniers. Tenez-vous prêts à entrer en action au point d’émergence. »


Les étoiles fourmillèrent de nouveau dans le ciel au sortir de l’espace du saut.

« Oui ! » s’exclama Desjani en regardant les écrans se remettre à jour.

Un vaisseau extraterrestre en forme de tortue, dont les lignes correspondaient à celles des bâtiments qu’ils avaient naguère combattus à Midway, était posté juste au-dessus du point d’émergence. Il ouvrit aussitôt le feu sur ceux de l’Alliance : rayons de particules et projectiles solides pilonnèrent l’Acharné.

Le cuirassé et tous les bâtiments à portée de tir de l’extraterrestre ripostèrent en moins d’une seconde et le réduisirent à l’état d’épave. Avant même que Geary n’eût le temps d’ouvrir la bouche pour ordonner d’envoyer des sondes l’explorer, il se volatilisait.

Une alerte pressante attira son attention vers les informations qui apparaissaient sur un côté de son écran. L’Acharné n’avait souffert d’aucun dommage lors de ce bref engagement, mais la surcharge du réacteur du vaisseau Énigma s’était déclenchée1 alors qu’il était cerné par des bâtiments de l’Alliance. Un croiseur léger et un destroyer avaient subi de légères avaries et un second destroyer était gravement endommagé. « Allez porter assistance au Sabar, capitaine Smyth. Je veux voir ce destroyer réparé le plus vite possible.

— Le vaisseau extraterrestre était très proche du point de saut, fit remarquer Desjani. Comme s’il s’apprêtait à sauter. Et ce point de saut ne conduit qu’à Pele. »

Geary réfléchit. « Une sentinelle censément de faction mais retardée ?

— À moins qu’Énigma n’ait disposé à Pele d’un satellite espion si bien travesti en astéroïde et à la si faible signature énergétique que nous n’avons pu le déceler. Une de leurs alertes plus rapides que la lumière sera parvenue à ce vaisseau, et il allait se mettre en route pour découvrir ce que fabriquaient des humains à Pele.

— Vous avez sans doute raison. Il n’y a pas grand-chose d’autre ici, hein ? » L’affichage de son écran changeait, montrant l’état actuel du système stellaire au lieu de ce qu’y avaient laissé les Syndics. « Trois bâtiments, probablement des cargos ou des vaisseaux marchands, un autre vaisseau de guerre et ce qui subsiste sur les planètes et les lunes.

— Et ça, ajouta Desjani en pointant le portail de l’hypernet flottant dans l’espace de l’autre côté du système, à près de onze heures-lumière. Ce n’est pas un portail syndic.

— Il n’est pas équipé d’un dispositif de sauvegarde identifiable, fit remarquer une des vigies. En revanche, certaines de ses caractéristiques ne correspondent à rien de ce que nous avons construit, les Syndics et nous.

— Rien de tel que de débouler dans un nouveau système stellaire pour y découvrir une grosse bombe braquée sur soi ! lâcha Desjani.

— Ouais », convint Geary. Énigma avait préféré achever tous les blessés de ses vaisseaux endommagés à Midway plutôt que de permettre aux hommes de les explorer. Elle n’hésiterait sans doute pas à détruire Hina pour anéantir la flotte en même temps. « Restons à proximité du point de saut tant que nous examinerons ce système. »

Rione et Charban étaient montés sur la passerelle et le second secoua la tête. « Dommage que notre premier contact avec ces êtres se soit soldé par la destruction de leur vaisseau.

— Notre premier contact remonte déjà à un bon bout de temps, fit observer Geary. À leur agression de Midway. Vous allez sans doute tenter de communiquer avec eux, j’imagine ?

— S’ils consentent à nous parler », laissa tomber Rione.

Une fenêtre s’ouvrit, encadrant le docteur Setin. « Époustouflant, amiral. Avez-vous observé la principale planète de ce système ?

— Nous allions y venir, docteur.

— Les villes édifiées par les Syndics sur la seconde planète ont complètement disparu. Il n’en reste aucune trace, pas même de l’emplacement qu’elles occupaient. Énigma a dû se donner beaucoup de peine pour effacer tout signe de présence humaine. »

C’était aussi intéressant que perturbant. Peut-être ces experts allaient-ils finalement se révéler utiles.

« Avez-vous examiné les images des villes extraterrestres bâties sur la face visible de la planète ? reprit Setin. Elles sont certes très floues, mais ces villes n’ont pas l’air très importantes compte tenu des nombreuses années durant lesquelles ils ont occupé ce monde.

— Pourquoi les images sont-elles si floues ? demanda Geary aux vigies.

— Les conditions atmosphériques semblent normales, répondit l’officier responsable des senseurs. Nous nous efforçons d’obtenir des images plus nettes, mais quelque chose les floute.

— Sommes-nous certains que nos systèmes sont exempts de virus ? s’enquit Desjani.

— Oui, commandant. Ça provient apparemment de la planète elle-même. Peut-être d’une sorte d’écran placé au-dessus de ces villes, qui laisserait passer la lumière mais interdirait à tout observateur les surplombant de distinguer les détails. »

Geary transmit au docteur Setin, qui coupa la communication, l’air très excité, pour en débattre avec ses confrères. De son côté, l’amiral appela le service du renseignement. « À quoi ressemblent les communications dans ce système, lieutenant Iger ? Captez-vous une vidéotransmission que nous pourrions exploiter ?

— Aucune, amiral. » Iger semblait décontenancé. « Rien que du texte. Encrypté. »

Desjani laissa échapper un soupir d’exaspération. « Pas étonnant que les Syndics aient appelé cette espèce Énigma. Elle ferait passer les paranoïaques pour des gens équilibrés.

— Nous ne pouvons pas les juger d’après nos propres critères, se récria Charban.

— J’en suis conscient, déclara Geary. Mais le capitaine Desjani marque un point. Il ne s’agit pas de contre-mesures mises en place après notre arrivée. La lumière qui nous parvient de cette planète est vieille de cinq heures, comme d’ailleurs les messages que nous captons. C’est là pour cette espèce une conduite apparemment normale, routinière. Tâchez de savoir si quelque chose indiquerait la présence d’humains dans le système, lieutenant Iger.

— Nous n’avons rien trouvé pour le moment, amiral. »

Le docteur Setin était revenu en ligne. « Très portés sur le secret. Remarquable ! Avez-vous fait attention, pour les villes ? Ce qu’on en peut observer ? Elles se trouvent toutes sur le littoral. Autant qu’on puisse l’affirmer, elles sont bâties juste au bord de l’eau. Comment ? » Setin parut prêter l’oreille à une observation. « Oui, amiral. Elles ont même l’air d’être construites dans l’eau. Ce qu’on voit s’avancer dans la mer pourrait correspondre à des jetées, mais il semble bien que la même construction se prolonge dans l’eau depuis le terrain sec. Et ces images marines deviennent encore plus indistinctes, puis parfaitement impossibles à interpréter, ce qui confirmerait leur nature sous-marine.

— Qu’en déduisez-vous, docteur ?

— Eh bien, qu’Énigma soit une espèce amphibie me semble la réponse la plus évidente. Elle apprécie manifestement la proximité de l’eau et peut-être même en a-t-elle besoin. Nous avons appris qu’un de ses vaisseaux se trouvait près du point d’émergence, amiral. Pourrons-nous l’examiner et rencontrer son équipage ? »

Geary secoua la tête. « Je crains qu’il ne se soit autodétruit.

— Oh ! Aurait-il adopté un comportement hostile ou belliqueux ?

— Je vous demande pardon ?

— Nous a-t-il… agressés ?

— Oui, docteur. Il a ouvert le feu dès qu’il nous a vus. »

Les techniciens des systèmes tripatouillaient en vain les senseurs pour tenter d’obtenir des images plus nettes. Geary patientait, en proie à une impatience croissante. Il regardait les appareils extraterrestres réagir à l’irruption de la flotte, incapable lui-même d’éloigner ses vaisseaux du point de saut sans risquer leur anéantissement par l’effondrement du portail. « Commandant, j’ai remarqué quelque chose d’étrange dans la conduite des extraterrestres, déclara d’une voix pensive l’officier chargé des systèmes de combat au bout de quatre heures de travail infructueux.

— Si quelque chose vous a sauté aux yeux, j’aimerais assez savoir ce que c’est.

— Oui, commandant, répondit la femme. Si vous observez bien les réactions de ces vaisseaux, ceux qui sont probablement des cargos réagissent quand notre lumière les atteint. Mais ce vaisseau de guerre, là, ne se trouve qu’à une heure-lumière et demie de distance, et lui aussi n’a réagi qu’en nous voyant. Et, voilà quelques instants, l’image de ce deuxième bâtiment Énigma nous est parvenue, le montrant en train de réagir quelques minutes seulement après que la lumière de notre arrivée a atteint le premier, qui en est pourtant distant de quarante-cinq minutes-lumière. »

Desjani hocha la tête et étudia son propre écran. « Cela correspond à notre intuition selon laquelle ils disposent de communications plus rapides que la lumière, mais pas, en revanche, de senseurs ayant les mêmes capacités.

— Oui, commandant. Le premier vaisseau a dû attendre que notre lumière l’atteigne pour prendre conscience de notre irruption. Mais cela nous apprend encore autre chose, ajouta la jeune femme. Leurs vaisseaux marchands ne sont pas équipés de systèmes de com PRL. Leur second vaisseau de guerre n’a réagi que quand le premier nous a vus.

— C’est bon à savoir. Excellent travail, lieutenant Castries. »

Rione et Charban envoyèrent des messages rédigés antérieurement, déplorant les hostilités passées, exprimant le désir d’un réel dialogue et proposant de négocier les conditions d’une coexistence pacifique.

Cinq heures après l’arrivée de la flotte, un message d’Énigma lui parvint, envoyé bien avant que les extraterrestres n’eussent reçu le sien. Geary vit les mêmes avatars d’êtres humains qu’à Midway : autant de simulacres destinés à dissimuler leur véritable aspect.

Un « homme » était assis dans le fauteuil de commandement de la passerelle virtuelle d’un vaisseau, reconstituée numériquement à partir des données piochées dans des transmissions syndics. L’avatar fronça les sourcils et eut un geste sans doute destiné à traduire une menace mais qui, de manière assez subtile, passait pour inauthentique aux yeux d’observateurs humains. « Partez. Tout de suite. Restez et vous mourrez. Cette étoile est nôtre, non pas vôtre. Partez ou vous mourrez. Cette étoile est nôtre. Partez ou mourez.

— Ça ne laisse guère de place à des négociations, fit observer Desjani.

— En effet, convint Geary. Retransmettez ce message aux experts civils pour qu’ils donnent leur avis et veillez à ce que les émissaires le visionnent. » Il revint à son écran et aux symboles des vaisseaux Énigma qu’il affichait. Tous piquaient sur l’Alliance, mais les plus proches avaient viré de bord pour prendre position à une heure-lumière. Soit ils n’avaient pas l’intention de lancer un assaut désespéré contre une flotte très supérieure en nombre, soit ils attendaient le regroupement de toutes leurs unités sur place pour le livrer tout aussi futilement.

« Amiral ? »

Geary cligna des paupières, accommoda sur Desjani et se rendit compte qu’il était perdu dans ses pensées. « Pardon ?

— Vous allez bien ? Vous observez un silence radio depuis un bon moment.

— Je réfléchissais.

— Encore ?

— Oui, capitaine Desjani. » Il désigna son écran d’un coup de menton. « Je me disais que les vaisseaux extraterrestres étaient sans doute plus maniables que les nôtres, mais que leurs armes, celles du moins que nous avons vues en action, n’étaient en rien supérieures, peut-être même inférieures. Étrange paradoxe.

— Non, je ne crois pas, répondit-elle. Imaginez-vous armé d’un couteau. Pas forcément d’un très grand couteau, mais bien suffisant. Si vous êtes invisible, peu importe sa taille. Il suffit de vous approcher de l’ennemi pour le frapper avant qu’il soit conscient de votre présence. » Elle écarta les bras, l’air intriguée. « À quoi bon s’en acheter un neuf ?

— Parce que leurs vraies armes étaient ces virus qui leur permettaient d’échapper aux senseurs humains.

— Et ce foutu portail. Comment faire pour nous y soustraire ?

— J’y réfléchis encore. » Geary observa de nouveau son écran. « Les informations des Syndics concernant la position des points de saut de ce système stellaire ont-elles été corroborées ?

— À l’instant. » Elle pointa l’index. « L’un d’eux est très proche. »

Très proche. Mais le serait-il assez ?


La flotte continuait de tramer assez près du point de saut pour l’emprunter si le portail de l’hypernet menaçait de s’effondrer. Mais elle ne pourrait pas le faire indéfiniment, d’autant qu’elle n’apprenait rien sur les extraterrestres.

L’ambiance était à l’incertitude dans la salle de conférence. Combattre les Syndics, même alors qu’un traité de paix était signé, restait une entreprise assez carrée. Les relations avec Énigma, en revanche, semblaient engendrer une interminable kyrielle de questions et de dilemmes.

« Des sondes téléguidées envoyées vers les planètes pour tenter de capter des images plus nettes seraient trop aisément interceptées et détruites », grommela Badaya. La plupart de ses pairs attablés dans la salle de conférence acquiescèrent d’un hochement de tête.

« Il n’y a manifestement aucun moyen d’en apprendre davantage ici sans prendre des risques stupides, déclara Duellos. Ce portail nous cloue près du point de saut.

— Ne devrions-nous pas tout bonnement repartir ? s’enquit Armus. Pourquoi perdre encore notre temps à dériver dans ce système ? Regagnons Pele et trouvons un autre accès à l’espace Énigma.

— Le détour serait trop long, affirma Geary. Et nous pourrions nous retrouver pareillement coincés à Hua. Il y a une autre option, poursuivit-il en désignant l’écran qui flottait au-dessus de la table et montrait le système d’Hina. Nous avons eu le temps de vérifier les données syndics selon lesquelles ce système abriterait quatre points de saut. Celui près duquel nous gravitons, les deux qui se trouvent de l’autre côté de l’étoile et ce quatrième. » Il le sélectionna.

« Pas bien loin, fit Tulev. Assez proche pour qu’on l’atteigne ?

— Le portail de l’hypernet se trouve à onze heures-lumière et le plus proche vaisseau d’Énigma à une. Même si les extraterrestres sont capables d’envoyer un message et de réagir instantanément, ça nous laisse encore douze heures.

— Ce point de saut est à deux heures-lumière, lui fit remarquer Badaya. Il nous faudra sans doute accélérer, mais, en dépassant 0,2 c, la célérité maximale que peuvent atteindre les auxiliaires en ce laps de temps, nous pourrions y arriver en moins de douze heures. Ce qui donnerait… euh…» Il entra quelques chiffres. « Même si tous les vaisseaux pouvaient adopter l’accélération optimale, il resterait encore une fenêtre de vingt minutes durant laquelle nous pourrions être touchés par une explosion du portail.

— Vingt minutes ? s’interrogea le capitaine Parr. Si nous sommes pris dans cette explosion, nous serons anéantis. Un foutu pari ! Qu’attendons-nous ? »

Geary sourit. Les autres officiers semblaient partager le sentiment de Parr. La perspective de ce qu’il adviendrait de la flotte en cas d’effondrement du portail lui donnait certes la chair de poule, mais il s’était attendu à les convaincre aisément de tenter l’aventure, si risquée soit-elle. Rione se tut mais lui jeta un regard entendu. Elle savait aussi bien que lui comment réagissaient les officiers de la flotte. « Avant de partir… reprit-il. Notre groupe d’experts en espèces intelligentes non humaines… (il espérait ne pas avoir l’air trop sarcastique) est en train d’analyser ce dont nous avons été témoins aujourd’hui à la lumière de ce que nous savions déjà d’Énigma. Ils aimeraient nous exposer une hypothèse. »

Un soupir collectif courut autour de la table, comme si l’on venait d’annoncer à une classe de lycéens qu’ils allaient assister à une conférence particulièrement barbante. « Finissons-en », marmonna quelqu’un.

Geary appuya sur une touche. L’image de plusieurs experts civils déjà attablés et rassemblés en un petit groupe apparut brusquement. Le docteur Setin se leva, l’air très excité. « Nous ne vous remercierons jamais assez de cette merveilleuse opportunité. Spéculer sur des données trop peu nombreuses est toujours risqué, mais mon collègue, le docteur Schwartz, a dégagé une théorie intéressante que, selon nous, vous devriez trouver très intrigante. »

Schwartz se leva à son tour tandis que Setin se rasseyait. Elle fit le tour de la tablée du regard en repoussant une mèche de ses cheveux noirs coupés court puis sourit inopinément. « Par-donnez-moi. Comme mes collègues dans ce champ d’expertise, je n’ai pas l’habitude qu’on s’intéresse à nos théories. C’est pour moi une expérience exceptionnelle. »

Elle pointa la représentation de l’étoile Hina qui flottait au-dessus de la table. « Je crois que l’espèce Énigma diffère très sensiblement de l’humanité. Je n’ai pas besoin d’expliquer aux militaires que vous êtes que les hommes fondent en bonne partie leurs relations sur l’étalage de la force et de l’agressivité. C’est inscrit en nous, déterminé par l’évolution de notre espèce et les expériences de nos premiers ancêtres. Lorsque nous affrontons un ennemi, nous nous efforçons d’offrir un aspect plus menaçant, de nous tenir plus droit, de carrer nos épaules et de gonfler nos biceps, un peu comme un félin arque l’échine et hérisse son pelage pour paraître plus imposant. Ce comportement est aussi le reflet de notre mode de raisonnement. Nos cuirassés ont l’air mortellement dangereux. Ce ne sont pas que de puissantes machines de guerre. Ils doivent aussi projeter une image de force menaçante. »

Schwartz s’interrompit. « Pourtant l’espèce Énigma donne l’impression d’adopter un comportement tout à fait différent face au danger. Sa méthode ne nous est pas inconnue mais elle n’est pas non plus instinctive pour nous. Mon avis est qu’elle ne cherche pas à intimider l’ennemi par un étalage de taille et de force, mais, au contraire, en dissimulant sa présence et sa puissance.

— Comment pourrait-on bien intimider, dissuader ou même influencer un ennemi en se cachant de lui ? s’étonna Badaya.

— Imaginez-vous dans une chambre obscure, répondit le docteur Schwartz. Entièrement plongée dans le noir. Quelqu’un s’y trouve-t-il en même temps que vous ? Qui est-ce ? Est-il dangereux ? Assez pour vous tuer ? Allez-vous le combattre ? Fuir ? Et, si vous choisissez de le combattre, comment se battre avec l’inconnu ? »

Les officiers écoutaient à présent, fascinés, et Desjani hocha la tête. « Votre théorie correspond point par point avec ce que nous savons des extraterrestres. Ils accordent une place prépondérante à la dissimulation. Les vers qu’ils ont implantés dans nos systèmes opérationnels leur permettaient d’échapper à nos senseurs tout en leur révélant notre présence ; mais ceux des portails de l’hypernet en faisaient aussi des armes secrètes.

— Oui, affirma Schwartz. Cette tactique offensive ne nous est pas étrangère. Les hommes tendent aussi des embuscades et frappent sans sommation quand l’ennemi a le dos tourné, mais ils la regardent comme traîtresse et déloyale. Notre instinct nous dicte que nous battre c’est placer deux adversaires face à face, en terrain libre. En “combat loyal”, autrement dit.

— Des serpents, lâcha le capitaine Vitali. Seriez-vous en train de nous dire que ces extraterrestres ressemblent aux serpents ?

— D’une certaine façon peut-être.

— Mais les serpents se battent-ils entre eux en se cachant pour frapper ? demanda Badaya. Se battent-ils entre eux, d’ailleurs ? C’est surtout cela qui me gêne dans votre théorie, docteur. Recourir à l’inconnu pour impressionner et déconcerter l’ennemi exige qu’il soit apte à reconnaître la menace. Ça n’opérerait pas sur un adversaire qui en serait inconscient. L’autre doit être lucide.

— En quoi est-ce un problème ? s’enquit Duellos.

— Parce que ça suggère qu’Énigma aurait adopté cette tactique de défense en évoluant. Quel peut bien être l’ennemi qui l’y aurait conduite ? Quels adversaires, aisément dissuadés et vaincus par une menace fantôme, a-t-elle bien pu affronter ? »

Schwartz fonça les sourcils puis hocha lentement la tête. « C’est une question sensée. De nombreux prédateurs prennent peur devant la menace adéquate. Peut-être leurs ennemis n’étaient-ils autres qu’eux-mêmes : des factions différentes s’entre-tuant haineusement depuis leurs origines.

— Mais ils n’ont pas l’air très nombreux, laissa tomber un autre expert. Leurs colonies restent assez peu étendues selon nos critères, après tant d’années passées dans ce système. Ce qui argue en faveur d’un faible taux de natalité et d’une population qui s’accroîtrait beaucoup plus lentement qu’une population humaine comparable. Faible taux de natalité et peuplement plus réduit devraient se traduire par l’absence de conflits portant sur les ressources, les territoires et ainsi de suite. »

Jane Geary, qui semblait étudier quelque chose, releva la tête : « Neandertal, se contenta-t-elle d’affirmer.

— Hein ? fit Badaya.

— Neandertal. Une impasse de l’évolution. Une des espèces préhumaines de la Vieille Terre. Ils se sont éteints bien avant que les hommes ne commencent à chroniquer leur histoire.

— Je suis informé de ce que nous savons des hommes de Neandertal, déclara le docteur Setin. Que viennent-ils faire dans cette discussion ?

— Nous savons que, lorsque les premiers hommes se sont établis dans les mêmes régions qu’eux, la population de ceux de Neandertal a graduellement diminué puis disparu. L’espèce s’est éteinte, expliqua Jane Geary. Que se serait-il passé s’ils avaient survécu et étaient entrés dans l’histoire de l’humanité. S’ils avaient été plus nombreux et puissants, au point de tenir plus longtemps nos lointains ancêtres en échec ? »

Le docteur Setin inspira une brève goulée d’air. « Nous ignorons si ce sont les premiers sapiens sapiens qui ont balayé les Neandertal de la surface de la terre. Il y a eu des croisements, mais, parce que toutes les espèces préhumaines se sont éteintes bien avant le début de l’histoire écrite, ne laissant que des ossements épars, nous ne savons pas la cause de leur extinction.

— Les hommes ont déjà une assez tragique histoire de luttes liées à des croyances religieuses, des cultures ou des appartenances ethniques différentes, lâcha Tulev. Il n’est guère difficile d’imaginer un conflit résultant de la coexistence de notre espèce avec une légère variante. Et, comme vous l’avez dit, toutes ces variantes se sont éteintes. Peut-être, peut-être, n’était-ce qu’une coïncidence. »

Le docteur Schwartz hochait la tête. « Nous n’avons aucun moyen de savoir quelle influence aura eu la compétition entre les différentes variétés de l’espèce humaine sur le développement de la nôtre, mais elle a certainement produit son effet. Pour développer cette tactique de défense, Énigma a peut-être été confrontée à la même forme de concurrence pour la suprématie.

— Tout cela est très plausible, déclara Setin, mais nous manquons de preuves, voire d’éléments suffisamment instructifs. Il nous faudrait davantage d’informations, amiral Geary.

— Si Énigma nous est à ce point opposée qu’il n’existe aucun moyen de s’entendre avec elle, pourquoi ne pas regagner tout de suite l’espace de l’Alliance et nous préparer à une campagne offensive ? demanda le capitaine Armus. Reprenons ce système stellaire puis enfonçons-nous dans le territoire de ces salauds pour les briser. »

Les civils fixaient Armus, moins scandalisés qu’hermétiques à sa proposition.

Badaya secoua la tête. « Nous devons en savoir plus long sur eux avant de planifier pareille campagne. Qu’ils consentent ou non à des pourparlers, il nous faut d’abord mieux reconnaître leur territoire. Capturer quelques vaisseaux intacts ou lancer un certain nombre de raids ne pourrait-il pas nous en enseigner davantage sur leur technologie ?

— Nous nous y aventurerons aussi loin que nous le pourrons, mais sans nous y enfoncer trop profondément afin de n’avoir pas à rencontrer des problèmes au retour, déclara Geary. Une fois à Alihi, l’étoile suivante que contrôlaient les Syndics, nous procéderons par sauts prolongés pour nous engager aussi vite que possible dans leur espace avant d’en ressortir.

— Ils n’ont pas l’air très enclins à nous laisser vagabonder dans leur territoire, fit observer le capitaine Neeson.

— S’il nous faut combattre, nous combattrons. Mais notre mission est la reconnaissance. La victoire, en l’occurrence, serait d’en apprendre autant que possible sur eux et de ramener ce savoir chez nous. »

Nul n’objecta. L’ardeur au combat de la flotte s’était un tantinet émoussée, semblait-il, depuis la fin de la guerre avec les Syndics. Geary lisait la lassitude sur tous les visages et sentait peser l’invisible présence d’innombrables amis et compagnons disparus. Malgré tout, cette existence était aussi la seule que connaissaient ces hommes et femmes, la seule vie qu’ils avaient jamais vécue, si las qu’ils fussent de la guerre, à l’instar des soldats des forces terrestres de la station d’Ambaru. Il leur était d’une certaine façon plus difficile d’affronter le changement et l’incertitude que la perspective familière de la mort. Ils prendraient le risque d’être anéantis dans cette course contre la montre vers le prochain point de saut, mais, comme Geary l’avait suggéré lui-même après la première proposition, revenir en arrière pour trouver un autre accès à l’espace Énigma susciterait des grommellements dans les rangs, car la flotte n’avait pas l’habitude de se défiler devant un défi. « Merci. Je vais faire pivoter la flotte graduellement, afin que les vaisseaux les plus lents, et surtout les auxiliaires, soient les plus proches du point de saut que nous viserons quand nous entamerons notre course. Dès que la flotte accélérera, les plus rapides passeront entre les plus lents pour inverser la formation. Je vous transmettrai les ordres exacts de manœuvre dans l’heure qui vient. »

Après le départ des officiers, le docteur Setin se tourna vers Geary. « J’ai invité le docteur Schwartz à cette réunion parce qu’il me semblait que ses propositions étaient fondées sur des observations plutôt que sur des présupposés, amiral. Toutefois, il existe deux autres… factions… dans notre groupe d’experts. Je reste persuadé que l’une des deux s’est engagée dans cette aventure d’ores et déjà convaincue que les extraterrestres nous sont moralement supérieurs et n’ont riposté par la violence que parce que nous les avions agressés. »

Desjani éclata de rire.

« Je peux vous assurer que ça ne s’est pas passé ainsi lors de nos rencontres précédentes, affirma Geary. Mais vous avez parlé de deux factions…

— Oui. L’autre les croit hostiles et pense qu’il nous faudra inéluctablement leur livrer un combat à mort.

— Se sont-elles déjà parlé ? s’enquit Desjani.

— Non. Du moins pas quand elles pouvaient s’en abstenir, c’est-à-dire le plus souvent. Néanmoins, toutes deux ont préparé une interprétation de ce qu’elles ont pu voir jusque-là, et je me sens contraint de vous prier de les consulter.

— Excellente idée, fit Geary. Une des erreurs qu’ont commises les Syndics, c’est de n’avoir pas envisagé que ce qu’ils croyaient savoir d’Énigma pouvait être erroné. Je peux à tout le moins consulter ces rapports pour voir s’ils ne contiennent rien qui me donne à réfléchir.

— Oh ! Merci. » Setin scruta Geary. « Je vous trouve une bien grande ouverture d’esprit pour un militaire.

— Il peut se le permettre, lâcha Desjani. Le mien est assez étroit pour deux. »

Setin dévisagea Desjani, manifestement incapable de décider si elle plaisantait ; puis il sourit poliment et disparut.

« Je vous laisse à vos entretiens diplomatiques », déclara Desjani en se levant, non sans jeter vers Charban et Rione un regard dédaigneux.

Après son départ, Rione se tourna vers Geary. « Vos ordres de mission vous enjoignent de déterminer les frontières de l’espace contrôlé par Énigma.

— Effectivement. Mais, en ma qualité de commandant en chef de la flotte, j’ai toute latitude pour réagir à la situation qui se présente, cette réaction dût-elle entraîner une altération de mes instructions. » De plus en plus agacé par l’attitude de Rione depuis qu’elle refusait de plier en dépit de la mansuétude qu’il avait témoignée pour les agissements de Paol Benan, Geary s’efforçait néanmoins de s’exprimer d’une voix égale. « Pas question de continuer à foncer vers le cœur de la Galaxie jusqu’à ce qu’Énigma et mon carburant s’épuisent. Mes réserves de cellules énergétiques finiront par descendre au-dessous de quatre-vingt-dix pour cent, même en tenant compte de celles que fabriqueront les auxiliaires. Arrivés à ce stade, nous ferons marche arrière. J’espère que le Grand Conseil ne s’attend pas à ce que je mette cette flotte en péril en me pliant aveuglément à des ordres donnés à des années-lumière, ajouta-t-il en guettant sa réaction.

— Certainement pas le sénateur Navarro », répondit-elle. Sa voix et son expression ne trahissaient strictement rien et Geary se vit contraint de prendre sa dernière déclaration au pied de la lettre.

« Je sais que nous avons eu des mots, déclara-t-il en fixant également le général Charban. Mais je veux être certain que vous comprenez bien, tous deux, que nous sommes dans le même camp.

— Bien entendu », admit Charban.

Rione se contenta de lui retourner son regard.


Trois heures plus tard, Geary ordonnait à la flotte de pivoter et d’accélérer vers le point de saut pour Alihi.

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