10 RÊVER UN IMPOSSIBLE RÊVE

Quand il a quitté l’Europe, après sa période cinéma et le réenregistrement d’anciennes chansons de sa période Philips (pour donner un coup de main à Eddie Barclay, après la signature de son « contrat à vie »), Jacques Brel envisageait de sortir un album tous les dix-huit mois. Les circonstances ne l’ont pas permis, mais il n’a pas arrêté pour autant de songer à la chanson et de noter sur ses cahiers d’écolier des idées, des phrases de nature à lui servir un jour. Cette fois, dans cette terre escarpée à l’exact opposé de son « Plat Pays », le processus est engagé : neuf ans après son dernier 33 tours original (J’arrive…), les chansons du prochain sont en chantier. En règle générale — exception faite d’une semaine par mois où il se rend à Tahiti, emportant le courrier, embarquant les passagers qui le sollicitent, rapportant des provisions, des médicaments, les films à projeter, etc. — , notre homme écrit et compose le matin et « vit » l’après-midi.

Avant même d’arrêter la scène, dix ans plus tôt, le Grand Jacques ne nourrissait aucune illusion quant à son métier d’interprète ; il savait qu’il pourrait continuer de vivre sans chanter : « Oh oui ! Facilement… » Ne déclarait-il pas, dès 1964 : « Je vous jure que j’arrêterai le jour où je l’aurai décidé. […] Je suis persuadé que l’acte de chanter ne me manquera absolument pas. Ce que je risque de regretter, c’est le mouvement que cela apporte dans ma vie[152] » ? En revanche, il ressentait de façon vitale le besoin d’écrire : « Je ne pourrais pas vivre sans écrire », lâchait-il spontanément chaque fois que la question de la scène lui était posée. Alors, aux Marquises comme jadis à Bruxelles, à Paris ou sur la route, il écrit. Mais comme il a d’autres passions, d’autres envies et le temps de vivre, désormais, il s’organise. Chez lui, une fois fini le travail du jour, il prépare les repas comme un chef, s’occupe de son jardin, barbote dans la piscine, écoute de la musique, s’adonne à la lecture, offre l’apéro, passe des soirées en smoking (mais no smoking, SVP !) à refaire le monde avec ses invités… Le dimanche, se mêlant volontiers à la population locale, il participe aux pique-niques qui continuent d’être organisés au fond de la baie de Tahauku.

On est loin du temps où il chantait presque chaque jour de la semaine, dix ou onze mois par an — il a longtemps été le recordman du nombre de spectacles, avant que Serge Lama ne s’évertue à marcher sur ses pas[153] —, mais il ne reste pas immobile pour autant, bien au contraire : « C’est ma nature profonde : j’ai envie de bouger et je crois aux vertus de la mobilité ; quand on est immobile, on devient très fragile ; j’aime mieux être mobile : c’est fatigant mais c’est passionnant ! » Après avoir parcouru la moitié du monde en bateau, il sillonne désormais l’archipel aux manettes du Jojo, parcourt Hiva Oa au volant de son 4 × 4 et arpente les rues d’Atuona où, deux fois par semaine, il assure les séances de cinéma. Tel va être grosso modo l’emploi du temps de Jacques Brel entre janvier et juillet 1977.


Sans parler des projets, car il en a, des projets, oh oui ! Comme celui de construire sa propre maison sur les hauteurs d’Atuona, « à la montagne », dit Maddly, où l’air est plus respirable. Une maison spacieuse et claire sur le modèle, selon Paul-Robert Thomas, de son faré de Punaauia, avec un bungalow contigu : « Il a donc fait venir deux architectes chez moi pour prendre des photos et des cotes » et leur expliquer où il souhaitait installer sa terrasse abritée et sa piscine. « On pourra s’y baigner la nuit comme le jour. Mais il faudra des lumières. Guy Rauzy m’a promis que j’aurais très rapidement de l’eau, l’électricité et une voie d’accès. Car, pour le moment, il n’y a rien, sinon de la broussaille[154]. » Au printemps 1978, il obtient enfin un bail (de quatre-vingt-dix-neuf ans — c’est tout dire de ses intentions) pour un terrain d’une vaste superficie offrant une époustouflante vue panoramique à trois cent soixante degrés — sur la mer, le village et la montagne — et l’avantage, à la fois, de le rapprocher considérablement de la piste d’aviation. Le permis de construire est délivré début mai et on prévoit de s’attaquer bientôt aux travaux de viabilité, le temps de défricher au bull le chemin d’accès qui débouche sur la route de l’aérodrome.

Et puis il y a ce projet fabuleux de spectacle nocturne en plein air ! Là même où « passent des cocotiers qui écrivent des chants d’amour / Que les sœurs d’alentour ignorent d’ignorer ». Voici ce dont se souvient Jean Saucourt, l’homme qui traçait les pistes de l’île du temps de Jacques Brel : « Il a évoqué ce projet auprès de plusieurs personnes. C’était dans la même optique que toutes les actions qu’il menait ici, pour rendre service, pour améliorer la vie des habitants… Il voulait développer la culture, d’où les séances de cinéma et cette idée de spectacle. »

Quel genre de spectacle ? Pas un récital en tout cas : sans parler de son handicap physique, il appréciait trop le fait de n’être pas connu ici comme vedette et prenait soin aussi de ne projeter aucun de ses films. « Non, bien sûr, mais peut-être pensait-il présenter lui-même le spectacle… Il parlait de faire venir spécialement des amis artistes de France ou de Belgique, pas forcément des chanteurs ou pas seulement, des comédiens aussi… Il rouspétait sans cesse parce que tout était réservé à Tahiti et que les Marquises étaient oubliées. Ce qui est sûr, c’est qu’il voulait offrir aux habitants d’Hiva Oa un vrai spectacle, leur faire découvrir la scène, peut-être même un spectacle périodique, une pièce de théâtre une fois, de la chanson une autre fois… En tout cas, depuis qu’il s’était remis à écrire et qu’on l’entendait chanter à travers le village, les gens savaient bien qu’il était chanteur. Quand ils parlaient de Maddly, d’ailleurs, ils l’appelaient Vehine Himene, c’est-à-dire “la femme du chanteur”… »

À ce sujet, l’intéressée rapporte un souvenir personnel, raconté par lui-même, un soir qu’ils avaient des pilotes d’Air Polynésie à leur table. Quand Maddly donnait des cours de danse au collège Sainte-Anne (encore une initiative de Jacques, qui avait suggéré aux sœurs d’accepter le concours bénévole de sa Doudou, ex-danseuse et chorégraphe de métier), « un garçon en troisième scolaire est venu lui dire : “Je connais ton mari, je l’ai rencontré dans les livres.” Ce qui est une jolie expression. » Très jolie, en effet : le garçon avait dû tomber de façon fort improbable, dans ce village au bout du monde, sur une anthologie de la chanson française, traînant quelque part à l’école, ou ailleurs, à la Mission peut-être.

À quel point ce projet de spectacle était-il avancé ? Sait-on où et comment, au plan technique, il devait se dérouler ? Le responsable des travaux publics d’Hiva Oa qu’était alors Jean Saucourt aurait-il été sollicité par Brel, en vue de préparer un terrain, monter une scène… ? « Non. Mais, faute de salle sur Atuona, ce spectacle aurait eu lieu en plein air, comme les projections de films. Jacques Brel parlait avec enthousiasme d’illuminer la montagne…

— De quelle façon ? Avec quels moyens ?

— Il disait avoir demandé au directeur de l’Olympia de lui envoyer son matériel réformé…

— C’était à quel moment de son séjour, à peu près ?

— Après la sortie de son disque, une fois revenu ici. »

Pas avant la fin 1977, donc. Après l’enregistrement de l’album à Paris, du 5 septembre au 1er octobre, et un saut en Sicile puis à Genève, Jacques et Maddly regagnèrent en effet les Marquises en empruntant le chemin des écoliers. Un « petit » tour du monde en long-courriers, via Bangkok, Hong-Kong, Singapour et Nouméa. À commencer par un séjour en Tunisie pour se reposer du travail en studio, d’où Jacques expédia une carte postale à Jean et Alice Saucourt : « On vous dit bonjour de loin avant de revenir au calme d’Hiva Oa… »

Après vérification, cette demande de l’artiste au patron de l’Olympia aurait eu lieu lors d’un dîner à Paris, chez Charley et France Marouani, auquel étaient conviés Bruno et Paulette Coquatrix. Jean-Michel Boris, neveu de Bruno et directeur artistique de l’Olympia : « Charley nous avait également invités, ma femme et moi, mais un contretemps nous a empêchés d’en être. Je ne me souviens pas de ce détail précisément, j’ignorais même l’existence de ce projet de spectacle aux Marquises, mais il est fort possible que, ce soir-là, Jacques ait demandé à Bruno de lui fournir ce qu’il appelait le “matériel réformé” de l’Olympia, car cela coïncide avec l’époque où notre régie son et lumières est devenue obsolète, du fait que les artistes se produisaient désormais avec leur propre matériel. »

À Hiva Oa, pendant que Jean Saucourt nous fait découvrir le plus beau et le plus reculé de l’île, le plus ancien aussi, du cimetière des premiers colons d’Atuona, enfoui sous une végétation à laquelle on a laissé libre cours, aux vestiges ancestraux des Marquisiens[155], je cherche à obtenir des précisions : illuminer la montagne et sonoriser le village avec le matériel de l’Olympia ? « Jacques Brel, confirme Saucourt, voulait monter une scène devant la montagne d’Atuona, qu’elle soit éclairée en pleine nuit. Il disait que, pour une fois, les gens se presseraient depuis Tahiti pour venir assister au spectacle… »


On n’en saura guère plus, mais c’est bien la preuve que le Grand Jacques n’a jamais baissé les bras ni rendu les armes, quitte à vivre dans la plus totale imprudence… mais debout ! Ainsi répond-il par la négative à son ami chirurgien Arthur Gélin qui lui demande de venir à Bruxelles, depuis Paris où il enregistre son album, pour un nouveau contrôle médical. « Il ne voulait plus sentir le couperet tous les six mois, expliquera Maddly. Il disait : “Ce qu’il y a à vivre, on le vit !” » Et « ça », il a bien l’intention de le vivre à fond. En témoigne cette émouvante déclaration à sa Doudou — six mois seulement avant sa mort, quasiment jour pour jour ! — , le 8 avril 1978 : « Aujourd’hui, jour anniversaire de Brel, note que nous avons enfin un terrain[156], note que c’est magnifique, que c’est une île sur une île et que nous avons trois cent soixante degrés de vue et que nous sommes les plus heureux. J’ai quarante-neuf ans, alors je te donne quarante-neuf baisers. Nous allons enfin avoir une maison. Ce sera ma première maison. Tu imagines cela[157] ! »

De toute évidence, il lui restait des rêves à accomplir (ne serait-ce que d’accueillir enfin son ami Lino Ventura), des projets fous à concrétiser — mais tout ce qu’il a fait de tangible, pour améliorer les conditions de vie des insulaires, ne relevait-il pas au départ d’un impossible rêve, d’une forme de folie propre à l’Homme de la Mancha ? Jamais égoïste, toujours altruiste. Ce que sœur Maria — la sœur espagnole que Jacques appréciait particulièrement et qu’il ne manquait pas de taquiner à propos de Franco — confirmait à sa manière en 1977 à une équipe de FR3-Tahiti venue réaliser un reportage sur le pilote Jacques Brel (et seulement sur le pilote) : « Nous avons de la chance de l’avoir ici aux Marquises, il a son petit avion, c’est une assurance s’il y a un accident grave pour les malades, il peut les emmener là où il y a un docteur… Et puis il essaie aussi de relever le niveau des Marquisiens, il s’intéresse aux Marquisiens… Et puis Monsieur Brel, il est amusant ; voilà, il fait rire ! Les Marquisiens disent même “Jacques Brel” comme si c’était leur cousin… »

Autre projet tout aussi inconnu ou presque : Jacques avait demandé de façon réitérée à différents responsables de l’archipel de déposer le nom d’« Air Marquises ». « Il avait des idées derrière la tête, pour aider au développement des îles, explique Jean Saucourt. Cela ne veut pas dire qu’il aurait créé lui-même une compagnie d’avions-taxis, mais il aurait pu en être le conseiller, et l’un des pilotes. On ne sait pas bien. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque il n’existait qu’un vol par semaine depuis Tahiti… » Et encore, il ne faisait escale, le lundi, qu’à Ua Huka, dans le groupe Nord de l’archipel, et Hiva Oa (groupe Sud), où la propriétaire de la maison de Jacques et Maddly, Hei Teupua, se chargeait de loger les pilotes d’Air Polynésie pour la nuit ; nulle part ailleurs aux Marquises. Jacques Brel, lui, envisageait des liaisons inter-îles régulières. Projet pas si « fou » d’ailleurs, puisque, aujourd’hui, si Air Marquises n’existe toujours pas, une compagnie d’avions-taxis a été spécialement créée en Polynésie française, en 1996, sous l’appellation d’Air Archipels, pour assurer les évacuations sanitaires d’urgence. Dans le même ordre d’idées, poursuit Saucourt, « il voulait fonder un aéroclub pour offrir aux jeunes d’ici la possibilité d’un baptême de l’air et surtout l’apprentissage d’un métier ».

En attendant de voir ces différents projets se réaliser avec le temps (et jusqu’à cette lettre adressée à Eddie Barclay, le 15 juillet, confirmant son planning : « Bloque des dates de studio pour septembre ou octobre. Je serai là »), tous les matins ou presque du premier semestre 1977 sont consacrés à l’écriture du nouvel album. Jacques travaille jusqu’à 11 heures environ, puis s’occupe de préparer la cuisine. Maddly : « Parfois, tandis qu’il épluchait ses légumes pour le déjeuner, il m’envoyait noter quelques vers qui lui trottaient dans la tête. Son orgue et sa voix portaient dans tout le village. Mais, sur le moment, il n’y faisait pas attention. Il chantait comme s’il était seul dans la nature[158]. » Un orgue électronique est venu en effet s’ajouter à la guitare qu’il avait emportée sur l’Askoy (et à l’accordéon dont on ne sait ce qu’il est advenu, une fois jetée l’ancre à Hiva Oa), en vue de la composition du nouvel album : un orgue Bontempi à double clavier et boîte à rythmes intégrée permettant de reproduire le son de divers instruments, que Jacques s’est fait livrer de Papeete par la « goélette ».

Ce sera son dernier disque, mais, sur le coup, l’auteur-compositeur pense qu’il s’agit seulement du suivant, car il se sent en verve, depuis tout ce temps passé en mer, et il compte bien ne pas en rester là. On l’ignore en Europe, encore aujourd’hui, d’autant plus qu’on voit dans ce disque-là un album-testament (huit chansons sur douze y parlent de la mort), mais à Hiva Oa, en 1977, une chose est sûre et certaine : une fois mise en boîte cette première fournée d’outre-mer, Jacques Brel a la ferme intention de continuer à écrire et à enregistrer de nouvelles chansons. Plusieurs de ses relations d’Atuona l’ont d’ailleurs vu et entendu travailler en 1978 ; c’est-à-dire après le disque des Marquises, dont la sortie à grand renfort de marketing, le 17 novembre 1977, en contradiction totale avec ses souhaits de discrétion, semblait pourtant l’avoir dégoûté à jamais du show business… Mais visiblement pas de la création.

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