23 GÉMIR N’EST PAS DE MISE…

C’est au complexe culturel Paul-Gauguin que l’on délivre les billets d’entrée pour l’Espace Jacques-Brel, distant seulement de quelques dizaines de mètres. La préposée nous accompagne pour ouvrir la porte coulissante du hangar, car nous sommes les premiers à nous y rendre, les seuls peut-être ce jour-là… Peu de touristes aux Marquises, on le sait, sauf quand accostent l’irremplaçable Aranui, qui avait notamment transporté la chaîne hi-fi et l’orgue de Brel, et maintenant le Paul-Gauguin, un navire de croisière américain, une fois par mois et rien que pour quelques heures.

Puis la jeune femme actionne un bouton, et s’élève la voix du Grand Jacques ! C’est son dernier disque qui tourne en boucle le temps de la visite. Cela peut paraître étonnant, mais l’émotion est grande d’entendre pour la première fois Les Marquises à l’endroit précis où Jacques Brel a écrit cette chanson… et l’a chantée à Henriette, la jeune aveugle, pour la seule et unique fois, hors séance d’enregistrement, devant quelqu’un d’autre que Maddly. Ce matin-là, le temps est clément, il fait chaud et lourd sous les tôles ondulées, mais j’en frissonne encore.

L’Espace Jacques-Brel ? La description en est vite faite : le Jojo au centre, suspendu en vol immobile, des photos et affiches offertes par la Fondation Brel de Bruxelles tout autour, sur des panneaux posés contre de minces parois en guise de murs, et puis des documents locaux illustrant la construction et l’aménagement du lieu entre juillet et octobre 2003. Une réalisation due à la municipalité de l’époque — « Les Marquisiens aimaient beaucoup Brel, mais ils ne connaissaient pas son œuvre », expliquait le maire Guy Rauzy après son inauguration. C’est pourquoi nous avons créé cet endroit, d’abord pour eux, ensuite pour les touristes » —, ainsi qu’à Serge Lecordier, responsable de l’aéroclub et actuel propriétaire du terrain où Jacques et Maddly souhaitaient construire leur maison du bonheur. On y retrace surtout les étapes de la restauration du bimoteur, encouragée par mère Rose et entreprise gracieusement par une équipe de Dassault Aviation, à l’initiative d’un de ses employés, Jean-Bernard Bonzom. Il faut dire qu’avec le passage des ans le Jojo, tout comme l’Askoy, n’était pas bien jojo à voir…

À la veille de quitter Tahiti pour Paris, le 27 juillet 1978, Jacques Brel avait prié Jean-François Lejeune « d’aller le chercher et de bien vouloir l’entretenir ». Croyait-il encore à la possibilité, tôt ou tard, de voler à son bord, ou avait-il déjà deviné que ce retour en Europe serait « un aller simple », comme il le laissa entendre à Lejeune ? Quoi qu’il en soit, une semaine après, celui-ci se rendit spécialement à Hiva Oa, pour s’installer aux manettes du Jojo et le déplacer du terrain haut perché d’Atuona jusqu’à l’aéroport de Faa’a, en bordure de lagon.

Après la mort de Jacques, à la demande de Maddly cette fois, l’appareil fut cédé, le 6 novembre 1978, à Robert Wan, « l’empereur de la perle noire ». Pour la petite histoire, celui-ci avait racheté auparavant la ferme perlière de Jean-Claude Brouillet, frappé par la maladie, à Marutéa[390], l’un des pionniers en ce domaine… et ancien aventurier des airs au Gabon (où je l’avais connu quelques années plus tôt : le hasard s’entend comme personne pour lancer de curieuses œillades à travers le temps et l’espace !). Repeint aux couleurs françaises, puis revendu le 18 janvier 1982 à un autre producteur de perles, Yves Tchen Pan, qui le fit voler ensuite pour le compte de sa compagnie Air Oceania, disparue depuis, c’est au sein de celle-ci que le Twin Bonanza de Jacques Brel acheva sa carrière. Après un dernier vol, le 25 octobre 1988, on le laissa à l’abandon, pourrissant dans un coin du tarmac de Faa’a, derrière les hangars de l’aéroport.


Il fallut attendre quelques années pour entamer le sauvetage du Jojo. Avant que d’autres, au Plat Pays, ne fassent de même avec l’Askoy, une grande chaîne de solidarité se déploya aux Marquises entre 1995 et 2003, après des démarches entreprises dès 1993 à Tahiti par Serge Lecordier, alors président du Comité du tourisme d’Hiva Oa. Première étape : rapatrier l’avion sur Atuona, mais d’abord le transporter de l’aéroport de Faa’a au port de Papeete. Chose faite début février 1995 : « L’avion de l’artiste Jacques Brel, un Beechcraft Bonanza, a traversé la ville en direction du port, pouvait-on lire dans Le Journal de Papeete du 8 février. Ce petit avion va réaliser son dernier voyage pour rejoindre les Marquises, où, là-bas, il sera exposé en souvenir de l’artiste à Hiva Oa. Jacques Brel l’utilisait à titre personnel, mais aussi pour rendre service aux amis et habitants des Marquises. Grâce aux efforts de Daniel Mottard, le directeur de l’aéroport, et de Guy Yeung, directeur de l’aviation civile, l’avion pourra reposer en paix aux côtés de l’artiste. »

C’est la goélette, comme on continue de l’appeler, l’indispensable Aranui[391] — plus qu’un cordon ombilical entre Tahiti et les Marquises, « c’est la septième île de l’archipel », assure aujourd’hui son capitaine —, qui le prit à son bord, ailes démontées, pour le débarquer le 21 février 1995 en baie de Tahauku, en présence de Lecordier, de son successeur au Comité du tourisme, Jean-Pierre Moreau, qui avait suivi l’affaire entre-temps et de nombreux curieux. De là, tiré par un tracteur, on le remorqua le lendemain jusqu’au centre du village, où on l’exposa, après lui avoir remis les ailes, perché sur trois piliers à hauteur d’homme. Huit ans durant, il resta ainsi, en plein air, livré à nouveau aux intempéries. Et puis, le 15 juillet 2003, on enraya sa disparition annoncée.

Auparavant, explique Lecordier, « la restauration du Jojo avait été décidée à la suite de ma rencontre en 2002, à l’hôtel Hanakéé, avec Jean-Bernard Bonzom, technicien chez Dassault Aviation, venu en vacances à Hiva Oa. Celui-ci m’avait laissé espérer qu’il parviendrait à convaincre ses supérieurs ». Sur le moment, malgré tout, le Marquisien d’adoption est plutôt sceptique. « Il m’a écouté en ayant l’air de ne pas y croire », se souvient aujourd’hui, amusé, Jean-Bernard Bonzom qui vit et travaille toujours, chez Dassault, dans la région de Bordeaux. L’homme est un passionné, et c’est vrai qu’il en fallait, de la passion et de l’enthousiasme, pour se proposer de redonner une seconde jeunesse au Jojo. L’histoire est belle, fruit d’une succession de petits hasards…

En 2002, lorsque Jean-Bernard arrive à Papeete, il y a longtemps déjà qu’un cousin à lui, installé à Tahiti, l’invitait à découvrir la Polynésie. Cette fois, il s’est décidé et son voyage passera par les Marquises, Hiva Oa en particulier « parce que c’est l’île au monde la plus éloignée d’un continent ». Bonzom est un baroudeur à sa façon, qui a travaillé en Égypte, en Irak et sur d’autres points sensibles du globe. « Mon métier, c’est de retaper les avions militaires… » Quand il débarque à Hiva Oa, pourtant, il n’a aucune idée préconçue. Il sait que Brel y a vécu, il aime ses chansons depuis toujours, mais il ignore qu’il s’intéressait à l’aviation et, plus encore, qu’il était un pilote émérite. Quelle n’est pas sa surprise alors, en parcourant les rues d’Atuona, de découvrir soudainement le Jojo, ou plutôt ce qu’il en reste, planté sur ses piliers ! Un avion en plein village… Qui plus est, lui dit-on, l’avion de Jacques Brel !

En fin de journée, lors d’un apéritif à l’hôtel Hanakéé, le seul et unique de l’île, Bonzom rencontre Lecordier qui en est alors le directeur. Très vite, le Jojo est au centre de la conversation. « Il m’a raconté toute l’histoire et m’a dit tout ce que Brel, avec son avion, avait représenté aux Marquises et pour les habitants d’Hiva Oa. » Sans réfléchir plus avant, Jean-Bernard lui suggère de revenir l’année suivante, pendant ses vacances, pour retaper l’appareil. « C’était tellement dommage de le voir pourrir ainsi, attaqué par la rouille, les vitres cassées… »

Aussitôt rentré en Aquitaine, il en parle à son patron, lui explique qu’il s’agit d’un petit chantier et qu’il pourrait s’en occuper avec deux ou trois collègues. « Trois jours après, j’avais l’accord de ma direction : “OK, on va t’aider pour la restauration.” J’ai envoyé un fax immédiatement à Lecordier pour le prévenir. » Au fil des mois, l’affaire prend tournure : Dassault fournira les pièces nécessaires, essentiellement la peinture et la tôlerie, et Bonzom effectuera le travail, à titre gracieux, avec deux collègues qu’il convainc de l’accompagner. Un accord est trouvé aussi avec la compagnie Tahiti Nui pour les billets d’avion, puis avec la mairie et le Comité du tourisme d’Atuona pour le logement.

Et revoilà Bonzom, en juillet 2003, de retour à Hiva Oa en compagnie de Serge Benedetti et de Joël Alphonse, surnommé… Jojo ! « C’était son rêve d’aller aux Marquises ! » Tous trois ont pris sur leurs vacances pour mener le projet à bien. Entre-temps, en France, Jean-Bernard avait préparé minutieusement le terrain : « J’ai recherché un appareil du même type, un Beechcraft 10 D50, pour avoir toutes les cotes, les dimensions précises, en vue de la fourniture du matériel. Il y en avait un, démonté, à Villeneuve-sur-Lot, mais finalement j’en ai trouvé un autre, intact, à Pau. Et puis j’ai rencontré Jean-François Lejeune, l’instructeur de Brel sur ce bimoteur, qui m’a remis des photos d’époque pour qu’on puisse le restaurer à l’identique, et avec ses couleurs d’origine. »

Chez Dassault, on suit ces préparatifs de près, surtout le responsable de la communication, Gérard David, grand pilote lui-même, qui a créé l’association de préservation Dassault Passion — il sera d’ailleurs présent à l’inauguration de l’Espace Jacques-Brel, en octobre 2003, bâti spécialement pour accueillir le Jojo. Mais c’est bien Jean-Bernard Bonzom et ses deux collègues qui vont faire tout le travail, assistés sur place par trois bénévoles, Didier, Jacques et Lucien. Le matériel acheminé par bateau jusqu’à Hiva Oa aux frais de Dassault, puis l’avion déplacé jusqu’au lieu de sa restauration (les ailes d’abord, à nouveau démontées, sur un chariot élévateur, puis l’appareil tiré à travers le village et le long de la plage par un engin de travaux publics), débute alors un véritable contre-la-montre. « On travaillait entre quinze et dix-sept heures par jour, précise Jean-Bernard. Le terrain de basket communal faisait office d’atelier, en plein air, parce qu’il était situé non loin de la plage et de l’emplacement du hangar, destiné à héberger l’avion, que des ouvriers de la mairie avaient commencé à monter. » Tout près aussi de l’endroit où Brel projetait ses films…


Les trois de Dassault doivent regagner la France le 5 septembre. Tout sera terminé le 4, « douze heures seulement avant d’embarquer à Faa’a ! Le Jojo était en effet très abîmé, corrodé, et s’il était resté en l’état, je pense qu’il n’aurait pas résisté plus de deux ans. Durant notre séjour, du 13 juillet au 4 septembre, nous n’avons pris qu’une demi-journée de repos, passée à la plage ». Dans l’intervalle, Bonzom a rencontré mère Rose, la directrice du collège Sainte-Anne. « Elle suivait l’évolution des travaux et venait régulièrement nous encourager, parce que le Jojo lui rappelait tellement Jacques Brel… Un jour, elle m’a raconté le premier vol auquel il l’avait invitée avec une autre sœur, rien que pour le plaisir de voler et de sabler le champagne avec elles, en leur disant : “Venez mes sœurs, on va s’envoyer en l’air” ! »

C’était en mars 1977, trois mois après l’arrivée du Jojo à Hiva Oa. Brel avait déjà invité plusieurs fois mère Rose à son bord, mais en vain, celle-ci et les autres sœurs s’avouant quelque peu « effrayées par l’aventure ». Ce jour-là, un lundi, Jacques revient pourtant à la charge : il doit se rendre à Ua Huka pour accueillir des amis belges qui arrivent de Tahiti et propose à mère Rose d’effectuer l’aller-retour avec Maddly. La sœur accepte, « sinon, dira-t-elle, je crois qu’il aurait été très déçu », et réussit à convaincre la sœur tahitienne Élisabeth de l’accompagner. Les conditions météo sont idéales, le trajet se déroule sans encombre et, à Ua Huka, c’est Arthur Gélin, l’ami chirurgien, et sa femme qui débarquent du vol hebdomadaire pour les Marquises. Ils ont répondu par l’affirmative à l’invitation lancée par Jacques et Maddly. Et voilà bientôt tout ce petit monde à bord du Jojo : Brel et la Doudou à l’avant, les sœurs et les Gélin à l’arrière, sur la banquette et les deux sièges passagers, installés « comme dans un salon ». À peine l’appareil a-t-il atteint sa vitesse de croisière que Maddly les rejoint. Mère Rose : « Elle a ouvert son petit frigo et, en vol, elle nous a servi le champagne et quelques amuse-gueule garnis de caviar ! J’avoue que nous étions, toutes les deux, très intimidées[392]. »

À Jean-Bernard Bonzom, celle-ci confiera aussi que Jacques lui a écrit une dernière lettre, « une semaine avant de mourir ». Peut-être était-ce la toute dernière de Jacques Brel ? Peut-être évoquait-elle l’issue aussi prochaine que fatale ? Comme celle de Gauguin adressée à son ami Daniel de Monfreid, quelques jours seulement avant sa disparition : « Toutes ces préoccupations me tuent… » On l’ignore, car mère Rose en a gardé la teneur par-devers elle.

En revanche, Jean-Bernard n’a fait que croiser Maddly Bamy. « Au début des travaux, elle est passée à quelque distance en nous faisant un signe de la main, mais je ne savais pas que c’était elle. Je ne la connaissais pas, je ne l’avais même jamais vue en photo. Je regrette de ne pas être allé à sa rencontre ce jour-là. » Surtout que, deux ou trois jours plus tard, souffrante, Maddly était évacuée d’urgence à Nuku Hiva… « Sur place, précise le technicien, j’ai pu discuter avec des gens qui connaissaient Brel comme pilote. Il voulait fonder un aéroclub pour enseigner le pilotage aux jeunes Marquisiens. » Aujourd’hui, le Grand Jacques serait heureux d’apprendre qu’une Marquisienne est devenue commandant de bord sur un Airbus A340 d’Air Tahiti Nui… et sans doute extrêmement fier de savoir que sa vocation lui est venue, petite, à Hiva Oa, en le voyant voler avec le Jojo !


Surprise, pour Bonzom et ses collègues : sous les couleurs françaises de l’avion, repeint après la mort de Brel, ils mirent au jour en le décapant, presque intactes, les couleurs d’origine ; lesquelles, simple hasard lorsque Jacques en avait pris possession, étaient celles du drapeau belge ! Quant au moteur, on le retira pour alléger le poids au moment d’installer l’appareil dans le hangar. Selon Jean-Bernard, « il n’était pas si corrodé que cela », mais si on avait voulu le faire réparer dans l’espoir que le Jojo vole à nouveau, « cela aurait coûté plus cher que d’en acheter un neuf ». Depuis, il est conservé dans un entrepôt de la mairie d’Atuona, devenue la propriétaire de l’avion.

Il ne restait plus qu’à terminer le hangar pour le mettre à l’abri. Il en résulta cet Espace Jacques-Brel, inauguré le samedi 4 octobre 2003, un quart de siècle après le décès du chanteur. Soit cinq mois après l’ouverture du Centre culturel Paul-Gauguin édifié, lui, pour le centenaire de la mort du peintre. Un bâtiment bien modeste pour l’artiste dont il est censé honorer la mémoire, mais qui a au moins le mérite d’exister. Et revoilà le Jojo flambant neuf ou presque — grâce à Jean-Bernard Bonzom[393] en particulier, qui a fait le déplacement pour l’occasion avec les officiels de Dassault —, ayant recouvré les couleurs sous lesquelles volait son fameux pilote belge, et prêt, dirait-on, à reprendre les airs.

Complétant la décoration, quelques sculptures, dont un beau buste de Brel — une œuvre de Jean-Paul Lesbre dévoilée en octobre 2008 pour marquer les trente ans de la disparition du chanteur, en l’absence notable de Maddly mais en présence de son épouse Miche dont c’était le premier déplacement à Hiva Oa (ainsi que du secrétaire d’État à l’Outre-mer Yves Jego et du président de la Polynésie française, Gaston Tong Sang, excusez du peu !) —, les deux projecteurs 35 mm avec lesquels Jacques faisait son cinéma deux fois par semaine et, comme annoncé par mon petit prince du Pacifique, les dessins touchants des écoliers illustrant ses chansons, l’Askoy et le Jojo. Parmi les rares documents personnels, la licence de pilote de Jacques Brel, portant ses différentes dates de renouvellement et celles des examens médicaux obligatoires, du premier, effectué en France le 9 décembre 1964, au dernier, à Tahiti, le 9 décembre 1977 : treize ans, jour pour jour ! Licence valable, pour cette ultime période, jusqu’au 30 septembre 1978…

À l’extérieur, on découvre la stèle réalisée par le Comité du tourisme, une plaque rivée à un rocher qui se trouvait initialement sur le terrain en altitude pour lequel Jacques avait obtenu un bail à vie. Un terrain défriché et aplani pour l’essentiel quand la maladie le contraignit à partir… En octobre 1993, lorsque Serge Lecordier fit poser la plaque sur le rocher, la végétation avait déjà repris ses droits. « Jacques Brel vécut à Atuona de 1975 à 1978, endroit où il souhaitait s’installer », peut-on y lire, sous la fameuse conclusion de sa chanson forcément la plus célèbre et appréciée sur place : « Veux-tu que je te dise ? / Gémir n’est pas de mise / Aux Marquises. »


Le 7 juillet 1978, Jacques avait piloté le Jojo pour la dernière fois. Déjà bien malade et fort affaibli, il s’était pourtant forcé à transporter le courrier jusqu’à Ua Pou, l’île à la piste si délicate d’accès. Ce jour-là, il souffre beaucoup, il respire avec difficulté, il se sent oppressé mais il ne se plaint pas, ne geint pas. Simplement, à une femme enceinte qui lui demande s’il pourra venir la chercher en octobre pour l’emmener accoucher à Papeete, il répond par un laconique « Je ne sais pas ». A-t-il pressenti sa fin prochaine ? « Pour Jacques, estimera Maddly dix ans plus tard, je crois que le plus difficile aura été d’approcher de cette échéance avec, toujours devant lui, cette marge aléatoire qui fait que l’on ne sait pas si on sera encore là tout à l’heure, demain… ou après-demain[394]. » Toujours est-il qu’à son retour chez lui, à peine descendu de son véhicule tout-terrain, il dit à sa compagne d’appeler un avion-taxi, pour qu’on vienne les chercher. Épuisé par d’effrayantes quintes de toux, il se déclare incapable de piloter lui-même jusqu’à Tahiti.

« C’est la dernière fois que je vois les Marquises, lui chuchote-t-il juste après le décollage. C’est quand même beau. On aurait été bien dans notre maison… » Et Maddly d’écrire : « Nous survolons Atuona et la piscine bleue nous donne le repère de la maison. Jacques laisse couler une larme. Moi, je m’efforce de ne pas pleurer, mais ma poitrine a comme des ratés et trahit mon émoi[395]. »

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