15 QUAND JE SERAI VIEUX, JE SERAI INSUPPORTABLE

Dans la petite case immaculée où, par manque de brise, il vit dans l’attente de s’installer vraiment chez lui, sur les hauteurs accueillant « quelques vieux chevaux blancs qui fredonnent Gauguin », Jacques Brel avance, laborieusement, dans l’écriture et la composition de ses nouvelles chansons. Ce sont d’abord des bribes, en cours de création, dont profitent les oreilles du voisinage et jusqu’aux sœurs du collège ; puis des esquisses, enregistrées sur bandes ou sur cassettes, qu’il fait écouter, timidement et avec un brin d’anxiété, le soir à ses invités.

Premier semestre 1977 : débarrassé du souci de son bateau, Jacques peut donner libre cours à sa passion autrement plus forte et irréversible pour l’avion, qui l’attend chaque jour ou presque dans son petit hangar à quelques kilomètres au-dessus d’Atuona. Ouverte un an plus tôt, la piste d’atterrissage n’est qu’un plateau herbeux de six cent quinze mètres de long, comme un porte-avions régulièrement noyé sous la pluie ou perdu dans les nuages, perché à 450 mètres d’altitude. « Quel que soit le temps, rappelle Serge Lecordier[251], ancien directeur du Comité du tourisme d’Atuona, dans la plus pure tradition de l’Aéropostale, il s’envolait, indifférent aux imprévisibles tempêtes du Pacifique ; l’un de ses plaisirs favoris étant d’aller se poser sur Ua Pou[252], sur une piste excessivement dangereuse. Il s’agit d’un terrain improvisé, sans balisage, avec la montagne devant et sur les côtés ! De plus, le terrain est en pente et légèrement courbé en bout ! Si on rate la manœuvre, il est impossible de se représenter : “Je me flanque la trouille !”, disait-il en décollant et en atterrissant à Ua Pou. »

Son fameux principe d’imprudence ! Jacques Brel était persuadé depuis toujours que le risque devait être inhérent à la vie — « Vivre, c’est très mauvais pour la santé, il n’y a rien qui use plus un homme que vivre ; alors autant vivre en ayant des sensations que vivre sans en avoir » —, mais « le risque calculé, pas fou du tout, avait-il expliqué avant de larguer totalement les amarres[253]. J’ai horreur de faire du cent quatre-vingts à un carrefour pour voir si quelqu’un va arriver ou pas ; la roulette russe, ça ne m’amuse pas du tout. J’aime beaucoup chiader un risque, mais je le prends tout de même, en calculant très sérieusement. Parfois je me casse la gueule, eh bien ça fait partie des sensations de la vie… L’avion c’est ça, mais c’est extrêmement chiadé ».

Jacques et son Jojo ! À Hiva Oa, les souvenirs sont nombreux qui restent vivaces, pittoresques… ou prosaïques. Mère Rose, directrice du collège Sainte-Anne : « Avec son avion, il allait s’approvisionner à Papeete, chercher des légumes, etc., et la première fois il nous a spontanément demandé si on voulait qu’il nous rapporte quelque chose. Je lui ai dit : “Je voudrais bien un beau fromage.” À son retour, malgré la fatigue du voyage, il est venu aussitôt nous apporter un très gros fromage. Au lieu d’aller décharger ses provisions chez lui, il est venu d’abord à l’école. Cela m’a beaucoup touchée. C’était sa sensibilité… »

Le matin, cependant, demeure réservé en priorité à l’écriture de ses nouvelles chansons. Encore qu’il ne s’astreigne pas à une discipline trop rigoureuse. Quand des amis passent à l’improviste, il délaisse sa guitare ou quitte son orgue et leur offre une coupe de champagne : « Ça me fera une récréation, dit-il ; ainsi j’aurai une excuse pour ne pas travailler aujourd’hui… » À vrai dire, ils ne sont pas nombreux dans ce cas, car on l’entend chanter à la ronde : on sait alors qu’il est en plein travail et on s’abstient généralement de le déranger. « On l’entendait chanter même de notre maison », confirme le fils de Matira, la femme de chambre de Jacques et Maddly qui habitait plus haut dans le chemin. Curiosité : lorsqu’une de ses chansons était diffusée à la radio, il chantait en même temps ! « Ça, j’en ai été le témoin », assure-t-il[254]. L’anecdote est d’autant plus éloquente que Brel n’a pas un seul disque de lui à domicile — ni aucune photo de scène, ni rien d’ailleurs de ce qui aurait pu évoquer sa carrière…

Très peu de chanson au demeurant, hormis quelques enregistrements des artistes qu’il estime ou admire, des cassettes qu’il avait à bord de l’Askoy, surtout du classique, mais aucun de ses propres albums. Il n’en a pas moins pris la décision de se remettre sérieusement à la tâche et passe de longues heures à improviser sur l’orgue qu’il a fait venir de Papeete — pour le plus grand plaisir des Marquisiens, rappelle Maddly, émerveillés par les capacités de l’instrument, par sa boîte à rythmes en particulier.


Certains auteurs-compositeurs écrivent d’abord le texte ou d’abord la musique. Jacques Brel n’a pas vraiment de règle stricte, du moins dans cette nouvelle vie aux Marquises. S’il jette sans cesse des idées, des bouts de phrase sur le papier, sur des cahiers d’écolier (voire des feuilles volantes comme chez Paul-Robert Thomas, l’automne précédent à Tahiti, où il n’a pas manqué non plus de tâter du piano), dans son petit bureau d’Atuona il travaille paroles et musique en même temps, chantonnant et jouant à la fois. « Quelquefois, il y a une musique qui me révèle des choses, qui me donne une ambiance, un caractère. Ici, je me mets à l’orgue et je joue. J’improvise, j’enregistre et puis j’écoute mille fois. Mais plus souvent, et même presque toujours, c’est le texte ; et presque simultanément, la musique. » À l’orgue ou à la guitare mais pas indistinctement : « La guitare ne donne pas les mêmes envies que l’orgue ou même que le piano, explique-t-il un soir à ses invités. Alors il y a des chansons que j’écris entièrement à la guitare, d’autres à l’orgue ; et je sais que parmi celles que je vais écrire, il va me falloir les terminer au piano avec mon pianiste. »

Maddly Bamy, qui a rapporté ces mots de Jacques[255], se souvient qu’il a commencé à penser à de nouvelles chansons dès 1973, lors de vacances aux Antilles. Charley Marouani assure, quant à lui, « en toute modestie n’avoir pas été étranger à ce retour » en chansons. « Lorsqu’il a découvert son cancer, raconte-t-il[256], je l’ai beaucoup encouragé à écrire, à continuer de travailler afin qu’il s’occupe l’esprit et qu’il ne s’étiole pas. Je pensais que c’était vraiment essentiel, vital. » En février, Jacques lui annonce qu’il a quatre chansons en cours… dont aucune ne lui donne satisfaction : « Je travaille beaucoup, et je vole aussi pas mal, mais je n’ai pas encore une chanson vraiment bonne. » Ce qui ne l’empêchera pas d’en compter jusqu’à dix-sept, six mois plus tard ! Et ce n’était sans doute qu’un début, l’artiste, on l’a vu, projetant manifestement d’enregistrer au moins un autre album. « Il sentait grandir son inspiration, confirme Maddly, et pensait pouvoir développer une trentaine de sujets au moins. »

Est-ce à cause, aussi, de cette soudaine fièvre d’inspiration ? Toujours est-il qu’à ce moment-là, début 1977, Jacques va « oublier » de regagner l’Europe pour son suivi médical. Le précédent, en juin 1976, avait conclu à l’absence de récidive. Il refuse de vivre au rythme de ces visites semestrielles, comme une épée de Damoclès prête à fondre sur lui. Alors, à son arrivée en mars à Hiva Oa, où il a répondu à l’invitation de Jacques, Arthur Gélin, l’ami chirurgien de Bruxelles, lui suggère de se rendre au moins à Los Angeles, à mi-chemin entre Tahiti et Paris. Peine perdue, notre homme étant têtu comme un Breton. À propos, sait-on que sa chanson Les Flamandes aurait dû s’appeler Les Bretonnes ? Ce fut simplement la sonorité du mot, en particulier dans la répétition de la première syllabe — « les Fla, les Fla, les Flamandes », ça vous a quand même une autre allure que « les Bre, les Bre, les Bretonnes » ! — , qui poussa l’auteur à se rabattre sur les dames du Plat Pays. C’est du moins ce qu’il prétendait, en toute confidentialité, à Hiva Oa… En revanche, il accepte d’aller consulter quelque temps plus tard à Papeete, et c’est durant ce séjour que l’animateur de radio Jean-Michel Deligny prendra la série de photos dont sera tiré le portrait figurant en médaillon dans la pochette du futur album, le doigt sur la bouche.


La pochette de l’album ! Son histoire, méconnue, mérite d’être contée. Jacques avait une idée bien arrêtée : il souhaitait une pochette on ne peut plus sobre, en noir et blanc, avec simplement son nom en rouge. Cousin de Charley et photographe des grands de la chanson[257], Alain Marouani, qui travaillait alors pour la maison Barclay, se souvient de la réunion de travail, à l’époque de l’enregistrement, entre Eddie Barclay, Brel et lui : « Eddie a montré à Jacques la maquette qui correspondait à sa demande, en lui disant que c’était peut-être un peu déprimant… mais que j’avais eu une autre idée. Et là, j’ai sorti mon projet de ciel bleu, empli de nuages… Jacques a convenu de sa pertinence et a dit banco ! »

Reste à monter le document définitif avant son retour aux Marquises et c’est à Genève, à l’hôtel Beau-Rivage, où il est allé se reposer avec Maddly à l’issue de l’enregistrement, qu’il en reçoit un duplicata. Y figurent les crédits d’usage, dont les noms des principaux collaborateurs : François Rauber aux arrangements et à la direction d’orchestre (Jacques Brel a toujours enregistré dans les conditions du direct), Gérard Jouannest au piano, Marcel Azzola à l’accordéon, le fidèle Gerhard Lehner à la prise de son et puis les deux photographes, Jean-Michel Deligny et Alain Marouani. L’ensemble lui convenant, il écrit à Eddie Barclay pour lui signifier son accord, à deux réserves près. La première : écrire les prénoms en toutes lettres et pas seulement leur initiale, comme c’est le cas ici. Quant à la seconde, c’est Alain Marouani qui nous la rapporte : « Eddie Barclay m’avait demandé de passer le voir et il m’a montré la lettre de Jacques qui comportait un mot me concernant, ou plutôt la photo du ciel que j’avais prise pour la pochette. “Dis à Marouani qu’on ne signe pas le ciel !” Du Brel tout craché ! [rires] Mais on l’avait échappé belle en évitant son idée mortuaire en noir et blanc… »


Parmi les premières chansons auxquelles Jacques Brel s’est attelé, encore au stade d’ébauches quand il écrit en février 1977 à Charley Marouani, figure La ville s’endormait dont la genèse remontait à la traversée du Pacifique. « C’est ainsi, se souvient Maddly[258], que j’entendis pour la première fois l’histoire de cette ville dont il avait oublié le nom, tandis qu’il nous préparait un feuilleté au roquefort… — Qu’est-ce que c’est ? avais-je demandé. — Un vieux truc, répondit-il, ça te plaît ? Alors tu devrais le noter. Et j’allai chercher un carnet pour noter ces quelques phrases. » Madou Bamy, la mère de Maddly, qu’ils étaient allés chercher en début d’année à Tahiti, en provenance de la Guadeloupe, séjournait chez eux au moment où l’auteur-compositeur travaillait sur cette chanson. Un jour, elle lui avoua spontanément qu’elle l’aimait beaucoup ; ce qui, précise Maddly, « le remplit de joie », au point de lui dédier ce titre : « Maintenant, dit-il, c’est sa ville. »

On comprend d’autant mieux cette réaction en se remettant dans le contexte. Sa carrière durant, Jacques Brel avait toujours eu un public pour mesurer l’impact de ses chansons, au fur et à mesure qu’il les écrivait. D’abord Jojo et ses musiciens, Jean Corti, Gérard Jouannest et/ou François Rauber (ce dernier ayant choisi de passer le témoin à son collègue quand les tournées sont devenues trop prenantes, pour se réserver le travail d’arrangeur ainsi que la direction d’orchestre lorsque Brel se produisait à Paris), avec lesquels il voyageait en voiture de ville en ville. Puis les spectateurs auxquels il offrait souvent une chanson nouvelle, finalisée le jour même et mise en forme, pendant la balance, juste avant le récital ! « Quand l’après-midi, on avait réglé le son du piano, précise Jouannest[259], on restait sur scène et il me disait : “Joue-moi des choses.” Je jouais et, si ça lui plaisait, il me faisait rejouer. Je lui ai joué des centaines de mélodies qu’il n’a jamais choisies ; c’était de l’improvisation au piano et parfois quelque chose lui plaisait, que l’on notait. » Il arrivait aussi que, pour régler telle ou telle chanson qui n’avait pas fonctionné comme espéré pendant le spectacle, Brel la retravaillait aussitôt avec son pianiste, le public à peine sorti de la salle…

Une méthode qui lui permettait ensuite d’entrer en studio pour enregistrer des chansons certes inédites en album mais largement éprouvées en scène (où il avait tout loisir, au besoin, de les peaufiner jour après jour, selon la façon dont elles étaient reçues par le public). François Rauber : « On travaillait constamment en tournée, sur le tas. On profitait du temps des répétitions : l’un au piano, l’autre qui avait ses idées, cherchait des mots, et on essayait de faire une rencontre… On mélangeait et de tout cela naissait une chanson, ou rien ; certaines venaient vite, d’autres pas du tout ou mettaient longtemps. J’en ai fait beaucoup avec lui, mais il est arrivé un moment où il m’a dit qu’il fallait qu’on divorce ! Parce qu’il tournait sans arrêt et que, moi, je devais rester à Paris. C’est là que j’ai demandé à Gérard Jouannest, qui avait accompagné Les Ménestrels[260], de travailler avec lui[261]. »

À Hiva Oa, bien sûr, rien de tout cela : rien que les gens du village pour l’entendre et apporter d’éventuels commentaires, mais qui, pour la plupart, ne possèdent qu’un seul repère en matière de chanson française : Tino Rossi ! « S’ils ne chantent pas du Tino Rossi, ils chantent des chants religieux, catholiques ou protestants. De Tino Rossi, c’est le seul dont on puisse dire qu’il a eu plus de monde que le général de Gaulle en Polynésie. Ils chantent tous comme Tino. Tu vois de gros gaillards de deux cents kilos chanter comme Tino. Et moi, quand ils me connaissent, c’est “moins bien” que Tino… Ce n’est pas du tout leur style, mais pas du tout[262]. » C’est aussi ce que lui avait répondu Victorine, l’infirmière qui venait lui faire des piqûres à domicile[263], en contrepartie d’un apéro sur fond de Mozart : « Je lui ai dit : je ne peux pas aimer tes chansons parce qu’on ne peut pas danser dessus. » Jacques avait ri : « Ça, au moins, ça vient du fond du cœur ! » Au-delà de cette question de rythme et d’habitudes culturelles, comment imaginer, en effet, que les Marquisiens puissent se sentir concernés par Le Plat Pays, par exemple, si éloigné d’eux à tous points de vue ? « Ses chansons n’intéressaient pas grand-monde ici, nous confirme un habitant d’Atuona, rencontré au Centre culturel Gauguin. Ça n’était pas notre genre de musique. Mais après sa mort, on était très fiers de sa chanson sur nos îles… »

Alors quand quelqu’un de passage, comme Madou Bamy, exprime franchement son plaisir à l’écoute d’une chanson en gestation, Brel ne boude pas le sien. Tout seul dans son bureau, il ne cesse d’ailleurs de se demander ce que Jouannest et Rauber pourraient bien penser de son travail en cours, neuf ans après son précédent album original. Certains jours, rappelle Maddly, se passaient à écouter et réécouter le travail des jours précédents, « afin de se corriger : “Après onze ans, fait-elle dire à Jacques[264], c’est difficile de savoir.” » Cela explique aussi le fait que, ce premier semestre 1977, lorsqu’il avait des pilotes d’Air Polynésie à sa table, le lundi soir (après une longue journée de vol et une demi-douzaine de décollages et d’atterrissages depuis Tahiti), il faisait souvent écouter ses chansons enregistrées sur bandes. Il était en manque, en demande d’avis.

Maddly : « Jacques, avec une infinie précaution, conviait ses invités à les écouter. Ça commençait toujours ainsi : “Il ne faut pas que cela vous ennuie, nous ne sommes pas là pour nous emmerder.” C’était tout simplement parce qu’il était inquiet de tout ce que l’on aurait pu lui dire et il parait aux coups. Il ajoutait : “L’autre semaine, j’ai fait écouter Jojo à un de vos collègues et il m’a dit qu’il était indécent de dire ‘Je t’aime encore’ à un homme. Ça ne se dit pas, à son avis. Je n’ai pas bien compris. Ce n’est pas uniquement homosexuel quand deux hommes disent qu’ils s’aiment. Got ! La tendresse ! La tendresse[265] ! »


On le sait, c’est l’idée de rendre hommage à son fidèle Georges Pasquier qui a tout déclenché. Mais le Grand Jacques ne donnera vie à Jojo que dans la douleur et après bien des tâtonnements. Son écriture, commencée en septembre 1976, ne le satisfait toujours pas six mois plus tard, à en juger par son mot à Charley Marouani (« Je n’ai pas encore une chanson vraiment bonne… »). En début d’année 1977 pourtant, les conditions pour qu’il écrive enfin dans la sérénité semblent réunies : Jacques n’a plus à se préoccuper de l’Askoy qu’il voyait chaque jour patienter au rythme de la houle, alors qu’il avait décidé de ne plus naviguer ; le Jojo est à disposition dans un petit hangar du terrain d’aviation (il lui arrivera de transporter, toujours bénévolement, des habitants du village jusqu’à Nuku Hiva à raison de trois allers-retours quotidiens !) ; surtout, « tranquillisé par nos nouvelles dispositions », explique Maddly, Jacques se familiarisait avec son orgue, sa guitare : « Il voulait à tout prix finir Jojo, car c’est elle qui allait ouvrir l’espace à d’autres chansons. Il le sentait ainsi. »

Il veut absolument finir Jojo, mais il ne trouve pas le bon angle, il tâtonne, il s’agace, alors il passe à autre chose. Aux F…, tiens, qui lui ont mené la vie dure ! Et, même s’il vit aux antipodes de Bruges, il ne fait pas dans la dentelle… Signe que cette chanson est singulière, c’est la première — et la dernière, par la force des choses — de tout son répertoire pour laquelle il va choisir une musique préexistante ! Une musique de « Joe » Donato — en fait João Donato, un grand pianiste et compositeur brésilien —, intitulée A Rã (The Frog).

L’aurait-il appréciée, lui qui a toujours composé ses propres musiques, seul ou avec ses musiciens (Corti, Jouannest et Rauber), au point d’en faire une exception ? C’est probablement tout le contraire : entrée par effraction dans sa tête — il l’entendait du soir au matin comme on « matraque » un tube à la radio —, Jacques ne devait plus la supporter. Maddly l’utilisait en effet, d’ailleurs de façon tronquée, pour une chorégraphie destinée aux élèves de Sainte-Anne. De là à penser qu’il ait vu l’occasion de se venger doublement de personnages qu’il exécrait en les associant à une musique qui, elle-même, lui était devenue insupportable, il n’y a qu’un pas. Même pas l’épaisseur d’un papier à cigarette pour cet ex-fumeur invétéré qui avait arrêté net, et de façon définitive, à la veille de son opération !

Par la suite, révélera Maddly, jamais il ne fut troublé par le manque de tabac. Tout juste cherchait-il à « se souvenir du goût de sa dernière cigarette » quand parfois pouvait lui venir l’envie fugace d’en reprendre une. Il ne cessa même de reprocher à ses amis et relations de fumer… À ce propos, raconte mère Rose, « la première fois que je l’ai rencontré, tout simple, il m’a dit : “Vous savez, ici, les femmes fument trop !”, et je lui ai répondu : “Ça serait bien de venir sensibiliser les jeunes là-dessus.” ».

Comme quoi le Brel des Marquises, attentif aux autres dans la vie quotidienne, n’était plus (tout à fait) le Brel du music-hall, théoricien de l’absolu en représentation permanente. Il était bien loin, le temps où il évacuait le sujet par une pirouette, répondant à son ami Henry Lemaire[266], qui le mettait en garde contre les méfaits du tabac, par une esquive toute brélienne : « Mais vivre, c’est très mauvais pour la santé, il n’y a rien qui use plus un homme que vivre ! » Lemaire : « Tu n’as pas peur du cancer et des trucs comme ça ? » Brel : « C’est la peur de la mort, ça. J’ai pas bien peur de la mort, non. D’abord parce que la mort, c’est la seule certitude que j’ai. […] Il est évident que je n’ai pas du tout envie de souffrir pendant des années, […] mais je n’ai pas peur du fait de ne plus rien être : un soir, je vais m’endormir et demain je ne me réveillerai pas, ça me paraît dans l’ordre des choses. En plus, comme je crois qu’il n’y a absolument rien derrière, ça ne me dérange pas, cette notion-là, non, pas beaucoup. » Lemaire, revenant à la charge : « Mais tu vas continuer à fumer ? » Brel : « Oui, parce que monter en voiture c’est dangereux pour la santé aussi, vivre c’est très dangereux pour la santé. […] Tout est extrêmement mauvais pour la santé ! »


Quatre titres sont sur l’établi d’Atuona (et de Punaauia), les premiers mois, pour réamorcer le travail d’écriture. La ville s’endormait, Jojo, Sans exigences et puis Les F… Vieille histoire, déjà, que cette affaire de « flamingants » et de reproches « belgiens » à son encontre ! Dix ans plus tôt, en 1967, s’imaginant « vieux » et donc « insupportable », le Grand Jacques n’écrivait-il pas :

J’habiterai une quelconque Belgique

Qui m’insultera tout autant que maintenant

Quand je lui chanterai « Vive la République

Vive les Belgiens, merde pour les flamingants[267] ! »

Où l’on s’aperçoit que, dans son répertoire, Jacques Brel a de la suite dans les idées. Chez lui, une chanson en amène parfois une autre, même longtemps après. Comme une histoire qui évolue avec le temps, un récit qui se prolonge et prend de l’ampleur… ou bien bifurque dans une direction inattendue. D’autres fois, ce sont simplement des formules qui reviennent, tenaces ou avec des variantes, mais qui, au bout du compte, par l’effet de répétition, créent une certaine connivence ; comme si l’on était mis dans la confidence. Et l’on se sent sinon impliqué soi-même, en tout cas beaucoup plus proche du narrateur. De la haute voltige d’écriture qui apporte à l’œuvre une formidable cohérence, tout en contribuant à susciter chez l’auditeur une étonnante résonance.

Загрузка...