2 SA NOUVELLE ADRESSE

Lorsque Brel quitte le canal de Panamá, le 22 septembre 1975, il met directement le cap sur les Marquises, sans passer par l’escale traditionnelle des Galapagos : pas question pour lui d’aborder dans un territoire d’un pays, l’Équateur, vivant sous dictature militaire. Mais ce choix, en le menant hors de la route des alizés, lui vaudra de connaître ce que les marins appellent le « pot au noir », le calme plat, dix-sept jours durant… Au total, la traversée jusqu’à Hiva Oa, où l’Askoy jette l’ancre le 19 novembre, prendra cinquante-neuf jours. En avion, aujourd’hui, on relie Paris aux Marquises en moins de trente heures, après une étape obligée à Tahiti, « capitale » et seule île de Polynésie française capable d’accueillir des vols intercontinentaux. Tahiti, où Brel, on le sait moins, séjournait régulièrement et d’où il rayonnait d’une île à l’autre par la voie des airs.

Ce récit passera donc par l’archipel de la Société et les atolls des Tuamotu, afin de suivre le plus possible les traces du Grand Jacques dans ce « pays[27] » où il se sentait chez lui et comptait bien, « lassé d’être chanteur » et résolu à retrouver l’anonymat du temps où il s’appelait Jacky, s’installer définitivement à demeure. Comme on se jette à corps perdu dans un voyage au bout de la vie.

Ça a débuté comme ça… ou plutôt, n’en déplaise à Céline, ça a fini de débuter comme ça, un soir de l’automne 2010 à Paris. C’était au théâtre Les Trois Baudets — ce haut (petit) lieu de la chanson francophone qui vit « Jacky » réaliser ses vrais débuts en 1953, sous la houlette de Jacques Canetti — où le monde de la chanson avait décidé de nous faire la fête ! Le bonheur, surtout, de nous entourer affectueusement. Jolie et tendre palette de gens de plume, de micro, de scène ou de coulisses. Parmi eux, Alain Souchon… que Brel, dès son arrivée aux Marquises, avait remarqué à la radio entre tous les auteurs-compositeurs de la nouvelle génération. Bercé par la variété populaire en vogue dans son enfance puis séduit par Elvis Presley et les premiers rockeurs américains, c’est avec la rive gauche, à l’adolescence, que son goût, voire sa vocation, pour la chanson allait s’affirmer : « Tout de suite, ça m’a bien plu. Léo Ferré, Brassens, Béart, Félix Leclerc, Barbara… et Brel, en particulier, que je me suis mis à adorer[28]. J’achetais tous ses disques… »

Rescapé de cette époque, Guy Béart était aussi de la fête, se souvenant de son premier passage dans cette même salle de deux cent soixante-douze places, à l’automne 1956… en compagnie de Brel : « Je conserve une affiche de mes débuts aux Trois Baudets, où il y avait au même programme Mouloudji en vedette, avec Pierre Dac et Francis Blanche, et aussi Raymond Devos et Jacques Brel ! C’était une époque de plateaux fabuleux[29]. » En juillet de cette année-là, détail amusant, alors que les deux hommes ne se connaissaient pas encore, Guy Béart avait remplacé Brel, retenu en Belgique, les trois premiers jours de l’habituelle tournée d’été Canetti. Une tournée d’ailleurs mémorable[30], puisque c’est à cette occasion que Jacques Brel rencontra François Rauber, engagé aux Trois Baudets pour succéder au pianiste en partance, un certain Darry Cowl… Pour Guy Béart, « Jacques Canetti était un pionnier parce qu’il avait le goût de ce qui sortait de l’ordinaire. Il a été le plus grand “créateur de chanteurs” ; le premier à privilégier les auteurs-compositeurs : Félix Leclerc puis Brassens et Brel ». C’est lui qui inventa la fameuse formule « les 3 B de la chanson française » : Brel, Brassens, Béart. « Oui, il parlait toujours des 3 B de la chanson française, je suis hélas le dernier des trois. »

Des Trois Baudets à l’Olympia… Ce soir-là, les invités incarnaient la grande histoire de la chanson française. En particulier Jean-Michel Boris[31], plus de quarante ans directeur artistique de ce music-hall prestigieux où Brel fit ses fameux et mémorables adieux du 6 octobre au 1er novembre 1966. « Ce n’était pas une série très longue, rappelait-il, car Brel n’aimait pas s’installer ; il faisait un tour de chant, pas un récital, c’est-à-dire qu’il y avait une première partie[32]. Brel restait en scène une heure vingt environ, il faisait une quinzaine de chansons à toute vitesse. […] J’ai participé à tous ses spectacles à l’Olympia. Le personnage emplissait l’espace d’une façon absolument exceptionnelle. J’ai vécu plein de moments particuliers, dont bien sûr sa dernière sortie avec le peignoir devant le rideau rouge, après une demi-heure d’applaudissements et les spectateurs qui ne voulaient pas quitter la salle. […] Je crois qu’aucun autre artiste ne me donnera les mêmes joies. Il y en a d’autres qui paient comptant, comme il le faisait, mais lui était un être à part[33]. » Jamais non plus Charley Marouani n’oubliera ces adieux à l’Olympia : « Devant un public déchaîné, il revint je ne sais combien de fois sur scène pour saluer ces gens déconcertés, dont la plupart avaient les larmes aux yeux. À sa dernière apparition, il était en peignoir et murmura la gorge nouée : “Je vous remercie, car cela justifie quinze ans d’amour”[34]. » Les Trois Baudets et l’Olympia à la fois, quel symbole !

Oui, ce soir de septembre 2010, après trente ans passés à défendre et illustrer la chanson, par le livre et nos journaux Paroles et Musique puis Chorus (sous-titré « Les Cahiers de la chanson »), pour nous la boucle était bouclée. D’autant plus que, fidèle entre les fidèles depuis les années 1970, Antoine était de la partie, tout juste rentré de sa Polynésie d’adoption, dont il est devenu par ses livres, ses films et ses conférences le chantre par excellence. Extrait de notre dialogue du moment :

« Maintenant que vous n’allez plus être assujettis à des délais de parution, le temps est venu pour vous de découvrir Tahiti…

— Et de nous rendre aux Marquises, pourquoi pas ? Un rêve de trente ans… »

À plusieurs reprises auparavant, le globe-flotteur ex-chanteur avait tenté de nous faciliter la venue en Polynésie pour un reportage sur les musiques locales (« Les Polynésiens sont un peuple-né de chanteurs et de musiciens, vous verrez ; il y a beaucoup à dire sur la chanson polynésienne et l’amour de la chanson des Polynésiens… »), à l’image des dossiers déjà publiés dans nos « Cahiers de la chanson » sur divers pays d’Europe, d’Afrique ou de l’océan Indien. Et puis Chorus allait disparaître brutalement du paysage médiatique — victime d’un relayeur incapable de porter plus avant le témoin que d’autres avaient longtemps tenu comme une lampe allumée — mais nullement l’envie de continuer à partager notre fol amour de la chanson ni d’emprunter quelque chemin qu’il faille pour aller à sa découverte. « Ce qu’il vous faut ? Mais c’est être fou / Fou de la vie, fou de ses chemins[35]. »


« Un rêve de trente ans » : trois bonnes décennies en effet à écrire sur le Grand Jacques et à multiplier dans nos journaux les dossiers à son sujet : par deux fois dans le mensuel Paroles et Musique dans les années 1980, par deux fois aussi dans la revue trimestrielle Chorus dans les années 1990 et 2000[36], en variant chaque fois les angles pour éviter les redondances et compléter autant que possible le travail précédent.

Dans l’édito du premier dossier du « mensuel de la chanson vivante » (qui comportait de superbes photos inédites de Jean-Pierre Leloir, particulièrement apprécié du chanteur[37]), je faisais déjà référence au principe d’imprudence brélien : « Il fallait une certaine dose (et même une dose certaine) de folie pour lancer une telle entreprise sans capitaux ni le moindre soutien. C’est là qu’intervient la responsabilité (indirecte) de Jacques Brel… Il a suffi, en effet, d’une phrase de son dernier disque pour placer en orbite ce qui n’était encore qu’une espèce d’étoile inaccessible. Une phrase toute simple, mais si juste, qui disait que “le monde sommeille par manque d’imprudence”… » Seize ans plus tard, le numéro d’automne 2008 des « Cahiers de la chanson » proposera la somme la plus importante jamais réalisée sur Brel dans un périodique de presse francophone : un dossier de quatre-vingt-dix pages (soit presque la moitié du numéro).

Ce n’est pas tout, loin s’en faut : en 1997, pour le cinquième anniversaire de Chorus, François-René Cristiani et Jean-Pierre Leloir nous accorderont l’exclusivité de la publication intégrale de la table ronde mythique réalisée par eux le 6 janvier 1969, avec Georges Brassens, Jacques Brel et Léo Ferré. « J’étais très impressionné, avouera le Grand Jacques, une fois installé aux Marquises. Tous les trois avions le trac ! J’ai tiré sur ma clope comme jamais… » Cristiani me confia ses cassettes pour que je les décrypte moi-même et Leloir une douzaine de photos inédites (alors qu’il avait refusé des fortunes — y compris un chèque en blanc d’un grand hebdomadaire national ! — pour publier après la mort de Brel d’autres images que celle du célèbre poster en noir et blanc de cette rencontre historique). Le résultat[38] leur conviendra si bien que je n’aurai guère à insister, quelques années plus tard, pour les convaincre d’enrichir ce travail de mémoire dans un beau livre — en narrant sa genèse et sa tenue pour l’un, et en exhumant près de cinquante photos, la plupart inédites (dont une bonne part en couleurs), pour l’autre — en ouverture symbolique du « Département chanson » coédité par Chorus et Fayard, dont j’assurerai dès lors la direction en liaison étroite avec Claude Durand, président de Fayard mais aussi ami de Barbara…

Dans l’intervalle, j’aurai eu le plaisir d’être en contact avec des proches de Brel, parents, amis et collaborateurs, et d’en rencontrer la plupart : son épouse Thérèse, alias Miche, sa compagne Maddly, ses filles Chantal et France, son neveu Bruno, ainsi que ses musiciens Jean Corti, Gérard Jouannest et François Rauber. D’autres encore, comme Eddie Barclay, Jacques Canetti et Charley Marouani… Et puis, et surtout peut-être, j’aurai suivi de très près et de bout en bout l’évolution de Grand Jacques, le roman de Jacques Brel, la fameuse biographie de Marc Robine[39] qui obtint aussitôt le grand prix de l’académie Charles-Cros (en même temps que Claude Nougaro pour son nouvel album L’Enfant phare). Parue en 1998 en coédition Chorus / Anne Carrière, elle fut signée dès 1988 chez « Hidalgo Éditeur », label que nous décidâmes ensuite de mettre en sommeil pour nous consacrer à la création de Chorus, appelé à prendre la relève de Paroles et Musique. Dix ans de travail donc pour ce grand œuvre de Marc Robine, vulgarisateur sans pareil de la chanson française. « La meilleure des biographies de Brel », estimera la regrettée Anne-Marie Paquotte dans Télérama, tandis que Bertrand Dicale le plébiscitera ainsi dans Le Figaro : « Robine s’insurge, s’enthousiasme, converse avec Brel en nourrissant son propos d’une somme unique d’informations. Son travail est exemplaire non seulement par son ampleur, mais aussi par sa pertinence. »

Ce rappel pour dire combien Brel est resté proche de nous, toujours, avant et après sa disparition[40] (« On n’oublie rien, de rien / On n’oublie rien du tout / On n’oublie rien de rien / On s’habitue, c’est tout[41]… ») ; et combien, par conséquent, il nous était nécessaire d’aller au bout de notre démarche. Alors, quand Antoine a remis le sujet sur le métier, en ce théâtre des Trois Baudets si chargé d’histoire, l’affaire était déjà entendue, il ne restait plus qu’à la mettre en musique… Puis à embarquer, enfin, jusqu’à l’endroit où le Grand Jacques avait choisi non pas de marquer une pause mais de se fixer durablement (voire pour le reste de sa vie, comme le montreront les témoignages recueillis sur place), jusqu’au lieu finalement devenu son ultime demeure.

Pourtant, Hiva Oa ne devait être qu’une simple escale dans son tour du monde à demi achevé. Après une période de cabotage autour de Tahiti, des îles de la Société et des Tuamotu, le voyage devait se poursuivre via les Fidji. Mais la fatigue, due à la fois aux conséquences de l’opération subie un an plus tôt et aux difficultés de maniement de l’Askoy, allait prendre le dessus. La fatigue, mais pas seulement : l’éblouissement aussi.


Fin 1975, début 1976, Jacques et Maddly effectuent avec l’Askoy différentes incursions dans cet archipel de douze îles (dont six seulement sont habitées), entre Fatu Hiva, la plus méridionale, à trois heures de bateau, aux deux principales du « groupe nord », Hua Huka et Nuku Hiva. Leur décision de s’installer à Hiva Oa sera définitivement arrêtée après leur passage à Nuku Hiva qui, considérée comme capitale administrative des Marquises, offrait pourtant plus de commodités, dont un hôpital, alors qu’Hiva Oa ne comptait qu’un dispensaire, et une meilleure desserte depuis Tahiti. Mais justement ! Depuis ses mésaventures aux Antilles avec les paparazzi, Brel a soif de tranquillité et recherche l’anonymat avant tout. De plus, il a tout de suite apprécié le charme particulier d’Hiva Oa : « Je suis pris par la beauté de cette île. C’est bien la première fois que ça m’arrive », confie-t-il à son copain belge Vic (croisé jadis à Bruxelles et retrouvé par hasard fin 1973 dans un port des Canaries), qui navigue avec sa compagne Prisca Parrish quasiment de conserve avec l’Askoy depuis les Açores[42] et dont le voilier, le Kalais, a mouillé quelques jours plus tôt à Tahauku.

Alors, quand les autorités administratives et les notables de Nuku Hiva, prévenus de l’arrivée de l’artiste, l’accueillent dans la rade, superbe, de Taiohae, la « capitale » de l’île qui a des allures de sous-préfecture, Brel revit ce qu’il raillait dans Je suis un soir d’été en 1968 : « Il pleut des orangeades / Et des champagnes tièdes / […] Des femelles maussades / De fonctionnarisés[43]… » S’ils nourrissaient quelque espoir de le voir s’installer chez eux, ils ont tout faux ! Jacques n’en livrera pas moins son verdict, immédiat, à Maddly : « Ça n’est pas pour nous. »

Le couple poussera encore jusqu’à Tahiti, histoire de découvrir de visu le « bateau amiral » de la Polynésie française et la ville de Papeete, mais surtout de vérifier, par comparaison, que sa première impression a été la bonne en ce qui concerne Hiva Oa. Par la suite, Brel et sa compagne (sa « Doudou ») reviendront régulièrement à Tahiti, environ une semaine par mois, comme on va « en ville », pour s’approvisionner en produits alimentaires ou matériels divers introuvables aux Marquises, répondant à des invitations (notamment au mariage du dernier gouverneur, Charles Schmitt), allant au cinéma, au restaurant… Et surtout, pour ce qui est de Jacques, passant son temps en compagnie de pilotes, à l’aéroport international de Faa’a.

Car le virus de l’avion l’a repris. Ou plutôt il ne l’a jamais quitté. Installé à Atuona, il n’aura en effet plus qu’une idée : revalider sa licence et acheter un bimoteur. Or, quand on n’a pas piloté depuis un certain temps, avant de pouvoir reprendre seul les manettes, il est obligatoire de voler un certain nombre d’heures en compagnie d’un instructeur : en l’occurrence et à tour de rôle Michel Gauthier, pilote d’Air Polynésie, ou Jean-François Lejeune, fils du fondateur d’Air Tahiti qui assure des rotations sur Moorea, « l’île sœur », et sur les Tuamotu, ces îles de corail aux étroites bandes de terre délimitant un lagon immense.

C’est ainsi qu’un jour de 1976 (probablement en novembre) Jacques se posera à Rangiroa. L’image du paradis, telle qu’on se la représente dans l’hémisphère Nord. Végétation luxuriante, sables blancs ou roses, minilagon bleu pâle enchâssé dans le lagon principal qui pourrait contenir la totalité de l’île de Tahiti : vu d’avion, c’est une explosion incomparable de couleurs, une perle précieuse émergeant de l’océan bleu nuit. Deux milliers d’habitants tout au plus, une petite mairie à Avatoru, une école et un collège, une banque, un centre médical, un bureau de poste et quelques épiceries. Les voitures sont rares, presque inutiles, on circule surtout en deux roues. L’aérodrome, lui, ne peut accueillir que de petits appareils.

Coïncidence : Pierre Perret, qui fait alors un break dans sa carrière, y séjourne justement. Il est descendu à l’hôtel Kia Ora, le seul de l’atoll, composé de paillotes plantées dans le lagon et reliées entre elles jusqu’à la plage par un ponton de bois d’où l’on voit évoluer toutes sortes de poissons multicolores, des raies et même des requins pointe noire ou dormeurs, que l’on dit inoffensifs… Ce soir-là, raconte aujourd’hui un ancien copain de Jacques du temps où il était enseignant à Hiva Oa, « la fête a duré toute la nuit ». Brel et Perret s’étaient déjà rencontrés quelques mois plus tôt, au printemps 1975, aux Antilles. Un épisode marquant pour l’ami Pierrot, qui se rappelle cette confidence de Jacques : « “Sur la fin, me dit-il, je faisais du Brel. J’avais l’impression de me singer moi-même. Il était temps d’arrêter… Et puis, dès le début, ce métier m’a rendu malade ! Tu en es là, toi ?” Non, moi, je n’en étais pas là, en 1975, lorsque nous nous rencontrâmes dans la mer des Grenadines. Mais ce qu’il venait de me dire m’avait quand même filé le traczir… pour la suite (à moi qui venais d’arrêter pour “souffler” déjà depuis deux ans)[44]. »

Moralité : Pierre Perret ne tarda pas à regagner la France pour enregistrer un nouvel album (Papa, maman, 1976) contenant cette superbe chanson autobiographique, Ma nouvelle adresse, qui s’achève en forme de coup de chapeau au Grand Jacques :

Mon copain Jacques a mis les bouts

Toutes voiles dehors ou vent debout

[…] Prenez sa nouvelle adresse

Il vit dans le vent sucré

Des îles nacrées

Et à sa nouvelle adresse

Une fille s’amuse à rire

De ses souvenirs [45]

Sa nouvelle adresse ? Une maison de bois et de tôle ondulée à mi-chemin du sentier en forte pente menant de la gendarmerie, tout en bas du village, jusqu’au cimetière d’où la vue sur Atuona et sa baie des Traîtres (dans laquelle émerge l’impressionnant rocher Hanakéé, comme un dernier rempart avant l’infini de l’océan) est pour le moins spectaculaire. Surclassé, le cimetière marin de Paul Valéry cher à Brassens ! Aux antipodes de Sète, celui de Gauguin — le cimetière du Calvaire — offre un panorama « imprenable ».

Sa nouvelle adresse ? Justement, ce chemin de terre ne porte pas de nom : il faut se rendre à la poste pour récupérer son courrier. Mais Brel, pour l’heure, vient seulement de jeter l’ancre à Hiva Oa et, comme tous les marins qui font le tour du monde, il a demandé à ses proches et amis de lui écrire en poste restante. Cela va être sa première démarche personnelle, le lendemain matin de son arrivée, juste après avoir satisfait, en tant qu’étranger débarquant en Polynésie française, aux formalités douanières obligatoires (notre homme est belge, ne l’oublions pas : « Citoyen belge, précisera-t-il, en connivence avec la France » !). Direction la gendarmerie, dans la rue principale, juste en face du petit bureau de poste.

Tout de blanc vêtus, Jacques et Maddly montent à bord du dinghy de l’Askoy et débarquent sur la grève qui ferme la baie de Tahauku. Ils ignorent sans doute l’existence du passage qui remonte directement vers le village, dit « escalier Gerbault », vestige du sentier emprunté jadis par le célèbre navigateur[46]. Chemin faisant, ils croisent un pêcheur à la ligne, un popaa (comme les Polynésiens désignent les Français de métropole ou, plus généralement, les « Blancs »), qui les salue de loin, d’un signe de la main…

Il faut environ une demi-heure pour se rendre à pied jusqu’au « centre-ville », à quelque trois kilomètres du mouillage. Le jeune postier polynésien qui les accueille est le seul employé, à la fois receveur et homme à tout faire de l’Office des postes et télécommunications local. Il se nomme Fiston Amaru… Ce premier contact, de part et d’autre du guichet, donne lieu à un dialogue surréaliste, sachant l’immense notoriété dont jouit alors le chanteur-comédien dans tout l’espace francophone. Et même ailleurs, en Amérique latine notamment : quelques mois plus tôt au Venezuela, en escale au port de La Guaira, n’a-t-il pas eu la surprise de voir un officier se présenter à la passerelle de l’Askoy et demander après lui ? « Cher monsieur, messieurs les ministres de l’Information et du Tourisme aimeraient venir vous saluer… »


Matin du 20 novembre 1975, bureau de poste d’Atuona.

« Bonjour, je m’appelle Jacques Brel, je dois avoir du courrier en poste restante…

— Ah ! très bien, monsieur, répond Fiston (oui, c’est son vrai prénom). J’ai bien fait de le garder plus longtemps que le délai normal. Je prévois toujours le possible pot au noir en pensant aux marins qui traversent le Pacifique… J’ai beaucoup de courrier à votre nom. »

Silence et attente réciproque.

« Voulez-vous me montrer une pièce d’identité ?

— Mais…

— C’est indispensable, monsieur. On ne peut pas délivrer de courrier sans savoir à qui on a vraiment affaire. Et pour cela, j’ai besoin d’une carte d’identité ou d’un passeport… »

On imagine Brel écarquiller les yeux, de plaisir autant que d’incrédulité, avant de se tourner vers sa compagne, un large sourire aux lèvres : « Tu te rends compte, la Doudou, ici on ne me connaît pas ! »

Ce que Jacques Brel n’osait plus espérer, cet anonymat tant recherché pour repartir de zéro sans tricher, il venait contre toute attente de le trouver dans cette terre d’imprudence aux plages de sable noir battues par l’océan, aux vallées profondes et aux falaises abruptes, « raides comme des saillies ». Une île en apparence inhospitalière et pourtant rêvée de longue date ; une île « au large de l’espoir / où les hommes n’auraient pas peur ». Trois cent seize kilomètres carrés oubliés de tous ou presque, où les pistes commencent à peine à être tracées, au milieu de paysages somptueux dans lesquels gambadent des chevaux sauvages : Hiva Oa, latitude 9° 45’ 0” Sud. « Voici venu le temps de vivre / Voici venu le temps d’aimer. » Et bientôt le temps de nouvelles vocalises…

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