IX
Sous le signe de Walter Scott
La salle à manger était la pièce du château qui avait le moins perdu de son caractère, grâce aux boiseries sculptées qui couvraient les murs jusqu’au plafond. En outre, la pièce était plus haute que vaste, ce qui la rendait non seulement solennelle mais lugubre, car on avait l’impression de manger au fond d’un puits.
Sur chaque panneau, deux lampes électriques, de ces lampes oblongues qui imitent les cierges, y compris les fausses larmes de cire.
Au milieu de la table, un vrai chandelier à sept branches, avec sept vraies bougies.
Le comte de Saint-Fiacre et Maigret étaient face à face, mais ne pouvaient se voir qu’en raidissant le torse pour regarder par-dessus les flammes.
À droite du comte, le prêtre. À gauche, le docteur Bouchardon. Le hasard avait placé Jean Métayer à un bout de la table, l’avocat à l’autre bout. Et aux côtés du commissaire il y avait le régisseur d’une part, Émile Gautier de l’autre.
Le maître d’hôtel s’avançait parfois dans la lumière pour servir les convives, mais aussitôt qu’il reculait de deux mètres il était noyé dans l’ombre et l’on ne voyait plus que ses mains gantées de blanc.
— Ne trouvez-vous pas qu’on se croirait dans un roman de Walter Scott ?
C’était le comte qui parlait, d’une voix indifférente. Et pourtant Maigret tendit l’oreille, car il sentit une intention, devina que quelque chose allait commencer.
On n’était qu’aux hors-d’œuvre. Sur la table, il y avait pêle-mêle une vingtaine de bouteilles de vin blanc et rouge, bordeaux et bourgognes, et chacun se servait à sa guise.
— Il n’y a qu’un détail qui cloche… poursuivait Maurice de Saint-Fiacre. Dans Walter Scott, la pauvre vieille, là-haut, se mettrait tout à coup à crier…
L’espace de quelques secondes, chacun cessa de mastiquer et l’on sentit passer comme un courant d’air glacé.
— Au fait, Gautier, on l’a laissée toute seule ?
Le régisseur avala en hâte, bégaya :
— Elle… Oui… Il n’y a personne dans la chambre de Mme la comtesse…
— Ce ne doit pas être gai !
À cet instant un pied frôla celui de Maigret avec insistance, mais le commissaire ne put deviner à qui ce pied appartenait. La table était ronde. Chacun pouvait en atteindre le centre. Et l’incertitude de Maigret allait continuer car, durant la soirée, les petits coups de pied allaient se succéder à une cadence de plus en plus rapide.
— Elle a reçu beaucoup de monde, aujourd’hui ?
C’était gênant de l’entendre parler ainsi de sa mère comme d’une personne vivante, et le commissaire constata que Jean Métayer en était si affecté qu’il cessait de manger et qu’il regardait droit devant lui de ses yeux de plus en plus cernés.
— Presque tous les fermiers du pays ! répondit la voix grave du régisseur.
Quand le maître d’hôtel apercevait une main tendue vers une bouteille, il s’approchait sans bruit. On voyait surgir son bras noir terminé par un gant blanc. Le liquide coulait. Et c’était fait dans un tel silence, avec une adresse telle que l’avocat, plus qu’éméché, recommença trois ou quatre fois l’expérience avec émerveillement.
Il suivait, ravi, ce bras qui ne frôlait même pas son épaule. À la fin il n’y tint plus.
— Épatant ! Maître d’hôtel, vous êtes un as et, si je pouvais me payer un château, je vous prendrais à mon service…
— Bah ! le château sera bientôt à vendre pour pas cher…
Cette fois, tout de même, Maigret fronça les sourcils en regardant Saint-Fiacre qui parlait de la sorte, d’une drôle de voix indifférente mais quelque peu funambulesque. Malgré tout, il y avait dans ces reparties quelque chose de grinçant. Avait-il enfin les nerfs à fleur de peau ? Était-ce une façon sinistre de plaisanter ?
— Poulets demi-deuil… annonça-t-il comme le maître d’hôtel apportait en effet des poulets aux truffes.
Et, sans transition, de la même voix légère :
— L’assassin va manger du poulet demi-deuil, comme les autres !
Le bras du maître d’hôtel se glissait entre les convives. La voix du régisseur articula avec une désolation comique :
— Oh ! monsieur le comte…
— Mais oui ! Qu’y a-t-il d’extraordinaire à cela ? L’assassin est ici, cela ne fait aucun doute ! Mais que cela ne vous coupe pas l’appétit, monsieur le curé ! Le cadavre est dans la maison aussi et cela ne nous empêche pas de manger… Un peu de vin pour M. le curé, Albert !…
Le pied frôlait à nouveau la cheville de Maigret qui laissa tomber sa serviette, se pencha sous la table, mais trop tard. Quand il se redressa, le comte disait sans s’arrêter de manger son poulet :
— Je parlais tout à l’heure de Walter Scott, à cause de l’atmosphère qui règne dans cette pièce, mais aussi et surtout à cause de l’assassin… En somme, n’est-ce pas ? c’est une veillée funèbre… Les obsèques ont lieu demain matin et il est probable que nous ne nous séparerons pas d’ici là… M. Métayer a tout au moins le mérite d’avoir rempli la cave à liqueurs d’excellent whisky…
Et Maigret essayait de se souvenir de ce que Saint-Fiacre avait bu. Moins que le docteur, en tout cas, qui s’écriait :
— Excellent ! Ça oui ! Mais aussi mon client est-il petit fils de vignerons et…
— Je disais… Qu’est-ce que je disais donc ?… Ah ! oui !… Remplissez le verre de M. le curé, Albert…
« Je disais que, puisque l’assassin est ici, les autres font en quelque sorte figure de justiciers… Et c’est par cela que notre assemblée ressemble à un chapitre de Walter Scott…
« Remarquez qu’en réalité l’assassin en question ne risque rien. N’est-ce pas, commissaire ?… Ce n’est pas un crime de glisser une feuille de papier dans un missel…
« À ce sujet, docteur… Quand a eu lieu la dernière crise de ma mère ?…
Le docteur s’essuya les lèvres, regarda autour de lui d’un air maussade :
— Il y a trois mois, quand vous avez télégraphié de Berlin que vous étiez malade dans une chambre d’hôtel et que…
— Je réclamais de la galette ! Voilà !
— J’ai annoncé à ce moment que la prochaine émotion violente serait funeste.
— Si bien que… Voyons… Qui le savait ? Jean Métayer, bien entendu… Moi, évidemment !… Le père Gautier, qui est presque de la maison… Enfin vous et M. le curé…
Il avala un plein verre de Pouilly, fit la grimace :
— Ceci pour vous dire qu’en bonne logique nous pouvons presque tous être considérés comme des coupables possibles… Si cela vous amuse…
À croire qu’il choisissait exprès les mots les plus choquants !
— … Si cela vous amuse, nous allons examiner le cas de chacun en particulier… Commençons par M. le curé… Avait-il intérêt à tuer ma mère ?… Vous allez voir que la réponse n’est pas si simple qu’elle en a l’air… Je laisse la question d’argent de côté…
Le prêtre suffoquait, hésitait à se lever.
— M. le curé n’avait rien à espérer… Mais c’est un mystique, un apôtre, presque un saint… Il a une drôle de paroissienne qui fait scandale par sa conduite… Tantôt elle se précipite à l’église comme la plus fervente des fidèles et tantôt elle fait régner le scandale sur Saint-Fiacre… Mais non ! Ne faites pas cette tête, Métayer… Nous sommes entre hommes… Nous faisons, si vous voulez, de la haute psychologie…
» M. le curé a une foi si vive qu’elle pourrait le pousser à certaines extrémités. Souvenez-vous du temps où l’on brûlait les pécheurs pour les purifier… Ma mère est à la messe… Elle vient de communier… Elle est en état de grâce… Mais, tout à l’heure, elle va retomber dans son péché et être à nouveau un objet de scandale…
« Si elle meurt, là, à son banc, saintement…
— Mais… commença le prêtre, qui avait de grosses larmes dans les yeux et qui se retenait à la table pour rester calme.
— Je vous en prie, monsieur le curé… Nous faisons de la psychologie. Je veux vous prouver que les personnes les plus austères peuvent être soupçonnées des pires atrocités… Si nous passons au docteur, je suis plus embarrassé… Ce n’est pas un saint… Et, ce qui le sauve, c’est de ne pas même être un savant… Car, dans ce cas, il aurait pu faire le coup du bout de papier dans le missel pour expérimenter la résistance d’un cœur malade…
Le bruit des fourchettes s’était tellement ralenti qu’il était presque tombé à zéro. Et les regards étaient fixes, inquiets, voire hagards. Il n’y avait que le maître d’hôtel à remplir les verres en silence, avec une régularité de métronome.
— Vous êtes lugubres, messieurs… Est-ce que, vraiment, en gens intelligents, on ne peut pas aborder certains sujets ?…
« Servez la suite, Albert… Donc, nous mettons le docteur à part, faute de le considérer comme un savant ou comme un chercheur… C’est sa médiocrité qui le sauve…
Il eut un petit rire, se tourna vers le père Gautier.
— À vous !… Cas plus complexe… Nous nous plaçons toujours du point de vue de Sirius, n’est-ce pas ?… Deux éventualités… D’abord, vous êtes le régisseur modèle, l’homme intègre qui consacre sa vie à ses maîtres, au château qui l’a vu naître… Il ne vous a pas vu naître, mais ce n’est rien… Dans ce cas, votre situation n’est pas nette. Les Saint-Fiacre n’ont qu’un héritier mâle… Et voilà que la fortune est en train de filer morceau par morceau au nez de cet héritier… La comtesse se conduit comme une folle… Est-ce qu’il n’est pas temps de sauver les restes ?…
« Ça, c’est noble comme du Walter Scott et votre cas ressemble à celui de M. le curé…
« Mais il y a le cas contraire aussi ! Vous n’êtes plus le régisseur modèle que le château a vu naître… Vous êtes une canaille qui, depuis des années, profitez et abusez de la faiblesse de vos maîtres… Les fermes que l’on doit vendre, c’est vous qui les rachetez en sous-main… Les hypothèques, c’est vous qui les prenez… Ne vous fâchez pas, Gautier… Est-ce que le curé s’est fâché, lui ?… Et pourtant ce n’est pas fini…
« Vous êtes presque le vrai propriétaire du château…
— Monsieur le comte !
— Vous ne savez donc pas jouer ? Je vous dis que nous jouons ! Nous jouons, si vous voulez, à être tous des commissaires comme votre voisin… Le moment est arrivé où la comtesse est à bout, où l’on va tout vendre et où l’on s’apercevra que c’est vous qui avez profité de la situation… Est-ce que la comtesse ne ferait pas mieux de mourir, bien gentiment, ce qui lui évitera par surcroît de connaître la misère ?…
Et, se tournant vers le maître d’hôtel, ombre dans l’ombre, démon aux deux mains d’un blanc de craie :
— Albert !… Allez chercher le revolver de mon père… Pour autant qu’il existe encore…
Il se versa à boire en même temps qu’à ses deux voisins, tendit la bouteille à Maigret.
— Vous voulez bien faire le service de votre côté ?… Ouf ! Nous voilà à peu près à la moitié de notre jeu… Mais attendons Albert… Monsieur Métayer… Vous ne buvez pas…
On entendit un « merci » étranglé.
— Et vous, maître ?
Et celui-ci, la bouche pleine, la langue pâteuse :
— Merci ! Merci ! J’ai tout ce qu’il me faut… Dites donc ! Savez-vous que vous feriez un fameux avocat général ?…
Il était le seul à rire, à manger avec un appétit indécent, à boire verre sur verre, tantôt du bourgogne, tantôt du bordeaux, sans même s’apercevoir de la différence.
On entendit sonner dix heures du soir à la cloche grêle de l’église. Albert tendait un gros revolver à barillet au comte et celui-ci en vérifiait le chargement.
— Parfait !… Je le pose ici, au milieu de la table, qui est ronde… Vous remarquerez, messieurs, qu’il est à égale distance de chacun… Nous avons examiné trois cas… Nous allons en examiner trois autres… Me permettez-vous d’abord une prédiction ?… Eh bien ! pour rester dans la tradition et dans la note de Walter Scott, je vous annonce qu’avant qu’il soit minuit l’assassin de ma mère sera mort !…
Maigret lui lança un regard aigu par-dessus la table, vit des yeux trop brillants, comme si Saint-Fiacre eût été ivre. Au même instant un pied toucha à nouveau le sien.
— Et maintenant, je continue… Mais mangez donc votre salade… Je passe à votre voisin de gauche, commissaire, c’est-à-dire à Émile Gautier… Un garçon sérieux, un travailleur qui, comme on dit dans les distributions de prix, s’est élevé par sa seule valeur et par un effort opiniâtre…
« Est-ce qu’il a pu tuer ?
« Une hypothèse : il a travaillé pour son papa, d’accord avec lui…
« Il va chaque jour à Moulins… C’est lui qui connaît le mieux l’état financier de la famille… Il a toutes facilités pour voir un imprimeur ou un ouvrier typographe…
« Passons ! Deuxième hypothèse… Vous m’excuserez, Métayer, de vous dire, si vous ne le savez pas encore, que vous aviez un rival… Émile Gautier n’est pas une beauté… N’empêche qu’il a occupé avant vous la place que vous occupiez avec tant de tact…
« Il y a de cela quelques années… Est-ce qu’il a conçu certains espoirs ?… Est-ce que, depuis lors, il lui est arrivé d’émouvoir à nouveau le cœur trop sensible de ma mère ?…
« Toujours est-il qu’il a été son protégé officiel, que toutes les ambitions lui ont été permises…
« Vous êtes venu… Vous avez vaincu…
« Tuer la comtesse et en même temps faire tomber les soupçons sur vous…
Maigret en avait les doigts de pied mal à l’aise dans les chaussures. Tout cela était odieux, sacrilège ! Saint-Fiacre parlait avec une exaltation d’ivrogne. Et les autres se demandaient s’ils tiendraient jusqu’au bout, s’ils devaient rester, subir cette scène ou se lever et partir.
— Vous voyez que nous nageons en pleine poésie… Remarquez que la comtesse elle-même, là-haut, serait incapable, si elle pouvait parler, de nous livrer la clé du mystère. L’assassin est rigoureusement le seul à être au courant de son crime… Mangez, Émile Gautier… Ne vous laissez surtout pas impressionner, comme votre père, qui semble sur le point de se trouver mal…
« Albert !… Il doit bien rester quelques bouteilles de vin dans un casier…
« À vous, jeune homme !
Et il se tournait en souriant vers Métayer, qui se leva d’une détente.
— Monsieur, mon avocat…
— Asseyez-vous donc, que diable ! Et ne nous faites pas croire qu’à votre âge vous ne comprenez pas la plaisanterie…
Maigret le regardait tandis qu’il prononçait ces paroles et il constatait que le front du comte était couvert de grosses gouttes de sueur.
— Nous ne cherchons aucun à nous faire meilleurs que nous sommes, n’est-il pas vrai ? Bien ! Je vois que vous commencez à saisir. Prenez un fruit ! C’est excellent pour la digestion…
Il faisait une chaleur insupportable et Maigret se demanda qui avait éteint les lampes électriques, ne laissant que les bougies de la table allumées.
— Votre cas est si simple qu’il en devient sans intérêt… Vous jouiez un rôle pas folichon, qu’on n’accepte pas de jouer très longtemps… Enfin, vous étiez couché sur le testament… Ce testament risquait à tout moment d’être changé… Une mort subite et c’était fini ! Vous étiez libre ! Vous récoltiez le fruit de votre… de votre sacrifice… Et, ma foi, vous épousiez quelque jeune fille que vous devez avoir en vue dans votre pays…
— Pardon ! intervint l’avocat, si comiquement que Maigret ne put réprimer un sourire.
— Votre gueule ! Buvez !
Saint-Fiacre était catégorique ! Il était ivre, cela ne faisait plus l’ombre d’un doute ! Il avait cette éloquence particulière aux ivrognes, mélange de brutalité et de finesse, de facilité d’élocution et de mots escamotés.
— Il ne reste que moi !
Il appela Albert.
— Dites, mon vieux, vous allez monter là-haut… Ce doit être tellement lugubre pour ma mère de rester toute seule…
Maigret vit le regard interrogateur du domestique se poser sur le vieux Gautier, qui battit affirmativement des paupières.
— Un instant ! Mettez d’abord des bouteilles à table… Le whisky aussi… Personne ne se soucie du protocole, je suppose…
Il regarda l’heure à sa montre.
— Onze heures dix minutes… Je parle tellement que je n’ai pas entendu les cloches de votre église, monsieur le curé…
Et, comme le maître d’hôtel poussait légèrement le revolver en mettant les flacons de whisky à table, le comte intervint.
— Attention, Albert !… Il doit rester à égale distance de chacun…
Il attendit que la porte fût refermée.
— Et voilà ! conclut-il. Il ne reste que moi ! Je ne vous apprends rien en vous disant que je n’ai jamais rien fait de bon ! Sauf peut-être du vivant de mon père… Mais, puisqu’il est mort alors que je n’avais que dix-sept ans…
« Je suis à la côte ! Tout le monde sait ça ! Les petits journaux hebdomadaires en parlent à mots à peine couverts…
« Chèques sans provision… Je tape maman le plus souvent possible… J’invente la maladie de Berlin pour obtenir quelques milliers de francs…
« Remarquez que c’est, en plus petit, le coup du missel…
« Or, que se passe-t-il ?… L’argent qui me revient est dépensé par des petits salopards comme Métayer… Excusez-moi, mon vieux… Nous faisons toujours de la psychologie transcendante…
« Bientôt il ne restera plus rien… Je téléphone à ma mère, à un moment où un chèque non provisionné va me valoir la prison… Elle refuse de payer… Cela pourra être établi par des témoignages…
« Enfin, si cela continue, dans quelques semaines il ne restera rien de mon patrimoine…
« Deux hypothèses, comme pour Émile Gautier. La première…
Jamais, de sa carrière, Maigret n’avait été aussi mal à l’aise. Et sans doute était-ce la première fois qu’il avait la sensation très nette d’être inférieur à la situation. Les événements le dépassaient. Parfois il croyait comprendre et l’instant d’après une phrase de Saint-Fiacre remettait tout en question !
Et il y avait toujours ce pied insistant, contre le sien.
— Si l’on parlait d’autre chose ! osa lancer l’avocat parfaitement soûl.
— Messieurs… commença le prêtre.
— Pardon ! Vous me devez votre temps jusqu’à minuit au moins ! Je disais que la première hypothèse…
« Parfait ! Vous m’avez fait perdre le fil de mes idées…
Et, comme pour le retrouver, il se versa un plein verre de whisky.
— Je sais que ma mère est très sensible. Je glisse le papier dans son missel, histoire de l’effrayer et, par le fait, de l’attendrir, avec l’idée de revenir le lendemain pour lui demander les fonds nécessaires et l’espoir de la trouver plus accommodante…
« Mais il y a la seconde hypothèse ! Pourquoi ne voudrais-je pas tuer, moi aussi ?
« Tout l’argent des Saint-Fiacre n’est pas dévoré ! Il en reste un peu ! Et, dans ma situation, un peu d’argent, si peu que ce soit, c’est peut-être le salut !
« Je sais vaguement que Métayer est couché sur le testament. Mais un assassin ne peut hériter…
« Est-ce que ce n’est pas lui qu’on soupçonnera du crime ? Lui qui passe une partie de son temps dans une imprimerie de Moulins ! Lui qui, vivant au château, peut comme il veut et quand il veut glisser le papier dans le missel ?
« Ne suis-je pas arrivé à Moulins samedi après-midi ? Et n’ai-je pas attendu là-bas, en compagnie de ma maîtresse, le résultat de cette manœuvre ?…
Il se leva, son verre à la main.
— À votre santé, messieurs… Vous êtes lugubres… Je le regrette… Toute la vie de ma pauvre mère, durant ces dernières années, a été lugubre… Pas vrai, monsieur le curé ?… Il serait juste que sa dernière nuit soit accompagnée d’un peu de gaieté…
Il regarda le commissaire dans les yeux :
— À votre santé, monsieur Maigret !
De qui se moquait-il ? De lui ? De tout le monde ?
Maigret se sentait en présence d’une force contre laquelle il n’y avait rien à tenter. Certains individus, à un moment donné de leur vie, ont ainsi une heure de plénitude, une heure pendant laquelle ils sont placés en quelque sorte au-dessus du reste de l’humanité et d’eux-mêmes.
C’est le cas du joueur qui, à Monte-Carlo, gagne à tout coup, quoi qu’il fasse. C’est le cas du parlementaire de l’opposition, jusque-là inconnu, qui, par son discours, fait vaciller le gouvernement, le renverse et en est le premier étonné, puisqu’il ne désirait que quelques lignes au Journal officiel.
Maurice de Saint-Fiacre vivait son heure. Il y avait en lui une force qu’il ne soupçonnait pas lui-même et les autres ne pouvaient que baisser la tête.
Mais n’était-ce pas l’ivresse qui l’emportait de la sorte ?
— Revenons à ce qui a fait le début de notre entretien, messieurs, puisqu’il n’est pas encore minuit… J’ai dit que l’assassin de ma mère était parmi nous… J’ai prouvé que ce pouvait être moi ou l’un d’entre vous, hormis peut-être le commissaire et le docteur !
« Encore n’en suis-je pas sûr…
« Et j’ai annoncé sa mort…
« Me permettez-vous une fois de plus le jeu des hypothèses ? Il sait que la loi ne peut rien contre lui. Mais il sait aussi que nous sommes quelques-uns, ou plutôt qu’il restera quelques personnes, six au moins, connaissant son crime…
« Là encore, nous nous trouvons devant plusieurs solutions…
« La première est la plus romantique, la plus conforme à Walter Scott…
« Mais il faut que je fasse une nouvelle parenthèse… Quelle est la caractéristique de ce crime ?… C’est qu’il y a au moins cinq individus qui gravitaient autour de la comtesse… Cinq individus qui avaient intérêt à sa mort, qui ont peut-être, chacun de son côté, envisagé les moyens de provoquer celle-ci…
« Un seul a osé… Un seul a tué !…
« Eh bien ! je vois très bien celui-là profiter de cette soirée pour se venger des autres… Il est perdu !… Pourquoi ne pas nous faire sauter tous ?…
Et Maurice de Saint-Fiacre, avec un sourire désarmant, regarda chacun tour à tour.
— Est-ce assez passionnant ? La vieille salle à manger du vieux château, les bougies, la table chargée de bouteilles… Puis, à minuit, la mort… Notez que c’est en même temps la suppression du scandale… Demain, les gens accourent et n’y comprennent rien… On parle de fatalité ou d’attentat anarchiste…
L’avocat s’agita sur sa chaise, jeta un coup d’œil anxieux autour de lui, vers la pénombre qui commençait à régner à moins d’un mètre de la table.
— Si je puis me permettre de rappeler que je suis médecin, grommela Bouchardon, je conseillerais à chacun une tasse de café bien noir…
— Et moi, dit lentement le prêtre, je vous dirai qu’il y a un mort dans la maison…
Saint-Fiacre hésita une seconde. Un pied frôla la cheville de Maigret qui se pencha soudain, trop tard une fois de plus.
— Je vous ai demandé jusqu’à minuit… Je n’ai examiné que la première hypothèse… Il y en a une seconde… L’assassin, traqué, affolé, se tire une balle dans la tête… Mais je ne crois pas qu’il le fera…
— Je supplie que l’on passe au fumoir ! glapit l’avocat en se levant et en se raccrochant au dossier de sa chaise pour ne pas tomber.
— Et enfin, il y a une troisième hypothèse… Quelqu’un, qui tient à l’honneur de la famille, vient en aide à l’assassin… Attendez… La question est plus complexe… Est-ce qu’il ne faut pas éviter le scandale ?… Est-ce qu’il ne faut pas aider le coupable à se suicider ?…
« Le revolver est là, messieurs, à égale distance de toutes les mains… Il est minuit moins dix… Je vous répète qu’à minuit l’assassin sera mort…
Et cette fois l’accent était tel que chacun resta coi. Les respirations étaient suspendues.
— La victime est là-haut, veillée par un domestique… L’assassin est ici, entouré par sept personnes…
Saint-Fiacre vida d’un trait le contenu de son verre. Et le pied anonyme frôlait toujours le pied de Maigret.
— Minuit moins six… Est-ce assez Walter Scott ? Tremblez, monsieur l’assassin…
Il était ivre ! Et il continuait à boire !
— Cinq personnes au moins pour dépouiller une vieille femme privée de son mari, d’affection… Un seul qui a osé… Ce sera la bombe ou le revolver, messieurs… La bombe qui nous fera sauter tous, ou le revolver qui n’atteindra que le coupable… Minuit moins quatre…
Et d’une voix sèche :
— N’oubliez pas que personne ne sait !…
Il saisit la bouteille de whisky, servit à la ronde, en commençant par le verre de Maigret et en finissant par celui d’Émile Gautier.
Il ne remplit pas le sien. N’avait-il pas assez bu ? Une bougie s’éteignit. Les autres allaient suivre.
— J’ai dit minuit… Minuit moins trois…
Il affectait des airs de commissaire-priseur.
— Minuit moins trois… moins deux… L’assassin va mourir… Vous pouvez commencer une prière, monsieur le curé… Et vous, docteur, avez-vous au moins votre trousse ?… Moins deux… Moins une et demie…
Et toujours ce pied insistant contre le pied de Maigret. Il n’osait plus se baisser, par crainte de rater un autre spectacle.
— Moi, je m’en vais ! cria l’avocat en se levant.
Tous les regards se tournèrent vers lui. Il était debout. Il étreignait le dossier de sa chaise. Il hésitait à esquisser les trois pas dangereux qui le conduiraient à la porte. Il hoqueta.
Et au même moment une détonation retentit. Il y eut une seconde, peut-être deux, d’immobilité générale.
Une deuxième bougie s’éteignit et en même temps Maurice de Saint-Fiacre vacilla, heurta des épaules le dossier de sa chaise gothique, se pencha à gauche, eut un sursaut pour gagner la droite mais retomba, inerte, la tête sur le bras du curé.