Depuis dix mois, le soleil s'était éteint, les étoiles ne palpitaient plus, et cette terre que Camille avait si bien connue était devenue un monde de ténèbres. Ainsi l'obscurité avait gagné son combat contre la lumière.
Ce matin, comme tous les matins, Camille ouvrit les yeux sur une nuit insondable et s'assura à tâtons que Brusseliande reposait contre lui. Longue et fine Brusseliande, plus fidèle et plus vive que le plus puissant des alliés. L'épée qu'il s'était choisie lorsque tout avait basculé.
Cela s'était passé dans la nuit.
Depuis longtemps, on craignait le pire.
On sentait la Troisième Guerre mondiale arriver.
Elle avait éclaté dans la nuit du 6 juin 06.
D'après ce qu'il avait compris le cataclysme s'était déclenché très vite.
Des bombes atomiques avaient pulvérisé toutes les grandes villes.
On ne savait pas qui avait commencé. Certains prétendaient que des systèmes informatiques ren daient la riposte instantanée. Dès que la première bombe était tombée, la pluie de représailles s'était déclenchée. Des centaines de missiles nucléaires avaient fendu les cieux accompagnés de leurs sinistres sifflements. L'un d'eux avait probablement dévié. Il s'était trompé de route et, au lieu de pulvériser de l'humain, il était parti vers le centre du système solaire. Dans le vide, rien n'arrête un missile nucléaire. Il n'avait pas percuté Vénus ou Mercure. Il avait fait exploser le Soleil.
La rencontre avait dû produire une grande lueur.
Il ne l'avait pas vue. Il dormait.
Au réveil il n'avait pu que constater le désastre.
Extinction des feux.
Extinction de tous les feux.
Dès lors la terre était tombée dans le noir et le froid.
L'aube ne s'était pas levée, ce matin-là, ni aucun autre. Le monde était depuis lors plongé dans des ténèbres absolues.
Ce jour-là, comme tous les jours, Camille enfila ses chausses et passa son pourpoint, puis, du bout des doigts, il caressa la surface lisse et froide du miroir inutile. Ce n'était pas un remords, tout au plus un rituel pour conserver suffisamment de force et en nourrir son bras lorsque Brusseliande avait à combattre.
Ne jamais renoncer. Se souvenir des aurores orangées sur la cité étincelante. Se remémorer la lumière sur les visages et les couleurs sur les maisons. Évoquer un règne de clarté où des milliers de lampes chassaient l'obscurité des moindres recoins jusque dans les nuits les plus sombres.
Ce jour-là, comme tous les jours depuis l'avènement des ténèbres, Camille assura sa prise sur le pommeau de l'épée et se coula de mur en mur jusqu'à l'extérieur.
Se nourrir et survivre… La nuit permanente avait fait de lui un animal.
L'air plus glacial sur son visage annonçait la rue. Camille n'hésita pas. Il fendit l'obscurité d'un pas décidé. À elle seule, cette fermeté tenait bien des marauds en respect.
Un bruit. Camille redressa Brusseliande et se campa sur ses deux jambes. L'adversaire pouvait paraître, il serait reçu.
Le noir avait entraîné des mutations dans la ville.
Des êtres sortis d'on ne savait où avaient surgi, adaptés à l'obscurité comme les monstres des abysses sont adaptés à la profondeur et la noirceur des fonds marins.
Les narines de Camille perçurent alors le remugle d'un animal mutant que ses oreilles identifièrent comme lourd et d'une taille respectable. Les ténèbres avaient attiré ces monstres de toutes sortes qui pullulaient dans la vieille ville. Ils se nourrissaient d'immondices et se signalaient par une puanteur insupportable. Camille haïssait particulièrement ces êtres qui émettaient un bruit de succion. Il positionna Brusseliande en quarte, cessa de respirer et attendit.
Le monstre passa à moins d'un mètre. Camille ne broncha pas. Il aurait pu frapper l'animal quatre ou cinq fois avant que celui-ci ne réagisse mais il n'était pas certain que sa promptitude lui aurait permis de remporter l'assaut. Le mastodonte s'éloigna, et seul le remugle nauséabond de son souffle demeura un instant dans l'air, comme une empreinte d'épouvanté.
Camille reprit sa progression à pas plus prudents. À nouveau, le souffle, la puanteur, la présence colossale l'immobilisèrent. Plus loin un autre monstre le frôla sans le détecter, et cette fois, Camille s'élança franchement.
Après deux angles de rues, il s'orienta vers le nord, sur ce qui avait été une avenue bordée de riches bâtiments qui n'étaient plus que ruines. Camille détestait ce quartier de désolation, il accéléra encore l'allure et cela faillit lui coûter la vie.
Comme une flèche, un petit monstre silencieux (un oiseau mutant aveugle?) lui effleura la joue, lui infligeant une estafilade qui saigna. Brusse-liande fendit l'air par réflexe, mais l'animal s'enfuit en couinant.
Camille passa sa main sur la balafre et goûta son propre sang. Cela ne fit qu'accroître sa déter mination. Il serra son sac plus près de lui et repartit de l'avant, tête baissée mais l'épée haute.
Brusseliande lui ouvrit la route vers le nord de la cité désolée.
Tout à coup quelqu'un, dont le bruit des pas avait été couvert par le vacarme des monstres mutants, lui saisit le bras. Camille pivota instantanément et balaya l'air avec Brusseliande, faisant tournoyer l'épée et l'abattant plusieurs fois sur le malandrin.
– Aïe! glapit celui-ci. Aïe, qu'est-ce qui vous prend?
Brusseliande redoubla de fureur.
– Mais… Aïe! Arrêtez-vous, bon sang!
Un autre maraud surgit alors. Il ceintura Camille par-derrière et, avec une force surhumaine, le souleva du sol.
C'en était trop pour Brusseliande. Camille sentit la lame de l'épée vibrer d'une fureur irrépressible et emporter son bras. De la pointe elle écrasa les orteils du coquin puis s'enfonça dans son ménisque gauche et, lorsque l'étau se desserra enfin, entraîna Camille dans une danse meurtrière. Brusseliande fouetta le colosse au visage, et d'estoc, s'enfonça dans ses chairs, au ventre et à l'aine. Le premier brigand déguerpissait déjà en hurlant, le second évita de justesse un coup mortel et s'enfuit à son tour en râlant.
En souvenir des temps de clarté, Camille leur lança un cri triomphal et adressa une pensée chaleureuse à Brusseliande. Une fois de plus, ensemble, ils avaient vaincu.
Pourquoi le soleil s'était-il éteint? Pourquoi le monde était-il entré dans l'ère du Grand Noir?
Quand soudain des bras, surgissant de partout, agrippèrent Camille et l'emportèrent. Il se retrouva quelques minutes plus tard face à un humain qui dégageait une drôle d'odeur d'éther.
– Pourquoi agressez-vous les gens qui cherchent à vous venir en aide? demanda une voix forte.
– Je me défends, c'est tout, déclara Camille. Et toi, qui es-tu pour oser me défier?
– Vous avez, à ce qu'il paraît, déjà failli être écrasé par un camion-benne de ramassage d'ordures, sans parler des motos et des voitures. Et quand quelqu'un veut vous aider à traverser une rue, vous le frappez aussitôt de votre canne blanche.
– Quelle canne blanche?
– Celle que l'Assistance publique vous a offerte.
– Brusseliande est un don des dieux. Je l'ai reçue durant mon sommeil.
– Maintenant, il est urgent de vous rendre à l'évidence. Vous ne pouvez continuer ainsi. Il n'y a pas eu de Troisième Guerre mondiale. Il n'y a pas de monde en décrépitude plongé dans les ténèbres.
Un silence.
– Ce n'est pas le monde qui s'est éteint… c'est votre capacité à percevoir la lumière. Je suis ophtalmologiste et votre nerf optique a connu en une nuit ce que nous appelons une «dégénérescence fulgurante». Vous êtes…
Camille espéra qu'il n'allait pas prononcer le mot.
– … aveugle.