Les nuages s'effilochent et je pense.
Du plus profond de ma mémoire, je ne t'ai jamais oubliée.
Je t'aimais tant…
Les trois amies se retrouvèrent devant l'immeuble, étui à violon gainé de cuir noir à bout de bras.
Une brune, une blonde, une rousse.
Elles portaient pour l'occasion leurs escarpins de velours à talons hauts et leurs robes de satin noir fendues sur le côté.
Charlotte, la rousse, dit en crispant la main sur son étui:
– J'ai un de ces tracs.
Anaïs, la brune, eut un frisson. Elle articula:
– Et moi donc. Et si on échouait?
Marie-Natacha, la blonde, s'efforça de paraître plus sûre d'elle, en dépit de ses paumes moites qui commençaient à marquer la poignée de son étui à violon.
– De toute façon, nous ne pouvons plus faire demi-tour. Il faut y aller.
– Si j’ai un trou, vous me soufflerez?
– Tu as été très bien aux répétitions. Pas la moindre fausse note. Aucun couac. Il n'y a pas de raison que tu te plantes.
Elles se regardèrent, s'efforçant de sourire pour se donner du courage.
– J'aime pas les examens, grommela Anaïs.
– Surtout que là, si on rate, on sera recalées pour longtemps! renchérit Charlotte, narquoise.
– Mais si nous renonçons, nous ne saurons jamais si nous en étions capables, conclut Marie-Natacha.
Pour se donner du nerf, Anaïs fredonna une valse de Strauss: Le Beau Danube bleu.
Elles pénétrèrent avec détermination dans la bijouterie Van Dyke amp; Carpels.
Quelques minutes plus tard, les alentours résonnaient d'arias improvisées sur le thème de «Arrêtez-les! arrêtez-les!», accompagnées, pour la partie mélodie, par la sirène d'alarme de l'établissement.
Un jour je sais que je disparaîtrai et avec moi s'éteindront tous mes souvenirs.
Je me sens par moments si fatigué.
Elles ôtèrent leurs loups noirs.
– On l'a fait, les filles! Bon sang! On l'a fait, on a réussi!
Ensemble, elles éclatèrent de rire et poussèrent des cris de victoire en lançant leurs masques en l'air. Toute la pression se relâchait enfin.
Elles se tapèrent dans les mains comme des joueuses de basket-ball après un panier marqué. En joie, elles s'étreignirent.
Elles étaient maintenant à l'abri dans la forêt, loin du tumulte qu'elles avaient engendré. Leur vieux 4 x 4 Range-Rover avait facilement semé leurs poursuivants qui ne disposaient pas de voiture tout-terrain.
– Voyons, montre le butin, dit Charlotte.
Elles se penchèrent toutes trois sur le sac en peau de chamois que tenait Anaïs. Celle-ci l'ouvrit, dévoilant un amoncellement de diamants.
– Que c'est beau!
Elles restèrent un long moment à contempler les joyaux.
– J'ai eu si peur.
– Tu te rappelles quand le type a déclenché l'alarme et que tu as juste eu le temps de nous passer la dernière pierre?
L'action s'était déroulée à peine une heure plus tôt et elles commençaient déjà à en discuter les péripéties comme les vétérans d'une grande bataille.
– Allez, c'est le moment de faire le partage, décréta Anaïs.
Elles ouvrirent chacune leur étui à violon et en tirèrent un œilleton-loupe de bijoutier, une petite pince à épiler et des pochettes en peau de chamois.
La main plongea dans le sac.
– Un 12 carats pour Charlotte, un 12 carats pour Marie-Natacha, un 12 carats pour moi.
Anaïs effectuait la distribution avec application. Chacune recevait sa pierre, l'examinait, yeux écar-quillés, l'admirait, puis la déposait délicatement dans sa pochette.
Après les 12 carats, ce fut le tour des 16 carats, puis des 18. Des pierres rares et d'une pureté exceptionnelle.
– Aucun type ne pourra m'offrir de tels joyaux.
– Avec ça nous sommes tranquilles jusqu'à la fin de nos jours.
– Moi, je ne les vendrai pas. Serties et montées, elles donneront le plus beau des colliers.
– Moi, j'en ferai sertir la moitié et pour le reste je verrai.
Anaïs poursuivit la distribution.
– Un pour Charlotte, un pour Marie-Natacha, un pour moi.
– Attends une minute, souffla Marie-Natacha, tu n'en as pas pris deux, là?
Silence. Les prunelles se défiaient. Chacune scruta les deux autres.
– Pardon?
– Il me semble que tu t'en es attribué deux au lieu d'un. Recompte.
Anaïs examina sa bourse, recompta.
– Ah oui tu as raison, désolée, au temps pour moi.
La minute de tension se dilua.
– Tu ne t'es quand même pas imaginé que je l'avais fait exprès, j'espère?
– Non, bien sûr. Une erreur, ça arrive à tout le monde.
Autour d'elles, le chant des grillons se faisait moins présent tandis que la soirée avançait. Quelques oiseaux, des vers dans le bec, rentraient nourrir leur nichée alors que des nuages plus opaques glissaient dans le ciel.
La première fois que j'ai rencontré Anaïs, elle devait avoir sept ans. C'était une petite gamine aux grands yeux verts et à la bouche rose.
Elle portait une robe de popeline jaune et un grand chapeau translucide à ruban de soie.
Elle s'est plantée devant moi et m'a fixé avec son petit air charmant.
Elle m'a dit: «Toi, tu n 'es pas n 'importe qui. Faut qu 'on se parle.»
C'est vrai. Je ne suis pas «n 'importe qui».
Un hibou ulula. La nuit commençait à tomber et les filles terminaient la distribution à la lumière des phares de la Range-Rover.
– Voilà. Nous n'avons plus qu'à rentrer chez nous et nous détendre un peu.
Charlotte ne partageait pas l'enthousiasme de ses deux associées.
– Il y a un problème. Ces pierres sont répertoriées, et donc facilement identifiables.
– Que faire alors?
– Dénicher un type qui les retaille.
– Qu'est-ce qui empêcherait ce receleur de nous dénoncer?
– On ne s'est quand même pas donné tout ce mal pour rien.
Anaïs tapa dans son poing.
– Peut-être pas. Je suis sortie avec un expert en bijoux. Il m'a dit qu'en général, les pierres sont recensées un an durant sur des listes particulières, destinées à la profession. Passé ce laps de temps, elles deviennent plus faciles à fourguer.
Les trois filles se dévisagèrent.
– Et en attendant? On les cache sous nos matelas?
– Si nous les gardons chez nous, nous serons tentées de les vendre. Moi, je propose que nous les cachions ici. Ensuite, rendez-vous dans un an, dans cette clairière, pour récupérer notre trésor ensemble.
Instant de flottement.
Charlotte tendit une main ouverte, paume vers le ciel:
– OK pour moi.
Les deux autres posèrent leur main sur la sienne.
– OK pour moi aussi.
– OK.
– Toutes pour une. Une pour toutes. Nous sommes les «Louves noires». Que dites-vous de ce nom? Nous portons des loups et nous nous cachons dans la forêt, non?
Elles restèrent un moment main contre main.
– Et alors, les louves, nous les enterrons où, les diams?
– Inutile de creuser, il n'y a qu'à les confier à Georges.
– Georges?
Elles tournèrent la tête vers lui.
À ma deuxième rencontre avec Anaïs, elle m'a dit: «Aujourd'hui mon grand-père est mort. Il te ressemblait beaucoup. Il parlait peu, lui aussi. Mais je l'aimais énormément. Je crois que c'est son regard qui faisait tout passer. Je sentais qu'il m'écoutait et qu'il me comprenait. Il s'appelait Georges. Ça te gêne si je t'appelle Georges?»
– Georges?
– Georges est la seule solution, insista Anaïs.
Charlotte pouffa.
– Georges!
Marie-Natacha haussa les épaules.
– Tu crois vraiment que nous pouvons lui confier notre trésor?
– Oui. Il sera patient et discret. Le complice parfait. Il ne fera rien qui puisse nous porter préjudice. Jamais. N'est-ce pas, Georges?
Marie-Natacha releva sa longue mèche blonde et le toisa avec dédain.
– Ce n'est quand même qu'un…
Elle éclata de rire.
– Bah, après tout, pourquoi pas!
Elles confièrent donc leur butin à Georges. Anaïs se tourna vers lui et dit:
– Merci, Georges, pour ta compréhension.
Puis elle l'embrassa.
La troisième fois, Anaïs m'a confié que ses parents lui faisaient rencontrer une psychothérapeute. «Une fois j'ai dit que j'ai rêvé de toi, et tu sais ce qu 'elle a répondu? Que c 'était malsain. C'est malsain que je rêve de toi, Georges! Je te demande un peu!»
Les trois filles étaient dans la forêt, les orteils en éventail séparés par de petits cotons. Elles se passèrent le flacon de vernis anthracite. Comme c'était l'été et qu'il faisait chaud, elles avaient décidé de porter des sandales à talons.
– Nous serons les premières bandites de grand chemin à soigner notre look, plaisanta Anaïs.
Elles se parfumèrent, rajustèrent leurs robes, déposèrent leurs loups et leurs revolvers dans leurs étuis à violon puis montèrent dans la voiture.
Quelques instants plus tard, dans un magasin Chartier, Anaïs lançait un sonore:
– Tout le monde à plat ventre!
Marie-Natacha tira une balle en direction du plafond.
Bien plus à l'aise que la première fois, elles se disposèrent en triangle dans le salon principal de la bijouterie, jambes légèrement écartées pour assurer la prise au sol, revolver fermement calé dans la paume.
– Hé! Attention derrière!
Anaïs fonça et vit l'homme. Il avait eu le temps d'appuyer sur une alarme avant qu'elle ne l'intercepte.
– Filons! La cavalerie va bientôt débarquer!
Je ne sais pas ce qui lui a donné envie de me poignarder d'un coup de couteau. C'était un beau matin ensoleillé et Anaïs m'a dit comme ça:
«Georges, je voudrais sceller notre alliance.»
Elle a exhibé un long couteau de cuisine et elle l'a approché tout contre mon visage, en arborant toujours son petit air attendrissant.
Ensuite, elle a entaillé ma chair.
J'ai eu très mal. Cette balafre, je la conserverai probablement toute ma vie, je le savais. Mais je n'ai rien osé dire. Elle n'agissait pas méchamment.
Charlotte et Anaïs tiraillaient par les vitres de la Range-Rover tandis que Marie-Natacha conduisait avec détermination, dents serrées.
– Plus vite. Les flics nous rattrapent.
– Vise les pneus.
Il y eut des crissements puis une explosion.
– Bravo!
– En voilà d'autres!
– Ma parole, c'est un traquenard. Ils sont décidés à nous avoir!
Marie-Natacha zigzagua et emprunta brusquement une ruelle sur la droite. Il fallait semer les policiers.
Au bout d'un moment, elle put lever le pied, tout semblait calme. La vieille Range-Rover s'immobilisa dans la forêt.
– Ouf, il s'en est fallu de peu.
Les Louves descendirent de voiture et, après un coup d'œil alentour, entreprirent d'ouvrir le sac contenant les diamants. Elles s'assirent en rond sans les compter.
– Georges commence à garder un sacré magot!
– Trois à quatre cent mille euros, à vue de nez. Et dire qu'on ne peut pas encore y toucher.
– Mieux vaut être raisonnables, croyez-moi. À présent, les filles, dit Anaïs, il y a bal chez ma mère ce soir. Profitons-en pour nous détendre un peu. De plus, nous sommes déjà en tenue de soirée!
– Il y aura des garçons?
– Les plus beaux de la planète.
Anaïs, oh, ma petite Anaïs.
Je me souviens de la première fois que tu es venue ici et que tu m'as présenté un de tes amis. Je pense qu 'il s'agissait de ton premier amant. Tu l'appelais Alexandre-Pierre.
Tu lui as dit: «Ne sois pas jaloux, Alexandre-Pierre. Lui, c 'est Georges. Même si on s'aime tu dois savoir qu'il existe et qu'il compte beaucoup pour moi. Georges est mon confident. Georges est mon meilleur ami.»
Il m'a regardé avec dédain. Je me méfie toujours des gens qui ont un prénom double, genre Jean-Michel ou Alexandre-Pierre. A mon avis cela signifie que leurs parents voulaient qu 'ils aient à la fois un peu de la personnalité d'un des prénoms et un peu de la personnalité de l'autre. Ils n 'ont pas su trancher entre les deux. Ils ont désiré le côté arrogant, conquérant, prétentieux d'Alexandre en même temps que le côté simple de Pierre. Les prénoms doubles donnent donc souvent des êtres doubles. C'est comme pour Marie-Natacha, d'un côté la sainte, de l'autre la vamp. Est-ce que je m'appelle Georges-Kevin, moi?
Anaïs et Alexandre-Pierre ont fait l'amour à mes pieds. Je pense qu'Anaïs a fait exprès de s'ébattre devant moi. Pour me narguer.
Musique de Strauss. Valse viennoise.
Les trois filles tournoyèrent largement avec leurs cavaliers, puis se retrouvèrent toutes roses et tièdes au buffet pour siroter des martinis rouges avec glaçons et zestes de citron.
– Ah, les hommes, dit Anaïs.
– Eh oui, les hommes, approuva Marie-Natacha.
– Déjà à la maternelle, ils étaient si… prévisibles.
Elles s'esclaffèrent.
– Les garçons, on en fait vraiment ce qu'on veut.
– C'est pour ça que je préfère les diamants. Comme Marilyn Monroe. Ils sont plus difficiles à obtenir et ils ne déçoivent jamais.
Elles riaient, et toute la salle n'avait d'yeux que pour elles, si fraîches, si plaisantes…
La mère d'Anaïs arriva, accompagnée d'un homme chauve et corpulent.
Anaïs chuchota:
– Planquez-vous, voilà ma génitrice.
– Tu embrasses ton oncle Isidore? dit la mère d'Anaïs.
La jeune fille consentit à lui faire une bise sur la joue.
– Salut, mon oncle. Je vous présente ma mère et mon oncle Isidore, et voici Marie-Natacha et Charlotte, mes copines. Alors, mon bon oncle, toujours journaliste scientifique au Guetteur moderne? Sur quoi travailles-tu actuellement, la conquête de l'espace, l'origine de l'humanité, les mécanismes du cerveau, ou un remède miracle contre le cancer?
– Rien de tout ça. Je m'intéresse à la communication avec les plantes.
– Les plantes?
– Oui, on a constaté depuis peu que les plantes discutaient entre elles en émettant des odeurs.
– Pas mal. Raconte.
– En Afrique, les bergers avaient un problème: leurs chèvres tombaient malades quand ils les enfermaient dans un enclos d'épineux. Ils ont fini par comprendre que les acacias s'avertissaient dès que l'un d'entre eux était brouté par une chèvre. Il émettait aussitôt un signal odorant et tous les autres acacias modifiaient leur sève afin de la rendre toxique.
L'oncle Isidore s'empara d'une fleur dans un vase.
– Et il n'y a pas que ça. Les plantes émettent mais elles reçoivent aussi. Cette fleur exhale des parfums délicieux parce qu'elle entend du Strauss, mais si elle écoutait du hard rock, elle émettrait une autre odeur.
– Les plantes sont si sensibles à la musique? interrogea Anaïs, surprise.
– Elles sont sensibles à tout.
Marie-Natacha haussa les sourcils, sceptique.
Anaïs voulut en avoir le cœur net. Elle alla chercher un violon auprès du quatuor à cordes et entreprit de jouer des notes discordantes. Tout le monde se boucha les oreilles. Ils regardèrent la plante.
– Tu racontes vraiment n'importe quoi, tonton Isidore. Cette plante n'a pas bougé une étamine.
– Il faut intervenir plus longtemps. C'est une forme de vie qui présente des rythmes de réaction très lents.
Marie-Natacha prit un air narquois.
– Dites donc, c'est sur ce genre de truc que vous écrivez dans le journal?
Isidore articula patiemment:
– J'essaie de faire découvrir aux lecteurs des thèmes qu'ils ne connaissent pas. J'essaie de leur donner à réfléchir sur de nouvelles perspectives.
– Mais ça, votre histoire de plante qui écoute la musique, c'est n'importe quoi. Vous ne seriez pas du genre à les fumer un peu, vos végétaux?
Anaïs fut étonnée de la réaction de son amie, et pour clore la joute, elle prit la main de son oncle et l'entraîna sur la piste.
Viens, Isidore. Je t'accorde une valse. Mais ne me marche pas sur les pieds comme la dernière fois!
Je suis si vieux.
C'est lorsque j'ai eu quarante-deux ans que j'ai commencé à me poser des questions.
Qui suis-je?
Pourquoi suis-je né?
Quelle est ma mission sur Terre?
Est-il possible d'accomplir quelque chose d'intéressant dans une vie?
Un infime craquement. Quelqu'un venait. C'était Marie-Natacha.
Elle récupéra les petits sacs de pierres précieuses. Elle les examina, les mains enduites d'une irisation due aux poussières de diamant, et puis, satisfaite, elle fourra les pochettes dans son sac à dos.
Non, tu n 'as pas le droit défaire ça! Ne prends pas ces pierres qui ne t'appartiennent pas. Tu n 'as pas le droit. Il y a là-dedans les pierres d'Anaïs.
Elle esquissa une révérence en direction de Georges.
Sale petite garce.
– Lâche ça et lève les bras!
Marie-Natacha hésita, son regard glissa sur le côté, puis elle décida d'obéir à l'injonction d'Anaïs.
– Remets les diamants où tu les as trouvés.
Marie-Natacha rendit les diamants à Georges. Puis elle se retourna, bras toujours levés.
– Et que comptes-tu faire maintenant? Tu sais bien que si tu me relâches, je reviendrai, signala la blonde.
– Lève les mains, toi aussi, lança une voix derrière son dos.
Anaïs ne se retourna pas.
– Lâche ton arme.
Elle n'obtempéra pas.
Charlotte tenait enjoué Anaïs qui tenait enjoué Marie-Natacha.
– Moi qui vous prenais pour des filles sérieuses, je constate qu'on ne peut vraiment pas vous faire confiance, soupira Charlotte.
J'ai peur. Anaïs, fais attention, ce sont des vipères.
Marie-Natacha se baissa et saisit à sa cheville un petit revolver. Avant que les deux autres n'aient eu le temps de réagir, elle fit volte-face et plaça Charlotte dans sa ligne de mire.
– Comme ça nous sommes à égalité, annonça t-elle.
Elles reculèrent, se tenant enjoué mutuellement dans un triangle équilatéral parfait.
– Et maintenant, les filles? On sort les cartes et on joue les diamants au poker?
– Notre système ne tient que si nous sommes unies, dit Anaïs.
Anaïs a raison. Écoutez-la, vous autres.
– Et si nous rangions gentiment nos armes et redevenions intelligentes? proposa Anaïs.
Aucune ne bougea.
– Je crains que ce ne soit impossible. Quelque chose a été brisé. La confiance.
– Que fait-on, alors?
Une buse passa haut dans le ciel et poussa un petit cri perçant.
– On pose les armes et on discute.
Les trois filles s'agenouillèrent et déposèrent les revolvers devant elles. Elles s'épiaient, méfiantes.
Soudain, Marie-Natacha reprit son arme, roula sur elle-même et tira, blessant Anaïs. Celle-ci la braqua à son tour mais la rata, tandis que Charlotte réussissait à toucher Marie-Natacha.
Elles s'éparpillèrent, cherchant un abri dans les broussailles. Des détonations sifflèrent. Un cri fusa soudain d'un bosquet.
Anaïs rampa jusqu'à Charlotte. Elle était morte.
Marie-Natacha en profita pour viser Anaïs mais son arme était vide. Elle voulut recharger, quand Anaïs fonça tête baissée, l'attrapant par les genoux pour la faire chuter.
Elles roulèrent dans les fourrés. Danse horizontale. Elles se frappèrent, se mordirent, s'arrachèrent des touffes de cheveux.
Un couteau brilla soudain dans la main de Marie-Natacha.
Attention, Anaïs!
Anaïs donna un coup de pied et, d'une ruade, renversa son adversaire. Mais l'autre s'agrippa. À cet instant, dans le regard d'Anaïs passa de l'éton-nement. Dans celui de Marie-Natacha, il y avait déjà du regret.
Anaïs baissa la tête vers son ventre, puis tomba à genoux, les mains serrées sur sa blessure.
– Désolée, dit Marie-Natacha, c'était toi ou moi.
Elle recula, puis s'enfuit en courant.
Non!
Anaïs rampa vers Georges, le poing crispé. Elle se redressa péniblement et murmura:
– Georges… Aide-moi.
Elle tendit sa main fermée vers son ami, et déposa quelque chose dans son cœur.
– Venge-moi.
Puis elle chercha dans sa veste, dégagea son téléphone portable et composa un numéro.
– Allô… La police… Dans la forêt de Fon…tainebleau… Le sentier 4 jusqu'au rocher de la Vierge, et là vous suivez le chemin qui mène sous le rocher de la dame Jouanne… la dame Jouanne.
Elle s'effondra.
Anaïs!!!
Sans toi ma vie n 'a plus de sens.
Tout ce qu 'il me reste c 'est la vengeance.
Si je le peux, oui, je te vengerai.
Trois semaines plus tard, deux policiers surgissaient, encadrant Marie-Natacha dont les poignets étaient menottes d'acier chromé.
Le premier s'adressa à l'autre:
– Que faisons-nous, inspecteur?
– C'est ici qu'on a retrouvé les corps. À présent que nous savons que cette fille appartenait au gang des Louves noires, j'espère découvrir un indice qui prouvera que c'est bien elle qui a tué ses deux complices.
Marie-Natacha toisa les deux policiers avec dédain.
– Je suis innocente.
– Les diamants, mieux vaut trouver autre chose à voler. Ils sont tous répertoriés. Mais voilà, les femmes sont fascinées par les diamants. Ils leur brûlent les doigts. Il faut qu'elles les portent ou qu'elles les vendent. Il serait intéressant d'étudier ce rapport des femmes et du minéral, dit l'inspecteur.
– Peut-être un rapport à la pureté, philosopha le policier. Nous cherchons quoi exactement, inspecteur?
– Un indice. Regardez bien dans les fourrés.
– Vous ne trouverez rien, déclara Marie-Nata-cha en haussant les épaules. Je veux un avocat.
C'est elle. C'est elle l'assassin.
Si seulement je pouvais les aider. Mais comment faire?
Lorsque leur parvint un bruit de camionnette tout-terrain, l'inspecteur sembla soulagé.
– Voilà justement l'homme dont j'avais besoin.
Deux personnes descendirent du véhicule. Dont un homme corpulent, au visage poupin, au crâne marqué d'un début de calvitie, au nez chaussé de petites lunettes dorées. Il examina les lieux et reconnut la jeune fille.
– Bonjour, Marie-Natacha, énonça-t-il simplement.
Elle lui répondit par un mouvement du menton.
Une femme brune suivait le journaliste scientifique.
– Docteur Sylvia Ferrero, annonça-t-il pour présenter sa compagne.
Il pria les policiers de les aider à décharger leur matériel. Pour plus de sécurité, Marie-Natacha eut une main libérée, l'autre fixée par une menotte à une grosse racine.
Toujours secondés par des policiers, Isidore et son assistante commencèrent par installer une table, puis disposèrent plusieurs appareils électroniques aux multiples cadrans connectés à un ordinateur portable. Une grosse batterie fournissait l'électricité nécessaire à l'ensemble de cet attirail hétéroclite.
– C'est quoi tout ce bazar? demanda la suspecte.
– Le galvanomètre sert à mesurer les émotions. C'est l'instrument utilisé notamment pour savoir si une personne ment ou non.
– Vous comptez me passer au détecteur de mensonge? demanda Marie-Natacha, sans rien perdre de son aplomb.
– Non, pas vous, répondit Isidore. Il désigna quelque chose derrière elle.
– Lui.
Tous suivirent son regard, se demandant de qui il parlait. La ligne indiquée par son doigt s'achevait sur une silhouette tourmentée.
Un arbre.
Un arbre ancien, tout tordu.
Ses branches semblaient figées dans une position de yoga compliquée. Ses feuilles bruissaient, chatouillées par le vent. Ses longues racines émergeant parfois de la terre lui assuraient une prise solide.
Sur sa face sud, il était gris clair, strié de noir et d'ocre. Sur sa face nord, protégés par l'ombre et les froids, des mousses et des lichens s'étendaient comme autant de maladies de peau.
Son écorce marbrée était recouverte de bosses et de cicatrices.
Un écureuil, sentant que les humains regardaient dans sa direction, fila vers les cimes aux branchettes fines mais aux feuilles larges destinées à capter les rayons du soleil et assurer la photosynthèse. Une mésange commença aussi à s'inquiéter, craignant que les humains ne s'intéressent à la cache de son nid: ses œufs n'étaient pas encore éclos. Elle décida pourtant de ne pas céder à la panique. Après tout, les humains ne mangeaient plus d'œufs de mésange. Elle se fit sentinelle, immobile dans les feuillages.
C'est mon grand jour.
Avec beaucoup de délicatesse, Sylvia Ferrero implanta des pinces dans l'écorce. Des pinces aux bouts métalliques reliées à des fils électriques, eux-mêmes reliés aux machines à cadrans, elles-mêmes reliées à l'ordinateur portable.
Isidore expliqua posément aux deux policiers qu'en 1984, son ami, le professeur Gérard Rosen, de l'université de Tel-Aviv, spécialiste de l'irrigation, de la lutte contre la désertification et de l'observation des comportements végétaux, s'était aperçu que les plantes réagissaient aux stimuli extérieurs.
– Il a eu l'idée de placer des électrodes sur l'écorce puis, en les branchant à un galvanomètre sensible aux changements infimes de résistance, il a pu mesurer l'action de ces stimuli sur le comportement des arbres. Dans la Bible, on parle du «buisson ardent», lui pense qu'il s'agit plutôt d'une parabole pour un «buisson parlant». Au début, lors de ses premières expériences, il a confronté des fleurs à des musiques différentes, du hard rock au classique. Il a ainsi constaté qu'elles appréciaient Vivaldi.
– Comment a-t-il pu vérifier cela? demanda le policier, un peu incrédule.
– Comme pour nous. À l'état de repos, nous présentons une résistance électrique de 10 sur 20. Lorsque nous sommes calmes, elle baisse à 5, et si nous nous excitons, elle peut monter à 15. Quand la musique leur plaisait, les plantes du professeur Rosen se calmaient et donc l'aiguille du transcripteur descendait sous 10. Lorsqu'elles se sentaient agressées, on constatait des pics. Comme si elles étaient irritées et souhaitaient que toutes ces manipulations cessent… Le professeur Rosen a ensuite eu l'idée d'exposer des plantes à toutes sortes d'autres éléments. Le froid, le chaud, la lumière, l'obscurité, la télévision.
– Mais elles n'ont pas d'yeux, s'étonna le policier.
– Elles perçoivent à leur manière le monde qui les entoure. Un jour, alors qu'un acacia était branché sur des électrodes et que le professeur Rosen préparait sa manipulation, il a effectué un faux mouvement et s'est blessé.
«Pour en avoir le cœur net, Gérard Rosen a renouvelé l'expérience en tranchant un morceau de viande à proximité. Rien. Comme si l'arbre savait que cette chair était déjà morte. Il a plongé une fleur dans de l'oxygène liquide. La plante a réagi et est montée à 13. Il a ensuite jeté tout près une autre plante dans de l'eau bouillante: 14. Il a introduit de la levure dans l'eau bouillante: 12. L 'acacia percevait la mort de la levure.
– La levure! C'est vivant?
– Bien sûr. Le scientifique s'est alors entaillé avec un rasoir devant la plante et celle-ci a aussitôt présenté le même petit pic à 12. Pour elle, des cellules humaines tuées ou des levures cuites sont deux actes de violence qui l'exaspèrent. C'est de la mort auprès d'elle. Malheureusement, Gérard Rosen n'a pas pu se déplacer jusqu'ici aujourd'hui mais il nous a délégué sa principale assistante, Sylvia.
Le vent bruissa dans les ramures alors que, soudain, l'air devenait plus frais.
– Cet arbre a vu le crime puisqu'il s'est déroulé sur ces lieux. Ses «sens d'arbre» ont perçu le meurtre. Ce végétal sait ce qui s'est passé mais ne peut pas l'exprimer. Nous allons essayer de l'aider à nous dire quelque chose.
C'est un instant historique.
Les êtres mobiles à sang chaud multiplièrent les pas autour de l'arbre, écrasant sans s'en apercevoir certaines de ses petites racines affleurantes.
– J'ai décidé, donc, de tenter l'expérience ici, expliqua Isidore Katzenberg.
– Pourquoi tant d'efforts dans ce cas particulier? s'enquit le policier.
– Anaïs était de ma famille. Je suis son oncle.
– Puisque vous entreteniez un lien familial avec la victime, vous n'avez pas le droit d'enquêter, signala Marie-Natacha qui n'avait pas oublié ses cours à la fac de droit. Je veux un avocat!
– Je ne suis pas policier, mais journaliste scientifique. En conséquence, je ne fais que poursuivre une enquête criminelle. Allez-y, Sylvia.
La jeune femme en blouse blanche régla les boutons du galvanomètre, contrôla ses cadrans et annonça:
– Il est à… Attendez… Il est à 11. Cet arbre est plus «nerveux» que la moyenne.
– Très bien, mais maintenant, vous faites quoi? demanda l'inspecteur.
– Il faut interroger ce témoin.
– Vous n'avez qu'à le torturer. Coupez-lui les branches. Il finira par parler, persifla Marie-Natacha. Ou encore brûlez-lui les feuilles.
Dix minutes plus tard, Sylvia installait un haut-parleur collé contre l'écorce et lui faisait écouter du hard rock. Thunder Struck de AC/DC, précisément.
L'arbre monta à 14.
Le Printemps de Vivaldi. L'arbre descendit à 6.
– C'est un grand sensible mais au moins, nous savons que notre système fonctionne.
Le policier se demanda s'il ne rêvait pas. Le témoin serait un arbre! La gêne manifeste de Marie-Natacha le troublait cependant.
Isidore se concentra. Il présenta une photographie d'Anaïs à une excroissance du végétal qui pouvait passer pour un œil.
– Alors?
La scientifique effectua plusieurs réglages.
– 11, regretta-t-elle.
Les policiers détachèrent Marie-Natacha, et Isidore lui demanda de toucher l'écorce.
– Verdict?
Un instant d'attente et Sylvia annonça:
– 11 encore.
Non. Non. Je ne vais pas échouer si près du but. Il faut que j'exprime quelque chose.
Penser à des souvenirs traumatiques.
Un pivert qui me percute un jeune rameau.
Un écureuil qui me vole mes glands.
Une tempête qui me déstabilise. La terrible tempête de décembre 1999 qui m'a fait vaciller et a déraciné tant de mes amis!
– Je crois que nous perdons notre temps. Et puis pourquoi se concentrer sur cet arbre en particulier? Il y en a d'autres aux alentours, remarqua le policier.
– Cet arbre-ci est situé juste devant la clairière où l'on a retrouvé les corps.
– Je sais qu'il sait, reprit Isidore. Il nous faut seulement trouver le moyen de communiquer avec lui. C'est comme si nous cherchions à discuter avec des extraterrestres. Nous devons trouver son mode de langage.
– Si ce n'est que lui, il est végétal, il n'a pas d'oreilles et pas de bouche, alors que les extraterrestres en possèdent peut-être, objecta le policier.
– Je vais tenter de lui parler.
– Ah, j'adore cette scène! dit Marie-Natacha, retrouvant peu à peu son aplomb. C'est vraiment impayable!
Elle exagéra son rire. Les autres, en revanche, s'efforçaient de ne pas se départir de leur concentration.
– Reconnais-tu cette fille?
Parfaitement. Oui, c 'est elle.
Ils attendirent.
C'est elle. Arrêtez-la.
Elle a aussi tué Charlotte.
Tout ça pour leurs maudits diamants. Comme si le monde minéral pouvait ressentir quelque chose.
– Toujours 11. Il ne paraît rien exprimer de particulier lorsqu'on évoque l'enquête.
Isidore présenta des objets ayant appartenu à Anaïs et qui conservaient encore son parfum.
– Et pourquoi ne pas interroger directement les pierres? Après tout il paraît que les pierres aussi sont vivantes, ironisa la jeune fille.
Le désappointement gagnait le petit groupe. Ils se sentaient désemparés, presque ridicules. Marie-Natacha était en pleine crise de fou rire.
– Désolé, Isidore, désolé, professeur, mais je crains que cette expérience ne soit guère fructueuse, décréta l'inspecteur. On pourra quand même dire que nous avons essayé. Quant à vous, mademoiselle, vous avez tout intérêt à demeurer discrète sur cette tentative.
– Alors là, vous pouvez compter sur moi pour raconter l'histoire à la cantonade. Je convoquerai la presse. Dans une semaine, tout le pays connaîtra cette nouvelle manière de traiter les affaires criminelles. Le témoignage d'un arbre!
L'inspecteur donna un coup de pied audit arbre et aussitôt l'aiguille grimpa à 13.
– Et en plus il est avéré qu'il réagit.
Oh, je n 'arrive pas à faire bouger cette maudite aiguille!
Laissons tomber.
Je n 'y arriverai pas comme ça. Il faut que je trouve autre chose.
Comme l'a dit Isidore, il faut que je trouve «mon mode de langage» à moi. Le langage que je maîtrise. Lequel est-ce?
Je sais faire pousser mes racines pour qu 'elles rejoignent une source d'humidité. Ça je sais. Ça me prend au moins un mois mais je sais.
Que sais-je d'autre?
Rien. Ah si, peut-être. C'est ma dernière chance.
Ils commencèrent à ranger les outils dans la camionnette, déçus, à l'exception de Marie-Natacha au comble de l'amusement.
– Sacré tonton Isidore!
– Nous avons échoué mais il était absolument nécessaire d'essayer, soupira l'inspecteur.
Je peux y arriver, je peux y arriver.
Il faut que je pousse fort.
Il le faut.
Oh! s'il vous plaît, mes forces, ne m'abandonnez pas!
Je sens couler en moi l'énergie de l'univers, de toutes mes mémoires, de toutes mes sensations. Reviens, pouvoir de mes ancêtres.
Aidez-moi à accomplir ma vengeance.
A rendre la justice.
Une large feuille de l'arbre. Sur toute sa surface, les nervures claires courent, se regroupant sur le sillon central.
À l'intérieur de sa tige, un infime déficit de sève.
Oh, Anaïs, en ton nom, je vais le faire, je peux le faire.
Alors que tout le monde s'apprêtait à renoncer et à rentrer bredouille, la large feuille tout à coup se détacha. En tombant, elle dévoila une anfrac-tuosité dans le tronc de l'arbre. Dissimulé par la feuille, ce profond orifice n'avait pas été détectable jusque-là.
Isidore Katzenberg tourna une dernière fois la tête.
Comme au ralenti, il repéra la feuille qui chutait doucement. Il battit des paupières, interrompit le mouvement qu'allaient amorcer ses pieds pour rentrer dans la voiture. C'était comme si le temps s'arrêtait. On n'entendait plus rien, même un pigeon qui volait ne produisait plus le moindre bruit. Les animaux de la forêt étaient eux aussi fascinés car ils savaient qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire.
J'ai réussi!
Isidore Katzenberg émit quelques sons. Le mot parut lui aussi sortir au ralenti de sa bouche, comme un disque passé en vitesse réduite.
– At… ten… dez…
Un renard n'en crut pas ses yeux. Quelques papillons brassèrent l'air comme des voiliers graves.
Le journaliste scientifique marcha très lentement, toujours au ralenti, et plongea sa main dans le tronc de l'arbre.
Oh oui!
Ses doigts furetaient dans l'écorce, s'écor-chaient à des échardes, palpaient l'intérieur de Georges. Il ramena une touffe, une touffe de cheveux blonds enduite d'une substance sombre.
– Des cheveux blonds avec du sang séché dessus!
Les yeux de Marie-Natacha s'exorbitèrent.
Le journaliste s'empara des cheveux et les approcha de ceux de Marie-Natacha devenue blême.
– Le médecin légiste nous confirmera que cette mèche appartenait à notre demoiselle. Profitez-en aussi pour analyser ce gros creux dans l'écorce. Il me semble qu'il contient au fond des
poussières de diamant, affirma Isidore en examinant un léger scintillement au bout de ses doigts.
Tous se penchèrent sur l'orifice.
Avec un mouchoir en soie, l'inspecteur recueillit des fragments à l'intérieur de l'arbre.
J'aime la soie parce qu'elle est tissée avec le fil protecteur du ver à soie, et les vers à soie sont ceux qui me grignotent les feuilles. Je ne sais pas comment je connais autant de choses. En fait je ne les sais pas, je les sens. Je perçois les relations entre les êtres comme s'ils étaient autant d'informations dans l'air.
C'est comme la voix humaine que j'entends alors que je n'ai pas d'oreilles. Ou alors toute mon écorce est peut-être comme un tympan sensible.
Marie-Natacha ouvrit la bouche de surprise. Elle paraissait assommée par ce qu'elle venait de voir.
Juste au-dessus du creux, Isidore découvrit une inscription gravée profondément au couteau dans l'écorce depuis de nombreuses années.
ANAÏS + GEORGES =
ARBRE 1 - Il l'a fait!
ARBRE 2 - Qui ça?
ARBRE 3 - Celui qu 'ils ont baptisé Georges.
ARBRE 2 - Il a fait quoi?
ARBRE 1 - Il a bougé!
ARBRE 3 - Il a soulevé ses racines hors du sol?
ARBRE 1 - Non. Mieux. Il a su faire un signe aux humains à un moment crucial de leur vie. Et il a ainsi changé leur histoire.
ARBRE 2 - La belle affaire, moi aussi je lâche des feuilles. Même que les miennes, eh bien, elles sont si jolies que les humains les collectionnent.
ARBRE 1 - Ah oui, mais toi tu ne fais ça qu 'en automne.
ARBRE 3 -… Lui, il l'a fait en plein été! Comme ça. Rien qu'avec sa volonté.
ARBRE 2 - Je ne vous crois pas!
ARBRE 1 - Ce n 'est qu 'un premier geste. Désormais nous savons qu'il est possible d'agir dans le monde des humains.
Les images s'effilochent et je pense.
Du plus profond de ma mémoire, je ne t'ai jamais oubliée.
Je t'aimais tant, Anaïs.
J'ai vu passer depuis des siècles des centaines d'êtres humains qui sont venus pour me toucher, chercher des truffes dans mes racines.
J'ai vu des soldats et des bandits, des «avec des épées», des «avec des mousquets» et des «avec des fusils».
A chaque cercle placé autour de mon cœur de tronc correspond une génération de petits hommes devenus en quelques instants, à mon niveau de perception, des vieillards.
J'ai toujours été surpris qu 'ils aient à ce point besoin d'exprimer leur existence par la violence.
Avant ils se tuaient pour manger.
Maintenant je ne sais plus pourquoi ils se tuent.
Probablement par habitude.
Nous non plus, nous ne sommes pas au-dessus de la violence. Par moments, dans mes branches, des conflits éclatent entre les feuilles. Elles se volent la lumière. Celles qui sont dans l'ombre blanchissent et meurent. Des petites futées profî tent d'une aspérité de mon écorce pour se rehausser. Et puis nous avons nos prédateurs, les lierres étrangleurs, les insectes xylophages, les oiseaux qui viennent creuser leurs nids dans notre chair.
Mais cette violence a un sens. On détruit pour survivre. Alors que la violence des humains, je n 'en comprends pas le sens.
Peut-être parce que trop nombreux et destructeurs, ils s 'autorégulent en se tuant entre eux. Ou peut-être parce qu 'ils s'ennuient.
Depuis des siècles, nous ne vous intéressons que sous forme de bûches ou de pâte à papier.
Nous ne sommes pas des objets. Comme tout ce qui est sur Terre, nous vivons, nous percevons ce qui se passe dans le monde, nous souffrons et nous avons nos petites joies à nous.
J'aimerais parler avec vous.
Un jour, nous discuterons peut-être ensemble…
Le voulez-vous?