La porte de notre chambre est restée entrouverte. J'entends la noble voix béruréenne en train d'accomplir son office. Un sacré persévérant, Béru ! Il s'obstinerait à interroger un mort si on lui ordonnait de le faire mettre à table. L'état semi-comateux de l'opéré ne l'intimide pas. Il bavasse paisiblement, comme s'il se trouvait accoudé au rade d'un troquet avec un poivrot de rencontre.
Sa tactique est élémentaire, mais de bon ton : se raconter d'abord, histoire de mettre son interlocuteur en confiance. Alors il brode, il tartine, il détaille. C'est le parfait mouton.
— Moi, je roulais peinardement avec ma cargaison de moutarde que j'étais été charger à Dijon. Et puis voilà que sur l'autoroute, un gus qui me précédait devant moi prend la fantaisie de voltefacer. Tu juges ? Sur un autoroute ! J'sais pas ce qui l'a passé par le caberlot à c't'enflure ! Un demi-tour complet, pile devant moi que j'arrivais ! Et il cale comme un manche, en plein travers de l'autoroute ! Textuel ! Je me dis : Alexandre, t'as plus le temps de freiner, mon mec ; si tu percutes cet affreux connard avec ton vingt tonnes, un sous-main lui servira de cercueil. » Je veux pas me vanter, mais chez les Bérurier, on a beau avoir le sang chaud, c'est pas le sang-froid qui nous manque. V’là que je file un coup de volant vachement sec. Le tout pour le tout, quoi ! Mon trente tonnes bascule et fait seize tonneaux ! Seize ! C'est le rapport de police ! Ah ! ei t'aurais vu ce travail, mon pote ! Cinquante tonnes de moutarde sur l'autoroute du sud, à cause d'un endoffé que si les mecs de la préfecture sont pas des cons ils se torcheront en couronne avec son permis de conduire ! La circulanche paralysée pendant des heures ! cinquante mille kilos de moutarde, t'imagines ? Au moment que je te cause, les C.R.S. font encore la chaîne avec des seaux pour déblayer. Et ils déversent des tombereaux de sable sur la chaussée dégagée, manière de pas que ça glisse…
Le Gravos prend la quantité d'oxygène à laquelle il a droit et attaque :
— Et Técolle, c’t’un accident aussi ?
Un silence assez long. Et puis la petite voix fluette du ministre exhale un ce « non » tellement confidentiel qu'on doute de l'avoir entendu.
— Paraît qu'on t'a cigogne le placard, mon pote, c'est ta testicule biliaire qui ramonait plus, ou quoi donc ?
Le sieur Tabobo Hobibi n'a pas la force de s'expliquer. Il doit stimuler la pitié du Gros, car celui-ci murmure :
— Mouais ! tu béates dans le sirop, mon vieux Blanche-Neige, c'est le choc péremptoire, faut pas te cailler la laitance. Ça va passer. Moi, ce que j'entrave pas, c'est la diète complète dont à laquelle on t'a mis. Anémié comme te voilà, je sais qu'une chose pour te remonter, mec : du vin sucré ! Si je te disais, mon grand-père, Achille Bérurier, qu'est canné à cent moins un, combien de fois qu'on le croyait perdu, on l'a récupéré de justesse avec un gorgeon de pinard bien sucré. Je me rappelle, un soir, qu'on le veillait, il avait les gencives crochetées et il respirait plus que par routine. « C'est la fin ! », disait ma mère. Elle préparait déjà un rameau de buis dans de l'eau bénite, m'man ; et puis elle cherchait des cierges dans ses tiroirs. Mais v'là que mon dabe s'annonce avec du vin sucré. Le vieux, rien que l'odeur, ça l'a ranimé. Il a rouvert un store et tété le breuvage. Sauvé ! Ma daronne avait bonne mine avec son buis et ses chandelles !
— J'ai soif, soupire le poignardé.
Là-dessus, j'opère mon entrée. Dressé sur un coude, Béru contemple son voisin de lit avec compassion.
— Il a la pépie, me dit-il, tu trouves pas qu'ils sont barbares dans c't'hosto de lui interdire le biberon ?
Je me penche sur la feuille de température du ministre. 41,6 ! La potence d'un goutte à goutte dessine une ombre tragique d'échafaud biscornu sur le drap du malheureux.
— Fais le 22, dis-je, on va lui donner un peu d'eau.
— Non, mon gars, décide Béru, tant qu'à faire de s'occuper de son prochain, faut pas mesquiner !
— C'est-à-dire ?
Il saute de son lit, va jusqu'à la porte, coule un œil torve dans le couloir et revient à sa couche dont il soulève le matelas.
— Je m'étais pas annoncé ici sans ma trousse à pharmacie, déclare le Mastar en brandissant une bouteille de juliénas.
— Pas du vin tout de même, proteste-je en versant subrepticement la drogue du Vieux dans un verre.
Mais je m'aperçois que le liquide est vert et qu'il dégage une odeur plutôt infecte. Je sais bien que le « patient » n'est guère en état de s'en formaliser, pourtant du vin constituerait un véhicule plus discret pour lui administrer la potion magique. Je masque de la main le fond du godet et je présente celui-ci au goulot que Bérurier braque comme une mamelle généreuse.
— Très peu ! enjoins-je.
Il laisse tomber une facile rasade.
— Ce garçon a besoin de calories, mon pote !
Ayant dit, il s'octroie une lampée de pichetegorne et planque sa boutanche. Nanti du godet, je me penche sur Tabobo Hobibi.
— Soif, murmure-t-il encore.
Ses lèvres consumées par la fièvre s'ouvrent sur des dents couleur de vieil ivoire.
— Soulève-le pour qu'il puisse boire ! ordonné-je au Gravos.
Le Mastar obéit, mais au moment précis où je porte le verre aux lèvres du blessé, la formidable voix d'Attila nous fait sursauter !
— Qu'est-ce que vous foutez !
J'en perds mes moyens. Ah ! je ne suis pas fiérot, je vous jure ! Ce que je suis en train de faire correspond à unassassinat pur et simple, n'ayons pas la trouille des mots !
— Vous n'alliez tout de même pas donner du vin à ce malade ! tonne la sœur.
Béru récupère plus vite que moi parce qu'il ignore le côté machiavélique de l'opération.
— Qu'est-ce que vous allez vous figurer là, ma sister ? roucoule-t-il. On trinquait juste à sa santé, à cepauvre biquet !
Il me prend le verre d'un geste brusque et porte un toast rapide au ministre.
— A ton éperon établissement, camarade ! dit-il.
Et, avant que j'aie eu le temps d'intervenir, il a avalé le contenu du godet. Avouez que pour un tour de vicomte c'est carrément un tour de comte ! J'en ai les crins qui se hérissent, les tripes qui se nouent, la langue qui se déshydrate. Ça tourbillonne sous ma coiffe à la vitesse d'un gyroscope. Tout m'assaille en même temps ! Quel effet va avoir la drogue sur le Gros ? Impossible de prévenir le toubib de ce coup mijoté par le Vieux, il admettrait pas, sa conscience professionnelle, vous pensez… Et le ministre qui agonisote gentiment ! Et j'ai plus de potion pour luidéverrouiller la menteuse ! Et sœur Attila des Anges qui renaude comme si on lui cloquait la main au valseur !
— Du vin ! Où avez-vous pris du vin ? tonne l'infirsœur.
— Je vais vous expliquer, ma frangine, bavoche Sa Majesté dont le regard brille inquiétement. C'est un flacon échantillon que je viens de retrouver dans la poche de mon pyjama. Un tout petit flacon… Du quinquina. Une réclame. Un porte-clé qui faisait bouteille. J'ai voulu goûter…
Il porte la main à sa tempe.
— Mais qu'ai-je ! théâtrase-t-il. Qu'ai-je donc, b… de m… de n… de D… de f… !
Il se laisse tomber sur le lit de Tabobo Hobibi qui en geint de douleur subconsciente.
— La tronche en feu, sœur Marie de Solange ! Ça me picouille dans les côtes… Je vois du bleu, du vert !
— Dites, vous avez fini vos simagrées, espèce de sale poivrot ! s'emporte la garde (chiourme) malade.
Je me précipite.
— J'ai l'impression qu'il a une crise, ma sœur, il faudrait avertir le docteur !
— S'il a une crise, ce gros sac à vinasse, c'est d'éthylisme, aboie la moustachue.
Mais, tandis que nos diagnostics s'affrontent, s'opposent et se neutralisent, Bérurier continue de délirer.
— Je vous ai berluré, sœur Mairie de Vanves ! J'ai une boutanche de beaujolpif planquée sous mon matelas ! Et puis faut que je vous annonce qu'on vous a surnommée Attila, mon pote et moi, consécutivement à vos manières de vieille bourrique.
Il sanglote :
— Et aussi, sœur Marée de Vidange, pour rien vous cacher, lui z'et moi, on est deux poulets. Pas plus malades que les mecs de l'équipe de France de rugby ! On chique les mal en point uniquement pour tirer les vers du naze au pauv' négus qu'est là à claboter. Ce gus, sœur Mardi de décembre, il s'est fait poignarder sous un faux blaze. Il est venu en Europe pour démission de conscience, je veux dire pour des missions de confiance… Il agonise et on est là, à le questionner comme des sagouins, sœur Maquis des Andes. Deux ordures, voilà t'est-ce que nous sommes, moi et le commissaire San-Antonio, ici présent. On fait un métier de fumiers, sœur Marquis de Saintange !
Il hoqueté. Ses yeux, sa bouche, son nez sont des geisers qui évacuent sa peine et sa contrition. La digne religieuse en est abasourdie. Quant à moi, San-A, je me distribue tellement de blâmes qu'il faudra que je loue le Grand Palais si je veux les exposer tous. C'est la grande débâcle, mes chéries ! Le démantèlement absolu d'une affaire. Jamais enquête n'avorta aussi lamentablement. Je sombre dans le ridicule et la déchéance professionnelle.
Mais, intarissable, superbe dans sa confession publique, l'abominable, le minable Béni enchaîne :
— Toute ma vie, sœur Manie Etrange, je m'ai comporté comme une salope. Si je vous disais, Berthe, ma chère épouse, la paire de cornes que j'y fais porter ! Et la mesquinerie dont j'agis en ce qui la concerne. Tenez, mon traitement, sœur Maraie me Démange, j'ai pas dit a Berthy un mot de la dernière augmentation. In the Pochette, tout pour la picole. Car, vous avez raison : j'sus t'un poivrot interverti ! Un alcoolique du dernier et du 45 degrés, sœur Maudite Orange. Mauvais époux, mauvais fonctionnaire, mauvais camarade. Si je vous avouais que cézigue, mon meilleur ami, pas plus tard que l'autre jour, au restaurant, pendant qu'il téléphonait, j'y ai bouffé la moitié de sa saucisse de Toulouse. Et éclusé son carafon de Côtes du Rhône, sœur Magie des Anges ! Mais il y a pire que tout, sœur Mari me Dérange : aux dernières élections j'ai voté contre !
Il s'abat sur la poitrine du pauvre ministre qui gémit de plus belle et dans son dialecte maternel. Il lui pleure dessus, Béru, avec abondance et frénésie. Il le mouille, le sale, le dilue.
— Mon pauvre négus, va ! On peut dire que t'agonises dans de tristes conditions ! Venir mourir entre les deux guenilles que nous sommes, comme le Jésus entre ses deux lardons, toi qu'es né sous les cocotiers, c'est pas de bol. Finir dans la terre glaise du Père Lachaise c'est mesquin quand on a eu des palais, des laitues, des éviers et des palétuviers plein son potager. Je te la dorloterai ta tombe, mon biquet. Je te le jure devant la sœur Attila des Anges. Un jardin japonais je t'y mettrai dessus, parole ! Avec des cactus et des petits ponts en porcelaine, mec !
— Il est en plein delirium ! décide la religieuse, et elle taille pour chercher du renfort.
Moi, je reste prostré sur mon plumard.
— Avec tout ça, t'as rien biberonné, mon pauv' loulou, lamente Béru. Bouge pas, tu vas lichetrogner un bon coup de rouquin, manière qu'on se quittasse en beauté.
Il retourne chercher sa boutanche, arrache le bouchon avec ses dents valides et place le goulot entre les lèvres exsangues de Tabobo Hobibi. Le blessé boit goulûment. Ainsi devait-il malmener le sein maternel à sa naissance. Il boit, il boit ! Il n'étanchera jamais sa terrible soif. Je devrais intervenir, je n'en ai pas le courage. Des trois, c'est sûrement moi le plus faible, le plus détruit.
— Malheureux ! Assassin !
C'est sœur Marie des Anges qui radine, flanquée d'un infirmier athlétique.
— Et vous qui laissez faire, espèce de triste individu ! Mais qu'est-ce que c'est que ces bonshommes, fan de pute !
Ils arrachent la bouteille du Gros, ils ceinturent le Mastar et l'entraînent vers des régions camisoleuses où le gardénal doit couler à flots.
— Quant à vous, pauvre minable… je vais régler votre affaire en deux coups de cuiller à pot ! me lance la Hourie depuis la porte.
Pauvre minable ! Elle ne s'est pas trompée ! J'ai tout de la pomme à l'huile, ma parole ! Mais pouvais-je prévoir que ce gros porc allait écluser la potion magique !
— Je veux me lever, je suis attendu, il faut que j'aille à Genève, aidez-moi ! balbutie le mourant.
Je sursaute !
Potion magique ! M'est avis que le picrate du Gros est aussi efficace que la sale drogue du Vieux.
Les yeux du ministre ont un reflet nouveau. Ses pommettes bistres ont rougi. Il fait des efforts pour se soulever.
— Vous irez à Genève quand vous serez guéri, monsieur le ministre !
Il ne réagit pas en m'entendant lui donner son titre. Il volplane dans les nuages (déjà). La réalité a largué ses amarres ; maintenant, il acquiert sa vitesse de croisière pour rallier Saint-Pierre City sans escale.
— Non, on m'attend…
— Je vais prévenir que Votre Excellence sera en retard…
— Oui…
Il paraît halluciné. Il me regarde comme s'il ne me voyait pas. Il ne sent pins sa douleur. Sa tête ballotte de gauche à droite, d'avant en arrière, comme si ses vertèbres cervicales étaient en caoutchouc. Sa bouille, c'est un punching-ball entraîné par son propre poids.
— Où devait avoir lieu le rendez-vous ?
— Hôtel Intermondial…
— Qui dois-je faire prévenir ?
Son regard chavire, devient tout blanc, tout vitreux.
Au lieu de compatir, je me file en boule. Ah non ! ça suffit commak, il va pas me claquer dans les pattes avant d'avoir annoncé la couleur ! Y'a que dans les films de série B que les zigs clapotent de la menteuse et rendent l'âme au moment de proférer le nom fatidique qui permettrait d'élucider l'affaire. Notez, je comprends les auteurs. Si à la première bobine, un comparse traqué disait : « C'est Dugommier le chef du réseau », y'aurait plus de film.
Alors, nécessairement, l'auteur le tue pile à l'instant de la grande révélation, de façon que l'enquête dure une heure et demie d'écran.
Moi, si je vous dis que Tabobo Hobibi virgule dans les quetsches juste au moment où il va balancer le blaze de son correspondant suissaga, c'est que c'est vrai. Croyez pas à un subterfuge d'affabulateur déficient. Vous me connaissez, non ? J'aurais trouvé autre chose de plus meû-meû. Si vous avez des doutes, je le réanime, le ministre, aussi prompto que Jésus ressuscita Lazare. Je lui fais déballer tout le bidule, et vous verrez que le bouquin continuera tout de même. Vous réjouissez pas, mes drôles, vous n'aurez pas deux cents pages blanches pour y noter vos pensées ou, ce qui est plus probable, vos comptes.
Car les hommes ont toujours plus de chiffres que de lettres à écrire, hélas ! Notez que ce serait un truc à lancer, le livre blanc. Vraiment blanc. Je sais des auteurs, quand je viens de les parcourir, je me demande pourquoi leurs bouquins sont imprimés. Je me dis : juste la couverture, manière qu'ils se masturbent en voyant flamboyer leur nom, ça serait amplement suffisant. Et dedans : rien. Des pages immaculées comme la Conception du même nom ! Je parie que ça plairait, que ça ferait fureur. On se composerait toute une bibliothèque de ce tonneau. Des pleins rayons chargea à crever. Vos potes chopent un livre au hasard, sollicités par le titre : « Dix ans sur la lunette, ou les mémoires d'un constipé », par Jérôme Bougnazal, de l'Académie Pétaouche. Ils feuillettent le présumé chef-d'œuvre, et qu'y trouvent-ils ? La note de votre blanchisseur, votre consommation d'essence du mois, l'évolution de vos hémorroïdes, la recette du goulache (ou goulash) hongrois et les pesées successives de votre petit garçon, de sa varicelle à sa vérole. Autrement passionnant que le « il poussa la porte et entra » du sieur Bougnazal, non ? Varié, au moins ! Imprévu, mouvant : la vie, quoi ! La vraie : celle qui croît et non celle qui croasse. Votre vie, dite courante, et qui court en effet, qui galope même, plus vite que vous ne le supposez. Réaliste ! Tout y serait : le calendrier de memère, les adresses de vos clandés, les cours de la Bourse, les résultats du tiercé… Je crois que je vais creuser l'idée, la faire breveter.
Mais je reviens à Tabobo Hobibi, lequel ne revient pas à lui. J'ai un peu ellipse en tartinant sur son coma. Car, juste avant de sombrer, comme je lui posais la question suivante : « Qui dois-je prévenir ? », il a balbutié :
— Sœur… Sœur Marie des… Anges.
Et puis, bye-bye ! Sa tête est retombée et seule une respiration ronflante témoigne qu'il vit encore.
Quand sœur Marie des Anges radine, fumante, vitupérante, abondante, écornante (religieuse), je détourne sa rogne sur le mourant.
— Occupez-vous d'abord de lui, ma sœur, il vient de vous réclamer, le cher homme !
Le devoir professionnel l'emporte sur la colère.
La digne femme se penche sur le mystérieux messager de la reine Kelbobaba et pousse un grognement de profonde insatisfaction.
— Voilà un pauvre garçon qui va bientôt comparaître devant son créateur ! annonce-t-elle.
Et elle bondit au bigophone pour réclamer d'urgence le docteur et l'aumônier.
Je pense qu'en effet il est grand temps qu'on l'administre, le ministre.