CHAPITRE FOR (et même extrêment fort)

On croit que certaines gens sont intelligents alors qu'ils n'ont que de la mémoire. On s'imagine que d'autres sont bêtes parce qu'ils se contentent de réfléchir. Dans la vie, faut choisir, mes princes : s'écouter parler, ou se faire entendre !

Un restaurant offre toujours une gamme très variée de lavedus. Je les écoute se vanter d'un tympan distrait en regardant disparaître sir Dezange, flanqué de son acolyte déplumé. Béru, repu, transpire son dîner autant qu'il le digère, en piquetant les plus grosses miettes émaillant la nappe. Pour ce faire, il s'humecte un doigt et l'applique sur la proie croûteuse. Puis il le porte à sa bouche, le tout avec une promptitude de langue caméléonesque.

Il a encore faim, le Gros. Et il aura toujours faim.

— T'as l'air tout chose ? me questionne-t-il après avoir consciencieusement nettoyé la table. Je lui souris.

— J'étais en train de me dire que tout le monde fait semblant de vivre, Gros, mais que dans le fond, personne n'en a vraiment très envie.

Il fronce ses épais sourcils de brute incomplètement divorcée du règne animal.

— T'as de la constipation dans le caberlot, Bonhomme ! s'exclame mon ami ; ou alors c'est glandulaire !

Il me frappe l'épaule, recule sa chaise et, épanoui, s'auto-désigne de ses deux à la fois.

— J'ai pas envie de vivre, moi ? questionne-t-il en réprimant le plus gourmand, le plus insolent de tous les rires.

— Toi, si, conviens-je, mais tu es une exception. Les autres se forcent ; le cœur n'y est pas. Ils sont pleins de « pas d'entrain », empêtrés dans leurs sales combines, lourds des problèmes qu'ils se sont forgés. Il n'est que de les écouter parler, que de les voir se taire, que de contempler leurs agissements. Tiens, je pense à notre affaire, Béru, et je la trouve tristette.

— Sept à dire, ? demande le Dodu.

— Je reprends la genèse, fais-je. La France et ses bombinettes pour noces et banquets, tout juste bonnes à faire tarter les gens heureux du Pacifique, mais bien incapables d'impressionner les grands méchants de ce monde ! La France, donc, notre amère patrie, veut installer des nouvelles bases de lancement sur des territoires qui ne lui appartiennent pas. Jusqu'ici, ils vivaient peinards dans l'archipel des Malotrus. Noix de coco à tous les étages, fleurettes dans les cheveux, mer couleur des mers du Sud ! Sable d'or. Soleil ! Un vrai dépliant du Club Méditerranée. Et puis les chers Occidentaux radinent avec leur matériel de mort ! Ah ! j'ai honte, Gros, de les voir si c…, mes contemporains ; si dissemblables, messemblables ! si dévastateurs ! si anéantisseurs ! si pollueurs ! Ils détruisent ce qu'ils ont bâti et — pire encore — ce que Dieu a bâti. Ils contaminent l'espèce. Ils déciment les futurs ! Biscornus, ils seront tous, les enfants de bientôt. Pourris avant de naître. Condamnés ! Damnés ! Heureux seront les anéantis du premier jour ! Malheur à ceux qui s'achèveront en même temps que l'espèce, informes et inconsistants, monstres et molusques victimes retardées des vieux marchands de foudre dont les squelettes présentables triompheront encore et se pavaneront dans les mausolées épargnés.

— Tu dois avoir soif à jacter de la sorte, m'interrompt Béru, on devrait commander une nouvelle boutanche.

— Commande ! Mais laisse-moi poursuivre, j'ai besoin de me répandre, de me répondre ! Je deviens mon dernier interlocuteur valable, Gros.

— Mouche-toi pas du coude, sermonne cet être équilibré en hélant le loufiat d'un claquement de doigts. Mais avant que tu t'égarasses et te répandasses en circonlocutions, t'entreprenais une revue de l'affaire ?

— Oui, je pensais à ces îles aussi pacifiques que l'Océan qui les baigne et auxquelles on va offrir un mirifique feu d'artifice, en vertu de ce qu'on n'arrête plus le progrès. L'essor en est jeté ! La quiétude de ces braves gens est terminée. Pour eux, il ne s'agît plus que de savoir à quel souffle ils seront désintégrés. Sera-ce par des atomiseurs américains, anglais, égyptiens, ou par ceux de notre cinquième, l'hagarde républicaine ? Leurs gouvernants, alléchés par les chatoyantes promesses, sont décidés au feu d'arti-fesses. Mais au moment de traiter avec la France, v'là qu'il y a vasouillage. On envoie en loucedé le ministre des Affaires étrangères (ô combien !) à Genève pour y rencontrer un vieil Anglais. Le ministre se fait poignarder à Orly.

Je m'interromps. Le Mastar qui, docilement, me filait le train, me tisonne :

— Et alors ?

— Alors je trouve que ces giries sont affligeantes, Gros. Il y a déjà eu une victime. Tabobo Hobibi a en somme été sacrifié sur l'autel de la recherche nucléaire. Selon toute vraisemblance c'est avec la Grande-Bretagne que la souveraine des Malotrus a pris contact.

— A cause que c'est un sir, le correspondant recherché ?

— Naturellement.

— Et pourquoi t'est-ce que ça t'afflictionne ?

— Parce qu'il n'y a rien de changé. Les alliances tombent lorsque l'intérêt est en jeu. La forte amitié franco-britannique part en quenouille pour un bout de territoire perdu dans l'océan. Illico, le sang versé en commun, les grandes heures historiques, les démonstrations de tendresse s'évaporent pour faire place aux coups bas, aux sournoises astuces et aux discrets poignardages.

— Et alors, fait le Gros en arrachant la bouteille des mains du serveur pour la déboucher personnellement, et alors, ça te surprend que deux pays se fassent du contrecare, lorsque le monde est plein de frangins qui se tirent la bourre pour se partager les pauvres fringues à papa quand il clabote ! Tu veux que je te dise, San-A. ? T'as des vapes. Une vraie bonne femme ! Par moments ça te prend, la mère tume. Tu vois tout en noir, tu trouves tout moche. Critiqueur en diable, tu deviens. Ah ! là là, ma douleur ! On te laisserait refaire le monde, je voudrais voir c't' binette qu'il aurait !

Il torche ça bouteille en cinq (cul) secs.

— Allez, oust, c'est pas encore l'heure d'aller blouzer ton rosbif ?

— Il a dit dans une heure.

— Il en fait des mystères, ce pegreleux ! Tu trouves pas ça louche, toi ?

— C'est un type qui doit être connu dans les milieux internationaux et qui veut agir dans la discrétion. Ce genre de transaction ne se traite pas sur un tabouret de bar !

— Ouais, faut le décor-homme, hein ? Tapis vert avec sous-mains et carafe de flotte ! Sans compter la sonnette du président. Mais, ne t'occupe pas, je saurai me monter à la hauteur.

* * *

Il fait une belle nuit suisse, un peu fraîche et venteuse. Les drapeaux de l'hôtel claquent allègrement.

Un Boeing illuminé décolle non loin d'ici et vire au-dessus des maisons voisines pour aller prendre de l'altitude sur le Léman.

Lorsque nous débouchons sur le parking, une silhouette sort de l'ombre et s'avance vers nous. C'est le type chauve qui escortait sir Dezange.

— Si vous voulez bien prendre place ? nous dit-il avec un très léger accent.

Il ouvre la portière d'une Bentley noire dont l'habitacle arrière est séparé de l'avant par des vitres coulissantes.

Son porte-documents sous le bras (pour faire plus diplomate) Béru grimpe dans le solennel véhicule, et se laisse tomber sur de moelleuses banquettes de cuir.

Je lui relourde la porte et vais m'installer à l'avant, près du chauffeur.

— Vous ne montez pas avec Son Excellence ? s'étonne le secrétaire de Dezange.

— Elle ne me tolère qu'à sa table parce qu'elle n'aime pas manger seule, expliqué-je.

L'autre a un hochement de menton et démarre. Nous ne parlons pas. J'aurais une foule de questions à lui poser, cependant. Mais la prudence exige que je la boucle. Je me tiens bien raide sur mon siège, dans l'attitude compassée d'un parfait secrétaire de ministre.

La partie à jouer est délicate. Pendant combien de temps réussirons-nous à faire illusion, Béru et moi ? Je l'ai bien chapitré, mon Gros Lard, je lui ai fait répéter son rôle à une syllabe près, mais avec sa nature généreuse on peut s'attendre à de redoutables bifurcations.

Nous descendons sur le centre ville et, parvenus devant la gare, nous virons à gauche. Bientôt nous sommes hors de la patrie de Calvin. Le lac miroite sous la lune. Sur l'autre rive, the frensh mountains découpent leurs grandes ombres grises dans un ciel laiteux.

— C'est loin ? demandé-je d'un ton indifférent.

— Quelques kilomètres, laisse tomber le saurien.

Il a des gants pour piloter. Il porte un complet sombre, très strict, et ses gestes sont empreints de nonchalance.

Un je ne sais quoi d'un peu méprisant se dégage de sa personne. Ce gus aurait des sentiments racistes que je n'en serais pas autrement surpris.

Béru fait coulisser une vitre et tapote l'épaule de notre conducteur.

— Dis donc, mon petit gars, interpelle-t-il. En ouvrant le placard qu'est sous le poste de téloche, je viens de dénicher une bouteille sans étiquette, c'est quoi t'est-ce, son contenu ?

L'autre a eu un soubresaut et a esquissé un petit mouvement rotatif pour échapper à la main du Gros.

— Whisky ! laconise-t-il.

— Ça ennuierait pas ton singe que je m'en farcisse une petite lampouille ? J'ai la béarnaise de mon château qui me tarabuste un peu les zophages.

Le secrétaire a un léger haussement d'épaules.

— Faites !

— Merci, mon pote, t'es un gars tout ce qu'il y a de compréhensif !

Là-dessus, le Dodu referme la vitre. Inquiet, je coule des regards pointus vers l'arrière de la Bentley. Je vois le Gros entonner sans façon le goulot d'un grand flacon de cristal. Il biberonne une rasade de soudard et me virgule une œillade béate. Son gros pouce brandi me raconte que le scotch de sir Harry Dezange est de first quality. Comme Béru s'apprête à se faire une deuxième injection, je fronce les sourcils. Alors, l'impertinent goret me tire la langue ; ce que notre mentor surprend dans son rétroviseur. Il doit se dire que le chef de la diplomatie malotrussienne a des manières peu protocolaires. Un qui se renfrogne vilain et qui sent croître son inquiétude, c'est votre bien-aimé San-A., mes toutes belles. Il se dit que, du train où vont les choses, il sera noir pour de bon, son faux ministre, à l'arrivée.

Je prends le parti d'ignorer le Gros, en m'efforçant toutefois d'exprimer la plus complète réprobation avec mon dos, ce qui n'est à la portée que des grands comédiens, des pédérastes et des bossus.

Je regrette d'avoir chiqué les subordonnés obséquieux. J'aurais dû m'asseoir aux côtés du Gravos ; mais pouvais-je me douter que la Bentley comportait un bar aussi bien pourvu ?

Quelques kilomètres pins loin, un chant vigoureux s'échappe du carrosse : « La marche des matelassiers ». Ça ne trompe pas. L'hymne est un thermomètre infaillible qui indique la teneur en alcool du Gravos.

« Cardons avec ardeur

« Jusqu'au dernier quart d'heur' !

mugit l'organe épais.

— Il est joyeux, votre ministre ! murmure ironiquement le ravagé du point culminant.

— C'est un être très simple. Dans les îles Malotrus, la vie n'est pas la même qu'ailleurs. On y est joyeux…


La Bentley quitte la route nationale pour obliquer dans un chemin étroit qui descend mollement en direction du lac. A ma grande surprise, je la vois dépasser toutes les propriétés et s'engager sur un môle de béton à l'extrémité duquel danse un bateau de plaisance.

— Il y a changement de programme ? m'étonné-je.

Le jeune chauve sourit :

— En effet, l’ami de sir Dezange donnait une réception ce soir, mais il nous a proposé d'user de son bateau.

Cette fois, je me dis que ça grince un peu. Pas très catholique, ce rendez-vous sur le lac, non ? Nos « interlocuteurs » se gafferaient-ils de la petite mise en scène exécutée à leur intention ?

Fort heureusement, j'ai mon ami. Tu Tues passé dans la ceinture de mon futal, plus un couteau à cran d'arrêt dans ma chaussette, style dague écossaise ! Car, vous ne l'ignorez pas, je ne m'embarque jamais dans une aventure de ce genre sans une forte provision de biscuits. J'ouvre la lourde au Gros.

— Si tu joues au c…, je t'arrache les oreilles ! lui coulé-je à la faveur d'une courbette cérémonieuse.

Il me souffle au visage une haleine tellement chargée d'alcool que si j'avais eu une cigarette au bec à cet instant, on sautait comme deux crêpes.

— Je sus paré pour la manœuvre, Mec ! m'affirme l'Excellence.

Il s'approche du chauffeur et murmure en lui glissant une pièce de dix centimes helvétiques dans la main.

— Tiens, petit gars, tu rempliras la boutanche du Vieux, rapport qu'elle a complètement tourné de l'œil pendant le trajet.

Satisfait, il rajuste son nœud de cravate et demande :

— Bon, où ce que s'opère l'usinage avec le vieux rosbif ?

— Si vous voulez bien me suivre, répond le Saurien sans s'émouvoir, mais en se dirigeant toutefois vers la passerelle, comme l'écrirait Alexandre Dumas un jour qu'il n'aurait pas eu le temps de lire sa prose.

Le bateau auquel il a été fait allusion quelques lignes plus haut est un Alaimb-Hombar de 25 mètres grandes ondes sur 4 de large, coque en simili tude, pontage éjectable, gouvernail prédominant à pirouette inversée, ligne de flottaison thermo-statique, stabilisateur à bouchon, baliseur de dérive sur rotules édentées, poupe à crémaillère, moteur pharyngé à arbre fourchu, cellule d'appel bi-convexe, hélice à fissure manchonnée, conducteur de pérennité, fuite d'huile extralucide, eau, gaz, électricité, plancton spontané, cale capillaire, bulletin paroissial attenant, stigmates progressifs, centre de gravité étanche, poche d'air latérale, détecteur d'oursin par rayons infra-rouges et poste d'équipage automatique. Une merveille ! Toutes les commodités ! Le bateau possède une mûrisserie de bananes, un gymnase, trois laveries, un bowling, seize hublots, et une proue allongeable qui peut se transformer en radeau. Il est doté en outre, ce qui est très rare, d'une bénédiction épiscopale et d'une lettre de recommandation du ministre de la marine suisse pour lui éviter de faire naufrage.

Il y a de la lumière à bord et nous percevons des bribes de musique. Je suppose le pont désert, mais comme j'achève de franchir la passerelle, je vois grésiller un gros point rouge, à gauche du bastingage en regardant en direction d'Evian. Un énorme cigare s'avance sur nous, tenu en laisse par sir Dezange.

Il est extrêmement typé, le Britiche. Pantalon rayé, veste noire, cravate gris perle. Il porte un énorme œillet à sa boutonnière et il a une main dans la poche de son veston, avec le pouce qui dépasse.

Je m'empresse dans mon rôle de secrétaire diplomatique.

— Permettez-moi, Excellence, balancé-je au Gros, de vous présenter sir Harry Dezange !

Puis, au vieux rosbif :

— Son Excellence, Monsieur Kabobo Hobibi !

— Mes respects, Excellence, fait Dezange en retirant sa main de sa poche et son cigare de sa bouche.

— Enchanté ! déclare le Gros en lui broyant la louche. Alors on prenait l'air mon sir ? Faites gaffe, les nuits sont frisquettes sur l'eau : à votre âge, si vous auriez pas votre Rasurel, vous risqueriez de vous bloquer les soufflets.

— Bon voyage, Excellence ? demande le flegmatique Anglais.

— Estrêmement bon, rondejambe le Mahousse. Sauf que notre zinc est tombé en rideau entre Caracas et Saint Nom la Bretèche, ce qui nous a obligés de faire une escadre technique dans les alentours de Bornéo, nécessairement ! D'où le retard dont à propos duquel je tiens à s'excuser.

— C'est moi qui m'excuse, murmure Dezange eu ouvrant la porte du rouf, je ne pensais pas devoir vous faire venir en Suisse, mais la police anglaise surveille d'un peu trop près nos activités.

Tiens, voici que, d'emblée, ça devient intéressant, les converses. Il n'a pas l'air de se calfeutrer outre mesure dans les mystères, Harry Dezange.

— Ça m'étonne pas d'elle, assure Bérurier, y a pas plus teigneux que les Anglishes.

Nous prenons place dans de confortables fauteuils de cuir. Le chauffeur, lui, est resté à terre. Sir Dezange plonge son cigare incandescent dans la trape d'un cendrier sur pied.

— C'est-y que vous seriez une petite nature fumeuse, mon cher sir ? s'alarme Béru en récupérant le moignon de cigare. Balancer un clop pareil, c'est pécher ; un barreau de chaise commak, j'en fais mes choux rouges !

Ayant dit, il secoue la cendre de l'opulent mégot et se le plante dans le bec.

— Vous disiez dont que les poulagas de Sa Grassouillette Majesté la Couine vous cherchaient des noises ?

— Disons qu'ils devenaient un peu trop curieux, continue le vieillard, comme si le langage de Béru lui paraissait normal.

— Sa perle hypothèque ![4] dit le Dodu en balançant dans la pièce un nuage de fumée plus dense que celui qui escamote le soleil du Creusot. Vous dussiez par conséquent vous rabattre sur la Suisse, mon frère, je veux dire, mon sir ?

— Il va falloir que je me réorganise complètement, soupire Dezange en allumant un autre cigare. Néanmoins, poursuit-il, j'ai pu vous donner satisfaction.

Ma curiosité fait tilt. Je vous décris la scène fidèlement et par probité professionnelle, je m'en abstrais. Mais dites-vous bien que je phosphore dur. Complètement dérouté du mental, le San-A. chéri. Il prenait levieux Dezange pour un messager occulte du gouvernement britannique, et il s'aperçoit que c'est en réalité un Nègre fin[5]. A se demander où nous avons mis les pinceaux !

— Vraiment ? fait le Gros, en réponse à la prometteuse affirmation de son interlocuteur. Nonobstant ses défaillances de vocabulaire, il ne s'en tire pas trop mal, Béru, faut reconnaître.

— Du moins je l'espère, déclare le sir, impassible, en soufflant de la fumée dans la fumée du Gros.

Un court silence. Je me file les méninges en portefeuille, à trop vouloir deviner ce dont il retourne. Je me dis brusquement : « et si tout cela n'était qu'un malentendu ? Si la base de lancement projetée dans l'île de Tanfédonpa n'avait rien à voir dans ce micmac ? »

C'est cela qui serait joyce, vous ne pensez pas ?

On croit acheter des sardines, et on vous barde du poivre moulu. Grouchy, Blücher, toujours !

Le vieil Anglais se dresse. Il est plus grand debout qu'assis.

— Venez, Excellence !

Et il entraîne mon ami dans la coursive. Je m'apprête à les suivre, mais sir Dezange m'oppose un regard glacé.

— Je pense, dit-il, qu'il est préférable que Son Excellence vienne seule !

C'est catégorique, inutile d'insister.

Je caresse la crosse de mon composteur, comme si je me massais le « duo des nonnes » (dirait Béru en parlant du duodénum) et je m'approche d'un hublot. Le lac est d'une sérénité lamartinienne. Il miroite en frétillant sons la lune comme un gros poisson (ça fait compo franc' de cours élémentaire, mais ma prose y gagne en fraîcheur). Sur le môle, la Bentley paraît anachronique. Il y a de la lumière à l'intérieur, et j'aperçois la silhouette du saurien, affalé derrière son volant, un bras passé par la portière.

Le temps passe. Je me mets à arpenter le luxueux salon plein de laques chinoises, de cuir doux et de fleurs. Les tapis y sont moelleux comme des fesses de charcutière et l'air qu'on y respire, plus capiteux qu'un corsage de jeune fille. L'absence de « ces messieurs » se prolongeant, je décide d'opérer une mission de reconnaissance car tout ça ne me dit rien qui vaille. Je m'engage donc dans la coursive, l'oreille plus tendue qu'un drap de lit sous les fenêtres d'une maison en flammes. Illico, l'organe tonitruant du Gros me parvient.

— Formidable ! clame-t-il. De toute beauté ! Ah ! compliment, mon sir, c'est pas de l'imitation. Des joyaux de cette flotte-là, y'en a pas lerche rue de la Paix !

— Ravi que ça vous plaise, murmure le flegmatique Dezange. Vous comptez acheter tout le lot ?

— Un peu, mon neveu ! répond l'excellente Excellence.

— Nous pourrions en ce cas parler des… heu… modalités ?

— Voyez ces questions avec mon secrétaire aux affaires étranges, rétorque le Gros, très gentleman.

Je me rabats au salon où Harry Dezange ne tarde pas à me rejoindre.

— Son Excellence est satisfaite ? m'inquiété-je.

— On le dirait, répond le vieux steak. Elle me dit que c'est avec vous que je dois débattre les conditions ?

— Toujours ! confirmé-je en me demandant de plus en plus désespérément de quoi il retourne.

— En ce cas, j'irai droit au but, je ne peux pas céder le lot au-dessous de quatre cent mille dollars.

— C'est cher, affirmé-je en ponctuant d'une moue.

— La qualité se paie, mon ami ! Je peux vous certifier que votre souveraine sera la femme la plus enviée du Pacifique.

Mais de quoi s'agit-il, mille pipes en terre, nille pies-panthères, mille pipantes aires ! De quoi ?

Je me risque :

— Il y en a combien ? je demande.

— Huit ! rétorque l'Anglais.

Me v'là bien avancé, mes poulettes ! Beau dialogue, hein ?

— Quatre cent mille dollars les huit ! m'égosillé-je d'un ton courroucé, sans savoir s'il s'agit de diamants ou de pots de moutarde. Vous vous rendez compte, sir ?

— Parfaitement !

— Mais quatre cent mille dollars, cela représente…

— Deux milliards de baloches en monnaie malotrusienne, convient et me renseigne Dezange. Vous pensez régler de quelle façon ?

— Excusez-moi, sir, mais il m'est impossible d'accepter votre prix sans avoir vu la marchandise.

— Elle a été réceptionnée par Son Excellence, objecte le vieil homme.

— Il n'empêche que c'est moi qui traite, sir.

Je connais la nature enthousiaste de Son Excellence et mon rôle consiste précisément à la tempérer.

Loin de séduire le British, mes paroles paraissent l'agacer prodigieusement.

— Ecoutez, mon garçon, fait-il d'une voix aussi unie que le royaume dont il est le sujet (à caution), j'ai déjà eu l'occasion de traiter avec des messagers de la reine Kelhobaba, et jamais mon prix ne fut discuté. Vous savez combien est particulière la… marchandise en question.

— Certes, me permets-je.

— Alors, je n'ergoterai pas. Quatre cent mille dollars ; à prendre ou à laisser !

Il éteint son nouveau cigare, an tiers consumé, et s'en octroie un nouveau qu'il pétrit lentement tout en se le passant et repassant sous le tarin.

— En ce cas, cédé-je, va pour quatre cent mille !

Qu'est-ce que je risque, hein ? Puisque tout ça c'est du bidon !

— Vous réglerez de quelle manière ? reprend cet être cupide.

— Les fonds vous seront virés dans la banque de votre choix, et au numéro de compte que vous indiquerez.

— Quand ça ?

— Dès demain !

Parfait !

That's all ! Je viens de chiquer les gros businessmen « pour de rire », comme lorsque j'étais mouflet et que je vendais la Tour Eiffel, la gare de Lyon et le tombeau de Napoléon à mon cousin Jeannot à un prix défiant toute concurrence.

— Que fait Son Excellence ? m'inquiété-je brusquement.

— Vous vous en doutez ? répond l'autre.

Je sauve la situation d'un hochement de tête blasée.

— Et ça risque de durer ! déclare sir Dezange.

— En effet, ajouté-je, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, j'aimerais rentrer à l'hôtel.

— Facile, William va vous reconduire.

Il me congédie d'un geste en éclarant :

— Vous aurez demain matin toutes mes coordonnées en ce qui concerne la petite transaction bancaire.

— Parfait.

Il s'abstient de me shakhander et je sors avec un maximum de désinvolture.

Que fait Béru ? Mystère…

Chose curieuse, je ne suis pas inquiet pour lui. Nos gens ne sont sûrement pas des sanguinaires. Mais par les cornes de tous les cocus de France (cinquante millions au dernier recensement) quelle foutue denrée Harry Dezange fournit-il donc à la reine des îles Malotrus ?

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