La propriété de Gaston Burny est une fermette qui se dresse dans une étendue de vignobles. Elle n'est pas très grande et se compose de deux corps de bâtiment. Une pelouse la cerne, où poussent les fameux rosiers du maître de séans.
Faudrait peut-être que je vous cause deux mots sur Burny, si vous avez le temps, non ? Et si vous ne l'avez pas, filez m'attendre quelques lignes plus loin, je ne serai pas long.
Burny, c'est un quinquagénaire qui s'est retiré des affaires à la suite d'un infarctus et d'un coup fourré. Il habitait Pantruche où il avait épousé une Française. Il y gérait un bar sur la bute. Sa vieille maman créchait près de chez nous, à Saint-Cloud, et elle était devenue potesse avec ma brave Félicie. Il aimait bien sa vioque, Gaston, et lui avait arrangé un petit nid sympa histoire de lui faire oublier un peu sa bonne Helvétie natale. Un jour, y a eu une descente de la brigade des stupes, chez Burny. On a dégauchi une valoche pleine d'héroïne dans le placard à balais de sa taule. Il prétendait qu'un client la lui avait laissée en dépôt, ce qui a bien fait rigoler les matuches de la reniflette. Lorsqu'il a été embastillé, son épouse est venue nous trouver, comme quoi son jules était le plus franco des citoyens, victime d'une méchante erreur judiciaire et tout. Ça a tellement ému m'man qu'elle m'a demandé d'intervenir, elle qui pourtant ne se mêle jamais de rien. Faut dire que la mère Burny se délabrait gentiment. Ça pouvait la tuer, une nouvelle commak.
Alors j'ai fait des pieds et des mains, et plus des mains que des pieds, croyez-le, si bien qu'on a écrasé pour Burny à la maison poulaga, à condition qu'il se rapatrie d'urgence, et qu'il balance la filière.
Quelques mois plus tard, Gaston se payait un superbe infarctus consécutif à ses émotions, il regagnait son bled, très diminué et se lançait doucettement dans la culture et le culte du rosier. D'accord, ça possède plein d'épines, le rosier, mais elles sont moins sournoises que celles de la vie. Au moins, on les voit. Il suffit de bien s'assurer par quel endroit on chope la tige.
Il nous attend, loqué en gentleman-farmer : costar de coupe sport, pied de poule (c'est de circonstance quand on reçoit des roycos) à boulons de cuir. Il porte un polo beige, de grosses lunettes à monture d'écaille et il fume la pipe pour se donner l'air anglais. Il est tout sourire. Je lui trouve bonne mine et le lui dis, ce qui le comble d'aise. Quand un gus s'est payé une crise cardiaque ou une opération de choix, rien ne le rend plus joyce que de lui déclarer qu'il pète de santé et qu'il pourrait servir de modèle pour une affiche à la gloire des sports d'hiver.
— Je vous présente mon éminent collaborateur, l'inspecteur Bérurier ! cérémonié-je.
Gaston assure le Gros de son enchantement et se laisse luxer une poignée de falanges.
— Vous m'aviez annoncé que vous étiez quatre, commissaire ? s'étonne-t-il après s'être massé la main endolorie de sa main valide.
— Nous sommes quatre, confirme-je.
Et de lui désigner les deux étuis à contrebasse qui occupent tout l'arrière de la Bentley.
Il ouvre des yeux larges comme des soucoupes volantes.
— Je ne comprends pas, avoue mon hôte, vous vous lancez dans la musique de chambre ?
— Y'a de ça, Gaston.
Et, à brûle-pourpoint, je l'attaque :
— Vous vivez comment, ici ?
— Avec mon épouse, dit-il, maman est décédée l'an dernier.
— Mes condoléances, Gaston. Et vous n'avez pas de domestique ?
Il hoche la tête.
— Non, ou vît simplement. Mathilde, vous la connaissez ? Elle est terriblement active !
— Parfait, parfait, je vois que j'ai frappé à la bonne lourde, Gaston !
Il me défrime d'un œil indécis et je sens que quelque chose se flétrit en lui, dans la région de la gentillesse.
— Pou… pourquoi ? bute-t-il.
— Parce que vous allez pouvoir me dorloter les deux pensionnaires que je vous amène en toute sécurité. Je parie que dans votre ferme vous avez une bonne cave ? Au milieu de ces vignobles, c'est fatal !
— Des pensionnaires ?
Il est effaré. Le Gros rigole comme toute la famille Quasimodo.
— Mon vénéré chef oublie de vous dire que nos instruments à cordes sont a cordes vocales, mon pote !
L'instant des explications me paraissant venu, j'affranchis Burny dans les grandes lignes.
— Comprenez-vous, conclus-je, je suis très embarrassé par ces deux hommes. Il faut que je les neutralise en douceur pendant quelques jours, et je ne vois guère que vous qui soit susceptible de les héberger.
— Des diplomates anglais ! s'étrangle l'autre pomme suissaga, mais vous n'y pensez pas !
— Vous les traiterez bien. Dans une semaine au plus, je passerai les récupérer. Pour leur apporter de la nourriture vous mettrez un masque, voire un simple bas de femme sur votre radieux visage, Gaston. Ils ne vous verront pas. A mon retour, je les véhiculerai jusqu'à l'autre bout de la Suisse pour les délivrer et ils ne sauront jamais qui les a eus en pension.
Mais mes arguments lui font autant d'effet qu'un genou de femme contre une jambe de bois.
— Non, non, c'est impossible. L'I.S. enquêtera et ce sont les types les plus malins de toutes les polices. Ils me retrouveront, et…
— Ils ne vous retrouveront pas, certifie-je impatienté. Ça fait plus d'une heure que nos bons hommes sont bouclés dans les étuis. J'ai fait quatre-vingts kilomètres en bagnole au moins avant de les amener ici. Ils ne sauront jamais qu'ils étaient aussi près de Genève. Et comme je les délivrerai encore plus loin, ils seront complètement paumés.
« Je crois vous avoir prouvé naguère que vous pouviez avoir confiance en moi, non ? »
Ce rappel de ma créance ne le fait pas fléchir. Il continue de branler une bouille épouvantée en faisant « non, non » comme une jeune vierge à qui un chemineau proposerait de ne plus l'être. Il me bat les noix sérieusement, ce vilain apôtre. Comme dit Félicie : « Faites du bien à un vilain et il vous fait dans la main » ! Sur ces entrefaites, Mme Burny se pointe, radieuse. Elle a pris de l'embonpoint, mémère, depuis qu'elle a largué son rade de Montmartre. Elle grisonne et fibromme un peu. Ses nichemars mettent les adjas. Son soutien-chose a un boulot monstre pour les ramener dans le droit chemin, ces indisciplinés.
Son sourire s'éteint lorsqu'elle avise la devanture décomposée de son bonhomme.
— Que se passe-t-il, Gaston ? s'exclame la digne rentière.
Je la rassure d'un sourire.
— Rien de grave.
Et je lui résume l'objet de ma visite. Un peu d'angoisse fripe ses traits, pourtant, elle encaisse mieux que son pantin.
— Si ça doit vous rendre service, commissaire. Nous avons une dette envers vous.
— Merci, ma bonne amie, je savais que je pouvais compter sur votre coopération, assure-je. Je vous donne ma parole d'homme que vous n'avez aucun ennui à craindre.
— Complicité de kidnapping ! Aucun ennui à craindre ! glapit Gaston. Et les kidnappés sont des diplomates anglais ! Vous vous foutez du monde ! Jamais je ne marcherai dans une pareille combine, m'entendez-vous ? Jamais, jamais, jamais !
— Gaston ! murmure sa femme, très ennuyée.
Maïs il s'obstine, il devient gonzesse frileuse, le Gaston. Il se cramponne à sa quiétude bourgeoise. Qu'on le laisse crever peinardement, au milieu de ses rosiers. L'air de sa Suisse natale l'a régénéré. Loin de Pigalle, il a retrouvé le goût de la vie simple et tranquille. Il ne vent plus d'histoires, plus jamais ! Il est redevenu farouchement neutre, Gaston, voilà !
Je sens que c'est foutu. J'enrage. Je grogne, je rogne, je vergogne, je cigogne, je suis cogne.
— J'aime pas rappeler mes bienfaits, Gaston, mais laissez-moi vous dire que sans moi, vous seriez en ce moment à la Centrale de Poissy, en train de fabriquer des trucs en matière plastique.
— C'est vous qui le dites, j'étais innocent et j'aurais prouvé mon innocence !
Voilà où nous en sommes, mes chéries. Ce que ça m'écœure ! Les gens que vous avez dépannés finissent toujours par nier vos bontés. Ou par prétendre qu'elles n'ont servi à rien. Ah ! bonté céleste, heureusement qu'il existe les gonzesses. Elles, au moins, ont la reconnaissance du ventre !
— Très bien, Gaston, je vous remercie, soignez-vous bien et soyez heureux, rouscaille-je en me dirigeant vers la Bentley.
Que vais-je faire de mes pèlerins, maintenant ? Faut que je trouve une solution de rechange et que je la trouve vite car il est plus de midi. Dans trois plombes notre coucou décollera.
— Tu permets un instant ? me lâche le Mastar en se dirigeant vers Burny.
— Oh ! laisse, Gros, misérablé-je.
Mais il ne se laisse pas stopper.
— J'ai dit juste un instant, s'emporte le mammouth.
Il touche le bras de Gaston.
— M'sieur Gaston, si vous permettriez, je voudrais vous toucher un mot en particulier.
Il a un beau sourire engageant, Béru. Sa physionomie reflète la bonhomie la plus cordiale, la mansuétude la plus obstinée. L'autre s'y laisse prendre. Béru le biche familièrement par une aile, et les deux personnages disparaissent dans l'odorant labyrinthe de la roseraie.
— Faut excuser mon mari, monsieur le commissaire, pleurniche Mathilde. Depuis son infarctus, la mort de sa mère et tout, il est devenu tatillon. C'est comme qui dirait un jeune vieillard.
— Bien sûr, murmuré-je sinistrement. C'est l'évidence même.
Elle essuie une giclée de larmes.
— Je suis navrée qu'on vous refuse ce service, hoquète-t-elle.
— Et moi plus encore que vous me le refusiez !
Je la laisse évacuer sa honte en fumant une cigarette. Les momifiés de la contrebasse commencent à s'agiter dans leurs étuis. Je perçois des grattements, des geignements. Un vrai concert… de lamentations.
Le Gros tardant, je file deux petits coups de klaxon impatientés. Qu'est-ce qu'il branle, Béru ?
Tout à coup, les rosiers qui se dressent en bordure de l'allée s'escamotent et tombent. Le Gros apparaît, une faux dans les mains, il vient de tracer une étrange voie à travers la roseraie de Gaston. Derrière lui, Burny trépigne. Comme il est bath, Béru, dans ce geste de faucheur, aussi auguste que celui du semeur. Un peu rouge, en sueur, le bitos rejeté en arrière, les manches de la chemise retroussées. Il s'arrête au bout de l'andain et prend appui sur le manche de la faux.
Mort de rage et de chagrin, Gaston lui saute sur le poil, le houspille en glapissant des « Misérable ! Je vais appeler la police ».
Lors, Béru rejette sa faux, s'essuie le front et déclare :
— Ça, mon pote, c'est la première sanction. Après quoi, il désigne sa montre à bracelet métallique.
— Tu vois c'te tocante, hein, fesse de rat ? C'est une Difor, donc elle est costaude. Eh bien ! je te diforme ma Difor sur le museau si tu t'obstines à jouer les ingrats. Et c'est pas tout, mon mec. J'ai plein de copains qui demandent qu'à me faire plaisir. Je leur tutoie ton pedigree dans le tuyau de l'oreille, et, aussi vrai que c'est plein de glace au pôle Nord, tu ne passeras jamais plus une nuit de repos, Gaston. Quand on veut foutre la m… dans la vie d'un gars, il a beau s'entortiller de flics et se barricader dans son réfrigérateur, ça n'empêche rien, souviens-en toi !
Il file encore un petit coup de faux polisson dans une somptueuse touffe de polygonus graducus veinés.
— Qu'est-ce tu décides ? fait Béru en se crachant dans les mains.
— Bon, d'accord, je garderai vos types, mais je vous préviens, si jamais ça se gâte, je dis qui me les a confiés !
— Ça se gâtera pas, Gaston, promet le Gros.
Burny est merveilleusement outillé pour héberger deux kidnappés. Juste à l'arrière de la fermette, il y a un cuveau avec encore son pressoir. C'est dans ce presse-raisin désaffecté que nous allongeons nos patients.
— Maintenant, gentlemen, leur dis-je, vous allez vous tenir tranquille pendant quelque temps. Lorsque nous aurons mené à bien notre mission, vous serez délivrés.
Ces Anglais, ils sont ce qu'ils sont — et principalement anglais — mais faut reconnaître que, question self-contrôle, ils ne craignent personne. Saucissonnés sur la froide pierre d'un pressoir, ils conservent un flegme édifiant. Sir Dezange serait dans son club, à London, qu'il n'arborerait pas une nonchalance plus badine.
— Well, fait-il, quelque chose me dit que nous nous retrouverons un jour prochain, mon cher.
— Ce sera toujours avec le plus grand plaisir, sir. Profitez de ces quelques jours de claustration pour vous relaxer. Dans l'univers trépidant où nous nous mouvons, il est nécessaire de dételer par moments.
Là-dessus, nous allons déguster le repas préparé par dame Burny. Un qui n'y fait guère honneur, c'est son époux. Une bouille pour Toussaint pluvieuse, il arbore. Il pense à ses rosiers fauchés, aux menaces planant sur son cœur fragile.
Avant de partir, Béru le biche par les revers et lui lance, le nez contre le nez, les yeux dans les yeux :
— J'oubliais, pépère, une précision importante : veille bien à ce qu'on retrouve ces messieurs à notre retour, hein ?
— Et si vous ne reveniez pas ? objecte le malheureux rentier.
— En ce cas, pouffe le Gros, dans un an et un jour, ils seraient à toi ! La loi, c'est la loi, mon pote !
Les bagages de sir Harry Dezange et de son secrétaire se trouvent à la consigne de l'aéroport, suivant mes indications. J'ai dans la poche les papiers du sir et ses titres de transport. Vous pouvez pas savoir comme ma photo fait mieux que la sienne sur son passeport. Et la manière dont je l'ai rajeuni de vingt ans, le cher Harry, en changeant un seul chiffre à sa date de naissance.
Le haut-parleur annonce le prochain départ de notre vol. Je me dis que tout baigne dans l'huile. A cet instant, une nuée de ravissantes filles se précipitent sur nous. Elles cernent le Gros et lui font un tas de mamours en s'exclamant dans des langues différentes.
— Qu'est-ce que c'est, Gros ? m'inquiété-je, bien que je devine la réponse.
— Les gonzesses d'hier, répond Son Excellence. Sacré tonnerre de nom de foutre, elles font donc partie du voyage !
Je questionne l'une des jeunes filles, une belle Anglaise blonde à rêver, avec des yeux verts comme le printemps.
— C'est confirmé, ces demoiselles s'embarquent bel et bien avec nous pour les îles Malotrus.
Béru semble leur avoir fait une grosse impression, hier. Une chose les turlupine : elles aimeraient savoir pourquoi il n'est plus nègre. Je leur explique qu'il sortait d'un dîner de têtes et ça les satisfait. Les souris, plus elles sont belles, moins elles cherchent à comprendre.
Là-dessus, je vous annonce que la première partie de cette œuvre est terminée. Relisez-la à tête reposée pendant que je vous ponds la seconde.
À tout à l'heure !