Le samedi suivant, Coupeau, qui n'etait pas rentre diner, amena Lantier vers dix heures. Ils avaient mange ensemble des pieds de mouton, chez Thomas, a Montmartre.
-Faut pas gronder, la bourgeoise, dit le zingueur. Nous sommes sages, tu vois... Oh! il n'y a pas de danger avec lui; il vous met droit dans le bon chemin.
Et il raconta comment ils s'etaient rencontres rue Rochechouart. Apres le diner, Lantier avait refuse une consommation au cafe de la Boule noire, en disant que, lorsqu'on etait marie avec une femme gentille et honnete, on ne devait pas gouaper dans tous les bastringues. Gervaise ecoutait avec un petit sourire. Bien sur, non, elle ne songeait pas a gronder; elle se sentait trop genee. Depuis la fete, elle s'attendait bien a revoir son ancien amant un jour ou l'autre; mais, a pareille heure, au moment de se mettre au lit, l'arrivee brusque des deux hommes l'avait surprise; et, les mains tremblantes, elle rattachait son chignon roule dans son cou.
-Tu ne sais pas, reprit Coupeau, puisqu'il a eu la delicatesse de refuser dehors une consommation, tu vas nous payer la goutte... Ah! tu nous dois bien ca!
Les ouvrieres etaient parties depuis longtemps. Maman Coupeau et Nana venaient de se coucher. Alors, Gervaise, qui tenait deja un volet quand ils avaient paru, laissa la boutique ouverte, apporta sur un coin de l'etabli des verres et le fond d'une bouteille de cognac. Lantier restait debout, evitait de lui adresser directement la parole. Pourtant, quand elle le servit, il s'ecria:
-Une larme seulement, madame, je vous prie.
Coupeau les regarda, s'expliqua tres carrement. Ils n'allaient pas faire les dindes, peut-etre! Le passe etait le passe, n'est-ce pas? Si on conservait de la rancune apres des neuf ans et des dix ans, on finirait par ne plus voir personne. Non, non, il avait le coeur sur la main, lui! D'abord, il savait a qui il avait affaire, a une brave femme et a un brave homme, a deux amis, quoi! Il etait tranquille, il connaissait leur honnetete.
-Oh! bien sur... bien sur... repetait Gervaise, les paupieres baissees, sans comprendre ce qu'elle disait.
-C'est une soeur, maintenant, rien qu'une soeur! murmura a son tour Lantier.
-Donnez-vous la main, nom de Dieu! cria Coupeau, et foutons-nous des bourgeois! Quand on a de ca dans le coco, voyez-vous, on est plus chouette que les millionnaires. Moi, je mets l'amitie avant tout, parce que l'amitie, c'est l'amitie, et qu'il n'y a rien au-dessus.
Il s'enfoncait de grands coups de poing dans l'estomac, l'air si emu, qu'ils durent le calmer. Tous trois, en silence, trinquerent et burent leur goutte. Gervaise put alors regarder Lantier a son aise; car, le soir de la fete, elle l'avait vu dans un brouillard. Il s'etait epaissi, gras et rond, les jambes et les bras lourds, a cause de sa petite taille. Mais sa figure gardait de jolis traits sous la bouffissure de sa vie de faineantise; et comme il soignait toujours beaucoup ses minces moustaches, on lui aurait donne juste son age, trente-cinq ans. Ce jour-la, il portait un pantalon gris et un paletot gros bleu comme un monsieur, avec un chapeau rond; meme il avait une montre et une chaine d'argent, a laquelle pendait une bague, un souvenir.
-Je m'en vais, dit-il. Je reste au diable.
Il etait deja sur le trottoir, lorsque le zingueur le rappela pour lui faire promettre de ne plus passer devant la porte sans leur dire un petit bonjour. Cependant, Gervaise, qui venait de disparaitre doucement, rentra en poussant devant elle Etienne, en manches de chemise, la face deja endormie. L'enfant souriait, se frottait les yeux. Mais quand il apercut Lantier, il resta tremblant et gene, coulant des regards inquiets du cote de sa mere et de Coupeau.
-Tu ne reconnais pas ce monsieur? demanda celui-ci.
L'enfant baissa la tete sans repondre. Puis, il eut un leger signe pour dire qu'il reconnaissait le monsieur.
-Eh bien! ne fais pas la bete, va l'embrasser.
Lantier, grave et tranquille, attendait. Lorsque Etienne se decida a s'approcher, il se courba, tendit les deux joues, puis posa lui-meme un gros baiser sur le front du gamin. Alors, celui-ci osa regarder son pere. Mais, tout d'un coup, il eclata en sanglots, il se sauva comme un fou, debraille, gronde par Coupeau qui le traitait de sauvage.
-C'est l'emotion, dit Gervaise, pale et secouee elle-meme.
-Oh! il est tres doux, tres gentil d'habitude, expliquait Coupeau. Je l'ai cranement eleve, vous verrez... Il s'habituera a vous. Il faut qu'il connaisse les gens... Enfin, quand il n'y aurait eu que ce petit, on ne pouvait pas rester toujours brouille, n'est-ce pas? Nous aurions du faire ca pour lui il y a beaux jours, car je donnerais plutot ma tete a couper que d'empecher un pere de voir son enfant.
La-dessus, il parla d'achever la bouteille de cognac. Tous trois trinquerent de nouveau. Lantier ne s'etonnait pas, avait un beau calme. Avant de s'en aller, pour rendre ses politesses au zingueur, il voulut absolument fermer la boutique avec lui. Puis, tapant dans ses mains par proprete, il souhaita une bonne nuit au menage.
-Dormez bien. Je vais tacher de pincer l'omnibus... Je vous promets de revenir bientot.
A partir de cette soiree, Lantier se montra souvent rue de la Goutte-d'Or. Il se presentait quand le zingueur etait la, demandant de ses nouvelles des la porte, affectant d'entrer uniquement pour lui. Puis, assis contre la vitrine, toujours en paletot, rase et peigne, il causait poliment, avec les manieres d'un homme qui aurait recu de l'instruction. C'est ainsi que les Coupeau apprirent peu a peu des details sur sa vie. Pendant les huit dernieres annees, il avait un moment dirige une fabrique de chapeaux; et quand on lui demandait pourquoi il s'etait retire, il se contentait de parler de la coquinerie d'un associe, un compatriote, une canaille qui avait mange la maison avec les femmes. Mais son ancien titre de patron restait sur toute sa personne comme une noblesse a laquelle il ne pouvait plus deroger. Il se disait sans cesse pres de conclure une affaire superbe, des maisons de chapellerie devaient l'etablir, lui confier des interets enormes. En attendant, il ne faisait absolument rien, se promenait au soleil, les mains dans les poches, ainsi qu'un bourgeois. Les jours ou il se plaignait, si l'on se risquait a lui indiquer une manufacture demandant des ouvriers, il semblait pris d'une pitie souriante, il n'avait pas envie de crever la faim, en s'echinant pour les autres. Ce gaillard-la, toutefois, comme disait Coupeau, ne vivait pas de l'air du temps. On! c'etait un malin, il savait s'arranger, il bibelotait quelque commerce, car enfin il montrait une figure de prosperite, il lui fallait bien de l'argent pour se payer du linge blanc et des cravates de fils de famille. Un matin, le zingueur l'avait vu se faire cirer, boulevard Montmartre. La vraie verite etait que Lantier, tres bavard sur les autres, se taisait ou mentait quand il s'agissait de lui. Il ne voulait meme pas dire ou il demeurait. Non, il logeait chez un ami, la-bas, au diable, le temps de trouver une belle situation; et il defendait aux gens de venir le voir, parce qu'il n'y etait jamais.
-On rencontre dix positions pour une, expliquait-il souvent. Seulement, ce n'est pas la peine d'entrer dans des boites ou l'on ne restera pas vingt-quatre heures... Ainsi, j'arrive un lundi chez Champion, a Montrouge. Le soir, Champion m'embete sur la politique; il n'avait pas les memes idees que moi. Eh bien! le mardi matin, je filais, attendu que nous ne sommes plus au temps des esclaves et que je ne veux pas me vendre pour sept francs par jour.
On etait alors dans les premiers jours de novembre. Lantier apporta galamment des bouquets de violettes, qu'il distribuait a Gervaise et aux deux ouvrieres. Peu a peu, il multiplia ses visites, il vint presque tous les jours. Il paraissait vouloir faire la conquete de la maison, du quartier entier; et il commenca par seduire Clemence et madame Putois, auxquelles il temoignait, sans distinction d'age, les attentions les plus empressees. Au bout d'un mois, les deux ouvrieres l'adoraient. Les Boche, qu'il flattait beaucoup en allant les saluer dans leur loge, s'extasiaient sur sa politesse. Quant aux Lorilleux, lorsqu'ils surent quel etait ce monsieur, arrive au dessert, le jour de la fete, ils vomirent d'abord mille horreurs contre Gervaise, qui osait introduire ainsi son ancien individu dans son menage. Mais, un jour, Lantier monta chez eux, se presenta si bien en leur commandant une chaine pour une dame de sa connaissance, qu'ils lui dirent de s'asseoir et le garderent une heure, charmes de sa conversation; meme, ils se demandaient comment un homme si distingue avait pu vivre avec la Banban. Enfin, les visites du chapelier chez les Coupeau n'indignaient plus personne et semblaient naturelles, tant il avait reussi a se mettre dans les bonnes graces de toute la rue de la Goutte-d'Or. Goujet seul restait sombre. S'il se trouvait la, quand l'autre arrivait, il prenait la porte, pour ne pas etre oblige de lier connaissance avec ce particulier.
Cependant, au milieu de cette coqueluche de tendresse pour Lantier, Gervaise, les premieres semaines, vecut dans un grand trouble. Elle eprouvait au creux de l'estomac cette chaleur dont elle s'etait sentie brulee, le jour des confidences de Virginie. Sa grande peur venait de ce qu'elle redoutait d'etre sans force, s'il la surprenait un soir toute seule et s'il s'avisait de l'embrasser. Elle pensait trop a lui, elle restait trop pleine de lui. Mais, lentement, elle se calma, en le voyant si convenable, ne la regardant pas en face, ne la touchant pas du bout des doigts, quand les autres avaient le dos tourne. Puis, Virginie, qui semblait lire en elle, lui faisait honte de ses vilaines pensees. Pourquoi tremblait-elle? On ne pouvait pas rencontrer un homme plus gentil. Bien sur, elle n'avait plus rien a craindre. Et la grande brune manoeuvra un jour de facon a les pousser tous deux dans un coin et a mettre la conversation sur le sentiment. Lantier declara d'une voix grave, en choisissant les termes, que son coeur etait mort, qu'il voulait desormais se consacrer uniquement au bonheur de son fils. Il ne parlait jamais de Claude, qui etait toujours dans le Midi. Il embrassait Etienne sur le front tous les soirs, ne savait que lui dire si l'enfant restait la, l'oubliait pour entrer en compliments avec Clemence. Alors, Gervaise, tranquillisee, sentit mourir en elle le passe. La presence de Lantier usait ses souvenirs de Plassans et de l'hotel Boncoeur. A le voir sans cesse, elle ne le revait plus. Meme elle se trouvait prise d'une repugnance a la pensee de leurs anciens rapports. Oh! c'etait fini, bien fini. S'il osait un jour lui demander ca, elle lui repondrait par une paire de claques, elle instruirait plutot son mari. Et, de nouveau, elle songeait sans remords, avec une douceur extraordinaire, a la bonne amitie de Goujet.
En arrivant un matin a l'atelier, Clemence raconta qu'elle avait rencontre la veille, vers onze heures, monsieur Lantier donnant le bras a une femme. Elle disait cela en mots tres sales, avec de la mechancete par-dessous, pour voir la tete de la patronne. Oui, monsieur Lantier grimpait la rue Notre-Dame de Lorette; la femme etait blonde, un de ces chameaux du boulevard a moitie creves, le derriere nu sous leur robe de soie. Et elle les avait suivis, par blague. Le chameau etait entre chez un charcutier acheter des crevettes et du jambon. Puis, rue de La Rochefoucauld, monsieur Lantier avait pose sur le trottoir, devant la maison, le nez en l'air, en attendant que la petite, montee toute seule, lui eut fait par la fenetre le signe de la rejoindre. Mais Clemence eut beau ajouter des commentaires degoutants, Gervaise continuait a repasser tranquillement une robe blanche. Par moments, l'histoire lui mettait aux levres un petit sourire. Ces Provencaux, disait-elle, etaient tous enrages apres les femmes; il leur en fallait quand meme; ils en auraient ramasse sur une pelle dans un tas d'ordures. Et, le soir, quand le chapelier arriva, elle s'amusa des taquineries de Clemence, qui l'intriguait avec sa blonde. D'ailleurs, il semblait flatte d'avoir ete apercu. Mon Dieu! c'etait une ancienne amie, qu'il voyait encore de temps a autre, lorsque ca ne devait deranger personne; une fille tres chic, meublee en palissandre, et il citait d'anciens amants a elle, un vicomte, un grand marchand de faience, le fils d'un notaire. Lui, aimait les femmes qui embaument. Il poussait sous le nez de Clemence son mouchoir, que la petite lui avait parfume, lorsque Etienne rentra. Alors, il prit son air grave, il baisa l'enfant, en ajoutant que la rigolade ne tirait pas a consequence et que son coeur etait mort. Gervaise, penchee sur son ouvrage, hocha la tete d'un air d'approbation. Et ce fut encore Clemence qui porta la peine de sa mechancete, car elle avait bien senti Lantier la pincer deja deux ou trois fois, sans avoir l'air, et elle crevait de jalousie de ne pas puer le musc comme le chameau du boulevard.
Quand le printemps revint, Lantier, tout a fait de la maison parla d'habiter le quartier, afin d'etre plus pres de ses amis. Il voulait une chambre meublee dans une maison propre. Madame Boche, Gervaise elle-meme, se mirent en quatre pour lui trouver ca. On fouilla les rues voisines. Mais il etait trop difficile, il desirait une grande cour, il demandait un rez-de-chaussee, enfin toutes les commodites imaginables. Et maintenant, chaque soir, chez les Coupeau, il semblait mesurer la hauteur des plafonds, etudier la distribution des pieces, convoiter un logement pareil. Oh! il n'aurait pas demande autre chose, il se serait volontiers creuse un trou dans ce coin tranquille et chaud. Puis, il terminait chaque fois son examen par cette phrase:
-Sapristi, vous etes joliment bien, tout de meme!
Un soir, comme il avait dine la et qu'il lachait sa phrase au dessert, Coupeau, qui s'etait mis a le tutoyer, lui cria brusquement:
-Faut rester ici, ma vieille, si le coeur t'en dit... On s'arrangera...
Et il expliqua que la chambre au linge sale, nettoyee, ferait une jolie piece. Etienne coucherait dans la boutique, sur un matelas jete par terre, voila tout.
-Non, non, dit Lantier, je ne puis pas accepter. Ca vous generait trop. Je sais que c'est de bon coeur, mais on aurait trop chaud les uns sur les autres... Puis, vous savez, chacun sa liberte. Il me faudrait traverser votre chambre, et ca ne serait pas toujours drole.
-Ah! l'animal! reprit le zingueur etranglant de rire, tapant sur la table pour s'eclaircir la voix, il songe toujours aux betises!... Mais, bougre de serin, on est inventif! Pas vrai? il y a deux fenetres, dans la piece. Eh bien! on en colle une par terre, on en fait une porte. Alors, comprends-tu, tu entres par la cour, nous bouchons meme cette porte de communication, si ca nous plait. Ni vu ni connu, tu es chez toi, nous sommes chez nous.
Il y eut un silence. Le chapelier murmurait:
-Ah! oui, de cette facon, je ne dis pas... Et encore non, je serais trop sur votre dos.
Il evitait de regarder Gervaise. Mais il attendait evidemment un mot de sa part pour accepter. Celle-ci etait tres contrariee de l'idee de son mari; non pas que la pensee de voir Lantier demeurer chez eux la blessat ni l'inquietat beaucoup; mais elle se demandait ou elle mettrait son linge sale. Cependant, la zingueur faisait valoir les avantages de l'arrangement. Le loyer de cinq cents francs avait toujours ete un peu fort. Eh bien! le camarade leur paierait la chambre toute meublee vingt francs par mois; ce ne serait pas cher pour lui, et ca les aiderait au moment du terme. Il ajouta qu'il se chargeait de manigancer, sous leur lit, une grande caisse ou tout le linge sale du quartier pourrait tenir. Alors, Gervaise hesita, parut consulter du regard maman Coupeau, que Lantier avait conquise depuis des mois, en lui apportant des boules de gomme pour son catarrhe.
-Vous ne nous generiez pas, bien sur, finit-elle par dire. Il y aurait moyen de s'organiser...
-Non, non, merci, repeta le chapelier. Vous etes trop gentils, ce serait abuser.
Coupeau, cette fois, eclata. Est-ce qu'il allait faire son andouille encore longtemps? Quand on lui disait que c'etait de bon coeur! Il leur rendrait service, la, comprenait-il! Puis, d'une voix furibonde, il gueula:
-Etienne! Etienne!
Le gamin s'etait endormi sur la table. Il leva la tete en sursaut. -Ecoute, dis-lui que tu le veux... Oui, a ce monsieur-la... Dis-lui bien fort: Je le veux!
-Je le veux! begaya Etienne, la bouche empatee de sommeil.
Tout le monde se mit a rire. Mais Lantier reprit bientot son air grave et penetre. Il serra la main de Coupeau, par-dessus la table, en disant:
-J'accepte... C'est de bonne amitie de part et d'autre, n'est-ce pas? Oui, j'accepte pour l'enfant.
Des le lendemain, le proprietaire, M. Marescot, etant venu passer une heure dans la loge des Boche, Gervaise lui parla de l'affaire. Il se montra d'abord inquiet, refusant, se fachant, comme si elle lui avait demande d'abattre toute une aile de sa maison. Puis, apres une inspection minutieuse des lieux, lorsqu'il eut regarde en l'air pour voir si les etages superieurs n'allaient pas etre ebranles, il finit par donner l'autorisation, mais a la condition de ne supporter aucuns frais; et les Coupeau durent lui signer un papier, dans lequel ils s'engageaient a retablir les choses en l'etat, a l'expiration de leur bail. Le soir meme, le zingueur amena des camarades, un macon, un menuisier, un peintre, de bons zigs qui feraient cette bricole-la apres leur journee, histoire de rendre service. La pose de la nouvelle porte, le nettoyage de la piece, n'en couterent pas moins une centaine de francs, sans compter les litres dont on arrosa la besogne. Le zingueur dit aux camarades qu'il leur paierait ca plus tard, avec le premier argent de son locataire. Ensuite, il fut question de meubler la piece. Gervaise y laissa l'armoire de maman Coupeau; elle ajouta une table et deux chaises, prises dans sa propre chambre; il lui fallut enfin acheter une table-toilette et un lit, avec la literie complete, en tout cent trente francs, qu'elle devait payer a raison de dix francs par mois. Si, pendant une dizaine de mois, les vingt francs de Lantier se trouvaient manges a l'avance par les dettes contractees, plus tard il y aurait un joli benefice.
Ce fut dans les premiers jours de juin que l'installation du chapelier eut lieu. La veille, Coupeau avait offert d'aller avec lui chercher sa malle, pour lui eviter les trente sous d'un fiacre. Mais l'autre etait reste gene, disant que sa malle pesait trop lourd, comme s'il avait voulu cacher jusqu'au dernier moment l'endroit ou il logeait. Il arriva dans l'apres-midi, vers trois heures. Coupeau ne se trouvait pas la. Et Gervaise, a la porte de la boutique, devint toute pale, en reconnaissant la malle sur le fiacre. C'etait leur ancienne malle, celle avec laquelle elle avait fait le voyage de Plassans, aujourd'hui ecorchee, cassee, tenue par des cordes. Elle la voyait revenir comme souvent elle l'avait reve, et elle pouvait s'imaginer que le meme fiacre, le fiacre ou cette garce de brunisseuse s'etait fichue d'elle, la lui rapportait. Cependant, Boche donnait un coup de main a Lantier. La blanchisseuse les suivit, muette, un peu etourdie. Quand ils eurent depose leur fardeau au milieu de la chambre, elle dit pour parler:
-Hein? voila une bonne affaire de faite?
Puis, se remettant, voyant que Lantier, occupe a denouer les cordes, ne la regardait seulement pas, elle ajouta:
-Monsieur Boche, vous allez boire un coup.
Et elle alla chercher un litre et des verres. Justement, Poisson, en tenue, passait sur le trottoir. Elle lui adressa un petit signe, clignant les yeux, avec un sourire. Le sergent de ville comprit parfaitement. Quand il etait de service, et qu'on battait de l'oeil, ca voulait dire qu'on lui offrait un verre de vin. Meme, il se promenait des heures devant la blanchisseuse, a attendre qu'elle battit de l'oeil. Alors, pour ne pas etre vu, il passait par la cour, il sifflait son verre en se cachant.
-Ah! ah! dit Lantier, quand il le vit entrer, c'est vous, Badingue!
Il l'appelait Badingue par blague, pour se ficher de l'empereur. Poisson acceptait ca de son air raide, sans qu'on put savoir si ca l'embetait au fond. D'ailleurs, les deux hommes, quoique separes par leurs convictions politiques, etaient devenus tres bons amis.
-Vous savez que l'empereur a ete sergent de ville a Londres, dit a son tour Boche. Oui, ma parole! il ramassait les femmes soules.
Gervaise pourtant avait rempli trois verres sur la table. Elle, ne voulait pas boire, se sentait le coeur tout barbouille. Mais elle restait, regardant Lantier enlever les dernieres cordes, prise du besoin de savoir ce que contenait la malle. Elle se souvenait, dans un coin, d'un tas de chaussettes, de deux chemises sales, d'un vieux chapeau. Est-ce que ces choses etaient encore la? est-ce qu'elle allait retrouver les loques du passe? Lantier, avant de soulever le couvercle, prit son verre et trinqua.
-A votre sante.
-A la votre, repondirent Boche et Poisson.
La blanchisseuse remplit de nouveau les verres. Les trois hommes s'essuyaient les levres de la main. Enfin, le chapelier ouvrit la malle. Elle etait pleine d'un pele-mele de journaux, de livres, de vieux vetements, de linge en paquets. Il en tira successivement une casserole, une paire de bottes, un buste de Ledru-Rollin avec le nez casse, une chemise brodee, un pantalon de travail. Et Gervaise, penchee, sentait monter une odeur de tabac, une odeur d'homme malpropre, qui soigne seulement le dessus, ce qu'on voit de sa personne. Non, le vieux chapeau n'etait plus dans le coin de gauche. Il y avait la une pelote qu'elle ne connaissait pas, quelque cadeau de femme. Alors, elle se calma, elle eprouva une vague tristesse, continuant a suivre les objets, en se demandant s'ils etaient de son temps ou du temps des autres.
-Dites donc, Badingue, vous ne connaissez pas ca? reprit Lantier.
Il lui mettait sous le nez un petit livre imprime a Bruxelles: les Amours de Napoleon III, orne de gravures. On y racontait, entre autres anecdotes, comment l'empereur avait seduit la fille d'un cuisinier, agee de treize ans; et l'image representait Napoleon III, les jambes nues, ayant garde seulement le grand cordon de la Legion d'honneur, poursuivant une gamine qui se derobait a sa luxure.
-Ah! c'est bien ca! s'ecria Boche, dont les instincts sournoisement voluptueux etaient flattes. Ca arrive toujours comme ca!
Poisson restait saisi, consterne; et il ne trouvait pas un mot pour defendre l'empereur. C'etait dans un livre, il ne pouvait pas dire non. Alors, Lantier lui poussant toujours l'image sous le nez d'un air goguenard, il laissa echapper ce cri, en arrondissant les bras:
-Eh bien, apres? Est-ce que ce n'est pas dans la nature?
Lantier eut le bec cloue par cette reponse. Il rangea ses livres et ses journaux sur une planche de l'armoire; et comme il paraissait desole de ne pas avoir une petite bibliotheque, pendue au-dessus de la table, Gervaise promit de lui en procurer une. Il possedait l'Histoire de dix ans, de Louis Blanc, moins le premier volume, qu'il n'avait jamais eu d'ailleurs, les Girondins, de Lamartine, en livraisons a deux sous, les Mysteres de Paris et le Juif-Errant, d'Eugene Sue, sans compter un tas de bouquins philosophiques et humanitaires, ramasses chez les marchands de vieux clous. Mais il couvait surtout ses journaux d'un regard attendri et respectueux. C'etait une collection faite par lui, depuis des annees. Chaque fois qu'au cafe il lisait dans un journal un article reussi et selon ses idees, il achetait le journal, il le gardait. Il en avait ainsi un paquet enorme, de toutes les dates et de tous les titres, empiles sans ordre aucun. Quand il eut sorti ce paquet du fond de la malle, il donna dessus des tapes amicales, en disant aux deux autres:
-Vous voyez ca? eh bien, c'est a papa, personne ne peut se flatter d'avoir quelque chose d'aussi chouette... Ce qu'il y a la dedans, vous ne vous l'imaginez pas. C'est-a-dire que, si on appliquait la moitie de ces idees, ca nettoierait du coup la societe. Oui, votre empereur et tous ses roussins boiraient un bouillon...
Mais il fut interrompu par le sergent de ville, dont les moustaches et l'imperiale rouges remuaient dans sa face bleme.
-Et l'armee, dites donc qu'est-ce que vous en faites?
Alors, Lantier s'emporta. Il criait en donnant des coups de poing sur ses journaux:
-Je veux la suppression du militarisme, la fraternite des peuples... Je veux l'abolition des privileges, des titres et des monopoles... Je veux l'egalite des salaires, la repartition des benefices, la glorification du proletariat... Toutes les libertes, entendez-vous! toutes!... Et le divorce!
-Oui, oui, le divorce, pour la morale! appuya Boche.
Poisson avait pris un air majestueux. Il repondit:
-Pourtant, si je n'en veux pas de vos libertes, je suis bien libre.
-Si vous n'en voulez pas, si vous n'en voulez pas... begaya Lantier, que la passion etranglait. Non, vous n'etes pas libre!... Si vous n'en voulez pas, je vous foutrai a Cayenne, moi! oui, a Cayenne, avec votre empereur et tous les cochons de sa bande!
Ils s'empoignaient ainsi, a chacune de leurs rencontres. Gervaise, qui n'aimait pas les discussions, intervenait d'ordinaire. Elle sortit de la torpeur ou la plongeait la vue de la malle, toute pleine du parfum gate de son ancien amour; et elle montra les verres aux trois hommes.
-C'est vrai, dit Lantier, subitement calme, prenant son verre. A la votre.
-A la votre, repondirent Boche et Poisson, qui trinquerent avec lui.
Cependant, Boche se dandinait, travaille par une inquietude, regardant le sergent de ville du coin de l'oeil.
-Tout ca entre nous, n'est-ce pas, monsieur Poisson? murmura-t-il enfin. On vous montre et on vous dit des choses...
Mais Poisson ne le laissa pas achever. Il mit la main sur son coeur, comme pour expliquer que tout restait la. Il n'allait pas moucharder des amis, bien sur. Coupeau etant arrive, on vida un second litre. Le sergent de ville fila ensuite par la cour, reprit sur le trottoir sa marche raide et severe, a pas comptes.
Dans les premiers temps, tout fut en l'air chez la blanchisseuse. Lantier avait bien sa chambre separee, son entree, sa clef; mais, comme au dernier moment on s'etait decide a ne pas condamner la porte de communication, il arrivait que, le plus souvent, il passait par la boutique. Le linge sale aussi embarrassait beaucoup Gervaise, car son mari ne s'occupait pas de la grande caisse dont il avait parle; et elle se trouvait reduite a fourrer le linge un peu partout, dans les coins, principalement sous son lit, ce qui manquait d'agrement pendant les nuits d'ete. Enfin, elle etait tres ennuyee d'avoir chaque soir a faire le lit d'Etienne au beau milieu de la boutique; lorsque les ouvrieres veillaient, l'enfant dormait sur une chaise, en attendant. Aussi Goujet lui ayant parle d'envoyer Etienne a Lille, ou son ancien patron, un mecanicien, demandait des apprentis, elle fut seduite par ce projet, d'autant plus que le gamin, peu heureux a la maison, desireux d'etre son maitre, la suppliait de consentir. Seulement, elle craignait un refus net de la part de Lantier. Il etait venu habiter chez eux, uniquement pour se rapprocher de son fils; il n'allait pas vouloir le perdre juste quinze jours apres son installation. Pourtant, quand elle lui parla en tremblant de l'affaire, il approuva beaucoup l'idee, disant que les jeunes ouvriers ont besoin de voir du pays. Le matin ou Etienne partit, il lui fit un discours sur ses droits, puis il l'embrassa, il declama:
-Souviens-toi que le producteur n'est pas un esclave, mais que quiconque n'est pas un producteur est un frelon.
Alors, le train train de la maison reprit, tout se calma et s'assoupit dans de nouvelles habitudes. Gervaise s'etait accoutumee a la debandade du linge sale, aux allees et venues de Lantier. Celui-ci parlait toujours de ses grandes affaires; il sortait parfois, bien peigne, avec du linge blanc, disparaissait, decouchait meme, puis rentrait en affectant d'etre ereinte, d'avoir la tete cassee, comme s'il venait de discuter, vingt-quatre heures durant, les plus graves interets. La verite etait qu'il la coulait douce. Oh! il n'y avait pas de danger qu'il empoignat des durillons aux mains! Il se levait d'ordinaire vers dix heures, faisait une promenade l'apres-midi, si la couleur du soleil lui plaisait, ou bien, les jours de pluie, restait dans la boutique ou il parcourait son journal. C'etait son milieu, il crevait d'aise parmi les jupes, se fourrait au plus epais des femmes, adorant leurs gros mots, les poussant a en dire, tout en gardant lui-meme un langage choisi; et ca expliquait pourquoi il aimait tant a se frotter aux blanchisseuses, des filles pas begueules. Lorsque Clemence lui devidait son chapelet, il demeurait tendre et souriant, en tordant ses minces moustaches. L'odeur de l'atelier, ces ouvrieres en sueur qui tapaient les fers de leurs bras nus, tout ce coin pareil a une alcove ou trainait le deballage des dames du quartier, semblait etre pour lui le trou reve, un refuge longtemps cherche de paresse et de jouissance.
Dans les premiers temps, Lantier mangeait chez Francois, au coin de la rue des Poissonniers. Mais, sur les sept jours de la semaine, il dinait avec les Coupeau trois et quatre fois; si bien qu'il finit par leur offrir de prendre pension chez eux: il leur donnerait quinze francs chaque samedi. Alors, il ne quitta plus la maison, il s'installa tout a fait. On le voyait du matin au soir aller de la boutique a la chambre du fond, en bras de chemise, haussant la voix, ordonnant; il repondait meme aux pratiques, il menait la baraque. Le vin de Francois lui ayant deplu, il persuada a Gervaise d'acheter desormais son vin chez Vigouroux, le charbonnier d'a cote, dont il allait pincer la femme avec Boche, en faisant les commandes. Puis, ce fut le pain de Coudeloup qu'il trouva mal cuit; et il envoya Augustine chercher le pain a la boulangerie viennoise du faubourg Poissonniere, chez Meyer. Il changea aussi Lehongre, l'epicier, et ne garda que le boucher de la rue Polonceau, le gros Charles, a cause de ses opinions politiques. Au bout d'un mois, il voulut mettre toute la cuisine a l'huile. Comme disait Clemence, en le blaguant, la tache d'huile reparaissait quand meme chez ce sacre Provencal. Il faisait lui-meme les omelettes, des omelettes retournees des deux cotes, plus rissolees que des crepes, si fermes qu'on aurait dit des galettes. Il surveillait maman Coupeau, exigeant les biftecks tres cuits, pareils a des semelles de soulier, ajoutant de l'ail partout, se fachant si l'on coupait de la fourniture dans la salade, des mauvaises herbes, criait-il, parmi lesquelles pouvait bien se glisser du poison. Mais son grand regal etait un certain potage, du vermicelle cuit a l'eau, tres epais, ou il versait la moitie d'une bouteille d'huile. Lui seul en mangeait avec Gervaise, parce que les autres, les Parisiens, pour s'etre un jour risques a y gouter, avaient failli rendre tripes et boyaux.
Peu a peu, Lantier en etait venu egalement a s'occuper des affaires de la famille. Comme les Lorilleux rechignaient toujours pour sortir de leur poche les cent sous de la maman Coupeau, il avait explique qu'on pouvait leur intenter un proces. Est-ce qu'ils se fichaient du monde! c'etaient dix francs qu'ils devaient donner par mois! Et il montait lui-meme chercher les dix francs, d'un air si hardi et si aimable, que la chainiste n'osait pas les refuser. Maintenant, madame Lerat, elle aussi, donnait deux pieces de cent sous. Maman Coupeau aurait baise les mains de Lantier, qui jouait en outre le role de grand arbitre, dans les querelles de la vieille femme et de Gervaise. Quand la blanchisseuse, prise d'impatience, rudoyait sa belle-mere, et que celle-ci allait pleurer dans son lit, il les bousculait toutes les deux, les forcait a s'embrasser, en leur demandant si elles croyaient amuser le monde avec leurs bons caracteres. C'etait comme Nana: on l'elevait joliment mal, a son avis. En cela, il n'avait pas tort, car lorsque le pere tapait dessus, la mere soutenait la gamine, et lorsque la mere a son tour cognait, le pere faisait une scene. Nana, ravie de voir ses parents se manger, se sentant excusee a l'avance, commettait les cent dix-neuf coups. A present, elle avait invente d'aller jouer dans la marechalerie en face; elle se balancait la journee entiere aux brancards des charrettes; elle se cachait avec des bandes de voyous au fond de la cour blafarde, eclairee du feu rouge de la forge; et, brusquement, elle reparaissait, courant, criant, depeignee et barbouillee, suivie de la queue des voyous, comme si une volee des marteaux venait de mettre ces saloperies d'enfants en fuite. Lantier seul pouvait la gronder; et encore elle savait joliment le prendre. Cette merdeuse de dix ans marchait comme une dame devant lui, se balancait, le regardait de cote, les yeux deja pleins de vice. Il avait fini par se charger de son education: il lui apprenait a danser et a parler patois.
Une annee s'ecoula de la sorte. Dans le quartier, on croyait que Lantier avait des rentes, car c'etait la seule facon de s'expliquer le grand train des Coupeau. Sans doute, Gervaise continuait a gagner de l'argent; mais maintenant qu'elle nourrissait deux hommes a ne rien faire, la boutique pour sur ne pouvait suffire; d'autant plus que la boutique devenait moins bonne, des pratiques s'en allaient, les ouvrieres godaillaient du matin au soir. La verite etait que Lantier ne payait rien, ni loyer ni nourriture. Les premiers mois, il avait donne des acomptes; puis, il s'etait contente de parler d'une grosse somme qu'il devait toucher, grace a laquelle il s'acquitterait plus tard, en un coup. Gervaise n'osait plus lui demander un centime. Elle prenait le pain, le vin, la viande a credit. Les notes montaient partout, ca marchait par des trois francs et des quatre francs chaque jour. Elle n'avait pas allonge un sou au marchand de meubles ni aux trois camarades, le macon, le menuisier et le peintre. Tout ce monde commencait a grogner, on devenait moins poli pour elle dans les magasins. Mais elle etait comme grisee par la fureur de la dette; elle s'etourdissait, choisissait les choses les plus cheres, se lachait dans sa gourmandise depuis qu'elle ne payait plus; et elle restait tres-honnete au fond, revant de gagner du matin au soir des centaines de francs, elle ne savait pas trop de quelle facon, pour distribuer des poignees de pieces de cent sous a ses fournisseurs. Enfin, elle s'enfoncait, et a mesure qu'elle degringolait, elle parlait d'elargir ses affaires. Pourtant, vers le milieu de l'ete, la grande Clemence etait partie, parce qu'il n'y avait pas assez de travail pour deux ouvrieres et qu'elle attendait son argent pendant des semaines. Au milieu de cette debacle, Coupeau et Lantier se faisaient des joues. Les gaillards, attables jusqu'au menton, bouffaient la boutique, s'engraissaient de la ruine de l'etablissement; et ils s'excitaient l'un l'autre a mettre les morceaux doubles, et ils se tapaient sur le ventre en rigolant, au dessert, histoire de digerer plus vite.
Dans le quartier, le grand sujet de conversation etait de savoir si reellement Lantier s'etait remis avec Gervaise. La-dessus, les avis se partageaient. A entendre les Lorilleux, la Banban faisait tout pour repincer le chapelier, mais lui ne voulait plus d'elle, la trouvait trop decatie, avait en ville des petites filles d'une frimousse autrement torchee. Selon les Boche, au contraire, la blanchisseuse, des la premiere nuit, s'en etait allee retrouver son ancien epoux, aussitot que ce jeanjean de Coupeau avait ronfle. Tout ca, d'une facon comme d'une autre, ne semblait guere propre; mais il y a tant de saletes dans la vie, et de plus grosses, que les gens finissaient par trouver ce menage a trois naturel, gentil meme, car on ne s'y battait jamais et les convenances etaient gardees. Certainement, si l'on avait mis le nez dans d'autres interieurs du quartier, on se serait empoisonne davantage. Au moins, chez les Coupeau, ca sentait les bons enfants. Tous les trois se livraient a leur petite cuisine, se culottaient et couchotaient ensemble a la papa, sans empecher les voisins de dormir. Puis, le quartier restait conquis par les bonnes manieres de Lantier. Cet enjoleur fermait le bec a toutes les bavardes. Meme, dans le doute ou l'on se trouvait de ses rapports avec Gervaise, quand la fruitiere niait les rapports devant la tripiere, celle-ci semblait dire que c'etait vraiment dommage, parce qu'enfin ca rendait les Coupeau moins interessants.
Cependant, Gervaise vivait, tranquille de ce cote, ne pensait guere a ces ordures. Les choses en vinrent au point qu'on l'accusa de manquer de coeur. Dans la famille on ne comprenait pas sa rancune contre le chapelier. Madame Lerat, qui adorait se fourrer entre les amoureux, venait tous les soirs; et elle traitait Lantier d'homme irresistible, dans les bras duquel les dames les plus huppees devaient tomber. Madame Boche n'aurait pas repondu de sa vertu, si elle avait eu dix ans de moins. Une conspiration sourde, continue, grandissait, poussait lentement Gervaise, comme si toutes les femmes, autour d'elle, avaient du se satisfaire, en lui donnant un amant. Mais Gervaise s'etonnait, ne decouvrait pas chez Lantier tant de seductions. Sans doute, il etait change a son avantage: il portait toujours un paletot, il avait pris de l'education dans les cafes et dans les reunions politiques. Seulement, elle qui le connaissait bien, lui voyait jusqu'a l'ame par les deux trous de ses yeux, et retrouvait la un tas de choses, dont elle gardait un leger frisson. Enfin, si ca plaisait tant aux autres, pourquoi les autres ne se risquaient-elles pas a tater du monsieur? Ce fut ce qu'elle laissa entendre un jour a Virginie, qui se montrait la plus chaude. Alors, madame Lerat et Virginie, pour lui monter la tete, lui raconterent les amours de Lantier et de la grande Clemence. Oui, elle ne s'etait apercue de rien; mais, des qu'elle sortait pour une course, le chapelier emmenait l'ouvriere dans sa chambre. Maintenant, on les rencontrait ensemble, il devait l'aller voir chez elle.
-Eh bien? dit la blanchisseuse, la voix un peu tremblante, qu'est-ce que ca peut me faire?
Et elle regardait les yeux jaunes de Virginie, ou des etincelles d'or luisaient, comme dans ceux des chats. Cette femme lui en voulait donc, qu'elle tachait de la rendre jalouse? Mais la couturiere prit son air bete, en repondant:
-Ca ne peut rien vous faire, bien sur... Seulement, vous devriez lui conseiller de lacher cette fille avec laquelle il aura du desagrement.
Le pis etait que Lantier se sentait soutenu et changeait de manieres a l'egard de Gervaise. Maintenant, quand il lui donnait une poignee de mains, il lui gardait un instant les doigts entre les siens. Il la fatiguait de son regard, fixait sur elle des yeux hardis, ou elle lisait nettement ce qu'il lui demandait. S'il passait derriere elle, il enfoncait les genoux dans ses jupes, soufflait sur son cou, comme pour l'endormir. Pourtant, il attendit encore, avant d'etre brutal et de se declarer. Mais, un soir, se trouvant seul avec elle, il la poussa devant lui sans dire une parole, l'accula tremblante contre le mur, au fond de la boutique, et la voulut l'embrasser. Le hasard fit que Goujet entra juste a ce moment. Alors, elle se debattit, s'echappa. Et tous trois echangerent quelques mots, comme si de rien n'etait. Goujet, la face toute blanche, avait baisse le nez, en s'imaginant qu'il les derangeait, qu'elle venait de se debattre pour ne pas etre embrassee devant le monde.
Le lendemain, Gervaise pietina dans la boutique, tres malheureuse, incapable de repasser un mouchoir; elle avait besoin de voir Goujet, de lui expliquer comment Lantier la tenait contre le mur. Mais, depuis qu'Etienne etait a Lille, elle n'osait plus entrer a la forge, ou Bec-Sale, dit Boit-sans-Soif, l'accueillait, avec des rires sournois. Pourtant, l'apres-midi, cedant a son envie, elle prit un panier vide, elle partit sous le pretexte d'aller prendre des jupons chez sa pratique de la rue des Portes-Blanches. Puis, quand elle fut rue Marcadet, devant la fabrique de boulons, elle se promena a petits pas, comptant sur une bonne rencontre. Sans doute, de son cote, Goujet devait l'attendre, car elle n'etait pas la depuis cinq minutes, qu'il sortit comme par hasard.
-Tiens! vous etes en course, dit-il en souriant faiblement; vous rentrez chez vous...
Il disait ca pour parler. Gervaise tournait justement le dos a la rue des Poissonniers. Et ils monterent vers Montmartre, cote a cote, sans se prendre le bras. Ils devaient avoir la seule idee de s'eloigner de la fabrique, pour ne pas paraitre se donner des rendez-vous devant la porte. La tete basse, ils suivaient la chaussee defoncee, au milieu du ronflement des usines. Puis, a deux cents pas, naturellement, comme s'ils avaient connu l'endroit, ils filerent a gauche, toujours silencieux, et s'engagerent dans un terrain vague. C'etait, entre une scierie mecanique et une manufacture de boutons, une bande de prairie restee verte, avec des plaques jaunes d'herbe grillee; une chevre, attachee a un piquet, tournait en belant; au fond, un arbre mort s'emiettait au grand soleil.
-Vrai! murmura Gervaise, on se croirait a la campagne.
Ils allerent s'asseoir sous l'arbre mort. La blanchisseuse mit son panier a ses pieds. En face d'eux, la butte Montmartre etageait ses rangees de hautes maisons jaunes et grises, dans des touffes de maigre verdure; et, quand ils renversaient la tete davantage, ils apercevaient le large ciel d'une purete ardente sur la ville, traverse au nord par un vol de petits nuages blancs. Mais la vive lumiere les eblouissait, ils regardaient au ras de l'horizon plat les lointains crayeux des faubourgs, ils suivaient surtout la respiration du mince tuyau de la scierie mecanique, qui soufflait des jets de vapeur. Ces gros soupirs semblaient soulager leur poitrine oppressee.
-Oui, reprit Gervaise embarrassee par leur silence, je me trouvais en course, j'etais sortie...
Apres avoir tant souhaite une explication, tout d'un coup elle n'osait plus parler. Elle etait prise d'une grande honte. Et elle sentait bien, cependant, qu'ils etaient venus la d'eux-memes, pour causer de ca; meme ils en causaient, sans avoir besoin de prononcer une parole. L'affaire de la veille restait entre eux comme un poids qui les genait.
Alors, prise d'une tristesse atroce, les larmes aux yeux, elle raconta l'agonie de madame Bijard, sa laveuse, morte le matin, apres d'epouvantables douleurs.
-Ca venait d'un coup de pied que lui avait allonge Bijard, disait-elle d'une voix douce et monotone. Le ventre a enfle. Sans doute, il lui avait casse quelque chose a l'interieur. Mon Dieu! en trois jours, elle a ete tortillee... Ah! il y a, aux galeres, des gredins qui n'en ont pas tant fait. Mais la justice aurait trop de besogne, si elle s'occupait des femmes crevees par leurs maris. Un coup de pied de plus ou de moins, n'est-ce pas? ca ne compte pas, quand on en recoit tous les jours. D'autant plus que la pauvre femme voulait sauver son homme de l'echafaud et expliquait qu'elle s'etait abime le ventre en tombant sur un baquet... Elle a hurle toute la nuit avant de passer.
Le forgeron se taisait, arrachait des herbes dans ses poings crispes.
-Il n'y a pas quinze jours, continua Gervaise, elle avait sevre son dernier, le petit Jules; et c'est encore une chance, car l'enfant ne patira pas... N'importe, voila cette gamine de Lalie chargee de deux mioches. Elle n'a pas huit ans, mais elle est serieuse et raisonnable comme une vraie mere. Avec ca, son pere la roue de coups... Ah bien! on rencontre des etres qui sont nes pour souffrir.
Goujet la regarda et dit brusquement, les levres tremblantes:
-Vous m'avez fait de la peine, hier, oh! oui, beaucoup de peine...
Gervaise, palissant, avait joint les mains. Mais lui, continuait:
-Je sais, ca devait arriver... Seulement, vous auriez du vous confier a moi, m'avouer ce qu'il en etait, pour ne pas me laisser dans des idees...
Il ne put achever. Elle s'etait levee, en comprenant que Goujet la croyait remise avec Lantier, comme le quartier l'affirmait. Et, les bras tendus, elle cria:
-Non, non, je vous jure... Il me poussait, il allait m'embrasser, c'est vrai; mais sa figure n'a pas meme touche la mienne, et c'etait la premiere fois qu'il essayait... Oh! tenez, sur ma vie, sur celle de mes enfants, sur tout ce que j'ai de plus sacre!
Cependant, le forgeron hochait la tete. Il se mefiait, parce que les femmes disent toujours non. Gervaise alors devint tres grave, reprit lentement:
-Vous me connaissez, monsieur Goujet, je ne suis guere menteuse... Eh bien! non, ca n'est pas, ma parole d'honneur!... Jamais ca ne sera, entendez-vous? jamais! Le jour ou ca arriverait, je deviendrais la derniere des dernieres, je ne meriterais plus l'amitie d'un honnete homme comme vous.
Et elle avait, en parlant, une si belle figure, toute pleine de franchise, qu'il lui prit la main et la fit rasseoir. Maintenant, il respirait a l'aise, il riait en dedans. C'etait la premiere fois qu'il lui tenait ainsi la main et qu'il la serrait dans la sienne. Tous deux resterent muets. Au ciel, le vol de nuages blancs nageait avec une lenteur de cygne. Dans le coin du champ, la chevre, tournee vers eux, les regardait en poussant a de longs intervalles reguliers un belement tres doux. Et, sans se lacher les doigts, les yeux noyes d'attendrissement, ils se perdaient au loin, sur la pente de Montmartre blafard, au milieu dela haute futaie des cheminees d'usines rayant l'horizon, dans cette banlieue platreuse et desolee, ou les bosquets verts des cabarets borgnes les touchaient jusqu'aux larmes.
-Votre mere m'en veut, je le sais, reprit Gervaise a voix basse. Ne dites pas non... Nous vous devons tant d'argent!
Mais lui, se montra brutal, pour la faire taire. Il lui secoua la main, a la briser. Il ne voulait pas qu'elle parlat de l'argent. Puis, il hesita, il begaya enfin:
-Ecoutez, il y a longtemps que je songe a vous proposer une chose.... Vous n'etes pas heureuse. Ma mere assure que la vie tourne mal pour vous...
Il s'arreta, un peu etouffe.
-Eh bien! il faut nous en aller ensemble.
Elle le regarda, ne comprenant pas nettement d'abord, surprise par cette rude declaration d'un amour dont il n'avait jamais ouvert les levres.
-Comment ca? demanda-t-elle.
-Oui, continua-t-il la tete basse, nous nous en irions, nous vivrions quelque part, en Belgique si vous voulez... C'est presque mon pays... En travaillant tous les deux, nous serions vite a notre aise.
Alors, elle devint tres rouge. Il l'aurait prise contre lui pour l'embrasser, qu'elle aurait eu moins de honte. C'etait un drole de garcon tout de meme, de lui proposer un enlevement, comme cela se passe dans les romans et dans la haute societe. Ah bien! autour d'elle, elle voyait des ouvriers faire la cour a des femmes mariees; mais ils ne les menaient pas meme a Saint-Denis, ca se passait sur place, et carrement.
-Ah! monsieur Goujet, monsieur Goujet... murmurait-elle, sans trouver autre chose.
-Enfin, voila, nous ne serions que tous les deux, reprit-il. Les autres me genent, vous comprenez?... Quand j'ai de l'amitie pour une personne, je ne peux pas voir cette personne avec d'autres.
Mais elle se remettait, elle refusait maintenant, d'un air raisonnable.
-Ce n'est pas possible, monsieur Goujet. Ce serait tres mal... Je suis mariee, n'est-ce pas? j'ai des enfants... Je sais bien que vous avez de l'amitie pour moi et que je vous fais de la peine. Seulement, nous aurions des remords, nous ne gouterions pas de plaisir... Moi aussi, j'eprouve de l'amitie pour vous, j'en eprouve trop pour vous laisser commettre des betises. Et ce seraient des betises, bien sur... Non, voyez-vous, il vaut mieux demeurer comme nous sommes. Nous nous estimons, nous nous trouvons d'accord de sentiment. C'est beaucoup, ca m'a soutenue plus d'une fois. Quand on reste honnete, dans notre position, on en est joliment recompense.
Il hochait la tete, en l'ecoutant. Il l'approuvait, il ne pouvait pas dire le contraire. Brusquement, dans le grand jour, il la prit entre ses bras, la serra a l'ecraser, lui posa un baiser furieux sur le cou, comme s'il avait voulu lui manger la peau. Puis, il la lacha, sans demander autre chose; et il ne parla plus de leur amour. Elle se secouait, elle ne se fachait pas, comprenant que tous deux avaient bien gagne ce petit plaisir.
Le forgeron, cependant, secoue de la tete aux pieds par un grand frisson, s'ecartait d'elle, pour ne pas ceder a l'envie de la reprendre; et il se trainait sur les genoux, ne sachant a quoi occuper ses mains, cueillant des fleurs de pissenlits, qu'il jetait de loin dans son panier. Il y avait la, au milieu de la nappe d'herbe brulee, des pissenlits jaunes superbes. Peu a peu, ce jeu le calma, l'amusa. De ses doigts raidis par le travail du marteau, il cassait delicatement les fleurs, les lancait une a une, et ses yeux de bon chien riaient, lorsqu'il ne manquait pas la corbeille. La blanchisseuse s'etait adossee a l'arbre mort, gaie et reposee, haussant la voix pour se faire entendre, dans l'haleine forte de la scierie mecanique. Quand ils quitterent le terrain vague, cote a cote, en causant d'Etienne, qui se plaisait beaucoup a Lille, elle emporta son panier plein de fleurs de pissenlits.
Au fond, Gervaise ne se sentait pas devant Lantier si courageuse qu'elle le disait. Certes, elle etait bien resolue a ne pas lui permettre de la toucher seulement du bout des doigts; mais elle avait peur, s'il la touchait jamais, de sa lachete ancienne, de cette mollesse et de cette complaisance auxquelles elle se laissait aller, pour faire plaisir au monde. Lantier, pourtant, ne recommenca pas sa tentative. Il se trouva plusieurs fois seul avec elle et se tint tranquille. Il semblait maintenant occupe de la tripiere, une femme de quarante-cinq ans, tres bien conservee. Gervaise, devant Goujet, parlait de la tripiere, afin de le rassurer. Elle repondait a Virginie et a madame Lerat, quand cellesci faisaient l'eloge du chapelier, qu'il pouvait bien se passer de son admiration, puisque toutes les voisines avaient des beguins pour lui.
Coupeau, dans le quartier, gueulait que Lantier etait un ami, un vrai. On pouvait baver sur leur compte, lui savait ce qu'il savait, se fichait du bavardage, du moment ou il avait l'honnetete de son cote. Quand ils sortaient tous les trois, le dimanche, il obligeait sa femme et le chapelier a marcher devant lui, bras dessus, bras dessous, histoire de craner dans la rue; et il regardait les gens, tout pret a leur administrer un va-te-laver, s'ils s'etaient permis la moindre rigolade. Sans doute, il trouvait Lantier un peu fierot, l'accusait de faire sa Sophie devant le vitriol, le blaguait parce qu'il savait lire et qu'il parlait comme un avocat. Mais, a part ca, il le declarait un bougre a poils. On n'en aurait pas trouve deux aussi solides dans la Chapelle. Enfin, ils se comprenaient, ils etaient batis l'un pour l'autre. L'amitie avec un homme, c'est plus solide que l'amour avec une femme.
Il faut dire une chose, Coupeau et Lantier se payaient ensemble des noces a tout casser. Lantier, maintenant, empruntait de l'argent a Gervaise, des dix francs, des vingt francs, quand il sentait de la monnaie dans la maison. C'etait toujours pour ses grandes affaires. Puis, ces jours-la, il debauchait Coupeau, parlait d'une longue course, l'emmenait; et, attables nez a nez au fond d'un restaurant voisin, ils se flanquaient par le coco des plats qu'on ne peut manger chez soi, arroses de vin cachete. Le zingueur aurait prefere des ribotes dans le chic bon enfant; mais il etait impressionne par les gouts d'aristo du chapelier, qui trouvait sur la carte des noms de sauces extraordinaires. On n'avait pas idee d'un homme si douillet, si difficile. Ils sont tous comme ca, parait-il, dans le Midi. Ainsi, il ne voulait rien d'echauffant, il discutait chaque fricot, au point de vue de la sante, faisant remporter la viande lorsqu'elle lui semblait trop salee ou trop poivree. C'etait encore pis pour les courants d'air, il en avait une peur bleue, il engueulait tout l'etablissement, si une porte restait entr'ouverte. Avec ca, tres chien, donnant deux sous au garcon pour des repas de sept et huit francs. N'importe, on tremblait devant lui, on les connaissait bien sur les boulevards exterieurs, des Batignolles a Belleville. Ils allaient, grande rue des Batignolles, manger des tripes a la mode de Caen, qu'on leur servait sur de petits rechauds. En bas de Montmartre, ils trouvaient les meilleures huitres du quartier, a la Ville de Bar-le-Duc. Quand ils se risquaient en haut de la butte, jusqu'au Moulin de la Galette, on leur faisait sauter un lapin. Rue des Martyrs, les Lilas avaient la specialite de la tete de veau; tandis que, chaussee Clignancourt, les restaurants du Lion d'Or et des Deux Marronniers leur donnaient des rognons sautes a se lecher les doigts. Mais ils tournaient plus souvent a gauche, du cote de Belleville, avaient leur table gardee aux Vendanges de Bourgogne, au Cadran Bleu, au Capucin, des maisons de confiance, ou l'on pouvait demander de tout, les yeux fermes. C'etaient des parties sournoises, dont ils parlaient le lendemain matin a mots couverts, en chipotant les pommes de terre de Gervaise. Meme un jour, dans un bosquet du Moulin de la Galette, Lantier amena une femme, avec laquelle Coupeau le laissa au dessert.
Naturellement, oh ne peut pas nocer et travailler. Aussi, depuis l'entree du chapelier dans le menage, le zingueur, qui faineantait deja pas mal, en etait arrive a ne plus toucher un outil. Quand il se laissait encore embaucher, las de trainer ses savates, le camarade le relancait au chantier, le blaguait a mort en le trouvant pendu au bout de sa corde a noeuds comme un jambon fume; et il lui criait de descendre prendre un canon. C'etait regle, le zingueur lachait l'ouvrage, commencait une bordee qui durait des journees et des semaines. Oh! par exemple, des bordees fameuses, une revue generale de tous les mastroquets du quartier, la soulerie du matin cuvee a midi et repincee le soir, les tournees de casse-poitrine se succedant, se perdant dans la nuit, pareilles aux lampions d'une fete, jusqu'a ce que la derniere chandelle s'eteignit avec le dernier verre! Cet animal de chapelier n'allait jamais jusqu'au bout. Il laissait l'autre s'allumer, le lachait, rentrait en souriant de son air aimable. Lui, se piquait le nez proprement, sans qu'on s'en apercut. Quand on le connaissait bien, ca se voyait seulement a ses yeux plus minces et a ses manieres plus entreprenantes aupres des femmes. Le zingueur, au contraire, devenait degoutant, ne pouvait plus boire sans se mettre dans un etat ignoble. Ainsi, vers les premiers jours de novembre, Coupeau tira une bordee qui finit d'une facon tout a fait sale pour lui et pour les autres. La veille, il avait trouve de l'ouvrage. Lantier, cette fois-la, etait plein de beaux sentiments; il prechait le travail, attendu que le travail ennoblit l'homme. Meme, le matin, il se leva a la lampe, il voulut accompagner son ami au chantier, gravement, honorant en lui l'ouvrier vraiment digne de ce nom. Mais, arrives devant la Petite-Civette qui ouvrait, ils entrerent prendre une prune, rien qu'une, dans le seul but d'arroser ensemble la ferme resolution d'une bonne conduite. En face du comptoir, sur un banc, Bibi-la-Grillade, le dos contre le mur, fumait sa pipe d'un air maussade.
-Tiens! Bibi qui fait sa panthere, dit Coupeau. On a donc la flemme, ma vieille?
-Non, non, repondit le camarade en s'etirant les bras. Ce sont les patrons qui vous degoutent... J'ai lache le mien hier... Tous de la crapule, de la canaille...
Et Bibi-la-Grillade accepta une prune. Il devait etre la, sur le banc, a attendre une tournee. Cependant, Lantier defendait les patrons; ils avaient parfois joliment du mal, il en savait quelque chose, lui qui sortait des affaires. De la jolie fripouille, les ouvriers! toujours en noce, se fichant de l'ouvrage, vous lachant au beau milieu d'une commande, reparaissant quand leur monnaie est nettoyee. Ainsi, il avait eu un petit Picard, dont la toquade etait de se trimballer en voiture; oui, des qu'il touchait sa semaine, il prenait des fiacres pendant des journees. Est-ce que c'etait la un gout de travailleur? Puis, brusquement, Lantier se mit a attaquer aussi les patrons. Oh! il voyait clair, il disait ses verites a chacun. Une sale race apres tout, des exploiteurs sans vergogne, des mangeurs de monde. Lui, Dieu merci! pouvait dormir la conscience tranquille, car il s'etait toujours conduit en ami avec ses hommes, et avait prefere ne pas gagner des millions comme les autres.
-Filons, mon petit, dit-il en s'adressant a Coupeau. Il faut etre sage, nous serions en retard.
Bibi-la-Grillade, les bras ballants, sortit avec eux. Dehors, le jour se levait a peine, un petit jour sali par le reflet boueux du pave; il avait plu la veille, il faisait tres doux. On venait d'eteindre les becs de gaz; la rue des Poissonniers, ou des lambeaux de nuit etrangles par les maisons flottaient encore, s'emplissait du sourd pietinement des ouvriers descendant vers Paris. Coupeau, son sac de zingueur passe a l'epaule, marchait de l'air esbrouffeur d'un citoyen qui est d'attaque, une fois par hasard. Il se tourna, il demanda:
-Bibi, veux-tu qu'on t'embauche? le patron m'a dit d'amener un camarade, si je pouvais.
-Merci, repondit Bibi-la-Grillade, je me purge... Faut proposer ca a Mes-Bottes, qui cherchait hier une baraque... Attends, Mes-Bottes est bien sur la dedans.
Et, comme ils arrivaient au bas de la rue, ils apercurent en effet Mes-Bottes chez le pere Colombe. Malgre l'heure matinale, l'Assommoir flambait, les volets enleves, le gaz allume. Lantier resta sur la porte, en recommandant a Coupeau de se depecher, parce qu'ils avaient tout juste dix minutes.
-Comment! tu vas chez ce roussin de Bourguignon! cria Mes-Bottes, quand le zingueur lui eut parle. Plus souvent qu'on me pince dans cette boite! Non, j'aimerais mieux tirer la langue jusqu'a l'annee prochaine... Mais, mon vieux, tu ne resteras pas la trois jours, c'est moi qui te le dis!
-Vrai, une sale boite? demanda Coupeau inquiet.
-Oh! tout ce qu'il y a de plus sale... On ne peut pas bouger. Le singe est sans cesse sur votre dos. Et avec ca des manieres, une bourgeoise qui vous traite de soulard, une boutique ou il est defendu de cracher... Je les ai envoyes dinguer le premier soir, tu comprends.
-Bon! me voila prevenu. Je ne mangerai pas chez eux un boisseau de sel... J'en vais tater ce matin; mais si le patron m'embete, je te le ramasse et je te l'asseois sur sa bourgeoise, tu sais, colles comme une paire de soles!
Le zingueur secouait la main du camarade, pour le remercier de son bon renseignement, et il s'en allait, quand Mes-Bottes se facha. Tonnerre de Dieu! est-ce que le Bourguignon allait les empecher de boire la goutte? Les hommes n'etaient plus des hommes, alors? Le singe pouvait bien attendre cinq minutes. Et Lantier entra pour accepter la tournee, les quatre ouvriers se tinrent debout devant le comptoir. Cependant, Mes-Bottes, avec ses souliers ecules, sa blouse noire d'ordures, sa casquette aplatie sur le sommet du crane, gueulait fort et roulait des yeux de maitre dans l'Assommoir. Il venait d'etre proclame empereur des pochards et roi des cochons, pour avoir mange une salade de hannetons vivants et mordu dans un chat creve.
-Dites donc, espece de Borgia! cria-t-il au pere Colombe, donnez-moi de la jaune, de votre pissat d'ane premier numero.
Et quand le pere Colombe, bleme et tranquille dans son tricot bleu, eut empli les quatre verres, ces messieurs les viderent d'une lampee, histoire de ne pas laisser le liquide s'eventer.
-Ca fait tout de meme du bien ou ca passe, murmura Bibi-la-Grillade.
Mais cet animal de Mes-Bottes en racontait une comique. Le vendredi, il etait si soul, que les camarades lui avaient scelle sa pipe dans le bec avec une poignee de platre. Un autre en serait creve, lui gonflait le dos et se pavanait.
-Ces messieurs ne renouvellent pas? demanda le pere Colombe de sa voix grasse.
-Si, redoublez-nous ca, dit Lantier. C'est mon tour.
Maintenant, on causait des femmes. Bibi-la-Grillade, le dernier dimanche, avait mene sa scie a Montrouge, chez une tante. Coupeau demanda des nouvelles de la Malle des Indes, une blanchisseuse de Chaillot, connue dans l'etablissement. On allait boire, quand Mes-Bottes, violemment, appela Goujet et Lorilleux qui passaient. Ceux-ci vinrent jusqu'a la porte et refuserent d'entrer. Le forgeron ne sentait pas le besoin de prendre quelque chose. Le chainiste, blafard, grelottant, serrait dans sa poche les chaines d'or qu'il reportait; et il toussait, il s'excusait, en disant qu'une goutte d'eau-de-vie le mettait sur le flanc.
-En voila des cafards! grogna Mes-Bottes. Ca doit licher dans les coins.
Et quand il eut mis le nez dans son verre, il attrapa le pere Colombe.
-Vieille drogue, tu as change de litre!... Tu sais, ce n'est pas avec moi qu'il faut maquiller ton vitriol!
Le jour avait grandi, une clarte louche eclairait l'Assommoir, dont le patron eteignait le gaz. Coupeau, pourtant, excusait son beau-frere, qui ne pouvait pas boire, ce dont, apres tout, on n'avait pas a lui faire un crime. Il approuvait meme Goujet, attendu que c'etait un bonheur de ne jamais avoir soif. Et il parlait d'aller travailler, lorsque Lantier, avec son grand air d'homme comme il faut, lui infligea une lecon: on payait sa tournee, au moins, avant de se cavaler; on ne lachait pas dos amis comme un pleutre, meme pour se rendre a son devoir.
-Est-ce qu'il va nous bassiner longtemps avec son travail! cria Mes-Bottes.
-Alors, c'est la tournee de monsieur? demanda le pere Colombe a Coupeau.
Celui-ci paya sa tournee. Mais, quand vint le tour de Bibi-la-Grillade, il se pencha a l'oreille du patron, qui refusa d'un lent signe de tete. Mes-Bottes comprit et se remit a invectiver cet entortille de pere Colombe. Comment! une bride de son espece se permettait de mauvaises manieres a l'egard d'un camarade! Tous les marchands de coco faisaient l'oeil! Il fallait venir dans les mines a poivre pour etre insulte! Le patron restait calme, se balancait sur ses gros poings, au bord du comptoir, en repetant poliment:
-Pretez de l'argent a monsieur, ce sera plus simple.
-Nom de Dieu! oui, je lui en preterai, hurla Mes-Bottes. Tiens! Bibi, jette-lui sa monnaie a travers la gueule, a ce vendu!
Puis, lance, agace par le sac que Coupeau avait garde a son epaule, il continua, en s'adressant au zingueur:
-T'as l'air d'une nourrice. Lache ton poupon. Ca rend bossu.
Coupeau hesita un instant; et, paisiblement, comme s'il s'etait decide apres de mures reflexions, il posa son sac par terre, en disant:
-Il est trop tard, a cette heure. J'irai chez Bourguignon apres le dejeuner. Je dirai que ma bourgeoise a eu des coliques.... Ecoutez, pere Colombe, je laisse mes outils sous cette banquette, je les reprendrai a midi.
Lantier, d'un hochement de tete, approuva cet arrangement. On doit travailler, ca ne fait pas un doute; seulement, quand on se trouve avec des amis, la politesse passe avant tout. Un desir de godaille les avait peu a peu chatouilles et engourdis tous les quatre, les mains lourdes, se tatant du regard. Et, des qu'ils eurent cinq heures de flane devant eux, ils furent pris brusquement d'une joie bruyante, ils s'allongerent des claques, se gueulerent des mots de tendresse dans la figure, Coupeau surtout, soulage, rajeuni, qui appelait les autres " ma vieille branche! " On se mouilla encore d'une tournee generale; puis, on alla a la Puce qui renifle, un petit bousingot ou il y avait un billard. Le chapelier fit un instant son nez, parce que c'etait une maison pas tres propre: le schnick y valait un franc le litre, dix sous une chopine en deux verres, et la societe de l'endroit avait commis tant de saletes sur le billard, que les billes y restaient collees. Mais, la partie une fois engagee, Lantier, qui avait un coup de queue extraordinaire, retrouva sa grace et sa belle humeur, developpant son torse, accompagnant d'un effet de hanches chaque carambolage.
Lorsque vint l'heure du dejeuner, Coupeau eut une idee. Il tapa des pieds, en criant:
-Faut aller prendre Bec-Sale. Je sais ou il travaille... Nous l'emmenerons manger des pieds a la poulette chez la mere Louis.
L'idee fut acclamee. Oui, Bec-Sale, dit Boit-sans-Soif, devait avoir besoin de manger des pieds a la poulette. Ils partirent. Les rues etaient jaunes, une petite pluie tombait; mais ils avaient deja trop chaud a l'interieur pour sentir ce leger arrosage sur leurs abatis. Coupeau les mena rue Marcadet, a la fabrique de boulons. Comme ils arrivaient une grosse demi-heure avant la sortie, le zingueur donna deux sous a un gamin pour entrer dire a Bec-Sale que sa bourgeoise se trouvait mal et le demandait tout de suite. Le forgeron parut aussitot, en se dandinant, l'air bien calme, le nez flairant un gueuleton.
-Ah! les cheulards! dit-il, des qu'il les apercut caches sous une porte. J'ai senti ca... Hein? qu'est-ce qu'on mange?
Chez la mere Louis, tout en sucant les petits os des pieds, on tapa de nouveau sur les patrons. Bec-Sale, dit Boit-sans-Soif, racontait qu'il y avait une commande pressee dans sa boite. Oh! le singe etait coulant pour le quart d'heure; on pouvait manquer a l'appel, il restait gentil, il devait s'estimer encore bien heureux quand on revenait. D'abord, il n'y avait pas de danger qu'un patron osat jamais flanquer dehors Bec-Sale, dit Boit-sans-Soif, parce qu'on n'en trouvait plus, des cadets de sa capacite. Apres les pieds, on mangea une omelette. Chacun but son litre. La mere Louis faisait venir son vin de l'Auvergne, un vin couleur de sang qu'on aurait coupe au couteau. Ca commencait a etre drole, la bordee s'allumait.
-Qu'est-ce qu'il a, a m'emmoutarder, cet encloue de singe? cria Bec-Sale au dessert. Est-ce qu'il ne vient pas d'avoir l'idee d'accrocher une cloche dans sa baraque? Une cloche, c'est bon pour des esclaves... Ah bien! elle peut sonner, aujourd'hui! Du tonnerre si l'on me repince a l'enclume! Voila cinq jours que je me la foule, je puis bien le balancer... S'il me fiche un abatage, je l'envoie a Chaillot.
-Moi, dit Coupeau d'un air important, je suis oblige de vous lacher, je vais travailler. Oui, j'ai jure a ma femme... Amusez-vous, je reste de coeur avec les camaros, vous savez.
Les autres blaguaient. Mais lui, semblait si decide, que tous l'accompagnerent, quand il parla d'aller chercher ses outils chez le pere Colombe. Il prit son sac sous la banquette, le posa devant lui, pendant qu'on buvait une derniere goutte. A une heure, la societe s'offrait encore des tournees. Alors, Coupeau, d'un geste d'ennui, reporta les outils sous la banquette; ils le genaient, il ne pouvait pas s'approcher du comptoir sans buter dedans. C'etait trop bete, il irait le lendemain chez Bourguignon. Les quatre autres, qui se disputaient a propos de la question des salaires, ne s'etonnerent pas, lorsque le zingueur, sans explication, leur proposa un petit tour sur le boulevard, pour se derouiller les jambes. La pluie avait cesse. Le petit tour se borna a faire deux cents pas sur une meme file, les bras ballants; et ils ne trouvaient plus un mot, surpris par l'air, ennuyes d'etre dehors. Lentement, sans avoir seulement a se consulter du coude, ils remonterent d'instinct la rue des Poissonniers, ou ils entrerent chez Francois prendre un canon de la bouteille. Vrai, ils avaient besoin de ca pour se remettre. On tournait trop a la tristesse dans la rue, il y avait une boue a ne pas flanquer un sergent de ville a la porte. Lantier poussa les camarades dans le cabinet, un coin etroit occupe par une seule table, et qu'une cloison aux vitres depolies separait de la salle commune. Lui, d'ordinaire, se piquait le nez dans les cabinets, parce que c'etait plus convenable. Est-ce que les camarades n'etaient pas bien la? On se serait cru chez soi, on y aurait fait dodo sans se gener. Il demanda le journal, l'etala tout grand, le parcourut, les sourcils fronces. Coupeau et Mes-Bottes avaient commence un piquet. Deux litres et cinq verres trainaient sur la table.
-Eh bien? qu'est-ce qu'ils chantent, dans ce papier-la? demanda Bibi-la-Grillade au chapelier.
Il ne repondit pas tout de suite. Puis, sans lever les yeux:
-Je tiens la Chambre. En voila des republicains de quatre sous, ces sacres faineants de la gauche! Est-ce que le peuple les nomme pour baver leur eau sucree!... Il croit en Dieu, celui-la, et il fait des mamours a ces canailles de ministres! Moi, si j'etais nomme, je monterais a la tribune et je dirais: Merde! Oui, pas davantage, c'est mon opinion!
-Vous savez que Badinguet s'est fichu des claques avec sa bourgeoise, l'autre soir, devant toute sa cour, raconta Bec-Sale, dit Boit-sans-Soif. Ma parole d'honneur! Et a propos de rien, en s'asticotant. Badinguet etait emeche.
-Lachez-nous donc le coude, avec votre politique! cria le zingueur. Lisez les assassinats, c'est plus rigolo.
Et revenant a son jeu, annoncant une tierce au neuf et trois dames:
-J'ai une tierce a l'egout et trois colombes... Les crinolines ne me quittent pas.
On vida les verres. Lantier se mit a lire tout haut:
" Un crime epouvantable, vient de jeter l'effroi dans la commune de Gaillon (Seine-et-Marne). Un fils a tue son pere a coups de beche, pour lui voler trente sous... "
Tous pousserent un cri d'horreur. En voila un, par exemple, qu'ils seraient alles voir raccourcir avec plaisir! Non, la guillotine, ce n'etait pas assez; il aurait fallu le couper en petits morceaux. Une histoire d'infanticide les revolta egalement; mais le chapelier, tres moral, excusa la femme en mettant tous les torts du cote de son seducteur; car, enfin, si une crapule d'homme n'avait pas fait un gosse a cette malheureuse, elle n'aurait pas pu en jeter un dans les lieux d'aisances. Mais ce qui les enthousiasma, ce furent les exploits du marquis de T..... sortant d'un bal a deux heures du matin et se defendant contre trois mauvaises gouapes, boulevard des Invalides; sans meme retirer ses gants, il s'etait debarrasse des deux premiers scelerats avec des coups de tete dans le ventre, et avait conduit le troisieme au poste, par une oreille. Hein? quelle poigne! C'etait embetant qu'il fut noble.
-Ecoutez ca maintenant, continua Lantier. Je passe aux nouvelles de la haute. " La comtesse de Bretigny marie sa fille ainee au jeune baron de Valancay, aide de camp de Sa Majeste. Il y a, dans la corbeille, pour plus de trois cent mille francs de dentelle... "
-Qu'est-ce que ca nous fiche! interrompit Bibi-la-Grillade. On ne leur demande pas la couleur de leur chemise... La petite a beau avoir de la dentelle, elle n'en verra pas moins la lune par le meme trou que les autres.
Comme Lantier faisait mine d'achever sa lecture, Bec-Sale, dit Boit-sans-Soif, lui enleva le journal et s'assit dessus, en disant:
-Ah! non, assez!... Le voila au chaud... Le papier, ce n'est bon qu'a ca.
Cependant, Mes-Bottes, qui regardait son jeu, donnait un coup de poing triomphant sur la table. Il faisait quatre-vingt-treize.
-J'ai la Revolution, cria-t-il. Quinte mangeuse, portant son point dans l'herbe a la vache... Vingt, n'est-ce pas?... Ensuite, tierce major dans les vitriers, vingt-trois; trois boeufs, vingt-six; trois larbins, vingt-neuf; trois borgnes, quatre-vingt-douze... Et je joue An un de la Republique, quatre-vingt-treize.
-T'es rince, mon vieux, crierent les autres a Coupeau.
On commanda deux nouveaux litres. Les verres ne desemplissaient plus, la soulerie montait. Vers cinq heures, ca commencait a devenir degoutant, si bien que Lantier se taisait et songeait a filer; du moment ou l'on gueulait et ou l'on fichait le vin par terre, ce n'etait plus son genre. Justement, Coupeau se leva pour faire le signe de croix des pochards. Sur la tete il prononca Montpernasse, a l'epaule droite Menilmonte, a l'epaule gauche la Courtille, au milieu du ventre Bagnolet, et dans le creux de l'estomac trois fois Lapin saute. Alors, le chapelier, profitant de la clameur soulevee par cet exercice, prit tranquillement la porte. Les camarades ne s'apercurent meme pas de son depart. Lui, avait deja un joli coup de sirop. Mais, dehors, il se secoua, il retrouva son aplomb; et il regagna tranquillement la boutique, ou il raconta a Gervaise que Coupeau etait avec des amis.
Deux jours se passerent. Le zingueur n'avait pas reparu. Il roulait dans le quartier, on ne savait pas bien ou. Des gens, pourtant, disaient l'avoir vu chez la niece Baquet, au Papillon, au Petit bonhomme qui tousse. Seulement, les uns assuraient qu'il etait seul, tandis que les autres l'avaient rencontre en compagnie de sept ou huit soulards de son espece. Gervaise haussait les epaules d'un air resigne. Mon Dieu! c'etait une habitude a prendre. Elle ne courait pas apres son homme; meme, si elle l'apercevait chez un marchand de vin, elle faisait un detour, pour ne pas le mettre en colere; et elle attendait qu'il rentrat, ecoutant la nuit s'il ne ronflait pas a la porte. Il couchait sur un tas d'ordures, sur un banc, dans un terrain vague, en travers d'un ruisseau. Le lendemain, avec son ivresse mal cuvee de la veille, il repartait, tapait aux volets des consolations, se lachait de nouveau dans une course furieuse, au milieu des petits verres, des canons et des litres, perdant et retrouvant ses amis, poussant des voyages dont il revenait plein de stupeur, voyant danser les rues, tomber la nuit et naitre le jour, sans autre idee que de boire et de cuver sur place. Lorsqu'il cuvait, c'etait fini. Gervaise alla pourtant, le second jour, a l'Assommoir du pere Colombe, pour savoir; on l'y avait revu cinq fois, on ne pouvait pas lui en dire davantage. Elle dut se contenter d'emporter les outils, restes sous la banquette.
Lantier, le soir, voyant la blanchisseuse ennuyee, lui proposa de la conduire au cafe-concert, histoire de passer un moment agreable. Elle refusa d'abord, elle n'etait pas en train de rire. Sans cela, elle n'aurait pas dit non, car le chapelier lui faisait son offre d'un air trop honnete pour qu'elle se mefiat de quelque traitrise. Il semblait s'interesser a son malheur et se montrait vraiment paternel. Jamais Coupeau n'avait decouche deux nuits. Aussi, malgre elle, toutes les dix minutes, venait-elle se planter sur la porte sans lacher son fer, regardant aux deux bouts de la rue si son homme n'arrivait pas. Ca la tenait dans les jambes, a ce qu'elle disait, des picotements qui l'empechaient de rester en place. Bien sur, Coupeau pouvait se demolir un membre, tomber sous une voiture et y rester: elle serait joliment debarrassee, elle se defendait de garder dans le coeur la moindre amitie pour un sale personnage de cette espece. Mais, a la fin, c'etait agacant de toujours se demander s'il rentrerait ou s'il ne rentrerait pas. Et, lorsqu'on alluma le gaz, comme Lantier lui parlait de nouveau du cafe-concert, elle accepta. Apres tout, elle se trouvait trop bete de refuser un plaisir, lorsque son mari, depuis trois jours, menait une vie de polichinelle. Puisqu'il ne rentrait pas, elle aussi allait sortir. La cambuse brulerait, si elle voulait. Elle aurait fichu en personne le feu au bazar, tant l'embetement de la vie commencait a lui monter au nez.
On dina vite. En partant au bras du chapelier, a huit heures, Gervaise pria maman Coupeau et Nana de se mettre au lit tout de suite. La boutique etait fermee. Elle s'en alla par la porte de la cour et donna la clef a madame Boche, en lui disant que si son cochon rentrait, elle eut l'obligeance de le coucher. Le chapelier l'attendait sous la porte, bien mis, sifflant un air. Elle avait sa robe de soie. Ils suivirent doucement le trottoir, serres l'un contre l'autre, eclaires par les coups de lumiere des boutiques, qui les montraient se parlant a demi-voix, avec un sourire.
Le cafe-concert etait boulevard de Rochechouart, un ancien petit cafe qu'on avait agrandi sur une cour, par une baraque en planches. A la porte, un cordon de boules de verre dessinait un portique lumineux. De longues affiches, collees sur des panneaux de bois, se trouvaient posees par terre, au ras du ruisseau.
-Nous y sommes, dit Lantier. Ce soir, debuts de mademoiselle Amanda, chanteuse de genre.
Mais il apercut Bibi-la-Grillade, qui lisait egalement l'affiche. Bibi avait un oeil au beurre noir, quelque coup de poing attrape la veille.
-Eh bien! et Coupeau? demanda le chapelier, en cherchant autour de lui, vous avez donc perdu Coupeau?
-Oh! il y a beau temps, depuis hier, repondit l'autre. On s'est allonge un coup de tampon, en sortant de chez la mere Baquet. Moi, je n'aime pas les jeux de mains... Vous savez, c'est avec le garcon de la mere Baquet qu'on a eu des raisons, par rapport a un litre qu'il voulait nous faire payer deux fois... Alors, j'ai file, je suis aller schloffer un brin.
Il baillait encore, il avait dormi dix-huit heures. D'ailleurs, il etait completement degrise, l'air abeti, sa vieille veste pleine de duvet; car il devait s'etre couche dans son lit tout habille.
-Et vous ne savez pas ou est mon mari, monsieur? interrogea la blanchisseuse.
-Mais non, pas du tout... Il etait cinq heures, quand nous avons quitte la mere Baquet. Voila!... Il a peut-etre bien descendu la rue. Oui, meme je crois l'avoir vu entrer au Papillon avec un cocher... Oh! que c'est bete! Vrai, on est bon a tuer!
Lantier et Gervaise passerent une tres agreable soiree au cafe-concert. A onze heures, lorsqu'on ferma les portes, ils revinrent en se baladant, sans se presser. Le froid piquait un peu, le monde se retirait par bandes; et il y avait des filles qui crevaient de rire, sous les arbres, dans l'ombre, parce que les hommes rigolaient de trop pres. Lantier chantait entre ses dents une des chansons de mademoiselle Amanda: C'est dans l'nez qu'ca me chatouille. Gervaise, etourdie, comme grise, reprenait le refrain. Elle avait eu tres chaud. Puis, les deux consommations qu'elle avait bues lui tournaient sur le coeur, avec la fumee des pipes et l'odeur de toute cette societe entassee. Mais elle emportait surtout une vive impression de mademoiselle Amanda. Jamais elle n'aurait ose se mettre nue comme ca devant le public. Il fallait etre juste, cette dame avait une peau a faire envie. Et elle ecoutait, avec une curiosite sensuelle, Lantier donner des details sur la personne en question, de l'air d'un monsieur qui lui aurait compte les cotes en particulier.
-Tout le monde dort, dit Gervaise, apres avoir sonne trois fois, sans que les Boche eussent tire le cordon.
La porte s'ouvrit, mais le porche etait noir, et quand elle frappa a la vitre de la loge pour demander sa clef, la concierge ensommeillee lui cria une histoire a laquelle elle n'entendit rien d'abord. Enfin, elle comprit que le sergent de ville Poisson avait ramene Coupeau dans un drole d'etat, et que la clef devait etre sur la serrure.
-Fichtre! murmura Lantier, quand ils furent entres, qu'est-ce qu'il a donc fait ici? C'est une vraie infection.
En effet, ca puait ferme. Gervaise, qui cherchait des allumettes, marchait dans du mouille. Lorsqu'elle fut parvenue a allumer une bougie, ils eurent devant eux un joli spectacle. Coupeau avait rendu tripes et boyaux; il y en avait plein la chambre; le lit en etait emplatre, le tapis egalement, et jusqu'a la commode qui se trouvait eclaboussee. Avec ca, Coupeau, tombe du lit ou Poisson devait l'avoir jete, ronflait la dedans, au milieu de son ordure. Il s'y etalait, vautre comme un porc, une joue barbouillee, soufflant son haleine empestee par sa bouche ouverte, balayant de ses cheveux deja gris la mare elargie autour de sa tete.
-Oh! le cochon! le cochon! repetait Gervaise indignee, exasperee. Il a tout sali... Non, un chien n'aurait pas fait ca, un chien creve est plus propre.
Tous deux n'osaient bouger, ne savaient ou poser le pied. Jamais le zingueur n'etait revenu avec une telle culotte et n'avait mis la chambre dans une ignominie pareille. Aussi, cette vue-la portait un rude coup au sentiment que sa femme pouvait encore eprouver pour lui. Autrefois, quand il rentrait emeche ou poivre, elle se montrait complaisante et pas degoutee. Mais, a cette heure, c'etait trop, son coeur se soulevait. Elle ne l'aurait pas pris avec des pincettes. L'idee seule que la peau de ce goujat toucherait sa peau, lui causait une repugnance, comme si on lui avait demande de s'allonger a cote d'un mort, abime par une vilaine maladie.
-Il faut pourtant que je me couche, murmura-t-elle. Je ne puis pas retourner coucher dans la rue... Oh! je lui passerai plutot sur le corps.
Elle tacha d'enjamber l'ivrogne et dut se retenir a un coin de la commode, pour ne pas glisser dans la salete. Coupeau barrait completement le lit. Alors, Lantier, qui avait un petit rire en voyant bien qu'elle ne ferait pas dodo sur son oreiller cette nuit-la, lui prit une main, en disant d'une voix basse et ardente:
-Gervaise... ecoute, Gervaise...
Mais elle avait compris, elle se degagea, eperdue, le tutoyant a son tour, comme jadis.
-Non, laisse-moi... Je t'en supplie, Auguste, rentre dans ta chambre... Je vais m'arranger, je monterai dans le lit par les pieds...
-Gervaise, voyons, ne fais pas la bete, repetait-il. Ca sent trop mauvais, tu ne peux pas rester... Viens. Qu'est-ce que tu crains? Il ne nous entend pas, va!
Elle luttait, elle disait non de la tete, energiquement. Dans son trouble, comme pour montrer qu'elle resterait la, elle se deshabillait, jetait sa robe de soie sur une chaise, se mettait violemment en chemise et en jupon, toute blanche, le cou et les bras nus. Son lit etait a elle, n'est-ce pas? elle voulait coucher dans son lit. A deux reprises, elle tenta encore de trouver un coin propre et de passer. Mais Lantier ne se lassait pas, la prenait a la taille, en disant des choses pour lui mettre le feu dans le sang. Ah! elle etait bien plantee, avec un loupiat de mari par devant, qui l'empechait de se fourrer honnetement sous sa couverture, avec un sacre salaud d'homme par derriere, qui songeait uniquement a profiter de son malheur pour la ravoir! Comme le chapelier haussait la voix, elle le supplia de se taire. Et elle ecouta, l'oreille tendue vers le cabinet ou couchaient Nana et maman Coupeau. La petite et la vieille devaient dormir, on entendait une respiration forte.
-Auguste, laisse-moi, tu vas les reveiller, reprit-elle, les mains jointes. Sois raisonnable. Un autre jour, ailleurs... Pas ici, pas devant ma fille...
Il ne parlait plus, il restait souriant; et, lentement, il la baisa sur l'oreille, ainsi qu'il la baisait autrefois pour la taquiner, et l'etourdir. Alors, elle fut sans force, elle sentit un grand bourdonnement, un grand frisson descendre dans sa chair. Pourtant, elle fit de nouveau un pas. Et elle dut reculer. Ce n'etait pas possible, la degoutation etait si grande, l'odeur devenait telle, qu'elle se serait elle-meme mal conduite dans ses draps. Coupeau, comme sur de la plume, assomme par l'ivresse, cuvait sa bordee, les membres morts, la gueule de travers. Toute la rue aurait bien pu entrer embrasser sa femme, sans qu'un poil de son corps en remuat.
-Tant pis, begayait-elle, c'est sa faute, je ne puis pas... Ah! mon Dieu! ah! mon Dieu! il me renvoie de mon lit, je n'ai plus de lit... Non, je ne puis pas, c'est sa faute.
Elle tremblait, elle perdait la tete. Et, pendant que Lantier la poussait dans sa chambre, le visage de Nana apparut a la porte vitree du cabinet, derriere un carreau. La petite venait de se reveiller et de se lever doucement, en chemise, pale de sommeil. Elle regarda son pere roule dans son vomissement; puis, la figure collee contre la vitre, elle resta la, a attendre que le jupon de sa mere eut disparu chez l'autre homme, en face. Elle etait toute grave. Elle avait de grands yeux d'enfant vicieuse, allumes d'une curiosite sensuelle.