Ce furent quatre annees de dur travail. Dans le quartier, Gervaise et Coupeau etaient un bon menage, vivant a l'ecart, sans batteries, avec
un tour de promenade regulier le dimanche, du cote de Saint-Ouen. La femme faisait des journees de douze heures chez madame Fauconnier, et
trouvait le moyen de tenir son chez elle propre comme un sou, de donner la patee a tout son monde, matin et soir. L'homme ne se soulait pas, rapportait ses quinzaines, fumait une pipe a sa fenetre avant de
se coucher, pour prendre l'air. On les citait, a cause de leur
gentillesse. Et, comme ils gagnaient a eux deux pres de neuf francs
par jour, on calculait qu'ils devaient mettre de cote pas mal d'argent.
Mais, dans les premiers temps surtout, il leur fallut joliment trimer, pour joindre les deux bouts. Leur mariage leur avait mis sur le dos une dette de deux cents francs. Puis, ils s'abominaient, a l'hotel Boncoeur; ils trouvaient ca degoutant, plein de sales frequentations; et ils revaient d'etre chez eux, avec des meubles a eux, qu'ils soigneraient. Vingt fois, ils calculerent la somme necessaire; ca montait, en chiffre rond, a trois cent cinquante francs, s'ils voulaient tout de suite n'etre pas embarrasses pour serrer leurs affaires et avoir sous la main une casserole ou un poelon, quand ils en auraient besoin. Ils desesperaient d'economiser une si grosse somme en moins de deux annees, lorsqu'il leur arriva une bonne chance: un vieux monsieur de Plassans leur demanda Claude, l'aine des petits, pour le placer la-bas au college; une toquade genereuse d'un original, amateur de tableaux, que des bonshommes barbouilles autrefois par le mioche avaient vivement frappe. Claude leur coutait deja les yeux de la tete. Quand ils n'eurent plus a leur charge que le cadet, Etienne, ils amasserent les trois cent cinquante francs en sept mois et demi. Le jour ou ils acheterent leurs meubles, chez un revendeur de la rue Belhomme, ils firent, avant de rentrer, une promenade sur les boulevards exterieurs, le coeur gonfle d'une grosse joie. Il y avait un lit, une table de nuit, une commode a dessus de marbre, une armoire, une table ronde avec sa toile ciree, six chaises, le tout en vieil acajou; sans compter la literie, du linge, des ustensiles de cuisine presque neufs. C'etait pour eux comme une entree serieuse et definitive dans la vie, quelque chose qui, en les faisant proprietaires, leur donnait de l'importance au milieu des gens bien poses du quartier.
Le choix d'un logement, depuis deux mois, les occupait. Ils voulurent, avant tout, en louer un dans la grande maison, rue de la Goutte-d'Or. Mais pas une chambre n'y etait libre, ils durent renoncer a leur ancien reve. Pour dire la verite, Gervaise ne fut pas fachee, au fond: le voisinage des Lorilleux, porte a porte, l'effrayait beaucoup. Alors, ils chercherent ailleurs. Coupeau, tres-justement, tenait a ne pas s'eloigner de l'atelier de madame Fauconnier, pour que Gervaise put, d'un saut, etre chez elle a toutes les heures du jour. Et ils eurent enfin une trouvaille, une grande chambre, avec un cabinet et une cuisine, rue Neuve de la Goutte-d'Or, presque en face de la blanchisseuse. C'etait une petite maison a un seul etage, un escalier tres raide, en haut duquel il y avait seulement deux logements, l'un a droite, l'autre a gauche; le bas se trouvait habite par un loueur de voitures, dont le materiel occupait des hangars dans une vaste cour, le long de la rue. La jeune femme, charmee, croyait retourner en province; pas de voisines, pas de cancans a craindre, un coin de tranquillite qui lui rappelait une ruelle de Plassans, derriere les remparts; et, pour comble de chance, elle pouvait voir sa fenetre, de son etabli, sans quitter ses fers, en allongeant la tete.
L'emmenagement eut lieu au terme d'avril. Gervaise etait alors enceinte de huit mois. Mais elle montrait une belle vaillance, disant avec un rire que l'enfant l'aidait, lorsqu'elle travaillait; elle sentait, en elle, ses petites menottes pousser et lui donner des forces. Ah bien! elle recevait joliment Coupeau, les jours ou il voulait la faire coucher pour se dorloter un peu! Elle se coucherait aux grosses douleurs. Ce serait toujours assez tot; car, maintenant, avec une bouche de plus, il allait falloir donner un rude coup de collier. Et ce fut elle qui nettoya le logement, avant d'aider son mari a mettre les meubles en place. Elle eut une religion pour ces meubles, les essuyant avec des soins maternels, le coeur creve a la vue de la moindre egratignure. Elle s'arretait, saisie, comme si elle se fut tapee elle-meme, quand elle les cognait en balayant. La commode surtout lui etait chere; elle la trouvait belle, solide, l'air serieux. Un reve, dont elle n'osait parler, etait d'avoir une pendule pour la mettre au beau milieu du marbre, ou elle aurait produit un effet magnifique. Sans le bebe qui venait, elle se serait peut-etre risquee a acheter sa pendule. Enfin elle renvoyait ca a plus tard, avec un soupir.
Le menage vecut dans l'enchantement de sa nouvelle demeure. Le lit d'Etienne occupait le cabinet, ou l'on pouvait encore installer une autre couchette d'enfant. La cuisine etait grande comme la main et toute noire; mais, en laissant la porte ouverte, on y voyait assez clair; puis, Gervaise n'avait pas a faire des repas de trente personnes, il suffisait qu'elle y trouvat la place de son pot-au-feu. Quant a la grande chambre, elle etait leur orgueil. Des le matin, ils fermaient les rideaux de l'alcove, des rideaux de calicot blanc; et la chambre se trouvait transformee en salle a manger, avec la table au milieu, l'armoire et la commode en face l'une de l'autre. Comme la cheminee brulait jusqu'a quinze sous de charbon de terre par jour, ils l'avaient bouchee; un petit poele de fonte, pose sur la plaque de marbre, les chauffait pour sept sous pendant les grands froids. Ensuite, Coupeau avait orne les murs de son mieux, en se promettant des embellissements: une haute gravure representant un marechal de France, caracolant avec son baton a la main, entre un canon et un tas de boulets, tenait lieu de glace; au-dessus dela commode, les photographies de la famille etaient rangees sur deux lignes, a droite et a gauche d'un ancien benitier de porcelaine doree, dans lequel on mettait les allumettes; sur la corniche de l'armoire, un buste de Pascal faisait pendant a un buste de Beranger, l'un grave, l'autre souriant, pres du coucou, dont ils semblaient ecouter le tic tac. C'etait vraiment une belle chambre.
-Devinez combien nous payons ici? demandait Gervaise a chaque visiteur.
Et quand on estimait son loyer trop haut, elle triomphait, elle criait, ravie d'etre si bien pour si peu d'argent:
-Cent cinquante francs, pas un liard de plus!... Hein! c'est donne!
La rue Neuve de la Goutte-d'Or elle-meme entrait pour une bonne part dans leur contentement. Gervaise y vivait, allant sans cesse de chez elle chez madame Fauconnier. Coupeau, le soir, descendait maintenant, fumait sa pipe sur le pas de la porte. La rue, sans trottoir, le pave defonce, montait. En haut, du cote de la rue de la Goutte-d'Or, il y avait des boutiques sombres, aux carreaux sales, des cordonniers, des tonneliers, une epicerie borgne, un marchand de vin en faillite, dont les volets fermes depuis des semaines se couvraient d'affiches. A l'autre bout, vers Paris, des maisons de quatre etages barraient le ciel, occupees a leur rez-de-chaussee par des blanchisseuses, les unes pres des autres, en tas; seule, une devanture de perruquier de petite ville, peinte en vert, toute pleine de flacons aux couleurs tendres, egayait ce coin d'ombre du vif eclair de ses plats de cuivre, tenus tres propres. Mais la gaiete de la rue se trouvait au milieu, a l'endroit ou les constructions, en devenant plus rares et plus basses, laissaient descendre l'air et le soleil. Les hangars du loueur de voitures, l'etablissement voisin ou l'on fabriquait de l'eau de Seltz, le lavoir, en face, elargissaient un vaste espace libre, silencieux, dans lequel les voix etouffees des laveuses et l'haleine reguliere de la machine a vapeur semblaient grandir encore le recueillement. Des terrains profonds, des allees s'enfoncant entre des murs noirs, mettaient la un village. Et Coupeau, amuse par les rares passants qui enjambaient le ruissellement continu des eaux savonneuses, disait se souvenir d'un pays ou l'avait conduit un de ses oncles, a l'age de cinq ans. La joie de Gervaise etait, a gauche de sa fenetre, un arbre plante dans une cour, un acacia allongeant une seule de ses branches, et dont la maigre verdure suffisait au charme de toute la rue.
Ce fut le dernier jour d'avril que la jeune femme accoucha. Les douleurs la prirent l'apres-midi, vers quatre heures, comme elle repassait une paire de rideaux chez madame Fauconnier. Elle ne voulut pas s'en aller tout de suite, restant la a se tortiller sur une chaise, donnant un coup de fer quand ca se calmait un peu; les rideaux pressaient, elle s'entetait a les finir; puis, ca n'etait peut-etre qu'une colique, il ne fallait pas s'ecouter pour un mal de ventre. Mais, comme elle parlait de se mettre a des chemises d'homme, elle devint blanche. Elle dut quitter l'atelier, traverser la rue, courbee en deux, se tenant aux murs. Une ouvriere offrait de l'accompagner; elle refusa, elle la pria seulement de passer chez la sage-femme, a cote, rue de la Charbonniere. Le feu n'etait pas a la maison, bien sur. Elle en avait sans doute pour toute la nuit. Ca n'allait pas l'empecher en rentrant de preparer le diner de Coupeau; ensuite, elle verrait a se jeter un instant sur le lit, sans meme se deshabiller. Dans l'escalier, elle fut prise d'une telle crise, qu'elle dut s'asseoir au beau milieu des marches; et elle serrait ses deux poings sur sa bouche, pour ne pas crier, parce qu'elle eprouvait une honte a etre trouvee la par des hommes, s'il en montait. La douleur passa, elle put ouvrir sa porte, soulagee, pensant decidement s'etre trompee. Elle faisait, ce soir-la, un ragout de mouton avec des hauts de cotelettes. Tout marcha encore bien, pendant qu'elle pelurait ses pommes de terre. Les hauts de cotelettes revenaient dans un poelon, quand les sueurs et les tranchees reparurent. Elle tourna son roux, en pietinant devant le fourneau, aveuglee par de grosses larmes. Si elle accouchait, n'est-ce pas? ce n'etait point une raison pour laisser Coupeau sans manger. Enfin le ragout mijota sur un feu couvert de cendre. Elle revint dans la chambre, crut avoir le temps de mettre un couvert a un bout de la table. Et il lui fallut reposer bien vite le litre de vin; elle n'eut plus la force d'arriver au lit, elle tomba et accoucha par terre, sur un paillasson. Lorsque la sage-femme arriva, un quart d'heure plus tard, ce fut la qu'elle la delivra.
Le zingueur travaillait toujours a l'hopital. Gervaise defendit d'aller le deranger. Quand il rentra, a sept heures, il la trouva couchee, bien enveloppee, tres pale sur l'oreiller. L'enfant pleurait, emmaillotte dans un chale, aux pieds de la mere.
-Ah! ma pauvre femme! dit Coupeau en embrassant Gervaise. Et moi qui rigolais, il n'y a pas une heure, pendant que tu criais aux petits pates!... Dis donc, tu n'es pas embarrassee, tu nous laches ca, le temps d'eternuer.
Elle eut un faible sourire; puis, elle murmura:
-C'est une fille.
-Juste! reprit le zingueur, blaguant pour la remettre, j'avais commande une fille! Hein! me voila servi! Tu fais donc tout ce que je veux?
Et, prenant l'enfant, il continua:
-Qu'on vous voie un peu, mademoiselle Souillon!... Vous avez une petite frimousse bien noire. Ca blanchira, n'ayez pas peur. Il faudra etre sage, ne pas faire la gourgandine, grandir raisonnable, comme papa et maman.
Gervaise, tres serieuse, regardait sa fille, les yeux grands ouverts, lentement assombris d'une tristesse. Elle hocha la tete; elle aurait voulu un garcon, parce que les garcons se debrouillent toujours et ne courent pas tant de risques, dans ce Paris. La sage-femme dut enlever le poupon des mains de Coupeau. Elle defendit aussi a Gervaise de parler; c'etait deja mauvais qu'on fit tant de bruit autour d'elle. Alors, le zingueur dit qu'il fallait prevenir maman Coupeau et les Lorilleux; mais il crevait de faim, il voulait diner auparavant. Ce fut un gros ennui pour l'accouchee de le voir se servir lui-meme, courir a la cuisine chercher le ragout, manger dans une assiette creuse, ne pas trouver le pain. Malgre la defense, elle se lamentait, se tournait entre les draps. Aussi, c'etait bien bete de n'avoir pas pu mettre la table; la colique l'avait assise par terre comme un coup de baton. Son pauvre homme lui en voudrait, d'etre la a se dorloter, quand il mangeait si mal. Les pommes de terre etaient-elles assez cuites, au moins? Elle ne se rappelait plus si elle les avait salees.
-Taisez-vous donc! cria la sage-femme
-Ah! quand vous l'empecherez de se miner, par exemple! dit Coupeau, la bouche pleine. Si vous n'etiez pas la, je parie qu'elle se leverait pour me couper mon pain.... Tiens-toi donc sur le dos, grosse dinde! Faut pas te demolir, autrement tu en as pour quinze jours a te remettre sur tes pattes.... Il est tres bon, ton ragout. Madame va en manger avec moi. N'est-ce pas, madame?
La sage-femme refusa; mais elle voulut bien boire un verre de vin, parce que ca l'avait emotionnee, disait-elle, de trouver la malheureuse femme avec le bebe sur le paillasson. Coupeau partit enfin, pour annoncer la nouvelle a la famille. Une demi-heure plus tard, il revint avec tout le monde, maman Coupeau, les Lorilleux, madame Lerat, qu'il avait justement rencontree chez ces derniers. Les Lorilleux, devant la prosperite du menage, etaient devenus tres aimables, faisaient un eloge outre de Gervaise, en laissant echapper de petits gestes restrictifs, des hochements de menton, des battements de paupieres, comme pour ajourner leur vrai jugement. Enfin, ils savaient ce qu'ils savaient; seulement, ils ne voulaient pas aller contre l'opinion de tout le quartier.
-Je t'amene la sequelle! cria Coupeau. Tant pis! ils ont voulu te voir... N'ouvre pas le bec, ca t'est defendu. Ils resteront la, a te regarder tranquillement, sans se formaliser, n'est-ce pas?... Moi, je vais leur faire du cafe, et du chouette!
Il disparut dans la cuisine. Maman Coupeau, apres avoir embrasse Gervaise, s'emerveillait de la grosseur de l'enfant. Les deux autres femmes avaient egalement applique de gros baisers sur les joues de l'accouchee. Et toutes trois, debout devant le lit, commentaient, en s'exclamant, les details des couches, de droles de couches, une dent a arracher, pas davantage. Madame Lerat examinait la petite partout, la declarait bien conformee, ajoutait meme, avec intention, que ca ferait une fameuse femme; et, comme elle lui trouvait la tete trop pointue, elle la petrissait legerement, malgre ses cris, afin de l'arrondir. Madame Lorilleux lui arracha le bebe en se fachant: ca suffisait pour donner tous les vices a une creature, de la tripoter ainsi, quand elle avait le crane si tendre. Puis, elle chercha la ressemblance. On manqua se disputer. Lorilleux, qui allongeait le cou derriere les femmes, repetait que la petite n'avait rien de Coupeau; un peu le nez peut-etre, et encore! C'etait toute sa mere, avec des yeux d'ailleurs; pour sur, ces yeux-la ne venaient pas de la famille.
Cependant, Coupeau ne reparaissait plus. On l'entendait, dans la cuisine, se battre avec le fourneau et la cafetiere. Gervaise se tournait les sangs: ce n'etait pas l'occupation d'un homme, de faire du cafe; et elle lui criait comment il devait s'y prendre, sans ecouter les chut! energiques de la sage-femme.
-Enlevez le baluchon! dit Coupeau, qui rentra, la cafetiere a la main. Hein! est-elle assez canulante! Il faut qu'elle se cauchemarde... Nous allons boire ca dans des verres, n'est-ce pas? parce que, voyez-vous, les tasses sont restees chez le marchand.
On s'assit autour de la table, et le zingueur voulut verser le cafe lui-meme. Il sentait joliment fort, ce n'etait pas de la roupie de sansonnet. Quand la sage-femme eut sirote son verre, elle s'en alla: tout marchait bien, on n'avait plus besoin d'elle; si la nuit n'etait pas bonne, on l'enverrait chercher le lendemain. Elle descendait encore l'escalier, que madame Lorilleux la traita de licheuse et de propre a rien. Ca se mettait quatre morceaux de sucre dans son cafe, ca se faisait donner des quinze francs, pour vous laisser accoucher toute seule. Mais Coupeau la defendait; il allongerait les quinze francs de bon coeur; apres tout, ces femmes-la passaient leur jeunesse a etudier, elles avaient raison de demander cher. Ensuite, Lorilleux se disputa avec madame Lerat; lui, pretendait que, pour avoir un garcon, il fallait tourner la tete de son lit vers le nord; tandis qu'elle haussait les epaules, traitant ca d'enfantillage, donnant une autre recette, qui consistait a cacher sous le matelas, sans le dire a sa femme, une poignee d'orties fraiches, cueillies au soleil. On avait pousse la table pres du lit. Jusqu'a dix heures, Gervaise, prise peu a peu d'une fatigue immense, resta souriante et stupide, la tete tournee sur l'oreiller; elle voyait, elle entendait, mais elle ne trouvait plus la force de hasarder un geste ni une parole; il lui semblait etre morte, d'une mort tres douce, du fond de laquelle elle etait heureuse de regarder les autres vivre. Par moments, un vagissement de la petite montait, au milieu des grosses voix, des reflexions interminables sur un assassinat, commis la veille rue du Bon-Puits, a l'autre bout de la Chapelle.
Puis, comme la societe songeait au depart, on parla du bapteme. Les Lorilleux avaient accepte d'etre parrain et marraine; en arriere, ils rechignaient; pourtant, si le menage ne s'etait pas adresse a eux, ils auraient fait une drole de figure. Coupeau ne voyait guere la necessite de baptiser la petite; ca ne lui donnerait pas dix mille livres de rente, bien sur; et encore ca risquait de l'enrhumer. Moins on avait affaire aux cures, mieux ca valait. Mais maman Coupeau le traitait de paien. Les Lorilleux, sans aller manger le bon Dieu dans les eglises, se piquaient d'avoir de la religion.
-Ce sera pour dimanche, si vous voulez, dit le chainiste.
Et Gervaise ayant consenti d'un signe de tete, tout le monde l'embrassa en lui recommandant de se bien porter. On dit adieu aussi au bebe. Chacun vint se pencher sur ce pauvre petit corps frissonnant, avec des risettes, des mots de tendresse, comme s'il avait pu comprendre. On l'appelait Nana, la caresse du nom d'Anna, que portait sa marraine.
-Bonsoir, Nana... Allons, Nana, soyez belle fille...
Quand ils furent enfin partis, Coupeau mit sa chaise tout contre le lit, et acheva sa pipe, en tenant dans la sienne la main de Gervaise. Il fumait lentement, lachant des phrases entre deux bouffees, tres emu.
-Hein? ma vieille, ils t'ont casse la tete? Tu comprends, je n'ai pas pu les empecher de venir. Apres tout, ca prouve leur amitie... Mais, n'est-ce pas? on est mieux seul. Moi, j'avais besoin d'etre un peu seul, comme ca, avec toi. La soiree m'a paru d'un long!... Cette pauvre poule! elle a eu bien du bobo! Ces crapoussins-la, quand ca vient au monde, ca ne se doute guere du mal que ca fait. Vrai, ca doit etre comme si on vous ouvrait les reins... Ou est-il le bobo, que je l'embrasse?
Il lui avait glisse delicatement sous le dos une de ses grosses mains, et il l'attirait, il lui baisait le ventre a travers le drap, pris d'un attendrissement d'homme rude pour cette fecondite endolorie encore. Il demandait s'il ne lui faisait pas du mal, il aurait voulu la guerir en soufflant dessus. Et Gervaise etait bien heureuse. Elle lui jurait qu'elle ne souffrait plus du tout. Elle songeait seulement a se relever le plus tot possible, parce qu'il ne fallait pas se croiser les bras, maintenant. Mais lui, la rassurait. Est-ce qu'il ne se chargeait pas de gagner la patee de la petite? Il serait un grand lache, si jamais il lui laissait cette gamine sur le dos. Ca ne lui semblait pas malin de savoir faire un enfant: le merite, pas vrai? c'etait de le nourrir.
Coupeau, cette nuit-la, ne dormit guere. Il avait couvert le feu du poele. Toutes les heures, il dut se relever pour donner au bebe des cuillerees d'eau sucree tiede. Ca ne l'empecha pas de partir le matin au travail comme a son habitude. Il profita meme de l'heure de son dejeuner, alla a la mairie faire sa declaration. Pendant ce temps, madame Boche, prevenue, etait accourue passer la journee aupres de Gervaise. Mais celle-ci, apres dix heures de profond sommeil, se lamentait, disait deja se sentir toute courbaturee de garder le lit. Elle tomberait malade, si on ne la laissait pas se lever. Le soir, quand Coupeau revint, elle lui conta ses tourments: sans doute elle avait confiance en madame Boche; seulement ca la mettait hors d'elle de voir une etrangere s'installer dans sa chambre, ouvrir les tiroirs, toucher a ses affaires. Le lendemain, la concierge, en revenant d'une commission, la trouva debout, habillee, balayant et s'occupant du diner de son mari. Et jamais elle ne voulut se recoucher. On se moquait d'elle, peut-etre! C'etait bon pour les dames d'avoir l'air d'etre cassees. Lorsqu'on n'etait pas riche, on n'avait pas le temps. Trois jours apres ses couches, elle repassait des jupons chez madame Fauconnier, tapant ses fers, mise en sueur par la grosse chaleur du fourneau.
Des le samedi soir, madame Lorilleux apporta ses cadeaux de marraine: un bonnet de trente-cinq sous et une robe de bapteme, plissee et garnie d'une petite dentelle, qu'elle avait eue pour six francs, parce qu'elle etait defraichie. Le lendemain, Lorilleux, comme parrain, donna a l'accouchee six livres de sucre. Ils faisaient les choses proprement. Meme le soir, au repas qui eut lieu chez les Coupeau, ils ne se presenterent point les mains vides. Le mari arriva avec un litre de vin cachete sous chaque bras, tandis que la femme tenait un large flan achete chez un patissier de la chaussee Clignancourt, tres en renom. Seulement, les Lorilleux allerent raconter leurs largesses dans tout le quartier; ils avaient depense, pres de vingt francs. Gervaise, en apprenant leurs commerages, resta suffoquee et ne leur tint plus aucun compte de leurs bonnes manieres.
Ce fut a ce diner de bapteme que les Coupeau acheverent de se lier etroitement avec les voisins du palier. L'autre logement de la petite maison etait occupe par deux personnes, la mere et le fils, les Goujet, comme on les appelait. Jusque-la, on s'etait salue dans l'escalier et dans la rue, rien de plus; les voisins semblaient un peu ours. Puis, la mere lui ayant monte un seau d'eau, le lendemain de ses couches, Gervaise avait juge convenable de les inviter au repas, d'autant plus qu'elle les trouvait tres bien. Et la, naturellement, on avait fait connaissance.
Les Goujet etaient du departement du Nord. La mere raccommodait les dentelles; le fils, forgeron de son etat, travaillait dans une fabrique de boulons. Ils occupaient l'autre logement du palier depuis cinq ans. Derriere la paix muette de leur vie, se cachait tout un chagrin ancien: le pere Goujet, un jour d'ivresse furieuse, a Lille, avait assomme un camarade a coups de barre de fer, puis s'etait etrangle dans sa prison, avec son mouchoir. La veuve et l'enfant, venus a Paris apres leur malheur, sentaient toujours ce drame sur leurs tetes, le rachetaient par une honnetete stricte, une douceur et un courage inalterables. Meme il se melait un peu de fierte dans leur cas, car ils finissaient par se voir meilleurs que les autres. Madame Goujet, toujours vetue de noir, le front encadre d'une coiffe monacale, avait une face blanche et reposee de matrone, comme si la paleur des dentelles, le travail minutieux de ses doigts, lui eussent donne un reflet de serenite. Goujet etait un colosse de vingt-trois ans, superbe, le visage rose, les yeux bleus, d'une force herculeenne. A l'atelier, les camarades l'appelaient la Gueule-d'Or, a cause de sa belle barbe jaune.
Gervaise se sentit tout de suite prise d'une grande amitie pour ces gens. Quand elle penetra la premiere fois chez eux, elle resta emerveillee de la proprete du logis. Il n'y avait pas a dire, on pouvait souffler partout, pas un grain de poussiere ne s'envolait. Et le carreau luisait, d'une clarte de glace. Madame Goujet la fit entrer dans la chambre de son fils, pour voir. C'etait gentil et blanc comme dans la chambre d'une fille: un petit lit de fer garni de rideaux de mousseline, une table, une toilette, une etroite bibliotheque pendue au mur; puis, des images du haut en bas, des bonshommes decoupes, des gravures coloriees fixees a l'aide de quatre clous, des portraits de toutes sortes de personnages, detaches des journaux illustres. Madame Goujet disait, avec un sourire, que son fils etait un grand enfant; le soir, la lecture le fatiguait; alors, il s'amusait a regarder ses images. Gervaise s'oublia une heure pres de sa voisine, qui s'etait remise a son tambour, devant une fenetre. Elle s'interessait aux centaines d'epingles attachant la dentelle, heureuse d'etre la, respirant la bonne odeur de proprete du logement, ou cette besogne delicate mettait un silence recueilli.
Les Goujet gagnaient encore a etre frequentes. Ils faisaient de grosses journees et placaient plus du quart de leur quinzaine a la Caisse d'epargne. Dans le quartier, on les saluait, on parlait de leurs economies. Goujet n'avait jamais un trou, sortait avec des bourgerons propres, sans une tache. Il etait tres poli, meme un peu timide, malgre ses larges epaules. Les blanchisseuses du bout de la rue s'egayaient a le voir baisser le nez, quand il passait. Il n'aimait pas leurs gros mots, trouvait ca degoutant que des femmes eussent sans cesse des saletes a la bouche. Un jour pourtant, il etait rentre gris. Alors, madame Goujet, pour tout reproche, l'avait mis en face d'un portrait de son pere, une mauvaise peinture cachee pieusement au fond de la commode. Et, depuis cette lecon, Goujet ne buvait plus qu'a sa suffisance, sans haine pourtant contre le vin, car le vin est necessaire a l'ouvrier. Le dimanche, il sortait avec sa mere, a laquelle il donnait le bras; le plus souvent, il la menait du cote de Vincennes; d'autres fois, il la conduisait au theatre. Sa mere restait sa passion. Il lui parlait encore comme s'il etait tout petit. La tete carree, la chair alourdie par le rude travail du marteau, il tenait des grosses betes: dur d'intelligence, bon tout de meme.
Les premiers jours, Gervaise le gena beaucoup. Puis, en quelques semaines, il s'habitua a elle. Il la guettait pour lui monter ses paquets, la traitait en soeur, avec une brusque familiarite, decoupant des images a son intention. Cependant, un matin, ayant tourne la clef sans frapper, il la surprit a moitie nue, se lavant le cou; et, de huit jours, il ne la regarda pas en face, si bien qu'il finissait par la faire rougir elle-meme.
Cadet-Cassis, avec son bagou parisien, trouvait la Gueule-d'Or beta. C'etait bien de ne pas licher, de ne pas souffler dans le nez des filles, sur les trottoirs; mais il fallait pourtant qu'un homme fut un homme, sans quoi autant valait-il tout de suite porter des jupons. Il le blaguait devant Gervaise, en l'accusant de faire de l'oeil a toutes les femmes du quartier; et ce tambour-major de Goujet se defendait violemment. Ca n'empechait pas les deux ouvriers d'etre camarades. Ils s'appelaient le matin, partaient ensemble, buvaient parfois un verre de biere avant de rentrer. Depuis le diner du bapteme, ils se tutoyaient, parce que dire toujours " vous ", ca allonge les phrases. Leur amitie en restait la, quand la Gueule-d'Or rendit a Cadet-Cassis un fier service, un de ces services signales dont on se souvient la vie entiere. C'etait au 2 decembre. Le zingueur, par rigolade, avait eu la belle idee de descendre voir l'emeute; il se fichait pas mal de la Republique, du Bonaparte et de tout le tremblement; seulement, il adorait la poudre, les coups de fusil lui semblaient droles. Et il allait tres-bien etre pince derriere une barricade, si le forgeron ne s'etait rencontre la, juste a point pour le proteger de son grand corps et l'aider a filer. Goujet, en remontant la rue du Faubourg-Poissonniere, marchait vite, la figure grave. Lui, s'occupait de politique, etait republicain, sagement, au nom de la justice et du bonheur de tous. Cependant, il n'avait pas fait le coup de fusil. Et il donnait ses raisons: le peuple se lassait de payer aux bourgeois les marrons qu'il tirait des cendres, en se brulant les pattes; fevrier et juin etaient de fameuses lecons; aussi, desormais, les faubourgs laisseraient-ils la ville s'arranger comme elle l'entendrait. Puis, arrive sur la hauteur, rue des Poissonniers, il avait tourne la tete, regardant Paris; on baclait tout de meme la-bas de la fichue besogne, le peuple un jour pourrait se repentir de s'etre croise les bras. Mais Coupeau ricanait, appelait trop betes les anes qui risquaient leur peau, a la seule fin de conserver leurs vingt-cinq francs aux sacres faineants de la Chambre. Le soir, les Coupeau inviterent les Goujet a diner. Au dessert, Cadet-Cassis et la Gueule-d'Or se poserent chacun deux gros baisers sur les joues. Maintenant, c'etait a la vie a la mort.
Pendant trois annees, la vie des deux familles coula, aux deux cotes du palier, sans un evenement. Gervaise avait eleve la petite, en trouvant le moyen de perdre, au plus, deux jours de travail par semaine. Elle devenait une bonne ouvriere de fin, gagnait jusqu'a trois francs. Aussi s'etait-elle decidee a mettre Etienne, qui allait sur ses huit ans, dans une petite pension de la rue de Chartres, ou elle payait cent sous. Le menage, malgre la charge des deux enfants, placait des vingt francs et des trente francs chaque mois a la Caisse d'epargne. Quand leurs economies atteignirent la somme de six cents francs, la jeune femme ne dormit plus, obsedee d'un reve d'ambition: elle voulait s'etablir, louer une petite boutique, prendre a son tour des ouvrieres. Elle avait tout calcule. Au bout de vingt ans, si le travail marchait, ils pouvaient avoir une rente, qu'ils iraient manger quelque part, a la campagne. Pourtant, elle n'osait se risquer. Elle disait chercher une boutique, pour se donner le temps de la reflexion. L'argent ne craignait rien a la Caisse d'epargne; au contraire, il faisait des petits. En trois annees, elle avait contente une seule de ses envies, elle s'etait achete une pendule; encore cette pendule, une pendule de palissandre, a colonnes torses, a balancier de cuivre dore, devait-elle etre payee en un an, par a-comptes de vingt sous tous les lundis. Elle se fachait, lorsque Coupeau parlait de la monter; elle seule enlevait le globe, essuyait les colonnes avec religion, comme si le marbre de sa commode se fut transforme en chapelle. Sous le globe, derriere la pendule, elle cachait le livret de la Caisse d'epargne. Et souvent, quand elle revait a sa boutique, elle s'oubliait la, devant le cadran, a regarder fixement tourner les aiguilles, ayant l'air d'attendre quelque minute particuliere et solennelle pour se decider.
Les Coupeau sortaient presque tous les dimanches avec les Goujet. C'etaient des parties gentilles, une friture a Saint-Ouen ou un lapin a Vincennes, manges sans epate, sous le bosquet d'un traiteur. Les hommes buvaient a leur soif, revenaient sains comme l'oeil, en donnant le bras aux dames. Le soir, avant de se coucher, les deux menages comptaient, partageaient la depense par moitie; et jamais un sou en plus ou en moins ne soulevait une discussion. Les Lorilleux etaient jaloux des Goujet. Ca leur paraissait drole, tout de meme, de voir Cadet-Cassis et la Ban-ban aller sans cesse avec des etrangers, quand ils avaient une famille. Ah bien! oui! ils s'en souciaient comme d'une guigne, de leur famille! Depuis qu'ils avaient quatre sous de cote, ils faisaient joliment leur tete. Madame Lorilleux, tres vexee de voir son frere lui echapper, recommencait a vomir des injures contre Gervaise. Madame Lerat, au contraire, prenait parti pour la jeune femme, la defendait en racontant des contes extraordinaires, des tentatives de seduction, le soir, sur le boulevard, dont elle la montrait sortant en heroine de drame, flanquant une paire de claques a ses laches agresseurs. Quant a maman Coupeau, elle tachait de raccommoder tout le monde, de se faire bien venir de tous ses enfants: sa vue baissait de plus en plus, elle n'avait plus qu'un menage, elle etait contente de trouver cent sous chez les uns et chez les autres.
Le jour meme ou Nana prenait ses trois ans, Coupeau, en rentrant le soir, trouva Gervaise bouleversee. Elle refusait de parler, elle n'avait rien du tout, disait-elle. Mais, comme elle mettait la table a l'envers, s'arretant avec les assiettes pour tomber dans de grosses reflexions, son mari voulut absolument savoir.
-Eh bien! voila, finit-elle par avouer, la boutique du petit mercier, rue de la Goutte-d'Or, est a louer... J'ai vu ca, il y a une heure, en allant acheter du fil. Ca m'a donne un coup.
C'etait une boutique tres propre, juste dans la grande maison ou ils revaient d'habiter autrefois. Il y avait la boutique, une arriere-boutique, avec deux autres chambres, a droite et a gauche; enfin, ce qu'il leur fallait, les pieces un peu petites, mais bien distribuees. Seulement, elle trouvait ca trop cher: le proprietaire parlait de cinq cents francs.
-Tu as donc visite et demande le prix? dit Coupeau.
-Oh! tu sais, par curiosite! repondit-elle, en affectant un air d'indifference. On cherche, on entre a tous les ecriteaux, ca n'engage a rien... Mais celle-la est trop chere, decidement. Puis, ce serait peut-etre une betise de m'etablir.
Cependant, apres le diner, elle revint a la boutique du mercier. Elle dessina les lieux, sur la marge d'un journal. Et, peu a peu, elle en causait, mesurait les coins, arrangeait les pieces, comme si elle avait du, des le lendemain, y caser ses meubles. Alors, Coupeau la poussa a louer, en voyant sa grande envie; pour sur, elle ne trouverait rien de propre, a moins de cinq cents francs; d'ailleurs, on obtiendrait peut-etre une diminution. La seule chose ennuyeuse, c'etait d'aller habiter la maison des Lorilleux, qu'elle ne pouvait pas souffrir. Mais elle se facha, elle ne detestait personne; dans le feu de son desir, elle defendit meme les Lorilleux; ils n'etaient pas mechants au fond, on s'entendrait tres bien. Et, quand ils furent couches, Coupeau dormait deja qu'elle continuait ses amenagements interieurs, sans avoir pourtant, d'une facon nette, consenti a louer.
Le lendemain, restee seule, elle ne put resister au besoin d'enlever le globe de la pendule et de regarder le livret de la Caisse d'epargne. Dire que sa boutique etait la dedans, dans ces feuillets salis de vilaines ecritures! Avant d'aller au travail, elle consulta madame Goujet, qui approuva beaucoup son projet de s'etablir; avec un homme comme le sien, bon sujet, ne buvant pas, elle etait certaine de faire ses affaires et de ne pas etre mangee. Au dejeuner, elle monta meme chez les Lorilleux pour avoir leur avis; elle desirait ne pas paraitre se cacher de la famille. Madame Lorilleux resta saisie. Comment! la Banban allait avoir une boutique, a cette heure! Et, le coeur creve, elle balbutia, elle dut se montrer tres contente: sans doute, la boutique etait commode, Gervaise avait raison de la prendre. Pourtant, lorsqu'elle se fut un peu remise, elle et son mari parlerent de l'humidite de la cour, du jour triste des pieces du rez-de-chaussee. Oh! c'etait un bon coin pour les rhumatismes. Enfin, si elle etait decidee a louer, n'est-ce pas? leurs observations, bien certainement, ne l'empecheraient pas de louer.
Le soir, Gervaise avouait franchement en riant qu'elle en serait tombee malade, si on l'avait empechee d'avoir la boutique. Toutefois, avant de dire: C'est fait! elle voulait emmener Coupeau voir les lieux et tacher d'obtenir une diminution sur le loyer.
-Alors, demain, si ca te plait, dit son mari. Tu viendras me prendre vers six heures a la maison ou je travaille, rue de la Nation, et nous passerons rue de la Goutte-d'Or, en rentrant.
Coupeau terminait alors la toiture d'une maison neuve, a trois etages. Ce jour-la, il devait justement poser les dernieres feuilles de zinc. Comme le toit etait presque plat, il y avait installe son etabli, un large volet sur deux treteaux. Un beau soleil de mai se couchait, dorant les cheminees. Et, tout la-haut, dans le ciel clair, l'ouvrier taillait tranquillement son zinc a coups de cisaille, penche sur l'etabli, pareil a un tailleur coupant chez lui une paire de culottes. Contre le mur de la maison voisine, son aide, un gamin de dix-sept ans, fluet et blond, entretenait le feu du rechaud en manoeuvrant un enorme soufflet, dont chaque haleine faisait envoler un petillement d'etincelles.
-He! Zidore, mets les fers! cria Coupeau.
L'aide enfonca les fers a souder au milieu de la braise, d'un rose pale dans le plein jour. Puis, il se remit a souffler. Coupeau tenait la derniere feuille de zinc. Elle restait a poser au bord du toit, pres de la gouttiere; la, il y avait une brusque pente, et le trou beant de la rue se creusait. Le zingueur, comme chez lui, en chaussons de lisieres, s'avanca, trainant les pieds, sifflotant l'air d'Ohe! les p'tits agneaux! Arrive devant le trou, il se laissa couler, s'arc-bouta d'un genou contre la maconnerie d'une cheminee, resta a moitie chemin du pave. Une de ses jambes pendait. Quand il se renversait pour appeler cette couleuvre de Zidore, il se rattrapait a un coin de la maconnerie, a cause du trottoir, la-bas, sous lui.
-Sacre lambin, va!... Donne donc les fers! Quand tu regarderas en l'air, bougre d'efflanque! les alouettes ne te tomberont pas toutes roties!
Mais Zidore ne se pressait pas. 11 s'interessait aux toits voisins, a une grosse fumee qui montait au fond de Paris, du cote de Grenelle; ca pouvait bien etre un incendie. Pourtant, il vint se mettre a plat ventre, la tete au-dessus du trou; et il passa les fers a Coupeau. Alors, celui-ci commenca a souder la feuille. Il s'accroupissait, s'allongeait, trouvant toujours son equilibre, assis d'une fesse, perche sur la pointe d'un pied, retenu par un doigt. Il avait un sacre aplomb, un toupet du tonnerre, familier, bravant le danger. Ca le connaissait. C'etait la rue qui avait peur de lui. Comme il ne lachait pas sa pipe, il se tournait de temps a autre, il crachait paisiblement dans la rue.
-Tiens! madame Boche! cria-t-il tout d'un coup. Ohe! madame Boche!
Il venait d'apercevoir la concierge traversant la chaussee. Elle leva la tete, le reconnut. Et une conversation s'engagea du toit au trottoir. Elle cachait ses mains sous son tablier, le nez en l'air. Lui, debout maintenant, son bras gauche passe autour d'un tuyau, se penchait.
-Vous n'avez pas vu ma femme? demanda-t-il.
-Non, bien sur, repondit la concierge. Elle est par ici?
-Elle doit venir me prendre... Et l'on se porte bien chez vous?
-Mais oui, merci, c'est moi la plus malade, vous voyez... Je vais chaussee Clignancourt chercher un petit gigot. Le boucher, pres du Moulin-Rouge, ne le vend que seize sous.
Ils haussaient la voix, parce qu'une voiture passait dans la rue de la Nation, large, deserte; leurs paroles, lancees a toute volee, avaient seulement fait mettre a sa fenetre une petite vieille; et cette vieille restait la, accoudee, se donnant la distraction d'une grosse emotion, a regarder cet homme, sur la toiture d'en face, comme si elle esperait le voir tomber d'une minute a l'autre.
-Eh bien! bonsoir, cria encore madame Boche. Je ne veux pas vous deranger.
Coupeau se tourna, reprit le fer que Zidore lui tendait. Mais au moment ou la concierge s'eloignait, elle apercut sur l'autre trottoir Gervaise, tenant Nana par la main. Elle relevait deja la tete pour avertir le zingueur, lorsque la jeune femme lui ferma la bouche d'un geste energique. Et, a demi-voix, afin de n'etre pas entendue la-haut, elle dit sa crainte: elle redoutait, en se montrant tout d'un coup, de donner a son mari une secousse, qui le precipiterait. En quatre ans, elle etait allee le chercher une seule fois a son travail. Ce jour-la, c'etait la seconde fois. Elle ne pouvait pas assister a ca, son sang ne faisait qu'un tour, quand elle voyait son homme entre ciel et terre, a des endroits ou les moineaux eux-memes ne se risquaient pas.
-Sans doute, ce n'est pas agreable, murmurait madame Boche. Moi, le mien est tailleur, je n'ai pas ces tremblements.
-Si vous saviez, dans les premiers temps, dit encore Gervaise, j'avais des frayeurs du matin au soir. Je le voyais toujours, la tete cassee, sur une civiere... Maintenant, je n'y pense plus autant. On s'habitue a tout. Il faut bien que le pain se gagne... N'importe, c'est un pain joliment cher, car on y risque ses os plus souvent qu'a son tour.
Elle se tut, cachant Nana dans sa jupe, craignant un cri de la petite. Malgre elle, toute pale, elle regardait. Justement, Coupeau soudait le bord extreme de la feuille, pres de la gouttiere; il se coulait le plus possible, ne pouvait atteindre le bout. Alors, il se risqua, avec ces mouvements ralentis des ouvriers, pleins d'aisance et de lourdeur. Un moment, il fut au-dessus du pave, ne se tenant plus, tranquille, a son affaire; et, d'en bas, sous le fer promene d'une main soigneuse, on voyait gresiller la petite flamme blanche de la soudure. Gervaise, muette, la gorge etranglee par l'angoisse, avait serre les mains, les elevait d'un geste machinal de supplication. Mais elle respira bruyamment, Coupeau venait de remonter sur le toit, sans se presser, prenant le temps de cracher une derniere fois dans la rue.
-On moucharde donc! cria-t-il gaiement en l'apercevant. Elle a fait la bete, n'est-ce pas? madame Boche; elle n'a pas voulu appeler... Attends-moi, j'en ai encore pour dix minutes.
Il lui restait a poser un chapiteau de cheminee, une bricole de rien du tout. La blanchisseuse et la concierge demeurerent sur le trottoir, causant du quartier, surveillant Nana, pour l'empecher de barboter dans le ruisseau, ou elle cherchait des petits poissons; et les deux femmes revenaient toujours a la toiture, avec des sourires, des hochements de tete, comme pour dire qu'elles ne s'impatientaient pas. En face, la vieille n'avait pas quitte sa fenetre, regardant l'homme, attendant.
-Qu'est-ce qu'elle a donc a espionner, cette bique? dit madame Boche. Une fichue mine!
La-haut, on entendait la voix forte du zingueur chantant: Ah! qu'il fait donc bon cueillir la fraise! Maintenant, penche sur son etabli, il coupait son zinc en artiste. D'un tour de compas, il avait trace une ligne, et il detachait un large eventail, a l'aide d'une paire de cisailles cintrees; puis, legerement, au marteau, il ployait cet eventail en forme de champignon pointu. Zidore s'etait remis a souffler la braise du rechaud. Le soleil se couchait derriere la maison, dans une grande clarte rose, lentement palie, tournant au lilas tendre. Et en plein ciel, a cette heure recueillie du jour, les silhouettes des deux ouvriers, grandies demesurement, se decoupaient sur le fond limpide de l'air, avec la barre sombre de l'etabli et l'etrange profil du soufflet.
Quand le chapiteau fut taille, Coupeau jeta son appel:
-Zidore! les fers!
Mais Zidore venait de disparaitre. Le zingueur, en jurant, le chercha du regard, l'appela par la lucarne du grenier restee ouverte. Enfin, il le decouvrit sur un toit voisin, a deux maisons de distance. Le galopin se promenait, explorait les environs, ses maigres cheveux blonds s'envolant au grand air, clignant les yeux en face de l'immensite de Paris.
-Dis donc, la flane! est-ce que tu te crois a la campagne! dit Coupeau furieux. Tu es comme monsieur Beranger, tu composes des vers, peut-etre!... Veux-tu bien me donner les fers! A-t-on jamais vu! se balader sur les toits! Amene-z-y ta connaissance tout de suite, pour lui chanter des mamours... Veux-tu me donner les fers, sacree andouille!
Il souda, il cria a Gervaise:
-Voila, c'est fini... Je descends.
Le tuyau auquel il devait adapter le chapiteau se trouvait au milieu du toit. Gervaise, tranquillisee, continuait a sourire en suivant ses mouvements. Nana, amusee tout d'un coup par la vue de son pere, tapait dans ses petites mains. Elle s'etait assise sur le trottoir, pour mieux voir la-haut.
-Papa! papa! criait-elle de toute sa force; papa! regarde donc!
Le zingueur voulut se pencher, mais son pied glissa. Alors, brusquement, betement, comme un chat dont les pattes s'embrouillent, il roula, il descendit la pente legere de la toiture, sans pouvoir se rattraper.
-Nom de Dieu! dit-il d'une voix etouffee.
Et il tomba. Son corps decrivit une courbe molle, tourna deux fois sur lui-meme, vint s'ecraser au milieu de la rue avec le coup sourd d'un paquet de linge jete de haut.
Gervaise, stupide, la gorge dechiree d'un grand cri, resta les bras en l'air. Des passants accoururent, un attroupement se forma. Madame Boche, bouleversee, flechissant sur les jambes, prit Nana entre les bras, pour lui cacher la tete et l'empecher de voir. Cependant, en face, la petite vieille, comme satisfaite, fermait tranquillement sa fenetre.
Quatre hommes finirent par transporter Coupeau chez un pharmacien, au coin, de la rue des Poissonniers; et il demeura la pres d'une heure, au milieu de la boutique, sur une couverture, pendant qu'on etait alle chercher un brancard a l'hopital Lariboisiere. Il respirait encore, mais le pharmacien avait de petits hochements de tete. Maintenant, Gervaise, a genoux parterre, sanglotait d'une facon continue, barbouillee de ses larmes, aveuglee, hebetee. D'un mouvement machinal, elle avancait les mains, tatait les membres de son mari, tres-doucement. Puis, elle les retirait, en regardant le pharmacien qui lui avait defendu de toucher; et elle recommencait quelques secondes plus tard, ne pouvant s'empecher de s'assurer s'il restait chaud, croyant lui faire du bien. Quand le brancard arriva enfin, et qu'on parla de partir pour l'hopital, elle se releva, en disant violemment:
-Non, non, pas a l'hopital!... Nous demeurons rue Neuve de la Goutte-d'Or.
On eut beau lui expliquer que la maladie lui couterait tres-cher, si elle prenait son mari chez elle. Elle repetait avec entetement:
-Rue Neuve de la Goutte-d'Or, je montrerai la porte... Qu'est-ce que ca vous fait? J'ai de l'argent... C'est mon mari, n'est-ce pas? Il est a moi, je le veux.
Et l'on dut rapporter Coupeau chez lui. Lorsque le brancard traversa la foule qui s'ecrasait devant la boutique du pharmacien, les femmes du quartier parlaient de Gervaise avec animation: elle boitait, la matine, mais elle avait tout de meme du chien; bien sur, elle sauverait son homme, tandis qu'a l'hopital les medecins faisaient passer l'arme a gauche aux malades trop deteriores, histoire de ne pas se donner l'embetement de les guerir. Madame Boche, apres avoir emmene Nana chez elle, etait revenue et racontait l'accident avec des details interminables, toute secouee encore d'emotion.
-J'allais chercher un gigot, j'etais la, je l'ai vu tomber, repetait-elle. C'est a cause de sa petite, il a voulu la regarder, et patatras! Ah! Dieu de Dieu! je ne demande pas a en voir tomber un second... Il faut pourtant que j'aille chercher mon gigot.
Pendant huit jours, Coupeau fut tres-bas. La famille, les voisins, tout le monde, s'attendaient a le voir tourner de l'oeil d'un instant a l'autre. Le medecin, un medecin tres-cher qui se faisait payer cent sous la visite, craignait des lesions interieures; et ce mot effrayait beaucoup, on disait dans le quartier que le zingueur avait eu le coeur decroche par la secousse. Seule, Gervaise, palie par les veilles, serieuse, resolue, haussait les epaules. Son homme avait la jambe droite cassee; ca, tout le monde le savait; on la lui remettrait, voila tout. Quant au reste, au coeur decroche, ce n'etait rien. Elle le lui raccrocherait, son coeur. Elle savait comment les coeurs se raccrochent, avec des soins, de la proprete, une amitie solide. Et elle montrait une conviction superbe, certaine de le guerir, rien qu'a rester autour de lui et a le toucher de ses mains, dans les heures de fievre. Elle ne douta pas une minute. Toute une semaine, on la vit sur ses pieds, parlant peu, recueillie dans son entetement de le sauver, oubliant les enfants, la rue, la ville entiere. Le neuvieme jour, le soir ou le medecin repondit enfin du malade, elle tomba sur une chaise, les jambes molles, l'echine brisee, tout en larmes. Cette nuit-la, elle consentit a dormir deux heures, la tete posee sur le pied du lit.
L'accident de Coupeau avait mis la famille en l'air. Maman Coupeau passait les nuits avec Gervaise; mais, des neuf heures, elle s'endormait sur sa chaise. Chaque soir, en rentrant du travail, madame Lerat faisait un grand detour pour prendre des nouvelles. Les Lorilleux etaient d'abord venus deux et trois fois par jour, offrant de veiller, apportant meme un fauteuil pour Gervaise. Puis, des querelles n'avaient pas tarde a s'elever sur la facon de soigner les malades. Madame Lorilleux pretendait avoir sauve assez de gens dans sa vie pour savoir comment il fallait s'y prendre. Elle accusait aussi la jeune femme de la bousculer, de l'ecarter du lit de son frere. Bien sur, la Banban avait raison de vouloir quand meme guerir Coupeau; car, enfin, si elle n'etait pas allee le deranger rue de la Nation, il ne serait pas tombe. Seulement, de la maniere dont elle l'accommodait, elle etait certaine de l'achever.
Lorsqu'elle vit Coupeau hors de danger, Gervaise cessa de garder son lit avec autant de rudesse jalouse. Maintenant, on ne pouvait plus le lui tuer, et elle laissait approcher les gens sans mefiance. La famille s'etalait dans la chambre. La convalescence devait etre tres-longue; le medecin avait parle de quatre mois. Alors, pendant les longs sommeils du zingueur, les Lorilleux traiterent Gervaise de bete. Ca l'avancait beaucoup d'avoir son mari chez elle. A l'hopital, il se serait remis sur pied deux fois plus vite. Lorilleux aurait voulu etre malade, attraper un bobo quelconque, pour lui montrer s'il hesiterait une seconde a entrer a Lariboisiere. Madame Lorilleux connaissait une dame qui en sortait; eh bien! elle avait mange du poulet matin et soir. Et tous deux, pour la vingtieme fois, refaisaient le calcul de ce que couteraient au menage les quatre mois de convalescence: d'abord les journees de travail perdues, puis le medecin, les remedes, et plus tard le bon vin, la viande saignante. Si les Coupeau croquaient seulement leurs quatre sous d'economies, ils devraient s'estimer fierement heureux. Mais ils s'endetteraient, c'etait a croire. Oh! ca les regardait. Surtout, ils n'avaient pas a compter sur la famille, qui n'etait pas assez riche pour entretenir un malade chez lui. Tant pis pour la Banban, n'est-ce pas? elle pouvait bien faire comme les autres, laisser porter son homme a l'hopital. Ca la completait, d'etre une orgueilleuse.
Un soir, madame Lorilleux eut la mechancete de lui demander brusquement:
-Eh bien! et votre boutique, quand la louez-vous?
-Oui, ricana Lorilleux, le concierge vous attend encore.
Gervaise resta suffoquee. Elle avait completement oublie la boutique. Mais elle voyait la joie mauvaise de ces gens, a la pensee que desormais la boutique etait flambee. Des ce soir-la, en effet, ils guetterent les occasions pour la plaisanter sur son reve tombe a l'eau. Quand on parlait d'un, espoir irrealisable, ils renvoyaient la chose au jour ou elle serait patronne, dans un beau magasin donnant sur la rue. Et, derriere elle, c'etaient des gorges chaudes: Elle ne voulait pas faire d'aussi vilaines suppositions; mais, en verite, les Lorilleux avaient l'air maintenant d'etre tres-contents de l'accident de Coupeau, qui l'empechait de s'etablir blanchisseuse rue de la Goutte-d'Or.
Alors, elle-meme voulut rire et leur montrer combien elle sacrifiait volontiers l'argent pour la guerison de son mari. Chaque fois qu'elle prenait en leur presence le livret de la Caisse d'epargne, sous le globe de la pendule, elle disait gaiement:
-Je sors, je vais louer ma boutique.
Elle n'avait pas voulu retirer l'argent tout d'une fois. Elle le redemandait par cent francs, pour ne pas garder un si gros tas de pieces dans sa commode; puis, elle esperait vaguement quelque miracle, un retablissement brusque, qui leur permettrait, de ne pas deplacer la somme entiere. A chaque course a la Caisse d'epargne, quand elle rentrait, elle additionnait sur un bout de papier l'argent qu'ils avaient encore la-bas. C'etait uniquement pour le bon ordre. Le trou avait beau se creuser dans la monnaie, elle tenait, de son air raisonnable, avec son tranquille sourire, les comptes de cette debacle de leurs economies. N'etait-ce pas deja une consolation d'employer si bien cet argent, de l'avoir eu sous la main, au moment de leur malheur? Et, sans un regret, d'une main soigneuse, elle replacait le livret derriere la pendule, sous le globe.
Les Goujet se montrerent tres-gentils pour Gervaise pendant la maladie de Coupeau. Madame Goujet etait a son entiere disposition; elle ne descendait pas une fois sans lui demander si elle avait besoin de sucre, de beurre, de sel; elle lui offrait toujours le premier bouillon, les soirs ou elle mettait un pot au feu; meme, si elle la voyait trop occupee, elle soignait sa cuisine, lui donnait un coup de main pour la vaisselle. Goujet, chaque matin, prenait les seaux de la jeune femme, allait les emplir a la fontaine de la rue des Poissonniers; c'etait une economie de deux sous. Puis, apres le diner, quand la famille n'envahissait pas la chambre, les Goujet venaient tenir compagnie aux Coupeau. Pendant deux heures, jusqu'a dix heures, le forgeron fumait sa pipe, en regardant Gervaise tourner autour du malade. Il ne disait pas dix paroles de la soiree. Sa grande face blonde enfoncee entre ses epaules de colosse, il s'attendrissait a la voir verser de la tisane dans une tasse, remuer le sucre sans faire de bruit avec la cuiller. Lorsqu'elle bordait le lit et qu'elle encourageait Coupeau d'une voix douce, il restait tout secoue. Jamais il n'avait rencontre une aussi brave femme. Ca ne lui allait meme pas mal de boiter, car elle en avait plus de merite encore a se decarcasser tout le long de la journee aupres de son mari. On ne pouvait pas dire, elle ne s'asseyait pas un quart d'heure, le temps de manger. Elle courait sans cesse chez le pharmacien, mettait son nez dans des choses pas propres, se donnait un mal du tonnerre pour tenir en ordre cette chambre ou l'on faisait tout; avec ca, pas une plainte, toujours aimable, meme les soirs ou elle dormait debout, les yeux ouverts, tant elle etait lasse. Et le forgeron, dans cet air de devouement, au milieu des drogues trainant sur les meubles, se prenait d'une grande affection pour Gervaise, a la regarder ainsi aimer et soigner Coupeau de tout son coeur.
-Hein! mon vieux, te voila recolle, dit-il un jour au convalescent. Je n'etais pas en peine, ta femme est le bon Dieu!
Lui, devait se marier. Du moins, sa mere avait trouve une jeune fille tres convenable, une dentelliere comme elle, qu'elle desirait vivement lui voir epouser. Pour ne pas la chagriner, il disait oui, et la noce etait meme fixee aux premiers jours de septembre. L'argent de l'entree en menage dormait depuis longtemps a la Caisse d'epargne. Mais il hochait la tete quand Gervaise lui parlait de ce mariage, il murmurait de sa voix lente:
-Toutes les femmes ne sont pas comme vous, madame Coupeau. Si toutes les femmes etaient comme vous, on en epouserait dix.
Cependant, Coupeau, au bout de deux mois, put commencer a se lever. Il ne se promenait pas loin, du lit a la fenetre, et encore soutenu par Gervaise. La, il s'asseyait dans le fauteuil des Lorilleux, la jambe droite allongee sur un tabouret. Ce blagueur, qui allait rigoler des pattes cassees, les jours de verglas, etait tres vexe de son accident. Il manquait de philosophie. Il avait passe ces deux mois dans le lit, a jurer, a faire enrager le monde. Ce n'etait pas une existence, vraiment, de vivre sur le dos, avec une quille ficelee et raide comme un saucisson. Ah! il connaitrait le plafond, par exemple; il y avait une fente, au coin de l'alcove, qu'il aurait dessinee les yeux fermes. Puis, quand il s'installa dans le fauteuil, ce fut une autre histoire. Est-ce qu'il resterait longtemps cloue la, pareil a une momie? La rue n'etait pas si drole, il n'y passait personne, ca puait l'eau de javelle toute la journee. Non, vrai, il se faisait trop vieux, il aurait donne dix ans de sa vie pour savoir seulement comment se portaient les fortifications. Et il revenait toujours a des accusations violentes contre le sort. Ca n'etait pas juste, son accident; ca n'aurait pas du lui arriver, a lui un bon ouvrier, pas faineant, pas soulard. A d'autres peut-etre, il aurait compris.
-Le papa Coupeau, disait-il, s'est casse le cou, un jour de ribotte. Je ne puis pas dire que c'etait merite, mais enfin la chose s'expliquait... Moi, j'etais a jeun, tranquille comme Baptiste, sans une goutte de liquide dans le corps, et voila que je degringole en voulant me tourner pour faire une risette a Nana!... Vous ne trouvez pas ca trop fort? S'il y a un bon Dieu, il arrange drolement les choses. Jamais je n'avalerai ca.
Et, quand les jambes lui revinrent, il garda une sourde rancune contre le travail. C'etait un metier de malheur, de passer ses journees comme les chats, le long des gouttieres. Eux pas betes, les bourgeois! ils vous envoyaient a la mort, bien trop poltrons pour se risquer sur une echelle, s'installant solidement au coin de leur feu et se fichant du pauvre monde. Et il en arrivait a dire que chacun aurait du poser son zinc sur sa maison. Dame! en bonne justice, on devait en venir la: si tu ne veux pas etre mouille, mets-toi a couvert. Puis, il regrettait de ne pas avoir appris un autre metier, plus joli et moins dangereux, celui d'ebeniste, par exemple. Ca, c'etait encore la faute du pere Coupeau; les peres avaient cette bete d'habitude de fourrer quand meme les enfants dans leur partie.
Pendant deux mois encore, Coupeau marcha avec des bequilles. Il avait d'abord pu descendre dans la rue, fumer une pipe devant la porte. Ensuite, il etait alle jusqu'au boulevard exterieur, se trainant au soleil, restant des heures assis sur un banc. La gaiete lui revenait, son bagou d'enfer s'aiguisait dans ses longues flaneries. Et il prenait la, avec le plaisir de vivre, une joie a ne rien faire, les membres abandonnes, les muscles glissant a un sommeil tres-doux; c'etait comme une lente conquete de la paresse, qui profitait de sa convalescence pour entrer dans sa peau et l'engourdir, en le chatouillant. Il revenait bien portant, goguenard, trouvant la vie belle, ne voyant pas pourquoi ca ne durerait pas toujours. Lorsqu'il put se passer de bequilles, il poussa ses promenades plus loin, courut les chantiers pour revoir les camarades. Il restait les bras croises en face des maisons en construction, avec des ricanements, des hochements de tete; et il blaguait les ouvriers qui trimaient, il allongeait sa jambe, pour leur montrer ou ca menait de s'esquinter le temperament. Ces stations gouailleuses devant la besogne des autres satisfaisaient sa rancune contre le travail. Sans doute, il s'y remettrait, il le fallait bien; mais ce serait le plus tard possible. Oh! il etait paye pour manquer d'enthousiasme. Puis, ca lui semblait si bon de faire un peu la vache!
Les apres-midi ou Coupeau s'ennuyait, il montait chez les Lorilleux. Ceux-ci le plaignaient beaucoup, l'attiraient par toutes sortes de prevenances aimables. Dans les premieres annees de son mariage, il leur avait echappe, grace a l'influence de Gervaise. Maintenant, ils le reprenaient, en le plaisantant sur la peur que lui causait sa femme. Il n'etait donc pas un homme! Pourtant, les Lorilleux montraient une grande discretion, celebraient d'une facon outree les merites de la blanchisseuse. Coupeau, sans se disputer encore, jurait a celle-ci que sa soeur l'adorait, et lui demandait d'etre moins mauvaise pour elle. La premiere querelle du menage, un soir, etait venue au sujet d'Etienne. Le zingueur avait passe l'apres-midi chez les Lorilleux. En rentrant, comme le diner se faisait attendre et que les enfants criaient apres la soupe, il s'en etait pris brusquement a Etienne, lui envoyant une paire de calottes soignees. Et, pendant une heure, il avait ronchonne: ce mioche n'etait pas a lui, il ne savait pas pourquoi il le tolerait dans la maison; il finirait par le flanquer a la porte. Jusque-la, il avait accepte le gamin sans tant d'histoires. Le lendemain, il parlait de sa dignite. Trois jours apres, il lancait des coups de pied au derriere du petit, matin et soir, si bien que l'enfant, quand il l'entendait monter, se sauvait chez les Goujet, ou la vieille dentelliere lui gardait un coin de la table pour faire ses devoirs.
Gervaise, depuis longtemps, s'etait remise au travail. Elle n'avait plus la peine d'enlever et de replacer le globe de la pendule; toutes les economies se trouvaient mangees; et il fallait piocher dur, piocher pour quatre, car ils etaient quatre bouches a table. Elle seule nourrissait tout ce monde. Quand elle entendait les gens la plaindre, elle excusait vite Coupeau. Pensez donc! il avait tant souffert, ce n'etait pas etonnant, si son caractere prenait de l'aigreur! Mais ca passerait avec la sante. Et si on lui laissait entendre que Coupeau semblait solide a present, qu'il pouvait bien retourner au chantier, elle se recriait. Non, non, pas encore! Elle ne voulait pas l'avoir de nouveau au lit. Elle savait bien ce que le medecin lui disait, peut-etre! C'etait elle qui l'empechait de travailler, en lui repetant chaque matin de prendre son temps, de ne pas se forcer. Elle lui glissait meme des pieces de vingt sous dans la poche de son gilet. Coupeau acceptait ca comme une chose naturelle; il se plaignait de toutes sortes de douleurs pour se faire dorloter; au bout de six mois, sa convalescence durait toujours. Maintenant, les jours ou il allait regarder travailler les autres, il entrait volontiers boire un canon avec les camarades. Tout de meme, on n'etait pas mal chez le marchand de vin; on rigolait, on restait la cinq minutes. Ca ne deshonorait personne. Les poseurs seuls affectaient de crever de soif a la porte. Autrefois, on avait bien raison de le blaguer, attendu qu'un verre de vin n'a jamais tue un homme. Mais il se tapait la poitrine en se faisant un honneur de ne boire que du vin; toujours du vin, jamais de l'eau-de-vie; le vin prolongeait l'existence, n'indisposait pas, ne soulait pas. Pourtant, a plusieurs reprises, apres des journees de desoeuvrement, passees de chantier en chantier, de cabaret en cabaret, il etait rentre emeche. Gervaise, ces jours-la, avait ferme sa porte, en pretextant elle-meme un gros mal de tete, pour empecher les Goujet d'entendre les betises de Coupeau.
Peu a peu, cependant, la jeune femme s'attrista. Matin et soir, elle allait, rue de la Goutte-d'Or, voir la boutique, qui etait toujours a louer; et elle se cachait, comme si elle eut commis un enfantillage indigne d'une grande personne. Cette boutique recommencait a lui tourner la tete; la nuit, quand la lumiere etait eteinte, elle trouvait a y songer, les yeux ouverts, le charme d'un plaisir defendu. Elle faisait de nouveau ses calculs: deux cent cinquante francs pour le loyer, cent cinquante francs d'outils et d'installation, cent francs d'avance afin de vivre quinze jours; en tout cinq cents francs, au chiffre le plus bas. Si elle n'en parlait pas tout haut, continuellement, c'etait de crainte de paraitre regretter les economies mangees par la maladie de Coupeau. Elle devenait toute pale souvent, ayant failli laisser echapper son envie, rattrapant sa phrase avec la confusion d'une vilaine pensee. Maintenant, il faudrait travailler quatre ou cinq annees, avant d'avoir mis de cote une si grosse somme. Sa desolation etait justement de ne pouvoir s'etablir tout de suite; elle aurait fourni aux besoins du menage, sans compter sur Coupeau, en lui laissant des mois pour reprendre gout au travail; elle se serait tranquillisee, certaine de l'avenir, debarrassee des peurs secretes dont elle se sentait prise parfois, lorsqu'il revenait tres-gai, chantant, racontant quelque bonne farce de cet animal de Mes-Bottes, auquel il avait paye un litre.
Un soir, Gervaise se trouvant seule chez elle, Goujet entra et ne se sauva pas, comme a son habitude. Il s'etait assis, il fumait en la regardant. Il devait avoir une phrase grave a prononcer; il la retournait, la murissait, sans pouvoir lui donner une forme convenable. Enfin, apres un gros silence, il se decida, il retira sa pipe de la bouche, pour tout dire d'un trait:
-Madame Gervaise, voudriez-vous me permettre de vous preter de l'argent?
Elle etait penchee sur un tiroir de sa commode, cherchant des torchons. Elle se releva, tres rouge. Il l'avait donc vue, le matin, rester en extase devant la boutique, pendant pres de dix minutes? Lui, souriait d'un air gene, comme s'il avait fait la une proposition blessante. Mais elle refusa vivement; jamais elle n'accepterait de l'argent, sans savoir quand elle pourrait le rendre. Puis, il s'agissait vraiment d'une trop forte somme. Et comme il insistait, consterne, elle finit par crier:
-Mais votre mariage? Je ne puis pas prendre l'argent de votre mariage, bien sur!
-Oh! ne vous genez pas, repondit-il en rougissant a son tour. Je ne me marie plus. Vous savez, une idee..... Vrai, j'aime mieux vous preter l'argent.
Alors, tous deux baisserent la tete. Il y avait entre eux quelque chose de tres doux qu'ils ne disaient pas. Et Gervaise accepta. Goujet avait prevenu sa mere. Ils traverserent le palier, allerent la voir tout de suite. La dentelliere etait grave, un peu triste, son calme visage penche sur son tambour. Elle ne voulait pas contrarier son fils, mais elle n'approuvait plus le projet de Gervaise; et elle dit nettement pourquoi: Coupeau tournait mal, Coupeau lui mangerait sa boutique. Elle ne pardonnait surtout point au zingueur d'avoir refuse d'apprendre a lire, pendant sa convalescence; le forgeron s'etait offert pour lui montrer, mais l'autre l'avait envoye dinguer, en accusant la science de maigrir le monde. Cela avait presque fache les deux ouvriers; ils allaient chacun de son cote. D'ailleurs, madame Goujet, en voyant les regards suppliants de son grand enfant, se montra tres bonne pour Gervaise. Il fut convenu qu'on preterait cinq cents francs aux voisins; ils les rembourseraient en donnant chaque mois un a-compte de vingt francs; ca durerait ce que ca durerait.
-Dis donc! le forgeron te fait de l'oeil, s'ecria Coupeau en riant, quand il apprit l'histoire. Oh! je suis bien tranquille, il est trop godiche... On le lui rendra, son argent. Mais, vrai, s'il avait affaire a de la fripouille, il serait joliment jobarde.
Des le lendemain, les Coupeau louerent la boutique. Gervaise courut toute la journee, de la rue Neuve a la rue de la Goutte-d'Or. Dans le quartier, a la voir passer ainsi, legere, ravie au point de ne plus boiter, on racontait qu'elle avait du se laisser faire une operation.