Une apres-midi d'automne, Gervaise, qui venait de reporter du linge chez une pratique, rue des Portes-Blanches, se trouva dans le bas de la rue des Poissonniers comme le jour tombait. Il avait plu le matin, le temps etait tres doux, une odeur s'exhalait du pave gras; et la blanchisseuse, embarrassee de son grand panier, etouffait un peu, la marche ralentie, le corps abandonne, remontant la rue avec la vague preoccupation d'un desir sensuel, grandi dans sa lassitude. Elle aurait volontiers mange quelque chose de bon. Alors, en levant les yeux, elle apercut la plaque de la rue Marcadet, elle eut tout d'un coup l'idee d'aller voir Goujet a sa forge. Vingt fois, il lui avait dit de pousser une pointe, un jour qu'elle serait curieuse de regarder travailler le fer. D'ailleurs, devant les autres ouvriers, elle demanderait Etienne, elle semblerait s'etre decidee a entrer uniquement pour le petit.
La fabrique de boulons et de rivets devait se trouver par la, dans ce bout de la rue Marcadet, elle ne savait pas bien ou; d'autant plus que les numeros manquaient souvent, le long des masures espacees par des terrains vagues. C'etait une rue ou elle n'aurait pas demeure pour tout l'or du monde, une rue large, sale, noire de la poussiere de charbon des manufactures voisines, avec des paves defonces et des ornieres, dans lesquelles des flaques d'eau croupissaient. Aux deux bords, il y avait un defile de hangars, de grands ateliers vitres, de constructions grises, comme inachevees, montrant leurs briques et leurs charpentes, une debandade de maconneries branlantes, coupees par des trouees sur la campagne, flanquees degarnis borgnes et de gargotes louches. Elle se rappelait seulement que la fabrique etait pres d'un magasin de chiffons et de ferraille, une sorte de cloaque ouvert a ras de terre, ou dormaient pour des centaines de mille francs de marchandises, a ce que racontait Goujet. Et elle cherchait a s'orienter, au milieu du tapage. des usines: de minces tuyaux, sur les toits, soufflaient violemment des jets de vapeur; une scierie mecanique avait des grincements reguliers, pareils a de brusques dechirures dans une piece de calicot; des manufactures de boutons secouaient le sol du roulement et du tic tac de leurs machines. Comme elle regardait vers Montmartre, indecise, ne sachant pas si elle devait pousser plus loin, un coup de vent rabattit la suie d'une haute cheminee, empesta la rue; et elle fermait les yeux, suffoquee, lorsqu'elle entendit un bruit cadence de marteaux: elle etait, sans le savoir, juste en face de la fabrique, ce qu'elle reconnut au trou plein de chiffons, a cote.
Cependant, elle hesita encore, ne sachant par ou entrer. Une palissade crevee ouvrait un passage qui semblait s'enfoncer au milieu des platras d'un chantier de demolitions. Comme une mare d'eau bourbeuse barrait le chemin, on avait jete deux planches en travers. Elle finit par se risquer sur les planches, tourna a gauche, se trouva perdue dans une etrange foret de vieilles charrettes renversees les brancards en l'air, de masures en ruines dont les carcasses de poutres restaient debout. Au fond, trouant la nuit salie d'un reste de jour, un feu rouge luisait. Le bruit des marteaux avait cesse. Elle s'avancait prudemment, marchant vers la lueur, lorsqu'un ouvrier passa pres d'elle, la figure noire de charbon, embroussaillee d'une barbe de bouc, avec un regard oblique de ses yeux pales.
-Monsieur, demanda-t-elle, c'est ici, n'est-ce pas, que travaille un enfant du nom d'Etienne... C'est mon garcon.
-Etienne, Etienne, repetait l'ouvrier qui se dandinait, la voix enrouee; Etienne, non, connais pas.
La bouche ouverte, il exhalait cette odeur d'alcool des vieux tonneaux d'eau-de-vie, dont on a enleve la bonde. Et, comme cette rencontre d'une femme dans ce coin d'ombre commencait a le rendre goguenard, Gervaise recula, en murmurant:
-C'est bien ici pourtant que monsieur Goujet travaille?
-Ah! Goujet, oui! dit l'ouvrier, connu Goujet!... Si c'est pour Goujet que vous venez... Allez au fond.
Et, se tournant, il cria de sa voix qui sonnait le cuivre fele:
-Dis donc, la Gueule-d'Or, voila une dame pour toi!
Mais un tapage de ferraille etouffa ce cri. Gervaise alla au fond. Elle arriva a une porte, allongea le cou. C'etait une vaste salle, ou elle ne distingua d'abord rien. La forge, comme morte, avait dans un coin une lueur palie d'etoile, qui reculait encore l'enfoncement des tenebres. De larges ombres flottaient. Et il y avait par moments des masses noires passant devant le feu, bouchant cette derniere tache de clarte, des hommes demesurement grandis dont on devinait les gros membres. Gervaise, n'osant s'aventurer, appelait de la porte, a demi-voix:
-Monsieur Goujet, monsieur Goujet...
Brusquement, tout s'eclaira. Sous le ronflement du soufflet, un jet de flamme blanche avait jailli. Le hangar apparut, ferme par des cloisons de planches, avec des trous maconnes grossierement, des coins consolides a l'aide de murs de briques. Les poussieres envolees du charbon badigeonnaient cette halle d'une suie grise. Des toiles d'araignee pendaient aux poutres, comme des haillons qui sechaient la-haut, alourdies par des annees de salete amassee. Autour des murailles, sur des etageres, accroches a des clous ou jetes dans les angles sombres, un pele-mele de vieux fers, d'ustensiles cabosses, d'outils enormes, trainaient, mettaient des profils casses, ternes et durs. Et la flamme blanche montait toujours, eclatante, eclairant d'un coup de soleil le sol battu, ou l'acier poli de quatre enclumes, enfoncees dans leurs billots, prenait un reflet d'argent paillete d'or.
Alors, Gervaise reconnut Goujet devant la forge, a sa belle barbe jaune. Etienne tirait le soufflet. Deux autres ouvriers etaient la. Elle ne vit que Goujet, elle s'avanca, se posa devant lui.
-Tiens! madame Gervaise! s'ecria-t-il, la face epanouie; quelle bonne surprise!
Mais, comme les camarades avaient de droles de figures, il reprit en poussant Etienne vers sa mere:
-Vous venez voir le petit... Il est sage, il commence a avoir de la poigne.
-Ah bien! dit-elle, ce n'est pas commode d'arriver ici... Je me croyais au bout du monde...
Et elle raconta son voyage. Ensuite, elle demanda pourquoi on ne connaissait pas le nom d'Etienne dans l'atelier. Goujet riait; il lui expliqua que tout le monde l'appelait le petit Zouzou, parce qu'il avait des cheveux coupes ras, pareils a ceux d'un zouave. Pendant qu'ils causaient ensemble, Etienne ne tirait plus le soufflet, la flamme de la forge baissait, une clarte rose se mourait, au milieu du hangar redevenu noir. Le forgeron attendri regardait la jeune femme souriante, toute fraiche dans cette lueur. Puis, comme tous deux ne se disaient plus rien, noyes de tenebres, il parut se souvenir, il rompit le silence:
-Vous permettez, madame Gervaise, j'ai quelque chose a terminer. Restez la, n'est-ce pas? vous ne genez personne.
Elle resta. Etienne s'etait pendu de nouveau au soufflet. La forge flambait, avec des fusees d'etincelles; d'autant plus que le petit, pour montrer sa poigne a sa mere, dechainait une haleine enorme d'ouragan. Goujet, debout, surveillant une barre de fer qui chauffait, attendait, les pinces a la main. La grande clarte l'eclairait violemment, sans une ombre. Sa chemise roulee aux manches, ouverte au col, decouvrait ses bras nus, sa poitrine nue, une peau rose de fille ou frisaient des poils blonds; et, la tete un peu basse entre ses grosses epaules bossuees de muscles, la face attentive, avec ses yeux pales fixes sur la flamme, sans un clignement, il semblait un colosse au repos, tranquille dans sa force. Quand la barre fut blanche, il la saisit avec les pinces et la coupa au marteau sur une enclume, par bouts reguliers, comme s'il avait abattu des bouts de verre, a legers coups. Puis, il remit les morceaux au feu, ou il les reprit un a un, pour les faconner. Il forgeait des rivets a six pans. Il posait les bouts dans une clouiere, ecrasait le fer qui formait la tete, aplatissait les six pans, jetait les rivets termines, rouges encore, dont la tache vive s'eteignait sur le sol noir; et cela d'un martelement continu, balancant dans sa main droite un marteau de cinq livres, achevant un detail a chaque coup, tournant et travaillant son fer avec une telle adresse, qu'il pouvait causer et regarder le monde. L'enclume avait une sonnerie argentine. Lui, sans une goutte de sueur, tres a l'aise, tapait d'un air bonhomme, sans paraitre faire plus d'effort que les soirs ou il decoupait des images, chez lui.
-Oh! ca, c'est du petit rivet, du vingt millimetres, disait-il pour repondre aux questions de Gervaise. On peut aller a ses trois cents par jour... Mais il faut de l'habitude, parce que le bras se rouille vite...
Et comme elle lui demandait si le poignet ne s'engourdissait pas a la fin de la journee, il eut un bon rire. Est-ce qu'elle le croyait une demoiselle? Son poignet en avait vu de grises depuis quinze ans; il etait devenu en fer, tant il s'etait frotte aux outils. D'ailleurs, elle avait raison: un monsieur qui n'aurait jamais forge un rivet ni un boulon, et qui aurait voulu faire joujou avec son marteau de cinq livres, se serait colle une fameuse courbature au bout de deux heures. Ca n'avait l'air de rien, mais ca vous nettoyait souvent des gaillards solides en quelques annees. Cependant, les autres ouvriers tapaient aussi, tous a la fois. Leurs grandes ombres dansaient dans la clarte, les eclairs rouges du fer sortant du brasier traversaient les fonds noirs, des eclaboussements d'etincelles partaient sous les marteaux, rayonnaient comme des soleils, au ras des enclumes. Et Gervaise se sentait prise dans le branle de la forge, contente, ne s'en allant pas. Elle faisait un large detour, pour se rapprocher d'Etienne sans risquer d'avoir les mains brulees, lorsqu'elle vit entrer l'ouvrier sale et barbu, auquel elle s'etait adressee, dans la cour.
-Alors, vous avez trouve, madame? dit-il de son air d'ivrogne goguenard. La Gueule-d'Or, tu sais, c'est moi qui t'ai indique a madame...
Lui, se nommait Bec-Sale, dit Boit-sans-Soif, le lapin des lapins, un boulonnier du grand chic, qui arrosait son fer d'un litre de tord-boyaux par jour. Il etait alle boire une goutte, parce qu'il ne se sentait plus assez graisse pour attendre six heures. Quand il apprit que Zouzou s'appelait Etienne, il trouva ca trop farce; et il riait en montrant ses dents noires. Puis, il reconnut Gervaise. Pas plus tard que la veille, il avait encore bu un canon avec Coupeau. On pouvait parler a Coupeau de Bec-Sale, dit Boit-sans-Soif, il dirait tout de suite: C'est un zig! Ah! cet animal de Coupeau! il etait bien gentil, il rendait les tournees plus souvent qu'a son tour.
-Ca me fait plaisir de vous savoir sa femme, repetait-il. Il merite d'avoir une belle femme.... N'est-ce pas? la Gueule-d'Or, madame est une belle femme?
Il se montrait galant, se poussait contre la blanchisseuse, qui reprit son panier et le garda devant elle, afin de le tenir a distance. Goujet, contrarie, comprenant que le camarade blaguait, a cause de sa bonne amitie pour Gervaise, lui cria:
-Dis donc, feignant! pour quand les quarante millimetres?... Es-tu d'attaque, maintenant que tu as le sac plein, sacre soiffard?
Le forgeron voulait parler d'une commande de gros boulons qui necessitaient deux frappeurs a l'enclume.
-Pour tout de suite, si tu veux, grand bebe! repondit Bec-Sale, dit Boit-sans-Soif. Ca tette son pouce et ca fait l'homme! T'as beau etre gros, j'en ai mange d'autres!
-Oui, c'est ca, tout de suite. Arrive, et a nous deux!
-On y est, malin!
Ils se defiaient, allumes par la presence de Gervaise. Goujet mit au feu les bouts de fer coupes a l'avance; puis, il fixa sur une enclume une clouiere de fort calibre. Le camarade avait pris contre le mur deux masses de vingt livres, les deux grandes soeurs de l'atelier, que les ouvriers nommaient Fifine et Dedele. Et il continuait a craner, il parlait d'une demi-grosse de rivets qu'il avait forges pour le phare de Dunkerque, des bijoux, des choses a placer dans un musee, tant c'etait fignole. Sacristi, non! il ne craignait pas la concurrence; avant de rencontrer un cadet comme lui, on pouvait fouiller toutes les boites de la capitale. On allait rire, on allait voir ce qu'on allait voir.
-Madame jugera, dit-il en se tournant vers la jeune femme.
-Assez cause! cria Goujet. Zouzou, du nerf! Ca ne chauffe pas, mon garcon.
Mais Bec-Sale, dit Boit-sans-Soif, demanda encore:
-Alors, nous frappons ensemble?
-Pas du tout! chacun son boulon, mon brave!
La proposition jeta un froid, et du coup le camarade, malgre son bagou, resta sans salive. Des boulons de quarante millimetres etablis par un seul homme, ca ne s'etait jamais vu; d'autant plus que les boulons devaient etre a tete ronde, un ouvrage d'une fichue difficulte, un vrai chef d'oeuvre a faire. Les trois autres ouvriers de l'atelier avaient quitte leur travail pour voir; un grand sec pariait un litre que Goujet serait battu. Cependant, les deux forgerons prirent chacun une masse, les yeux fermes, parce que Fifine pesait une demi-livre de plus que Dedele. Bec-Sale, dit Boit-sans-Soif, eut la chance de mettre la main sur Dedele; la Gueule-d'Or tomba sur Fifine. Et, en attendant que le fer blanchit, le premier, redevenu crane, posa devant l'enclume en roulant des yeux tendres du cote de la blanchisseuse; il se campait, tapait des appels du pied comme un monsieur qui va se battre, dessinait deja le geste de balancer Dedele a toute volee. Ah! tonnerre de Dieu! il etait bon la; il aurait fait une galette de la colonne Vendome!
-Allons, commence! dit Goujet, en placant lui-meme dans la clouiere un des morceaux de fer, de la grosseur d'un poignet de fille.
Bec-Sale, dit Boit-sans-Soif, se renversa, donna le branle a Dedele, des deux mains. Petit, desseche, avec sa barbe de bouc et ses yeux de loup, luisant sous sa tignasse mal peignee, il se cassait a chaque volee du marteau, sautait du sol comme emporte par son elan. C'etait un rageur, qui se battait avec son fer, par embetement de le trouver si dur; et meme il poussait un grognement, quand il croyait lui avoir applique une claque soignee. Peut-etre bien que l'eau-de-vie amollissait les bras des autres, mais lui avait besoin d'eau-de-vie dans les veines, au lieu de sang; la goutte de tout a l'heure lui chauffait la carcasse comme une chaudiere, il se sentait une sacree force de machine a vapeur. Aussi, le fer avait-il peur de lui, ce soir-la; il l'aplatissait plus mou qu'une chique. Et Dedele valsait, il fallait voir! Elle executait le grand entrechat, les petons en l'air, comme une baladeuse de l'Elysee-Montmartre, qui montre son linge; car il s'agissait de ne pas flaner, le fer est si canaille, qu'il se refroidit tout de suite, a la seule fin de se ficher du marteau. En trente coups, Bec-Sale, dit Boit-sans-Soif, avait faconne la tete de son boulon. Mais il soufflait, les yeux hors de leurs trous, et il etait pris d'une colere furieuse en entendant ses bras craquer. Alors, emballe, dansant et gueulant, il allongea encore deux coups, uniquement pour se venger de sa peine. Lorsqu'il le retira de la clouiere, le boulon, deforme, avait la tete mal plantee d'un bossu.
-Hein! est-ce torche? dit-il tout de meme avec son aplomb, en presentant son travail a Gervaise.
-Moi, je ne m'y connais pas, monsieur, repondit la blanchisseuse d'un air de reserve.
Mais elle voyait bien, sur le boulon, les deux derniers coups de talon de Dedele, et elle etait joliment contente, elle se pincait les levres pour ne pas rire, parce que Goujet a present avait toutes les chances.
C'etait le tour de la Gueule-d'Or. Avant de commencer, il jeta a la blanchisseuse un regard plein d'une tendresse confiante. Puis, il ne se pressa pas, il prit sa distance, lanca le marteau de haut, a grandes volees regulieres. Il avait le jeu classique, correct, balance et souple. Fifine, dans ses deux mains, ne dansait pas un chahut de bastringue, les guibolles emportees par-dessus les jupes; elle s'enlevait, retombait en cadence, comme une dame noble, l'air serieux, conduisant quelque menuet ancien. Les talons de Fifine lapaient la mesure, gravement; et ils s'enfoncaient dans le fer rouge, sur la tete du boulon, avec une science reflechie, d'abord ecrasant le metal au milieu, puis le modelant par une serie de coups d'une precision rythmee. Bien sur, ce n'etait pas de l'eau-de-vie que la Gueule-d'Or avait dans les veines, c'etait du sang, du sang pur, qui battait puissamment jusque dans son marteau, et qui reglait la besogne. Un homme magnifique au travail, ce gaillard-la! Il recevait en plein la grande flamme de la forge. Ses cheveux courts, frisant sur son front bas, sa belle barbe jaune, aux anneaux tombants, s'allumaient, lui eclairaient toute la figure de leurs fils d'or, une vraie figure d'or, sans mentir. Avec ca, un cou pareil a une colonne, blanc comme un cou d'enfant; une poitrine vaste, large a y coucher une femme en travers; des epaules et des bras sculptes qui paraissaient copies sur ceux d'un geant, dans un musee. Quand il prenait son elan, on voyait ses muscles se gonfler, des montagnes de chair roulant et durcissant sous la peau; ses epaules, sa poitrine, son cou enflaient; il faisait de la clarte autour de lui, il devenait beau, tout-puissant, comme un bon Dieu. Vingt fois deja, il avait abattu Fifine, les yeux sur le fer, respirant a chaque coup, ayant seulement a ses tempes deux grosses gouttes de sueur qui coulaient. Il comptait: vingt-et-un, vingt-deux, vingt-trois. Fifine continuait tranquillement ses reverences de grande dame.
-Quel poseur! murmura en ricanant Bec-Sale dit Boit-sans-Soif.
Et Gervaise, en face de la Gueule-d'Or, regardait avec un sourire attendri. Mon Dieu! que les hommes etaient donc betes! Est-ce que ces deux-la ne tapaient pas sur leurs boulons pour lui faire la cour! Oh! elle comprenait bien, ils se la disputaient a coups de marteau, ils etaient comme deux grands coqs rouges qui font les gaillards devant une petite poule blanche. Faut-il avoir des inventions, n'est-ce pas? Le coeur a tout de meme, parfois, des facons droles de se declarer. Oui, c'etait pour elle, ce tonnerre de Dedele et de Fifine sur l'enclume; c'etait pour elle, tout ce fer ecrase; c'etait pour elle, cette forge en branle, flambante d'un incendie, emplie d'un petillement d'etincelles vives. Ils lui forgeaient la un amour, ils se la disputaient, a qui forgerait le mieux. Et, vrai, cela lui faisait plaisir au fond; car enfin les femmes aiment les compliments. Les coups de marteau de la Gueule-d'Or surtout lui repondaient dans le coeur; ils y sonnaient, comme sur l'enclume, une musique claire, qui accompagnait les gros battements de son sang. Ca semble une betise, mais elle sentait que ca lui enfoncait quelque chose la, quelque chose de solide, un peu du fer du boulon. Au crepuscule, avant d'entrer, elle avait eu, le long des trottoirs humides, un desir vague, un besoin de manger un bon morceau; maintenant, elle se trouvait satisfaite, comme si les coups de marteau de la Gueule-d'Or l'avaient nourrie. Oh! elle ne doutait pas de sa victoire. C'etait a lui qu'elle appartiendrait. Bec-Sale, dit Boit-sans-Soif, etait trop laid, dans sa cotte et son bourgeron sales, sautant d'un air de singe echappe. Et elle attendait, tres rouge, heureuse de la grosse chaleur pourtant, prenant une jouissance a etre secouee des pieds a la tete par les dernieres volees de Fifine.
Goujet comptait toujours.
-Et vingt-huit! cria-t-il enfin, en posant le marteau a terre. C'est fait, vous pouvez voir.
La tete du boulon etait polie, nette, sans une bavure, un vrai travail de bijouterie, une rondeur de bille faite au moule. Les ouvriers la regarderent en hochant le menton; il n'y avait pas a dire, c'etait a se mettre a genoux devant. Bec-Sale, dit Boit-sans-Soif, essaya bien de blaguer; mais il barbota, il finit par retourner a son enclume, le nez pince. Cependant, Gervaise s'etait serree contre Goujet, comme pour mieux voir. Etienne avait lache le soufflet, la forge de nouveau s'emplissait d'ombre, d'un coucher d'astre rouge, qui tombait tout d'un coup a une grande nuit. Et le forgeron et la blanchisseuse eprouvaient une douceur en sentant cette nuit les envelopper, dans ce hangar noir de suie et de limaille, ou des odeurs de vieux fers montaient; ils ne se seraient pas crus plus seuls dans le bois de Vincennes, s'ils s'etaient donne un rendez-vous au fond d'un trou d'herbe. Il lui prit la main comme s'il l'avait conquise.
Puis, dehors, ils n'echangerent pas un mot. Il ne trouva rien; il dit seulement qu'elle aurait pu emmener Etienne, s'il n'y avait pas eu encore une demi-heure de travail. Elle s'en allait enfin, quand il la rappela, cherchant a la garder quelques minutes de plus.
-Venez donc, vous n'avez pas tout vu... Non, vrai, c'est tres-curieux.
Il la conduisit a droite, dans un autre hangar, ou son patron installait toute une fabrication mecanique. Sur le seuil, elle hesita, prise d'une peur instinctive. La vaste salle, secouee par les machines, tremblait; et de grandes ombres flottaient, tachees de feux rouges. Mais lui la rassura en souriant, jura qu'il n'y avait rien a craindre; elle devait seulement avoir bien soin de ne pas laisser trainer ses jupes trop pres des engrenages. Il marcha le premier, elle le suivit, dans ce vacarme assourdissant ou toutes sortes de bruits sifflaient et ronflaient, au milieu de ces fumees peuplees d'etres vagues, des hommes noirs affaires, des machines agitant leurs bras, qu'elle ne distinguait pas les uns des autres. Les passages etaient tres-etroits, il fallait enjamber des obstacles, eviter des trous, se ranger pour se garer d'un chariot. On ne s'entendait pas parler. Elle ne voyait rien encore, tout dansait. Puis, comme elle eprouvait au-dessus de sa tete la sensation d'un grand frolement d'ailes, elle leva les yeux, elle s'arreta a regarder les courroies, les longs rubans qui tendaient au plafond une gigantesque toile d'araignee, dont chaque fil se devidait sans fin; le moteur a vapeur se cachait dans un coin, derriere un petit mur de briques; les courroies semblaient filer toutes seules, apporter le branle du fond de l'ombre, avec leur glissement continu, regulier, doux comme le vol d'un oiseau de nuit. Mais elle faillit tomber, en se heurtant a un des tuyaux du ventilateur, qui se ramifiait sur le sol battu, distribuant son souffle de vent aigre aux petites forges, pres des machines. Et il commenca par lui faire voir ca, il lacha le vent sur un fourneau; de larges flammes s'etalerent des quatre cotes en eventail, une collerette de feu dentelee, eblouissante, a peine teintee d'une pointe de laque; la lumiere etait si vive, que les petites lampes des ouvriers paraissaient des gouttes d'ombre dans du soleil. Ensuite, il haussa la voix pour donner des explications, il passa aux machines: les cisailles mecaniques qui mangeaient des barres de fer, croquant un bout a chaque coup de dents, crachant les bouts par derriere, un a un; les machines a boulons et a rivets, hautes, compliquees, forgeant les tetes d'une seule pesee de leur vis puissante; les ebarbeuses, au volant de fonte, une boule de fonte qui battait l'air furieusement a chaque piece dont elles enlevaient les bavures; les taraudeuses, manoeuvrees par des femmes, taraudant les boulons et leurs ecrous, avec le tictac de leurs rouages d'acier luisant sous la graisse des huiles. Elle pouvait suivre ainsi tout le travail, depuis le fer en barre, dresse contre les murs, jusqu'aux boulons et aux rivets fabriques, dont des caisses pleines encombraient les coins. Alors, elle comprit, elle eut un sourire en hochant le menton; mais elle restait tout de meme un peu serree a la gorge, inquiete d'etre si petite et si tendre parmi ces rudes travailleurs de metal, se retournant parfois, les sangs glaces, au coup sourd d'une ebarbeuse. Elle s'accoutumait a l'ombre, voyait des enfoncements ou des hommes immobiles reglaient la danse haletante des volants, quand un fourneau lachait brusquement le coup de lumiere de sa collerette de flamme. Et, malgre elle, c'etait toujours au plafond qu'elle revenait, a la vie, au sang meme des machines, au vol souple des courroies, dont elle regardait, les yeux leves, la force enorme et muette passer dans la nuit vague des charpentes.
Cependant, Goujet s'etait arrete devant une des machines a rivets. Il restait la, songeur, la tete basse, les regards fixes. La machine forgeait des rivets de quarante millimetres, avec une aisance tranquille de geante. Et rien n'etait plus simple en verite. Le chauffeur prenait le bout de fer dans le fourneau; le frappeur le placait dans la clouiere, qu'un filet d'eau continu arrosait pour eviter d'en detremper l'acier; et c'etait fait, la vis s'abaissait, le boulon sautait a terre, avec sa tete ronde comme coulee au moule. En douze heures, cette sacree mecanique en fabriquait des centaines de kilogrammes. Goujet n'avait pas de mechancete; mais, a certains moments, il aurait volontiers pris Fifine pour taper dans toute cette ferraille, par colere de lui voir des bras plus solides que les siens. Ca lui causait un gros chagrin, meme quand il se raisonnait, en se disant que la chair ne pouvait pas lutter contre le fer. Un jour, bien sur, la machine tuerait l'ouvrier; deja leurs journees etaient tombees de douze francs a neuf francs, et on parlait de les diminuer encore; enfin, elles n'avaient rien de gai, ces grosses betes, qui faisaient des rivets et des boulons comme elles auraient fait de la saucisse. Il regarda celle-la trois bonnes minutes sans rien dire; ses sourcils se froncaient, sa belle barbe jaune avait un herissement de menace. Puis, un air de douceur et de resignation amollit peu a peu ses traits. Il se tourna vers Gervaise qui se serrait contre lui, il dit avec un sourire triste:
-Hein! ca nous degotte joliment! Mais peut-etre que plus tard ca servira au bonheur de tous.
Gervaise se moquait du bonheur de tous. Elle trouva les boulons a la mecanique mal faits.
-Vous me comprenez, s'ecria-t-elle avec feu, ils sont trop bien faits... J'aime mieux les votres. On sent la main d'un artiste, au moins.
Elle lui causa un bien grand contentement en parlant ainsi, parce qu'un moment il avait eu peur qu'elle ne le meprisat, apres avoir vu les machines. Dame! s'il etait plus fort que Bec-Sale, dit Boit-sans-Soif, les machines etaient plus fortes que lui. Lorsqu'il la quitta enfin dans la cour, il lui serra les poignets a les briser, a cause de sa grosse joie.
La blanchisseuse allait tous les samedis chez les Goujet pour reporter leur linge. Ils habitaient toujours la petite maison de la rue Neuve de la Goutte-d'Or. La premiere annee, elle leur avait rendu regulierement vingt francs par mois, sur les cinq cents francs; afin de ne pas embrouiller les comptes, on additionnait le livre a la fin du mois seulement, et elle ajoutait l'appoint necessaire pour completer les vingt francs, car le blanchissage des Goujet, chaque mois, ne depassait guere sept ou huit francs. Elle venait donc de s'acquitter de la moitie de la somme environ, lorsque, un jour de terme, ne sachant plus par ou passer, des pratiques lui ayant manque de parole, elle avait du courir chez les Goujet et leur emprunter son loyer. Deux autres fois, pour payer ses ouvrieres, elle s'etait adressee egalement a eux, si bien que la dette se trouvait remontee a quatre cent vingt-cinq francs. Maintenant, elle ne donnait plus un sou, elle se liberait par le blanchissage, uniquement. Ce n'etait pas qu'elle travaillat moins, ni que ses affaires devinssent mauvaises. Au contraire. Mais il se faisait des trous chez, elle, l'argent avait l'air de fondre, et elle etait contente quand elle pouvait joindre les deux bouts. Mon Dieu! pourvu qu'on vive, n'est-ce pas? on n'a pas trop a se plaindre. Elle engraissait, elle cedait a tous les petits abandons de son embonpoint naissant, n'ayant plus la force de s'effrayer en songeant a l'avenir. Tant pis! l'argent viendrait toujours, ca le rouillait de le mettre de cote. Madame Goujet cependant restait maternelle pour Gervaise. Elle la chapitrait parfois avec douceur, non pas a cause de son argent, mais parce qu'elle l'aimait et qu'elle craignait de lui voir faire le saut. Elle n'en parlait seulement pas, de son argent. Enfin, elle y mettait beaucoup de delicatesse.
Le lendemain de la visite de Gervaise a la forge etait justement le dernier samedi du mois. Lorsqu'elle arriva chez les Goujet, ou elle tenait a aller elle meme, son panier lui avait tellement casse les bras, qu'elle etouffa pendant deux bonnes minutes. On ne sait pas comme le linge pese, surtout quand il y a des draps.
-Vous apportez bien tout? demanda madame Goujet.
Elle etait tres severe la-dessus. Elle voulait qu'on lui rapportat son linge, sans qu'une piece manquat, pour le bon ordre, disait-elle. Une autre de ses exigences etait que la blanchisseuse vint exactement le jour fixe et chaque fois a la meme heure; comme ca, personne ne perdait son temps.
-Oh! il y a bien tout, repondit Gervaise en souriant. Vous savez que je ne laisse rien en arriere.
-C'est vrai, confessa madame Goujet, vous prenez des defauts, mais vous n'avez pas encore celui-la.
Et, pendant que la blanchisseuse vidait son panier, posant le linge sur le lit, la vieille femme fit son eloge: elle ne brulait pas les pieces, ne les dechirait pas comme tant d'autres, n'arrachait pas les boutons avec le fer; seulement elle mettait trop de bleu et amidonnait trop les devants de chemise.
-Tenez, c'est du carton, reprit-elle en faisant craquer un devant de chemise. Mon fils ne se plaint pas, mais ca lui coupe le cou... Demain, il aura le cou en sang, quand nous reviendrons de Vincennes.
-Non, ne dites pas ca! s'ecria Gervaise desolee. Les chemises pour s'habiller doivent etre un peu raides, si l'on ne veut pas avoir un chiffon sur le corps. Voyez les messieurs... C'est moi qui fais tout votre linge. Jamais une ouvriere n'y touche, et je le soigne, je vous assure, je le recommencerais plutot dix fois, parce que c'est pour vous, vous comprenez.
Elle avait rougi legerement, en balbutiant la fin de la phrase. Elle craignait de laisser voir le plaisir qu'elle prenait a repasser elle-meme les chemises de Goujet. Bien sur, elle n'avait pas de pensees sales; mais elle n'en etait pas moins un peu honteuse.
-Oh! je n'attaque pas votre travail, vous travaillez dans la perfection, je le sais, dit madame Goujet. Ainsi, voila un bonnet qui est perle. Il n'y a que vous pour faire ressortir les broderies comme ca. Et les tuyautes sont d'un suivi! Allez, je reconnais votre main tout de suite. Quand vous donnez seulement un torchon a une ouvriere, ca se voit... N'est-ce pas? vous mettrez un peu moins d'amidon, voila tout! Goujet ne tient pas a avoir l'air d'un monsieur.
Cependant, elle avait pris le livre et effacait les pieces d'un trait de plume. Tout y etait bien. Quand elles reglerent, elle vit que Gervaise lui comptait un bonnet six sous; elle se recria, mais elle dut convenir qu'elle n'etait vraiment pas chere pour le courant; non, les chemises d'homme cinq sous, les pantalons de femme quatre sous, les taies d'oreiller un sou et demi, les tabliers un sou, ce n'etait pas cher, attendu que bien des blanchisseuses prenaient deux liards ou meme un sou de plus pour toutes ces pieces. Puis, lorsque Gervaise eut appele le linge sale, que la vieille femme inscrivait, elle le fourra dans son panier, elle ne s'en alla pas, embarrassee, ayant aux levres une demande qui la genait beaucoup.
-Madame Goujet, dit-elle enfin, si ca ne vous faisait rien, je prendrais l'argent du blanchissage, ce mois-ci.
Justement, le mois etait tres fort, le compte qu'elles venaient d'arreter ensemble, se montait a dix francs sept sous. Madame Goujet la regarda un moment d'un air serieux. Puis, elle repondit:
-Mon enfant, ce sera comme il vous plaira. Je ne veux pas vous refuser cet argent, du moment ou vous en avez besoin... Seulement, ce n'est guere le chemin de vous acquitter; je dis cela pour vous, vous entendez. Vrai, vous devriez prendre garde.
Gervaise, la tete basse, recut la lecon en begayant. Les dix francs devaient completer l'argent d'un billet qu'elle avait souscrit a son marchand de coke. Mais madame Goujet devint plus severe au mot de billet. Elle s'offrit en exemple: elle reduisait sa depense, depuis qu'on avait baisse les journees de Goujet de douze francs a neuf francs. Quand on manquait de sagesse en etant jeune, on crevait la faim dans sa vieillesse. Pourtant, elle se retint, elle ne dit pas a Gervaise qu'elle lui donnait son linge uniquement pour lui permettre de payer sa dette; autrefois, elle lavait tout, et elle recommencerait a tout laver, si le blanchissage devait encore lui faire sortir de pareilles sommes de la poche. Quand Gervaise eut les dix francs sept sous, elle remercia, elle se sauva vite. Et, sur le palier, elle se sentit a l'aise, elle eut envie de danser, car elle s'accoutumait deja aux ennuis et aux saletes de l'argent, ne gardant de ces embetements-la que le bonheur d'en etre sortie, jusqu'a la prochaine fois.
Ce fut precisement ce samedi que Gervaise fit une drole de rencontre, comme elle descendait l'escalier des Goujet. Elle dut se ranger contre la rampe, avec son panier, pour laisser passer une grande femme en cheveux qui montait, en portant sur la main, dans un bout de papier, un maquereau tres frais, les ouies saignantes. Et voila qu'elle reconnut Virginie, la fille dont elle avait retrousse les jupes, au lavoir. Toutes deux se regarderent bien en face. Gervaise ferma les yeux, car elle crut un instant qu'elle allait recevoir le maquereau par la figure. Mais non, Virginie eut un mince sourire. Alors, la blanchisseuse, dont le panier bouchait l'escalier, voulut se montrer polie.
-Je vous demande pardon, dit-elle.
-Vous etes toute pardonnee, repondit la grande brune.
Et elles resterent au milieu des marches, elles causerent, raccommodees du coup, sans avoir risque une seule allusion au passe. Virginie, alors agee de vingt-neuf ans, etait devenue une femme superbe, decouplee, la face un peu longue entre ses deux bandeaux d'un noir de jais. Elle raconta tout de suite son histoire pour se poser: elle etait mariee maintenant, elle avait epouse au printemps un ancien ouvrier ebeniste qui sortait du service et qui sollicitait une place de sergent de ville, parce qu'une place, c'est plus sur et plus comme il faut. Justement, elle venait d'acheter un maquereau pour lui.
-Il adore le maquereau, dit-elle. Il faut bien les gater, ces vilains hommes, n'est-ce pas?... Mais, montez donc. Vous verrez notre chez nous... Nous sommes ici dans un courant d'air.
Quand Gervaise, apres lui avoir a son tour conte son mariage, lui apprit qu'elle avait habite le logement, ou elle etait meme accouchee d'une fille, Virginie la pressa de monter plus vivement encore. Ca. fait toujours plaisir de revoir les endroits ou l'on a ete heureux. Elle, pendant cinq ans, avait demeure de l'autre cote de l'eau, au Gros-Caillou. C'etait la qu'elle avait connu son mari, quand il etait au service. Mais elle s'ennuyait, elle revait de revenir dans le quartier de la Goutte-d'Or, ou elle connaissait tout le monde. Et, depuis quinze jours, elle occupait la chambre en face des Goujet. Oh! toutes ses affaires etaient encore bien en desordre; ca s'arrangerait petit a petit.
Puis, sur le palier, elles se dirent enfin leurs noms.
-Madame Coupeau.
-Madame Poisson.
Et, des lors, elles s'appelerent gros comme le bras madame Poisson et madame Coupeau, uniquement pour le plaisir d'etre des dames, elles qui s'etaient connues autrefois dans des positions peu catholiques. Cependant, Gervaise conservait un fonds de mefiance. Peut-etre bien que la grande brune se raccommodait pour se mieux venger de la fessee du lavoir, en roulant quelque plan de mauvaise bete hypocrite. Gervaise se promettait de rester sur ses gardes. Pour le quart d'heure, Virginie se montrait trop gentille, il fallait bien etre gentille aussi.
En haut, dans la chambre, Poisson, le mari, un homme de trente-cinq ans, a la face terreuse, avec des moustaches et une imperiale rouges, travaillait, assis devant une table, pres de la fenetre. Il faisait des petites boites. Il avait pour seuls outils un canif, une scie grande comme une lime a ongles, un pot a colle. Le bois qu'il employait provenait de vieilles boites a cigares, de minces planchettes d'acajou brut sur lesquelles il se livrait a des decoupages et a des enjolivements d'une delicatesse extraordinaire. Tout le long de la journee, d'un bout de l'annee a l'autre, il refaisait la meme boite, huit centimetres sur six. Seulement, il la marquetait, inventait des formes de couvercle, introduisait des compartiments. C'etait pour s'amuser, une facon de tuer le temps, en attendant sa nomination de sergent de ville. De son ancien metier d'ebeniste, il n'avait garde que la passion des petites boites. Il ne vendait pas son travail, il le donnait en cadeau aux personnes de sa connaissance.
Poisson se leva, salua poliment Gervaise, que sa femme lui presenta comme une ancienne amie. Mais il n'etait pas causeur, il reprit tout de suite sa petite scie. De temps a autre, il lancait seulement un regard sur le maquereau, pose au bord de la commode. Gervaise fut tres contente de revoir son ancien logement; elle dit ou les meubles etaient places, et elle montra l'endroit ou elle avait accouche par terre. Comme ca se rencontrait, pourtant! Quand elles s'etaient perdues de vue toutes deux, autrefois, elles n'auraient jamais cru se retrouver ainsi, en habitant l'une apres l'autre la meme chambre. Virginie ajouta de nouveaux details sur elle et son mari: il avait fait un petit heritage, d'une tante; il l'etablirait sans doute plus tard; pour le moment, elle continuait a s'occuper de couture, elle baclait une robe par-ci par-la. Enfin, au bout d'une grosse demi-heure, la blanchisseuse voulut partir. Poisson tourna a peine le dos. Virginie, qui l'accompagna, promit de lui rendre sa visite; d'ailleurs, elle lui donnait sa pratique, c'etait une chose entendue. Et, comme elle la gardait sur le palier, Gervaise s'imagina qu'elle desirait lui parler de Lantier et de sa soeur Adele, la brunisseuse. Elle en etait toute revolutionnee a l'interieur. Mais pas un mot ne fut echange sur ces choses ennuyeuses, elles se quitterent en se disant au revoir, d'un air tres aimable.
-Au revoir, madame Coupeau.
-Au revoir, madame Poisson.
Ce fut la le point de depart d'une grande amitie. Huit jours plus tard, Virginie ne passait plus devant la boutique de Gervaise sans entrer; et elle y taillait des bavettes de deux et trois heures, si bien que Poisson, inquiet, la croyant ecrasee, venait la chercher, avec sa figure muette de deterre. Gervaise, a voir ainsi journellement la couturiere, eprouva bientot une singuliere preoccupation: elle ne pouvait lui entendre commencer une phrase, sans croire qu'elle allait causer de Lantier; elle songeait invinciblement a Lantier, tout le temps qu'elle restait la. C'etait bete comme tout, car enfin elle se moquait de Lantier, et d'Adele, et de ce qu'ils etaient devenus l'un et l'autre; jamais elle ne posait une question; meme elle ne se sentait pas curieuse d'avoir de leurs nouvelles. Non, ca la prenait en dehors de sa volonte. Elle avait leur idee dans la tete comme on a dans la bouche un refrain embetant, qui ne veut pas vous lacher. D'ailleurs elle n'en gardait nulle rancune a Virginie, dont ce n'etait point la faute, bien sur. Elle se plaisait beaucoup avec elle, et la retenait dix fois avant de la laisser partir.
Cependant, l'hiver etait venu, le quatrieme hiver que les Coupeau passaient rue de la Goutte-d'Or. Cette annee-la, decembre et janvier furent particulierement durs. Il gelait a pierre fendre. Apres le jour de l'an, la neige resta trois semaines dans la rue sans se fondre. Ca n'empechait pas le travail, au contraire, car l'hiver est la belle saison des repasseuses. Il faisait joliment bon dans la boutique! On n'y voyait jamais de glacons aux vitres, comme chez l'epicier et le bonnetier d'en face. La mecanique, bourree de coke, entretenait la une chaleur de baignoire; les linges fumaient, on se serait cru en plein ete; et l'on etait bien, les portes fermees, ayant chaud partout, tellement chaud, qu'on aurait fini par dormir, les yeux ouverts. Gervaise disait en riant qu'elle s'imaginait etre a la campagne. En effet, les voitures ne faisaient plus de bruit en roulant sur la neige; c'etait a peine si l'on entendait le pietinement des passants; dans le grand silence du froid, des voix d'enfants seules montaient, le tapage d'une bande de gamins, qui avaient etabli une grande glissade, le long du ruisseau de la marechalerie. Elle allait parfois a un des carreaux de la porte, enlevait de la main la buee, regardait ce que devenait le quartier par cette sacree temperature; mais pas un nez ne s'allongeait hors des boutiques voisines, le quartier, emmitoufle de neige, semblait faire le gros dos; et elle echangeait seulement un petit signe de tete avec la charbonniere d'a cote, qui se promenait tete nue, la bouche fendue d'une oreille a l'autre, depuis qu'il gelait si fort.
Ce qui etait bon surtout, par ces temps de chien, c'etait de prendre, a midi, son cafe bien chaud. Les ouvrieres n'avaient pas a se plaindre; la patronne le faisait tres fort et n'y mettait pas quatre grains de chicoree; il ne ressemblait guere au cafe de madame Fauconnier, qui etait une vraie lavasse. Seulement, quand maman Coupeau se chargeait de passer l'eau sur le marc, ca n'en finissait plus, parce qu'elle s'endormait devant la bouillotte. Alors, les ouvrieres, apres le dejeuner, attendaient le cafe en donnant un coup de fer.
Justement, le lendemain des Rois, midi et demi sonnait, que le cafe n'etait pas pret. Ce jour-la, il s'entetait a ne pas vouloir passer. Maman Coupeau tapait sur le filtre avec une petite cuiller; et l'on entendait les gouttes tomber une a une, lentement, sans se presser davantage.
-Laissez-le donc, dit la grande Clemence. Ca le rend trouble.... Aujourd'hui, bien sur, il y aura de quoi boire et manger.
La grande Clemence mettait a neuf une chemise d'homme, dont elle detachait les plis du bout de l'ongle. Elle avait un rhume a crever, les yeux enfles, la gorge arrachee par des quintes de toux qui la pliaient en deux, au bord de l'etabli. Avec ca, elle ne portait pas meme un foulard au cou, vetue d'un petit lainage a dix-huit sous, dans lequel elle grelottait. Pres d'elle, madame Putois, enveloppee de flanelle, matelassee jusqu'aux oreilles, repassait un jupon, qu'elle tournait autour de la planche a robe, dont le petit bout etait pose sur le dossier d'une chaise; et, par terre, un drap jete empechait le jupon de se salir en frolant le carreau. Gervaise occupait a elle seule la moitie de l'etabli, avec des rideaux de mousseline brodee, sur lesquels elle poussait son fer tout droit, les bras allonges, pour eviter les faux plis. Tout d'un coup, le cafe qui se mit a couler bruyamment, lui fit lever la tete. C'etait ce louchon d'Augustine qui venait de pratiquer un trou au milieu du marc, en enfoncant une cuiller dans le filtre.
-Veux-tu te tenir tranquille! cria Gervaise. Qu'est-ce que tu as donc dans le corps? Nous allons boire de la boue, maintenant.
Maman Coupeau avait aligne cinq verres sur un coin libre de l'etabli. Alors, les ouvrieres lacherent leur travail. La patronne versait toujours le cafe elle-meme, apres avoir mis deux morceaux de sucre dans chaque verre. C'etait l'heure attendue de la journee. Ce jour-la, comme chacune prenait son verre et s'accroupissait sur un petit banc, devant la mecanique, la porte de la rue s'ouvrit, Virginie entra, toute frissonnante.
-Ah! mes enfants, dit-elle, ca vous coupe en deux! Je ne sens plus mes oreilles. Quel gredin de froid!
-Tiens! c'est madame Poisson! s'ecria Gervaise. Ah bien! vous arrivez a propos... Vous allez prendre du cafe avec nous.
-Ma foi! ce n'est pas de refus... Rien que pour traverser la rue, on a l'hiver dans les os.
Il restait du cafe, heureusement. Maman Coupeau alla chercher un sixieme verre, et Gervaise laissa Virginie se sucrer, par politesse. Les ouvrieres s'ecarterent, firent a celle-ci une petite place pres de la mecanique. Elle grelotta un instant, le nez rouge, serrant ses mains raidies autour de son verre, pour se rechauffer. Elle venait de chez l'epicier, ou l'on gelait, rien qu'a attendre un quart de gruyere. Et elle s'exclamait sur la grosse chaleur de la boutique: vrai, on aurait cru entrer dans un four, ca aurait suffi pour reveiller un mort, tant ca vous chatouillait agreablement la peau. Puis, degourdie, elle allongea ses grandes jambes. Alors, toutes les six, elles siroterent lentement leur cafe, au milieu de la besogne interrompue, dans l'etouffement moite des linges qui fumaient. Maman Coupeau et Virginie seules etaient assises sur des chaises; les autres, sur leurs petits bancs, semblaient par terre; meme ce louchon d'Augustine avait tire un coin du drap, sous le jupon, pour s'etendre. On ne parla pas tout de suite, les nez dans les verres, goutant le cafe.
-Il est tout de meme bon, declara Clemence. Mais elle faillit etrangler, prise d'une quinte. Elle appuyait sa tete contre le mur pour tousser plus fort.
-Vous etes joliment pincee, dit Virginie. Ou avez-vous donc empoigne ca?
-Est-ce qu'on sait! reprit Clemence, en s'essuyant la figure avec sa manche. Ca doit etre l'autre soir. Il y en avait deux qui se depiautaient, a la sortie du Grand-Balcon. J'ai voulu voir, je suis restee la, sous la neige. Ah! quelle roulee! c'etait a mourir de rire. L'une avait le nez arrache; le sang giclait par terre. Lorsque l'autre a vu le sang, un grand echalas comme moi, elle a pris ses cliques et ses claques... Alors, la nuit, j'ai commence a tousser. Il faut dire aussi que ces hommes sont d'un bete, quand ils couchent avec une femme; ils vous decouvrent toute la nuit...
-Une jolie conduite, murmura madame Putois. Vous vous crevez, ma petite.
-Et si ca m'amuse de me crever, moi!... Avec ca que la vie est drole. S'escrimer toute la sainte journee pour gagner cinquante-cinq sous, se bruler le sang du matin au soir devant la mecanique, non, vous savez, j'en ai par-dessus la tete!... Allez, ce rhume-la ne me rendra pas le service de m'emporter; il s'en ira comme il est venu.
Il y eut un silence. Cette vaurienne de Clemence, qui, dans les bastringues, menait le chahut avec des cris de merluche, attristait toujours le monde par ses idees de crevaison, quand elle etait a l'atelier. Gervaise la connaissait bien et se contenta de dire:
-Vous n'etes pas gaie, les lendemains de noce, vous!
Le vrai etait que Gervaise aurait mieux aime qu'on ne parlat pas de batteries de femmes. Ca l'ennuyait, a cause de la fessee du lavoir, quand on causait devant elle et Virginie de coups de sabot dans les quilles et de giroflees a cinq feuilles. Justement, Virginie la regardait en souriant.
-Oh! murmura-t-elle, j'ai vu un crepage de chignons, hier. Elles s'echarpillaient...
-Qui donc? demanda madame Putois.
-L'accoucheuse du bout de la rue et sa bonne, vous savez, une petite blonde... Une gale, cette fille! Elle criait a l'autre: " Oui, oui, t'as decroche un enfant a la fruitiere, meme que je vais aller chez le commissaire, si tu ne me payes pas. " Et elle en debagoulait, fallait voir! L'accoucheuse, la-dessus, lui a lache une baffre, v'lan! en plein museau. Voila alors que ma sacree gouine saute aux yeux de sa bourgeoise, et qu'elle la graffigne, et qu'elle la deplume, oh! mais aux petits ognons! Il a fallu que le charcutier la lui retirat des pattes.
Les ouvrieres eurent un rire de complaisance. Puis, toutes burent une petite gorgee de cafe, d'un air gueulard.
-Vous croyez ca, vous, qu'elle a decroche un enfant? reprit Clemence.
-Dame! le bruit a couru dans le quartier, repondit Virginie. Vous comprenez, je n'y etais pas... C'est dans le metier, d'ailleurs. Toutes en decrochent.
-Ah bien! dit madame Putois, on est trop bete de se confier a elles. Merci, pour se faire estropier!... Voyez-vous, il y a un moyen souverain. Tous les soirs on avale un verre d'eau benite en se tracant sur le ventre trois signes de croix avec le pouce. Ca s'en va comme un vent.
Maman Coupeau, qu'on croyait endormie, hocha la tete pour protester. Elle connaissait un autre moyen, infaillible celui-la. Il fallait manger un oeuf dur toutes les deux heures et s'appliquer des feuilles d'epinard sur les reins. Les quatre autres femmes resterent graves. Mais ce louchon d'Augustine, dont les gaietes partaient toutes seules, sans qu'on sut jamais pourquoi, lacha le gloussement de poule qui etait son rire a elle. On l'avait oubliee. Gervaise releva le jupon, l'apercut sur le drap qui se roulait comme un goret, les jambes en l'air. Et elle la tira de la-dessous, la mit debout d'une claque. Qu'est-ce qu'elle avait a rire, cette dinde? Est-ce qu'elle devait ecouter, quand des grandes personnes causaient! D'abord, elle allait reporter le linge d'une amie de madame Lerat, aux Batignolles. Tout en parlant, la patronne lui enfilait le panier au bras et la poussait vers la porte. Le louchon, rechignant, sanglotant, s'eloigna en trainant les pieds dans la neige.
Cependant, maman Coupeau, madame Putois et Clemence discutaient l'efficacite des oeufs durs et des feuilles d'epinard. Alors, Virginie, qui restait reveuse, son verre de cafe a la main, dit tout bas:
-Mon Dieu! on se cogne, on s'embrasse, ca va toujours, quand on a bon coeur...
Et, se penchant vers Gervaise, avec un sourire:
-Non, bien sur, je ne vous en veux pas... L'affaire du lavoir, vous vous souvenez?
La blanchisseuse demeura toute genee. Voila ce qu'elle craignait. Maintenant, elle devinait qu'il allait etre question de Lantier et d'Adele. La mecanique ronflait, un redoublement de chaleur rayonnait du tuyau rouge. Dans cet assoupissement, les ouvrieres, qui faisaient durer leur cafe pour se remettre a l'ouvrage le plus tard possible, regardaient la neige de la rue, avec des mines gourmandes et alanguies. Elles en etaient aux confidences; elles disaient ce qu'elles auraient fait, si elles avaient eu dix mille francs de rente; elles n'auraient rien fait du tout, elles seraient restees comme ca des apres-midi a se chauffer, en crachant de loin sur la besogne. Virginie s'etait rapprochee de Gervaise, de facon a ne pas etre entendue des autres. Et Gervaise se sentait toute lache, a cause sans doute de la trop grande chaleur, si molle et si lache, qu'elle ne trouvait pas la force de detourner la conversation; meme elle attendait les paroles de la grande brune, le coeur gros d'une emotion dont elle jouissait sans se l'avouer.
-Je ne vous fais pas de la peine au moins? reprit la couturiere. Vingt fois deja, ca m'est venu sur la langue. Enfin, puisque nous sommes la-dessus... C'est pour causer, n'est-ce pas?... Ah! bien sur, non, je ne vous en veux pas de ce qui s'est passe. Parole d'honneur! je n'ai pas garde ca de rancune contre vous.
Elle tourna le fond de son cafe dans le verre, pour avoir tout le sucre, puis elle but trois gouttes, avec un petit sifflement des levres. Gervaise, la gorge serree, attendait toujours, et elle se demandait si reellement Virginie lui avait pardonne sa fessee tant que ca; car elle voyait, dans ses yeux noirs, des etincelles jaunes s'allumer. Cette grande diablesse devait avoir mis sa rancune dans sa poche avec son mouchoir par-dessus.
-Vous aviez une excuse, continua-t-elle. On venait de vous faire une salete, une abomination... Oh! je suis juste, allez! Moi, j'aurais pris un couteau.
Elle but encore trois gouttes, sifflant au bord du verre. Et elle quitta sa voix trainante, elle ajouta rapidement, sans s'arreter:
-Aussi ca ne leur a pas porte bonheur, ah! Dieu de Dieu! non, pas bonheur du tout!... Ils etaient alles demeurer au diable, du cote de la Glaciere, dans une sale rue ou il y a toujours de la boue jusqu'aux genoux. Moi, deux jours apres, je suis partie un matin pour dejeuner avec eux; une fiere course d'omnibus, je vous assure! Eh bien! ma chere, je les ai trouves en train de se houspiller deja. Vrai, comme j'entrais, ils s'allongeaient des calottes. Hein! en voila des amoureux!... Vous savez qu'Adele ne vaut pas la corde pour la pendre. C'est ma soeur, mais ca ne m'empeche pas de dire qu'elle est dans la peau d'une fiere salope. Elle m'a fait un tas de cochonneries; ca serait trop long a conter, puis ce sont des affaires a regler entre nous... Quant a Lantier, dame! vous le connaissez, il n'est pas bon non plus. Un petit monsieur, n'est-ce pas? qui vous enleve le derriere pour un oui, pour un non! Et il ferme le poing, lorsqu'il tape... Alors donc ils se sont echignes en conscience. Quand on montait l'escalier, on les entendait se bucher. Un jour meme, la police est venue. Lantier avait voulu une soupe a l'huile, une horreur qu'ils mangent dans le Midi; et, comme Adele trouvait ca infect, ils se sont jete la bouteille d'huile a la figure, la casserole, la soupiere, tout le tremblement; enfin, une scene a revolutionner un quartier.
Elle raconta d'autres tueries, elle ne tarissait pas sur le menage, savait des choses a faire dresser les cheveux sur la tete. Gervaise ecoutait toute cette histoire, sans un mot, la face pale, avec un pli nerveux aux coins des levres qui ressemblait a un petit sourire. Depuis bientot sept ans, elle n'avait plus entendu parler de Lantier. Jamais elle n'aurait cru que le nom de Lantier, ainsi murmure a son oreille, lui causerait une pareille chaleur au creux de l'estomac. Non, elle ne se savait pas une telle curiosite de ce que devenait ce malheureux, qui s'etait si mal conduit avec elle. Elle ne pouvait plus etre jalouse d'Adele, maintenant; mais elle riait tout de meme en dedans des raclees du menage, elle voyait le corps de cette fille plein de bleus, et ca la vengeait, ca l'amusait. Aussi serait-elle restee la jusqu'au lendemain matin, a ecouter les rapports de Virginie. Elle ne posait pas de questions, parce qu'elle ne voulait pas paraitre interessee tant que ca. C'etait comme si, brusquement, on comblait un trou pour elle; son passe, a cette heure, allait droit a son present.
Cependant, Virginie finit par remettre son nez dans son verre; elle sucait le sucre, les yeux a demi fermes. Alors, Gervaise, comprenant qu'elle devait dire quelque chose, prit un air indifferent, demanda:
-Et ils demeurent toujours a la Glaciere?
-Mais non! repondit l'autre; je ne vous ai donc pas raconte?..... Voici huit jours qu'ils ne sont plus ensemble. Adele, un beau matin, a emporte ses frusques, et Lantier n'a pas couru apres, je vous assure.
La blanchisseuse laissa echapper un leger cri, repetant tout haut:
-Ils ne sont plus ensemble!
-Qui donc? demanda Clemence, en interrompant sa conversation avec maman Coupeau et madame Putois.
-Personne, dit Virginie; des gens que vous ne connaissez pas.
Mais elle examinait Gervaise, elle la trouvait joliment emue. Elle se rapprocha, sembla prendre un mauvais plaisir a recommencer ses histoires. Puis, tout d'un coup, elle lui demanda ce qu'elle ferait, si Lantier venait roder autour d'elle; car, enfin, les hommes sont si droles, Lantier etait bien capable de retourner a ses premieres amours. Gervaise se redressa, se montra tres nette, tres digne. Elle etait mariee, elle mettrait Lantier dehors, voila tout. Il ne pouvait plus y avoir rien entre eux, meme pas une poignee de mains. Vraiment, elle manquerait tout a fait de coeur, si elle regardait un jour cet homme en face.
-Je sais bien, dit-elle, Etienne est de lui, il y a un lien que je ne peux pas rompre. Si Lantier a le desir d'embrasser Etienne, je le lui enverrai, parce qu'il est impossible d'empecher un pere d'aimer son enfant... Mais quant a moi, voyez-vous, madame Poisson, je me laisserais plutot hacher en petits morceaux que de lui permettre de me toucher du bout du doigt. C'est fini.
En prononcant ces derniers mots, elle traca en l'air une croix, comme pour sceller a jamais son serment. Et, desireuse de rompre la conversation, elle parut s'eveiller en sursaut, elle cria aux ouvrieres:
-Dites donc, vous autres! est-ce que vous croyez que le linge se repasse tout seul?... En voila des flemmes!... Houp! a l'ouvrage!
Les ouvrieres ne se presserent pas, engourdies d'une torpeur de paresse, les bras abandonnes sur leurs jupes, tenant toujours d'une main leurs verres vides, ou un peu de marc de cafe restait. Elles continuerent de causer.
-C'etait la petite Celestine, disait Clemence. Je l'ai connue. Elle avait la folie des poils de chat..... Vous savez, elle voyait des poils de chat partout, elle tournait toujours la langue comme ca, parce qu'elle croyait avoir des poils de chat plein la bouche.
-Moi, reprenait madame Putois, j'ai eu pour amie une femme qui avait un ver... Oh! ces animaux-la ont des caprices!... Il lui tortillait le ventre, quand elle ne lui donnait pas du poulet. Vous pensez, le mari gagnait sept francs, ca passait en gourmandises pour le ver...
-Je l'aurais guerie tout de suite, moi, interrompait maman Coupeau. Mon Dieu! oui, on avale une souris grillee. Ca empoisonne le ver du coup.
Gervaise elle-meme avait glisse de nouveau a une faineantise heureuse. Mais elle se secoua, elle se mit debout. Ah bien! en voila une apres-midi passee a faire les rosses! C'etait ca qui n'emplissait pas la bourse! Elle retourna la premiere a ses rideaux; mais elle les trouva salis d'une tache de cafe, et elle dut, avant de reprendre le fer, frotter la tache avec un linge mouille. Les ouvrieres s'etiraient devant la mecanique, cherchaient leurs poignees en rechignant. Des que Clemence se remua, elle eut un acces de toux, a cracher sa langue; puis, elle acheva sa chemise d'homme, dont elle epingla les manchettes et le col. Madame Putois s'etait remise a son jupon.
-Eh bien! au revoir, dit Virginie. J'etais descendue chercher un quart de gruyere. Poisson doit croire que le froid m'a gelee en route.
Mais, comme elle avait deja fait trois pas sur le trottoir, elle rouvrit la porte pour crier qu'elle voyait Augustine au bout de la rue, en train de glisser sur la glace avec des gamins. Cette gredine-la etait partie depuis deux grandes heures. Elle accourut rouge, essoufflee, son panier au bras, le chignon emplatre par une boule de neige; et elle se laissa gronder d'un air sournois, en racontant qu'on ne pouvait pas marcher, a cause du verglas. Quelque voyou avait du, par blague, lui fourrer des morceaux de glace dans les poches; car, au bout d'un quart d'heure, ses poches se mirent a arroser la boutique comme des entonnoirs.
Maintenant, les apres-midi se passaient toutes ainsi. La boutique, dans le quartier, etait le refuge des gens frileux. Toute la rue de la Goutte-d'Or savait qu'il y faisait chaud. Il y avait sans cesse la des femmes bavardes qui prenaient un air de feu devant la mecanique, leurs jupes troussees jusqu'aux genoux, faisant la petite chapelle. Gervaise avait l'orgueil de cette bonne chaleur, et elle attirait le monde, elle tenait salon, comme disaient mechamment les Lorilleux et les Boche. Le vrai etait qu'elle restait obligeante et secourable, au point de faire entrer les pauvres, quand elle les voyait grelotter dehors. Elle se prit surtout d'amitie pour un ancien ouvrier peintre, un vieillard de soixante-dix ans, qui habitait dans la maison une soupente, ou il crevait de faim et de froid; il avait perdu ses trois fils en Crimee, il vivait au petit bonheur, depuis deux ans qu'il ne pouvait plus tenir un pinceau. Des que Gervaise apercevait le pere Bru, pietinant dans la neige pour se rechauffer, elle l'appelait, elle lui menageait une place pres du poele; souvent meme elle le forcait a manger un morceau de pain avec du fromage. Le pere Bru, le corps voute, la barbe blanche, la face ridee comme une vieille pomme, demeurait des heures sans rien dire, a ecouter le gresillement du coke. Peut-etre evoquait-il ses cinquante annees de travail sur des echelles, le demi-siecle passe a peindre des portes et a blanchir des plafonds aux quatre coins de Paris.
-Eh bien! pere Bru, lui demandait parfois la blanchisseuse, a quoi pensez-vous?
-A rien, a toutes sortes de choses, repondait-il d'un air hebete.
Les ouvrieres plaisantaient, racontaient qu'il avait des peines de coeur. Mais lui, sans les entendre, retombait dans son silence, dans son attitude morne et reflechie.
A partir de cette epoque, Virginie reparla souvent de Lantier a Gervaise. Elle semblait se plaire a l'occuper de son ancien amant, pour le plaisir de l'embarrasser, en faisant des suppositions. Un jour, elle dit l'avoir rencontre; et, comme la blanchisseuse restait muette, elle n'ajouta rien, puis le lendemain seulement laissa entendre qu'il lui avait longuement parle d'elle, avec beaucoup de tendresse. Gervaise etait tres troublee par ces conversations chuchotees a voix basse, dans un angle de la boutique. Le nom de Lantier lui causait toujours une brulure au creux de l'estomac, comme si cet homme eut laisse la, sous la peau, quelque chose de lui. Certes, elle se croyait bien solide, elle voulait vivre en honnete femme, parce que l'honnetete est la moitie du bonheur. Aussi ne songeaitelle pas a Coupeau, dans cette affaire, n'ayant rien a se reprocher contre son mari, pas meme en pensee. Elle songeait au forgeron, le coeur tout hesitant et malade. Il lui semblait que le retour du souvenir de Lantier en elle, cette lente possession dont elle etait reprise, la rendait infidele a Goujet, a leur amour inavoue, d'une douceur d'amitie. Elle vivait des journees tristes, lorsqu'elle se croyait coupable envers son bon ami. Elle aurait voulu n'avoir de l'affection que pour lui, en dehors de son menage. Cela se passait tres haut en elle, au-dessus de toutes les saletes, dont Virginie guettait le feu sur son visage.
Quand le printemps fut venu, Gervaise alla se refugier aupres de Goujet. Elle ne pouvait plus ne reflechir a rien, sur une chaise, sans penser aussitot a son premier amant; elle le voyait quitter Adele, remettre son linge au fond de leur ancienne malle, revenir chez elle, avec la malle sur la voiture. Les jours ou elle sortait, elle etait prise tout d'un coup de peurs betes, dans la rue; elle croyait entendre le pas de Lantier derriere elle, elle n'osait pas se retourner, tremblante, s'imaginant sentir ses mains la saisir a la taille. Bien sur, il devait l'espionner; il tomberait sur elle une apres-midi; et cette idee lui donnait des sueurs froides, parce qu'il l'embrasserait certainement dans l'oreille, comme il le faisait par taquinerie, autrefois. C'etait ce baiser qui l'epouvantait; a l'avance, il la rendait sourde, il l'emplissait d'un bourdonnement, dans lequel elle ne distinguait plus que le bruit de son coeur battant a grands coups. Alors, des que ces peurs la prenaient, la forge etait son seul asile; elle y redevenait tranquille et souriante, sous la protection de Goujet, dont le marteau sonore mettait en fuite ses mauvais reves.
Quelle heureuse saison! La blanchisseuse soignait d'une facon particuliere sa pratique de la rue des Portes-Blanches; elle lui reportait toujours son linge elle-meme, parce que cette course, chaque vendredi, etait un pretexte tout trouve pour passer rue Marcadet et entrer a la forge. Des qu'elle tournait le coin de la rue, elle se sentait legere, gaie, comme si elle faisait une partie de campagne, au milieu de ces terrains vagues, bordes d'usines grises; la chaussee noire de charbon, les panaches de vapeur sur les toits, l'amusaient autant qu'un sentier de mousse dans un bois de la banlieue, s'enfoncant entre de grands bouquets de verdure; et elle aimait l'horizon blafard, raye par les hautes cheminees des fabriques, la butte Montmartre qui bouchait le ciel, avec ses maisons crayeuses, percees des trous reguliers de leurs fenetres. Puis, elle ralentissait le pas en arrivant, sautant les flaques d'eau, prenant plaisir a traverser les coins deserts et embrouilles du chantier de demolitions. Au fond, la forge luisait, meme en plein midi. Son coeur sautait a la danse des marteaux. Quand elle entrait, elle etait toute rouge, les petits cheveux blonds de sa nuque envoles comme ceux d'une femme qui arrive a un rendez-vous. Goujet l'attendait, les bras nus, la poitrine nue, tapant plus fort sur l'enclume, ces jours-la, pour se faire entendre de plus loin. Il la devinait, l'accueillait d'un bon rire silencieux, dans sa barbe jaune. Mais elle ne voulait pas qu'il se derangeat de son travail, elle le suppliait de reprendre le marteau, parce qu'elle l'aimait davantage, lorsqu'il le brandissait de ses gros bras, bossues de muscles. Elle allait donner une legere claque sur la joue d'Etienne pendu au soufflet, et elle restait la une heure, a regarder les boulons. Ils n'echangeaient pas dix paroles. Ils n'auraient pas mieux satisfait leur tendresse dans une chambre, enfermes a double tour. Les ricanements de Bec-Sale, dit Boit-sans-Soif, ne les genaient guere, car ils ne les entendaient meme plus. Au bout d'un quart d'heure, elle commencait a etouffer un peu, la chaleur, l'odeur forte, les fumees qui montaient, l'etourdissaient, tandis que les coups sourds la secouaient des talons a la gorge. Elle ne desirait plus rien alors, c'etait son plaisir. Goujet l'aurait serree dans ses bras que ca ne lui aurait pas donne une emotion si grosse. Elle se rapprochait de lui, pour sentir le vent de son marteau sur sa joue, pour etre dans le coup qu'il tapait. Quand des etincelles piquaient ses mains tendres, elle ne les retirait pas, elle jouissait au contraire de cette pluie de feu qui lui cinglait la peau. Lui, bien sur, devinait le bonheur qu'elle goutait la; il reservait pour le vendredi les ouvrages difficiles, afin de lui faire la cour avec toute sa force et toute son adresse; il ne se menageait plus, au risque de fendre les enclumes en deux, haletant, les reins vibrant de la joie qu'il lui donnait. Pendant un printemps, leurs amours emplirent ainsi la forge d'un grondement d'orage. Ce fut une idylle dans une besogne de geant, au milieu du flamboiement de la houille, de l'ebranlement du hangar, dont la carcasse noire de suie craquait. Tout ce fer ecrase, petri comme de la cire rouge, gardait les marques rudes de leurs tendresses. Le vendredi, quand la blanchisseuse quittait la Gueule-d'Or, elle remontait lentement la rue des Poissonniers, contentee, lassee, l'esprit et la chair tranquilles.
Peu a peu, sa peur de Lantier diminua, elle redevint raisonnable. A cette epoque, elle aurait encore vecu tres heureuse, sans Coupeau, qui tournait mal, decidement. Un jour, elle revenait justement de la forge, lorsqu'elle crut reconnaitre Coupeau dans l'Assommoir du pere Colombe, en train de se payer des tournees de vitriol, avec Mes-Bottes, Bibi-la-Grillade et Bec-Sale, dit Boit-sans-Soif. Elle passa vite, pour ne pas avoir l'air de les moucharder. Mais elle se retourna: c'etait bien Coupeau qui se jetait son petit verre de schnick dans le gosier, d'un geste familier deja. Il mentait donc, il en etait donc a l'eau-de-vie, maintenant! Elle rentra desesperee; toute son epouvante de l'eau-de-vie la reprenait. Le vin, elle le pardonnait, parce que le vin nourrit l'ouvrier; les alcools, au contraire, etaient des saletes, des poisons qui otaient a l'ouvrier le gout du pain. Ah! le gouvernement aurait bien du empecher la fabrication de ces cochonneries!
En arrivant rue de la Goutte-d'Or, elle trouva toute la maison bouleversee. Ses ouvrieres avaient quitte l'etabli, et etaient dans la cour, a regarder en l'air. Elle interrogea Clemence.
-C'est le pere Bijard qui flanque une roulee a sa femme, repondit la repasseuse. Il etait sous la porte, gris comme un Polonais, a la guetter revenir du lavoir... Il lui a fait grimper l'escalier a coups de poing, et maintenant il l'assomme la-haut, dans leur chambre... Tenez, entendez-vous les cris?
Gervaise monta rapidement. Elle avait de l'amitie pour madame Bijard, sa laveuse, qui etait une femme d'un grand courage. Elle esperait mettre le hola. En haut, au sixieme, la porte de la chambre etait restee ouverte, quelques locataires s'exclamaient sur le carre, tandis que madame Boche, devant la porte, criait:
-Voulez-vous bien finir!... On va aller chercher les sergents de ville, entendez-vous!
Personne n'osait se risquer dans la chambre, parce qu'on connaissait Bijard, une bete brute quand il etait soul. Il ne dessoulait jamais, d'ailleurs. Les rares jours ou il travaillait, il posait un litre d'eau-de-vie pres de son etau de serrurier, buvant au goulot toutes les demi-heures. Il ne se soutenait plus autrement, il aurait pris feu comme une torche, si l'on avait approche une allumette de sa bouche.
-Mais on ne peut pas la laisser massacrer! dit Gervaise toute tremblante.
Et elle entra. La chambre, mansardee, tres propre, etait nue et froide, videe par l'ivrognerie de l'homme, qui enlevait les draps du lit pour les boire. Dans la lutte, la table avait roule jusqu'a la fenetre, les deux chaises culbutees etaient tombees, les pieds en l'air. Sur le carreau, au milieu, madame Bijard, les jupes encore trempees par l'eau du lavoir et collees a ses cuisses, les cheveux arraches, saignante, ralait d'un souffle fort, avec des oh! oh! prolonges, a chaque coup de talon de Bijard. Il l'avait d'abord abattue de ses deux poings; maintenant, il la pietinait.
-Ah! garce!... ah! garce!... ah! garce!... grognait-il d'une voix etouffee, accompagnant de ce mot chaque coup, s'affolant a le repeter, frappant plus fort a mesure qu'il s'etranglait davantage.
Puis, la voix lui manqua, il continua de taper sourdement, follement, raidi dans sa cotte et son bourgeron deguenilles, la face bleuie sous sa barbe sale, avec son front chauve tache de grandes plaques rouges. Sur le carre, les voisins disaient qu'il la battait paree qu'elle lui avait refuse vingt sous, le matin. On entendit la voix de Boche, au bas de l'escalier. Il appelait madame Boche, il lui criait:
-Descends, laisse-les se tuer, ca fera de la canaille de moins.
Cependant, le pere Bru avait suivi Gervaise dans la chambre. A eux deux, ils tachaient de raisonner le serrurier, de le pousser vers la porte. Mais il se retournait, muet, une ecume aux levres; et, dans ses yeux pales, l'alcool flambait, allumait une flamme de meurtre. La blanchisseuse eut le poignet meurtri; le vieil ouvrier alla tomber sur la table. Par terre, madame Bijard soufflait plus fort, la bouche grande ouverte, les paupieres closes. A present, Bijard la manquait; il revenait, s'acharnait, frappait a cote, enrage, aveugle, s'attrapant lui-meme avec les claques qu'il envoyait dans le vide. Et, pendant toute cette tuerie, Gervaise voyait, dans un coin de la chambre, la petite Lalie, alors agee de quatre ans, qui regardait son pere assommer sa mere. L'enfant tenait entre ses bras, comme pour la proteger, sa soeur Henriette, sevree de la veille. Elle etait debout, la tete serree dans une coiffe d'indienne, tres pale, l'air serieux. Elle avait un large regard noir, d'une fixite pleine de pensees, sans une larme.
Quand Bijard eut rencontre une chaise et se fut etale sur le carreau, ou on le laissa ronfler, le pere Bru aida Gervaise a relever madame Bijard. Maintenant, celle-ci pleurait a gros sanglots; et Lalie, qui s'etait approchee, la regardait pleurer, habituee a ces choses, resignee deja. La blanchisseuse, en redescendant, au milieu de la maison calmee, voyait toujours devant elle ce regard d'enfant de quatre ans, grave et courageux comme un regard de femme.
-Monsieur Coupeau est sur le trottoir d'en face, lui cria Clemence, des qu'elle l'apercut. Il a l'air joliment poivre!
Coupeau traversait justement la rue. Il faillit enfoncer un carreau d'un coup d'epaule, en manquant la porte. Il avait une ivresse blanche, les dents serrees, le nez pince. Et Gervaise reconnut tout de suite le vitriol de l'Assommoir, dans le sang empoisonne qui lui blemissait la peau. Elle voulut rire, le coucher, comme elle faisait les jours ou il avait le vin bon enfant. Mais il la bouscula, sans desserrer les levres; et, en passant, en gagnant de lui-meme son lit, il leva le poing sur elle. Il ressemblait a l'autre, au soulard qui ronflait la-haut, las d'avoir tape. Alors, elle resta toute froide, elle pensait aux hommes, a son mari, a Goujet, a Lantier, le coeur coupe, desesperant d'etre jamais heureuse.