XII

Ce devait etre le samedi apres le terme, quelque chose comme le 12 ou le 13 janvier, Gervaise ne savait plus au juste. Elle perdait la boule, parce qu'il y avait des siecles qu'elle ne s'etait rien mis de chaud dans le ventre. Ah! quelle semaine infernale! un ratissage complet, deux pains de quatre livres le mardi qui avaient dure jusqu'au jeudi, puis une croute seche retrouvee la veille, et pas une miette depuis trente-six heures, une vraie danse devant le buffet! Ce qu'elle savait, par exemple, ce qu'elle sentait sur son dos, c'etait le temps de chien, un froid noir, un ciel barbouille comme le cul d'une poele, crevant d'une neige qui s'entetait a ne pas tomber. Quand on a l'hiver et la faim dans les tripes, on peut serrer sa ceinture, ca ne vous nourrit guere.

Peut-etre, le soir, Coupeau rapporterait-il de l'argent. Il disait qu'il travaillait. Tout est possible, n'est-ce pas? et Gervaise, attrapee pourtant bien des fois, avait fini par compter sur cet argent-la. Elle, apres toutes sortes d'histoires, ne trouvait plus seulement un torchon a laver dans le quartier; meme une vieille dame dont elle faisait le menage, venait de la flanquer dehors, en l'accusant de boire ses liqueurs. On ne voulait d'elle nulle part, elle etait brulee; ce qui l'arrangeait dans le fond, car elle en etait tombee a ce point d'abrutissement, ou l'on prefere crever que de remuer ses dix doigts. Enfin, si Coupeau rapportait sa paie, on mangerait quelque chose de chaud. Et, en attendant, comme midi n'avait pas sonne, elle restait allongee sur la paillasse, parce qu'on a moins froid et moins faim, lorsqu'on est allonge.

Gervaise appelait ca la paillasse; mais, a la verite, ca n'etait qu'un tas de paille dans un coin. Peu a peu, le dodo avait file chez les revendeurs du quartier. D'abord, les jours de debine, elle avait decousu le matelas, ou elle prenait des poignees de laine, qu'elle sortait dans son tablier et vendait dix sous la livre, rue Belhomme. Ensuite, le matelas vide, elle s'etait fait trente sous de la toile, un matin, pour se payer du cafe. Les oreillers avaient suivi, puis le traversin. Restait le bois de lit, qu'elle ne pouvait mettre sous son bras, a cause des Boche, qui auraient ameute la maison, s'ils avaient vu s'envoler la garantie du proprietaire. Et cependant, un soir, aidee de Coupeau, elle guetta les Boche en train de gueuletonner, et demenagea le lit tranquillement, morceau par morceau, les bateaux, les dossiers, le cadre de fond. Avec les dix francs de ce lavage, ils fricoterent trois jours. Est-ce que la paillasse ne suffisait pas? Meme la toile etait allee rejoindre celle du matelas; ils avaient ainsi acheve de manger le dodo, en se donnant une indigestion de pain, apres une fringale de vingt-quatre heures. On poussait la paille d'un coup de balai, le poussier etait toujours retourne, et ca n'etait pas plus sale qu'autre chose.

Sur le tas de paille, Gervaise, tout habillee, se tenait en chien de fusil, les pattes ramenees sous sa guenille de jupon, pour avoir plus chaud. Et, pelotonnee, les yeux grands ouverts, elle remuait des idees pas droles, ce jour-la. Ah! non, sacre matin! on ne pouvait continuer ainsi a vivre sans manger! Elle ne sentait plus sa faim; seulement, elle avait un plomb dans l'estomac, tandis que son crane lui semblait vide. Bien sur, ce n'etait pas aux quatre coins de la turne qu'elle trouvait des sujets de gaiete! Un vrai chenil, maintenant, ou les levrettes qui portent des paletots, dans les rues, ne seraient pas demeurees en peinture. Ses yeux pales regardaient les murailles nues. Depuis longtemps ma tante avait tout pris. Il restait la commode, la table et une chaise; encore le marbre et les tiroirs de la commode s'etaient-ils evapores par le meme chemin que le bois de lit. Un incendie n'aurait pas mieux nettoye ca, les petits bibelots avaient fondu, a commencer par la toquante, une montre de douze francs, jusqu'aux photographies de la famille, dont une marchande lui avait achete les cadres; une marchande bien complaisante, chez laquelle elle portait une casserole, un fer a repasser, un peigne, et qui lui allongeait cinq sous, trois sous, deux sous, selon l'objet, de quoi remonter avec un morceau de pain. A present, il ne restait plus qu'une vieille paire de mouchettes cassee, dont la marchande lui refusait un sou. Oh! si elle avait su a qui vendre les ordures, la poussiere et la crasse, elle aurait vite ouvert boutique, car la chambre etait d'une jolie salete! Elle n'apercevait que des toiles d'araignee, dans les coins, et les toiles d'araignee sont peut-etre bonnes pour les coupures, mais il n'y a pas encore de negociant qui les achete. Alors, la tete tournee, lachant l'espoir de faire du commerce, elle se recroquevillait davantage sur sa paillasse, elle preferait regarder par la fenetre le ciel charge de neige, un jour triste qui lui glacait la moelle des os.

Que d'embetements! A quoi bon se mettre dans tous ses etats et se turlupiner la cervelle? Si elle avait pu pioncer au moins! Mais sa petaudiere de cambuse lui trottait par la tete. M. Marescot, le proprietaire, etait venu lui-meme, la veille, leur dire qu'il les expulserait, s'ils n'avaient pas paye les deux termes arrieres dans les huit jours. Eh bien! il les expulserait, ils ne seraient certainement pas plus mal sur le pave! Voyez-vous ce sagouin avec son pardessus et ses gants de laine, qui montait leur parler des termes, comme s'ils avaient eu un boursicot cache quelque part! Nom d'un chien! au lieu de se serrer le gaviot, elle aurait commence par se coller quelque chose dans les badigoinces! Vrai, elle le trouvait trop rossard, cet entripaille, elle l'avait ou vous savez, et profondement encore! C'etait comme sa bete brute de Coupeau, qui ne pouvait plus rentrer sans lui tomber sur le casaquin: elle le mettait dans le meme endroit que le proprietaire. A cette heure, son endroit devait etre bigrement large, car elle y envoyait tout le monde, tant elle aurait voulu se debarrasser du monde et de la vie. Elle devenait un vrai grenier a coups de poing. Coupeau avait un gourdin qu'il appelait son eventail a bourrique; et il eventait la bourgeoise, fallait voir! des suees abominables, dont elle sortait en nage. Elle, pas trop bonne non plus, mordait et griffait. Alors, on se trepignait dans la chambre vide, des peignees a se faire passer le gout du pain. Mais elle finissait par se ficher des degelees comme du reste. Coupeau pouvait faire la Saint-Lundi des semaines entieres, tirer des bordees qui duraient des mois, rentrer fou de boisson et vouloir la reguiser, elle s'etait habituee, elle le trouvait tannant, pas davantage. Et c'etait ces jours-la qu'elle l'avait dans le derriere. Oui, dans le derriere, son cochon d'homme! dans le derriere, les Lorilleux, les Boche et les Poisson! dans le derriere, le quartier qui la meprisait! Tout Paris y entrait, et elle l'y enfoncait d'une tape, avec un geste de supreme indifference, heureuse et vengee pourtant de le fourrer la.

Par malheur, si l'on s'accoutume a tout, on n'a pas encore pu prendre l'habitude de ne point manger. C'etait uniquement la ce qui defrisait Gervaise. Elle se moquait d'etre la derniere des dernieres, au fin fond du ruisseau, et de voir les gens s'essuyer, quand elle passait pres d'eux. Les mauvaises manieres ne la genaient plus, tandis que la faim lui tordait toujours les boyaux. Oh! elle avait dit adieu aux petits plats, elle etait descendue a devorer tout ce qu'elle trouvait. Les jours de noce, maintenant, elle achetait chez le boucher des dechets de viande a quatre sous la livre, las de trainer et de noircir dans une assiette; et elle mettait ca avec une potee de pommes de terre, qu'elle touillait au fond d'un poelon. Ou bien elle fricassait un coeur de boeuf, un rata dont elle se lechait les levres. D'autres fois, quand elle avait du vin, elle se payait une trempette, une vraie soupe de perroquet. Les deux sous de fromage d'Italie, les boisseaux de pommes blanches, les quarts de haricots secs cuits dans leur jus, etaient encore des regals qu'elle ne pouvait plus se donner souvent. Elle tombait aux arlequins, dans les gargots borgnes, ou, pour un sou, elle avait des tas d'aretes de poisson melees a des rognures de roti gate. Elle tombait plus bas, mendiait chez un restaurateur charitable les croutes des clients, et faisait une panade, en les laissant mitonner le plus longtemps possible sur le fourneau d'un voisin. Elle en arrivait, les matins de fringale, a roder avec les chiens, pour voir aux portes des marchands, avant le passage des boueux; et c'etait ainsi qu'elle avait parfois des plats de riches, des melons pourris, des maquereaux tournes, des cotelettes dont elle visitait le manche, par crainte des asticots. Oui, elle en etait la; ca repugne les delicats, cette idee; mais si les delicats n'avaient rien tortille de trois jours, nous verrions un peu s'ils bouderaient contre leur ventre; ils se mettraient a quatre pattes et mangeraient aux ordures comme les camarades. Ah! la crevaison des pauvres, les entrailles vides qui crient la faim, le besoin des betes claquant des dents et s'empiffrant de choses immondes, dans ce grand Paris si dore et si flambant! Et dire que Gervaise s'etait fichu des ventrees d'oie grasse! Maintenant, elle pouvait s'en torcher le nez. Un jour, Coupeau lui ayant chipe deux bons de pain pour les revendre et les boire, elle avait failli le tuer d'un coup de pelle, affamee, enragee par le vol de ce morceau de pain.

Cependant, a force de regarder le ciel blafard, elle s'etait endormie d'un petit sommeil penible. Elle revait que ce ciel charge de neige crevait sur elle, tant le froid la pincait. Brusquement, elle se mit debout, reveillee en sursaut par un grand frisson d'angoisse. Mon Dieu! est-ce qu'elle allait mourir? Grelottante, hagarde, elle vit qu'il faisait jour encore. La nuit ne viendrait donc pas! Comme le temps est long, quand on n'a rien dans le ventre! Son estomac s'eveillait, lui aussi, et la torturait. Tombee sur la chaise, la tete basse, les mains entre les cuisses pour se rechauffer, elle calculait deja le diner, des que Coupeau apporterait l'argent: un pain, un litre, deux portions de gras-double a la lyonnaise. Trois heures sonnerent au coucou du pere Bazouge. Il n'etait que trois heures. Alors elle pleura. Jamais elle n'aurait la force d'attendre sept heures. Elle avait un balancement de tout son corps, le dandinement d'une petite fille qui berce sa grosse douleur, pliee en deux, s'ecrasant l'estomac, pour ne plus le sentir. Ah! il vaut mieux accoucher que d'avoir faim! Et, ne se soulageant pas, prise d'une rage, elle se leva, pietina, esperant rendormir sa faim comme un enfant qu'on promene. Pendant une demi-heure, elle se cogna aux quatre coins de la chambre vide. Puis, tout d'un coup, elle s'arreta, les yeux fixes. Tant pis! ils diraient ce qu'ils diraient, elle leur lecherait les pieds s'ils voulaient, mais elle allait emprunter dix sous aux Lorilleux.

L'hiver, dans cet escalier de la maison, l'escalier des pouilleux, c'etaient de continuels emprunts de dix sous, de vingt sous, des petits services que ces meurt-de-faim se rendaient les uns aux autres. Seulement, on serait plutot mort que de s'adresser aux Lorilleux, parce qu'on les savait trop durs a la detente. Gervaise, en allant frapper chez eux, montrait un beau courage. Elle avait si peur, dans le corridor, qu'elle eprouva ce brusque soulagement des gens qui sonnent chez les dentistes.

-Entrez! cria la voix aigre du chainiste.

Comme il faisait bon, la dedans! La forge flambait, allumait l'etroit atelier de sa flamme blanche, pendant que madame Lorilleux mettait a recuire une pelote de fil d'or. Lorilleux, devant son etabli, suait, tant il avait, chaud, en train de souder des maillons au chalumeau. Et ca sentait bon, une soupe aux choux mijotait sur le poele, exhalant une vapeur qui retournait le coeur de Gervaise et la faisait s'evanouir.

-Ah! c'est vous, grogna madame Lorilleux, sans lui dire seulement de s'asseoir. Qu'est-ce que vous voulez?

Gervaise ne repondit pas. Elle n'etait pas trop mal avec les Lorilleux, cette semaine-la. Mais la demande des dix sous lui restait dans la gorge, parce qu'elle venait d'apercevoir Boche, carrement assis pres du poele, en train de faire des cancans. Il avait un air de se ficher du monde, cet animal! Il riait comme un cul, le trou de la bouche arrondi, et les joues tellement bouffies qu'elles lui cachaient le nez; un vrai cul, enfin!

-Qu'est-ce que vous voulez? repeta Lorilleux.

-Vous n'avez pas vu Coupeau? finit par balbutier Gervaise. Je le croyais ici.

Les chainistes et le concierge ricanerent. Non, bien sur, ils n'avaient pas vu Coupeau. Ils n'offraient pas assez de petits verres pour voir Coupeau comme ca. Gervaise fit un effort et reprit en begayant:

-C'est qu'il m'avait promis de rentrer... Oui, il doit m'apporter de l'argent... Et comme j'ai absolument besoin de quelque chose...

Un gros silence regna. Madame Lorilleux eventait rudement le feu de la forge, Lorilleux avait baisse le nez sur le bout de chaine qui s'allongeait entre ses doigts, tandis que Boche gardait son rire de pleine lune, le trou de la bouche si rond, qu'on eprouvait l'envie d'y fourrer le doigt, pour voir.

-Si j'avais seulement dix sous, murmura Gervaise a voix basse.

Le silence continua.

-Vous ne pourriez pas me preter dix sous?... Oh! je vous les rendrais ce soir!

Madame Lorilleux se tourna et la regarda fixement. En voila une peloteuse qui venait les empaument Aujourd'hui, elle les tapait de dix sous, demain ce serait de vingt, et il n'y avait plus de raison pour s'arreter. Non, non, pas de ca. Mardi, s'il fait chaud!

-Mais, ma chere, cria-t-elle, vous savez bien que nous n'avons pas d'argent! Tenez, voila la doublure de ma poche. Vous pouvez nous fouiller... Ce serait de bon coeur, naturellement.

-Le coeur y est toujours, grogna Lorilleux; seulement, quand on ne peut pas, on ne peut pas.

Gervaise, tres humble, les approuvait de la tete. Cependant, elle ne s'en allait pas, elle guignait l'or du coin de l'oeil, les liasses d'or pendues au mur, le fil d'or que la femme tirait a la filiere de toute la force de ses petits bras, les maillons d'or en tas sous les doigts noueux du mari. Et elle pensait qu'un bout de ce vilain metal noiratre aurait suffi pour se payer un bon diner. Ce jour-la, l'atelier avait beau etre sale, avec ses vieux fers, sa poussiere de charbon, sa crasse des huiles mal essuyees, elle le voyait resplendissant de richesses, comme la boutique d'un changeur. Aussi se risqua-t-elle a repeter, doucement:

-Je vous les rendrais, je vous les rendrais, bien sur... Dix sous, ca ne vous generait pas.

Elle avait le coeur tout gonfle, en ne voulant pas avouer qu'elle se brossait le ventre depuis la veille. Puis, elle sentit ses jambes qui se cassaient, elle eut peur de fondre en larmes, begayant encore:

-Vous seriez si gentils!... Vous ne pouvez pas savoir... Oui, j'en suis la, mon Dieu, j'en suis la...

Alors, les Lorilleux pincerent les levres et echangerent un mince regard. La Banban mendiait, a cette heure! Eh bien! le plongeon etait complet. C'est eux qui n'aimaient pas ca! S'ils avaient su, ils se seraient barricades, parce qu'on doit toujours etre sur l'oeil avec les mendiants, des gens qui s'introduisent dans les appartements sous des pretextes, et qui filent en demenageant les objets precieux. D'autant plus que, chez eux, il y avait de quoi voler; on pouvait envoyer les doigts partout, et en emporter des trente et des quarante francs, rien qu'en fermant le poing. Deja, plusieurs fois, ils s'etaient mefies, en remarquant la drole de figure de Gervaise, quand elle se plantait devant l'or. Cette fois, par exemple, ils allaient la surveiller. Et, comme elle s'approchait davantage, les pieds sur la claie de bois, le chainiste lui cria rudement, sans repondre davantage a sa demande:

-Dites donc! faites un peu attention, vous allez encore emporter des brins d'or a vos semelles... Vrai, on dirait que vous avez la-dessous de la graisse, pour que ca colle.

Gervaise, lentement, recula. Elle s'etait appuyee un instant a une etagere, et, voyant madame Lorilleux lui examiner les mains, elle les ouvrit toutes grandes, les montra, disant de sa voix molle, sans se facher, en femme tombee qui accepte tout:

-Je n'ai rien pris, vous pouvez regarder.

Et elle s'en alla, parce que l'odeur forte de la soupe aux choux et la bonne chaleur de l'atelier la rendaient trop malade.

Ah! pour le coup, les Lorilleux ne la retinrent pas! Bon voyage, du diable s'ils lui ouvraient encore! Ils avaient assez vu sa figure, ils ne voulaient pas chez eux de la misere des autres, quand cette misere etait meritee. Et ils se laisserent aller a une grosse jouissance d'egoisme, en se trouvant cales, bien au chaud, avec la perspective d'une fameuse soupe. Boche aussi s'etalait, enflant encore ses joues, si bien que son rire devenait malpropre. Ils se trouvaient tous joliment venges des anciennes manieres de la Banban, de la boutique bleue, des gueuletons, et du reste. C'etait trop reussi, ca prouvait ou conduisait l'amour de la frigousse. Au rencart les gourmandes, les paresseuses et les devergondees!

-Que ca de genre! ca vient quemander des dix sous! s'ecria madame Lorilleux derriere le dos de Gervaise. Oui, je t'en fiche, je vas lui preter dix sous tout de suite, pour qu'elle aille boire la goutte!

Gervaise traina ses savates dans le corridor, alourdie, pliant les epaules. Quand elle fut a sa porte, elle n'entra pas, sa chambre lui faisait peur. Autant marcher, elle aurait plus chaud et prendrait patience. En passant, elle allongea le cou dans la niche du pere Bru, sous l'escalier; encore un, celui-la, qui devait avoir un bel appetit, car il dejeunait et dinait par coeur depuis trois jours; mais il n'etait pas la, il n'y avait que son trou, et elle eprouva une jalousie, en s'imaginant qu'on pouvait l'avoir invite quelque part. Puis, comme elle arrivait devant les Bijard, elle entendit des plaintes, elle entra, la clef etant toujours sur la serrure.

-Qu'est-ce qu'il y a donc? demanda-t-elle.

La chambre etait tres propre. On voyait bien que Lalie avait, le matin encore, balaye et range les affaires. La misere avait beau souffler la dedans, emporter les frusques, etaler sa ribambelle d'ordures, Lalie venait derriere, et recurait tout, et donnait aux choses un air gentil. Si ce n'etait pas riche, ca sentait bon la menagere, chez elle. Ce jour-la, ses deux enfants, Henriette et Jules, avaient trouve de vieilles images, qu'ils decoupaient tranquillement dans un coin. Mais Gervaise fut toute surprise de trouver Lalie couchee, sur son etroit lit de sangle, le drap au menton, tres pale. Elle couchee, par exemple! elle etait donc bien malade!

-Qu'est-ce que vous avez? repeta Gervaise, inquiete.

Lalie ne se plaignit plus. Elle souleva lentement ses paupieres blanches, et voulut sourire de ses levres qu'un frisson convulsait.

-Je n'ai rien, souffla-t-elle tres bas, oh! bien vrai, rien du tout.

Puis, les yeux refermes, avec un effort:

-J'etais trop fatiguee tous ces jours-ci, alors je fiche la paresse, je me dorlote, vous voyez.

Mais son visage de gamine, marbre de taches livides, prenait une telle expression de douleur supreme, que Gervaise, oubliant sa propre agonie, joignit les mains et tomba a genoux pres d'elle. Depuis un mois, elle la voyait se tenir aux murs pour marcher, pliee en deux par une toux qui sonnait joliment le sapin. La petite ne pouvait meme plus tousser. Elle eut un hoquet, des filets de sang coulerent aux coins de sa bouche.

-Ce n'est pas ma faute, je ne me sens guere forte, murmura-t-elle comme soulagee. Je me suis trainee, j'ai mis un peu d'ordre... C'est assez propre, n'est-ce pas?... Et je voulais nettoyer les vitres, mais les jambes m'ont manque. Est-ce bete! Enfin, quand on a fini, on se couche.

Elle s'interrompit, pour dire:

-Voyez donc si mes enfants ne se coupent pas avec leurs ciseaux.

Et elle se tut, tremblante, ecoutant un pas lourd qui montait l'escalier. Brutalement, le pere Bijard poussa la porte. Il avait son coup de bouteille comme a l'ordinaire, les yeux flambants de la folie furieuse du vitriol. Quand il apercut Lalie couchee, il tapa sur ses cuisses avec un ricanement, il decrocha le grand fouet, en grognant:

-Ah! nom de Dieu, c'est trop fort! nous allons rire!... Les vaches se mettent a la paille en plein midi, maintenant!... Est-ce que tu te moques des paroissiens, sacre faignante?... Allons, houp! decanillons!

Il faisait deja claquer le fouet au-dessus du lit. Mais l'enfant, suppliante, repetait:

-Non, papa, je t'en prie, ne frappe pas... Je te jure que tu aurais du chagrin.... Ne frappe pas.

-Veux-tu sauter, gueula-t-il plus fort, ou je te chatouille les cotes!... Veux-tu sauter, bougre de rosse!

Alors, elle dit doucement:

-Je ne puis pas, comprends-tu?... Je vais mourir.

Gervaise s'etait jetee sur Bijard et lui arrachait le fouet. Lui, hebete, restait devant le lit de sangle. Qu'est-ce qu'elle chantait la, cette morveuse? Est-ce qu'on meurt si jeune, quand on n'a pas ete malade! Quelque frime pour se faire donner du sucre! Ah! il allait se renseigner, et si elle mentait!

-Tu verras, c'est la verite, continuait-elle. Tant que j'ai pu, je vous ai evite de la peine... Sois gentil, a cette heure, et dis-moi adieu, papa.

Bijard tortillait son nez, de peur d'etre mis dedans. C'etait pourtant vrai qu'elle avait une drole de figure, une figure allongee et serieuse de grande personne. Le souffle de la mort, qui passait dans la chambre, le dessoulait. Il promena un regard autour de lui, de l'air d'un homme tire d'un long sommeil, vit le menage en ordre, les deux enfants debarbouilles, en train de jouer et de rire. Et il tomba sur une chaise, balbutiant:

-Notre petite mere, notre petite mere...

Il ne trouvait que ca, et c'etait deja bien tendre pour Lalie, qui n'avait jamais ete tant gatee. Elle consola son pere. Elle etait surtout ennuyee de s'en aller ainsi, avant d'avoir eleve tout a fait ses enfants. Il en prendrait soin, n'est-ce pas? Elle lui donna de sa voix mourante des details sur la facon de les arranger, de les tenir propres. Lui, abruti, repris par les fumees de l'ivresse, roulait la tete en la regardant passer de ses yeux ronds. Ca remuait en lui toutes sortes de choses; mais il ne trouvait plus rien, et avait la couenne trop brulee pour pleurer.

-Ecoute encore, reprit Lalie apres un silence. Nous devons quatre francs sept sous au boulanger; il faudra payer ca... Madame Gaudron a un fer a nous que tu lui reclameras.... Ce soir, je n'ai pas pu faire de la soupe, mais il reste du pain, et tu mettras chauffer les pommes de terre...

Jusqu'a son dernier rale, ce pauvre chat restait la petite mere de tout son monde. En voila une qu'on ne remplacerait pas, bien sur! Elle mourait d'avoir eu a son age la raison d'une vraie mere, la poitrine encore trop tendre et trop etroite pour contenir une aussi large maternite. Et, s'il perdait ce tresor, c'etait bien la faute de sa bete feroce de pere. Apres avoir tue la maman d'un coup de pied, est-ce qu'il ne venait pas de massacrer la fille! Les deux bons anges seraient dans la fosse, et lui n'aurait plus qu'a crever comme un chien au coin d'une borne.

Gervaise, cependant, se retenait pour ne pas eclater en sanglots. Elle tendait les mains, avec le desir de soulager l'enfant; et, comme le lambeau de drap glissait, elle voulut le rabattre et arranger le lit. Alors, le pauvre petit corps de la mourante apparut. Ah! Seigneur! quelle misere et quelle pitie! Les pierres auraient pleure. Lalie etait toute nue, un reste de camisole aux epaules en guise de chemise; oui, toute nue, et d'une nudite saignante et douloureuse de martyre. Elle n'avait plus de chair, les os trouaient la peau. Sur les cotes, de minces zebrures violettes descendaient jusqu'aux cuisses, les cinglements du fouet imprimes la tout vifs. Une tache livide cerclait le bras gauche, comme si la machoire d'un etau avait broye ce membre si tendre, pas plus gros qu'une allumette. La jambe droite montrait une dechirure mal fermee, quelque mauvais coup rouvert chaque matin en trottant pour faire le menage. Des pieds a la tete, elle n'etait qu'un noir. Oh! ce massacre de l'enfance, ces lourdes pattes d'homme ecrasant cet amour de qui-qui, cette abomination de tant de faiblesse ralant sous une pareille croix! On adore dans les eglises des saintes fouettees dont la nudite est moins pure. Gervaise, de nouveau, s'etait accroupie, ne songeant plus a tirer le drap, renversee par la vue de ce rien du tout pitoyable, aplati au fond du lit; et ses levres tremblantes cherchaient des prieres.

-Madame Coupeau, murmura la petite, je vous en prie...

De ses bras trop courts, elle cherchait a rabattre le drap, toute pudique, prise de honte pour son pere. Bijard, stupide, les yeux sur ce cadavre qu'il avait fait, roulait toujours la tete, du mouvement ralenti d'un animal qui a de l'embetement.

Et quand elle eut recouvert Lalie, Gervaise ne put rester la davantage. La mourante s'affaiblissait, ne parlant plus, n'ayant que son regard, son ancien regard noir de petite fille resignee et songeuse, qu'elle fixait sur ses deux enfants, en train de decouper leurs images. La chambre s'emplissait d'ombre, Bijard cuvait sa bordee dans l'hebetement de cette agonie. Non, non, la vie etait trop abominable! Ah! quelle sale chose! ah! quelle sale chose! Et Gervaise partit, descendit l'escalier, sans savoir, la tete perdue, si gonflee d'emmerdement qu'elle se serait volontiers allongee sous les roues d'un omnibus, pour en finir.

Tout en courant, en bougonnant contre le sacre sort, elle se trouva devant la porte du patron, ou Coupeau pretendait travailler. Ses jambes l'avaient conduite la, son estomac reprenait sa chanson, la complainte de la faim en quatre-vingt-dix couplets, une complainte qu'elle savait par coeur. De cette maniere, si elle pincait Coupeau a la sortie, elle mettrait la main sur la monnaie, elle acheterait les provisions. Une petite heure d'attente au plus, elle avalerait bien encore ca, elle qui se sucait les pouces depuis la veille.

C'etait rue de la Charbonniere, a l'angle de la rue de Chartres, un fichu carrefour dans lequel le vent jouait aux quatre coins. Nom d'un chien! il ne faisait pas chaud, a arpenter le pave. Encore si l'on avait eu des fourrures! Le ciel restait d'une vilaine couleur de plomb, et la neige, amassee la-haut, coiffait le quartier d'une calotte de glace. Rien ne tombait, mais il y avait un gros silence en l'air, qui appretait pour Paris un deguisement complet, une jolie robe de bal, blanche et neuve. Gervaise levait le nez, en priant le bon Dieu de ne pas lacher sa mousseline tout de suite. Elle tapait des pieds, regardait une boutique d'epicier, en face, puis tournait les talons, parce que c'etait inutile de se donner trop faim a l'avance. Le carrefour n'offrait pas de distractions. Les quelques passants filaient raide, entortilles dans des cache-nez; car, naturellement, on ne flane pas, quand le froid vous serre les fesses. Cependant, Gervaise apercut quatre ou cinq femmes qui montaient la garde comme elle, a la porte du maitre zingueur; encore des malheureuses, bien sur, des epouses guettant la paie, pour l'empecher de s'envoler chez le marchand de vin. Il y avait une grande haridelle, une figure de gendarme, collee contre le mur, prete a sauter sur le dos de son homme. Une petite, toute noire, l'air humble et delicat, se promenait de l'autre cote de la chaussee. Une autre, empotee, avait amene ses deux mioches, qu'elle trainait a droite et a gauche, grelottant et pleurant. Et toutes, Gervaise comme ses camarades de faction, passaient et repassaient, en se jetant des coups d'oeil obliques, sans se parler. Une agreable rencontre, ah! oui, je t'en fiche! Elles n'avaient pas besoin de lier connaissance, pour connaitre leur numero. Elles logeaient toutes a la meme enseigne chez misere et compagnie. Ca donnait plus froid encore, de les voir pietiner et se croiser silencieusement, dans cette terrible temperature de janvier.

Pourtant, pas un chat ne sortait de chez le patron. Enfin, un ouvrier parut, puis deux, puis trois; mais ceux-la, sans doute, etaient de bons zigs, qui rapportaient fidelement leur pret, car ils eurent un hochement de tete en apercevant les ombres rodant devant l'atelier. La grande haridelle se collait davantage a cote de la porte; et, tout d'un coup, elle tomba sur un petit homme palot, en train d'allonger prudemment la tete. Oh! ce fut vite regle! elle le fouilla, lui ratissa la monnaie. Pince, plus de braise, pas de quoi boire une goutte! Alors, le petit homme, vexe et desespere, suivit son gendarme en pleurant de grosses larmes d'enfant. Des ouvriers sortaient toujours, et comme la forte commere, avec ses deux mioches, s'etait approchee, un grand brun, l'air roublard, qui l'apercut, rentra vivement pour prevenir le mari; lorsque celui-ci arriva en se dandinant, il avait etouffe deux roues de derriere, deux belles pieces de cent sous neuves, une dans chaque soulier. Il prit l'un de ses gosses sur son bras, il s'en alla en contant des craques a sa bourgeoise qui le querellait. Il y en avait de rigolos, sautant d'un bond dans la rue, presses de courir bequiller leur quinzaine avec les amis. Il y en avait aussi de lugubres, la mine rafalee, serrant dans leur poing crispe les trois ou quatre journees sur quinze qu'ils avaient faites, se traitant de faignants, faisant des serments d'ivrogne. Mais le plus triste, c'etait la douleur de la petite femme noire, humble et delicate: son homme, un beau garcon, venait de se cavaler sous son nez, si brutalement, qu'il avait failli la jeter par terre; et elle rentrait seule, chancelant le long des boutiques, pleurant toutes les larmes de son corps.

Enfin, le defile avait cesse. Gervaise, droite au milieu de la rue, regardait la porte. Ca commencait a sentir mauvais. Deux ouvriers attardes se montrerent encore, mais toujours pas de Coupeau. Et, comme elle demandait aux ouvriers si Coupeau n'allait pas sortir, eux qui etaient a la couleur, lui repondirent en blaguant que le camarade venait tout juste de filer avec Lantimeche par une porte de derriere, pour mener les poules pisser. Gervaise comprit. Encore une menterie de Coupeau, elle pouvait aller voir s'il pleuvait! Alors, lentement, trainant sa paire de ripatons ecules, elle descendit la rue de la Charbonniere. Son diner courait joliment devant elle, et elle le regardait courir, dans le crepuscule jaune, avec un petit frisson. Cette fois, c'etait fini. Pas un fifrelin, plus un espoir, plus que de la nuit et de la faim. Ah! une belle nuit de crevaison, cette nuit sale qui tombait sur ses epaules!

Elle montait lourdement la rue des Poissonniers, lorsqu'elle entendit la voix de Coupeau. Oui, il etait la, a la Petite-Civette, en train de se faire payer une tournee par Mes-Bottes. Ce farceur de Mes-Bottes, vers la fin de l'ete, avait eu le truc d'epouser pour de vrai une dame, tres decatie deja, mais qui possedait de beaux restes; oh! une dame de la rue des Martyrs, pas de la gnognotte de barriere. Et il fallait voir cet heureux mortel, vivant en bourgeois, les mains dans les poches, bien vetu, bien nourri. On ne le reconnaissait plus, tellement il etait gras. Les camarades disaient que sa femme avait de l'ouvrage tant qu'elle voulait chez des messieurs de sa connaissance. Une femme comme ca et une maison de campagne, c'est tout ce qu'on peut desirer pour embellir la vie. Aussi Coupeau guignait-il Mes-Bottes avec admiration. Est-ce que le lascar n'avait pas jusqu'a une bague d'or au petit doigt!

Gervaise posa la main sur l'epaule de Coupeau, au moment ou il sortait de la Petite-Civette.

-Dis donc, j'attends, moi... J'ai faim. C'est tout ce que tu paies?

Mais il lui riva son clou de la belle facon.

-T'as faim, mange ton poing!... Et garde l'autre pour demain!

C'est lui qui trouvait ca patagueule, de jouer le drame devant le monde! Eh bien! quoi! il n'avait pas travaille, les boulangers petrissaient tout de meme. Elle le prenait peut-etre pour un depuceleur de nourrices, a venir l'intimider avec ses histoires.

-Tu veux donc que je vole? murmura-t-elle d'une voix sourde.

Mes-Bottes se caressait le menton d'un air conciliant.

-Non, ca, c'est defendu, dit-il. Mais quand une femme sait se retourner...

Et Coupeau l'interrompit pour crier bravo! Oui, une femme devait savoir se retourner. Mais la sienne avait toujours ete une guimbarde, un tas. Ce serait sa faute, s'ils crevaient sur la paille. Puis, il retomba dans son admiration devant Mes-Bottes. Etait-il assez suiffard, l'animal! Un vrai proprietaire; du linge blanc et des escarpins un peu chouettes! Fichtre! ce n'etait pas de la ripopee! En voila un au moins dont la bourgeoise menait bien la barque!

Les deux hommes descendaient vers le boulevard exterieur. Gervaise les suivait. Au bout d'un silence, elle reprit, derriere Coupeau:

-J'ai faim, tu sais... J'ai compte sur toi. Faut me trouver quelque chose a claquer.

Il ne repondit pas, et elle repeta sur un ton navrant d'agonie:

-Alors, c'est tout ce que tu paies?

-Mais, nom de Dieu! puisque je n'ai rien! gueula-t-il, en se retournant furieusement. Lache-moi, n'est-ce pas? ou je cogne!

Il levait deja le poing. Elle recula et parut prendre une decision.

-Va, je te laisse, je trouverai bien un homme.

Du coup, le zingueur rigola. Il affectait de prendre la chose en blague, il la poussait, sans en avoir l'air. Par exemple, c'etait une riche idee! Le soir, aux lumieres, elle pouvait encore faire des conquetes. Si elle levait un homme, il lui recommandait le restaurant du Capucin, ou il y avait des petits cabinets dans lesquels on mangeait parfaitement. Et, comme elle s'en allait sur le boulevard exterieur, bleme et farouche, il lui cria encore:

-Ecoute donc, rapporte-moi du dessert, moi j'aime les gateaux... Et, si ton monsieur est bien nippe, demande-lui un vieux paletot, j'en ferai mon beurre.

Gervaise, poursuivie par ce bagou infernal, marchait vite. Puis, elle se trouva seule au milieu de la foule, elle ralentit le pas. Elle etait bien resolue. Entre voler et faire ca, elle aimait mieux faire ca, parce qu'au moins elle ne causerait du tort a personne. Elle n'allait jamais disposer que de son bien. Sans doute, ce n'etait guere propre; mais le propre et le pas propre se brouillaient dans sa caboche, a cette heure; quand on creve de faim, on ne cause pas tant philosophie, on mange le pain qui se presente. Elle etait remontee jusqu'a la chaussee Clignancourt. La nuit n'en finissait plus d'arriver. Alors, en attendant, elle suivit les boulevards, comme une dame qui prend l'air avant de rentrer pour la soupe.

Ce quartier ou elle eprouvait une honte, tant il embellissait, s'ouvrait maintenant de toutes parts au grand air. Le boulevard Magenta, montant du coeur de Paris, et le boulevard Ornano, s'en allant dans la campagne, l'avaient troue a l'ancienne barriere, un fier abatis de maisons, deux vastes avenues encore blanches de platre, qui gardaient a leurs flancs les rues du Faubourg-Poissonniere et des Poissonniers, dont les bouts s'enfoncaient, ecornes, mutiles, tordus comme des boyaux sombres. Depuis longtemps, la demolition du mur de l'octroi avait deja elargi les boulevards exterieurs, avec les chaussees laterales et le terre-plein au milieu pour les pietons, plante de quatre rangees de petits platanes. C'etait un carrefour immense debouchant au loin sur l'horizon, par des voies sans fin, grouillantes de foule, se noyant dans le chaos perdu des constructions. Mais, parmi les hautes maisons neuves, bien des masures branlantes restaient debout; entre les facades sculptees, des enfoncements noirs se creusaient, des chenils baillaient, etalant les loques de leurs fenetres. Sous le luxe montant de Paris, la misere du faubourg crevait et salissait ce chantier d'une ville nouvelle, si hativement batie.

Perdue dans la cohue du large trottoir, le long des petits platanes, Gervaise se sentait seule et abandonnee. Ces echappees d'avenues, tout la-bas, lui vidaient l'estomac davantage; et dire que, parmi ce flot de monde, ou il y avait pourtant des gens a leur aise, pas un chretien ne devinait sa situation et ne lui glissait dix sous dans la main! Oui, c'etait trop grand, c'etait trop beau, sa tete tournait et ses jambes s'en allaient, sous ce pan demesure de ciel gris, tendu au-dessus d'un si vaste espace. Le crepuscule avait cette sale couleur jaune des crepuscules parisiens, une couleur qui donne envie de mourir tout de suite, tellement la vie des rues semble laide. L'heure devenait louche, les lointains se brouillaient d'une teinte boueuse. Gervaise, deja lasse, tombait justement en plein dans la rentree des ouvriers. A cette heure, les dames en chapeau, les messieurs bien mis habitant les maisons neuves, etaient noyes au milieu du peuple, des processions d'hommes et de femmes encore blemes de l'air vicie des ateliers. Le boulevard Magenta et la rue du Faubourg-Poissonniere en lachaient des bandes, essoufflees de la montee. Dans le roulement plus assourdi des omnibus et des fiacres, parmi les baquets, les tapissieres, les fardiers, qui rentraient vides et au galop, un pullulement toujours croissant de blouses et de bourgerons couvrait la chaussee. Les commissionnaires revenaient, leurs crochets sur les epaules. Deux ouvriers, allongeant le pas, faisaient cote a cote de grandes enjambees, en parlant tres fort, avec des gestes, sans se regarder; d'autres, seuls, en paletot et en casquette, marchaient au bord du trottoir, le nez baisse; d'autres venaient par cinq ou six, se suivant et n'echangeant pas une parole, les mains dans les poches, les yeux pales. Quelques-uns gardaient leurs pipes eteintes entre les dents. Des macons, dans un sapin, qu'ils avaient frete a quatre, et sur lequel dansaient leurs auges, passaient en montrant leurs faces blanches aux portieres. Des peintres balancaient leurs pots a couleur; un zingueur rapportait une longue echelle, dont il manquait d'eborgner le monde; tandis qu'un fontainier, attarde, avec sa boite sur le dos, jouait l'air du bon roi Dagobert dans sa petite trompette, un air de tristesse au fond du crepuscule navre. Ah! la triste musique, qui semblait accompagner le pietinement du troupeau, les betes de somme se trainant, ereintees! Encore une journee de finie! Vrai, les journees etaient longues et recommencaient trop souvent. A peine le temps de s'emplir et de cuver son manger, il faisait deja grand jour, il fallait reprendre son collier de misere. Les gaillards pourtant sifflaient, tapant des pieds, filant raides, le bec tourne vers la soupe. Et Gervaise laissait couler la cohue, indifferente aux chocs, coudoyee a droite, coudoyee a gauche, roulee au milieu du flot; car les hommes n'ont pas le temps de se montrer galants, quand ils sont casses en deux de fatigue et galopes par la faim.

Brusquement, en levant les yeux, la blanchisseuse apercut devant elle l'ancien hotel Boncoeur. La petite maison, apres avoir ete un cafe suspect, que la police avait ferme, se trouvait abandonnee, les volets couverts d'affiches, la lanterne cassee, s'emiettant et se pourrissant du haut en bas sous la pluie, avec les moisissures de son ignoble badigeon lie de vin. Et rien ne paraissait change autour d'elle. Le papetier et le marchand de tabac etaient toujours la. Derriere, par-dessus les constructions basses, on apercevait encore des facades lepreuses de maisons a cinq etages, haussant leurs grandes silhouettes delabrees. Seul, le bal du Grand-Balcon n'existait plus; dans la salle aux dix fenetres flambantes venait de s'etablir une scierie de sucre, dont on entendait les sifflements continus. C'etait pourtant la, au fond de ce bouge de l'hotel Boncoeur, que toute la sacree vie avait commence. Elle restait debout, regardant la fenetre du premier, ou une persienne arrachee pendait, et elle se rappelait sa jeunesse avec Lantier, leurs premiers attrapages, la facon degoutante dont il l'avait lachee. N'importe, elle etait jeune, tout ca lui semblait gai, vu de loin. Vingt ans seulement, mon Dieu! et elle tombait au trottoir. Alors, la vue de l'hotel lui fit mal, elle remonta le boulevard du cote de Montmartre.

Sur les tas de sable, entre les bancs, des gamins jouaient encore, dans la nuit croissante. Le defile continuait, les ouvrieres passaient, trottant, se depechant, pour rattraper le temps perdu aux etalages; une grande, arretee, laissait sa main dans celle d'un garcon, qui l'accompagnait a trois portes de chez elle; d'autres, en se quittant, se donnaient des rendez-vous pour la nuit, au Grand Salon de la Folie ou a la Boule noire. Au milieu des groupes, des ouvriers a facon s'en retournaient, leurs toilettes pliees sous le bras. Un fumiste, attele a des bricoles, tirant une voiture remplie de gravats, manquait de se faire ecraser par un omnibus. Cependant, parmi la foule plus rare, couraient des femmes en cheveux, redescendues apres avoir allume le feu, et se hatant pour le diner; elles bousculaient le monde, se jetaient chez les boulangers et les charcutiers, repartaient sans trainer, avec des provisions dans les mains. Il y avait des petites filles de huit ans, envoyees en commission, qui s'en allaient le long des boutiques, serrant sur leur poitrine de grands pains de quatre livres aussi hauts qu'elles, pareils a de belles poupees jaunes, et qui s'oubliaient pendant des cinq minutes devant des images, la joue appuyee contre leurs grands pains. Puis, le flot s'epuisait, les groupes s'espacaient, le travail etait rentre; et, dans les flamboiements du gaz, apres la journee finie, montait la sourde revanche des paresses et des noces qui s'eveillaient.

Ah! oui, Gervaise avait fini sa journee! Elle etait plus ereintee que tout ce peuple de travailleurs, dont le passage venait de la secouer. Elle pouvait se coucher la et crever, car le travail ne voulait plus d'elle, et elle avait assez peine dans son existence, pour dire: " A qui le tour? moi, j'en ai ma claque! " Tout le monde mangeait, a cette heure. C'etait bien la fin, le soleil avait souffle sa chandelle, la nuit serait longue. Mon Dieu! s'etendre a son aise et ne plus se relever, penser qu'on a remise ses outils pour toujours et qu'on fera la vache eternellement! Voila qui est bon, apres s'etre esquintee pendant vingt ans! Et Gervaise, dans les crampes qui lui tordaient l'estomac, pensait malgre elle aux jours de fete, aux gueuletons et aux rigolades de sa vie. Une fois surtout, par un froid de chien, un jeudi de la mi-careme, elle avait joliment noce. Elle etait bien gentille, blonde et fraiche, en ce temps-la. Son lavoir, rue Neuve, l'avait nommee reine, malgre sa jambe. Alors, on s'etait balade sur les boulevards, dans des chars ornes de verdure, au milieu du beau monde qui la reluquait joliment. Des messieurs mettaient leurs lorgnons comme pour une vraie reine. Puis, le soir, on avait fichu un balthazar a tout casser, et jusqu'au jour on avait joue des guiboles. Reine, oui, reine! avec une couronne et une echarpe, pendant vingt-quatre heures, deux fois le tour du cadran! Et, alourdie, dans les tortures de sa faim, elle regardait par terre, comme si elle eut cherche le ruisseau ou elle avait laisse choir sa majeste tombee.

Elle leva de nouveau les yeux. Elle se trouvait en face des abattoirs qu'on demolissait; la facade eventree montrait des cours sombres, puantes, encore humides de sang. Et, lorsqu'elle eut redescendu le boulevard, elle vit aussi l'hopital de Lariboisiere, avec son grand mur gris, au-dessus duquel se depliaient en eventail les ailes mornes, percees de fenetres regulieres; une porte, dans la muraille, terrifiait le quartier, la porte des morts, dont le chene solide, sans une fissure, avait la severite et le silence d'une pierre tombale. Alors, pour s'echapper, elle poussa plus loin, elle descendit jusqu'au pont du chemin de fer. Les hauts parapets de forte tole boulonnee lui masquaient la voie; elle distinguait seulement, sur l'horizon lumineux de Paris, l'angle elargi de la gare, une vaste toiture, noire de la poussiere du charbon; elle entendait, dans ce vaste espace clair, des sifflets de locomotives, les secousses rythmees des plaques tournantes, toute une activite colossale et cachee. Puis, un train passa, sortant de Paris, arrivant avec l'essoufflement de son baleine et son roulement peu a peu enfle. Et elle n'apercut de ce train qu'un panache blanc, une brusque bouffee qui deborda du parapet et se perdit. Mais le pont avait tremble, elle-meme restait dans le branle de ce depart a toute vapeur. Elle se tourna, comme pour suivre la locomotive invisible, dont le grondement se mourait. De ce cote, elle devinait la campagne, le ciel libre, au fond d'une trouee, avec de hautes maisons a droite et a gauche, isolees, plantees sans ordre, presentant des facades, des murs non crepis, des murs peints de reclames geantes, salis de la meme teinte jaunatre par la suie des machines. Oh! si elle avait pu partir ainsi, s'en aller la-bas, en dehors de ces maisons de misere et de souffrance! Peut-etre aurait-elle recommence a vivre. Puis, elle se retourna lisant stupidement les affiches collees contre la tole. Il y en avait de toutes les couleurs. Une, petite, d'un joli bleu, promettait cinquante francs de recompense pour une chienne perdue. Voila une bete qui avait du etre aimee!

Gervaise reprit lentement sa marche. Dans le brouillard d'ombre fumeuse qui tombait, les becs de gaz s'allumaient; et ces longues avenues, peu a peu noyees et devenues noires, reparaissaient toutes braisillantes, s'allongeant encore et coupant la nuit, jusqu'aux tenebres perdues de l'horizon. Un grand souffle passait, le quartier elargi enfoncait des cordons de petites flammes sous le ciel immense et sans lune. C'etait l'heure, ou d'un bout a l'autre des boulevards, les marchands de vin, les bastringues, les bousingots, a la file, flambaient gaiement dans la rigolade des premieres tournees et du premier chahut. La paie de grande quinzaine emplissait le trottoir d'une bousculade de gouapeurs tirant une bordee. Ca sentait dans l'air la noce, une sacree noce, mais gentille encore. un commencement d'allumage, rien de plus. On s'empiffrait au fond des gargotes; par toutes les vitres eclairees, on voyait des gens manger, la bouche pleine, riant sans meme prendre la peine d'avaler. Chez les marchands de vin, des pochards s'installaient deja, gueulant et gesticulant. Et un bruit du tonnerre de Dieu montait, des voix glapissantes, des voix grasses, au milieu du continuel roulement des pieds sur le trottoir. " Dis donc! viens-tu becqueter?... Arrive, clampin! je paie un canon de la bouteille... Tiens! v'la Pauline! ah bien! non, on va rien se tordre! " Les portes battaient, lachant des odeurs de vin et des bouffees de cornet a pistons. On faisait queue devant l'Assommoir du pere Colombe, allume comme une cathedrale pour une grand'messe; et, nom de Dieu! on aurait dit une vraie ceremonie, car les bons zigs chantaient la dedans avec des mines de chantres au lutrin, les joues enflees, le bedon arrondi. On celebrait la Sainte-Touche, quoi! une sainte bien aimable, qui doit tenir la caisse au paradis. Seulement, a voir avec quel entrain ca debutait, les petits rentiers, promenant leurs epouses, repetaient en hochant la tete qu'il y aurait bigrement des hommes souls dans Paris, cette nuit-la. Et la nuit etait tres sombre, morte et glacee, au-dessus de ce bousin, trouee uniquement par les lignes de feu des boulevards, aux quatre points du ciel.

Plantee devant l'Assommoir, Gervaise songeait. Si elle avait eu deux sous, elle serait entree boire la goutte. Peut-etre qu'une goutte lui aurait coupe la faim. Ah! elle en avait bu des gouttes! Ca lui semblait bien bon tout de meme. Et, de loin, elle contemplait la machine a souler, en sentant que son malheur venait de la, et en faisant le reve de s'achever avec de l'eau-de-vie, le jour ou elle aurait de quoi. Mais un frisson lui passa dans les cheveux, elle vit que la nuit etait noire. Allons, la bonne heure arrivait. C'etait l'instant d'avoir du coeur et de se montrer gentille, si elle ne voulait pas crever au milieu de l'allegresse generale. D'autant plus que de voir les autres bafrer ne lui remplissait pas precisement le ventre. Elle ralentit encore le pas, regarda autour d'elle. Sous les arbres, trainait une ombre plus epaisse. Il passait peu de monde, des gens presses, traversant vivement le boulevard. Et, sur ce large trottoir sombre et desert, ou venaient mourir les gaietes des chaussees voisines, des femmes, debout, attendaient. Elles restaient de longs moments immobiles, patientes, raidies comme les petits platanes maigres; puis, lentement, elles se mouvaient, trainaient leurs savates sur le sol glace, faisaient dix pas et s'arretaient de nouveau, collees a la terre. Il y en avait une, au tronc enorme, avec des jambes et des bras d'insecte, debordante et roulante, dans une guenille de soie noire, coiffee d'un foulard jaune; il y en avait une autre, grande, seche, en cheveux, qui avait un tablier de bonne; et d'autres encore, des vieilles replatrees, des jeunes tres sales, si sales, si minables, qu'un chiffonnier ne les aurait pas ramassees. Gervaise, pourtant, ne savait pas, tachait d'apprendre, en faisant comme elles. Une emotion de petite fille la serrait a la gorge; elle ne sentait pas si elle avait honte, elle agissait dans un vilain reve. Pendant un quart d'heure, elle se tint toute droite. Des hommes filaient, sans tourner la tete. Alors, elle se remua a son tour, elle osa accoster un homme qui sifflait, les mains dans les poches, et elle murmura d'une voix etranglee:

-Monsieur, ecoutez donc...

L'homme la regarda de cote et s'en alla en sifflant plus fort.

Gervaise s'enhardissait. Et elle s'oublia dans l'aprete de cette chasse, le ventre creux, s'acharnant apres son diner qui courait toujours. Longtemps, elle pietina, ignorante de l'heure et du chemin. Autour d'elle, les femmes muettes et noires, sous les arbres, voyageaient, enfermaient leur marche dans le va-et-vient regulier des betes en cage. Elles sortaient de l'ombre, avec une lenteur vague d'apparitions; elles passaient dans le coup de lumiere d'un bec de gaz, ou leur masque blafard nettement surgissait; et elles se noyaient de nouveau, reprises par l'ombre, balancant la raie blanche de leur jupon, retrouvant le charme frissonnant des tenebres du trottoir. Des hommes se laissaient arreter, causaient pour la blague, repartaient en rigolant. D'autres, discrets, effaces, s'eloignaient, a dix pas derriere une femme. Il y avait de gros murmures, des querelles a voix etouffee, des marchandages furieux, qui tombaient tout d'un coup a de grands silences. Et Gervaise, aussi loin qu'elle s'enfoncait, voyait s'espacer ces factions de femme dans la nuit, comme si, d'un bout a l'autre des boulevards exterieurs, des femmes fussent plantees. Toujours, a vingt pas d'une autre, elle en apercevait une autre. La file se perdait, Paris entier etait garde. Elle, dedaignee, s'enrageait, changeait de place, allait maintenant de la chaussee de Clignancourt a la grande rue de la Chapelle.

-Monsieur, ecoutez donc...

Mais les hommes passaient. Elle partait des abattoirs, dont les decombres puaient le sang. Elle donnait un regard a l'ancien hotel Boncoeur, ferme et louche. Elle passait devant l'hopital de Lariboisiere comptait machinalement le long des facades les fenetres eclairees, brulant comme des veilleuses d'agonisant, avec des lueurs pales et tranquilles. Elle traversait le pont du chemin de fer, dans le branle des trains, grondant et dechirant l'air du cri desespere de leurs sifflets. Oh! que la nuit faisait toutes ces choses tristes! Puis, elle tournait sur ses talons, elle s'emplissait les yeux des memes maisons, du defile toujours semblable de ce bout d'avenue; et cela a dix, a vingt reprises, sans relache, sans un repos d'une minute sur un banc. Non, personne ne voulait d'elle. Sa honte lui semblait grandir de ce dedain. Elle descendait encore vers l'hopital, elle remontait vers les abattoirs. C'etait sa promenade derniere, des cours sanglantes ou l'on assommait, aux salles blafardes ou la mort raidissait les gens dans les draps de tout le monde. Sa vie avait tenu la.

-Monsieur, ecoutez donc...

Et, brusquement, elle apercut son ombre par terre. Quand elle approchait d'un bec de gaz, l'ombre vague se ramassait et se precisait, une ombre enorme, trapue, grotesque tant elle etait ronde. Cela s'etalait, le ventre, la gorge, les hanches, coulant et flottant ensemble. Elle louchait si fort de la jambe, que, sur le sol, l'ombre faisait la culbute a chaque pas; un vrai guignol! Puis, lorsqu'elle s'eloignait, le guignol grandissait, devenait geant, emplissait le boulevard, avec des reverences qui lui cassaient le nez contre les arbres et contre les maisons. Mon Dieu! qu'elle etait drole et effrayante! Jamais elle n'avait si bien compris son avachissement. Alors, elle ne put s'empecher de regarder ca, attendant les becs de gaz, suivant des yeux le chahut de son ombre. Ah! elle avait la une belle gaupe qui marchait a cote d'elle! Quelle touche! Ca devait attirer les hommes tout de suite. Et elle baissait la voix, elle n'osait plus que begayer dans le dos des passants:

-Monsieur, ecoutez donc...

Cependant, il devait etre tres tard. Ca se gatait, dans le quartier. Les gargots etaient fermes, le gaz rougissait chez les marchands de vin, d'ou sortaient des voix empatees d'ivresse. La rigolade tournait aux querelles et aux coups. Un grand diable depenaille gueulait: " Je vas te demolir, numerote tes os! " Une fille s'etait empoignee avec son amant, a la porte d'un bastringue, l'appelant sale mufe et cochon malade, tandis que l'amant repetait: " Et ta soeur? " sans trouver autre chose. La soulerie soufflait dehors un besoin de s'assommer, quelque chose de farouche, qui donnait aux passants plus rares des visages pales et convulses. Il y eut une bataille, un soulard tomba pile, les quatre fers en l'air, pendant que son camarade, croyant lui avoir regle son compte, fuyait en tapant ses gros souliers. Des bandes braillaient de sales chansons, de grands silences se faisaient, coupes par des hoquets et des chutes sourdes d'ivrognes. La noce de la quinzaine finissait toujours ainsi, le vin coulait si fort depuis six heures, qu'il allait se promener sur les trottoirs. Oh! de belles fusees, des queues de renard elargies au beau milieu du pave, que les gens attardes et delicats etaient obliges d'enjamber, pour ne pas marcher dedans! Vrai, le quartier etait propre! Un etranger, qui serait venu le visiter avant le balayage du matin, en aurait emporte une jolie idee. Mais, a cette heure, les soulards etaient chez eux, ils se fichaient de l'Europe. Nom de Dieu! les couteaux sortaient des poches et la petite fete s'achevait dans le sang. Des femmes marchaient vite, des hommes rodaient avec des yeux de loup, la nuit s'epaississait, gonflee d'abominations.

Gervaise allait toujours, gambillant, remontant et redescendant avec la seule pensee de marcher sans cesse. Des somnolences la prenaient, elle s'endormait, bercee par sa jambe; puis, elle regardait en sursaut autour d'elle, et elle s'apercevait qu'elle avait fait cent pas sans connaissance, comme morte. Ses pieds a dormir debout s'elargissaient dans ses savates trouees. Elle ne se sentait plus, tant elle etait lasse et vide. La derniere idee nette qui l'occupat, fut que sa garce de fille, au meme instant, mangeait peut-etre des huitres. Ensuite, tout se brouilla, elle resta les yeux ouverts, mais il lui fallait faire un trop grand effort pour penser. Et la seule sensation qui persistait en elle, au milieu de l'aneantissement de son etre, etait celle d'un froid de chien, d'un froid aigu et mortel comme jamais elle n'en avait eprouve. Bien sur, les morts n'ont pas si froid dans la terre. Elle souleva pesamment la tete, elle recut au visage un cinglement glacial. C'etait la neige qui se decidait enfin a tomber du ciel fumeux, une neige fine, drue, qu'un leger vent soufflait en tourbillons. Depuis trois jours, on l'attendait. Elle tombait au bon moment.

Alors, dans cette premiere rafale, Gervaise, reveillee, marcha plus vite. Des hommes couraient, se hataient de rentrer, les epaules deja blanches. Et, comme elle en voyait un qui venait lentement sous les arbres, elle s'approcha, elle dit encore:

-Monsieur, ecoutez donc...

L'homme s'etait arrete. Mais il n'avait pas semble entendre. Il tendait la main, il murmurait d'une voix basse:

-La charite, s'il vous plait...

Tous deux se regarderent. Ah! mon Dieu! ils en etaient la, le pere Bru mendiant, madame Coupeau faisant le trottoir! Ils demeuraient beants en face l'un de l'autre. A cette heure, ils pouvaient se donner la main. Toute la soiree, le vieil ouvrier avait rode, n'osant aborder le monde; et la premiere personne qu'il arretait, etait une meurt-de-faim comme lui. Seigneur! n'etait-ce pas une pitie? avoir travaille cinquante ans, et mendier! s'etre vue une des plus fortes blanchisseuses de la rue de la Goutte-d'Or, et finir au bord du ruisseau! Ils se regardaient toujours. Puis, sans rien se dire, ils s'en allerent chacun de son cote, sous la neige qui les fouettait.

C'etait une vraie tempete. Sur ces hauteurs, au milieu de ces espaces largement ouverts, la neige fine tournoyait, semblait soufflee a la fois des quatre points du ciel. On ne voyait pas a dix pas, tout se noyait dans cette poussiere volante. Le quartier avait disparu, le boulevard paraissait mort, comme si la rafale venait de jeter le silence de son drap blanc sur les hoquets des derniers ivrognes. Gervaise, peniblement, allait toujours, aveuglee, perdue. Elle touchait les arbres pour se retrouver. A mesure qu'elle avancait, les becs de gaz sortaient de la paleur de l'air, pareils a des torches eteintes. Puis, tout d'un coup, lorsqu'elle traversait un carrefour, ces lueurs elles-memes manquaient; elle etait prise et roulee dans un tourbillon blafard, sans distinguer rien qui put la guider. Sous elle, le sol fuyait, d'une blancheur vague. Des murs gris l'enfermaient. Et, quand elle s'arretait, hesitante, tournant la tete, elle devinait, derriere ce voile de glace, l'immensite des avenues, les files interminables des becs de gaz, tout cet infini noir et desert de Paris endormi.

Elle etait la, a la rencontre du boulevard exterieur et des boulevards de Magenta et d'Ornano, revant de se coucher par terre, lorsqu'elle entendit un bruit de pas. Elle courut, mais la neige lui bouchait les yeux, et les pas s'eloignaient, sans qu'elle put saisir s'ils allaient a droite ou a gauche. Enfin elle apercut les larges epaules d'un homme, une tache sombre et dansante, s'enfoncant dans un brouillard. Oh! celui-la, elle le voulait, elle ne le lacherait pas! Et elle courut plus fort, elle l'atteignit, le prit par la blouse.

-Monsieur, monsieur, ecoutez donc...

L'homme se tourna, c'etait Goujet.

Voila qu'elle raccrochait la Gueule-d'Or, maintenant! Mais qu'avait-elle donc fait au bon Dieu, pour etre ainsi torturee jusqu'a la fin? C'etait le dernier coup, se jeter dans les jambes du forgeron, etre vue par lui au rang des roulures de barriere, bleme et suppliante. Et ca se passait sous un bec de gaz, elle apercevait son ombre difforme qui avait l'air de rigoler sur la neige, comme une vraie caricature. On aurait dit une femme soule. Mon Dieu! ne pas avoir une lichette de pain, ni une goutte de vin dans le corps, et etre prise pour une femme soule! C'etait sa faute, pourquoi se soulait-elle? Bien sur, Goujet croyait qu'elle avait bu et qu'elle faisait une sale noce.

Goujet, cependant, la regardait, tandis que la neige effeuillait des paquerettes dans sa belle barbe jaune. Puis, comme elle baissait la tete en reculant, il la retint.

-Venez, dit-il.

Et il marcha le premier. Elle le suivit. Tous deux traverserent le quartier muet, filant sans bruit le long des murs. La pauvre madame Goujet etait morte au mois d'octobre, d'un rhumatisme aigu. Goujet habitait toujours la petite maison de la rue Neuve, sombre et seul. Ce jour-la, il s'etait attarde a veiller un camarade blesse. Quand il eut ouvert la porte et allume une lampe, il se tourna vers Gervaise, restee humblement sur le palier. Il dit tres bas, comme si sa mere avait encore pu l'entendre:

-Entrez.

La premiere chambre, celle de madame Goujet, etait conservee pieusement dans l'etat ou elle l'avait laissee. Pres de la fenetre, sur une chaise, le tambour se trouvait pose, a cote du grand fauteuil qui semblait attendre la vieille dentelliere. Le lit etait fait, et elle aurait pu se coucher, si elle avait quitte le cimetiere pour venir passer la soiree avec son enfant. La chambre gardait un recueillement, une odeur d'honnetete et de bonte.

-Entrez, repeta plus haut le forgeron.

Elle entra, peureuse, de l'air d'une fille qui se coule dans un endroit respectable. Lui, etait tout pale et tout tremblant, d'introduire ainsi une femme chez sa mere morte. Ils traverserent la piece a pas etouffes, comme pour eviter la honte d'etre entendus. Puis, quand il eut pousse Gervaise dans sa chambre, il ferma la porte. La, il etait chez lui. C'etait l'etroit cabinet qu'elle connaissait, une chambre de pensionnaire, avec un petit lit de fer garni de rideaux blancs. Contre les murs, seulement, les images decoupees s'etaient encore etalees et montaient jusqu'au plafond. Gervaise, dans cette purete, n'osait avancer, se retirait loin de la lampe. Alors, sans une parole, pris d'une rage, il voulut la saisir et l'ecraser entre ses bras. Mais elle defaillait, elle murmura:

-Oh! mon Dieu!... oh! mon Dieu!...

Le poele, couvert de poussiere de coke, brulait encore, et un restant de ragout, que le forgeron avait laisse au chaud, en croyant rentrer, fumait devant le cendrier. Gervaise, degourdie par la grosse chaleur, se serait mise a quatre pattes pour manger dans le poelon. C'etait plus fort qu'elle, son estomac se dechirait, et elle se baissa, avec un soupir. Mais Goujet avait compris. Il posa le ragout sur la table, coupa du pain, lui versa a boire.

-Merci! merci! disait-elle. Oh! que vous etes bon! Merci!

Elle begayait, elle ne pouvait plus prononcer les mots. Lorsqu'elle empoigna la fourchette, elle tremblait tellement qu'elle la laissa retomber. La faim qui l'etranglait lui donnait un branle senile de la tete. Elle dut prendre avec les doigts. A la premiere pomme de terre qu'elle se fourra dans la bouche, elle eclata en sanglots. De grosses larmes roulaient le long de ses joues, tombaient sur son pain. Elle mangeait toujours, elle devorait goulument son pain trempe de ses larmes, soufflant tres-fort, le menton convulse. Goujet la forca a boire, pour qu'elle n'etouffat pas; et son verre eut un petit claquement contre ses. dents.

-Voulez-vous encore du pain? demandait-il a demi-voix.

Elle pleurait, elle disait non, elle disait oui, elle ne savait pas. Ah! Seigneur! que cela est bon et triste de manger, quand on creve!

Et lui, debout en face d'elle, la contemplait. Maintenant, il la voyait bien, sous la vive clarte de l'abat-jour. Comme elle etait vieillie et degommee! La chaleur fondait la neige sur ses cheveux et ses vetements, elle ruisselait. Sa pauvre tete branlante etait toute grise, des meches grises que le vent avait envolees. Le cou engonce dans les epaules, elle se tassait, laide et grosse a donner envie de pleurer. Et il se rappelait leurs amours, lorsqu'elle etait toute rose, tapant ses fers, montrant le pli de bebe qui lui mettait un si joli collier au cou. Il allait, dans ce temps, la reluquer pendant des heures, satisfait de la voir. Plus tard, elle etait venue a la forge, et la ils avaient goute de grosses jouissances, tandis qu'il frappait sur son fer et qu'elle restait dans la danse de son marteau. Alors, que de fois il avait mordu son oreiller, la nuit, en souhaitant de la tenir ainsi dans sa chambre! Oh! il l'aurait cassee, s'il l'avait prise, tant il la desirait! Et elle etait a lui, a cette heure, il pouvait la prendre. Elle achevait son pain, elle torchait ses larmes au fond du poelon, ses grosses larmes silencieuses qui tombaient toujours dans son manger.

Gervaise se leva. Elle avait fini. Elle demeura un instant la tete basse, genee, ne sachant pas s'il voulait d'elle. Puis, croyant voir une flamme s'allumer dans ses yeux, elle porta la main a sa camisole, elle ota le premier bouton. Mais Goujet s'etait mis a genoux, il lui prenait les mains, en disant doucement:

-Je vous aime, madame Gervaise, oh! je vous aime encore et malgre tout, je vous le jure!

-Ne dites pas cela, monsieur Goujet! s'ecria-t-elle, affolee de le voir ainsi a ses pieds. Non, ne dites pas cela, vous me faites trop de peine!

Et comme il repetait qu'il ne pouvait pas avoir deux sentiments dans sa vie, elle se desespera davantage.

-Non, non, je ne veux plus, j'ai trop de honte... pour l'amour de Dieu! relevez-vous. C'est ma place, d'etre par terre.

Il se releva, il etait tout frissonnant, et d'une voix balbutiante:

-Voulez-vous me permettre de vous embrasser?

Elle, eperdue de surprise et d'emotion, ne trouvait pas une parole. Elle dit oui de la tete. Mon Dieu! elle etait a lui, il pouvait faire d'elle ce qu'il lui plairait. Mais il allongeait seulement les levres.

-Ca suffit entre nous, madame Gervaise, murmura-t-il. C'est toute notre amitie, n'est-ce pas?

Il la baisa sur le front, sur une meche de ses cheveux gris. Il n'avait embrasse personne, depuis que sa mere etait morte. Sa bonne amie Gervaise seule, lui restait dans l'existence. Alors, quand il l'eut baisee avec tant de respect, il s'en alla a reculons tomber en travers de son lit, la gorge crevee de sanglots. Et Gervaise ne put pas demeurer la plus longtemps; c'etait trop triste et trop abominable, de se retrouver dans ces conditions, lorsqu'on s'aimait. Elle lui cria:

-Je vous aime, monsieur Goujet, je vous aime bien aussi... Oh! ce n'est pas possible, je comprends... Adieu, adieu, car ca nous etoufferait tous les deux.

Et elle traversa en courant la chambre de madame Goujet, elle se retrouva sur le pave. Quand elle revint a elle, elle avait sonne rue de la Goutte-d'Or, Boche tirait le cordon. La maison etait toute sombre. Elle entra la dedans, comme dans son deuil. A cette heure de nuit, le porche, beant et delabre, semblait une gueule ouverte. Dire que jadis elle avait ambitionne un coin de cette carcasse de caserne! Ses oreilles etaient donc bouchees, qu'elle n'entendait pas a cette epoque la sacree musique de desespoir qui ronflait derriere les murs! Depuis le jour ou elle y avait fichu les pieds, elle s'etait mise a degringoler. Oui, ca devait porter malheur, d'etre ainsi les uns sur les autres, dans ces grandes gueuses de maisons ouvrieres; on y attraperait le cholera de la misere. Ce soir-la, tout le monde paraissait creve. Elle ecoutait seulement les Boche ronfler, a droite; tandis que Lantier et Virginie, a gauche, faisaient un ronron, comme des chats qui ne dorment pas et qui ont chaud, les yeux fermes. Dans la cour, elle se crut au milieu d'un vrai cimetiere; la neige faisait par terre un carre pale; les hautes facades montaient, d'un gris livide, sans une lumiere, pareilles a des pans de ruine; et pas un soupir, l'ensevelissement de tout un village raidi de froid et de faim. Il lui fallut enjamber un ruisseau noir, une mare lachee par la teinturerie, fumant et s'ouvrant un lit boueux dans la blancheur de la neige. C'etait une eau couleur de ses pensees. Elles avaient coule, les belles eaux bleu tendre et rose tendre!

Puis, en montant les six etages, dans l'obscurite, elle ne put s'empecher de rire; un vilain rire, qui lui faisait du mal. Elle se souvenait de son ideal, anciennement: travailler tranquille, manger toujours du pain, avoir un trou un peu propre pour dormir, bien elever ses enfants, ne pas etre battue, mourir dans son lit. Non, vrai, c'etait comique, comme tout ca se realisait! Elle ne travaillait plus, elle ne mangeait plus, elle dormait sur l'ordure, sa fille courait le guilledou, son mari lui flanquait des tatouilles; il ne lui restait qu'a crever sur le pave, et ce serait tout de suite, si elle trouvait le courage de se flanquer par la fenetre, en rentrant chez elle. N'aurait-on pas dit qu'elle avait demande au ciel trente mille francs de rente et des egards? Ah! vrai, dans cette vie, on a beau etre modeste, on peut se fouiller! Pas meme la patee et la niche, voila le sort commun. ce qui redoublait son mauvais rire, c'etait de se rappeler son bel espoir de se retirer a la campagne, apres vingt ans de repassage. Eh bien! elle y allait, a la campagne. Elle voulait son coin de verdure au Pere-Lachaise.

Lorsqu'elle s'engagea dans le corridor, elle etait comme folle. Sa pauvre tete tournait. Au fond, sa grosse douleur venait d'avoir dit un adieu eternel au forgeron. C'etait fini entre eux, ils ne se reverraient jamais. Puis, la-dessus, toutes les autres idees de malheur arrivaient et achevaient de lui casser le crane. En passant, elle allongea le nez chez les Bijard, elle apercut Lalie morte, l'air content d'etre allongee, en train de se dorloter pour toujours. Ah bien! les enfants avaient plus de chance que les grandes personnes! Et, comme la porte du pere Bazouge laissait passer une raie de lumiere, elle entra droit chez lui, prise d'une rage de s'en aller par le meme voyage que la petite.

Ce vieux rigolo de pere Bazouge etait revenu, cette nuit-la, dans un etat de gaiete extraordinaire. Il avait pris une telle culotte, qu'il ronflait par terre, malgre la temperature; et ca ne l'empechait pas de faire sans doute un joli reve, car il semblait rire du ventre, en dormant. La camoufle, restee allumee, eclairait sa defroque, son chapeau noir aplati dans un coin, son manteau noir qu'il avait tire sur ses genoux, comme un bout de couverture.

Gervaise, en l'apercevant, venait tout d'un coup de se lamenter si fort, qu'il se reveilla.

-Nom de Dieu! fermez donc la porte! Ca fiche un froid!... Hein! c'est vous!... Qu'est-ce qu'il y a? qu'est-ce que vous voulez?

Alors, Gervaise, les bras tendus, ne sachant plus ce qu'elle begayait, se mit a le supplier avec passion.

-Oh! emmenez-moi, j'en ai assez, je veux m'en aller... Il ne faut pas me garder rancune. Je ne savais pas, mon Dieu! On ne sait jamais, tant qu'on n'est pas prete... Oh! oui, l'on est content d'y passer un jour!...Emmenez-moi, emmenez-moi, je vous crierai merci!

Et elle se mettait a genoux, toute secouee d'un desir qui la palissait. Jamais elle ne s'etait ainsi roulee aux pieds d'un homme. La trogne du pere Bazouge, avec sa bouche tordue et son cuir encrasse par la poussiere des enterrements, lui semblait belle et resplendissante comme un soleil. Cependant, le vieux, mal eveille, croyait a quelque mauvaise farce.

-Dites donc, murmurait-il, il ne faut pas me la faire!

-Emmenez-moi, repeta plus ardemment Gervaise. Vous vous rappelez, un soir, j'ai cogne a la cloison; puis, j'ai dit que ce n'etait pas vrai, parce que j'etais encore trop bete... Mais, tenez! donnez vos mains, je n'ai plus peur! Emmenez-moi faire dodo, vous sentirez si je remue... Oh! je n'ai que cette envie, oh! je vous aimerai bien!

Bazouge, toujours galant, pensa qu'il ne devait pas bousculer une dame qui semblait avoir un tel beguin pour lui. Elle demenageait, mais elle avait tout de meme de beaux restes, quand elle se montait.

-Vous etes joliment dans le vrai, dit-il d'un air convaincu; j'en ai encore emballe trois, aujourd'hui, qui m'auraient donne un fameux pourboire, si elles avaient pu envoyer la main a la poche... Seulement, ma petite mere, ca ne peut pas s'arranger comme ca...

-Emmenez-moi, emmenez-moi, criait toujours Gervaise, je veux m'en aller...

-Dame! il y a une petite operation auparavant... Vous savez, couic!

Et il fit un effort de la gorge, comme s'il avalait sa langue. Puis, trouvant la blague bonne, il ricana.

Gervaise s'etait relevee lentement. Lui non plus ne pouvait donc rien pour elle? Elle rentra dans sa chambre, stupide, et se jeta sur sa paille, en regrettant d'avoir mange. Ah! non, par exemple, la misere ne tuait pas assez vite.

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