XI FARE NIENTE

« Semblable à un voyageur que les besoins de la nature obligent de se reposer sur le milieu du jour, quoiqu’il soit pressé par le temps, l’archange s’arrêta entre le monde détruit et le monde répare. »

Milton

La Seine coulait aux pieds de Nicolas. La grève était envahie d’une couche inégale de neige et de boue gelées qui laissait entrevoir, par endroits, la vase liquide. Les eaux grises et tumultueuses défilaient si vite qu’elles ne permettaient pas à l’œil d’en suivre le débit. Des troncs d’arbres, arrachés en amont de la ville, surgissaient puis disparaissaient dans les remous de la crue. Un contre-courant remontait le rivage en mouvements violents qui recouvraient la plaque gelée comme un ressac. Fermant les yeux, Nicolas aurait pu se croire au bord de l’océan. Cette impression était renforcée par les cris aigus d’oiseaux de mer qui planaient, ailes déployées contre le vent, guettant quelque charogne dérivant au fil du courant. Seules les odeurs, que dégageait la vase en dégel ameublie et ranimée par le flot, dissipaient l’illusion. La contemplation du fleuve n’avait pas chassé le doute qui assaillait Nicolas. Pour la troisième fois, il relisait la lettre d’Isabelle. Les mots dansaient devant ses yeux. Il ne parvenait pas à comprendre ce que ce message signifiait, tant il lui paraissait inquiétant, confus et contradictoire :

Nicolas,

Je confie cette lettre à la Ribotte, ma femme de chambre, pour qu’elle la porte aux Messageries de Guérande. Je prie le Seigneur qu’elle vous parvienne. Mon père est d’une humeur fort sombre depuis votre départ et me surveille étroitement. Depuis hier, il est alité et ne consent à dire mot. J’ai fait chercher l’apothicaire. Je ne sais plus que penser de cette horrible scène. Mon père vous aimait et vous le respectiez. Comment en êtes-vous arrivés là ?

Pour ma part, je demeure affligée d’être séparée de vous encore une fois. Je ne sais si je fais bien de vous avouer l’affliction dans laquelle m’a plongée votre départ si précipité. Seul l’attachement que je vous sais avoir pour ma personne procure un faible soulagement à ma douleur. Je vous imagine l’âme suffisamment tendre et généreuse pour cependant ne pas poursuivre un cœur qui ne peut se livrer sans contrainte à son inclination. Voilà que je ne sais plus ce que je dis. Adieu, mon ami. Donnez-moi de vos nouvelles, leur détail me dédommagera de la tristesse qui m’accable. Non, oubliez-moi, plutôt.

Au château de Ranreuil, ce 2 février 1761.

Le jeune homme tenta, une nouvelle fois, de démêler les raisons de son malaise. La joie de recevoir une lettre de son amie s’était peu à peu transformée en une sourde inquiétude, au fur et à mesure que les mots se succédaient. Le souci de la santé de son parrain l’emportait d’abord. Tout le reste n’était qu’incertitude qu’aggravaient les termes choisis et l’ordonnancement des phrases. Depuis plus de deux années à Paris, il avait eu l’occasion d’aller à l’Opéra. Le message d’Isabelle aurait pu appartenir à quelque mauvais libretto. Les sentiments exprimés paraissaient forcés. Il soupçonnait, sans se l’expliquer, une sorte de comédie et, pour tout dire, une forme de coquetterie en désaccord avec la gravité de la situation. Il se souvint que celte impression l’avait déjà effleuré, lors de ses retrouvailles avec Isabelle au château de Ranreuil. La scène qu’ils avaient jouée, alors, tous les deux appartenait à un répertoire connu. Il s’agissait bien de celle du dépit amoureux, si souvent répété par les jeunes amants, dans les pièces de M. de Marivaux. Se pouvait-il qu’à son engagement entier ne correspondent, chez Mlle de Ranreuil, qu’un jeu ou qu’une apparence de passion destinés à lui procurer les émotions futiles de la comédie amoureuse ? Peut-être s’était-il inventé une amante et n’avait-il pas mesuré les risques de s’abandonner à un rêve. Au plus profond de lui-même, il pressentait qu’un amour qu’on doit protéger comme une terre menacée, que l’on doit expliquer et défendre comme un avocat devant un tribunal, était peut-être déjà un amour expirant. Et lui-même, ne s’était-il pas engagé avec légèreté et inconscience dans un attachement qu’une enfance partagée et les prestiges envoûtants d’une haute et puissante famille pouvaient expliquer ? Comment avait-il osé croire qu’un enfant trouvé pût regarder si haut, dans une direction si éloignée de sa propre condition ? Un flot d’amertume le submergea et, avec lui, les rancœurs accumulées des humiliations passées. Parfois, l’espoir le reprenait et les mots d’Isabelle revêtaient aussitôt un autre sens. Il finit par décider de remettre à plus tard ce débat avec lui-même et, après avoir erré un moment, la tête perdue, il se retrouva devant l’Hôtel de Ville.


Il avait gaspillé beaucoup de temps avec ces vaines songeries. Il s’en voulut, puis décida que rien, au fond, ne le pressait en cet instant. Il choisit de prendre au plus long et, laissant l’Hôtel de Ville à sa gauche, il longea le fleuve, gagna l’église Saint-Gervais, dédaigna l’agitation du marché Saint-Jean pour rejoindre l’entrée de la rue Vieille-du-Temple. L’échoppe de maître Vachon, maître tailleur, ne dormait pas sur la rue. Il fallait franchir la porte cochère d’un vieil hôtel particulier dont les propriétaires avaient été contraints, par le malheur des temps, à louer les communs et le rez-de-chaussée à des artisans. Le maître des lieux avait naguère expliqué à Nicolas que sa réputation d’artiste n’étant plus à faire, la discrétion forcée de sa boutique qui s’ouvrait sur une cour pavée était devenue un avantage aux yeux de ses riches pratiques. Les voitures pouvaient déposer leurs occupants à la porte du tailleur, sans que ceux-ci fussent importunés par la curiosité populaire, ni obligés de se souiller dans la boue fangeuse de la rue.

La visite de Nicolas avait plusieurs objectifs. D’une part, il souhaitait renouveler une garde-robe qui commençait à s’user et qui avait été diminuée par la perte des vêtements abandonnés à Saint-Eustache et, d’autre part, il entendait faire parler M. Vachon sur les habitudes d’une autre de ses pratiques, le commissaire Lardin.

Quand Nicolas eut poussé la porte, il fut frappé par les inconvénients intérieurs de la situation de la boutique. L’obscurité devait être combattue par la multiplication des lumières dans l’atelier et l’on ne parvenait à remédier à cet inconvénient qu’à grand renfort de chandelles. Ainsi, ce temple de l’élégance apparaissait-il au chaland non prévenu comme une chapelle brillamment illuminée. Maître Vachon, vêtu de drap gris, discourait avec force tout en frappant le sol d’une de ces cannes en usage au siècle précédent. Son propos s’adressait à trois apprentis qui, noyés dans des flots de tissus, cousaient assis en tailleur sur le comptoir de chêne clair.

— Époque maudite où le roi tolère cette sotte engeance financière ! clamait Vachon. Il a suffi qu’un contrôleur général des Finances nous accable d’impôts excessifs pour que se déchaînent d’imbéciles réactions. On tombe d’accord pour juger et décider que tout le monde est désormais à la gêne. Chacun devient alors d’une excessive mesquinerie, non pour prouver que le ministre a tort, mais pour se moquer. Et comme en France la mode est maîtresse des esprits, chacun y va de sa surenchère. Plus de plis, messieurs, plus de goussets, plus d’ornements : l’ampleur disparue, la basque écourtée, le devant échancré pour gagner du flot... L’aiguillée, étourdi ! L’aiguillée plus longue ! Je ne cesse de vous le répéter, mais c’est comme si je le chantais...

Il tonnait devant l’un des apprentis qui, sous l’orage, se tassait jusqu’à presque disparaître au milieu du satin.

— Et les broderies ? Là aussi, économie, pour ne pas dire avarice ! Les maîtres joailliers se désespèrent, les pierres sont remplacées par de vulgaires paillettes, du verre aventuriné[47] et du strass, cette désastreuse invention étrangère[48]. Ah ! misère... Mille grâces à M. de Silhouette[49] ! Nous le pendrons en effigie, comme enseigne à nos boutiques, Les métiers le maudissent et... Mais, c’est M. Le Floch qui nous fait l’honneur de sa visite.

M. Vachon s’inclina et son vieux visage jauni s’éclaira d’un sourire charmant. C’était un grand homme mince, dans les soixante ans, et la force de sa voix surprenait toujours, émanant d’un corps si maigre.

— Maître Vachon, je vous salue, dit Nicolas, et constate que la santé est bonne, si j’en juge par votre ardeur.

— De grâce, ne me trahissez pas. Vous savez la susceptibilité du négoce quand ses intérêts sont en cause.

— Loin de moi une telle pensée. Je viens pour renouveler un peu ma garde-robe. J’envisage un habit pour le jour, solide et résistant, un manteau, des culottes et peut-être aussi quelque chose de plus relevé, de plus élégant, à porter indifféremment à la ville ou à l’Opéra. Mais vous savez ces choses mieux que moi et ce sont vos conseils que j’attends.

Vachon s’inclina à nouveau, posa sa canne et considéra les montagnes de tissus entreposées dans ses rayonnages. Son regard taisait l’aller et retour entre les draps et le client.

— Homme jeune... Souvent dehors... De l’aisance. Ce drap marron me paraît devoir vous convenir. Je vous le propose en habit gansé, garnitures d’olives pour éviter que le vent ne le fasse voltiger, culotte de même. Ne me parlez plus de manteau, cela est bon pour les provinciaux en voyage et les soldats de cavalerie. Ce n’est plus à la mode. C’est une redingote qu’il vous faut, une belle redingote de drap lainé, doublée et surdoublée. Elle sera bien chaude pour cet hiver glacé. Et je vous ferai — pour vous et pour le même prix deux rotondes au lieu d’une, tant pis pour M. de Silhouette. Pour l’habit, disons de cérémonie, il me vient une idée. Que diriez-vous de celui-ci ?

Il sortit, avec précaution, de son enveloppe de papier de soie, un habit de velours vert sombre, discrètement surbrodé d’argent.

— Celui-ci, magnifique, me reste sur les bras à la suite du départ précipité d’un baron prussien. Il était à peu près de votre taille. Il y aura juste quelques petites retouches à faire, ainsi qu’à débroder cet ordre qui avait été commandé. Voulez-vous le passer ?

Nicolas le suivit dans un petit réduit meublé d’une psyché. Après s’être dépouillé de ses vêtements, il revêtit, sans y prêter grande attention, l’habit vert. Quand il releva la tête pour se considérer dans le miroir, il eut le sentiment de voir un étranger. La tenue était exactement coupée et taillée pour lui. Elle l’amincissait en soulignant la perfection des proportions. Le nouveau personnage, qui le regardait, avec une réserve étonnée, lui rappela les seigneurs hors de portée qu’enfant il observait à la dérobée dans le salon du marquis de Ranreuil. Il se retourna et fit quelques pas dans la boutique. Vachon, qui houspillait un de ses apprentis, s’arrêta brusquement, chacun retint son souffle devant la noblesse d’une apparition encore renforcée par la décoration qui brillait à l’emplacement du cœur. Nicolas se crut un instant, transporté dans une autre existence. Le tailleur rompit le charme. Il paraissait gêné.

— Il vous va trop bien, je veux dire parfaitement. Il ne vous manque que l’épée pour paraître à Versailles. Qu’en pensez-vous ?

— Je le prends, répondit Nicolas. Faites débroder l’ordre et relâcher légèrement la culotte. Quand pourra-t-il être prêt ?

— Dès demain. Je vous le ferai livrer chez le commissaire Lardin. Comment se porte-t-il ?

Nicolas jubilait ; Vachon lui avait, de lui-même, offert l’ouverture recherchée.

— Il y a longtemps que vous ne l’avez vu ?

— Juste après l’Epiphanie. Il est venu me commander ce n’est pourtant pas ma pratique — quatre capes de satin noir, avec leurs masques, et aussi un de ces pourpoints de cuir dont il aime se revêtir depuis des années.

— Toutes de la même taille, les capes ?

— Identiques.

— Vous les avez livrées ?

— Que non pas ! Le commissaire est venu les chercher dans les derniers jours du mois de janvier. Mais, monsieur, vous m’inquiétez, n’auraient-elles pas donné satisfaction ?

— Vous saurez toujours assez tôt, monsieur Vachon, que, depuis le 2 février dernier, M. Lardin n’a pas réapparu à son domicile et que la police — votre serviteur — est à sa recherche.

Nicolas avait cru que la soudaineté de cette annonce inciterait maître Vachon à lâcher quelque remarque. Il n’en fut rien. Le premier moment de stupeur passé, il ne fut plus question que de détails subalternes, de prises de mesures et d’assurances obséquieuses que tout serait déployé pour satisfaire le protégé de M. de Sartine qui précisa sa nouvelle adresse.

Quand il se retrouva dans la me Vieille-du-Temple, Nicolas eut l’idée de pousser jusqu’à la me des Blancs-

Manteaux toute proche. Il repéra vite la nouvelle mouche de relève et se fit reconnaître. Mme Lardin était au logis. La rumeur s’étant répandue dans le voisinage que la cuisinière avait été chassée, plusieurs matrones et une jeunesse étaient venues proposer leurs services. La mouche, joli garçon, avait facilement lié conversation avec elles ; elles n’étaient que trop heureuses de commenter aigrement leur déconvenue. Reçues par une Louise rechignée et hautaine, elles s’étaient vu répondre « qu’on n’avait besoin de personne » et claquer sèchement l’huis à la figure. Nicolas avait remarqué, lors de sa dernière nuit dans la maison, combien elle était laissée à l’abandon. Jamais, par exemple, Catherine n’aurait laissé pourrir une venaison dans le caveau. Mille et un détails de l’intérieur du logis témoignaient du laisser-aller le plus complet. Comment Mme Lardin, si raffinée et exigeante, pouvait-elle tolérer un tel désordre domestique ? Nicolas sentait bien qu’elle ne souhaitait plus de témoins dans sa demeure. C’est pour cette raison que Catherine et lui avaient été chassés, et Marie éloignée.

La mouche indiqua également à Nicolas qu’un personnage ressemblant au commissaire Lardin était apparu à la porte de l’église des Blancs-Manteaux. Il s’était engouffré dans l’édifice en apercevant l’indicateur qui s’était aussitôt jeté à sa suite, mais en vain. Il est vrai que le couvent possédait d’autres issues. Interrogée sur les raisons qui lui faisaient penser qu’il s’agissait du disparu, la mouche répondit avoir reconnu le pourpoint de cuir si caractéristique du commissaire, mais il n’avait pu entrevoir le visage de l’inconnu.

Nicolas, qui n’avait dans le ventre que le chocolat et le pain mollet de M. de Noblecourt, se sentait tenaillé par la faim. Il lui restait toutefois une démarche à accomplir. Descart mort, qui disposerait de ses biens et de sa fortune ? Selon certaines affirmations, notamment celles de la Paulet, ceux-ci n’étaient pas négligeables. Par chance, Nicolas avait entendu les Lardin citer le nom du notaire de Descart à l’occasion de la vente d’un verger à Popincourt dont le commissaire, pressé de dettes, souhaitait se séparer. Il s’agissait de maître Duport, dont l’étude se trouvait rue de Bussy, rive gauche du fleuve. Le temps se maintenant au beau, Nicolas décida de s’y rendre à pied. L’air était limpide et glacé et pénétrait la poitrine comme une eau-de-vie blanche. Une lumière éclatante, qui venait juste de franchir le zénith, hésitait à se dissiper. La ville était comme reconstruite par la clarté et le gel. Ne voulant pas s’attarder outre mesure dans le quartier Saint-Avoye, le jeune homme prit au plus court, avec l’intention de se restaurer à l’un des étals de la rue des Boucheries-Saint-Germain.


Tout en marchant, il se remémorait sa matinée. De toute évidence M. de Noblecourt éprouvait des réserves à l’égard de Lardin et soupçonnait d’étranges menées autour du couple, dont il ne cachait pas la désunion.

Quant à la visite à maître Vachon, elle prouvait en tout cas deux choses. La première, qui ne lui avait pas paru alors avoir de signification particulière, était que Lardin disposait de plusieurs pourpoints de cuir. Les débris de l’un d’eux, découverts à Montfaucon, constituaient une des pièces à conviction de la mort du commissaire et tendaient à confirmer l’identité du cadavre. Cette constatation prenait un tour plus étrange, après le rapport de l’indicateur de la rue des Blancs-Manteaux. La seconde était la commande, par Lardin, de quatre capes de satin noir. Pourquoi quatre vêtements de carnaval ? Nicolas voyait parfaitement à qui étaient destinés trois d’entre eux : un pour Lardin, un pour Semacgus et un pour Descart. Le compte y était pour les participants à la « partie » au Dauphin couronné. Mais pour qui était la quatrième cape ? Louise Lardin était, elle aussi, sortie ce vendredi soir — le témoignage de Catherine était formel — vêtue d’une cape de satin noir. Était-ce l’une de celles de maître Vachon ou une autre ? Si c’était celle du tailleur, pourquoi le commissaire l’avait-il donnée à sa femme ? Il y avait là bien du mystère. Nicolas ne se souvenait pas d’avoir vu cette cape, lors de sa perquisition dans les chambres de la maison Lardin. Il faudrait, à nouveau, interroger Catherine pour savoir ce qu’elle avait fait du vêtement, ou alors...

Il franchit la Seine par le Pont-Neuf et gagna le carrefour de Bussy par la rue Dauphine. Il aimait ce quartier qu’il avait souvent sillonné lorsqu’il logeait au couvent des Cannes. Il songea avec affection au père Grégoire, qu’il retrouverait dimanche au dîner prié de M. de Noblecourt.

Nicolas estima peu habile de déranger le notaire à l’heure du repas, et il se dirigea vers la rue voisine des Boucheries-Saint-Germain. Il en connaissait les ressources, et il avait découvert qu’une boucherie parisienne était un monde bien à part. La profession était régie par des règlements et par les usages d’une corporation jalouse de ses droits et de ses privilèges. Il avait appris avec surprise que les prix étaient fixés par le lieutenant général de police, selon les cours du bétail sur pieds. Les poids de vente et leur véracité étaient également vérifiés par l’administration. Nicolas avait eu ainsi à connaître de quelques affaires. La police organisait la répression des « mercandiers » qui colportaient la viande à la sauvette, sans qu’on sache exactement sa provenance. Les bouchers assuraient toujours qu’il s’agissait de viande volée, avariée et malsaine — accusations auxquelles les mercandiers rétorquaient qu’ils avaient leur clientèle et qu’ils vendaient moins cher que les maîtres bouchers membres des jurandes. Il avait eu également à traiter des innombrables contestations opposant les services du lieutenant général de police, les bouchers et leur clientèle. L’éternel problème des « réjouissances » agitait le petit peuple des quartiers et des faubourgs. Il s’indignait particulièrement de voir vendues les parties non comestibles avec celles qui l’étaient.

Un ruisseau de sang à demi gelé dans la rue indiqua à Nicolas qu’il avait atteint son but. Il franchit une porte cochère qui donnait sur une allée ouverte desservant des étals de viande. Dans la cour qui suivait s’ouvraient un abattoir, un échaudoir, un fondoir et, plus loin encore, des étables contenant bovins et moutons. Les bouchers se chargeaient de la préparation et de la vente des abats, parties que le peuple appréciait pour la modicité de leur prix.

M. Desporges, chez qui Nicolas venait chercher pitance, avait loué un petit local à une tripière qui accueillait le client affamé autour de quelques tables bordées de bancs. Elle y servait tripes, abats, pieds, foies, poumons et rates traités de toutes sortes de manières. Nicolas commanda une écuelle de gras-double dont il raffolait, mais la tenancière, la mère Morel, subissant, comme d’autres, la séduction du jeune homme, lui conseilla, à mots couverts, d’essayer une autre de ses spécialités, la fricassée de pieds de porc. Elle en usait avec discrétion, car elle n’avait pas le droit de servir la chair de cet animal dont la vente était expressément réservée aux charcutiers. Les pieds étaient cuits dans le bouillon du pot afin, disait-elle, de les rendre plus douillets. Après, les os se détachaient d’eux-mêmes. Il convenait alors d’assaisonner d’épices et d’oignons hachés et de faire frire le tout dans le lard et le beurre fondu, presque roux. Il fallait ensuite fricasser, d’une main ferme et rapide, en agitant une vingtaine de fois. Une louche du bouillon devait mouiller l’ensemble réduit l’espace de deux ou trois Pater. Avant de servir, il était essentiel de délayer un peu de moutarde dans du verjus et du vinaigre pour faire liaison avant de servir le tout chaudement. Ce qui fut dit fut fait et Nicolas céda si bien au conseil qu’il en reprit trois fois. Il se sentait rasséréné, réchauffé et prêt à affronter un notaire. Ces nourritures triviales lui procuraient toujours un surcroît d’énergie. Il aimait les habitudes du peuple. Il s’y était souvent mêlé et une partie de son charme tenait à ce qu’il usait des mots justes et d’attitudes qui, sans effort, lui attiraient des fidélités et des dévouements auxquels il ne prêtait pas toujours attention.


Il avait eu raison de reprendre des forces. Maître Duport était de cette race d’importants qui ne s’en laisse pas conter facilement. Il commença par opposer un refus net aux courtoises interrogations de Nicolas sur l’état de fortune de Descart et sur l’existence d’un testament. Le tabellion faillit même appeler ses clercs pour jeter l’intrus à la me. Nicolas dut se résigner — il eût préféré en imposer à son interlocuteur par sa propre autorité — à brandir la commission de M. de Sartine, après quoi le notaire se résigna à répondre, avec beaucoup de mauvaise grâce, aux questions de Nicolas. Oui, M. Descart était possesseur d’une importante fortune constituée en terres et fermes situées dans le Hurepoix, à Saint-Sulpice-de-Favières, ainsi qu’en rentes sur l’Hôtel de Ville. Il disposait, en outre, de sommes d’argent déposées chez un banquier. Oui, il avait bien rédigé ses dernières volontés, il n’y avait pas très longtemps, à la fin de 1760. Elles désignaient, comme légataire universel, Marie Lardin, fille du commissaire.

Nicolas était étourdi de ce qu’il venait d’apprendre. Ainsi, Descart, peu avant sa mort, avait éprouvé le besoin de mettre ses affaires en ordre. Mais, au lieu de le faire au bénéfice de sa seule parente connue, sa cousine Louise Lardin, il avait porté son choix sur la fille du commissaire, étrangère à son sang... Il était difficile de ne pas rapprocher ce fait de l’attitude de Lardin se manifestant, après sa disparition, par un message sibyllin. Chacun d’eux, par-delà la mort et l’évanouissement, adressait au vivant des signaux énigmatiques. Pourquoi Descart avait-il testé en faveur de la douce Marie, qui ne lui était rien ? Avait-il été séduit par son charme et son innocence, lui, le dévot hypocrite et dépravé ? Ou bien la personnalité, en apparence effacée, de la jeune fille dissimulait-elle des aspects plus ténébreux ? Descart avait-il voulu simplement prendre des précautions à l’égard d’une maîtresse dont il avait percé à jour le naturel infidèle et rapace ? Tout cela n’impliquait pas qu’il s’attendît à disparaître.

Tout en réfléchissant, Nicolas repassa la Seine et courut au Châtelet. Bourdeau n’y était pas : il était parti accompagner Semacgus à la Bastille. Il avait laissé un message dans lequel il donnait succinctement le résultat des examens de Sanson sur le cadavre de Descart. La victime avait été empoisonnée par une pâtisserie bourrée de matière arsenicale. Descart était vraisemblablement tombé inconscient avant d’être achevé par étouffement, la tête enfoncée dans un coussin. Nicolas fut frappé par la sophistication de cet assassinat qui mariait deux manières de tuer, la mise en scène de la troisième destinée à environner de doute, sinon à dissimuler, les deux premières. Il était dit que tout devait apparaître masqué dans cette affaire comme la camarde elle-même, en vrai cauchemar de carnaval.

Il sortit du Châtelet et, pour la première fois depuis son retour à Paris, il se sentit désœuvré. Il était déjà tard et la nuit tombait en même temps qu’un froid vif, accru par un vent renforcé. Il s’autorisa une halte chez le pâtissier Stohrer, me Montorgueil, où il fît une orgie de ses babas préférés. Quand il rentra chez M. de Noblecourt, Marion veillait, auprès du feu, sur le bouillon double que prenait le magistrat avant de se coucher. Il était en ville à un souper. Nicolas se retira dans son nouveau domaine. Après avoir rangé son maigre bagage et s’être déshabillé, il choisit un livre au hasard parmi tous ceux qui l’environnaient. C’était Vert-Vert, de Gresset[50]. Il l’ouvrit et un vers tomba sous ses yeux :

Ah ! Ou ‘un grand nom est un bien dangereux.

Un sort caché fut toujours plus heureux.

Il eut un sourire amer. Remontait soudain la tristesse suscitée par la lettre d’Isabelle et par les tristes réflexions qu’elle avait entraînées. Avec elle resurgit la vision du jeune homme élégant, dans le miroir de maître Vachon, cette image qui était à la fois lui et un autre, sentiment tentateur et menaçant. Nicolas lâcha le livre et s’allongea. La chandelle de l’alcôve se mit à filer. Une longue colonne noire montait vers les solives, dessinant peu à peu une tache sur leur surface laquée. Il la regardait pensivement. Il se leva pour moucher la mèche entre ses doigts humectés et se recoucha tout aussitôt, habité par une pensée qu’il ne parvenait pas à fixer mais qui cheminait en lui. Cette empreinte sur la solive lui rappelait quelque chose — et, soudain, il revit la tache sombre sur le haut du crâne du cadavre de Montfaucon. Il s’endormit sur cette découverte.

Dimanche 11 février 1761

Nicolas avait laissé s’écouler la journée du samedi dans la volupté de l’inaction. Levé tard, il avait profité du temps toujours éclatant pour errer dans Paris. Son vagabondage l’avait conduit dans des églises, puis au Vieux Louvre où il avait admiré les devantures des marchands d’estampes et de tableaux. En fin d’après-midi, il avait soupé dans une taverne proche de la Halle. Sur le chemin du retour il n’avait pas réussi à échapper à des troupes de gamins criant « À la chienlit ! lit ! lit ! » et qui lui donnèrent, à plusieurs reprises, des coups de « battes à rat[51] ». Il dut faire appel au service d’un brosseur pour nettoyer son vêtement des empreintes de craie dont il était couvert. Rompu, il était discrètement rentré au logis et avait lu fort tard. Le lendemain matin, il avait assisté à la grand-messe à Saint-Eustache, dont il aimait les vastes proportions et la résonance propice aux tempêtes des grandes orgues.

Midi avait sonné depuis longtemps quand il revint rue Montmartre. Un flot harmonieux l’accueillit. Il pénétra sur la pointe des pieds dans la bibliothèque de M. de Noblecourt. Pour le coup, celle-ci s’était transformée en salon de musique. Vêtu d’une ample robe d’intérieur à motifs de cachemire, le maître de maison accompagnait au violon deux autres musiciens. Le premier, à la surprise de Nicolas qui ne lui connaissait pas cette passion, était le père Grégoire, également au violon ; l’autre, petit personnage au visage aigu et à la perruque outrageusement blonde, devait être ce M. Balbastre, l’organiste de Notre-Dame, il s’évertuait devant un clavecin. Son ami Pigneau, debout près de l’instrument, maintenait le rouleau de la partition éclairé par un bougeoir à bobèche. Un peu confus de constituer à lui seul le public, le jeune homme prit place dans une bergère et s’abandonna au plaisir de la musique. Les mimiques des concertistes retinrent d’abord son attention. Les sourcils froncés et la mine empourprée de concentration, M. de Noblecourt paraissait souffrir, mais parfois, sa bouche s’ouvrait et laissait échapper de petits cris d’approbation devant certaines improvisations inattendues du claveciniste. Le père Grégoire s’absorbait dans son exécution avec encore plus d’attention que lorsqu’il dosait les quantités d’extraits ou de décoctions de la liqueur des Carmes et marquait la mesure en frappant le sol de son pied droit. Balbastre, lui, offrait l’image parfaite du virtuose. Il touchait son instrument sans presque consulter la partition et ses doigts volaient, dans le flot agité de la mousseline de ses manchettes, au-dessus des tables du clavecin.

La sonate en trio s’achevait. Un long silence marqua la fin de son exécution. M. de Noblecourt poussa un long soupir avant d’ôter sa perruque et de s’essuyer le front avec un grand mouchoir sorti de sa manche. Son regard tomba soudain sur Nicolas. Il s’ensuivit un moment de confusion, d’échanges de salutations et de présentations. Nicolas tomba dans les bras du père Grégoire et de Pigneau qui manifestèrent, tous deux, leur joie de revoir leur ami. Nicolas salua M. Balbastre avec toutes les formes de respect que devait employer un jeune homme inconnu vis-à-vis d’une célébrité. Il rougit de confusion d’être présenté comme « le confident plein d’avenir de M. de Sartine ». Marion et Poitevin interrompirent les politesses en apportant du vin. Chacun s’assit et se mit à trinquer gaiement avec son voisin. Pigneau, qui avait coutume de commenter avec Nicolas la qualité des concerts auxquels ils assistaient, l’interrogea sur ce qu’il venait d’entendre. Le jeune homme apprit ainsi que le trio avait joué une sonate pour basse continue de M. Leclair[52]. Balbastre coupa la parole au séminariste pour engager une controverse sur les parties basses d’accompagnement.

Marion, à ce moment, entra dans la bibliothèque et vint parler à l’oreille de son maître.

— Mais bien sûr, répondit M. de Noblecourt, faites entrer et disposez un couvert pour l’ami inattendu qui nous arrive.

Un cavalier à peine plus âgé que Nicolas fit son entrée dans la bibliothèque. Saluant l’assemblée d’un coup de chapeau désinvolte, il remit son épée à Poitevin qui l’avait introduit. Il se campa devant le clavecin après avoir caressé d’une main amoureuse la laque de l’éclisse et toisa l’auditoire. La perruque blanche ne parvenait pas à vieillir sa mine juvénile et moqueuse. Le visage aux sourcils bien fournis, le nez aquilin et une bouche ourlée dont le dessin esquissait une moue ironique formaient un ensemble agréable. L’habit bleu pastel presque blanc rappelait à Nicolas celui que M. Vachon lui avait proposé.

— Mes amis, je suis heureux de vous présenter M. de La Borde[53], premier valet de chambre de Sa Majesté.

Une nouvelle séance de salutations suivit. Même Balbastre parut séduit par l’aménité du visiteur qui jeta un regard aigu sur Nicolas à l’annonce de ses fonctions auprès du lieutenant général de police.

— Que me vaut, monsieur, le plaisir de votre venue ? demanda le magistrat. Vous qui êtes si rare et qu’on aimerait voir plus souvent. Mon amitié pour votre père s’est reportée sur le fils. Cette demeure est la vôtre.

— Je suis votre serviteur, monsieur. Il se trouve que j’ai obtenu une petite journée de liberté. Cela m’a donné l’idée de venir prendre de vos nouvelles. Le roi a décidé d’aller à Choisy avec Mme de Pompadour. Je suis de quartier, mais il a eu la bonté de me donner congé. Quand le roi n’est pas là, chacun fuit Versailles. Et de ce pas, je suis venu vous demander à dîner.

Alors que la conversation s’engageait, Pigneau, que Nicolas ne savait pas aussi versé dans les arcanes de la Cour, lui confia à l’oreille qu’il ne fallait pas se tromper sur le terme de valet, M. de La Borde était un personnage d’importance. En tant que l’un des quatre premiers valets de chambre du roi, il avait toute autorité sur l’ensemble du service intérieur, et surtout l’incomparable privilège d’une continuelle intimité avec Sa Majesté. En service, il dormait au pied même du lit royal. Il faisait d’ailleurs figure de favori, passait pour fortuné, et participait aux soupers intimes des petits appartements. Enfin il compléta ce portrait en ajoutant qu’on le disait fort ami du maréchal de Richelieu, lui-même premier gentilhomme de la chambre.

Nicolas regarda avec révérence quelqu’un qui approchait de si près le roi ; il se serait attendu qu’un signe distinctif environnât de son aura le bénéficiaire d’un tel privilège. Mais M. de Noblecourt s’était extrait de son fauteuil et invitait ses hôtes à passer à table.

Avec mille politesses, chacun s’efforçait de s’effacer devant les autres. Ils pénétrèrent dans un salon rectangulaire dont les fenêtres donnaient sur la rue. Une table ovale y avait été dressée. Le mur opposé était meublé de vitrines, de bibliothèques et d’un grand dressoir à dessus de marbre où rafraîchissaient des bouteilles.

— Messieurs, point de protocole, nous sommes en famille, déclara le magistrat. Nicolas, le plus jeune, en face de moi. Mon père, dit-il à Grégoire, à ma droite. Monsieur de La Borde, à ma gauche. Messieurs Balbastre et Pigneau, aux côtés de M. Le Floch.

Le père Grégoire récita les grâces et chacun s’assit. Marion entra, portant une soupière de taille impressionnante qu’elle posa devant son maître qui servit lui-même ses hôtes tandis que Poitevin versait le vin, blanc ou rouge selon les convives. Après un moment de silence où chacun s’absorba dans la dégustation du premier service, que M. de Noblecourt décrivit avec gourmandise comme une bisque de pigeonneaux, la conversation reprit entre lui et M. de La Borde.

— Quelles sont les nouvelles de la Cour ?

— Sa Majesté est très préoccupée par le siège de Pondichéry. La marquise fait de son mieux pour le distraire de sa mélancolie. Elle s’efforce aussi de restaurer les énergies. Vous ne savez sans doute pas — Paris est si partial — combien cette femme déploie de talents. On brocarde, on écrit des pamphlets, mais on ne relève jamais le bien qu’elle peut faire. Sachez qu’elle a acheté sur sa cassette des milliers d’actions d’armements de vaisseaux de course. Elle se passionne pour toutes sortes de plans. Je puis même vous dire, en confidence, nous sommes entre hommes d’honneur...

Il jeta un regard circulaire sur l’assemblée.

— ... qu’elle me disait encore, hier soir, son affliction d’être une femme dans un moment pareil et son souci de voir tant de personnes, qui devraient concourir au bien public et au service du roi, mal penser et ne rien faire...

— Cher ami, l’interrompit de Noblecourt, comment va votre ami le maréchal ?

— Il se porte à merveille, quoique, l’âge venant, il commence à rechercher les adjuvants nécessaires auprès d’un cortège de docteurs et de charlatans. Il se partage entre son gouvernement de Bordeaux et Paris, où il suit tout aussi assidûment les séances de l’Académie que la chronique des théâtres. Et quand je dis théâtre, il faudrait dire actrices...

Marion et Poitevin apparurent pour desservir. Ils apportèrent pour suivre un ragoût de béatilles accompagné de truffes à la braise présentées dans une serviette pliée et un grand plat de jambon de Hanovre chaud. M. de La Borde, après avoir humé le fumet qui sortait, en une vapeur légère, de la croûte du premier plat, leva son verre.

— Messieurs, portons santé au procureur qui nous traite, comme toujours, royalement. Que contient cette merveille ?

— C’est un ragoût de viandes délicates ; crêtes de coq farcies au chapon, ris de veau clouté, rognons de lapin, rouelles de veau et morilles dans leur culotte de croûte.

— Et ce vin, le rouge vaut le blanc, quelle délicatesse !

— C’est du bourgogne d’Irancy, et le blanc, du vin nature que je fais venir de Vertus en Champagne.

— J’avais bien raison de dire votre table royale ! s’exclama La Borde. Sa Majesté m’a interrogé, il y a peu, sur ce que buvait son aïeul Louis le Grand. J’ai mené enquête avec le sommelier ordinaire. Nous avons consulté de vieux registres. Longtemps. Louis XIV a bu du vin de Champagne puis Fagon, son médecin, lui a démontré que ce vin lui portait à l’estomac par sa trop grande verdeur et lui a recommandé le vin de Bourgogne, que cet organe digère plus à loisir sans être pressé de s’en défaire. Il se mit donc à user du vin d’Auxerre, de Cou langes et d’Irancy.

— J’aime l’irancy, dit Noblecourt, pour sa couleur claire et profonde, son parfum fruité et sa gaieté péremptoire.

— Nous sommes bien près du carême pour autant flatter notre gourmandise, remarqua le père Grégoire.

— Mais nous n’y sommes pas encore, dit Balbastre, ce qui permet à notre hôte, tenant et champion de notre vieille cuisine, d’en illustrer les traits véridiques. On voit tant d’innovations dans ce domaine de nos jours...

— Vous parlez d’or comme vous jouez et composez, dit Noblecourt. C’est un vrai débat de notre temps, une querelle décisive. Je m’indigne, messieurs, de lire certains ouvrages qui souhaitent nous en imposer là comme ailleurs. La Borde, connaissez-vous Marin ?

— Je le connais fort bien. C’est un artiste qui a débuté chez Mme de Gesvres puis a dirigé les fourneaux du maréchal de Soubise, autre grand gourmand devant l’Éternel. Sa Majesté l’apprécie et Mme de Pompadour en raffole. Il aime travailler l’effet des sens...

— L’effervescence ? Mais, c’est un collègue, s’écria l’apothicaire des Carmes.

Tout le monde rit de la méprise du bon moine égaré dans les splendeurs de son assiette.

— Oui, il s’agit bien de ce cuisinier-là, dit Noblecourt, et je suis au désespoir de n’être pas de l’avis de Sa Majesté.

Il se leva aussi prestement que sa corpulence le lui permettait, courut à l’une des bibliothèques et en sortit un livre marqué de multiples petits signets de papier.

— Tenez, voilà Les Dons de Comus, par François Marin, Paris 1739.

Il chercha fébrilement la bonne page et se mit à lire à haute voix.

— « La cuisine est une espèce de chimie et la science du cuisinier consiste à décomposer, à faire digérer et à quintessencier les viandes et à en tirer des sucs nourrissants et pourtant légers, à les mêler et à les confondre ensemble de façon que rien ne domine et que tout se fasse sentir. » J’arrête là ce galimatias. Pour moi, je tiens qu’une viande doit être une viande et avoir goût de viande.

Il saisit un autre livre, bardé de signets lui aussi.

— Voilà ma bible, messieurs : Lettre d’un pâtissier anglois au nouveau cuisinier françois, par Dessalleurs, Paris 1740. Écoutez : « Quel ragoût pour les personnes délicatement voluptueuses qu’un plat chimique où il n’entre que des quintessences raisonnées et dégagées, avec précision, de toute terrestréité ! Le grand art de la nouvelle cuisine, c’est de donner au poisson le goût de la viande et à la viande le goût du poisson, et de ne laisser aux légumes absolument aucun goût. » Voilà bien ce que je pense de ces nouveautés condamnables, hérétiques même.

Il revint s’asseoir, tout animé de son indignation.

— J’aime la passion pour la cuisine poussée à ce niveau d’intolérance, dit La Borde. Cela me fait penser à un petit volume, Le Cuisinier gascon, paru sous une signature mystérieuse en 1747. J’ai quelques raisons de penser que son auteur est Mgr de Bourbon, prince des Dombes, qui officiait souvent au petit souper du roi comme marmiton. D’ailleurs, le roi, la reine, les filles de France et nombre de ducs — Soubise, Guéménée, Gontaut, d’Ayen, Coigny et La Vallière —, tous ont revêtu le tablier. Dans cet ouvrage, les recettes de la nouvelle cuisine étaient affublées de noms ridicules : sauce au singe vert, veau en crotte d’âne à la Neuteau, poulet à la Caracatacat et autres inventions.

— Messieurs, je suis un homme heureux, reprit Noblecourt. La chère est appréciée et les convives brillants. Ainsi, au contraire de ce que disait M. de Montmaur, je puis proclamer : « J’ai fourni les viandes et le vin et vous avez fourni le sel. »

Mais comme tous ne participaient pas également à la conversation, il changea de sujet.

— Et M. de Voltaire, que nous prépare-t-il ?

Balbastre sauta sur l’occasion.

— Il continue à s’échauffer contre les Anglais, non seulement parce qu’ils sont nos ennemis, mais parce qu’ils ont publié que leur Shakespeare était infiniment supérieur à notre Corneille. Notre grand homme le dit éloquemment : « Leur Shakespeare est infiniment au-dessous de Gille[54]. »

Le sarcasme restreint le jugement, risqua Nicolas. Il y a, dans cet auteur anglais, de bien belles pages et des morceaux émouvants qui prennent l’âme.

— Vous avez lu Shakespeare ?

— Oui, dans le texte original, chez mon parrain, le marquis de Ranreuil.

— Les commis de police lisent les auteurs, aujourd’hui ! s’exclama Balbastre.

Nicolas regretta aussitôt d’avoir, sans le vouloir vraiment, mis en avant le nom respecté d’un homme avec lequel, de surcroît, il avait rompu tout commerce. Le regard affligé de Pigneau lui fit mal. Pouvait-il trouver moyen plus vulgaire de se hausser ? Il avait bien mérité la pointe de Balbastre. M. de Noblecourt, qui sentit le malaise, dévia encore une fois le cours de la conversation en commentant le découpage de la volaille qu’il exécutait d’une main ferme et experte. M. de La Borde, qui n’avait cessé de regarder Nicolas avec bienveillance, seconda le vieux magistrat.

— Monsieur le procureur...

— Vous voilà bien cérémonieux ! Vous allez me demander quelque chose.

— Certes. Auriez-vous la bienveillance de nous faire les honneurs de votre cabinet de curiosités ?

— Comment ! Vous en connaissez l’existence ?

— La ville et la Cour la connaissent et vous en parlez vous-même assez souvent.

— Touché ! En vérité, ce n’est pas mon cabinet, mais plutôt celui de mon père qui l’avait commencé. Je n’ai fait que marcher sur ses brisées. Au cours de ses voyages, il a pris la manie d’acquérir tout ce qui lui semblait sortir de l’ordinaire. J’ai fait de même quand, à mon tour, j’ai voyagé.

La fin du repas se déroula sur cette promesse. Les conversations particulières s’organisèrent. Pigneau, qui connaissait les faiblesses de son ami et ses accès de mélancolie, parvint à lui faire comprendre que la remarque de Balbastre était plus étourdie que méchante. Les desserts avaient été servis en abondance, et tourtes, massepains, confitures et gelées couvraient la table. On servait les liqueurs et chacun se sentait envahi par la douce torpeur de l’après-dîner.


M. de Noblecourt frappa dans ses mains et invita ses hôtes à regagner la bibliothèque. Il se dirigea vers une porte ouvrant sur un cabinet. Il prit une petite clef attachée à la chaîne de sa montre et ouvrit. Tout d’abord, ses visiteurs ne virent rien, la pièce n’ayant pas de fenêtre. Il alluma deux chandeliers placés sur une petite table. Trois des murs étaient meublés de vitrines renfermant une foule d’objets étranges et disparates. Il y avait là, rassemblés, des coquillages, des végétaux desséchés, des armes anciennes, des porcelaines exotiques, des tissus sauvages, des pierres et des cristaux aux formes et aux couleurs inconnues. Plus inquiétants, des bocaux contenaient, dans des liquides troubles, des masses spongieuses et blanchâtres semblables à des larves informes. Mais ce qui attira davantage l’attention des visiteurs, ce fut un tableau en relief, encadré d’une bordure de bois travaillé et doré. Il représentait un cimetière dans l’obscurité de la nuit ; des cercueils entrouverts laissaient apparaître des corps en décomposition et des masses grouillantes de vers et de bêtes rampantes sculptées et ciselées dans la cire avec un tel naturel que l’ensemble semblait s’animer sous le regard.

— Mon Dieu, quelle est cette horreur ? demanda le père Grégoire.

M. de Noblecourt resta un instant songeur, avant de répondre :

— Mon père a beaucoup voyagé dans sa jeunesse, et notamment en Italie. Je m’en vais vous dire un conte. En 1656, naquit à Palerme, en Sicile, un dénommé Zumbo. Élève des jésuites à Syracuse, il fut frappé, tout jeune, par les décorations macabres qui ornaient les sanctuaires de la Compagnie, sans doute en écho à sa devise Perinde ac cadaver[55]. Prêtre, il devint rapidement expert dans la confection de tableaux de cires anatomisées. Vous en avez un ici sous les yeux. Ces théâtres de la corruption attiraient l’attention sur le spectacle de la mort afin de faire voir aux fidèles des scènes qui, dans la réalité, les eussent emplis d’horreur et de dégoût.

— Mais, demanda Pigneau, l’objet de tout cela ?

— Il s’agissait de stimuler le repentir et d’inciter à la conversion. Zumbo voyagea et travailla à Florence. Gênes et Bologne. À Florence, il fabriqua plusieurs théâtres de corruption, notamment un sur la vérole qui lui fut commandé par le grand duc Côme III dont le gendre, l’Électeur de Bavière, souffrait de cette maladie. En 1695, mon père le rencontra et lui acheta cette œuvre, Le Cimetière. Il travaillait à l’époque avec M. Des Noues, sur des têtes de cire et sur une femme morte en couches qu’il parvint à conserver sous la cire. Il était parvenu à rendre le naturel à la perfection en utilisant cette matière colorée. Il vint à Paris et fut reçu par l’Académie de médecine à qui il présenta ses travaux. En procès avec Des Noues qui prétendait être l’inventeur du procédé, il mourut à Paris en 1701.

Tous se turent, contemplant l’innommable sans plus prêter attention au reste des curiosités. Nicolas, moins frappé que les autres pour avoir été confronté à des réalités infiniment plus terribles, remarqua un grand crucifix posé contre l’une des vitrines. Il interrogea M. de Noblecourt qui sourit.

— Ah ! cela n’est pas une curiosité mais, comme je ne tiens pas à passer pour janséniste, j’ai mis ce présent à l’écart. Le croiriez-vous, c’est un cadeau du commissaire Lardin. Je ne le pensais ni si dévot ni aussi prosélyte. Je m’interroge toujours sur la raison de ce présent et sur le sens d’un petit message ésotérique qui accompagnait cette attention et dont je n’ai pas encore saisi la signification.

Il prit le papier enroulé autour du bois de la croix. Nicolas, avec stupeur, découvrit le pendant du message trouvé dans son habit rue des Blancs-Manteaux.

C’est pour mieux les ouvrir

Afin de rendre les paroles

— Voyez l’énigme, reprit Noblecourt. Ce Christ janséniste a les bras fermés, sans doute pour mieux ouvrir les cœurs ; c’est la traduction que je fais.

— Me laisserez-vous ce papier ? demanda Nicolas à voix basse.

— Faites, j’entends que tout cela peut avoir une importance.


La gaieté du dîner s’était évaporée. La visite du cabinet du vieux procureur avait ouvert la boîte de Pandore. Chaque invité semblait avoir revêtu un masque et s’être refermé sur lui-même dans la tristesse et le silence. Noblecourt eut beau faire pour retenir son monde, chacun finit par prendre congé. M. de La Borde salua Nicolas d’un étrange : « Nous comptons sur vous. » Après avoir promis à Pigneau et au père Grégoire de moins les négliger, le jeune homme demeura seul avec M. de Noblecourt, qui paraissait soucieux.

— Ces parties ne sont plus de mon âge, soupira-t-il. J’ai fait quelques excès. Je crains qu’un accès de goutte ne me menace et, avec lui, les reproches de Marion, qui aura raison, comme d’habitude. Je n’aurais pas dû céder à la curiosité de La Borde. J’ai lâché les diables et rompu le charme.

— Ne regrettez rien, monsieur, il y a des choses que certains ne peuvent regarder en face.

— Voilà de la sagesse. J’ai remarqué d’ailleurs que vous manifestiez peu d’émotion à ce spectacle.

— J’ai vu des choses pires qu’une représentation de cire et...

Marion venait de faire irruption, l’air scandalisé.

— Monsieur, il y a là un inspecteur Bourdeau qui demande notre Nicolas.

— Allez, Nicolas, dit le magistrat, mais prenez garde à vous, j’ai un mauvais pressentiment. Ce doit être la goutte. C’est la goutte !

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