Passion da Vener
Maro dar Zadorn
Interramant d’ar Zul
Dar haradoz hec ‘h ei zur.
Agonie le vendredi
Mort le samedi
Enterrement le dimanche
Au paradis ira sûrement.
La Loire se montra clémente jusqu’à Angers. La pluie, mêlée de neige, n’avait pas cessé et pendant la nuit, passée à Tours, le niveau du fleuve avait continué de monter. Parfois, dans une trouée de brume, une cité fantôme surgissait, grise et morte. Les rives défilaient, invisibles. En arrivant à Angers, le chaland fut pris dans des remous contraires. Il heurta la pile d’un pont tournoya plusieurs fois sur lui-même puis, désemparé, démembré, s’échoua sur un banc de sable. L’équipage et les passagers purent regagner la rive à bord d’une plate.
Après s’être réconforté d’un vin chaud dans une auberge de mariniers, Nicolas s’enquit des possibilités de gagner Nantes. Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis son embarquement. Pourrait-il arriver à Guérande à temps pour revoir son tuteur ? Il mesurait avec angoisse les nouveaux retards qui menaçaient de s’accumuler. Le fleuve était de moins en moins praticable et aucun bâtiment ne se hasarderait en aval pour le moment. La route ne paraissait pas meilleure pour les berlines, et il renonça à attendre la prochaine malle.
Confiant dans ses qualités de cavalier, Nicolas décida de se procurer une monture et de poursuivre son chemin à franc étrier. Il disposait désormais d’économies provenant des gages versés par Lardin. Une quarantaine de lieues le séparaient de sa destination. Il irait au plus direct d’Angers à Guérande. Nicolas se sentait de taille à affronter les brigands. Il devrait aussi compter avec les troupes de loups affamés qui, en cette saison, erraient, à la recherche de proies, et qui n’hésiteraient pas à l’attaquer. Mais, rien ne pouvait ébranler sa volonté d’arriver au plus vite. Il choisit donc un cheval qu’il paya à prix d’or — le maître de poste hésitait, par ce temps, à hasarder ses pensionnaires — et piqua des deux dès qu’il eut franchi les murailles de la ville.
Le soir même, il couchait à Ancenis et, le lendemain, il s’enfonça dans les terres. Il parvint, sans encombre, à l’abbaye de Saint-Gildas-des-Marais, où les moines l’accueillirent avec curiosité, heureux de cette distraction inattendue. Tout près des bâtiments, des loups s’acharnaient sur une charogne ; ils ne prirent pas garde à lui.
À l’aube, il gagna la forêt de la Bretesche. Son parrain, ami des Boisgelin, y courait le sanglier chaque automne. Seules les bases des tours du château se devinaient au loin. Il abordait des paysages connus.
Pendant la nuit, le vent s’était levé en tempête, comme il arrive souvent dans ces régions. Sa monture peinait. La tourmente hurlait de telle manière que Nicolas en était comme sourd. Le chemin détrempé, qui longeait les tourbières, était jonché de branches arrachées. Les nuages volaient si bas que la pointe des grands pins semblait les déchirer.
Parfois, la fureur des éléments cessait d’un coup. Tout se figeait et, dans le silence revenu, on entendait le cri aigu des grands oiseaux de mer qui, chassés du littoral, planaient au-dessus des terres.
Mais la tourmente ne tardait pas à reprendre. Le sol était parcouru de lambeaux d’écume blanche qui se poursuivaient, s’arrêtant puis se dépassant. Certains s’agglutinaient dans les halliers ou dans le creux des souches, comme une neige marine. D’autres glissaient sur la surface encore gelée des marais. Les vagues, à quelques lieues de là, laissaient sur la grève des masses blanches aux reflets jaunes que la tempête dissociait, démembrait, en allégeant les débris qu’elle emportait dans les terres. Nicolas sentit, sur ses lèvres, la trace salée de l’océan.
La vieille cité féodale apparut à travers un bouquet d’arbres. Elle flottait au milieu des marais comme une île détachée des terres blanches et noires qui l’entouraient. Nicolas poussa son cheval et gagna au galop la ceinture des murailles.
Il entra dans Guérande par la porte Sainte-Anne. La ville semblait désertée de ses habitants et les pas de son cheval, répercutés par les vieilles pierres, réveillaient les échos des rues.
Place du Vieux-Marché, il s’arrêta devant une maison de granit, attacha sa monture à un anneau du mur et pénétra, les jambes tremblantes, dans le logis. Il se heurta à Fine qui, ayant entendu du bruit, s’était précipitée pour l’accueillir.
— Ah ! c’est vous, monsieur Nicolas ! Merci, mon Dieu !
Elle l’étreignit en pleurant. Sous la coiffe blanche, le vieux visage ridé, contre lequel il avait caché ses chagrins d’enfant, se crispait, les pommettes violacées.
— Quel grand malheur, Jésus, Marie, Joseph ! Notre bon Monsieur s’est trouvé mal le soir de Noël, durant la messe. Deux jours après, il a pris froid en allant ranimer la sainte lampe. Depuis, tout a empiré, la goutte s’y est ajoutée ; le docteur dit qu’elle est remontée. Le voilà perdu. Il n’a plus sa tête. Il a reçu les sacrements hier.
Le regard de Nicolas se posa sur un coffre. Le manteau, le chapeau et la canne de son tuteur y étaient posés. À la vue de ces objets familiers, le chagrin lui monta à la gorge.
— Fine, allons le voir, fit-il d’une voix étranglée.
Petite et menue, Fine tenait le grand cavalier par la taille tandis qu’il montait l’escalier. La chambre du chanoine était dans la pénombre, seulement éclairée par les flammes de la cheminée. Il reposait immobile, la respiration hachée et sifflante, les deux mains crispées sur le haut du drap. Nicolas se jeta à genoux et murmura :
— Mon père, je suis là. M’entendez-vous ? Je suis là.
Il avait toujours usé de cette formule pour s’adresser à son tuteur. En vérité, c’était bien son père qui se trouvait là, mourant. Celui qui l’avait recueilli, qui s’était occupé de lui avec constance et lui avait manifesté en toutes circonstances une égale affection.
Désespéré, Nicolas prit conscience de l’amour qu’il avait toujours porté au chanoine ; et que de cela, il n’avait jamais parlé, tant la chose allait de soi et que, jamais plus, il n’aurait l’occasion de le lui dire. Il entendait encore la voix de celui qui gisait là lui dire doucement — avec quelle tendresse, il le comprenait maintenant — : « Monsieur mon pupille. »
Nicolas prit la main du vieillard et l’embrassa. Ils restèrent ainsi longtemps.
Quatre heures sonnaient quand le chanoine ouvrit les yeux. Une larme apparut au coin d’un œil et coula le long d’une joue amaigrie. Ses lèvres s’agitèrent, il tenta d’articuler quelque chose, soupira longuement et mourut. La main de Nicolas guidée par celle de Fine lui ferma les yeux. Il avait le visage serein.
La fidèle gouvernante prit les choses en main avec une sorte d’acharnement têtu. Comme le voulait la coutume de sa Cornouaille natale, dont le chanoine aussi était originaire, elle fit un signe de croix au-dessus de la tête du mort, puis ouvrit toute grande la croisée, pour aider l’âme à s’échapper du corps. Après quoi, elle alluma un cierge au chevet du lit et envoya la servante prévenir le chapitre et la femme du porte-bannière, experte en ces cérémonies. Lorsqu’elle arriva, le glas sonnait à la collégiale. Les deux femmes firent la toilette du mort, placèrent ses paumes l’une contre l’autre, et nouèrent les mains avec un chapelet. Une chaise fut disposée au pied du lit, sur laquelle on posa une assiette d’eau bénite et un brin de buis.
Les heures qui suivirent parurent interminables à Nicolas. Glacé, il n’avait aucune conscience de ce qui se passait autour de lui. Il dut répondre aux salutations de tous ceux qui se succédaient dans la chambre mortuaire. Des prêtres et des religieuses, se relayant au chevet du mort, récitaient la litanie des trépassés. Comme c’était l’usage. Fine servait crêpes et cidre aux visiteurs dont beaucoup demeuraient dans la grande pièce à parler à voix basse.
M. de Ranreuil était arrivé dans les premiers, sans Isabelle. Cette absence avait troublé l’émotion de Nicolas à revoir son parrain. Sous son ton cavalier, le marquis dissimulait mal son chagrin de voir partir un vieil ami et, avec lui, une complicité de trente ans. Il eut à peine le temps, dans la presse, de dire à Nicolas que M. de Sartine lui avait écrit qu’il était content de lui. Il fut entendu que le jeune homme se rendrait à Ranreuil après les funérailles, qui devaient se dérouler le dimanche.
Au fur et à mesure que s’égrenaient les heures, Nicolas observait les changements sur le visage du disparu. Le teint cireux des premières heures avait peu à peu viré au cuivre, puis au noir, et les chairs avalées sculptaient maintenant le profil d’un gisant de plomb. La tendresse fuyait devant cette chose qui se défaisait et qui ne pouvait plus être son tuteur. Il dut se ressaisir pour écarter cette impression, qui revint pourtant l’envahir plusieurs fois jusqu’à la mise en bière, le samedi matin.
Le dimanche, le temps fut beau et froid. Dans l’après-midi, la bière fut conduite sur un brancard à la collégiale toute proche. Nicolas chercha en vain Isabelle dans la foule qui s’y était rassemblée.
Il suivait machinalement les chants et les prières, refermé sur lui-même. Il considérait le vitrail qui surmontait le maître-autel et qui représentait les miracles accomplis par saint Aubin, patron du sanctuaire. La grande ogive de verre et de pierre, aux dominantes bleues, perdait peu à peu son éclat dans l’ombre hivernale qui montait. Le soleil avait disparu. Il s’était épanoui le matin dans la transfiguration du levant, il avait resplendi dans la gloire du milieu du jour, il déclinait maintenant.
Tout homme, pensait Nicolas, devait ainsi parcourir le cycle de sa vie. Son regard retomba sur la bière recouverte d’un drap noir orné de flammes d’argent qui miroitaient faiblement à la lueur incertaine des cierges du catafalque. Il se sentit à nouveau submergé par le chagrin et la solitude.
L’église était à présent envahie par les ténèbres. Le granit, comme il arrive en hiver, pleurait à l’intérieur. Aux fumées de l’encens et des cierges se mêlait une vapeur d’eau exsudée par les murailles sombres. Le Dies irae éclata comme une conclusion sans espoir. Tout à l’heure, et dans l’attente de la sépulture définitive, les pauvres restes seraient déposés dans la crypte, près des gisants jumeaux de Tristan de Carné et de sa femme.
Nicolas songea que c’était précisément là qu’il avait été abandonné, et que le chanoine Le Floch, il y aurait bientôt vingt-deux ans, l’avait découvert et recueilli. L’idée que son tuteur retrouvait la terre à cet endroit même lui fut comme une mystérieuse consolation.
Le lundi fut morne et Nicolas subit le contrecoup des fatigues et des chagrins. Il ne se décidait pas à rendre visite au marquis qui, à l’issue du service, lui avait renouvelé son désir de le voir.
Fine, oublieuse de sa propre peine, ne savait comment le distraire de ses pensées. Elle eut beau lui préparer les plats préférés de son enfance, il ne consentit pas à y toucher, se contentant d’un morceau de pain. Il passa une partie de la journée à errer à travers les marais, les yeux fixés sur la ligne de la mer qui blanchissait l’horizon. Un désir de départ et d’oubli l’envahissaient. Il poussa même jusqu’au bourg de Batz, montant, comme il le faisait, chaque fois avec Isabelle, au sommet du clocher de l’église. Coupé du monde, dominant les marais et l’océan, il se sentit mieux.
Quand il revint, trempé, il trouva maître Guiart, le notaire, qui l’attendait le dos au feu. Il invita Nicolas et Fine à écouter la lecture d’un testament fort court, dont les dispositions essentielles résidaient dans la mention finale : « Je meurs sans richesses, ayant toujours donné aux pauvres le surplus que Dieu avait bien voulu me réserver. La maison que j’habite appartient au chapitre. Je prie la providence de pourvoir au besoin de mon pupille. Il lui sera remis ma montre en or à répétition, pour remplacer celle qui lui fut naguère dérobée à Paris. Quant à mes biens propres, hardes, meubles, argenterie, tableaux et livres, il comprendra qu’ils soient vendus pour constituer une rente viagère, au denier vingt, à Mlle Joséphine Pelven, ma gouvernante qui, depuis plus de trente ans, s’est dévouée à mon service. »
Fine pleurait et Nicolas s’efforçait de la consoler. Le notaire rappela que le jeune homme devait régler les gages de la servante, les frais du médecin et de l’apothicaire, ainsi que les tentures, chaises et cierges des funérailles. Les économies de Nicolas diminuaient à vue d’œil.
Après le départ du notaire, il se sentit étranger dans sa maison, et désespéré de voir Fine prostrée sur une chaise. Ils restèrent longtemps à parler. Elle repartirait chez elle, où elle avait encore une sœur dans un village près de Quimper, mais s’inquiétait surtout de ce qu’il adviendrait de celui qu’elle avait élevé. Un à un, les liens qui attachaient Nicolas à Guérande se rompaient et lui-même dérivait, comme un bateau désamarré, emporté par des courants contraires.
Le mardi, Nicolas se décida enfin à répondre à l’invitation de son parrain. Il voulait fuir le logis de la place du Vieux-Marché où maître Guiart avait commencé l’inventaire et la prisée des biens du défunt, tandis que Fine achevait ses paquets.
Il cheminait lentement, songeur, ayant mis sa monture au pas. Le temps était revenu au beau, mais le gel couvrait les landes d’une résille blanche. La glace des ornières craquait sous les sabots du cheval.
En approchant d’Herbignac, il se remémora les traditionnelles parties de soule. Ce jeu violent et rustique, venu du fond des âges, exigeait un corps vigoureux, du courage, du souffle, et une résistance à toute épreuve quand coups et horions pleuvaient sur les participants. Nicolas en gardait le souvenir sur son corps. Une arcade droite ouverte avait laissé une cicatrice encore visible. Quant à sa jambe gauche, brisée par un coup de galoche, elle se rappelait à lui dès que le temps passait à la pluie.
Il éprouvait pourtant une certaine jubilation au souvenir de ces courses effrénées où le soulet, cette vessie de porc bourrée de sciure et de chiffons, devait être apportée au but. La difficulté tenait à ce que le terrain était illimité, que le porteur du soulet pouvait être poursuivi n’importe où, y compris dans les marcs ou les ruisseaux qui abondaient dans cette campagne, et que les coups de poing, de tête et de bâton étaient permis et même encouragés. Les fins de parties voyaient les adversaires épuisés et sanglants se retrouver pour des ripailles fraternelles, après que le baquet les avait débarrassés de la gangue de glaise ou de vase qui les recouvrait. Car il arrivait que la poursuite gagnât parfois jusqu’aux rives de la Vilaine.
Ces méditations avaient rapproché le jeune homme de sa destination. Au fur et à mesure que montaient au-dessus de la lande les grands chênes du lac et le sommet des tours du château, s’affermissait sa volonté d’éclaircir le mystère de la disparition d’Isabelle.
Rien, aucun signe, depuis son départ de Paris. À aucun moment, elle ne s’était manifestée, même pour le deuil de Nicolas. Peut-être l’avait-elle oublié, mais le plus cruel était l’incertitude actuelle. Il appréhendait bien la souffrance d’une séparation définitive, mais il ne parvenait pas à imaginer l’avenir au cas où son amour serait encore partagé. Il n’était rien, et son expérience parisienne lui avait enseigné que la naissance et la richesse l’emportaient toujours sur tout. Ses pauvres talents ne pesaient pas bien lourd.
La vieille forteresse, tapie au milieu des eaux et des arbres, était maintenant à portée de voix. Nicolas franchit un premier pont de bois qui le mena dans la barbacane, protégée de deux tours. Il laissa son cheval aux écuries, puis s’engagea sur un promontoire de pierre jusqu’au pont-levis. Par rapport à la masse énorme de l’édifice, le portail d’entrée était plutôt étroit — vestige des précautions anciennes qui voulaient qu’un cavalier ne puisse entrer à cheval à l’intérieur. La cour centrale, vaste et pavée, donnait toute sa dignité au corps de bâtiment flanqué de deux tours gigantesques qui en occupaient le fond.
Midi sonna à la chapelle. Nicolas, qui avait ses habitudes au château, poussa la lourde porte de la grande salle du logis. Une jeune fille blonde, simplement vêtue d’une robe verte à col de dentelle, travaillait assise près de la cheminée. Au bruit que fit Nicolas en entrant, elle leva la tête de son ouvrage.
— Vous m’avez fait peur, mon père, s’écria-t-elle sans se retourner. La chasse a-t-elle été bonne ?
Comme personne ne répondait, elle s’inquiéta.
— Qui êtes-vous ? Qui vous a permis d’entrer ?
Nicolas repoussa la porte et ôta son chapeau. Elle poussa un petit cri et réprima l’élan qui la portait vers lui.
— Je vois, Isabelle, que désormais je suis bien un étranger à Ranreuil.
— Comment, monsieur, c’est vous ? Vous osez vous présenter, après ce que vous avez fait !
Nicolas eut un geste d’incompréhension.
— Qu’ai-je fait, sinon vous faire confiance, Isabelle ? Il y a quinze mois, j’ai dû obéir à votre père et à mon tuteur, et partir sans vous revoir. Vous étiez, paraît-il, à Nantes, chez votre tante. C’est ce que l’on m’a dit. Je suis parti, et depuis tant de mois, seul à Paris, pas un mot, pas une réponse à mes lettres.
— Monsieur, c’est moi qui devrais me plaindre.
La colère de Nicolas montait devant tant d’injustice.
— Je pensais que vous m’aviez donné votre foi. J’étais bien stupide de croire une infidèle, une...
Il s’arrêta, à bout de souffle. Isabelle le regardait pétrifiée. Ses yeux, couleur de mer, s’emplirent de larmes, de colère ou de honte, il ne savait.
— Monsieur, vous me paraissez bien habile à inverser les rôles.
— Votre ironie me touche, mais l’infidèle, c’est vous qui me fîtes partir.
— Infidèle, comment et pourquoi ? Ces propos me dépassent. Infidèle...
Nicolas se mit à arpenter la pièce, puis s’arrêta soudain devant le portrait d’un Ranreuil qui le considérait sévèrement dans son cadre ovale.
— Tous les mêmes, depuis des siècles..., grommela-t-il entre ses dents.
— Que dites-vous là et de quelle conséquence cela peut-il être ? Croyez-vous qu’il va vous répondre, monsieur le soliloqueur, et descendre de son cadre ?
Isabelle lui parut soudain frivole et détachée.
— Infidèle, oui, vous. Infidèle, répéta sombrement Nicolas en s’approchant d’elle.
Il la dominait, fou de rage, le sang au visage, les poings serrés. Elle eut peur et éclata en sanglots. Il revit la petite fille qu’il consolait de ses peines d’enfant et sa fureur l’abandonna.
— Isabelle, que nous arrive-t-il ? demanda-t-il en lui prenant la main.
La jeune fille se blottit contre lui. Il prit ses lèvres.
— Nicolas, bégayait-elle, je t’aime. Mais mon père m’avait dit que tu allais te marier à Paris. Je n’ai pas voulu te revoir. J’ai fait répondre que j’étais à Nantes, chez ma tante. Je ne pouvais croire que m avais violé notre serment. J’étais perdue.
— Comment as-tu pu croire une chose pareille ?
La douleur qui le tenaillait depuis tant de mois se dissipa soudain dans une bouffée de bonheur. Il serra tendrement Isabelle contre lui. Ils n’entendirent pas la porte s’ouvrir.
— Cela suffit ! Vous vous oubliez, Nicolas..., fît une voix dans son dos.
C’était le marquis de Ranreuil, son fouet de chasse à la main.
Un instant, les trois personnages parurent figés comme des statues. Était-ce le temps qui s’était arrêté ? Était-ce cela, l’éternité ? Puis, tout se remit en marche. Nicolas conserverait de cette scène un souvenir atroce qui allait désormais hanter ses nuits. Il lâcha Isabelle et, lentement, fit face à son parrain.
Les deux hommes étaient de la même taille et la colère qui les animait les rapprochait douloureusement. Ce fut le marquis qui parla le premier.
— Nicolas, je veux que vous laissiez Isabelle.
— Monsieur, je l’aime, répliqua le jeune homme dans un souffle.
Il se rapprocha d’elle. Elle les regardait tour à tour.
— Mon père, vous m’avez trompée ! s’écria-t-elle. Nicolas m’aime et j’aime Nicolas.
— Isabelle, cela suffit, laissez-nous ! J’ai à parler avec ce jeune homme.
Isabelle mit sa main sur le bras de Nicolas qu’elle serra et, sous ce geste où il y avait tout, il blêmit et chancela. Elle sortit en courant, ramassant dans ses mains les flots de sa robe.
Ranreuil, qui avait repris son calme habituel, dit à voix basse :
— Nicolas, comprends-tu que tout cela m’est très pénible ?
— Monsieur, je ne comprends rien.
— Je ne veux plus que tu voies Isabelle. Entends-tu ?
— J’entends, monsieur, que je ne suis rien d’autre qu’un enfant trouvé, recueilli par un saint homme et que je dois m’effacer.
Il soupira.
— Mais sachez, monsieur, que je me serais fait tuer pour vous.
Il salua et s’apprêtait à sortir, quand le marquis l’arrêta en le saisissant aux épaules.
— Mon filleul, tu ne peux comprendre. Fais-moi confiance, un jour tu sauras. Je ne peux rien t’expliquer maintenant.
Ranreuil parut soudain vieilli et fatigué. Nicolas se dégagea et sortit.
À quatre heures, le jeune homme quittait Guérande au galop sans espoir d’y revenir jamais. Il n’y laissait qu’un cercueil non encore enseveli et une vieille femme qui pleurait dans une maison dévastée. Il y abandonnait aussi son enfance et ses illusions. Il ne se souviendrait plus de ce voyage de retour insensé.
Tel un somnambule, il franchit forêts et rivières, villes et villages, ne s’arrêtant que pour changer de monture. Epuisé, il dut toutefois se résoudre à prendre la malle rapide à Chartres.
C’était le jour même où la vieille Émilie épiait deux individus suspects à Montfaucon.